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L’altérité par les villes vivantes ?

L’architecture et plus largement l’urbanisme sont aujourd’hui au défi de l’avenir du monde. Prenant place sur des sols où chaque mètre cube de terre accueille plus d’êtres vivants que la Terre ne porte d’êtres humains, construite à partir de matériaux impactant la qualité de l’environnement, elle est désormais perçue comme une des activités humaines à l’origine de l’altération de notre monde. Serait-elle désormais sans droit de construction au prétexte que la matière de sa réalisation est, qu’on le veuille ou non, une ponction et une altération du monde ? Si oui, où loger les êtres à venir, comment accueillir les déplacés du monde ? Faut-il arrêter le cours du temps alors que l’état actuel des choses est largement imparfait ? Au risque d’être coupable, du moins complice, l’architecte est sommé d’agir avec éthique. Mais l’architecture doit-elle être entendue comme le simple respect de principes qui gouverneraient des actes de l’architecte, sorte de guide professionnel pour l’aider à agir dans des contextes où le choix est possible, s’apparentant davantage à une méthode de projet qu’à une véritable morale ?

Analyse sans fin

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Dans la course à la transformation écologique des processus d’aménagement des villes et des territoires, l’utilisation de la data est désormais au centre de toutes les attentions. Dans le souhait d’établir un rapport d’équilibre entre ville et nature, le recueil exhaustif de données concernant le vivant joue un rôle essentiel dans la constitution d’une connaissance approfondie de laquelle pourra émerger un aménagement équilibré entre besoins des humains et besoins des nonhumains. Initiée notamment outre-Atlantique au sortir de la seconde guerre mondiale par l’architecte paysagiste McHargh, cette méthode a pour objet de constituer un modèle écologique fondé sur une accumulation spatialisée de données tant sur l’environnement que sur les manifestations humaines afin de non seulement définir des zones de comptabilités entre l’un et l’autre mais aussi afin d’ envisager un enrichissement mutuel. Il s’agit de lutter contre la déstabilisation des écosystèmes – à la source de l’entropie de l’environnement (c’est-à-dire une dégradation de l’organisation du vivant), mais aussi d’aller plus loin en poursuivant l’objectif d’une symbiose créatrice néguentropique (c’est-à-dire une complexification de l’organisation du vivant), à l’image du processus vital à l’œuvre depuis la formation de la Terre. Géologie, hydrologie, faune, flore, relief, risques naturels mais aussi activités industrielles, qualités scéniques, santé de la population, etc. sont autant de données qui participent à la constitution d’un recueil à même de former la matrice d’une conception écologique au service des besoins des humains et des non-humains. Soulignons ici que la richesse de la méthode ne réside pas dans la simple accumulation des données mais bien dans l’identification des relations entre les catégories et les possibilités d’évolutions néguentropiques. Il faut aussi rappeler ici que l’informatique, alors naissante, a très vite été mobilisée pour réaliser le traitement sérieux des données (donnant ainsi naissance au système d’informations géographique, SIG, aujourd’hui largement répandu dans l’aménagement). La question des capacités de descriptions scientifiques du monde est au cœur de ce dispositif et pose la question de sa propre limite. En effet, formulé ainsi, le projet pleinement écologique ne serait possible que sous condition de parfaite connaissance, plaçant ainsi le savoir total de toutes les choses comme préalable à toute action.

Pour autant, force est de constater que toutes les sociétés n’ont pas attendu la maîtrise informatisée du traitement des données pour pleinement respecter le vivant et leur environnement. Sans considérer la connaissance scientifique comme superflue, elle demeure néanmoins dans l’incapacité à épuiser la distance entre le sujet et le monde, parce que sa fonction est précisément de tisser une frontière entre les deux, entre un observant et un observé. Ne faut-il pas alors renverser la méthode et considérer l’environnement comme un sujet à part entière avec les mêmes garanties de droits ? Avec cette hypothèse, on écarte le préalable du savoir exhaustif du réel qui se révélait être une impasse. Cette frontière tombée, il est désormais possible d’engager une démarche pleinement éthique car de sujet à sujet, dans le respect des sujets. La récente actualité autour des droits juridiques des choses, et notamment la reconnaissance du fleuve Whanganui comme personne au même titre que tout habitant de Nouvelle-Zélande par le parlement en 2017, est la manifestation de ces profondes mutations qui animent notre rapport au monde. Soulignons ici que ces droits juridiques accordés aux « choses » ont été accordés dans d’anciennes colonies occidentales, sur demande de populations dites « natives ». Le mot « environnement », qui soustend une idée anthropocentrée – il y aurait l’Homme au centre et le reste autour, ne doit-il pas céder la place à une perception holistique du monde, à savoir parfaitement égalitaire ? Sinon, pourquoi la conscience de notre présence au monde ?

