La Bonne Nouvelle au hasard des routes de Palestine

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Théologien et paléontologue, le père Édouard Boné, s.j. enseigna à l’UCL. Il fut recteur des Facultés Notre-Dame de la Paix de Namur. Il est décédé en 2006 à l’âge de 87 ans.

Vie spirituelle ISBN 978-2-87356-414-8 Prix TTC : 7,95 €

9 782873 564148

Édouard Boné

« Jésus est venu parmi les siens », écrit saint Jean au début de son Évangile… Il est venu, mais ne s’est jamais installé. « Il passe » : l’expression se retrouve cent fois sous la plume de ceux qui ont fixé la Bonne Nouvelle : il passe en faisant le bien ; on accourt, on l’écoute, on voudrait le retenir, mais il s’échappe. On le cherche, on recourt à lui, on lui demande un geste secourable ; il répond, mais dans la discrétion, sans faste, et demande de ne pas ébruiter sa présence, car il veut ne pas être retenu et pouvoir reprendre la route vers un ailleurs toujours imprévisible. Les quelques pages ici présentées voudraient illustrer ce caractère particulier, profondément original et presque anecdotique du message évangélique. Insister aussi sur son aspect d’intense vécu, qui le fait si profondément authentique et lui donne pareille force persuasive.

Édouard Boné

La Bonne Nouvelle au hasard des routes de Palestine

La Bonne Nouvelle au hasard des routes de Palestine

La Bonne Nouvelle au hasard des routes de Palestine



Édouard Boné

La Bonne Nouvelle au hasard des routes de Palestine

Namur – Paris


Dans la même collection : Brèves rencontres, Willy Gettemans, 2002. La compassion, Henri Nouwen, 2003 (2e éd. 2004). Sous mon figuier, Jacques Patout, 2004. Ce Dieu caché que nous prions, Gaston Lecleir, 2004. Dans le feu du buisson ardent, Mark Ivan Rupnik, 2004. Chemin de Croix au Colisée, André Louf, 2005. Le récit du pèlerin, Ignace de Loyola, 2006. Réapprendre à prier, Cardinal Godfried Danneels, 2006. La prière de contemplation, Franz Jalics, 2007. On a trahi Judas, Paul Maskens, 2008. La Bonne Nouvelle au hasard des routes de Palestine, Édouard Boné, 2008. L’Évangile du partage des biens, François Bal, 2008.

Les éditions Fidélité tiennent à remercier chaleureusement le père Lebeau pour sa contribution à cet ouvrage.

© Éditions Fidélité • 7, rue Blondeau • 5000 Namur • Belgique info@fidelite.be • www.fidelite.be ISBN : 978-2-87356-414-8 Dépôt légal : D/2008/4323/21 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique


Avant-propos

« Il est venu parmi les siens * », écrit saint Jean au début de son Évangile… Il est venu, mais ne s’est jamais installé. Au texte grec, on lit même plus précisément : « il a planté sa tente », tant il apparaît comme un permanent voyageur, un itinérant toujours en route, presque insaisissable. « Il passe » : l’expression se retrouve cent fois sous la plume de ceux qui ont fixé la Bonne Nouvelle : il passe en faisant le bien ; on accourt, on l’écoute, on voudrait le retenir, mais il s’échappe. Il lui faut aller plus loin vers d’autres villes, d’autres villages. On le cherche, on recourt à lui, on lui demande un moment d’attention, un geste secourable ; il répond, mais dans la discrétion, sans faste, et demande de ne pas ébruiter sa présence, car il veut ne pas être retenu et pouvoir reprendre la route vers un ailleurs toujours imprévisible. Il paraît n’avoir pas d’itinéraire bien arrêté, de programme préconçu. Son seul objectif est de faire la volonté de son Père, de proclamer la Bonne Nouvelle, de semer la Parole ou même, seulement, de l’abandonner

* Les citations en italique sont littéralement reprises des divers évangiles.


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au vent. Cette Parole, il ne l’a pas codifiée ; il n’a pas écrit une seule ligne. Il enseigne, mais cet enseignement ne nous parvient qu’à travers le témoignage de ceux qui l’ont reçu, les mots qu’ils ont retenus, les gestes qui les ont frappés. Tout cela semble être arrivé un peu par occasion, au gré de l’incessant itinéraire de ce perpétuel voyageur, « comme par hasard », dirait-on. Les quelques pages ici présentées voudraient illustrer ce caractère particulier, profondément original et presque anecdotique, du message évangélique. Insister aussi sur son aspect d’intense vécu, qui le fait si profondément authentique et lui donne pareille force persuasive. L’auteur ne revendique ici aucune prétention d’interprétation scientifique de l’Écriture. Il n’a rien d’un exégète. Sa lecture des Évangiles se veut essentiellement naïve. Il entend tout simplement se faufiler modestement parmi les disciples, ceux qui voulaient suivre Jésus au hasard des routes de Palestine. ❧


Chapitre 1

Un incessant voyageur

Jésus, Verbe de Dieu incarné, est venu nous dévoiler ce Dieu que personne jamais ne peut voir. Expression parfaite du Père, il est venu nous révéler le grand dessein de bienveillance à l’œuvre à travers le temps et l’espace du monde, la grande Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu, l’Évangile du salut. À plus de vingt siècles de distance, les chrétiens se réfèrent toujours à son témoignage. Ils creusent sa Parole et s’attachent à sa doctrine. Paradoxe : ce révélateur unique, ce maître exceptionnel n’a pas écrit une ligne. Impossible de lui attribuer aucune œuvre littéraire où il eût codifié son enseignement. Il ne nous laisse aucun traité, aucune somme, aucune règle qui porte son nom. Les Évangiles dont nous disposons ne sortent pas de sa plume : ce sont des compositions tardives, rédigées des dizaines d’années après sa mort, issues souvent au départ de catéchèses, non pas directement de Jésus, mais toujours précisément selon Marc, Luc ou Matthieu… Jésus n’a pas occupé une chaire de théologie. On lui accorde bien le titre de Maître ou de Rabbi, mais il ne représente aucune école ; et, s’il lui arrive d’enseigner dans les synagogues ou dans le Temple, c’est tou-


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jours très occasionnellement, en dehors des cadres institutionnels, voire éventuellement dans la suspicion. La Bonne nouvelle qu’il destine à tous et nous envoie proclamer aux extrémités du monde, la doctrine qu’il invite à suivre et doit ouvrir les chemins du Royaume, le message où l’Église, jusqu’au jour de la Parousie, entend puiser toute sa force et sa lumière, les voilà distillés par Jésus, presque occasionnellement, dirait-on, au hasard de ses routes palestiniennes ; sans ordre apparent, sans plan préconçu, au petit bonheur la chance, au gré des rencontres, des événements, des sollicitations imprévues. Traversée d’un village, halte fortuite, moment de détente, appel au secours : c’est l’incident qui provoque la réaction de Jésus et lui suggère tel comportement adéquat, en suite de quoi il est éventuellement amené à commenter ou tirer une leçon. Cet enseignement, toujours exclusivement oral, ne prend jamais l’allure d’un exposé charpenté : il naît de la circonstance et du contexte, recourt à l’anecdote ou à la parabole. Rien de livresque. C’est là ce qui donne au récit évangélique ce caractère exceptionnel de vécu spontané, et garantit l’inégalable force pédagogique qui défie le temps et la diversité des cultures. Jésus est d’abord un itinérant, un voyageur. On ne l’imagine pas travailleur en chambre, moins encore en bibliothèque. Irénée, Augustin, les Pères de l’Église nous laissent d’impressionnants et remarquables ouvrages de


UN INCESSANT VOYAGEUR

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théologie. Thomas d’Aquin nous livre de volumineux in-folio débordants d’une profonde théologie et de doctes commentaires des Évangiles. Thérèse d’Avila et Jean de la Croix ont estimé devoir consigner leur expérience mystique, et nous la pouvons approcher dans les Demeures ou la Montée du Carmel. Depuis toujours, les grands sages se sont penchés sur les grands mystères de l’Être et de la vie. L’Ecclésiaste et les Pensées de Pascal nous offrent leur réflexion. Jésus n’a rien d’un écrivain ; il est Parole vivante ; de passage sur cette terre, il est essentiellement un homme de plein air, de contact direct. L’Évangile nous le montre toujours en déplacement. Dès avant sa naissance, peut-on dire ! À peine informée par l’Ange de la conception merveilleuse qui l’atteint, Marie se met en route et, lourde de la joyeuse promesse qui l’habite, va passer trois mois chez une cousine dans les montagnes de Judée. Bref retour à Nazareth, mais un édit de César Auguste impose au jeune couple de repartir pour se faire recenser à Bethléem. On est bien proche de l’accouchement. Marie emporte son précieux fardeau, et c’est donc à distance du chez-soi que Jésus viendra au monde. Avant de retrouver le foyer de Nazareth, ce sera encore, pour le nouveau-né, la fuite et le séjour en Égypte. Suivent les longues années de vie cachée, dont nous ne savons que peu de choses, sauf peutêtre le pèlerinage à Jérusalem, à l’âge de douze ans. Après trois jours de recherche, nous est-il dit, « Jésus est re-


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trouvé dans le Temple, assis au milieu des maîtres, à les écouter et à les interroger ». Et cette étrange question qui prend déjà la forme d’une solennelle première révélation : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père 1 ? » Mais le temps de la mission est venu et, avec elle, celui de l’incessante itinérance. Jésus doit quitter le milieu et le séjour familiers. « En ces jours-là, Jésus vint de Nazareth en Galilée et se fit baptiser par Jean dans le Jourdain 2. » C’est l’occasion d’une sorte d’investiture officielle, « lorsqu’une voix venant des cieux déclare : “Tu es mon Fils bienaimé, il m’a plu de te choisir.” » Avant d’entreprendre vraiment la prédication de la proximité du Royaume, Jésus se retire encore quarante jours dans la solitude : « Revenant du Jourdain, il est conduit par l’Esprit au désert et y est tenté par le diable 3. » ❧

1. Lc 2, 41-52. 2. Mc 1, 9. 3. Lc 4, 1.


Chapitre 2

Le cadre géographique

Le voilà prêt maintenant à entamer sa mission. Trois ans durant, « parcourant toute la Galilée, il enseignait dans leurs synagogues, proclamait la Bonne Nouvelle du Règne et guérissait toute maladie et toute infirmité 4 ». Sur son passage, les foules se pressent ; on lui amène les malades et les démoniaques ; la ville entière s’assemble à sa porte. Sa porte ? En fait, on ne parvient pas à localiser sa demeure. Lors de leur premier contact avec Jésus, l’Agneau de Dieu vers qui les dirige Jean Baptiste, Jean et André ont posé la question : « “Rabbi, où demeures-tu ? — Venez et voyez…” Ils allèrent donc, ils virent où il résidait et demeurèrent auprès de lui, ce jour-là 5. Mais nous n’en savons pas davantage. Les maisons où on le découvre (dans les évangiles de Matthieu et Marc seulement, jamais chez Luc) ne sont jamais la sienne, mais semblent être plutôt lieux occasionnels, chez des disciples ou des amis, où il trouve hébergement au cours de

