D’après l’Égaré

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NO ZÉRO - DÉCEMBRE 2006 - GRATUIT Édité par l’Astrolabe du Logotope

DEDANS

LE ZÉRO est une construction qui peut être un bon repère. Mais où le placer ? Le temps et l’espace hésitent (p. 9). Il est vrai que la nature, vivante, ne facilite pas la tâche (ci-dessous : altitude zéro). Quant aux hommes, l’appétit des uns réduit inéluctablement les autres à zéro, niés dans leur singularité, privés de leurs ressources propres, interdits d’espérance (p. 8). Même quand on prétend agir pour l’intérêt de tous, le projet souffre parfois de l’incohérence d’une pensée en miettes où l’on ne sait plus ce qui est véritablement recherché. Un exemple, culturel : pp. 3 à 7. Un autre, éducatif : pp. 10 et 11. Alors, pour rester en éveil, des ressources à moindre coût peuvent être utiles (p. 2). Tout peut commencer par la page 12 : on y comprend un peu de la psychologie de l’Égaré. Elle est aussi le début du prochain numéro 1.

ZÉRO EST ARRIVÉ D’ACCORD : L’ÉGARÉ NE SAIT PLUS TRÈS BIEN OÙ IL EST. ET ALORS ?

Faut pas se moquer. Car voilà une excellente nouvelle : c’est le début de son autonomie. Se sachant égaré, il est désormais obligé, parmi le flux d’informations qui saturent son environnement, de lier ensemble celles qui lui permettront de s’orienter, d’un peu mieux comprendre comment il est arrivé là où il est, de décider, par lui-même, dans quelle direction il lui semblera utile d’aller. Encore une excellente nouvelle : par là, il y aura certainement d’autres égarés à rencontrer.

ALTITUDE 0

DES ALÉAS DE L’EXACTITUDE Prenez un petit rocher, le premier qui vous passe par la tête, et faites lui recevoir deux marées par jour. C’est un rocher au bord de la mer, l’orteil de la plage. Rajoutez autour : une dune sauvage (avec des mouettes), des campings et un chemin bordé de chênes verts ou de pins parasols, une vigne, tout ce que vous voudrez. La moitié du jour, il est sous l’eau. Il règle la circulation des crustacés ou bien il swingue avec les anémones. À la rigueur, on pourrait se moquer de ce qu’il fait. Ce qui compte avant tout, c’est son altitude. Se trouve-t-il à l’altitude zéro ? – Entre moins un et plus un mètre, avance un goéland du pays, qui par chance passait au même moment. – Ce n’est pas précis, ça n’a pas de sens. C’est très probablement inexact. La personne qui parle s’appelle Alexandre Hogier. Toute l’année technicien à Météo-France, il est ici avec sa famille en vacances à l’hôtel (… - imaginez ici un nom d’hôtel). Le goéland continue quand même. – Ce rocher est à zéro mètre deux fois par jour, un court moment, peut-être une heure en tout. À chaque solstice, sans parler des tempêtes, l’écart peut se creuser de moins trois, à plus trois mètres. Il n’est sûrement pas toujours au niveau zéro – à l’endroit désigné comme tel – à la même heure. Croyezmoi, d’année en année, les calendriers en perdent leurs chaussettes quand il est question de savoir où et quand une chose se trouve à sa place. – Monsieur le goéland, …SUITE P. 2

L’ÉGARÉ EST UN JOURNAL ASSOCIATIF, né d’une initiative spontanée, qui n’appartient à personne d’autres que ses contributeurs bénévoles, lesquels ne représentent qu’eux mêmes. Il ne bénéficie d’aucun soutien (financier ou moral) du secteur privé, de collectivités publiques ou d’associations politiques ou confessionnelles, et n’en recherche pas. Ses seules ressources sont la vente de ses numéros (à ce jour, nous avons 51 abonnés. Objectif : 300, pour être sûr de pouvoir imprimer les 4 numéros suivants). Sa seule énergie est celle de ses rédacteurs (aujourd’hui nous sommes 10. Objectif : être plus nombreux). Son seul profit est de continuer à se sentir debout (pour l’instant, ça va à peu près. Objectif : ne jamais se coucher.). L’Égaré est un chantier ouvert. Ses rédacteurs sont des amateurs. Ils prennent le risque du bancal, du tordu, de l’incertain, du mal fichu,

du maladroit, mais ils se protègent du préfabriqué, du conformisme, du préjugé, de la complaisance par un travail collectif, coopératif et autocritique. On n’a pas fini de discuter ! L’Égaré recherche des repères. Pour cela il se plonge dans la complexité des liens qui font interagir les faits particuliers. À ce titre, tout l’intéresse, dès qu’il est possible d’en apprendre un peu plus sur le monde, de partager des questions et d’en découvrir de nouvelles, de vivre des rencontres, d’expérimenter de nouvelles formes de travail, de s’exercer à penser par soi-même. C’est du temps, des doutes, des soirées tardives, de bonnes tranches de rigolade. Ce numéro zéro est un premier pas. Il donne une impulsion, un élan. Il marque nos premiers apprentissages. On a encore beaucoup à apprendre.

L’ÉGARÉ EST UN JOURNAL VIVANT. L’Égaré no 0 - décembre 2006 - 1


LE RÉSEAU DES RÉSEAUX POUR ZÉRO EURO Pour vous, lecteurs qui n’êtes pas équipés d’ordina- Cybercentre de Machecoul rue de la Bourrie 44270 teurs, ou qui n’avez pas internet ou dont la connexion au Machecoul 02 40 02 26 24 réseau laisse à désirer, l’égaré propose quelques pistes CRIJ Tour de Bretagne, RDC 44000 Nantes 02 51 72 94 55 pour vérifier ses sources ou approfondir certains sujets. Il doit exister pas très loin de chez vous un E.P.N, un Cybercentre du Pays du Vignoble Nantais, 1, place Espace Public Numérique dont la mission est de pro- Charles De Gaulle 1er étage 44330 Vallet 02 51 71 75 07 poser à tous un accès à Internet ainsi qu’une initiation Cyber-base Trignac 9 rue Jean Jaurès 44570 Trignac aux usages du multimédia. L’accès y est souvent gra- 02.40.00.65.28 tuit pour de simples consultations. Cette labellisation Ecole municipale d’arts plastiques 24 avenue Léon Blum concerne majoritairement des lieux dédiés à la jeunesse 44600 Saint Nazaire 02 40 00 42 60 mais également des centres socio-culturels ou encore Maison de Services au Public des médiathèques. SIVOM du canton de Riaillé 182, Voici quelques adresses en Loire-Atlantique rue du Cèdre 44440 Riaille sélectionnées en fonction du libre accès 02 40 97 35 23 qu’elles proposent, certaines ont un Médiatheque Diderot Place formulaire de type charte à signer, Lucien Le Meut 44400 Rezé une participation modique peut être 02 40 04 05 37 demandée pour les impressions. Chaque mairie doit être en Cybercentre de Bouguenais 33 mesure de vous renseigner avenue du Général de Gaulle 44340 sur les points d’accès les Bouguenais 02-40-04-76-99 plus proches. Cyber-base Espace Pluriel Maison des associations 2 rue du stade 44610 Indre 02 40 85 46 15

RESSOURCES HUMAINES

DES BROCHURES QUI ÉCLAIRENT DANS LE NOIR! Chaque jour les médias inondent la population d’in- et grands, documents qui aident à comprendre certains formations terrifiantes, le type d’infos que l’on aime- thèmes majeurs de société. rait mieux ne pas connaître : conflits armés, épidémies, 15 brochures sont disponibles gratuitement sur leur site crises sanitaires, etc... des évènements à rester cloîtré internet (brochures à imprimer, à relier soi-même, à chez soi dans son petit abri anti-bactériologique bricolé lire et à faire lire). Parmi les sujets traités : Réinventer avec un vieux frigo, trois bouts de carton et du papier les médias, la Françafrique, la Publicité, l’Agriculture alu. Oui, ça fout les jetons! Intensive, le Nucléaire, le Narcissisme. Le langage est Heureusement que dans cet enfer, il y a quand même clair, solidement argumenté et très bien illustré. des amis qui nous veulent du bien : Les Renseignements Se plonger dans les Renseignements Généreux c’est Généreux! écouter une radio clandestine, monter un réseau de Les Renseignements Généreux, c’est le nom d’un col- distribution parallèle… il y a de la déprogrammation lectif de citoyens qui sont sortis de leurs abris et se sont dans l’air, il y a de la résistance en marche. mis à réaliser des documents pédagogiques pour petits www.les-renseignements-genereux.org/

RECYCLAGE MUSICAL Attention! Attention! Avis aux petits et grands mélomanes! Le grand REKUPERTOU débarque dans les bacs avec « Bric a brac », un cd de musiques variées (calypso, blues, valse, etc...) pour les enfants bien sûr, mais aussi pour toutes celles et ceux qui le sont restés. Derrière REKUPERTOU ne se cache pas Bruno Blandy, musicien touche à tout que l’on connaissait à travers ses expériences dans Bunny Ray, Tapak Lagoul ou encore au sein du Steel band nantais Calyps’Atlantic. L’artiste déploie ici des trésors d’ingéniosité et redonne une seconde vie à une batterie de vieilles casseroles, bidons, bouteilles, piquets de tentes, bocaux, tuyaux… Dans ce bric à brac là, 100 % bricolo, tient tout un univers malin, rigolo et rêveur. Entouré de sa tribu, Bruno Blandy parvient à installer une complicité rare avec l’auditeur, 19 morceaux à la fois simples et originaux, désinvoltes et exigeants, où la richesse des arrangements se mélange avec bonheur à la fragilité des voix d’enfants. Le résultat est mirobolant, époustouflant et pour tout dire macromégabien ! Pour se procurer la chose : chez la plupart des disquaires de l’agglomération nantaise ou directement chez le producteur au prix de 15 € La Compagnie des Ondes, 9 rue Victor Hugo, 44400 Rezé, cdondes @free.fr, 06.70.63.19.19

trouve un peu rapide et plutôt fantai- plus utiles qu’on ne le pense. C’est après pour ma conscience professionnelle. Je siste dans vos conclusions. Vous oubliez avoir intégré toutes ses variables que vous raconte ça, à vous, parce que la surface de référence définie astrono- l’on peux tracer le géoïde, la fameuse vos longues barbes et votre attitude miquement par nos soins*. Vous parlez surface d’altitude zéro. A partir de là, recueillie m’inspire le respect. des marées sans évoquer la rotation de les mesures des altimètres radars peu- L’un des rescapés, parmi les la terre ni les rayonnements solaires et vent reconstituer son niveau réel. C’est plus barbus, se lève et toise lunaires. Les phénomènes astrophysi- merveilleux n’est-ce pas ? le géomètre. ques, Monsieur le goéland, c’est mon Le goéland balance son mégot et s’en– Aide nous plutôt à consdomaine. Pour connaître l’altitude de vole avec dédain. truire un bateau, on n’a rien pour votre rocher, une seule solution, il faut – Alexandre Hogier reste seul devant le se déplacer. Si tu veux te fixer passer par l’ellipsoïde de référence. Nous avons mesuré des amplitudes de rocher. Il a de l’eau jusqu’aux genoux. sur quelque chose, commence plusieurs dizaines de mètres entre dif- L’histoire est en lutte avec ce qu’elle par réfléchir sur une ligne de flottaison. férentes zones océaniques. C’est là, où raconte. l’hétérogénéité et la densité des sous- Imaginons maintenant un déluge. Un L’histoire est mortelle. sol jouent un rôle prépondérants. énorme déluge, avec la pointe d’une Supposons qu’aucun des Le goéland commence à reluquer ses pal- montagne comme seul repère spatial. rescapés n’ait pensé à saumes de moins en moins discrètement. Sa Saupoudrez ce dérisoire pic monta- ver le moindre livre, la moindre carte, famille pêche autour de ce rocher depuis gneux d’une poignée d’individus, les rien. Comment l’histoire avec un grand H se survivrait-elle ? x ou n générations. Il connaît tous les derniers rescapés de leur espèce. crabes du coin par leur prénom. – Pardon monsieur, où se trouve le Le géomètre, très troublé par la répli– Pour connaître la hauteur de ce rocher, il niveau d’altitude zéro s’il vous plait ? Je que du vieillard, s’assoit discrètement faut tenir compte des vents permanents suis géomètre et j’aimerais poser le pied au pied d’un arbre. Il n’a pas le pied et des courants. La force de Coriolis et à cet endroit au moins une fois dans marin. Il regarde une bouteille en plasson référentiel galiléen sont beaucoup ma vie. Ce serait un véritable orgasme tique bringuebalée dans les vagues. Il

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songe à la tectonique des plaques. Tout en espérant se faire oublier du groupe de barbus, il essaie de calculer combien d’années encore le niveau actuel des eaux se maintiendra au même stade. OLIVIER AUTIN *www.meteofrance.com/FR/glossaire/designation/49_initie_view.jsp#51


DE L’ART D’EMBALLER UN TERRITOIRE FRONT PIONNIER EN TERRA INCOGNITA : L’ART CONTEMPORAIN EN PREMIÈRE LIGNE D’UNE MISSION CIVILISATRICE.

