KARATE ET KOBUDÔ A LA SOURCE LES ARTS MARTIAUX OKINAWANAIS MAINTENANT

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Jean-Charles Juster

KARATE ET KOBUDÔ A LA SOURCE LES ARTS MARTIAUX OKINAWANAIS MAINTENANT


Du même auteur :

Un clan d’Okinawa - Les Tamanaha de Shuri, Nitra, Editions du levant, 2014.

L’identité d’Okinawa à travers les danses et les arts martiaux, Sarrebruck, Editions universitaires européennes, 2011.

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Jean-Charles Juster

KARATE ET KOBUDÔ A LA SOURCE LES ARTS MARTIAUX OKINAWANAIS MAINTENANT


La recherche d’une direction commune Pour comprendre la situation actuelle des arts martiaux d’Okinawa, il faut se pencher sur la période clé des années 1930, quand d’un côté, certains Okinawanais réussirent à développer leur art à la métropole en le japonisant peu ou prou, et d’un autre, les Okinawanais restés sur leur île emboîtèrent le pas de ces derniers en suivant la japonisation ainsi que l’harmonisation avec les standards japonais d’alors de la sphère déjà normée de ce que l’on nommait budô. Les documents sur ces évènements sont malheureusement fort rares, que ce soit à Okinawa ou à la métropole, hormis les textes de Funakoshi Gichin et de Mabuni Kenwa qui essayaient de théoriser leurs pratiques et de justifier les changements qu’ils y apportaient. L’existence d’un facsimile de la réunion s’étant tenue en 1936 en présence des plus importants maîtres et de responsables du département d’Okinawa, dans l’ouvrage de Tôyama Kanken Okugi hitsujutsu karatedô5, paru en 1956, n’en est que plus précieuse. Il n’est pas lieu ici d’en proposer une traduction linéaire, mais plutôt de donner au lecteur un compte rendu des échanges tenus à cette occasion afin de faire comprendre l’état d’esprit des maîtres et des autorités locales de cette époque : Dans le Hall Shôwa de Naha, s’est tenue le 25 octobre 1936 une séance d’entretiens entre les différents maîtres et adeptes de karate okinawanais sous la houlette du quotidien Ryûkyû Shinpô. Etaient présents, en tant qu’intervenants principaux, Hanashiro Chômo, Kyan Chôtoku, Motobu Chôki, Miyagi Chôjun, Kyoda Jûhatsu, Chibana Chôshin, Shiroma Shinpan, Oroku Chôtei6 et Nakasone Genwa. Les échanges étaient dirigés par des personnalités de la société civile locale, désignées comme invités d’honneur même si elles avaient plus le rôle de discutant : le haut fonctionnaire du Ministère de l’Education Satô Kôichi ; le directeur de la bibliothèque départementale Shimabukuro Zenpatsu ; l’aide de camp du commandant du régiment d’Okinawa Fukushima Tochima ; le directeur de la police d’Okinawa Kita Eizô, le directeur du bureau départemental de la sécurité publique Goeku Chôshô ; le directeur de l’office des sports d’Okinawa Furukawa Gisaburô ; l’auteur Andô Shigeru ; le président du Ryûkyû Shinpô Ôta Chôshiki accompagné de son rédacteur en chef Matayoshi Kôwa ; le directeur de la rédaction Yamaguchi Zensoku et un journaliste (sans doute de ce même journal) du nom de Tamagusuku.

5 Tôyama Kanken. Okugi hijutsu karatedô (Le karatedô, techniques profondes et savoir-faire secrets). Le passage qui nous intéresse se situe entre les pages 161 et 176. 6 Si Oroku Chôtei 小禄朝禎 était bel et bien un pratiquant de karate, comme l’indique sa présence parmi le panel de karateka okinawanais, rien n’est connu de lui à Okinawa où il n’est nullement décrit comme un enseignant important d’alors.