4. Mt 4, 33. 5. Jn 1, 38.


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ses constants déplacements. C’est la maison de Simon « où il entre en quittant la synagogue de Capharnaüm, pour y visiter la belle-mère souffrante de son apôtre 6 », celle de Marthe et Marie, à Béthanie, d’autres encore, malaisément identifiables 7. Les renards ont des terriers, et les oiseaux du ciel des nids ; mais, ainsi qu’il le déclare, le Fils de l’homme lui-même « n’a pas où poser la tête 8 ». Le vrai séjour de ce vagabond, c’est « chez son Père 9 ». Il l’a rappelé tout jeune encore, lorsque, à douze ans, on le retrouve au Temple, au milieu des docteurs. Et encore, les havres galiléens occasionnels où l’assiège toute la misère du monde, il ne veut s’y attarder : « Au matin, la nuit encore noire, il se lève, sort et s’en va dans un lieu désert pour prier ; on se met à sa recherche et le découvre : “Tout le monde te réclame !” Mais il dit : “Allons ailleurs, plus loin, dans les bourgs voisins, pour que j’y proclame l’Évangile, car c’est pour cela que je suis sorti.” Et il alla par toute la Galilée, prêchant et chassant les démons 10. »

6. Lc 4, 38. 7. Ainsi Mt 13, 36-51 où Jésus trouve occasion d’expliquer les paraboles de l’ivraie, du trésor et de la perle ou encore du filet jeté dans la mer (Mc 3, 20). La visite nocturne rendue par Nicodème à Jésus (Jn 3) doit sans doute avoir eu lieu lors d’un séjour à Jérusalem… 8. Lc 9, 58. 9. Lc 2, 49. 10. Mc 1, 35-39.


LE CADRE GÉOGRAPHIQUE

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En réalité, c’est bien la Galilée qui est le premier terrain d’élection de ses courses apostoliques : « la Galilée des nations, dont parlait déjà le prophète Isaïe, annonçant qu’elle verra se lever une grande lumière. C’est que cette terre de Zabulon et de Nephtali, ce pays au-delà du Jourdain 11 », porte les tribus d’Israël les plus menacées par la nuit païenne. Vue de Jérusalem, la ville sainte et la cité de David, la Galilée fait peut-être bien piètre figure : elle apparaît comme une région marginale, douteuse, mélangée, ouverte aux influences extérieures païennes. Elle n’avait aucun titre à devenir la région d’où sortirait le Messie. Les pharisiens en feront la remarque à Nicodème, ce membre du Sanhédrin qui voulait défendre Jésus devant ses accusateurs : « Es-tu de la Galilée, toi aussi ? Étudie ! Tu verras que ce n’est pas de la Galilée que surgit le Prophète 12” 13. » C’est pourtant là, et très intentionnellement, que Jésus inaugure son ministère, là aussi qu’il va développer le plus clair de son activité messianique. Ainsi donc, « abandonnant Nazareth, il vint à Capharnaüm, au bord de la mer 14 », cette « mer de Galilée », avec les localités de Bethsaïde, Magdala, Chorozaïn dont il arpentera toutes les routes, ce lac de Génésareth dont il fré-

11. Mt 4, 15-16. 12. Jn 7, 52. 13. Voir Éloi Leclerc, Pâques en Galilée, DDB, 2003, p. 50-51. 14. Mt 4, 12.


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quente les rivages et connaîtra les tempêtes, et qui deviendra à la fois centre de rayonnement de ses courses et point de ralliement pour ceux qui cherchent à le rencontrer. Le Thabor, les petites villes de Naïn et Cana ne sont qu’à une journée de marche. La région ne manque pas de lieux déserts favorables au recul, au repos, à la prière en solitude, et Jésus saura souvent s’y réfugier pour échapper quelques heures durant à la foule qui l’assiège. La Galilée est tellement centrale dans tout son itinéraire palestinien qu’elle demeure la référence pour les disciples et ceux qui seront appelés à devenir ses témoins par excellence et l’annoncer dans le monde entier, eux-mêmes, tous d’ailleurs « hommes de Galilée 15 ». C’est en Galilée qu’« il les précède 16 » au lendemain de sa résurrection, et là aussi qu’« il les invite à se rendre 17 » et « leur fixe rendezvous 18 », avant de les quitter définitivement près de Béthanie, sur le mont des Oliviers, en Judée 19. Si la Galilée demeure le terrain principal de ses déplacements, Jésus poussera occasionnellement des incursions vers le Nord, en Syro-Phénicie, jusqu’à Tyr et, à travers la Décapole, à Sidon 20, ou en Trachonitide jusqu’à Césarée

15. Ac 1, 11. 16. Mc 16, 7. 17. Mt 28, 9-10. 18. Mt 28, 16. 19. Éloi Leclerc commente admirablement le sens de ce bref « retour aux sources », dans l’ouvrage cité plus haut (note 13).


LE CADRE GÉOGRAPHIQUE

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de Philippe. On le découvre pour de sobres séjours avec ses disciples dans le pays de Judée 21, mais il regagne bientôt la Galilée, ce qui l’amène à traverser la Samarie. On parlera plus loin de sa halte au puits de Jacob, aux abords de Sychar 22, où il rencontre la femme samaritaine, et de la guérison qu’il apporte à dix lépreux accourus vers lui 23. À plusieurs reprises, il visite la cité sainte de Jérusalem. Jeune enfant, par deux fois il avait déjà fréquenté le Temple : c’est là qu’il avait été présenté au Seigneur quelques jours après sa naissance à Bethléem, et salué par le vieillard Syméon et la prophétesse Anne 24. Il y était retourné, à l’âge de douze ans, en pèlerinage avec ses parents pour le jour de la Pâque 25. Adulte maintenant, en Juif pieux et observant, Jésus entend encore célébrer au Temple diverses fêtes traditionnelles prévues par la Loi. C’est l’occasion de divers déplacements en Judée et de rencontres, d’enseignements et de miracles : à Jéricho, où il guérit un aveugle 26 et fait la connaissance de Zachée 27 ; à Ephraïm, où il se retire et séjourne brièvement avec ses

20. Mt 15, 21-28. 21. Jn 3, 22. 22. Jn 4, 2. 23. Lc 17, 11-19. 24. Lc 2, 22-38. 25. Lc 2, 42-52. 26. Mc 10, 46-52. 27. Lc 19, 1-10.


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disciples 28 ; le lieu de nombreux contacts, de précieuses découvertes et d’amitiés chaleureuses aussi, comme à Béthanie 29, avec Lazare et ses sœurs Marthe et Marie. De ces randonnées à travers la Judée, il est fait plusieurs fois allusion par les évangélistes, par Matthieu notamment 30, qui y situe une discussion avec les pharisiens à propos de la répudiation ; chez Luc 31 qui raconte un séjour à Béthanie auprès de Marthe et Marie, ou encore par Jean qui rapporte la visite de Nicodème 32 nuitamment, ou qui parle d’une marche vers Jérusalem à l’occasion d’« une fête juive 33 » (peut-être s’agit-il d’une célébration de la Pâque), au cours de laquelle il guérit l’aveugle de naissance ; ou encore d’une participation à la « fête des Tentes 34 ». C’était à l’époque des vendanges, au mois de septembre, et la fête durait une bonne semaine. L’événement mérite d’être commenté : il nous est précisé que « Jésus continuait à parcourir la Galilée. Il préférait ne point circuler en Judée où les Juifs cherchaient à le faire périr. » La parenté de Jésus le presse pourtant de ne pas limiter à la seule Galilée son activité de prêcheur, et de pro-

28. Jn 11, 54. 29. Mc 10, 38-42 ; Jn 11, 1 – 12, 6. 30. Mt 19, 1-9. 31. Lc 10, 38-42. 32. Jn 3, 1-21. 33. Jn 5, 1. 34. Jn 7, 1


LE CADRE GÉOGRAPHIQUE

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fiter de la fête à Jérusalem pour s’y manifester, dans l’esprit de la dimension messianique qui y était attachée. Jésus décline d’abord l’invitation : « “Mon temps n’est pas encore venu.” Il se met pourtant en route, mais sans se faire voir et presque secrètement. » La fête se prolonge. Elle sera l’occasion de longs enseignements de Jésus, mais aussi de pénibles altercations avec les grands prêtres et les pharisiens auxquelles il sera fait allusion plus loin. Tout manifeste clairement la mésestime des officiels de Jérusalem. « La foule est divisée à son sujet ; des gardes envoyés pour l’amener renoncent à l’arrêter », mais sont réprimandés ; « Nicodème qui demande de ne pas le condamner sans l’avoir d’abord entendu », se fait proprement clouer le bec. Les craintes de Jésus sont parfaitement justifiées. Pourtant, depuis le début, il le savait et il l’accepte : à travers et au-delà du lacis de ses nombreux itinéraires palestiniens, sa véritable route est une « montée vers Jérusalem » et ne pourra s’achever, son heure étant venue, que dans la ville sainte, au sommet du Golgotha. À diverses reprises, en des moments et dans un climat de plus grande sérénité, en des termes plus ou moins voilés, il l’annonce à ses intimes et les y prépare. À Césarée de Philippe déjà, après la fameuse proclamation de Pierre le confessant « Christ, Fils du Dieu vivant 35 », Jésus com-

35. Mt 16, 16.


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mence à initier ses disciples : « Il lui faudrait monter à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter. » Une autre fois, tandis que « traversant la Galilée, Jésus enseignait ses disciples, il leur avait dit : “Le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes. Ils le tueront et, lorsqu’il aura été tué, trois jours après, il ressuscitera.” Mais ils ne comprenaient pas cette parole et craignaient de l’interroger 36. » À leur insu, et dans le hasard apparent de ses déplacements, tous les chemins de Jésus et sa constante itinérance sont en vérité aimantés vers Jérusalem. Leur sens, celui d’une marche lucide vers la Ville sainte, sera dévoilé plus tard dans la parabole du prince qui va se faire investir 37, et le dernier voyage. Il sera commenté en son temps. ❧

36. Mc 9, 30-32. 37. Mt 25, 14-30.


Chapitre 3

Les compagnons de route

Après le départ de Nazareth, le baptême au Jourdain et les quarante jours dans la solitude du désert, Jésus entame donc sa mission : « Il vint en Galilée et proclamait l’Évangile de Dieu. Il disait : “Le temps est accompli et le Règne de Dieu s’est approché. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile 38”. » Il ne reste pas longtemps seul. Signalé par Jean Baptiste à deux disciples du Précurseur, comme l’Agneau de Dieu, Jésus qui marchait par là (la scène se passe sans doute encore au-delà du Jourdain, près de l’endroit du Baptême) éprouve soudain qu’on lui a emboîté le pas. « Il se retourne et voit les deux jeunes hommes, Jean et André, qui le suivent. Il s’enquiert : « Que cherchezvous ? — Où demeures-tu ? — Venez, vous verrez… 39” » Et c’est un premier contact, une première séduction. Les événements s’emballent. André en parle à son frère, Simon Pierre, qu’il amène à Jésus. D’emblée, ce dernier