Entre Nantes et Saint-Nazaire s’étale un territoire mal connu, trop souvent associé à une image marécageuse, pétrochimique et désolée. Pour qui souhaite découvrir la beauté sauvage de l’estuaire, la première édition de la biennale « Estuaire Nantes <> St-Nazaire 2007, 2009, 2011 » sera prétexte à admirer ces paysages farouches qui, du 1er juin au 1er septembre 2007, se feront écrins pour 30 œuvres d’art contemporain. Si l’on en croit les objectifs de la manifestation tels qu’ils sont précisés dans SAINT-GILDAS la convention1 signée entre la ville de BLAIN CORDEMAIS Nantes et le CRDC, organisateur, ça va être grand : PONT-CHATEAU Le projet estuaire 2007 a pour objet de COUERON développer et promouvoir l’identité culturelle de cet espace. NORT/ Il fait appel à des artistes de renommée ERDRE internationale pour l’implantation d’œuSAINT INDRE vres monumentales, capables de se conNAZAIRE fronter aux dimensions de l’estuaire. L’objectif visé est que 50 % des œuvres commandées soient pérennes et entretenues comme « signes », « symboles » permanents et emblématiques des différents paysages et des sites industriels de l’estuaire. Pour faire ça, il faut un homme. Jean PAIMBŒUF Blaise2 sera celui-là. Acteur culturel local NANTES qui anime avec éclat la région nantaise PORNIC LE PELLERIN depuis plus de 20 ans, c’est lui qui a imaginé et qui dirige cette manifestation depuis le Lieu Unique. Convaincu que « nous avons besoin de projets qui entraînent et qui inspirent tous ceux, innombrables, qui ont envie de créer et de participer à une aventure »3, Jean lions (1 million pour la ville de Nantes). vironnement,5à l’économie, au social, à Blaise est de ceux qui auront participé Le reste provient de Total, Accor, Véolia, l’éducation » . C’est justement ce discours qui intéresse à ce que Nantes devienne « une ville en Airbus, la TAN… vue, une ville enviée »4. Il faut enfin un discours, pour expliquer l’Égaré. Et c’est évidemment celui qui le 6 Il faut aussi des financements. Pour un que cette « manifestation extrêmement porte que nous sommes allés questionner . budget de 7,5 millions €, les collectivi- fédératrice » a de « multiples ramifica- Quelles réalités le discours recouvre-ttés territoriales et l’état apportent 6 mil- tions qui touchent à la culture, à l’en- il ? Quelles idées véhicule-t-il ?

ÎLE DE LA PÉRENNITÉ

Il convient dès à présent de préciser ceci : Estuaire 2007 ne nous intéresse que par ce qu’il révèle de la façon dont sont utilisés la culture et ses acteurs. Nous ne recherchons aucune satisfaction personnelle ni aucun bénéfice coupable à explorer la pensée de Jean Blaise. Seul nous intéresse de comprendre un discours récurrent à autant d’actions semblables ici et ailleurs, souvent associées à une politique de développement plus générale. On nous épargnera donc les procès d’intention. 1 www.nantes.fr/Sgid/DataSgid/themes/conmun/ cm07102005/cm07102005-29-annexe.pdf 2 Les Allumés, Nuits Blanches, Fin de Siècle, fondateur du CRDC, directeur du Lieu Unique 3 Ouest France 13 oct 2006 - www.estuaire.info/ html/actu/actu.html 4 le Nouvel Obs 2193, 16/22 nov. 2006 5 Ouest France 13 oct 2006 - www.estuaire.info/ html/actu/actu.html 6 Jeudi 12 octobre 2006. En raison des contraintes éditoriales, nous n’avons pu tout garder de l’entretien. Les redondances, digressions, développement d’exemples et propos ouvrant sur d’autres thématiques que nous ne pouvons traiter ici ont été retirés, en prenant soin de ne pas tronquer la pensée de notre interlocuteur ni d’en modifier le sens. La retranscription intégrale de l’entretien (disponible sur demande à : le-logotope@orange.fr) lui a été communiquée pour approbation. Pas de réponse. Un entretien a également été sollicité auprès de Renate Schäfer, responsable partenariat entreprises pour Estuaire. Jean Blaise nous a fait savoir qu’il préférait répondre pour elle à nos questions.

QUAND LA CULTURE SERT À TOUT, PEUT-ELLE SERVIR À TOUS ?

Jean Blaise nous reçoit au premier étage du Lieu Unique, vaste open space au fond duquel on passera une heure à s’entretenir au sujet d’Estuaire 2007. L’entretien a été sollicité en précisant par avance sa thématique : à travers « estuaire 2007 », il s’agissait d’interroger les liens entre culture, art, patrimoine, développement et économie. En introduction, il est annoncé que les réponses fournies seront ensuite questionnées, critiquées, commentées. Ce que nous nous sommes abondamment autorisés. En guise d’intro, parce qu’on ne saurait se comprendre si on ne sait pas de quoi on parle, l’Égaré (l’É) demande à Jean Blaise ce qu’il entend par culture, afin d’éclairer ce qu’il nous dira ensuite d’Estuaire 2007 : Jean Blaise : Moi, personnellement je ne sais pas trop bien ce que c’est la culture, c’est plus une façon d’être, un état d’esprit, une façon d’être dans le monde, qu’un savoir. Notre problème à nous qui faisons de l’action culturelle, c’est pas de faire en sorte que le public capitalise des savoirs et qu’à la fin il se trouve plus riche qu’au début. C’est d’essayer de faire passer une façon d’être vis-à-vis de l’art, qu’on ne comprend pas habituellement, qui semble complexe pour la grande majorité des gens. (…) Comment fait-on pour faire découvrir, rendre accessibles, des formes qui sont complexes, parce qu’elles sont contemporaines, parce qu’elles sont immédiates, parce quelles sont là tout de suite et sans référence ? C’est ça notre problème à nous. (…) Et c’est difficile parce que les gens n’ont pas de références, parce que je pense qu’il y a un déficit d’éducation artistique et parce que je pense qu’il y a un déficit de fréquentation des lieux qui proposent l’art en général. (…) Comment faire ? Nous, entre les deux termes de l’équation, on est un vecteur, on est là pour faire passer, on est médiateur. (…) Notre problème c’est d’inventer

des formules pour faire ce pont, ce passage. Parce qui si on dit simplement : la forme est là, on n’a pas à la toucher, elle est telle qu’elle est, telle que l’a voulue l’artiste, le public il est tel qu’il est, il se démerde, et bien là on sait que c’est 1 % de la population qu’on touchera. (…) Ici, à LU, dans nos lieux, on touche 10 % de la population quand on travaille beaucoup et bien. Comment on fait pour les 90 autres % ? Il faut aller sur le terrain, sur leur terrain, il faut aller chez les gens, il faut aller sur l’espace public, et aller dans l’espace public,

pour moi, c’est ce qu’il y a de plus difficile. Parce que là on n’est plus seulement chez nous : ici personne vient nous embêter, y’a pas de censure, y’a pas d’auto censure, puisqu’on est un lieu qui peut faire tout ce qu’il veut par ses statuts. Alors que quand on va sur l’espace public, sur l’estuaire, on est chez les autres, on est chez tout le monde, et là, si il n’y a pas une relation obligatoire, immédiate, désirée, avec les gens qui habitent sur le territoire, ça ne peut pas se passer. Parce qu’il va y avoir des phénomènes de rejet immédiats. Donc ça, pour moi, c’est une autre façon de faire

CULTURE ? le concept est complexe. Et la question est un défi. Il n’est pas choquant d’admettre son incapacité à répondre à la question. Cependant, il s’agit ici de jean Blaise. Or, comment interpréter le fait qu’un acteur culturel de l’importance de Jean Blaise évacue la question posée (« une façon d’être » ?) pour faire valoir ensuite (et longuement) sa démarche de médiateur culturel ? Soit il n’a effectivement aucune idée de l’objet dont il a fait son métier. Auquel cas les actions menées par lui depuis plus de 20 ans s’avèrent dénuées de sens faute d’une conception claire, explicite et assumée de ce qu’il prétend faire vivre. Et les projets conduits relèvent alors de l’arbitraire de la personne, de l’emprise des modes et de l’opportunisme politique. Soit il en a au contraire une idée très claire. Auquel cas l’absence de réponse masque ce qu’il sait d’inavouable dans sa façon de concevoir la culture. Mais l’inavouable est tenace : l’objectif du médiateur culturel n’est pas de «rendre le public plus riche», parce que le savoir n’est pas « son problème ». Ce qu’il y a alors d’objectivement et d’obstinément choquant dans sa réponse, c’est ceci : la vacuité clairement assumée des projets qu’il conduit, où la démarche se substitue à l’objet qu’on prétend rendre accessible. L’Égaré no 0 - décembre 2006 - 3


de l’action culturelle qui peut-être s’approche de ce qu’on peut espérer d’une démocratie et d’un accès à l’art, tout en sachant que les incompréhensions vont perdurer, la complexité ne sera pas levée parce que les artistes quand ils créent ne se préoccupent pas de la complexité, de ce qu’ils disent, du contenu et de la forme. Ils créent. Ça veut dire que sur l’espace public, l’artiste et le médiateur comme nous, sommes obligés de dialoguer, de discuter, voire même de négocier, l’implantation sur un terrain donné, sur l’estuaire. (…)

MOUE DUBITATIVE L’on entend bien que les œuvres qui se rattachent au vaste champ de l’art contemporain sont « complexes ». Ce qu’il y a d’épatant avec cette appellation, c’est qu’elle recouvre des genres tellement variés que le public peut se frotter à une diversité de médiums, une infinité de messages et se perdre entre moue dubitative et spéculations cosmiques sur le sens de la vie sans qu’il lui en coûte. Amener ce public, par le biais de médiateurs à une autre compréhension que celle de l’artiste ou des élus qui ont eu le bon goût de le choisir, est louable mais un peu vain. D’autant plus que la notion de médiation ne peut se résumer à inventer des formules pour faciliter la rencontre entre un public et des formes d’art complexes. « Une des ambiguïtés de la notion de médiation est qu’elle recouvre trois approches qui, bien souvent, se superposent pour finir par se confondre. La première concerne les usages socio-politiques du terme et se manifeste dans les discours fonctionnels. La médiation se présente comme moyen destiné à court-circuiter les survivances héritées d’une organisation figée dans son passé. Elle vaut alors comme représentation qui utilise des outils d’expression et des supports de communication permettant aux «importants» de faire circuler leur vision du monde et de recueillir, éventuellement, l’opinion de ceux qu’il s’agit de convaincre et de séduire. De ce fait, la médiation joue une fonction idéologique : elle apparaît comme un moyen que se donne l’institution (juridique, politique ou culturelle) pour maintenir le contact avec ses administrés et imposer des représentations et des relations sociales. Le plus souvent, la médiation du discours des dirigeants se développe par le biais des médias : la médiatisation est alors le dispositif social et technique par lequel les citoyens sont visés dans l’espace public.» Jean Caune, 1999 dans La Médiation culturelle : une construction du lien social, université de Grenoble. Si le rôle du médiateur est aussi celui de l’intermédiaire chargé de convaincre du bien fondé de telle ou telle démarche, l’accompagnement, l’explication du tiers bienveillant, tendent à orienter le jugement du spectateur vers une version « officielle » du message ou, pire, une justification.

L’É : S’agissant d’Estuaire, est ce qu’on ne confond pas la massification de l’offre, de l’accès, avec la qualité de l’œuvre ? [ La question ne veut rien dire. Mais c’est pas grave : c’est, de toute façon, « effectivement la question ». ] JB : Tout le problème est là, c’est effectivement la question. Mais c’est la question qui est posée par les défenseurs de la démocratisation mais aussi par l’élite, les élitistes. On a, nous, des détracteurs des 2 côtés : du coté des amateurs d’art, c’est-à-dire ceux qui passent leur vie dans les centres d’art, dans les musées, dans les lieux d’art, et qui nous disent : « mais vous êtes en train de galvauder, vous êtes en train de trahir l’artiste (même si l’artiste est d’accord avec nous), mais vous êtes en train de l’entraîner sur des pentes, d’une certaine façon, populistes » ; et puis, de l’autre côté, on a ceux qui disent, ce que vous sentez un peu, effectivement, il n’y aura pas véritablement d’accès : le public va d’une certaine façon subir une intrusion.