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Les débats sont introduits par Matayoshi du Ryûkyû Shinpô, qui explique que le but de cette rencontre est de réfléchir sur le développement du karate à la métropole. A ses yeux, même s’il est populaire à Tokyo, nombreux sont ceux à mal le comprendre. Il faut donc se pencher sur les efforts des maîtres pour le transmettre de manière authentique. Il présente enfin les divers experts qu’il encourage à prendre la parole et espère que cette rencontre permettra de saisir la réalité du karate. Il passe ensuite la parole à Nakasone qui explique que depuis deux mois il a écouté divers avis dans toute l’Ile d’Okinawa et déplore qu’il n’y n’ait pas de structure rassemblant ses maîtres. Selon lui le karate construit un corps vigoureux et un esprit fort, et il faut œuvrer pour son développement. Il s’entraîne lui-même au karate depuis des années au Shûdôkan [dojo de Tôyama Kanken] à Tokyo et participe aux recherches qui lui sont liées et à son expansion. Le premier point qu’il évoque concrètement, en rebondissant sur l’introduction de Matayoshi, est la façon d’écrire le terme de « karate ». Autrement dit, quel caractère chinois faut-il utiliser, à savoir celui exprimant le vide ou celui désignant la Chine ? Il rappelle que lorsque le karate fut introduit à Tokyo, il était question de « main de Chine »/karate 唐手. Etant une activité peu commune semblant venir d’une culture différente, il gagna petit à petit l’intérêt de la population. Dans les écoles, le caractère faisant référence à la Chine fut supprimé au profit du syllabaire « kara » から, donnant からて, et par exemple, on voyait alors des dojos nommés Groupe de recherche japonais sur le karate. Il constate que deux importants dojos à Tokyo utilisent l’appellation « voie de la main vide »/karatedô 空手道, et que des universités ont des clubs de « main vide »/karate, même s’il dénombre deux ou trois lieux environ où l’on parle encore de « main de Chine »/tôde7. Parler, non plus de main de Chine, mais de main vide se justifie dans la mesure où il s’agit d’une pratique où l’on n’utilise pas d’armes. A son sens, il faut opter pour la graphie « main vide » 空手, se lisant karate et lui adjoindre le caractère de « dô » 道, la voie, afin de l’inscrire parmi les autres budô japonais et ainsi assurer son développement sur le long terme. Il invite les participants de cette réunion à s’exprimer sur ce point. Hanashiro prend la parole pour dire que par le passé on disait tôde ou te, signifiant que l’on se battait avec ses mains et poings nus. Ceci est confirmé par Ôta du Ryûkyû Shinpô. 7 A cette époque, le japonais standard était déjà bien implanté à Okinawa, surtout parmi les couches supérieures, dont est issue la majeure partie des personnes présentes au Hall Shôwa. Ils ne disent donc pas « tuudii » ou « tii », à l’okinawanaise, mais « tôde » ou « te », qui est du japonais.

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sur la pratique du combat, plus rapide à inculquer que les katas et leurs applications. Il faut préciser que cet aspect était également plus plaisant pour de jeunes Etatsuniens qui recherchaient de l’action et un défouloir. Par contre, il dispensait un enseignement plus en rapport avec l’entraînement traditionnel aux officiers et individus plus âgés qui le suivaient des années durant. Bien que comprenant de nombreuses techniques propres au shôrin de Kyan : suegoshi-dachi, coup de poing donné sans vriller le poignet, coup de pied bas, l’Isshin-ryû n’est pas pleinement perçue comme une dérivation de ce dernier, surtout de la part de ceux qui considèrent les lignées de Shimabukuro Zenryô et de Nakazato Jôen comme les authentiques expressions du karate de Kyan. L’Isshin-ryû se caractérise par le kata Sanchin, différent de celui des écoles Gôjû ou Shitô, et le kata créé par Shimabukuro : Sunsû. Celui-ci incarne la volonté du fondateur de rassembler des techniques des katas de Kyan ―par exemple le coup de pied venant de Kuusankuu, des positions prises à Wansuu― et celles qu’il favorisait : coup de genou, coup de pied écrasant.

Shôrin-ryû (école de la Jeune forêt) 少林流 On l’ignore souvent, mais Shimabukuro Tatsuo avait un frère cadet du nom de Shimabukuro Eizô 島袋永三, né en 1925, qui grâce à lui a appris le karate à partir de 1937 avec Kyan Chôtoku. Après la guerre, et le décès de Kyan, Eizô se tourna vers son frère et d’autres anciens de Kyan tels que Shimabukuro Zenryô pour poursuivre son apprentissage. Il fut aussi initié aux kobudô par Taira Shinken. Devenu indépendant au début des années 1950, il fonda la Fédération d’Okinawa de karatedô dans la lignée shôrin (Okinawa shôrin karatedô renmei) 沖縄少林空 手道連盟 en 1953, et à partir de 1956, il disait que son école se nommait Shôrinryû. Inspiré par son frère, il ouvrit son premier dojo en 1948 juste en face d’une base des Etats-Unis à Kin. Les élèves de nationalité états-unienne affluèrent et c’est ainsi que commença un enseignement professionnel tourné vers les soldats durant plus de 50 ans. Eizô n’avait appris de Kyan que les premiers katas, à savoir Seesan, Aanankuu, Chintoo et Wansuu. Les autres katas de son cursus, tels que les cinq Pin.an, les trois Naifanchi, furent appris auprès de Chibana Chôshin durant les années 1960, ils ne sont donc pas les formes classiques propagées par Kyan. Toujours sous l’influence de son frère, il comprit que pour satisfaire la multitude de ses apprenants militaires, il fallait leur proposer la pratique du combat libre. Il développa en ce sens des protections, outils peu présents jusqu’alors, permettant de s’y adonner sans trop de danger.