38. Mc 1, 14-15. 39. Jn 1, 35-39.


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discerne une vocation particulière : « Tu es Simon ; tu seras appelé Céphas, Pierre 40 ! » Dès le lendemain, Jésus gagne la Galilée, son terrain familier. À Bethsaïde, patrie de Pierre et d’André, au nord du lac de Tibériade, il repère un certain Philippe qu’il invite à le joindre. Ce dernier en parle à Nathanaël 41. Jean, de son côté, a dû alerter son frère Jacques, et voilà désormais tout un petit groupe de parents ou d’amis, tous, au départ, collaborateurs dans leur métier de pêcheur, qui s’est attaché à Jésus. Ce dernier circule, il va et vient, il les accompagne dans certaines de leurs sorties, visite les localités voisines établies le long du lac ; « il annonce la Bonne Nouvelle du Règne de Dieu 42 ». Les gens s’attroupent, ils écoutent cette parole nouvelle, séduisante, étonnamment libre. Certains le suivent et ne vont plus le quitter. Tant et si bien qu’un jour, Jésus leur proposera d’abandonner carrément leur métier : « “Venez à ma suite, je ferai de vous des pêcheurs d’hommes.” Ils laissent leurs filets, leur barque, les ouvriers, et même leur père, et marchent à sa suite 43. » Le groupe des disciples fidèles s’accroît : cette fois, « Jésus s’en est allé de nouveau au bord de la mer. En passant, il voit Lévi, le fils d’Alphée, assis au

40. Jn 1, 40-42. 41. Jn 1, 45-51. 42. Lc 8, 1. 43. Mc 1, 16-20.


LES COMPAGNONS DE ROUTE

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bureau des taxes : “Suis-moi 44 !” » C’est un collecteur d’impôts. L’homme se lève et le suit. D’autres encore sont ainsi graduellement agrégés, dont on connaît moins l’histoire passée : Thomas, Jude, Simon le zélote, Judas Iscariote, et de très nombreux disciples (on parle de soixantedouze !), suffisamment réguliers pour être un jour « envoyés, deux par deux, en mission devant lui dans les villes et localités qu’il entendait lui-même visiter 45 ». Parmi ces suiveurs et ces compagnons de route, il y a aussi des femmes. On en connaît les noms : « Marie de Magdala, dont étaient sortis sept démons, Jeanne, femme de Chouza, intendant d’Hérode, une certaine Suzanne, beaucoup d’autres encore 46 ». Cette présence de femmes autour de Jésus, leur constance dans sa compagnie comme disciples au cours de ses nombreux déplacements en Galilée et, plus loin, à travers la Palestine, est un fait exceptionnel dans la société de l’époque, et donc digne de mention. Ces femmes lui demeureront fidèles jusqu’à Jérusalem, au pied de la croix, où les évangélistes Marc et Matthieu citent encore, entourant la mère de Jésus, celle des fils de Zébédée, celle de Jacques et de Joseph, et Salomé 47.

44. Mc 2, 13-15. 45. Lc 10, 1-11. 46. Lc 8, 1-3. 47. Mt 27, 55 ; Mc 15, 41.


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Les semaines, les mois peut-être passent. Au sein de ces nombreux disciples, « Jésus un jour décide d’en choisir douze, ceux qu’il voulait, et de les établir pour être avec lui — la précision de Marc est digne de mention — et pour les envoyer prêcher avec pouvoir de chasser les démons 48 ». L’affaire est suffisamment grave pour avoir invité Jésus à « passer la nuit dans la montagne, seul à prier Dieu 49 ». À ces apôtres désormais formellement désignés et qu’il envoie en mission, il donne des instructions 50. Il est remarquable de les voir explicitement correspondre à un programme d’itinérance, celui-là même que Jésus adopte pour sa propre annonce du Royaume. Il imagine ses apôtres en chemin, voyageant libres et sans bagages, entrant dans les villes et les villages, s’arrêtant là où ils sont accueillis, sans s’attarder dans les maisons qui refusent leur parole, mais qu’ils ont alors à quitter en secouant la poussière de leurs sandales. Les Douze sont désormais les intimes. Ils accompagnent Jésus : « ils sont avec lui 51 » sur la route, l’entourent et le protègent, parfois même maladroitement, quand ils rabrouent les enfants qui s’attachent aux pas du Seigneur 52 ou la Cananéenne obstinée qui le poursuit de 48. Mc 3, 13-19. 49. Lc 6, 12. 50. Mt 10, 5 et suiv. 51. Lc 8, 1. 52. Mt 19, 14.


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ses cris 53. Ils suivent ses enseignements et l’interrogent sur le sens de telle ou telle parabole 54 ; ils assistent à ses miracles, installent les foules et organisent la distribution des vivres lors de la multiplication des pains 55. Parfois, ils sont envoyés en éclaireurs pour préparer sa venue, comme ce jour où Jacques et Jean songèrent à faire tomber le feu du ciel sur le village qui leur avait fait mauvais accueil en Samarie 56. Ou encore, quand il envoya Pierre et Jean préparer la Pâque 57. De retour de mission, ils font rapport de ce qu’ils ont vu et réalisé 58. Il leur est donné le privilège exclusif de connaître les mystères du Royaume 59, et Jésus les leur révèle souvent à l’écart de la foule, dans des lieux retirés où il les entraîne pour un peu de repos 60. Jésus leur manifeste graduellement la vraie nature de leur nouvelle tâche en leur dévoilant le mystère caché de son œuvre et de sa personne. Il entretient manifestement une particulière solidarité avec les Douze par rapport à la foule et même aux autres disciples.

53. Mt 15, 23. 54. Lc 8, 9. 55. Lc 9, 14-15. 56. Lc 9, 51-56. 57. Lc 22, 8. 58. Lc 9, 10. 59. Mt 13, 10. 60. Mc 6, 31.


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Encore, au sein du groupe des douze apôtres, y a-t-il comme trois privilégiés que Jésus prend avec lui en certaines circonstances particulières et davantage significatives, mais à propos desquelles il souhaitait le secret. Ces très intimes sont Pierre, Jacques et Jean. On retient l’événement de la transfiguration sur la montagne 61, la guérison de la fille de Jaïre, chef de la synagogue 62, et l’heure d’agonie au domaine de Gethsémani 63. Faut-il reconnaître un statut plus particulier encore, accordé par Jésus à l’un ou l’autre de ces trois intimes ? On présente parfois Jean comme « le disciple que Jésus aimait », mais c’est l’auteur du quatrième évangile qui utilise l’expression 64 et qui insiste sur le rôle d’intermédiaire joué par Jean au cours du repas 65. Sauf à reconnaître sa place, « à côté de Jésus », à la table de la Cène, on ne voit pas que Jésus ait manifesté à son endroit un particulier attachement. Un jour, la mère de Jacques et Jean s’est bien enhardie à réclamer pour ses deux enfants, les « fils de Zébédée », « la faveur de siéger dans la gloire, à la droite et à la gauche du Seigneur 66 ». On connaît la réponse de Jésus.

61. Lc 9, 26-35. 62. Mc 5, 35-43. 63. Mc 14, 32-42. 64. Jn 13, 23. 65. Pierre fait signe à Jean : « Demande de qui il parle » ; Jean se penche alors vers la poitrine de Jésus et lui dit : « Seigneur, qui est-ce ? » (Jn 13, 24). 66. Mc 10, 35-45.


LES COMPAGNONS DE ROUTE

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Il ignore simplement la maman qui vient d’introduire sa requête et il ne lui adresse pas le moindre mot ! Mais se tournant vers les deux apôtres, il leur parle d’« une coupe qu’il leur faudra boire », et précise que « si quelqu’un veut être le premier, il doit être l’esclave des autres ». Une autre fois déjà, en route vers Capharnaüm, Jésus avait remarqué les disciples engagés dans une conversation particulièrement animée. « Arrivé à la maison, il s’enquiert : “De quoi discutiez-vous en chemin 67 ?” » Ces compagnons de travail, tous modestes, voisins, « gagne-petit » s’étaient querellés « pour savoir qui était le plus grand ! Jésus se contente d’appeler un enfant, de le placer au milieu du groupe et de dire : “Celui qui se fera petit comme cet enfant, voilà le plus grand 68.” » ❧

67. Mc 9, 33-37. 68. Mt 18, 1-5 ; Lc 9, 46-48.



Chapitre 4

Le prêcheur ambulant

L’Évangile, à chaque page, nous montre « Jésus faisant route à travers villes et villages, annonçant la Bonne Nouvelle du Royaume 69 ». Toujours apparemment, sans plan ni programme préconçus. « Proclamer l’Évangile, c’est pour cela qu’il est venu 70. » Le Père qui demeure en lui, par lui accomplit ses propres œuvres 71. Sa nourriture est de faire la volonté du Père ; il en vit, et cela lui suffit. On dirait qu’il ne se fixe pas d’horaire.

Autour de la mer de Galilée Parfois, sans doute, c’est « à la nuit noire déjà qu’il quitte la maison » pour s’échapper et « s’en aller prier dans un lieu désert, avant d’aller dans les bourgs voisins proclamer l’Évangile 72 ». Mais, d’autres fois, « il sort de la maison et s’assied »

69. Lc 8, 1. 70. Mc 1, 38. 71. Jn 14, 10. 72. Mc 1, 35-38.


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simplement, sans autre objectif, « au bord de la mer 73 ». Peut-être veut-il seulement regarder, prendre un peu de recul, prier… ? Mais « les foules s’assemblent près de lui, si bien qu’il monte dans une barque, la foule demeurant sur le rivage ». Et il se met à enseigner. La mer de Galilée, ses rivages, les bourgades plantées le long du lac, l’environnement des petits ports, les allées et venues des embarcations, les jetées où l’on trie le poisson et répare les filets : c’est le paysage constant de Jésus et de ses compagnons, rompus pour la plupart au métier de la mer. Jésus d’ailleurs les accompagne parfois pour une partie de pêche. Tel ce jour où, après avoir entretenu la foule qui se serrait contre lui à l’écoute de sa parole, et l’avoir haranguée de la barque de Simon, il dit à son apôtre : « Avance en eau profonde, et jette le filet 74. » On connaît la suite : la nuit avait été décevante, « les pêcheurs avaient travaillé sans rien prendre. Sur son ordre pourtant, ils lancent leurs filets », et c’est la pêche miraculeuse qui les jette dans l’effroi. Jésus les rassure : « désormais, ce sont des hommes qu’ils captureront ». Plus tard, l’histoire du filet rempli de poissons lui servira d’image pour leur parler du Royaume 75. En une autre circonstance, « Jésus s’est retiré avec ses disciples au bord du lac ; mais une grande multitude l’a suivi, venue de