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Stigmatisant ses détracteurs, JB ne se perçoit pas comme appartenant à l’élite, confondue ici avec les élitistes. Appartenir à une élite (quelle qu’elle soit) n’est pas infâmant en soi. Certains (de l’institutrice de ma fille à Edgard Morin) assument très bien leur responsabilité d’élite qui consiste justement à résister à la tentation de l’élitisme et à ses effets induits. Ça s’appelle l’éthique. Refuser de s’admettre comme élite (alors qu’on se sait appartenir au milieu culturel le plus en vue dans la région, observé avec intérêt depuis l’extérieur, revendiquant la portée internationale de ses actions) est, de la part de JB, une fausse humilité qui, en même temps que sont confondus élite et élitisme, frise la démagogie par le recours à l’amalgame : on a vite fait de tordre le cou aux amateurs d’arts qui (en passant) ne sont pas tous de vilains élitistes enfermés dans leurs musées. Il ne se perçoit pas non plus comme un défenseur de la démocratisation. Étonnant, de la part de quelqu’un qui prétend vouloir faciliter l’accès des œuvres complexes au plus grand nombre. Pour ça il y a deux manières : il y a ce qu’on appelle la pédagogie. Des gens qui sont là pour expliquer, des panneaux, des discours, le plus clairement possible, sans jargon, de la façon la plus immédiate et honnête possible. Et il y a aussi la communication ambiante : le bouche à oreille va jouer, (…) cette espèce de rumeur de communication ambiante fera que, de toute façon, on posera des questions. (…) L’É : Est-ce qu’il y a nécessité, dans le sens ou vous voulez être médiateur entre l’art et le public, à faire des manifestations qui aient ce volume ? JB : Oui, si on veut vraiment toucher le plus grand nombre ! (…) L’É : En cherchant le plus grand nombre y’a aussi le projet de développer l’image de la région de l’estuaire. Comment peut-on faire se correspondre, rendre cohérents, le souci de s’adresser au plus grand nombre avec celui de développer la région. C’est peut-être là qu’on est coincé : on est moins coincé par des soucis de mise en œuvre fonctionnelle que par une disjonction entre deux objectifs qui sont peut-être antynomiques. [ Si un lecteur bienveillant peut nous reformuler cette question de façon intelligible, on lui offre un abonnement d’un an. ] JB : Je sais pas : nous on n’est pas des économistes, on va pas investir sur l’estuaire. Notre objectif c’est de valoriser l’estuaire, ça c’est bien clair. Donc, que ce soit un territoire pour quelques milliers de personnes. On veut que ce territoire profite à d’autres. On partage cet objectif avec Martine Staebler, du GIP (Groupement d’Intérêt Public). Celui-ci observe l’estuaire et constate

que l’estuaire est en train de se dégrader, de s’envaser, et finalement il n’existera plus. Donc son problème [au GIP] est de sauver l’estuaire, d’aider à l’observation pour qu’on sauve l’estuaire à long terme et M. Staebler nous dit : « mais c’est très important ce que vous faites là, parce que vous mettez un coup de projecteur sur l’estuaire et vous montrez qu’il faut le sauver ». Parce que finalement, ce qu’il s’est passé jusqu’à présent, c’est que l’estuaire était un lieu réservé : il y avait les gens qui habitaient, qui vivaient de l’estuaire, mais très peu, très peu de gens. On pense aux pêcheurs, aux chasseurs. Et puis il y avait les industries, de grandes industries, qui se sont implantées sur l’estuaire (on a le CAC 40, hein, là) et qui l’ont gardé comme partout dans le monde et partout en France. C’est-à-dire qu’on a fermé les ports parce que les ports avaient une activité industrielle plus ou moins légitime, et qui fait que d’une certaine façon, quand même, ces endroits ont été des déversoirs, des zones de non droit. Aujourd’hui, si on veut sauver l’estuaire et bien il faut pouvoir l’observer, il faut qu’il soit montré, il faut qu’il y ait de plus en plus de gens qui aient envie de le sauver et qui aient envie de le défendre. (…) De toute façon on est sous le regard de tout le monde. C’est-à-dire que chaque fois qu’on est allé choisir un endroit, un terrain où créer une installation (éphémère ou pérenne), on était accompagnés par des associations de défense de l’environnement. Parce qu’on s’est aperçu (pas par vertu), parce qu’on s’est aperçu qu’on pouvait pas faire autrement. Quand on a commencé à prendre connaissance de l’estuaire, on s’est aperçu qu’il fallait absolument faire avec ces partenaires-là, obligatoirement… L’É : « C’est pas par vertu » : vous avez l’air de le regretter. JB : Mais pas du tout : aujourd’hui je ne le regrette pas. Parce que ce sont d’une certaine façon mes idées. J’ai pas envie de faire n’importe quoi sur un territoire donné, j’essaie de vous montrer qu’il fallait aussi être pragmatique, et que les choses se régulaient quand elles étaient bien faites. Donc, aujourd’hui, on va sur un terrain quand la LPO nous a dit : « OK, tu peux y aller » ou quand Bretagne Vivante nous a dit : « c’est possible, ça embète moins ici que là ». (…) Je travaille pour l’intérêt général. Donc l’intérêt général c’est toutes les composantes de cet intérêt. Mais on a aussi comme partenaire le port bien sûr. (…) L’É : D’où viennent les financements ? JB : De la région, du département, de Nantes métropole, du ministère de la Culture, des communautés de communes. Donc ça veut dire que c’est véritablement un projet d’intérêt général. Ça veut dire que tout le monde a envie qu’il se fasse. Pas pour mes beaux yeux (parce que sinon ce serait très fort, quand même, hein ? avouez ?) mais parce que c’est à un moment Complexe culturo-industriel


ET VOILÀ, LE MOT EST LÂCHÉ : « L’INTÉRÊT GÉNÉRAL » ! L’intérêt général, c’est comme art contemporain, Sur les retombées économiques des grands projets développement durable, sécurité publique, liberté culturels, on peut observer les tentatives de nos voiindividuelle, traité de constitution, coopération sins. L’exemple de Lille 2004 (capitale européenne de internationale, confiance des ménages, arts premiers la culture) est riche d’enseignements. Recherchant et tant d’autres concepts un peu mous du genou pareillement le prestige pour plus d’attractivité et un regain d’activité, on investit un budget 10 fois supéqu’on ne discute plus. Les élus des collectivités territoriales apprécieront la rieur à celui d’Estuaire (73,7 millions d’euros dont confiance aveugle que leur accorde Jean Blaise pour 13 millions -18 %- émanant de 82 partenaires privés). définir l’intérêt général. En l’occurrence, le projet Pour une année entière de manifestations, le bilan survient dans un contexte de développement d’une institutionnel (et exclusivement quantitatif) souligne métropole qui n’entend pas rester à la traîne de ses à travers une litanie de chiffres et de façon dithyvoisines européennes. Ce qui conduit, par exemple, rambique l’ampleur exceptionnel de l’événement et le Syndicat Mixte du SCOT (schéma de cohérence ter- se flatte de ses effets sur l’économie locale. En guise ritoriale) de Nantes-Saint-Nazaire à se poser (entre d’effet, les principaux bénéficiaires auront été les secbeaucoup d’autres pas mal gratinées) ce genre de teurs du commerce (toutes surfaces), de l’hôtellerie, questions, à l’occasion d’une conférence tenue le 10 des débits de boisson et de la restauration. Beaucoup juin 2005 : faut-il faire venir des actifs pour maintenir d’activité et de gros chiffres d’affaires. Y’a pas de les conditions du développement ? Si oui, lesquels ? mal à ça : faut bien que tout le monde vive. Pourtant, Comment attirer des actifs et des retraités ? (Nico- les départements de la région Nord-Pas-de-Calais las Sarkozy n’a rien inventé tout seul. L’immigration restent imperturbablement ceux de France où le taux choisie semble être la clé d’un avenir radieux pour de chômage est le plus élevé (jusqu’à plus de 13 %), tout territoire menacé de déclin économique). On suivant pas à pas l’évolution nationale. Et ce ne sont pourra trouver équilibrées et rationnelles les répon- pas les 28 CDI créés pour l’occasion dans le secteur ses que les experts apportent à ces questions. Et on culturel (sur 1 341 embauches, soit 2 % !) qui vont y pourra trouver Jean Blaise cohérent lorsqu’il déclare, changer grand chose. L’alibi économique ne tient pas. à cette même conférence : « Si [Estuaire 2007] réussit, En vérité, les collectivités territoriales subventionnent on va beaucoup en parler en France mais aussi en la communication et la publicité du secteur privé Europe, et on va essayer de valoriser ce territoire de pour son seul profit, sans que la population locale l’estuaire pour qu’il soit visible. Enfin, l’objectif le en bénéficie. La frénésie de spectacles va continuer plus important est de faire en sorte, une fois qu’on longtemps : Lille 2004 accouche de Lille 3000 (allez aura été vu et repéré, que les touristes se déplacent et hop !) et devient une biennale. On pourra aller consommer tous les deux ans dans le Nord sous le regard qu’on crée du développement dans cette région ». des chômeurs et des précaires locaux, qui pourront Mais le problème n’est pas dans la qualité des répon- profiter de leur temps libre pour consulter le bilan ses, il est dans la légitimité des questions, fondées (qualitatif celui-ci) du Conseil Économique et Social sur une course au développement entre métropoles. de la région Nord-Pas de Calais, très mitigé sur les L’Europe en effet s’engage dans la construction de effets de l’événement quant à la démocratisation de « la société de la connaissance la plus dynamique la culture et de ses pratiques : « la culture est ici avant et la plus compétitive du monde » (objectifs de Lis- tout le support d’un événement destiné à valoriser et bonne), en suscitant, pour stimuler l’innovation, la dynamiser une ville et une région dans toutes leurs concurrence entre les territoires. Ainsi est encouragé dimensions (économique, touristiques). De ce point le développement des secteurs de haute technologie, de vue, on ne peut attendre de cette manifestation à forte valeur ajoutée, c’est-à-dire la recherche et les plus que ce qu’elle n’est capable d’offrir en termes de TIC, dont on recherchera la plus grande productivité, développement culturel ». Ils pourront alors méditer tout en protégeant les innovations par de nouvelles ces quelques questions : « toutes les composantes de règles concernant la propriété intellectuelle. De là cet intérêt » contribuent-elles également à l’intérêt naît le concept des « idéopôles », lieux d’intelligence général ? Sur quels critères peut-on apprécier leurs supérieure qui inventeront ce que les moins malins contributions respectives ? En quoi sont-elles toujours dans le monde auront la charge de fabriquer (Gre- convergentes ? Comment ces différentes composannoble a pris de l’avance en accueillant Minatech, le tes sont-elles associées ensemble pour construire cet fleuron de l’ingénierie en matière de nanotechno- intérêt général ? Qui décide pour qui ? Qui rend des logie). comptes à qui ? Qu’est-ce qui protège les plus faiChoisis ton camp camarade : vivre en compagnie de bles ? Et aussi, en passant : quelles valeurs, principes, tous les premiers de la classe dont ta cité high tech modes de pensées et concepts clés fondent l’intérêt idéale a besoin, en guettant le palmarès semestriel général ? Qui en a jamais discuté ? du Nouvel Obs des «villes où il fait bon vivre» (mais Sur ces thèmes, lire : Bendy Glu « Culture et propagande », in on te prévient : c’est évidemment une utopie), ou « Domestiquer les masses », revue Agones, no 34, 2005. t’installer ailleurs parce que les prix de l’immobi- Les actes de la conférence du SCOT sont accessibles ici : www.scotmetropole-nantes-saint-nazaire.com/web/menuConferencemetrolier te chassent vers tes frères crétins qui demeurent politaine2005.do juste bons à produire des trucs que tu pourras même Les objectifs de Lisbonne : www.eurosfaire.prd.fr/bibliotheque/pdf/ pas t’acheter (mais on te prévient : ça pue et c’est Lisbonne_objectifs_2004_PN.pdf sale). Heureusement que Jean Blaise programme des Le bilan de Lille 2004 : iis5.domicile.fr/lille2004/v04-asp2/pdf/indiartistes qui savent « mettre le doigt sur nos perver- cateurs_bilan.pdf Le rapport du CESR : www.nordpasdecalais.fr/cesr/telechargesions ». ment/2006/2006-0702-avis_lille_2004.pdf

PAUSE RÉCRÉATIVE Parmi ces quatre définitions de l’artiste selon JB, relève les 7 incohérences. L’artiste contemporain : ∑• crée des œuvres immédiates et sans référence. ∑• a une certaine intelligence, différente de la nôtre, qui lui permet d’anticiper. •∑ remet en question la société et sait mettre le doigt sur nos perversions. ∑• ne se préoccupe pas de la complexité, de ce qu’il dit, du contenu et de la forme.