Pour l’architecte, cette mutation impacte en profondeur les méthodes du projet : il n’y a plus d’un côté l’architecte, sujet projetant, et de l’autre l’environnement, assujetti au projet. Acteur de la construction dont les effets sur la santé du monde sont aujourd’hui largement documentés, chacun de ses actes est décisif. Il a dorénavant une responsabilité éthique élargie à l’ensemble du vivant. L’architecte en est devenu l’obligé.

Pour assurer avec éthique ses missions de conception des espaces de vie, l’emploi d’outils qui n’objectivent pas le monde s’avère essentiel. En effet, l’éthique du projet ne réside pas tant dans une intégration scientifique du réel dans le projet que dans une considération du monde. Autrement dit, aucunement besoin d’attendre la connaissance du monde et une forme de progrès technique pour agir. Agir avec éthique, c’est engager un rapport direct, plein et simultané avec le réel sans s’appuyer sur un savoir qui met à distance par l’emploi d’outils interposés entre le sujet et son environnement. C’est aussi considérer l’autre (autrui, les autres vivants, le monde) dans toutes ses dimensions y compris dans celles qui nous échappent. Le projet éthique effleure le monde ; il reconnaît le monde sans nécessairement le connaître. Cette attitude ne revendique pas la connaissance du monde mais cherche à lui donner a priori toute sa place pour mieux y prendre place en parfait respect.

Le corps et l’architecte

En conséquence, l’éthique n’impose-t-elle pas un retour dans le monde de l’architecte, c’est-à-dire un engagement de ce dernier avec son corps, pour justement faire corps avec les autres corps ? L’hypothèse d’une réévaluation des outils de l’architecte laisse entrevoir un renouvellement des méthodes de conceptions et envisager une autre manière d’être au monde. Le plein engagement du toucher, de l’odorat, de l’ouïe, voire du goût, au côté de la vue jusqu’à présent largement dominante, offre les possibilités de nouvelles relations élargies avec le vivant. Parallèlement, la considération des fonctionnements physiologiques et notamment les relations entre les êtres vivants et les biotopes ouvre des champs fertiles à la création architecturale.

Agir sur le creux du monde

Au regard des dégâts et désordres produits par l’extension des établissements humains sur l’environnement depuis la révolution industrielle, la tentation est grande pour les architectes de tout arrêter. Ne plus construire serait un acte de résistance. Pourtant, les deux derniers siècles se sont tellement construits à l’écart du vivant, ont produit tellement d’espaces contre et en creux du monde, que ce dernier en est devenu vulnérable. Parions ici que c’est justement sur ces espaces en creux et déjà là qu’il faut désormais intervenir. Système agricoles, rivières, canaux, conurbations, villes, villages, infrastructures, immeubles, maisons, sont en effet les nouveaux champs d’un profond travail d’évaluation et de renouvellement, déjà en mouvement mais qui doit être intensifié. C’est par des actions sur les espaces anthropisés, à toutes les échelles, avec pour ambition de tisser des liens pérennes avec le vivant, qu’il sera possible de faire adhérer les établissements humains au monde. Parions que ce qui relève aujourd’hui de l’anthropique puisse être pleinement adapté pour accueillir l’altérité du vivant. N’hésitons pas à proposer des projets qui transforment radicalement nos espaces et notre rapport au monde. Dépassons les visions courttermistes qui pallient la seule urgence. N’ajournons pas les faisabilités comme les écueils administratifs et ambitionnons des villes vivantes et pérennes sur le temps long.