73. Mt 13, 1. 74. Lc 5, 1-11. 75. Mt 13, 47.


LE PRÊCHEUR AMBULANT

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Galilée, de Judée, d’au-delà du Jourdain, voire du pays de Tyr et Sidon ; elle vient à lui. Il y avait là tant de gens qu’il avait guéris ! On se jette sur lui pour le toucher, si bien qu’il demande à ses disciples de tenir une barque prête à cause de la foule qui risque de l’écraser 76. » Et c’est de la barque qu’il se met à enseigner. Il lui arrive aussi de vouloir « fuir ces foules qui l’assiègent 77 ». « Il donne l’ordre de s’en aller sur l’autre rive et monte avec ses disciples dans la barque », peut-être dans l’idée d’aller porter la parole dans le pays païen des Gadaréniens. Mais une tempête se lève, « l’embarcation risque d’être recouverte par les vagues. Les apôtres doivent le réveiller : “Seigneur, nous périssons !” Le voilà qui se dresse, menaçant le vent et les vagues. Et ses compagnons de s’émerveiller : “Qui est-il pour que les vents et la mer lui obéissent !” » Débarquant sur l’autre bord, c’est un villageois démoniaque qui vient à lui : cet homme est nu, il a trouvé refuge dans les cavernes utilisées comme tombeaux. Un esprit impur s’est emparé de lui, et il faut parfois l’entraver, car ils sont « légion » à le posséder. Mais Jésus le délivre. Quand les gardiens arrivent, « ils découvrent l’homme bien vêtu et dans son bon sens, assis calmement aux pieds de Jésus, et désireux de demeurer avec lui ! Mais Jésus le ren-

76. Mc 3, 7-10. 77. Mt 8, 18-34.


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voie : “Retourne dans ta maison et raconte tout ce que Dieu a fait pour toi 78”. » Cette journée, l’épisode de la tempête, celui du démoniaque libéré de ses démons n’ont sans doute pas été minutieusement programmés. Jésus va seulement son chemin, et c’est chemin faisant qu’il répand la Bonne Nouvelle, un peu « comme le semeur sorti pour semer sa semence 79 ». « La semence tombe ici et là, le long du chemin, dans la pierraille, au milieu des épines, dans la bonne terre ; la nuit, le jour, elle germe, elle grandit, et pousse toute seule, on ne sait comment 80. »

À travers la campagne C’est que Jésus a certainement eu l’occasion d’assister à des semailles. La mer de Galilée et ses rivages ne sont pas le seul paysage traversé par Jésus au cours de ses randonnées. À quelque distance, il y a les collines verdoyantes, avec ce grand replat où il rassemblait ses auditoires pour les enthousiasmer à l’annonce des Béatitudes 81, les prairies herbeuses, ce bout de steppe désertique au Nord-Est au-dessus de Bethsaïde, où il installa

78. Lc 8, 26-39. 79. Lc 8, 1-15. 80. Mc 4, 1-29. 81. Lc 6, 17 et suiv.


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les foules qui l’avaient suivi et qu’il voulut rassasier de cinq petits pains et de quelques poissons 82. La tendresse de Dieu, la bienveillance du Père l’habitait. Tout était occasion à enseignement : les oiseaux du ciel, les lys des champs, l’herbe coupée qui se dessèche 83, le moineau tombé du nid 84, le figuier stérile 85, le nuage qui se lève annonciateur de la pluie, le vent de midi apportant la chaleur 86 ou le ciel rougeoyant au coucher du soleil, présage de beau temps 87. Il lui arrivait de traverser des champs : « C’était un jour de sabbat et ses disciples, pris d’une petite faim, arrachèrent quelques épis de blé pour les manger. » Scandale des pharisiens, mais admirable chance pour Jésus qui, une nouvelle fois, peut leur expliquer le vrai sens du sabbat, lequel est fait pour l’homme, et dont il est le Maître 88. Un jour, fin de printemps, Jésus a dû découvrir au détour de sa route « un vaste paysage de moissons blanchissantes 89 ». Il songe à la moisson des temps messianiques, y appelle la collaboration des ouvriers. Avec lui, le Sauveur du monde, la moisson escha-

82. Mc 6, 30-44. 83. Lc 12, 22-32. 84. Mt 10, 29. 85. Mc 11, 12-14. 86. Lc 12, 54. 87. Mt 16, 2. 88. Lc 6, 1-5. 89. Jn 4, 35.


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tologique est inaugurée, elle doit s’étendre au monde entier ; en traversant la terre païenne, au puits de Sychar. Chez les Samaritains qui s’approchent de lui et font confiance à sa Parole, il en voit déjà les prémices.

Dans les synagogues On découvre pourtant Jésus exerçant sa prédication de manière parfois moins totalement occasionnelle, davantage structurée, car il fréquente les synagogues et y prend la parole semi-officiellement. Une première occasion s’est peut-être présentée à Nazareth même, dans sa patrie, tout au début de sa vie publique. Il y était repassé un jour de sabbat 90. Il entre à la synagogue et on l’invite à faire la lecture. « Il trouve le passage d’Isaïe : “L’Esprit du Seigneur est sur moi…” Il commente : “Aujourd’hui, cette Écriture est accomplie pour vous qui l’entendez…” On s’étonne du message de grâce qui sort de sa bouche : après tout, n’est-ce pas le fils de Joseph ?… Mais aucun prophète ne trouve accueil dans sa patrie, Jésus le leur rappelle. Les auditeurs sont remplis de colère, on le jette en dehors de la ville. Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin », lequel ne pourra s’achever qu’à Jérusalem. Plus tard, il in-

90. Lc 4, 16-30.


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vitera ses disciples à secouer parfois la poussière de leurs pieds. Un autre jour, c’est à la synagogue de Capharnaüm qu’il enseigne. C’était un jour de sabbat 91. Il y découvre un homme possédé du démon et n’hésite pas à le guérir. « Les assistants sont frappés de l’autorité de sa parole et de son pouvoir sur les esprits impurs. Il prêche même dans les synagogues de Judée 92. » Parfois, sans qu’on sache trop bien s’il y est entré pour prêcher, on le découvre dans une synagogue : tel ce jour de sabbat où il trouve un homme à la main paralysée 93 : « “Étends la main”, lui dit-il, et il le guérit. » C’est l’occasion d’une instruction sur la liberté religieuse, mais elle ne semble pas bien acceptée par ceux qui étaient venus pour l’épier. Car Jésus une fois sorti, ils tiennent conseil contre lui, sur les moyens de le faire périr 94. ❧

91. Lc 4, 31-37. 92. Lc 4, 44. Telle est du moins la lecture bien attestée de Luc, chez qui pourtant la Judée correspond à tout le pays des Juifs. Un parallèle de Marc parle des synagogues de Galilée… 93. Lc 6, 6-11. 94. Mt 12, 9-14.



Chapitre 5

Jésus à table, au cours de repas

La Bonne Nouvelle, aussi bien, ne demande pas d’être annoncée dans les seules synagogues et de manière formelle, « comme les pharisiens siégeant dans la chaire de Moïse 95 ». Jésus la proclame là où il se trouve, à partir des circonstances et des rencontres, « à temps et à contretemps », dirait-on, partout où l’occasion se présente et l’y invite. Bien souvent même, à table, en partageant le repas avec l’hôte qui l’a sollicité et ses convives. Ici encore, tout semble jaillir occasionnellement, suscité par la circonstance. Dès le début de sa vie publique, c’est autour d’un repas de noces, à Cana, en Galilée, qu’il accomplit son « premier signe 96 ». Le miracle de l’eau changée en vin nous est présenté comme un événement eschatologique qui doit permettre aux croyants de percevoir, dans une certaine mesure, la gloire de Jésus : « Ses disciples crurent en lui. » La liberté dont il témoigne dans ses fréquentations, la nature des entretiens, la franchise qui les carac-

95. Mt 23, 2. 96. Jn 2, 1-12.


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térise, le comportement de Jésus constituent déjà à eux seuls une vraie prédication de la Bonne Nouvelle. Il ne fait pas acception de personne. Un certain Levi, agent du fisc, est abordé et invité à rejoindre le groupe des disciples 97. Tout joyeux, l’homme prie Jésus de venir s’assoir à sa table et, pour célébrer l’événement, convoque tout naturellement les amis de la profession, beaucoup de collecteurs d’impôts, tout un monde peu reluisant, considéré comme impur. En acceptant de participer à ces agapes, Jésus enfreint manifestement les prescriptions rabbiniques capitales. Des pharisiens mandatés pour le suivre l’observent et ne manquent pas de condamner ces libertés coupables : « “Quoi ? Il mange avec les collecteurs d’impôts et les pécheurs !” Jésus l’a entendu, et se contente de rétorquer : “Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin de médecin. Allez donc apprendre ce que signifie la parole du prophète Osée : c’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs.” » Jésus ne se laisse pas impressionner. Il continue à fréquenter ce monde dédaigné par l’élite religieuse « bon chic bon genre » qui ne cesse de l’épier. On intervient, car autour de Jésus, lorsqu’ils prennent leur repas, ses compagnons de table ne pratiquent pas les ablutions ri-

97. Mt 9, 9-13 ; Mc 2, 13-17 ; Lc 5, 27-32 ; Lc 15, 29-30.


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tuelles : « Ils ne se lavent pas les mains et transgressent ainsi la tradition des anciens 98 ! » Jésus doit se sentir suffisamment à l’aise au milieu des marginaux, si bien que l’étiquette lui colle désormais à la peau : « Il mange avec les pécheurs et les publicains ; c’est un glouton, un buveur de vin, un ivrogne… 99 ! » Jésus est libre. Il fréquente aussi les pharisiens qui l’invitent à leur table. Quatre ou cinq fois, les évangiles nous le décrivent ainsi reçu parmi cette aristocratie religieuse palestinienne. Les dispositions de l’hôte qui le sollicite ne sont pas toujours claires et identiques. Ici, sous la plume de Luc surtout, l’invitation naît d’une disposition plutôt favorable, dans l’intention de prévenir Jésus d’une menace d’Hérode 100. Ailleurs, chez Marc et surtout chez Matthieu, le pharisien est davantage présenté comme l’adversaire systématique de Jésus, qui cherche à l’épier ou à le piéger. Un jour, c’est le pharisien Simon qui a invité Jésus à dîner 101. Au cours du repas, une femme de la ville, pécheresse notoire, fait irruption dans la salle du festin, et se précipite aux pieds du Seigneur. Tout en pleurs, elle lui baise les pieds et y répand du parfum.

98. Mc 15, 1-9. 99. Lc 7, 34. 100. C’est du moins l’interprétation souvent donnée à la recommandation de quelques pharisiens qui s’approchent de Jésus : « Va-t’en, pars d’ici, car Hérode veut te faire mourir » (Lc 13, 31). 101. Lc 7, 36-50.