donné un projet qui correspond à une intention, à une volonté. (…) Pour que des collectivités territoriales s’intéressent à un projet, investissent sur un projet, pour elles c’est un investissement, et puis, surtout, ces 7 millions, ils s’évaporent pas. (…) Il y en a au moins 4,5 qui retournent à l’économie locale, ce qui est bien. Et puis si on réussit notre coup, si on travaille bien et si on réussit, il va y avoir évidemment des développements. C’est-àdire qu’il va y avoir un tourisme qui va se faire et qui va rapporter (à peu près 4,6 millions, selon des modes de calculs, bon, euh, compliqués), etc. (…) Estuaire c’est aussi plus de 110 emplois qu’on paie pour ça. C’est quelque chose qui produit et qui fait que, effective-

ment, à un moment donné, il y a de l’activité. Et je ne parle pas de la question de l’image, etc. (…) L’É [après quelques propos communs sur le patrimoine, au sujet des œuvres « monumentales »] : Est-ce que le beau, ici, ne se réduit pas à l’impressionnant ? JB : Non il ne se réduit pas. Il s’en nourrit, aussi, mais il ne se réduit pas. (…) Les artistes jouent beaucoup avec l’impressionnant. Parce que les artistes remettent en question la société, parce qu’ils mettent le doigt dessus, toujours, ils mettent le doigt sur nos perversions. Mais comme ils sont extrèmement intelligents (pas plus que nous, mais ils ont une certaine intelligence : ils anticipent beaucoup plus que nous, c’est comme ça qu’on est artiste ou pas artiste je crois (rires)), et bien ils sont capables à la fois de nous donner du désir, du plaisir et du trouble. Voilà. (…) L’É : Recherchant des œuvres monumentales, n’y aurait-il pas l’envie d’impressionner ? JB : Y’a une envie de troubler. L’É : Il s’agit de troubler pour donner une image de la région ? JB : Non pour faire se poser des questions. [Ça tombe bien, c’est ce qu’on fait !] L’É : Pour les gens, quel impact aura Estuaire (hormis le moment où ils vont aller visiter les sites) ? JB : [Évoque l’exemple concret d’une installation projetée à Lavau-sur-Loire : la préparation suscite des rencontres, des discussions, des négociations avec et entre les associations diverses, avec des responsables, des élus. Tout le monde réfléchit au projet.] La population de Lavau s’approprie le projet. C’est un projet d’ensemble. Les gens vont le faire vivre et vont en profiter. Premier impact : on anime au premier sens

L’ESTUAIRE, UN « LIEU RÉSERVÉ » ? Des chasseurs, des pêcheurs ? Mais, enfin, de qui se moque-t-on ?! Est-ce là toute la connaissance que JB a de cet estuaire qu’il entend « sauver » ? (on savoure, au passage, le glissement sémantique depuis « promouvoir une identité » jusqu’à « sauver l’estuaire » qui relève plus du messianisme que de l’action culturelle). Les centaines de milliers d’habitants qui peuplent les dizaines de communes le long de l’estuaire, qui y vivent, y travaillent, y animent des associations, s’y investissent politiquement, s’interrogent sur l’aménagement de leur espace, apprécieront sûrement d’être réduits à un petit peuple de chasseurs-pêcheurs. Pour le reste, on nage en pleine confusion… Il y a, contenu dans ces quelques phrases, une multiplicité d’objectifs qui se téléscopent sans qu’on parvienne à retrouver une cohérence, tant les représentations tronquées d’un territoire se mêlent à des propos vagues et sans fondement. Parle-t-on d’environnement ou de culture ? Qui sont ces autres qui pourraient tirer profit du territoire ? De quel profit s’agit-il ? Quels avantages l’environnement écologique de l’estuaire retirera-t-il de l’installation humaine et des activités subséquentes ? Comment peut-on dire des industries installées ici que leurs activités « sont plus ou moins légitimes » alors que dans le même temps on leur vend un espace promotionnel sur les supports de communication de l’événement ? Et si même on admet que l’endroit est réservé, n’est-ce pas justement en raison de sa nécessaire protection ? Et puis enfin : on ne vit pas de l’estuaire, on vit sur l’estuaire. L’estuaire est un espace de vie, vivant luimême, pas une source de profits. Ce qui impose de repenser les interactions nécessaires et vitales entre un espace et les hommes qui l’occupent. Alors, si tout est lié et que pour cette raison un projet doit être pensé dans la complexité de ses effets, qu’au moins on nous épargne la négligence intellectuelle. Les enjeux relevés ici ont besoin d’un peu plus de rigueur et d’éthique. L’Égaré no 0 - décembre 2006 - 5


du mot le territoire, et ça ça m’intéresse parce que puis le profit à long terme qu’en retirent les grandes c’est mon métier depuis l’origine. Et puis on est dans entreprises, sachant que de toute façon ils n’ont besoin la réalité : tout d’un coup on introduit des artistes dans de la culture que comme cache sexe, pour faire de la la réalité. Parce que c’est notre métier : comment faire publicité. Sur les 7 millions, vous n’en auriez eu que pour que l’art aille partout. Et qu’un artiste comme 6, est-ce que ça n’aurait pas été suffisant ? Tadeshi Kawamata fasse un belvédère en bois, qui va JB : J’aurais eu 6 millions j’aurais quand même cherché être là pour un demi siècle, je l’espère, moi j’ai atteint un million du privé. Parce que c’est pas seulement la mon but. Mais ce sera pas seulement un truc avec un question de boucler le budget. Pour moi c’est une morceau de tôle dessus. (…) Voilà ce qui m’intéresse et vraie question de fond, et je me sens extrèmement rien d’autre. C’est-à-dire qu’on peut penser, on peut libre pour répondre : ce sont des partenaires évidents. imaginer qu’avec cette démarche l’œuvre sera juste. Quand vous descendez l’estuaire en bateau, vous avez J’ai alors le sentiment, moi, d’avoir fait mon boulot. Arcelor, EDF, Total, Airbus… Il n’y a aucune raison pour L’É : [question pour connaître les sponsors, non divul- qu’ils ne soient pas partenaires. Ou alors on est un révolutionnaire et on dit : « il faut que ça disparaisse ». gués en octobre. C’est chose faite depuis] JB : (…) C’est des entreprises extrêmement diverses Mais moi, non, c’est pas moi… parce que moi je sais et qui ont des intérêts extrêmement divers. Il y a de pas faire ça, parce que c’est pas… Donc ce qu’il faut grandes entreprises dont l’intérêt c’est simplement : absolument c’est que ces énormes profits, ces énormes profits, et bien il faut qu’ils profitent un peu à ce à quoi comment peut-on ne pas y être ? (…) on croit. Et après il y a une question de conscience : L’É : Les financeurs privés le font pour leur image, pas est-ce qu’on ne leur sert pas la soupe ? Moi, de ce point par philantropie, ils le disent eux-mêmes. Donc, à un de vue-là je suis en accord avec moi-même : d’abord moment donné, n’y a-t-il pas collusion entre ce désir parce que j’ai pas de pourcentage (…) et, deux : je de vouloir démocratiser, rendre accessible l’art, et crois à l’entrisme. Je pense que pour améliorer les situations il faut révéler, que tout à coup ça apparaisse, qu’il n’y ait pas, justement, de masque. DES INTÉRÊTS DIVERS ? L’É : Le problème, là, c’est qu’on révèle ces entreprises Passons sur les méfaits causés à l’environnement comme des gens qui facilitent l’accès à la culture. par les activités de Total (dans le coin, on n’oublie JB : Bof… ouais… Vous savez, le fric qu’ils vont nous pas l’Erika), aux paysages par les édifices d’Accor donner ils l’auraient mis dans la pub ça aurait été (Novotel, Mercure, Ibis, Etap, Formule 1, répandus un peut-être plus efficace. peu partout dans le monde), à la gestion de l’eau par Véolia (ex-Vivendi, ex-GDE, qui, non content d’avoir L’É : Pas sûr : ils retirent beaucoup plus d’impact confisqué la flotte aux municipalités, tout en étran- avec ce genre de manif, en terme d’image, que par la glant les syndicats, est en train de confisquer celle pub, et c’est bien pour ça que les entreprises essaient des chinois qui n’avaient rien demandé – écouter de mécéner de plus en plus (en tout cas les grands ou réécouter Là-bas si j’y suis, France Inter, 24, 25, groupes) parce qu’ils se rendent bien compte qu’ils 26 octobre : www.la-bas.org/article.php3?id_arti- ont besoin d’imaginer d’autres façons, justement, de cle=1017). parfaire leur communication. « Comment ne pas y être » c’est : comment ne pas JB : Vous avez vu la pub de Total autour de sa campaprofiter d’une belle occasion de se montrer sous un gne pour l’écologie, pour sauver le monde, etc ? C’est bon jour et pour pas cher ? des millions d’euros ! Nous, c’est peanuts ! C’est un pourboire ! C’est rien ! Au public qui pourra se montrer chagriné de leur présence, on répondra : « T’inquiète pas : c’est leur L’É : Ben alors : si c’est un pourboire et si la culture contribution à l’intérêt général. C’est toi qui paie est si importante, pourquoi ne pas leur en demander leur pub ? Mais c’est très bien : c’est ta contribution plus ? à l’intérêt général». JB : Ben voilà (rires) ! Moi je pense qu’il faut leur en demander plus, toujours plus, mais : jusqu’au moment

AU FAIT, existe-t-il un comité de pilotage composé de citoyens, d’associations culturelles, d’artistes et d’élus sur la biennale Estuaire 2007 ? Suite aux lois Voynet (99-533, JO du 25 juin 1999) la participation citoyenne et la démocratisation culturelle deviennent (enfin ?) des arguments de campagne pour les élections. Il serait intéressant que cette biennale brille sur le reste de l’Europe également par la participation active d’un groupe représentatif du territoire. Active dans le sens où ces représentants du tissu local auraient leur mot à dire de la conception à la mise en œuvre, en passant par un débat ouvert sur la programmation des artistes, sur les pratiques et l’apprentissage des disciplines artistiques du public, sur la protection de l’environnement et sur l’implication des financeurs. L’identité culturelle de l’estuaire s’arrête-t-elle à sa faune et à sa flore ? Il n’est pas encore interdit de rêver tout haut, les élus devraient entendre que les citoyens n’apprécient pas du tout quand les décisions sont prises avant les dites consultations. Ils n’apprécient pas du tout non plus qu’on les consulte sur des sujets mineurs. Est-ce que les habitants de l’estuaire vont accepter sans réagir une identité culturelle construite arbitrairement dans le laboratoire de l’usine LU ? Entre autres exemples fondateurs de l’identité culturelle de l’estuaire, il y a l’empreinte d’un certain Fernand Pelloutier. Cet artisan de l’émancipation du monde ouvrier a vécu à St Nazaire à la fin du XIXe siècle. Fernand Pelloutier a dit un jour : « Nous voulons que l’émancipation du peuple soit l’œuvre du peuple lui même »*. Il est évident que nous parlons de culture mais, comme les frontières avec la politique sont toujours ténues, il semble tout de même essentiel de pointer l’appartenance historique du territoire à une forte indépendance d’esprit. Nous sommes toujours en train de parler du bien commun n’est-ce pas ? L’éducation populaire joue un rôle important dans la transmission des savoirs sur le territoire. N’est-ce pas un élément fort de l’identité culturelle ? Toutes ces associations culturelles et socioculturelles qui, toute l’année, très modestement, œuvrent pour transmettre des pratiques artistiques et des connaissances utiles pour la socialisation, l’esprit critique et la responsabilisation, pourquoi passent-elles un temps fou à réclamer des moyens pour travailler correctement ? Imaginons un instant que le quart du budget d’Estuaire serve à aider ces associations de proximité. Les artistes pourraient travailler toute l’année directement avec les jeunes sur des ateliers. Si l’on mettait le savoir dit « savant » au service du savoir dit « populaire » dans un esprit de solidarité et de formation mutuelle ? L’artiste alors ne manquerait pas de retrouver des références au contact des gens et de leur parole. Tout le monde s’y retrouverait. Cela ne remettrait pas en cause le projet, bien au contraire. L’identité culturelle prendrait une dynamique redoutablement efficace, un peu plus en profondeur en tout cas. Briller au loin, c’est une chose. Éclairer au près, c’est pas mal non plus. www.pelloutier.net/dossiers/dossiers.php?id_dossier=17 6 - L’Égaré no 0 - décembre 2006

