Anonyme, le livre voyageur

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Elle venait de l’Est. Ces contrées, je les avais arpentées, en train et à pied, j’y avais croisé la misère et le désespoir et ces femmes qui n’avaient que leur corps pour bagage…

- Dites, je ne vous déplais sans doute pas. - Vous êtes une belle fille. Moi, j’ai ma famille, des filles de votre âge, je pourrais être votre père. - Oui et alors, vous êtes simplement un homme, un homme comme les autres, pas mon père. - Je n’ai pas envie de vous donner de l’argent pour abuser de vous. Dans son regard, j’ai perçu comme du mépris. J’avais de l’argent, elle était belle. Que me fallait-il de plus ? Comme tout ce qui est inconnu et vous croise, elle me faisait un peu peur. Parfois, vous soupçonnez l’autre qui se cache en vous mais vous êtes rassuré car vous savez que vous ne serez jamais cet autre. Franchir le miroir vous blesse et blesse les autres. En chassant ces idioties, je lui ai dit que je m’inquiétais pour elle. Elle allait prendre froid, descendre du train, passer par le tunnel et se retrouver dans une rue cruelle, avec ces femmes et ces types venant de nulle part qui allaient l’aborder. Elle se vendrait, pour rien, puisqu’elle cassait les prix, au tarif de dix ou quinze euros. Comme je ne trouvais pas les mots pour cette femme perdue qui aurait pu être mon enfant, je me bornai à lui conseiller de se procurer une écharpe, sans lui proposer la mienne, usée, un peu comme moi. Le bleu du ciel avait viré au noir et la pluie obscure avait balayé la dorure de cette journée d’hiver. La chaleur lourde du train se figeait, écœurante. La gamine à l’allure tzigane, allait sortir et marcher dans la rue, cafardeuse comme un blues de Django. Lui donnerais-je de l’argent ? Non, elle pourrait se méprendre et j’étais fauché. Elle n’a pas accepté le don dérisoire de mon écharpe. Moi qui n’avais rien à lui donner, je ne pouvais me résoudre au silence… Si elle avait été ma fille, je lui aurais acheté un duvet. Je lui aurais dit de se secouer, de réagir. Mais elle n’avait pas de père ni de mère ni de frères et sœurs chez nous. Partie d’un nulle part où elle n’avait rien, elle se battait pour survivre avec ses moyens. Jamais je n’avais été confronté avec une telle force au dénuement des gens qui ont le courage de tout quitter pour trouver leur place au soleil. Pour moi, cette fille était comme un soleil qu’on tuait.

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