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Simon s’offusque intérieurement de cette scène provocante : « Si cet homme était un prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche… » Jésus a deviné le silencieux reproche : « Simon, j’ai quelque chose à te dire… » Et d’opposer la conduite correcte et froide de son hôte au repentir et à la gratitude de la femme : « Ses péchés nombreux sont pardonnés, car elle a beaucoup aimé. » La leçon est sévère, mais le discours capital et suprêmement réconfortant. Jésus profite souvent de ces agapes avec les pharisiens pour dépasser la conversation banale ou le simple bavardage. La table est avant tout pour lui le lieu d’un véritable échange et l’occasion de parler vrai. Il est souverainement libre. En une circonstance 102, « il est invité par un des chefs des pharisiens à prendre le repas ». Un hydropique se trouve devant lui, et on l’observe. C’est un jour de sabbat. Jésus ne peut résister : sabbat ou pas sabbat, il lui faut soulager cet homme ! Il fera d’une pierre deux coups : le voilà qui « pose aux légistes une question qui les laisse sans réponse : “Lequel d’entre vous, si son fils ou son bœuf tombe dans un puits, ne l’en retirera pas aussitôt en plein jour de sabbat ?” » Sur cette lancée, Jésus poursuit son enseignement. Il avait remarqué que les convives, en s’asseyant, avaient choisi les premières places. Il sug-

102. Lc 14, 1-6.


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gère une petite parabole : « Ne va pas te mettre à la première place ; on pourrait venir te dire : Cède la place à plus digne que toi… » Ce n’est apparemment qu’une simple leçon d’habileté sociale, mais elle s’achève en véritable leçon d’humilité qui s’oppose aux préoccupations hiérarchiques du monde juif, et condamne l’orgueilleuse assurance des pharisiens : « Tout homme qui s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé 103. » Et Jésus estime pouvoir poursuivre : « Quand tu donnes un dîner, n’invite pas que tes amis, cela te serait rendu. Invite des pauvres. Tu sera heureux, parce qu’ils n’ont pas de quoi rendre. Cela te sera payé à la résurrection des justes 104. » Et Jésus de proposer la parabole des invités au festin nuptial remplacés par les pauvres 105. Il pense aux païens appelés eux aussi à entrer dans le Royaume. Les convives n’ont pas pu ne pas le comprendre. Jésus est souverainement libre. Invité dans la société des pharisiens et des scribes, il refuse d’en devenir l’otage, ou seulement de flatter ses hôtes et leurs convives. Il n’hésite pas, l’occasion lui paraissant propice, à leur asséner quelques vérités particulièrement dures. Un pharisien, un jour, l’invita à déjeuner chez lui, nous est-il rapporté 106. On va se mettre à table. L’homme s’étonne de

103. Lc 14, 7-11, 20, 46. 104. Lc 14, 12-14. 105. Lc 14, 15-24 ; Mt 22, 1-10.


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le voir négliger les ablutions rituelles. Jésus en profite pour engager un long développement sur « l’hypocrisie des pharisiens et des légistes » : une redoutable diatribe, qui occupe deux pages de l’évangile de Luc et trouve un écho dans tout un long chapitre de Matthieu 107 : « C’est l’extérieur de la coupe et du plat que vous purifiez, mais votre intérieur est rempli de rapacité. Insensés ! Malheureux êtes-vous ! Guides aveugles, serpents, engeance de vipère, vous ressemblez à des sépulcres blanchis… » Peut-être les évangélistes ont-ils, dans leur composition catéchétique ou littéraire, replacé ici des invectives proférées en d’autres circonstances. Mais la franchise du discours reflète du moins la totale liberté de Jésus au cours de ses allées et venues, dans tous les milieux qu’il fréquente. Jésus est simplement assis parfois, sans arrière-pensée, à une table d’amis. C’est le cas à Béthanie, chez Lazare et ses sœurs Marthe et Marie. Village situé à quelque trois kilomètres à l’Est de Jérusalem, au-delà du mont des Oliviers, l’actuel El-’azarije. Jésus a dû y découvrir une maison accueillante, qu’il semble visiter parfois, à l’occasion de passages en Judée ou de séjours dans la ville sainte. Il doit s’y sentir à l’aise, car c’est là qu’il se rendra le soir de l’entrée triomphale à Jérusalem 108, et peut-être

106. Lc 11, 37-54. 107. Mt 23, 1, 35.


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encore le lendemain, après avoir chassé les vendeurs du Temple 109, comme à la recherche d’un havre de discrétion et de paix. Il y est suffisamment reconnu comme intime et apprécié pour que les deux sœurs envoient avertir Jésus de la maladie de leur frère Lazare et attendent sans doute qu’il se manifeste à son chevet 110. Un jour donc, « comme il était en route » dans les parages 111, Jésus entra et « Marthe le reçut ». Luc décrit le tableau : on voit « Marie assise à ses pieds, écoutant sa parole », tandis que Marthe, hôtesse précise et empressée, « s’affaire à un service compliqué ». Elle tancerait volontiers sa sœur : « Seigneur, cela ne te fait rien de me voir ainsi servir toute seule ? » On connaît la scène ; Jésus risque d’être entraîné dans une dispute de famille ! On l’entend gourmander : « Marthe, Marthe, tu t’agites et tu t’inquiètes pour bien des choses. Une seule est nécessaire, Marie a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée 112. » Il rappelle une hiérarchie de valeurs, et Marthe sait l’entendre, ainsi qu’on 108. Mc 11, 11. 109. Mt 21, 17. 110. Jn 11, 1-3. 111. Lc 10, 38-42. 112. Dans un très judicieux commentaire de cette péricope évangélique, France Quéré explique que la méprise de Marthe sur son rôle se répercute sur son intelligence théologique. Elle fête le Jésus charnel et veille à sa subsistance. Elle le traite en visiteur, alors qu’il est le Messie (voir Les femmes de l’Évangile, Paris, Seuil, 1982, p. 35-36). Saint Augustin a bien perçu la différence entre les deux femmes : « Marthe est une figure de possession ; Marie, d’espérance » (Sermon 104 sur les paroles de Luc, ch. 4).


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le verra plus tard, en une autre circonstance, devant le cadavre de son frère Lazare 113. À Béthanie encore, on assiste à trois autres récits de repas honorés de la présence de Jésus. Un certain flou persiste à leur sujet, et il est fort à parier que leur relation par Jean 114, d’une part, par Marc 115 et Matthieu 116, de l’autre, confond le même événement, et intègre même des éléments d’un autre banquet évoqué par Luc 117, et rappelé plus haut. Les trois récits comportent trop de détails semblables pour ne pas remonter à une source commune. Peu importe aussi bien, car le but ici n’est pas de faire de la savante exégèse, mais de découvrir l’enseignement proposé en la circonstance. Marc et Matthieu sont rigoureusement parallèles. Jean s’en distancie sur quelques points. Mais, de part et d’autre, la scène se passe à Béthanie : au cours du repas, une femme s’approche de Jésus (il n’est pas dit qu’elle est étrangère au groupe des convives, et surgit en intruse). Elle porte un flacon d’albâtre contenant un nard précieux, qu’elle va répandre sur les pieds de Jésus. De part et d’autre encore, le geste libéral provoque quelque étonnement parmi les

113. Cf. plus bas, dans l’évocation du chapitre 11 de Jean, à propos de la croyance en la résurrection. 114. Jn 12, 1-8. 115. Mc 14, 3-9. 116. Mt 26, 6-13. 117. Lc 7, 36-49.


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convives, voire de la réprobation : il eût été plus raisonnable de consacrer cet argent à secourir des pauvres ! Jésus intervient alors pour défendre la femme et justifier la manifestation dont elle l’a honoré. Mais deux détails colorent différemment les deux relations : Marc et Matthieu situent le repas dans la maison de Simon le pharisien ; Jean, dans la maison des sœurs de Lazare qui entendent célébrer le retour de leur frère à la vie. Les deux premiers n’identifient pas autrement la femme en question, Jean y reconnaît Marie elle-même, hôtesse de céans. Ici, les convives protestataires demeurent plus ou moins anonymes — « les disciples », tandis que Jean pointe du doigt « celui-là même qui allait le livrer, Judas Iscariote ». Quoi qu’il en soit, l’événement de Béthanie n’est pas sans rappeler le repas évoqué plus haut et décrit par Luc 118, où « un pharisien » qui n’est pas autrement désigné, « se scandalisait » de l’irruption d’une femme, « pécheresse notoire », et de l’accueil apparemment bienveillant que Jésus réservait à son geste d’hommage. Mais la réaction de Jésus véhicule, elle aussi, de part et d’autre, deux enseignements caractérisés et bien différents, et c’est là l’essentiel. En Luc, Jésus, dans sa réponse à Simon, met l’accent sur la conversion de la pécheresse et la densité du pardon accordé. Pour les trois

118. Lc 7, 36-49.


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autres évangélistes, qui ne voient pas en la femme une pécheresse, mais une croyante, sinon une « voyante », dans l’hommage du parfum répandu, Jésus loue plutôt un geste prophétique et l’anticipation des rites d’ensevelissement. ❧


Chapitre 6

Jésus accosté sur les routes

Jésus est un incessant voyageur. Il est venu prêcher la Bonne Nouvelle. Son enseignement semble tout occasionnel. Il circule ; on dirait qu’il se promène ; il s’arrête sur le rivage, il regarde ; on lui amène un malade, il rassure, guérit. On se rassemble, on s’attroupe, il parle, il raconte ; il parle du Royaume, il enchante son auditoire en égrenant les Béatitudes ; il nourrit ceux qui se sont attardés et n’ont pas de victuailles. Il ne se fixe nulle part, car « aux autres villes encore, il lui faut annoncer 119 » que le Règne de Dieu s’est approché. Il va plus loin porter la nouvelle, dire et manifester la tendresse de Dieu. Il enseigne, mais rien n’est programmé : car, après tout, il est la Parole par excellence, il ne la lui faut pas préparer, organiser, argumenter, distribuer comme font les autres Rabbis, les maîtres et les professeurs. Il lui suffit d’être et de se manifester, lui la Lumière et la Vie, le Témoin par excellence. Il va de ville en ville, accompagné de ses disciples et des femmes qui se sont jointes à eux. Chaque jour est nouveau. Le « moment fa-

119. Lc 4, 42.


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vorable » se présente au hasard du chemin et utilise les occasions qui surgissent sous leurs pas. Si l’enseignement ne paraît donc guère programmé, moins encore le sont-elles, les circonstances qui naissent au détour de la route, de même que le sont les rencontres imprévues qu’elles permettent. On se rappelle que c’était ainsi, dans une rencontre fortuite avec Jacques et Jean, deux disciples du Baptiste, que tout avait commencé sur les bords du Jourdain. Le hasard de la route est, aujourd’hui encore, dans ces rencontres providentielles, l’occasion de semer la Parole. Il arrive fréquemment que le groupe en marche est repéré de loin dans la campagne, ou signalé à distance. La barque qui les transporte à travers le lac est suivie des yeux : on la devance au débarcadère vers où on la devine se diriger. Et on vient à sa rencontre. Les gens accourent, on l’accoste, on l’arrête, on se faufile derrière lui. Parfois c’est un handicapé qui a entendu parler du séjour de Jésus dans la région et vient se mettre sur son passage. Les enfants ne sont pas les derniers à vouloir l’approcher ; ils l’adorent… Tel jour, ils ont peut-être aperçu de loin la petite troupe du Prophète et de ses disciples gravissant la colline. Ils se précipitent, ils font la chaîne, l’entourent et contraignent le groupe à s’arrêter. Ils s’attachent aux basques de Jésus et se mettent à danser 120. Les disciples se