« RÉVÉLER » ? Révéler quoi ? Ce que tout le monde sait ? Les dangers que nous font courir la surindustrialisation, la surproduction, la surconsommation ? La connivence entre médias, industriels, financiers, politiques et intellectuels ? La présence de 6 sites Seveso sur l’estuaire ?... Sur les risques industriels en Pays de la Loire, consulter le site de la Direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement : www.pays-de-laloire.drire.gouv.fr/ Il n’est plus temps de « révéler » ! Ça, c’est un combat de la dernière heure qui relève plus de l’opportunisme que de l’engagement citoyen. La question aujourd’hui c’est : en quoi ces « énormes profits » sont-ils légitimes ? Au détriment de qui et de quoi se développent-ils ? Quelles alternatives à la confiscation des moyens de production par les financiers peut-on imaginer ? Autant de questions parmi d’autres qui dépassent largement le cadre de l’estuaire et dont le cœur pourrait se résumer en une seule : de quel progrès l’humanité (hé oui…) a-t-elle besoin ? Question qui engage une refonte totale de nos modes de pensées et qui mériterait une réflexion un peu moins simpliste que de choisir entre être « révolutionnaire » en voulant que « ça disparaisse » et « croire en l’entrisme ». Réflexion de laquelle personne ne peut être exclu. Quant à « l’entrisme » (s’insinuer secrètement dans un groupe pour recueillir des informations et/ou en modifier le projet à son profit), s’il s’agit d’accepter un « pourboire » en échange du droit d’être nommé « partenaire », on ne voit pas en quoi le « masque » tombe. Le médiateur culturel archiconnu Jean Blaise, un infiltré ? François-Bernard HUYGHE, médiologue, docteur d’État en Sciences Politiques, enseigne à HEC et à l’EGE : « Une stratégie d’influence doit être inventée, pour préparer et formater le marché, ce qui implique aussi d’influer sur les esprits, les consommateurs et les citoyens, et de favoriser ses propres normes et valeurs [celles de l’entreprise] dans tous les domaines. La communication de l’entreprise doit donc s’intégrer à une vision stratégique : ne pas s’enfermer dans l’économique stricto sensu ; elle doit intégrer les composantes culturelles et idéologiques. Elle doit intégrer la dimension de l’influence qui recouvre trois composantes importantes : le prestige exercé, donc l’image émise collectivement, les messages transmis, donc les efforts délibérés pour persuader. La communication doit aussi et surtout intégrer la troisième dimension : celle des réseaux, des pouvoirs invisibles, des intermédiaires et des médiations. » www.huyghe.fr/dyndoc_actu/425150b192979.pdf On ne saurait dire mieux ! C’est ici l’essence de ce sur quoi les grands groupes fondent leur développement : les relations publiques. L’entrisme ? Mais qui pénètre qui ? À ce stade, l’Égaré va passer pour un gauchiste simplet doublé d’un révolutionnaire naïf. C’est peut-être le prix à payer pour avoir posé la question. Mais ça reste moins cher que le prix du silence, payé en cacahuètes. où vous risquez d’être assujetti. C’est-à-dire que, pour moi, la culture elle doit rester sous la tutelle du public. C’est extrèmement important. La culture ne peut pas vivre comme aux Etats-Unis. (…) Jusqu’où on va ? Il faut que demain, il faut qu’on puisse se passer des financements privés. Il faut qu’on puisse s’en passer, s’il y a un problème. Mais si c’est 50 % de nos financements, on ne pourra pas s’en passer. Moi je milite depuis toujours pour que les subventions publiques soient extrèmement fortes et qu’on n’abandonne pas. (…) C’est une question de conscience et rien d’autre. L’É : Il me semble que c’est plus encore une question d’éthique. JB : D’éthique… m’oui…


d’autre, et par cette espèce d’épouvante de l’échelle, (c’est une échelle épouvantable, ce canard en plastique ! Normalement c’est le petit canard de nos bains d’enfants) tout à coup il va énormément grossir pour devenir plus fort que nous, et plus monstrueux que nous, jusqu’à nous dominer et à s’imposer alors que ce n’est qu’un morceau de plastique ! Alors bon… on peut faire des théories là-dessus, mais : c’est l’intention de l’artiste et moi je la trouve intéressante. Alors après, la question c’est : oui mais alors on va voir ce canard comme une attraction (parce que c’est aussi une attraction, c’est ça aussi la force de l’artiste… Enfin : celui qui veut avoir un impact, aussi, hein, pour le plus large public) il est L’É : Mais, après, quand on commence à mettre le à la fois attirant et il est repousdoigt dedans, ayant commencé, quand s’arrête-t-on sant et si y’a pas ce trouble (je vous parlais de trouble tout à ou comment s’arrête-t-on ? JB : (rires) [JB évoque l’expo Coca-Cola : tout le monde l’heure) c’est raté. S’il n’y a pas lui a tapé dessus : amis et ennemis, artistes, public, ce trouble, c’est raté. S’il y a tout le monde.] Tout le monde m’est rentré dans le seulement l’attrait du spectachou ! J’avais envie de montrer que, d’abord, une culaire qu’on pourrait trouver multinationale comme celle-là pouvait s’intéresser à à Disneyland, et bien effectice qu’on faisait et donc que l’art c’était pas si inno- vement c’est raté. L’É : Pour le coup oui : il va falcent que ça. L’É : Est-ce qu’ils s’intéressaient à ce que vous faisiez loir sacrément expliquer ! JB : Mais, vous savez, j’ai renou à l’image qu’ils pouvaient en retirer ? contré 1 000 personnes pour… JB : Oui… mais c’est pareil ! (…) Pérennité ajustable en milieu naturel (et je vous dis pas ça pour À certains moments, je pense qu’il faut savoir aussi m’en glorifier, enfin, un petit prendre ce risque-là, celui de la collusion, parce que peu parce que physiquement il faut le faire aussi) mais écologiques et éducatives au profit des actionnaires je crois que la radicalité n’est pas là où on croit. A je pense que c’est la seule façon qu’on peut avoir de de quelques grosses entreprises, en soignant au pascertains moments il faut utiliser d’autres armes. (…) faire comprendre une démarche. Au moins une démar- sage l’image d’une poignée d’élus locaux ? Quant che. Après… qu’on n’aime pas, j’m’en fous, mais au à « l’autre », chez qui on ne peut pas faire ce que moins qu’on comprenne la démarche, c’est pour moi l’on veut, chez qui il est si difficile d’aller, comment BEN NON C’EST PAS PAREIL ! déterminant évidemment. pourra-t-il s’émanciper, alors qu’il est nié en tant Ou alors, si c’est pareil, c’est qu’une entreprise L’entretien se termine sur ces derniers mots. Et le ver- que sujet en même temps que l’artiste est sacralisé comme Coca ne peut s’intéresser à ce que fait un tige nous saisit. Tout ça pour dire que seule la démar- comme un surhomme puisant son inspiration dans lieu culturel que parce qu’elle peut en retirer un che compte ?! Et les œuvres ? L’environnement… Le les régions sublunaires, inaccessibles au commun des profit. Donc : des gens qui disent «oui» et, surtout, développement… Les gens… La culture… Des alibis ? mortels (Pierrick Sorin sera ravi d’apprendre que ses des gens qui, quelle que soit la nature de leurs dis- Est-ce qu’alors seul importe à Jean Blaise qu’on parle œuvres sont vierges de références. Il saura sûrement cours critiques, ne risquent pas de leur casser la en rire.) ? de… Jean Blaise et de sa démarche ? baraque. Le Lieu Unique, fier d’avoir été reconnu Jean Blaise est l’archétype de l’agent culturel instruEt, de toute façon, quelle démarche ? Celle qui concomme inoffensif ? siste à pervertir des idées artistiques, démocratiques, mentalisé, constamment obligé de se justifier, quitte D’un côté, on accepte les pourboires, de l’autre, on à produire un discours incohérent. Mais peut-il faire décore les emballages : la radicalité est donc dans la autrement, quand il collabore à ce qu’il critique ? collusion, nouvelle arme de résistance. Intéressant. À ce stade, il est vain de s’en prendre à l’instrument. Et puissamment évocateur. Ce qui est en jeu, ici, c’est la responsabilité de nos élus. Janvier 2004 : « Qu’une grande marque prenne le Et toutes les questions que nous abordons leurs sont risque de faire appel à des artistes pour porter sa directement adressées. communication est toujours une bonne nouvelle » Or, c’est encore Jean Blaise, brave petit soldat, qui (extrait du communiqué de presse de LU pour ajuste les tirs de barrage : « Malheureusement des « laboratoire d’artistes Coca-Cola light ») échéances électorales approchent et nous allons subir Hauts les cœurs : les canettes d’élite de Coca déveren permanence les assauts de ceux qui pensent pousées à travers le monde portent « la bonne nouvoir fragiliser les collectivités territoriales qui nous velle » ! soutiennent avec des arguments éculés. »1 Pour en savoir plus sur les suites de cette action : En clair : si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous (nous : le PS du coin. Tu es contre nous : tu appartiens www.lalettrealulu.com/Lulu-47-decembreà l’extrème droite, à l’extrème gauche, à Sarkozy, à 2004,Prevention-contre-le-soda-Un-Coca-pleinBayrou, aux altermondialistes, etc...). Et si tu contide-flop_a1288.html nues à nous critiquer, tu vas provoquer la défaite de la gauche aux présidentielles. L’É : Une question pour finir sur un truc qui me chifIci, la démocratie en prend un vilain coup : ce genre de fonne un peu : est-il vrai qu’il y aura un canard en propos simplistes ne fait que discréditer leurs auteurs plastique ? [depuis la conférence de presse de novemet ce qu’ils prétendent défendre. On appréciera l’esbre, on sait qu’il y aura un « monstre en plastique » prit visionnaire de notre médiateur culturel, incapasur St-Herblain] ble de lire dans les débats du moment le désir de se réapproprier le champ politique en développant une JB : Alors justement : c’est un très jeune artiste hollanpensée complexe, ouverte à la nuance, au partage dais et… on est en plein dedans, c’est-à-dire qu’on et à l’équité. est là, pour le coup, dans la contestation immédiate des images de notre société. Il a imaginé un canard en Mais sans doute n’avons-nous rien compris. L’élu et sa faune plastique plastique, ç’aurait pu être un Mickey ou n’importe quoi 1 Ouest France 13 oct 2006 - www.estuaire.info/html/actu/actu.html Dans l’histoire de la France, l’interventionnisme des pouvoirs publics en matière culturelle est une constante. Le problème, c’est justement qu’aujourd’hui on est en train d’organiser le transfert de compétences en matière culturelle du public vers le privé, par des incitations fiscales (voir la loi no 2003-709 du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations. En clair : donnez à la culture, vous paierez moins d’impôts). Que l’entreprise donne pour la culture, après tout : c’est normal. À partir du moment et à cette condition non-négociable que ça passe par l’impôt, dont les recettes sont destinées à être redistribuées. C’est alors la collectivité, dont les membres sont représentés à égalité, sans considération de leurs intérêts particuliers) qui décide de son projet culturel (objet d’intérêt général). Se défaire de cette condition, c’est accepter de n’avoir plus jamais à se poser la question de l’équilibre entre les financements privés et publics… Puisque c’est celui qui paie qui décide…

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FAITES LE ZÉRO POUR SORTIR La dette immonde qui monte, qui monte … Le pouvoir de la culture ! En octobre dernier, Jack et Bernie se sont dits très émus suite à la projection du film « Indigènes ». Ils se sont alors rappelés des soldats africains qui ont combattu pour la France pendant la seconde guerre mondiale. La soudaine prise de conscience médiatique du couple présidentiel a entraîné celle du peuple français. Les JT n’ont pas lésiné sur le nécessaire devoir de mémoire et la réparation d’une injustice historique. Si c’est ainsi que les choses avancent dans notre pays, il serait judicieux de projeter aux époux Chirac et aux candidats à la présidence le film d’Abderrahmane Sissako. Avec « Bamako », le réalisateur révèle le capitalisme tel qu’il est : un systéme de prédation totale. Dans la cour d’une habitation de la capitale malienne se tient le procès inédit de la Banque mondiale et de ses différentes émanations (cités : le G8, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce). Ils sont jugés pour les ravages provoqués par le système « d’ajustement structurel » imposé aux pays du sud. La dette en est la partie immergée. Tour à tour, des représentants de la société civile viennent à la barre : l’intellectuelle – Aminata Traoré, écrivain, militante altermondialiste –, le villageois candidat à l’immigration vers l’Europe, l’instituteur, le professeur, le griot (témoignage non traduit mais puissant de colère). Ils rendent compte du pillage organisé de leur pays par les occidentaux, des aides au développement détournées par une classe politique inféodée, du remboursement de la dette qui obère jusqu’à un quart du budget du pays au détriment des besoins fondamentaux que sont l’accès aux soins et à l’éducation, de leur propre aveuglement aussi lorsqu’ils profitent d’un système de corruption généralisée. Les propos sont directs, compréhensibles, à la portée de n’importe quel occidental nanti et conduisent à ce constat : le niveau de vie au Nord n’est possible que parce que, comme l’illustre l’un des témoins, « ce nègre a assuré votre développement » ! Alors, oui : cette dette, c’est une gigantesque arnaque immonde et planétaire qui explique en grande partie le monde comme il va : conflits armés, conditions d’extrême pauvreté des paysans du sud, malnutrition, analphabétisation, immigration massive des populations du sud vers les pays riches, absence de réels progrès dans le recul des principales pandémies, violences policières dans les ghettos, etc... L’arnaque réside dans l’imposture de base qui consiste à rendre débiteur un pays que l’on a dépouillé, que l’on continue à dépouiller de ses richesses (ressources minières, agricoles mais aussi humaines – cf Mr « immigration-choisie »), et à qui les nations riches vont imposer par différents traités et accords leur modèle économique (le seul, l’unique !). Le film nous questionne sur la légitimité des institutions accusées et sur l’efficacité de leurs programmes en regard des ambitions qu’ils affichent. Ce qui surprend, c’est finalement la proximité du discours avec ce que l’on peut entendre en France actuellement sur le démantèlement du service public, la rentabilité comme objectif d’intérêt général, la croissance comme seule vision d’avenir et en toile de fond la désagrégation de la culture et de l’identité. Le modèle imposé par le nord n’est pas seulement économique il est également, et de manière plus pernicieuse, culturel et identitaire. A la barre, l’un des personnages de Bamako parle de viol de l’imaginaire, on ressent dans le mutisme ou l’abattement quasi-général des protagonistes, l’identité méprisée, l’auto-dénigrement des racines et des valeurs, la confiscation d’un patrimoine culturel pour en garnir les

