Recueil de Nouvelles 2015

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Le pont Elle relève la tête, écarte une mèche de cheveux qui lui colle au front et s'étire. Le bas de son dos est douloureux. Elle a les mains rêches et rouges d'avoir frotté le linge tout le matin. L'air soulève les draps dans la chaleur du mois d'août. Marie a dix-­‐huit ans, elle attend son premier enfant. Alors qu'elle remonte vers la maison, elle voit accourir Jean qui lui arrive tout essoufflé. -­‐ Je viens de parler au père à Dédé, la boulangerie est à remettre ! Il a dans ses yeux une lueur dont elle appris à se méfier. Marie sert à la boulangerie, attrape les baguettes et les ficelles, s'essuie les mains pleines de farine sur sa blouse blanche. Trois francs quarante et voilà deux en retour. Autre chose pour ces messieurs-­‐dames ? Robert, va donc ouvrir à Monsieur Chabert ! Dix croissants, comme d'habitude? Mes amitiés à Madeleine, oh mais qu'il est beau ce bébé, Nini, ramasse-­‐moi ce journal qui traîne, Monsieur Chabert, votre femme vous cherche, Robert va vous raccompagner, Lysette, où t'es-­‐tu donc traînée, ta robe est toute trouée ? Les yeux des enfants brillent à la vue des grands bocaux en verre remplis de sucettes et de bonbons, les passants s'arrêtent devant la vitrine pour contempler les mille-­‐feuilles, choux à la crème, babas au rhum arrangés avec soin sur des plateaux ornés de napperons en dentelle de papier. Marie, derrière la caisse, virevolte, souriante, chaleureuse et efficace. Il doit faire grand soleil demain, vous verrez, la Saône est splendide à cette époque! Attends, voilà, je souffle dessus et tu ne sens plus rien! Robert, rattrape voir Monsieur Chabert, il a oublié sa casquette ! Ca fait trente centimes, comment va ta maman ? Madame Chabert ? Mais Robert lui a ramené hier, il a du l'oublier ailleurs! Des éclairs ? Au moka et au chocolat, oui... Nini, va donc me chercher des boîte à l'arrière! Et oui, comme vous dites, bientôt neuf ans! Mathilde pouvez-­‐vous servir Madame Jorand, s'il vous plaît? Et donc, si tu soustrais cinq, ça te fait combien ? L'été, Marie aperçoit les écrivains et les peintres s'asseoir à la terrasse du café, de l'autre côté de la place, et commander un ballon de rouge. Elles se demandent ce qu'ils peuvent bien trouver de si étonnant en ces lieux. La Saône qui déroule son long ruban vert, gris et bleu. Le pont en métal qui relie l'autre rive en trois enjambées. Les peupliers qui agitent leur feuillage argenté. Les ormes et les saules qui courbent leurs branches jusque dans l'eau. Et les barques des pêcheurs qui fendent la brume au petit matin. L'hiver, le brouillard s'attarde sur les berges et les bourgades environnantes, tel un spectre grisonnant. Marie se demande souvent si ce n'est pas cette chose triste et humide qui s'est infiltrée sous la peau et les os de son Jean et qui rend, année après année, ses sautes d'humeur plus imprévisibles. Elle aussi aimerait s'attabler à une terrasse, un café à la main et observer les

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