120. Lc 7, 32.


JÉSUS ACCOSTÉ SUR LES ROUTES

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fâchent et veulent les chasser. Jésus, lui, s’en amuse et intervient en leur faveur. Il leur fait toujours bon accueil. Une autre fois, en effet, « c’était des mamans qui lui avaient amené de jeunes enfants pour qu’il leur impose les mains en disant une prière. Là aussi, les disciples les avaient rabroués, mais Jésus avait dit : “Laissez faire ces enfants, ne les empêchez pas, le Royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent 121.” » Aujourd’hui, le voilà qui « se rend dans une ville de Galilée, appelée Naïn ». Il arrive aux portes de la petite cité, quand il se heurte à un cortège funèbre : une foule considérable accompagne « une femme veuve et en pleurs qui conduit au cimetière le corps de son fils unique, mort. Le Seigneur est pris de pitié : “Ne pleure plus”, lui dit-il. Les porteurs se sont arrêtés. Il s’avance, touche la civière : “ Jeune homme, je te l’ordonne, lève-toi !” Le mort se dresse, et Jésus le rend à sa mère 122. » Un autre matin, « il entre à Capharnaüm 123 », « quand un centurion vient à sa rencontre et l’accoste. L’homme dont l’esclave (ou peut-être le fils 124) est malade, sur le point de mourir, avait entendu que Jésus rentrait de voyage. Il était accouru : “Seigneur, descends

121. Mt 19, 13-14. 122. Lc 7, 11-17. 123. Mt 8, 5-13 ; Lc 7, 1-10. 124. Jn 4, 46-54. Car, outre les deux synoptiques, il existe une troisième version à peine différente d’une semblable guérison.


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avant que mon enfant ne meure ! » Jésus se met en route, mais l’homme se reprend : « Je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit : dis seulement un mot, mon serviteur sera guéri… — Qu’il te soit fait comme tu as cru. » Une autre fois, c’est un notable, chef de la Synagogue, un certain Jaïre, qui vient à lui 125 : sa petite fille est à toute extrémité ; « Viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive ! » Jésus se met en route, entouré d’une « foule si nombreuse qu’elle risque de l’écraser ». Mais les événements se compliquent et s’enchaînent. Car voici qu’une « femme souffrant depuis douze ans d’hémorragies se glisse subrepticement dans la cohue ». Aucun médecin n’a pu la soulager, elle y a laissé toute sa fortune. Jésus est son dernier recours. Dans l’urgence et l’excitation qui entraîne tout le petit cortège, il est hors de propos d’arrêter Jésus et de retenir son attention ! « Si j’arrive au moins à toucher par-derrière la frange de son vêtement, je serai sauvée… ! » pense la femme. Elle y parvient. Mais Jésus, qui n’a rien vu, demande : « Quelqu’un m’a touché ; j’ai bien senti qu’une force était sortie de moi… » et il repère l’intruse. À la femme confuse d’avoir été découverte, « il dit seulement : “Ta foi t’a sauvée. Sois guérie et va en paix 126 !” » Jésus se remet en route, mais trop tard désormais : on vient lui dire qu’entre-

125. Lc 8, 40-42 ; 9-56 ; Mt 5, 18-26 ; Mc 5, 21-24 ; 35-43. 126. Mt 9, 20-22 ; Lc 8, 43-48 ; Mc 5, 25-34.


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temps l’enfant est morte. Cependant il poursuit, pénètre chez Jaire et, bien qu’on se moque de lui, il s’approche du lit de la fillette. « Il prend la main de la morte et dit simplement : “Talitha Qoum ! Petite fille, réveille-toi.” L’enfant se dresse, se lève et se met à marcher. Jésus enjoint aux parents de lui donner à manger 127… ! » L’Évangile précise que Jésus recommande de « ne pas ébruiter la guérison ». Mais la journée n’est pas terminée et, en Palestine, les nouvelles vont vite. Le tam-tam de la rumeur publique a dû fonctionner ; car, « au moment où Jésus s’en va », voilà deux aveugles qui le rejoignent 128 : « “Fils de David, aie pitié de nous !” Jésus s’abrite avec eux dans quelque maison. “Croyez-vous que je puisse faire cela ?” » Sur la réponse affirmative et l’expression de leur foi, « Jésus leur touche les yeux, qui s’ouvrent ». Eux aussi sont invités à garder le silence. Peine perdue, ils sont à peine sortis qu’on amène à Jésus un possédé muet 129. Cette fois, le jeune prophète n’en sera pas quitte avec un geste de bienveillance à l’endroit du malheureux ; car « le muet s’étant mis à parler », bien sûr à « l’émerveillement de la foule », d’aucuns parmi les opposants de Jésus contestent la sainteté de son geste

127. Mt 9, 23-26 ; Mc 5, 35-43 ; Lc 8, 49-56. 128. Mt 9, 27-31. 129. Mt 9, 32-34 ; Lc 11, 14-16.


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et « réclament de lui un signe du ciel ». Et le voilà engagé dans un long discours de justification 130. En toutes ces circonstances, ce n’est pas Jésus qui a pris l’initiative. Les blessés de la vie surgissent sans qu’il aille les débusquer. C’est eux qui viennent à sa rencontre au hasard de ses déplacements, comme cet autre aveugle qu’on lui amène lors d’un passage à Bethsaïde 131 : « un peu de salive sur les yeux, imposition des mains » que Jésus reprend par deux fois (car l’aveugle ne voyait d’abord les gens que « comme des arbres qui marchent » !), et notre homme « voit maintenant tout distinctement ». De son côté, Jésus évite toujours le spectaculaire : « N’entre même pas dans le village », ajoute-t-il en renvoyant le miraculé. Un autre jour, dans la même région des environs du lac, c’est « en débarquant à Génésareth qu’il est reconnu par les gens. Et les voilà qui se mettent à apporter les malades sur des brancards : partout où il pénètre, villages, villes ou hameaux, on met les malades sur les places : qu’il leur laisse seulement toucher la frange de son vêtement 132 ! » ; les voilà guéris. La renommée de Jésus dépasse les frontières de la Galilée. Un jour, il se rend dans la région de Tyr, ce territoire

130. Lc 11, 17-26 ; Mc 3, 22-30. 131. Mc 8, 22-26. 132. Mc 6, 53-56.


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qui borde la Galilée au Nord, occupé par une population mêlée, surtout païenne. L’intention missionnaire est ici décidément absente, car il voyage incognito et ne veut pas qu’on reconnaisse sa présence. Pourtant, à peine entré dans une maison, c’est une femme syro-phénicienne, c’est-à-dire grecque non juive, « qui vient se jeter à ses pieds, le priant de guérir sa fille possédée d’un démon 133 ». Jésus ne semble pas pressé de la satisfaire. Veut-il mettre sa foi à l’épreuve, ou exprime-t-il l’actuelle priorité de sa mission ? « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël… », commence-t-il par répondre. Ainsi rabrouée, la femme ne se laisse pas désarçonner : « Justement, Seigneur, les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ! » Les résistances de Jésus s’effondrent : « Ta foi est grande. Va, le démon est sorti de ta fille ! » En rentrant de cette équipée et traversant la Décapole, toujours en terre païenne, c’est un sourd-muet qu’on lui amène pour en obtenir la guérison 134. Soucieux de discrétion, « Jésus le prend à l’écart ; il lui met les doigts dans les oreilles, lui touche la langue, regarde vers le ciel en soupirant : “Ephata !” Les oreilles s’ouvrent, la langue se délie, et l’homme parle correctement. Une fois de plus, Jésus recommande le silence. » Il y a encore l’histoire des dix lé-

133. Mt 15, 21-28 ; Mc 7, 24-30. 134. Mc 7, 31-37.


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preux 135 qui viennent à sa rencontre dans ce village traversé au cours d’un voyage à Jérusalem ; ils se sont arrêtés à distance et crient : « Maître, aie pitié de nous ! » Jésus les envoie se montrer aux prêtres, et les voilà purifiés. Un seul, on s’en souvient, revient dire sa reconnaissance en rendant gloire à Dieu, et Jésus remarque que c’est un étranger. Non vraiment, ce n’est pas Jésus qui va au-devant des gens ; ce sont eux qui l’accostent et lui offrent alors la chance de découvrir en lui la proximité du Règne et d’entendre la Bonne Nouvelle dont il est porteur. Mais il n’y a pas que les quémandeurs qui profitent du passage de Jésus pour l’accoster ou lui être présentés, en quête de quelque faveur ou guérison. Il y a des démarches gratuites de la part de personnes préoccupées de bien ou de mieux. Elles ont peut-être assisté à quelque enseignement fortuit sur la plage de Tibériade, sur la colline des béatitudes ou à la synagogue. Elles ont été témoins d’un miracle et, comme Nicodème, pressenti en Jésus un maître véritable qui vient de la part de Dieu 136, et qu’elles souhaitent mieux connaître. Elles ont entendu parler du jeune prophète, et sont même éventuellement désireuses de s’attacher à lui. Ainsi, ce légiste, intrigué peut-être, voire méfiant 137, mais frappé de la cohérence du discours

135. Lc 17, 11-19. 136. Jn 3, 2.


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de « Jésus qui avait cloué la bouche à ses contradicteurs, et qu’il aborde un jour : “Quel est le plus grand commandement de la Loi ?” » La réponse de Jésus paraît le satisfaire. Il ajoute même que « c’est l’unique commandement et qu’il vaut mieux que tous les sacrifices. “Tu n’es pas loin du Royaume ” », conclut Jésus 138. Ainsi encore, ces hommes de bonne volonté qui l’accostent en chemin : « Je te suivrai partout où tu iras ! » Et cet autre : « Je vais te suivre, mais d’abord permets-moi de faire mes adieux à ceux de ma maison, ou d’aller enterrer mon père. — Les oiseaux ont leur nid ; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où poser la tête », avertit Jésus. Ou encore : « Laisse les morts enterrer les morts. Quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour entrer dans le Royaume 139. » Et cet autre, surtout, « riche notable qui s’approche et demande : “Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ?” » La démarche ici n’est pas équivoque. L’intention est droite et parfaitement claire : il a observé tous les commandements. « “Que me manque-t-il encore ? — Si tu veux être parfait, reprend Jésus qui, l’ayant regardé, a percé la sincérité de sa demande et s’est pris à l’aimer, va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et suis-moi…” L’homme s’en va tout triste, conclut

137. En Mt 22, 34-40, le légiste est présenté comme voulant tendre un piège… En Luc 10, 25-28, il veut le mettre à l’épreuve. 138. Mc 12, 29-34. 139. Lc 9, 57-62 ; Mt 8, 19-22.