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reprendre le terme de l’un des avocats de la partie civile), n’existe pas. Si les réquisitoires sont violents, les peines requises contre les institutions financière internationales surprennent : travaux d’intérêt général pour l’humanité, à perpétuité ! Malgré son ton amer et presque désespéré, cette oeuvre militante informe, questionne, donne envie d’aller au-delà de la compassion. En Belgique, la campagne « En 2007, tu me casses la dette » vise à interpeller les élus politiques avant les élections législatives. Selon un communiqué paru le 12 octobre dernier sur le site internet du CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-Monde), « la Norvège vient de reconnaître sa responsabilité dans l’endettement illégitime de 5 pays – Equateur, Egypte, Jamaïque, Pérou, Sierra Leone – et a décidé d’annuler unilatéralement une part des créances qu’elle détient envers ces pays à hauteur de 62 millions d’euros ». Et en France ? Contre toute attente, « Bamako » a bénéficié à sa sortie d’une couverture médiatique honorable, il poursuit sa carrière à travers tout le pays, accompagné de débats avec différents intervenants. Projeté devant des élèves de collèges et lycées mais aussi des citoyens vitrines des musées chic du nord.1 désireux de s’instruire, gageons que cette vérité les Les témoins de Sissako illustrent la situation écono- marque à jamais. mique des pays de l’hémisphère sud. Par leurs récits authentiques, ils révèlent l’inefficacité des politiques Au-delà de l’annulation de la dette,ce film nous monmenées par les diverses institutions créancières à tra- tre que les Africains ne sont plus dupes du système vers les missions qu’elles se sont données, ils mettent capitaliste et qu’à défaut de le remplacer, ils veulent en exergue l’absurdité d’un système enchaînant un au minimum, des règles du jeu « équitables, transpaJOËL PERSON pays au remboursement d’une dette contractée pour rentes et valables pour tous ». un développement qui n’a pas eu lieu, illustrant à la 1 www.hns-info.net/article.php3?id_article=8774 perfection le concept de dette odieuse, « une dette 2 fr.wikipedia.org/wiki/Dette_odieuse contractée par un régime et qui sert à financer des actions contre l’intérêt des citoyens de l’État et dont FICHE TECHNIQUE : les créanciers avaient connaissance »2. Film français/malien, sortie en France 18 octobre 2006. Une autre particularité du film de Sissako tient à l’enchevêtrement du procès avec les scènes de la vie quo- Réalisateur Aberrahmane Sissako, avec : Aïssa Maïga , Tiécoura Traoré , Hamèye Mahalmadane , Aïssata Tall tidienne. Si les personnages qui gravitent autour de Sall , Roland Rappaport , Aminata Traoré , Danny cette habitation suivent le procès, c’est d’une oreille distraite, ils semblent résignés, vaquant à leurs occu- Glover (et oui, celui de l’Arme fatale qui est aussi producteur associé sur ce film!)… pations, peut-être découragés à l’idée que la vraie cour de justice qui pourrait s’opposer aux agissements pour en savoir plus : /www.bamako-film.com/ de la Banque Mondiale et de ses « affidés » (pour

Si l’on se réfère aux sites internets des organisations accusées, ce sont de vénérables philanthropes attelés à éradiquer la misère de la surface du globe. Pourtant quelques éléments nous troublent : La Banque Mondiale est présidée par Paul Wolfowitz qui fut l’un des principaux conseillers de G.W. Bush sur les questions de politique étrangère et l’un des théoriciens de la guerre d’Irak. fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Wolfowitz

Le Fonds monétaire international est une institution créée en 1945 pour réglementer le commerce international – en fait permettre aux Etats-Unis de commercer sans entraves. Il regroupe 184 pays. « La mission du Fonds monétaire international — promouvoir la santé de l’économie mondiale — passe également par le soutien à l’enseignement de l’économie ». Au moins, c’est clair, de l’Homme il n’est point question, le Marché est la seule religion, hors de ce modèle économique point de salut, surtout pas chez les ignobles opposants altermondialistes. Le lecteur pour s’en convaincre consultera avec profit les stupéfiantes rubriques pédagogiques destinées à l’édification des plus jeunes, sur le site internet du Fonds monétaire international. www.imf.org/external/np/exr/center/fra/econed/index.htm#think

Non-cité dans le procès mais tout aussi important sur le «marché» de la dette, le Club de Paris est un groupement opaque qui « n’a ni existence légale ni statuts » : « Il est la réunion volontaire de pays créanciers désirant traiter de façon coordonnée la dette qui leur est due par des pays en développement ».3 Pourtant cette « non-institution », comme elle se définit elle-même, a conclu depuis 1956 – année de sa création – 400 traités pour un montant de plus de 500 milliards de dollars. Qui a entendu parler de ce club très spécial ? www.clubdeparis.org/fr/

Le remarquable site du CADTM4 fournit une mine d’informations sur le sujet et fait apparaître les collusions entre les différents acteurs du système de la dette, venant appuyer avec force le propos du réalisateur. www.cadtm.org/ et, plus particulièrement, sur les derniers chiffres de la dette : www.cadtm.org/IMG/pdf/vademecum2005b-2.pdf


L’AN 0 OU L’AN NUL ?

29,5 jours chacun avec un jour en plus les années bissextiles.

« Celui qui parle de l’avenir est un les cycles lunaires, solaires ou zodiacoquin, c’est l’actuel qui compte. Invo- caux. Par exemple, les Romains ont mis quer la postérité, c’est faire un discours 800 ans pour obtenir de façon empiriaux asticots » Louis-Ferdinand Céline, que un calendrier respectant les saisons, le mouvement des astres et les fêtes reliun jour où il était en forme. En fait, si je ne suis pas trop coquin, gieuses. C’est Jules César qui imposa un j’espère ne pas m’adresser aux asticots calendrier, le célèbre calendrier julien, dans l’exposé d’une problématique qui de 12 mois de 30 à 31 jours. perdure depuis 2 000 ans : notre calen- Techniquement, la régulation du temps ce n’était pas pratique pour fabriquer était un besoin social pour l’agriculture, les calendriers à chats de la Poste, ils ont drier grégorien a oublié le 0 ! En effet, on commence à 1, on décompte le développement du commerce et de repoussé d’une semaine ! C’est comme la finance (date de contrat, etc.). On ça que dans l’ère chrétienne l’an 1 comà - 1 mais quid du 0 ? peut même noter que c’était un signe mence donc le 1er janvier de l’an 754 de Petit rappel des faits : d’évolution sociale remarquable. Hor- Rome. C’était cool, c’était un samedi. Avec l’écriture, la nécessité de quantifier mis Rome, de - 50 à 450, l’État n’impo- Il ne sera vraiment appliqué qu’au le temps est apparue pour dater les con- sait pas de calendrier. Ainsi en France Xe siècle en apparaissant sur les édits trats commerciaux, fixer les périodes de au IXe siècle, le clergé était dépositaire d’Hugues Capet. lever d’impôts, assister les cultivateurs, du calendrier. Durant 5 années, ils etc. Les débuts de l’écriture sont datés décidèrent de déplacer une fête de Tout roule pépère, jusqu’à la mise en vers 5000 avant Jean-Claude. Le premier printemps en automne, ce qui permit place du calendrier Grégorien le 25 calendrier a été découvert en Mésopo- aux percepteurs de faire une troisième février 1582 par… le pape Grégoire XIII. tamie et il daterait de la même période. levée d’impôts dans la même année ! Le En fait, ça fait deux-trois mois que Grégoire est paumé. Ce qui compte pour lui C’était un calendrier lunaire comportant rêve « Breton » ! c’est la date de Pâques. Et Pâques n’a pas 13 mois tous les trois ans pour faire un Les calendriers ecclésiastiques de date fixe mais se calcule comme suit e: compte rond. Avant d’être religieux, le décompte des « Pâques est le dimanche qui suit le 14 Plusieurs types de calcul ont été essayés années se faisait par rapport à la fon- jour de la lune qui atteint cet âge au 21 pendant l’antiquité en se réglant sur dation d’une ville (Rome, Alexandrie…) mars (l’équinoxe de printemps) ». C’est ou en Olympiades dédiées aux dieux en pratique pour un rencard ! Vous je sais pas, mais moi je suis pris ce jour-là. Grèce. Puis un moine, Dionysius Exiguus (soit Ceci étant, Grégoire était bien équipé en Denys le petit en langage cou- astronomes et mathématiciens pour lui rant), proposa en 532 que la faire ses petits calculs de Pâques. Sauf naissance du Christ marque que cette année 1582, il y a un bug : le début de notre ère, soit le le calendrier à dix jours d’avance sur VIII des calendes de janvier l’équinoxe de printemps. Ça mettait la (le 25 décembre) de l’an Pâques mal ! 753 de Rome, quatrième C’est pour cette raison, et après plein année de l’olympiade de de calculs, que Grégoire XIII imposa à la Zeus, la 194e. Mais comme chrétienneté un calendrier de 12 mois de

Il faudra attendre deux siècles et les philosophes pour se poser la question de l’an 0. En effet, jusque-là, soit par défaut de moyen, soit par défaut de culture, personne n’avait éprouvé le besoin de trop revenir en arrière. Ce sont les historiens, grâce aux astronomes chinois qui se sont rendus compte que le petit Denys s’était trompé de cinq à sept dans son calcul. Ils ont donc décidé de ne pas utiliser le 0 mais d’utiliser dans cette période le calendrier julien. Mais au-delà, au vu des incertitudes, les datations se font en dizaines d’années. En revanche les astronomes ont mis un 0 pour se simplifier le calcul. Les astronomes datent les événements mais travaillent aussi sur des périodes. Par exemple, une période de + 5 à - 5 est une période de dix ans, mais si on enlève le 0 cela devient une période de neuf… et c’est pas pareil. Donc pour l’an 0, on fait ce qu’on veut… « chacun son calendrier et les journées seront bien remplies » comme on peut entendre dans les bistrots. Pourtant, le 0 pose la question de l’origine et de la quantification de celle-ci. E. Kant dit dans « Prolégomènes à toute métaphysique » : « Admettons que le monde ait un commencement : comme ce commencement est une existence précédée d’un temps où la chose n’est pas, il doit y avoir eu un temps où le monde n’était pas, c’est à dire un temps vide. Or dans un temps vide, il n’y a pas de naissance possible de quelque chose ». Sacré Manu, on comprend mieux pourquoi… RG

JUSTE APRÈS LE BIG BANG

Et l’an 0 dans tout ça ?

Le parking vide est plein de places, inutiles. Le parking plein est vide de place, inutile…

J’ouvre les yeux, je sens l’asphalte et le silence. La température convient à mon Abrupt, un son violent me pousse. Me retournant pour en identifier l’origine, le fil corps nu, l’air n’indique aucune direction, sinon le zénith. Une peinture blanche tenu devient cascade et soudain tout reprend sa place. La bestiole qui m’a surpris en s’étale au sol en bandes répétées, rectes, parallèles, perpendiculaires, contrastées beuglant est un 4x4x4, flambante navette. Autour les cases se remplissent du même et dessine une infinité d’espaces plans égaux diminués par la perspective qui genre d’engins rutilants, déversant en 3D des familles, troupes trépignantes prêtes zèbre ma perception, une fois dressé. Où suis-je ? Qu’est-ce que cet endroit ? Je à gloutonner la giga sphère commerciale tapie là sous nos pieds, en orbite. ne me souviens de rien et n’arrive pas à saisir l’horreur. Je suis, mais où ? J’ai su me redresser et me tenir debout, régler mon regard sur l’horizon mais il ne me semble Je me souviens ! … J’ai un peu peur… pas y avoir pensé. Les souvenirs me manquent. Je ne peux pas comprendre. Venus de la Terre incapable de supporter seule leur appétit de croissance, ils vienLe tracé du rectangle au centre duquel je me tiens maintenant debout est incom- nent ici s’engouffrer par les descendeurs dans les rayons surchargés de l’hypermarplet sur une de ses largeurs et cela m’attire. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mes jambes ché qui gonfle toujours plus chaque jour, étendant la surface du globe à peau de parking. De ces pratiques frénétiques s’actionnent et me conduisent hors de – toxiconsomanies jamais réduites la case, sur un rectangle bien plus long, maintenant incrustées dans les gènes – perpendiculaire, orné d’autres formes je peux me nourrir des petits incidents, elles aussi de peinture blanche et qui packagings mal conçus fuyants, fruits semblent avoir un sens, un peu comme moches, miettes oubliées au fond des m’a semblé avoir un sens que de sortir caddies… Je croise ainsi chaque jour du rectangle par là où s’en interrompt des milliers de gens aveuglés qui bousla limite. Mon regard se laisse dompter culent ma solitude transparente ; je les par un signe peint et fuit vers l’horizon reconnais tous mais ne peux en nommontré, survolant facilement des milmer aucun. liers de cases pour se caler sur la ligne séparant le sol stérile du ciel. Ce soir ils repartiront vers la planète bleue, désertant le parking climatisé, À cet endroit précis de l’espace surgit encore agrandi, qui me servira à noutout à coup un soleil supplémentaire. veau de couche, insensible, sur laquelle L’autre astre est pourtant là, plus haut, se perdra à nouveau ma mémoire. Que et dessine de moi la seule ombre du pourrait-elle retenir sinon l’âcreté de paysage, mais un concurrent vient l’asphalte ? bien d’apparaître, en fait bien moins éblouissant. Je peux même détailler sa Je suis Zéro, clochard céleste, qui hante surface brumeuse et comme un fil tenu l’immémorable parking orbital. Et toi, de souvenirs vient alors chatouiller ma qui es-tu ? mémoire. Une planète bleue… ÉRIC MOUTON

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AIME TON PROCHAIN, T’AURAS 20/20

Les principaux de collèges ont reçu sur leurs bureaux cet été une nouvelle circulaire du ministère de l’Éducation Nationale disposant de la note de vie scolaire (NVS) à mettre en œuvre dès cette année. Or, cette note pose des difficultés majeures qui tiennent à des contradictions internes au texte et à une méconnaissance, de la part des rédacteurs, des contextes éducatif et social contemporains, pour des conséquences non négligeables à long terme.

