Rainer Maria Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, 1910

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rence, mais parce que j’ai vraiment besoin en ce moment de chanter. » Dans ces mots éclatait la même intolérance irritée dont elle venait de me délivrer. Je suivis lentement le groupe avec lequel elle s’éloignait. Mais près d’une haute porte, je restai en arrière et laissai les hommes se déplacer et se ranger. Je m’appuyai contre l’intérieur noir et miroitant de la porte, et j’attendis. Quelqu’un me demanda ce qui se préparait et si l’on allait chanter. Je prétendis n’en rien savoir. Tandis que je mentais, elle chantait déjà. Je ne pouvais pas la voir. L’espace s’élargissait peu à peu autour d’une de ces chansons italiennes que les étrangers tiennent pour authentiques parce qu’elles reposent sur une convention si apparente. Elle qui la chantait n’y croyait pas. Elle la levait avec peine, elle faisait trop d’efforts. Par les applaudissements qui éclatèrent en avant, on pouvait apprendre que c’était fini. J’étais triste et honteux. Il y eut un peu de mouvement, et je décidai de me joindre aux prochaines personnes qui s’en iraient. Mais alors il y eut tout à coup un silence. Un silence se fit que personne encore n’avait cru possible ; il durait, il se tendait, et à présent en lui s’élevait la voix. (Abelone, songeai-je ; Abelone.) Cette fois elle était forte, pleine, et cependant n’était pas lourde ; d’une seule pièce, sans rupture, sans couture. C’était une chanson allemande, inconnue. Elle la chantait avec une simplicité singulière comme une chose nécessaire. Elle chantait : Toi, à qui je ne confie pas mes longues nuits sans repos, Toi qui me rends si tendrement las me berçant comme un berceau ; Toi qui me caches tes insomnies, dis, si nous supportions cette soif qui nous magnifie, sans abandon ?

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