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l’Évangile, car il avait de grands biens. « Mes enfants, qu’il est difficile d’entrer dans le Royaume de Dieu. Un chameau passe plus aisément par le chas d’une aiguille… » Et Jésus saisit l’occasion pour rappeler la radicalité des exigences à respecter par ceux qui veulent le suivre 140. ❧

140. Mt 19, 16-30 ; Mc 10, 17-31 ; Lc 18, 18-30.


Chapitre 7

La route de Jérusalem

On l’a vu, l’essentiel des déplacements de Jésus, au cours de son ministère public, s’est développé en Galilée. En plusieurs occasions sans doute, on le voit se rendre à Jérusalem, mais toujours assez brièvement. Les séjours ont souvent été vécus dans un climat assez particulier, plus grave et même assez lourd. Plus qu’en Galilée, Jésus, dans la ville sainte, a toujours éprouvé l’hostilité de l’establishment religieux. Inutile ici de restituer l’exacte séquence des altercations qu’il y a connues avec les pharisiens et les scribes depuis plus de deux ans. Elles sont légion. Ils envoient à Jésus, et jusqu’en Galilée, des indicateurs jouant les justes et qui lui tendent des embûches 141. On se souvient des questions piégées des Sadducéens, relatives à la résurrection 142, au tribut dû à César 143. À Jérusalem, c’est plus pénible encore : l’hostilité est palpable. Un jour où Jésus avait longuement enseigné le peuple venu à lui, scribes et pharisiens lui avaient amené une femme surprise en état

141. Lc 20, 21. 142. Lc 20, 27-40. 143. Mc 12, 13-17.


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d’adultère. Ils voulaient le coincer, et ruiner indirectement le crédit dont il jouissait auprès des gens simples qui lui faisaient confiance. On sait la manière dont il avait réduit ces adversaires au silence : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre 144 ! » Jésus ne fait rien, il faut le reconnaître, pour ménager ses opposants. Il se présente comme la lumière du monde 145, et devant leur prétention à être de la descendance d’Abraham, il déclare tout net : « Avant qu’Abraham fût, Je suis 146. » Un jour qu’il avait enseigné la Bonne Nouvelle au peuple dans le Temple, il avait vu les grands prêtres et les scribes contester son autorité 147. Jésus répond en proposant sa parabole des métayers révoltés 148. Les membres du Sanhédrin ont parfaitement compris l’allusion. S’ils avaient peur de la foule et ne savaient trop comment le faire arrêter, ils avaient pourtant décidé de le faire périr 149. On se souvient aussi de cet aveugle de naissance rencontré un jour — « en passant », souligne l’Évangile 150 — et que Jésus avait « envoyé se laver à la piscine de Siloé ». C’est une autre occasion d’irritation de la part des « grands prêtres qui veulent chasser

144. Jn 8, 1-11. 145. Jn 8, 12. 146. Jn 8, 58. 147. Lc 20, 1-8. 148. Lc 20, 9-19. 149. Mc 12, 1-12. 150. Jn 9, 1-41.


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l’aveugle guéri ». L’ayant appris, Jésus intervient : il prend l’initiative « d’aller trouver son miraculé : “Crois-tu, toi, au Fils de l’homme ?” » Une autre fois qu’il est allé au Temple, assis en face du tronc, où les riches mettent beaucoup d’argent, il fait l’éloge d’une pauvre veuve qui y a déposé quelques centimes : « Elle a pris, non sur son superflu, mais sur sa misère pour donner tout ce qu’elle a pour vivre 151 ! » En sortant, aux disciples qui s’extasient sur la splendeur de la construction, Jésus annonce la ruine de ce Temple : « Il n’en restera pas pierre sur pierre 152. » Entre les autorités religieuses et le jeune prophète, la guerre est presque déclarée, et ce dernier ne l’ignore pas. À trois reprises cependant, au cours d’entretiens plus intimes avec ses apôtres, Jésus, de manière plus ou moins voilée, les prépare à ce qu’il sait devoir venir : « Il commence à leur montrer qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, être mis à mort et ressusciter 153… » « Mais ils ne comprenaient pas cette parole ; elle leur restait voilée et ils craignaient de l’interroger », précise l’Évangile 154. « Sur le point de partir, il prend à part les Douze, et leur dit : “Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l’homme sera livré 155…” » Cette fois, Jé151. Lc 21, 1-4. 152. Mc 12, 41 – 13, 4. 153. Mt 16, 21. 154. Lc 9, 45. 155. Mt 20, 17.


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rusalem n’est plus le but d’un « autre » séjour dans la ville sainte, mais devient le terme décisif de sa mission. Parmi les nombreux itinéraires de Jésus, et au-delà des multiples chemins parcourus depuis quelque trois ans, la route ou, plutôt, la « montée vers Jérusalem » prend ici une signification toute particulière. « Comme arrivait le temps où il allait être enlevé du monde, Jésus prit résolument la route de Jérusalem 156. » Résolument ! Le texte grec est plus imagé : « Il durcit sa face. » L’Évangile souligne la gravité de ce nouveau départ : « Jésus marchait devant eux, ceux qui suivaient avaient peur 157. » L’assurance de Jésus contraste avec la crainte des disciples. D’aucuns, peut-être, « s’imaginent confusément que le Règne de Dieu va se manifester sur-le-champ ». Aux approches de Jérusalem, Jésus entend les détromper. Il leur conte la parabole des mines, l’histoire du prince qui va se faire investir 158. Elle annonce sans doute le Jugement royal que Jésus exercera lors de son retour, à l’avènement définitif du Royaume ; mais, dans l’attente de ce jour, il faudra beaucoup de patience et de fidélité. Jésus veut dissiper les malentendus. Il dira bientôt solennellement que « sa Royauté n’est pas de ce

156. Lc 9, 51. 157. Mc 10, 32. 158. Lc 19, 11-28. 159. Jn 18, 36.


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monde 159 ». Tout aussi décidé qu’au départ, il marche « en avant » — Luc insiste — pour monter à Jérusalem. Les événements s’enchaînent. Il n’est pas possible de restituer leur chronologie exacte. C’est d’ailleurs superflu, car l’essentiel est ailleurs. L’itinéraire de Jésus en ces ultimes journées, suprêmement décisives, comporte d’abord l’entrée du Roi Messie dans sa ville 160. Il passe par Bethphagé et Béthanie, monte un ânon, et descend le Mont des Oliviers, acclamé par une foule joyeuse qui se porte à sa rencontre. Cet accueil enthousiaste ne manque pas d’irriter les pharisiens : « Nous n’arrivons à rien, tout le monde se met à sa suite 161. » Il entre au Temple, préparant peut-être dans son esprit la scène de l’expulsion des vendeurs qui suivra bientôt et, le soir venu, « se retire à Béthanie avec ses disciples ». Le lendemain, revenu à Jérusalem, il revient au Temple, s’arrête au parvis des païens. « Il entre dans une sainte colère : de cette maison de prière, on a fait une caverne de bandits ! » Il renverse tables et comptoirs et chasse les changeurs et les marchands de colombes. « Scribes et pharisiens l’apprennent et décident de le faire périr. Le soir, à leur habitude, Jésus et ses disciples sortent de la ville 162. Où situer dans ces journées le repas offert à Béthanie par les deux sœurs pour célébrer le retour à la vie

160. Mt 21, 1-11 ; Mc 11, 1-11 ; Lc 19, 18-40. 161. Jn 12, 19. 162. Mc 11, 18.


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de leur frère Lazare, avec la fameuse onction rapportée par Jean « au sixième jour avant la Pâque 163 » ? Immédiatement avant ou après cet épisode ? C’est assez secondaire. De toute manière, on approche du dénouement. Jésus y fait allusion lorsque, pour justifier le geste de Marie qui vient de lui répandre une livre de parfum de nard sur les pieds, il dit : « Laissez-la ; elle observe cet usage en vue de mon ensevelissement. Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours 164. » Ces derniers jours exceptionnellement graves, d’ailleurs, « il passait beaucoup de temps dans le Temple à enseigner, et la nuit en prière sur le mont dit des Oliviers. Le peuple venait à lui dès l’aurore pour l’écouter 165. » Tout annonce l’imminence de la fin, qu’il distingue pourtant de l’avènement du Fils de l’homme 166. Il appelle à la vigilance et propose la parabole des dix vierges 167 et celle des talents 168 ; il évoque le jugement dernier 169. La fête des pains sans levain approche. L’aristocratie sacerdotale cherche la manière de le supprimer. On guette l’occasion favorable, et on recourt à la complicité de

163. Jn 12, 1. 164. Jn 12, 7-8. 165. Lc 21, 37-38. 166. Mt 24, 26-44. 167. Mt 25, 1-13. 168. Lc 19, 12-27. 169. Mt 25, 31-46.


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Judas 170. De son côté, impavide, Jésus entend célébrer la Pâque — une Pâque toute nouvelle cependant : car le pain sans levain, l’agneau, les herbes amères vont désormais changer de sens et de nature. Personne ne le sait encore. Il envoie deux apôtres, Pierre et Jean, préparer le local 171. Le soir venu, il y arrive avec ses disciples. Une fois encore, c’est autour d’une table et à l’occasion d’un repas qu’il va livrer un dernier mais suprême enseignement : celui du service et de l’amour sans limite, sous le double symbole, liturgique et sacramentel, du lavement des pieds et de l’eucharistie. Suit le long entretien 172 au cours duquel il promet l’Esprit, rassure ses apôtres, leur parle de son union au Père et de l’unité qu’ils sont appelés à vivre ensemble et avec Lui, à Qui il les confie. « Ayant ainsi parlé, Jésus s’en va 173 » : il reprend la route pour une toute dernière et décisive étape. Au-delà du torrent du Cédron, qui sépare Jérusalem du mont des Oliviers, elle le mène au « domaine de Gethsémani, un endroit qu’il était accoutumé de visiter avec ses disciples ». Après la longue prière 174, il se redresse : « L’heure est venue. Levezvous ! Allons ! Voilà qu’est arrivé celui qui me livre 175. » Une

170. Lc 22, 1-6. 171. Mc 14, 12-16. 172. Jn 14 – 17. 173. Jn 18, 1. 174. Lc 22, 39-46 ; Mc 14, 32-38 ; Mt 26, 36-41. 175. Mc 14, 41-42.


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nouvelle fois, on vient à la rencontre de Jésus, on entend l’accoster. Ce soir, hélas, ce n’est plus pour en recevoir une parole d’espoir, un message de lumière ou implorer son secours et sa miséricorde. « Judas s’est approché, mais entouré d’une troupe armée d’épées et de bâtons. Il donne à Jésus un baiser » qui n’a rien d’un respectueux baiser de paix… Non sans quelque amertume, Jésus remarque : « C’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ! » Puis, impavide, à Pierre et aux deux apôtres qui tentent quelque inutile résistance : « Laissez faire ! » Et à ceux qui sont venus l’arrêter : « Quand j’étais avec vous chaque jour dans le Temple, vous n’avez pas mis la main sur moi. Mais c’est maintenant votre heure, c’est le pouvoir de ténèbres 176… » Votre heure, qui est en même temps aujourd’hui définitivement arrivée, l’heure de Jésus — « l’heure de passer de ce monde à son Père 177 » : elle qu’il attend et qu’il prépare depuis le début — qu’il redoute et tout ensemble « désire ardemment 178 ». Désormais, librement « abandonné au pouvoir des ténèbres », il est conduit, poussé plus avant sur son chemin de croix : du palais du Grand Prêtre au Sanhédrin, puis chez Pilate qui l’exhibe à la foule et le fait fouetter avant de le renvoyer à Hérode ; ramené auprès du Gou176. Lc 22, 48-53. 177. Jn 13, 1. 178. « C’est un baptême que j’ai à recevoir, et comme cela me pèse jusqu’à ce qu’il soit accompli ! » (Lc 12, 50) ; « J’ai tellement désiré manger cette pâque avec vous avant de souffrir » (Lc 22, 15).