PLEURE PAS SI J’TE FAIS MAL, C’EST POUR TON BIEN. Nous sommes tous d’accord sur les objectifs de l’Édu- l’organisation pédagogique des collèges eux-mêmes cation Nationale : outre qu’elle doit permettre aux et de la posture des professeurs vis-à-vis du savoir et élèves de construire des savoirs, elle participe à leur des élèves. Refuser ces liens, ce serait évacuer à bon éducation. Mais, et c’est essentiel, l’une et l’autre mis- compte la recherche de la cohérence qui doit être conssion sont indissolublement liées : on éduque en ensei- tamment au cœur de toute action éducative. Sinon, on gnant en même temps qu’on enseigne en éduquant. sombre inévitablement dans la confusion : on confond On ne saurait éduquer sans objets à partager (le savoir évaluation avec sanction, responsabilité avec obéisque l’on enseigne) et la forme de l’enseignement n’est sance, c’est-à-dire : éduquer avec dresser… Or, c’est jamais neutre, n’en déplaise à ceux des professeurs qui justement ces multiples confusions dont souffre l’école prétendent que leur mission se réduit à transmettre que cette circulaire entretient. des savoirs. C’est essentiel de dire cela, car on ne peut Alors : quels principes éducatifs se cachent sous cette comprendre l’impact de la NVS si on ne la rapporte façon de « valoriser les attitudes positives » ? Y a-tpas à son contexte d’application. Traiter de la NVS, il cohérence entre cette décision et l’esprit dont elle c’est traiter simultanément des modalités d’évaluation se réclame ? Quels comportements encourage-t-on en vigueur à l’école, des formes d’enseignement, de ainsi ?

T’EN N’AS PAS EU ASSEZ ? EN V’LÀ UNE AUTRE ! NOTE DE VIE SCOLAIRE circulaire no 2006-105 du 23-6-2006 « ... la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République ». L’apprentissage de la civilité et l’adoption de comportements civiques et responsables constituent des enjeux majeurs pour le système éducatif. (…) La note de vie scolaire contribue, en donnant des repères aux élèves, à faire le lien entre la scolarité, la vie scolaire et la vie sociale. Elle est destinée à valoriser les attitudes positives vis-à-vis de l’école et vis-à-vis d’autrui. (…)

LE CHAMP D’APPLICATION

La note de vie scolaire est attribuée aux élèves de la classe de sixième à la classe de troisième (enseignements public et privé sous contrat).

LE CONTENU

[la note de vie scolaire sanctionne :] L’assiduité de l’élève. Le respect du règlement intérieur La participation de l’élève à la vie de l’établissement ou aux activités organisées ou reconnues par l’établissement. Il s’agit, par une démarche de valorisation de l’engagement des élèves, d’encourager leur esprit de solidarité, leur civisme et de développer leur autonomie. Cependant, une absence d’engagement ne doit pas pénaliser un élève. C’est pourquoi cette évaluation ne peut être que positive. L’obtention de l’attestation scolaire de sécurité routière (ASSR) et de l’attestation de formation aux premiers secours (AFPS) (…) peuvent être prise en compte.

L’ELABORATION ET L’ATTRIBUTION DE LA NOTE

La note de vie scolaire est élaborée pour chaque trimestre, à partir de critères objectifs, par le chef d’établissement. (…) [Celui-ci] recueille, d’une part, les propositions du professeur principal qui doit consulter au préalable les membres de l’équipe pédagogique de la classe et, d’autre part, l’avis du conseiller principal d’éducation. Un barème définit les critères objectifs en fonction desquels les points sont attribués. (…) Il doit prendre en compte l’assiduité de l’élève et son respect des dispositions du règlement intérieur dans des proportions égales. (…) Dans chacun de ces deux domaines, l’évolution de l’élève doit être prise en considération. La participation de l’élève à la vie de l’établissement ou aux activités organisées ou reconnues par l’établissement et l’obtention des attestations (…) peuvent être valorisées par l’attribution de points supplémentaires. (…) L’attribution de points supplémentaires ne saurait cependant avoir de caractère automatique. Elle demeure soumise à l’appréciation du notateur qui peut vérifier la qualité de l’engagement de l’élève.

LA NOTE DE VIE SCOLAIRE AU BREVET

La note de vie scolaire est prise en compte pour l’obtention du diplôme national du brevet, dans les mêmes conditions que les résultats aux disciplines évaluées en contrôle en cours de formation.

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« Valoriser les attitudes positives », c’est ne respectent pas le règlement sont déjà poser ceci : l’attrait d’une rétribution (la punis (retenues, devoirs supplémentaires, note : rétribution symbolique, récompense, signalement au procureur, exclusion, consalaire de l’élève) encouragerait le jeune à se seil de discipline), ceux-là qui échouent à conformer à ce qu’on attend de lu. On attend l’ASSR ne peuvent avoir accès à la formation de la note qu’elle mobilise les élèves, qu’elle pour le Brevet de Sécurité Routière (le viatiles motive. Si ce principe est vrai, comment que pour pouvoir piloter un cyclomoteur dès explique-t-on que, depuis le temps qu’on 14 ans) ce qui est pour certains une punition note les élèves, il en est toujours qui obtienbien suffisante, non ? Les élèves sont donc nent de mauvaises notes ? Sans doute faut-il placés sous le régime de la double peine. comprendre alors qu’être motivé (ne fut-ce Ce qui est contraire aux principes du droit que par l’espoir d’une bonne note) ne suffit pas (même si c’est nécessaire) à progresser. français… Sans compter que cette note vient Alors, si la note ne suffit pas à produire les polluer le Diplôme National du Brevet (DNB) progrès qu’on espère d’un élève, pourquoi dont la fonction est de faire la somme des s’entête-t-on à en inventer de nouvelles ? Ne savoirs des élèves. Ceux qui auront une NVS faible, quels que soient leurs bons résultats serait-il pas plus avisé d’agir ailleurs ? « Valoriser les attitudes positives », c’est, au DNB (car il n’y a pas de lien de cause à dans le même temps, se préparer à sanc- effet objectif, mécanique, entre l’attitude tionner, par une mauvaise note, des attitu- d’un élève et ses savoirs) verront leur note des négatives. Or, ces élèves qui seront ainsi moyenne au brevet baisser en conséquence. sanctionnés le seront deux fois. Car ceux-là À ce stade, ceux-là sont punis une troisième qui ne sont pas suffisamment assidus ou qui fois. Ce qui est particulièrement inventif.

MOUCHE TON NEZ ET SOURIS À LA DAME ! Si même nous admettons qu’il soit possible que la NVS rende les élèves assidus, respectueux du règlement et engagés dans des actions citoyennes, il importe alors, en toute rigueur, de se demander ceci : comment ça marche ? Quelle est la nature de cette soudaine vertu ? Or, comment expliquer un tel impact si ce n’est par l’effet dissuasif de la mesure ? C’est-à-dire : si ça marche, ce ne peut être, on l’a vu, parce que les élèves sont soudain suffisamment motivés pour adopter une attitude positive, mais bien parce qu’ils ne veulent pas risquer une mauvaise note. Recherchant l’obéissance par la dissuasion, on encourage la soumission et ses corollaires

: la dissimulation et les stratégies d’évitement. Est-ce ainsi qu’on veut responsabiliser les jeunes ? Que penser de la nature de la motivation de tel élève qui, pour obtenir quelques points supplémentaires sur sa NVS, s’engage dans des actions citoyennes ? Comment interpréter son plaisir d’avoir obtenu une bonne note ? Que penser des intentions de tel autre qui, habituellement indiscipliné, devient, par l’effet de la NVS, discipliné ? Que restera-t-il de leur engagement une fois quitté le collège ? Si ça marche, quels citoyens formons-nous ?


TIENS-TOI DROIT ET BAISSE LES YEUX ! Au cœur de tout ça, on entrevoit une vision mortifère de l’éducation. Qu’est-ce qui motive cette décision, à quel besoin répond-elle ? C’est-à-dire : quels sont les élèves concernés ? Évidemment ceux en difficulté, ceux différents des bons élèves et qui perturbent, d’une manière ou d’une autre, le bon déroulement des enseignements. Or, que sait-on des raisons qui conduisent ces élèves à être absents, à manquer au règlement, à traîner les pieds pour s’engager dans des actions citoyennes ? Difficultés économiques ? Problèmes sociaux ? Douleurs familiales ? Fragilité psychologique ? Retard scolaire ? Handicap ? Inadaptation au système scolaire ? Ennui ? Influence du contexte médiatico-politico-socio-économico-culturel d’aujourd’hui ?... Il ne s’agit pas de hiérarchiser ces raisons ou de valider l’une plutôt que l’autre, car elles sont toutes présentes dans l’école pour des conséquences diverses mais convergentes : à la souffrance des élèves répond la souffrance des enseignants. Ni les uns ni les autres ne se comprennent : la classe est un chaos de malentendus. Inéluctablement, mécaniquement et inlassablement, aux passages à l’acte des uns (toujours répréhensibles) s’opposent les violences symboliques des autres (toujours inadaptées). Si on est d’accord sur le constat, on se trouve alors devant un nœud : que fait-on ? On fait autrement, ou on continue comme on a toujours fait ? Soit l’école, sans rien rabattre de ses ambitions culturelles et de ses exigences éducatives, adapte ses pratiques de façon que tous les élèves, en dépit de toutes leurs « difficultés », puissent réinvestir du désir dans le savoir. Des solutions existent, des tentatives passionnantes et fécondes prouvent la vitalité et les ressources des enseignants, mais qui impliquent de penser autrement l’acte éducatif qui consiste à enseigner. Soit l’école reste la même, considérant qu’elle est le dernier rempart contre la barbarie. Il suffit pour cela de consolider les défenses. Il paraît logique alors de revenir à des pratiques qui ont fait leurs preuves dans le passé. Ce que certains défendent, en reprochant le laxisme des dernières décennies (qui serait la seule cause de l’échec de l’école), tout en ignorant la réalité socio-économique contemporaine, l’histoire de l’école, les propositions de la recherche et d’élémentaires notions de psychologie. C’est bien pour cette deuxième solution qu’opte cette circulaire : proposer un nouveau moyen de sanction (qui n’est

TAIS-TOI La Note de Vie Scolaire est une toute petite chose. Mais une toute petite chose qui s’inscrit parmi d’autres faits convergents : présence policière dans les établissements, mise en place de Base Élèves (outil intégré de surveillance de la population scolaire), incitations à resserrer les liens entre établissements, police et gendarmerie, interventions policières à l’intérieur même des éco-

que la résurgence de la note de conduite qu’ont connu nos parents) pour obliger les élèves, qu’ils le veuillent ou non, à respecter les règles. On entend résoudre ainsi les problèmes de la violence à l’école, du décrochage, du désintérêt, en rigidifiant le système qui les entretient. Mais on le fait, et c’est là que c’est puissant, en adoptant le discours (seulement le discours, c’est-à-dire : les intentions) de la première solution ! On se réfère aux valeurs de la République, on veut construire des repères et des liens, on s’attache à valoriser les progrès de l’élève, on veut encourager la solidarité, développer l’autonomie, la responsabilité et l’esprit civique, afin que les uns et les autres adoptent une attitude positive. Si nous partageons ces objectifs, encore faudrait-il que les pratiques soient cohérentes avec ceuxci. Abdiquer cette exigence, c’est entretenir une forme de pensée perverse que George Orwell a parfaitement annoncée dans 1984 : « Retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire

à toutes les deux. Employer la logique contre la logique. Répudier la morale alors qu’on se réclame d’elle. Oublier tout ce qu’il est nécessaire d’oublier, puis le rappeler à sa mémoire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement encore. ». Cette disposition mentale particulière est délibérée : « pour que l’égalité humaine soit à jamais écartée, pour que les grands, comme nous les avons appelés, gardent perpétuellement leurs places, la condition mentale dominante doit être la folie dirigée ». Dans 1984, « le ministère de la Paix s’occupe de la guerre, celui de la Vérité, des mensonges, celui de l’Amour, de la torture, celui de l’Abondance, de la famine ». En 2006, le ministère de l’Éducation Nationale devient-il celui du Dressage ? les pour en retirer des enfants « sans papiers », rodomontades ministérielles archaïques sur l’apprentissage de la lecture, accompagnées de la mise à pied de formateurs ou d’inspecteurs jugés déloyaux envers leur tutelle, rationalisation du pilotage du système éducatif par le recours à des évaluations quantitatives d’où l’humain est absent, prise d’influence de lobbies d’inspiration libérales1 (l’institut Montaigne, par exemple) ou d’associations