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verneur romain, livré enfin au fond d’un corps de garde, jouet aux mains des soldats de la cohorte. Lesquels, « après s’être moqués de lui, le font sortir pour le crucifier 179 ». C’est la montée au Golgotha. Jésus est aidé par un certain Simon de Cyrène, réquisitionné pour la circonstance. Une grande multitude de peuple suit le cortège, entre autres des femmes qui se frappent la poitrine et se lamentent sur lui 180. Jadis, aux foules accourues sur son passage, aux blessés de la vie venus l’accoster, aux gens rencontrés par hasard, il répondait par un mot d’encouragement, une parole d’accueil et d’espérance, un geste de guérison, une invitation à croire, voire à le suivre. Ce matin, c’est son impuissance elle-même qui parle, l’offrande qu’il est en train de faire de sa vie : « “Ne pleurez pas sur moi, mais sur vous-mêmes et sur vos enfants”… Arrivé au lieu dit “le Crâne”, ils l’y crucifient, ainsi que deux malfaiteurs, l’un à droite, et l’autre à gauche. » L’Évangile nous a gardé quelques paroles très sobres. Plus question de longs discours ou de grands enseignements, mais elles sont presque plus signifiantes encore : elles parlent de pardon — « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » ; d’espérance — « En vérité, je te le dis, aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis 181 » ; d’at-

179. Mc 15, 20. 180. Lc 23, 26-32. 181. Lc 23, 34. 43.


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tention filiale — « Fils, voilà ta mère ; femme, voilà ton fils 182 » ; d’abandon — « Père, entre tes mains, je remets mon esprit 183 ». Tout est maintenant accompli 184 : Jésus peut mourir. ❧

182. Jn 19, 26.27. 183. Lc 23, 46. 184. Jn 19, 30. 185. Lc 24, 1-3. 186. Mt 28, 5-7.


Chapitre 8

Le retour en Galilée

L’éternel voyageur ne reste pas longtemps dans le sépulcre de pierre où l’ont déposé Nicodème et Joseph d’Arimathie. De son vivant, il n’avait guère où reposer la tête. Lorsque, « à l’aube du premier jour de la semaine, les saintes femmes arrivent les bras chargés d’aromates pour parfaire l’inhumation, elles trouvent la pierre enlevée et le tombeau vide 185. » « Elles sont saisies de frayeur, mais un Ange les rassure : “Soyez sans crainte : il est ressuscité. Vite, allez dire à ses disciples qu’il vous précède en Galilée…” Elles courent porter la nouvelle, mais, sur leur chemin, voici Jésus lui-même qui leur apparaît et confirme : “Soyez sans crainte. Allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront 186”… » Les disciples avaient-ils oublié qu’il le leur avait dit lors de la toute dernière rencontre, en quittant la salle de la Cène, le soir du Jeudi, au moment de se rendre au mont des Oliviers ? « Tous, vous allez tomber, car il est écrit : Je

187. Mc 14, 26-28. 188. Jn 20, 19.


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frapperai le berger et les brebis seront dispersées. Mais, une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée 187… » Sans doute, dans leur trouble et leur désarroi, n’avaient-il alors pu comprendre le sens de ces mots. Pourquoi ce retour en Galilée ? Où se situe-t-il, et quels nouveaux enseignements Jésus va-t-il nous livrer ? Il est vain de vouloir reconstituer ici par le menu l’itinéraire d’un ressuscité. L’Évangile nous le montre plus que jamais allant, venant, passant à travers des portes closes et solidement verrouillées 188. Certaines apparitions de Jésus ont clairement eu lieu à Jérusalem ou dans sa banlieue : dans le jardin de la sépulture, à Marie de Magdala 189 ; sur la route d’Emmaüs, aux deux disciples 190 ; par deux fois aux Onze réunis au Cénacle, et toujours dans la Ville sainte 191. Par ailleurs, le départ définitif de Jésus, lors de son Ascension, semble bien se situer, lui aussi, en Judée, au mont des Oliviers. C’est ainsi, du moins, qu’il est expressément présenté par Luc : « Il les emmena jusqu’à Béthanie et, levant les mains, les bénit. Et comme il les bénissait, il se sépara d’eux et fut emporté au ciel. » Ou encore, au livre des Actes, décrivant le groupe des disciples après l’Ascension : « Quittant alors la colline appelée “mont des Oliviers”, ils regagnèrent Jéru-

189. Jn 20, 11-18. 190. Lc 24, 13-35. 191. Jn 20, 19-29.


LE RETOUR EN GALILÉE

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salem 192. » Le retour ordonné en Galilée est, quant à lui, formellement attesté par l’Évangile de Jean 193 : c’est la manifestation de Jésus sur le rivage de Tibériade, la pêche miraculeuse, le déjeuner sur le sable, la tâche pastorale confiée à Pierre. Ici, de nouveau, c’est comme au hasard, à l’occasion d’une rencontre apparemment fortuite sur la plage d’où il découvre des pêcheurs rentrant au port, déçus et las, que Jésus survient, remonte le moral, et confie la charge de suprême berger de son troupeau. Pourtant, entre la résurrection et le départ définitif, tous deux situés dans la région de Jérusalem, ce bref retour en Galilée n’a pas souvent fait l’objet d’une réflexion théologique. Son sens ne paraît pas avoir beaucoup préoccupé les commentateurs de l’Évangile. Éloi Leclerc 194 le met dans un magnifique éclairage. Les apôtres ont fait avec Jésus, trois années durant en Galilée, une expérience extraordinaire : son regard, sa parole, la grande es-

192. Ac 1, 12 ; Lc 24, 50. Marc ne précise pas ; Mt n’est pas très explicite : il parle bien d’une montagne en Galilée, où Jésus leur a ordonné de se rendre, et poursuit en décrivant l’envoi en mission, mais ne parle pas expressément d’Ascension, et pourrait d’ailleurs ramasser les événements dans un certain raccourci (Mt 28, 16-20). Jean n’évoque pas du tout l’Ascension… 193. Cf. le long chapitre 21. Les exégètes n’excluent pas qu’il s’agirait d’un complément rédigé par des disciples de l’évangéliste… 194. Op. cit. On utilise librement ici en les résumant quelques paragraphes particulièrement significatifs.


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LA BONNE NOUVELLE AU HASARD DES ROUTES…

pérance née dans leur cœur, l’impression d’avoir découvert celui qu’on cherche. Leurs conversations aussi, ses bavardages, les Béatitudes, l’avoir vu prier, et, tout ensemble, si humain, si proche. Avec lui, le Royaume des cieux leur semblait tout proche, c’était comme si un grand souffle divin passait sur la terre. Mais sont venus les jours sombres de Jérusalem, l’arrestation, la condamnation, la mise à mort. « Nous espérions qu’il était celui qui allait délivrer Israël 195 ! » Pour eux, c’était le naufrage, ils étaient à la dérive. Et voilà que soudain retentit la bouleversante nouvelle : Il serait ressuscité ! Les voilà désemparés : que croire, que penser ? Il leur apparaît. C’est incroyable ! Un fantôme ! Jésus doit laborieusement se faire reconnaître : « Touchez-moi ! Ma chair, mes os… Avezvous quelque chose à manger ? » Sans doute, Jésus est bien ressuscité, mais il est difficile aux disciples de rejoindre l’expérience concrète vécue en Galilée. Jésus prend soudain comme une stature surhumaine, bien éloignée des évidences toutes proches de jadis. Il risque même d’être projeté dans un univers mythique : Maître du temps et de l’histoire, Seigneur de la vie — « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre 196… » « À la limite, le choc de la Résurrection risque d’annuler l’Incarnation 197. » Le re-

195. Lc 24, 21. 196. Mt 28, 18. 197. Éloi Leclerc, op. cit., p. 18.


LE RETOUR EN GALILÉE

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tour en Galilée permet aux disciples de comprendre qu’il n’y a pas de rupture entre le Jésus de l’histoire et le Seigneur de la gloire. Sur la plage de Tibériade, en le voyant s’intéresser comme jadis à leur métier de pêcheurs, le découvrant allumant un feu de braise, préparant un déjeuner de pain grillé et de poisson rôti, le Jésus pascal perd son quelque chose d’irréel et d’effrayant : replacé dans le cadre tout familier où ils l’ont fréquenté et subi son irrésistible séduction, ils le retrouvent et peuvent se livrer définitivement à lui, témoins désormais aussi convaincus que crédibles. ❧



Table des matières

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 Chapitre 1. – Un incessant voyageur . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Chapitre 2. – Le cadre géographique . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Chapitre 3. – Les compagnons de route . . . . . . . . . . . . . . 17 Chapitre 4. – Le prêcheur ambulant . . . . . . . . . . . . . . . . 25 Autour de la mer de Galilée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 À travers la campagne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 Dans les synagogues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30

Chapitre 5. – Jésus à table, au cours de repas . . . . . . . . . . 33 Chapitre 6. – Jésus accosté sur les routes . . . . . . . . . . . . . 43 Chapitre 7. – La route de Jérusalem . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 Chapitre 8. – Le retour en Galilée . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63




Achevé d’imprimer le 20 octobre 2008 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)



Théologien et paléontologue, le père Édouard Boné, s.j. enseigna à l’UCL. Il fut recteur des Facultés Notre-Dame de la Paix de Namur. Il est décédé en 2006 à l’âge de 87 ans.

Vie spirituelle ISBN 978-2-87356-414-8 Prix TTC : 7,95 €

9 782873 564148

Édouard Boné

« Jésus est venu parmi les siens », écrit saint Jean au début de son Évangile… Il est venu, mais ne s’est jamais installé. « Il passe » : l’expression se retrouve cent fois sous la plume de ceux qui ont fixé la Bonne Nouvelle : il passe en faisant le bien ; on accourt, on l’écoute, on voudrait le retenir, mais il s’échappe. On le cherche, on recourt à lui, on lui demande un geste secourable ; il répond, mais dans la discrétion, sans faste, et demande de ne pas ébruiter sa présence, car il veut ne pas être retenu et pouvoir reprendre la route vers un ailleurs toujours imprévisible. Les quelques pages ici présentées voudraient illustrer ce caractère particulier, profondément original et presque anecdotique du message évangélique. Insister aussi sur son aspect d’intense vécu, qui le fait si profondément authentique et lui donne pareille force persuasive.

Édouard Boné

La Bonne Nouvelle au hasard des routes de Palestine

La Bonne Nouvelle au hasard des routes de Palestine

La Bonne Nouvelle au hasard des routes de Palestine


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