En 1932, Jean Vigo réalise « 0 de conduite », l’histoire de la révolte de collégiens dans un pensionnat. Jugé « attentoire au prestige du corps enseignant français », il est interdit dès sa sortie (jusqu’en 1945). Le film pose le problème essentiel de l’enseignement en tant qu’acte éducatif, en révélant l’incompréhension mutuelle qui pollue la relation entre le maître et l’élève. L’autoritarisme répond à l’anarchie naturelle des enfants, le principe s’oppose au désir, l’immobile résiste au mouvement, et c’est le désordre qui l’emporte, provoquant la décomposition de l’institution et la prise de pouvoir de l’irrationnel. Un récit très actuel. Les violences scolaires ne sont pas insolubles. Mais elles exigent de penser ce qui fonde la relation entre l’élève et le maître, si on veut éviter que l’un et l’autre ne soient pris dans des logiques qui les dépassent et sur lesquelles ils n’ont aucune prise. C’est-à-dire si on veut éviter ça :

O DE CONDUITE

RÉCIT RAPPORTÉ D’UN ENSEIGNANT

Je suis un professeur certifié de français âgé de 55 ans. J’ai dû demander un arrêt de travail le 23 mars dernier parce que je rencontrais de plus en plus de problèmes avec les élèves. En 2004, j’avais été arrêté pour fatigue nerveuse ; j’avais eu des entretiens avec une psychologue dépendant des services du rectorat. Elle m’avait conseillé de changer de lieu et éventuellement de retourner dans un petit collège. J’ai suivi ces recommandations et j’ai obtenu un poste à P. Avant de connaître cette réponse à ma demande de mutation, j’avais obtenu un congé de longue maladie mais, ayant repris confiance en moi pendant les grandes vacances et espérant beaucoup du changement de lieu, j’ai estimé pouvoir reprendre les cours à la rentrée et j’ai donc demandé d’abréger mon congé de longue maladie. Je me sentais suffisamment fort pour faire face à de nouvelles responsabilités d’enseignant. J’ai pris un studio à P. et décidé de vendre ma maison pour m’établir au sud de la Loire. Et j’ai commencé à donner des cours de français aux collégiens de P. à la rentrée de septembre 2005. J’avais bien préparé mes cours et j’ai essayé de m’intégrer au mieux dans les équipes éducatives. Malheureusement, je me suis fait déborder par plusieurs types de problèmes. Je n’ai pas su gérer les problèmes de discipline ; je pensais que la parole suffisait. Avec trois classes sur cinq, chaque cours est devenu un combat. Pour une classe de 4e, j’ai dû renoncer à mes exigences et me battre heure par heure pour faire accepter au moins un minimum du cours prévu. Je ne voulais pas abdiquer l’idée de transmettre un savoir. Cependant, j’ai perdu rapidement le contrôle de mes réactions ; je m’en rendais compte mais cela surgissait trop vite ; je me suis souvent mis en colère, à la grande joie des perturbateurs ; j’ai lâché, sous le coup de la colère, des propos blessants vis-à-vis d’un élève ; j’en ai pris un autre par le bras et l’ai rudement remis à sa place ; j’ai confisqué les téléphones portables utilisés pendant mes cours par certains élèves ; à deux reprises, je les ai placés dans la corbeille. Les élèves ont transmis, à leur façon, ce qui s’est passé. A tort ou à raison, des parents ont pris le parti des élèves et ont fait pression sur le principal. J’ai été convoqué deux fois. La deuxième fois, le 24 février 2006, l’entretien a duré environ 35 minutes : on m’a reproché de noter trop sévèrement, de ne pas tenir mes classes, de traumatiser les élèves… J’ai cependant continué d’assurer mes cours. Epuisé, je suis finalement allé chez un psychiatre, Monsieur B., à Nantes. Pour me préserver et pour trouver une solution, il m’a prescrit un arrêt de travail. J’ai pris conscience de mon fonctionnement : je vis les difficultés des élèves (lecture, orthographe et compréhension) comme des fautes ; c’est comme si un édifice se fissurait et qu’il fallait le sauver par tous les moyens. L’indiscipline, la dissipation, les bavardages, je les perçois comme des agressions à mon égard. Je n’aurais pas dû me mettre en colère, ni agresser verbalement certains élèves. Je le regrette. Que faire ? Que sont devenues les missions des enseignants aujourd’hui ? Comment les autorités compétentes peuvent se saisir de mes questions ? Quant à moi, je suis prêt à accepter toute tâche mais pas auprès des enfants. Cependant, il ne sert à rien de me renvoyer de bureau en bureau. ANNE

de parents qui invitent à la délation d’enseignants2... Le problème de la violence à l’école (ou plutôt : des violences à l’école) n’est pas qu’un problème scolaire : il contient et révèle tous les autres problèmes sociétaux actuels, dont l’école est autant victime que ses élèves. Mais il est un cas d’école où s’observent les effets d’une pensée simpliste et opportuniste en action qui prend l’effet pour la cause,

distingue les phénomènes, masque la réalité et instrumentalise des faits (évidemment dramatiques mais sur-médiatisés3) à des fins clientélistes. Ce n’est ni de la maladresse ni de l’inintelligence : c’est, dit-on, de la politique. Une folie dirigée. HUGUES VINCENT 1 www.institutmontaigne.org, créé par Claude Bébéar (AXA), présidé par Philippe Manière (BFM, la radio de l’éco, de la bourse, de la finance, du business) 2 www.soseducation.com 3 Voir Le Plan B, no2, mai-juin 2006

L’Égaré no 0 - décembre 2006 - 11


POUR NE PAS SE PERDRE EN CHEMIN L’ÉGARÉ, LE MANIFESTE L’Égaré n’est pas résigné Quand les grands titres de la presse traditionnelle ne s’appartiennent plus et servent à vendre des canons et du parfum, l’Égaré, lui, se lance dans le papier payant et n’a rien à vendre. Quand l’information devient un spectacle et que l’émotion envahit la salle, l’Égaré lance des tomates et vomit son abonnement.

« D’APRÈS L’ÉGARÉ, » est édité par l’association loi 1901 « l’Astrolabe du Logotope » dont le seul objet est « la publication et l’édition d’un périodique d’information, de débats, de questionnements, d’opinions et d’expérimentations ».

Quand les médias envahissent le temps et l’espace en réduisant l’un et l’autre, l’Égaré se montre discret mais résolument présent. Quand les experts prescrivent la meilleure façon de penser, l’Égaré, spécialiste de rien mais curieux de tout, questionne le diagnostic. Quand les sondages façonnent l’opinion pour un oui pour un non, l’Égaré forge la sienne sur l’enclume de ses doutes. Quand les colonnes des journaux et les télécrans dépriment et oppriment la population, les pages de l’Égaré accueillent les contributions de ses lecteurs pour construire autre chose. L’Égaré est un journal livré pièces et main d’œuvre dont la notice est à rédiger soi-même. C’est une aventure.

TOUJOURS PLUS DU MÊME, OU QUOI D’AUTRE ? Difficile, aujourd’hui, de savoir par quoi il faudrait commencer. Les urgences se bousculent. Chaque instant hurle du bruit de ce que les américains du nord nomment collapse : l’effondrement. Panique à bord. Mais on danse quand même, comme d’autres civilisations décadentes ont dansé sur les ruines de leur propre histoire, malencontreusement oubliée. Ce n’est déjà plus le déclin : c’est l’orgie. Vas-y : bouffe ! Danse ! Joue ! Prends ! Spécule ! Achète ! On a tout ce qu’il faut pour ton bonheur. T’as pas les moyens ? Lis de la pub. Et bave. Comment ? Tu souffres ? T’inquiète pas : on parlera de toi à la télé. Et profites-en pour regarder les autres danser. Ca te distraira. Après tout, seul compte ceci : ici et maintenant. Moi et l’immédiat.

L’avant ? L’après ? Les autres ? Pour quoi faire ?

Alors voilà que de tous les tuyaux de communication giclent à flot continu des «ici» et des «maintenant» oubliés aussi vite qu’apparus, interchangeables, redondants. Qu’importe ce qu’ils pourraient raconter, seul compte ce qu’ils rapportent. Marchandises périssables, mais marchandises tout de même, ces faits sans mémoire, sans avenir, sont la manifestation la plus subtile de l’absurdité totalitaire du même. Or, le même, privé d’histoire, interdit l’histoire. L’ivrognerie ostentatoire des uns, la disgracieuse souffrance des autres (l’euphorie et la dépression), répétés ad nauseam, voilà tout ce qui fait le bruit de fond ambiant et qui agit comme le psychotrope dont a besoin notre civilisation névrosée. Accoutumance. Dépendance. Hébétude. Intoxication. Quand à l’exceptionnel, qualifié dans l’instant même de son apparition comme « historique » par ce qu’il contient de violence ou de force symbolique, il n’est jamais qu’une redondance hypertrophiée de toutes les redondances passées. Il sidère, mais n’explique rien.

Overdose ?

À ce stade, l’Égaré se donne comme urgence de prendre son temps. Celui des hommes, bien sûr, pas celui du profit. Karl Kraus, en 1909 : « Tout se passe comme

si l’humanité n’avait pas assigné un but à sa hâte mais comme si la hâte devenait un but en soi »1. Parce qu’on ne part jamais de zéro, l’Égaré ne commence rien. Le zéro n’est qu’un moment du chaos continu. Dans ce fatras, qu’est-ce qui fait information, c’est-à-dire : possibilité à la fois de comprendre le monde et d’organiser une pensée commune tendue vers le bien commun ? Se prêter à cette recherche, à cette écoute, c’est construire de l’optimisme. Alors : si on ne commence rien, que s’agit-il de continuer ? ERIC BALSSA

L’Égaré, par sa nature, appartient au tiers secteur des médias : « On appelle médias du tiers secteur les radios, les télévisions, les organes de presse écrite, les sites internet, qui ne font partie ni du secteur public ni du secteur marchand. Généralement sous forme associative, ils sont indépendants des puissances financières, des institutions de l’Etat et des obédiences confessionnelles»1. Ces médias, amateurs ou professionnels, sont nombreux, depuis de longues années, à résister à l’emprise financière et politique des grands groupes de presse, en proposant d’autres fonctionnements visant à garantir l’indépendance de l’information. Dans vos kiosques, vous trouverez facilement le Plan B, CQFD, Politis... En 2005, l’Appel de Marseille envisage la mutualisation des compétences de ces médias pour assurer leur pérennité, c’est-à-dire garantir le pluralisme de l’information et des médias. Le 1er octobre dernier, à Montreuil, ce mouvement se concrétise dans la création de la « convergence des médias du tiers secteur », destiné à faire valoir ses propositions auprès des pouvoirs publics. Il s’agit bien d’un mouvement de résistance, qui n’est relayé, de fait, par aucun média traditionnel (dit dominant). L’Égaré rendra compte de ce mouvement régulièrement et de façon plus approfondie dans ces prochains numéros. Pour l’instant, vous pouvez consulter : www.observatoire-medias.info. Pour un regard critique sur les médias : www.acrimed. org. Pour des infos alternatives : www.indymedia. org. Pour un accès au pluralisme : rezo.net. 1 OFM

1 traduction d’Yves Cobry

L’ÉGARÉ… D’AUTRES ÉGARÉS…

L’AVENTURE VOUS TENTE ? Explorez le thème proposé pour le no 1

(parution fin mars 2007) et ADRESSEZ À L’ÉGARE VOTRE CONTRIBUTION pour le 15 février (par voie électronique ou postale, en fournissant un no de téléphone). Pour chaque contribution que l’Égaré retiendra, on se mettra en contact avec l’auteur pour réfléchir ensemble à des modifications, des précisions, des compléments. Vous ne faites pas trop long (5 000 signes maxi) mais ça peut être tout type d’écrit (enquête, entretien, récit, témoignage, opinion, info, brève, documentation, poésie, fiction, pensée profonde, aphorisme, interrogation, coup de grisou, manifestation de surprise, expression de joie, remarque incendiaire, conclusion,…) et ça peut être un texte, un dessin, une photo, une composition (les documents sur NO1 : MARS support papier ne seront pas retournés : n’envoyez pas d’originaux). N’oubliez surtout pas les références et les sources de vos infos. NE PERDEZ PAS DE TEMPS. LANCEZ-VOUS !

ABONNEZ-VOUS, FAITES ABONNER VOS AMIS Ce numéro de lancement est gratuit. Les suivants seront au prix de 2 €. Seuls des abonnements en grand nombre assureront les premiers pas de l’Égaré.

ET

2007

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« D’après l’Égaré » est une édition trimestrielle de l’Astrolabe du Logotope, asso loi 1901 10 rue du Cimetière, 44620 La Montagne le-logotope@orange.fr - 06.13.77.07.02

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Ont balisé le chemin : Anne Tessier, Clémence Bourdaud, Dimitri Lahaye, Élodie Loquet, Éric Balssa, Éric Mouton, Florent Rouaud, Hugues Vincent, Joël Person, Olivier Autin, RG Directeur de la publication : Eric Balssa Dépôt légal : à parution ISSN : en cours Imprimé à 1000 ex. par La Contemporaine, 44985 Ste Luce-sur-Loire Prochaine parution : le no1 en mars 2007


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