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Depuis la fin des années 1990, Eizô s’est retiré à Ginoza, au nord de Kin. Il a confié son école à Kiyuna Chôkô 喜友名朝孝 (né en 1944). Eizô développa surtout les katas Naifanchi et Seesan.

Matsubayashi-ryû (école de la Forêt de pins) 松林流 Le maître fondateur de la Matsubayashi-ryû est Nagamine Shôshin 長嶺将 真, né en 1907. Il découvrit le karate à l’âge de seize ans. L’année suivante il fut présenté à Shimabukuro Tarô 島袋太郎 (1906-1980) qui l’initia au shurite. En 1926, il demanda à Arakaki Ankichi 新垣安吉 (1899-1929) de devenir son premier véritable maître. Ce dernier, d’abord formé par Chibana au courant shurite d’Itosu, pratiquait alors le karate de Kyan Chôtoku et était surtout connu pour sa technique de coup de pied donné avec la pointe des orteils et les moyens mis en œuvre pour se fortifier les membres inférieurs : natation, lutte, jûdô. Nagamine s’entraîna donc pendant trois années sous sa direction, principalement à l’application des katas et aux principes des techniques, plus qu’à un modèle strict obéissant à une école. Sa mutation au commissariat de Kadena en 1931, dans le centre de l’île, lui permit de changer de pratique. Nagamine profita de cette relocation pour aller rencontrer Kyan, l’ancien maître de son défunt professeur Arakaki, en sa demeure de Yomitan dans la même partie de l’île. Celui-ci lui enseigna deux ans durant surtout les katas Passai, Chintoo et Kuusankuu. En 1936, il fut envoyé en stage professionnel à Tokyo. Il demanda alors à Motobu Chôki de lui enseigner ses techniques de combat à partir du kata Naifanchi43. A son retour à Naha en 1937, il dispensa des leçons de karate à son domicile de Tomari, tout en continuant de s’entraîner notamment avec Motobu lorsqu’il venait sur l’île. Quatre années plus tard, il déménagea à quelques kilomètres de là, en plein Naha, et inaugura un dojo de 35 m². Les horreurs de la guerre ayant mis entre parenthèse ses activités, il ouvrit une nouvelle salle en 1947, du nom de Centre d’étude de karate et de kobujutsu : Dojo Kôdôdan de l’école Matsubayashi (Matsubayashi-ryû Kôdôkan karatedô narabi kobujutsu kenkyûjo) 松林流興道館並古武術研究所. Il en profita pour donner un nom à son école, en l’occurrence Matsubayashi-ryû : école de la Forêt de pins. Nagamine avait eu deux professeurs majeurs : Kyan Chôtoku et Motobu Chôki. Le choix du caractère du pin松 ― « matsu » en lecture japonaise et « shô » en sinojaponais― fut évident, car le patronyme du maître de Kyan était Matsumura 松村 et celui du maître de Motobu était Matsumora 松茂良. Il aurait donc dû appeler son école Shôrin 松林 ―c'est-à-dire en choisissant la lecture sino-japonaise des caractères, comme cela était l’usage― avec le sens de forêt de pins, mais en 1947 43 Voir pp. 108 - 109.

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En 1908, il partit au département de Miyazaki pour son service militaire d’une durée de trois ans. Dans ce contexte japonais, il s’est adonné au jûdô. En 1911, il retourna à Naha et se rendit au domicile de Higaonna qui lui proposa des leçons particulières. Il fit la connaissance l’année suivante de Higa Seikô, alors âgé de treize ans qui venait d’être accepté comme élève. Chôjun voulant devenir encore plus fort, il savait que c’était en Chine qu’il allait pouvoir acquérir un niveau supérieur, à l’image de son maître. En 1915, ce dernier lui recommanda donc d’aller auprès de son professeur chinois ―nommé à Okinawa Ruu Ruu Koo, tout du moins dans le microcosme gôjû-ryû58. Miyagi Chôjun gagna donc Fuzhou au mois de mai de cette même année. Il chercha à rencontrer ce dernier, qui restait introuvable à son grand désarroi. Il se procura tout de même l’ouvrage Wubeizhi59 Traîté sur la préparation au combat, écrit au XIXe siècle, qui circula à Okinawa parmi de nombreux maîtres, dont Mabuni Kenwa60. Consacré aux différentes écoles de boxe de la Grue, il constitue un ouvrage majeur des arts martiaux du Fuiian. En 1917, accompagné cette fois de Wu Jiangui, il retrouva la capitale du Fujian. Durant ce séjour de quelques mois, il perfectionna encore ses exercices de développement physique avec accessoires et échangea par ailleurs avec de nombreux pratiquants de la boxe de la Grue blanche et de la boxe du Tigre : Hu quan 虎拳. C’est notamment à partir de la forme des Six mains de la Grue blanche qu’il créa le kata Tenshô. Au cours des années 1920, Miyagi développa à Okinawa de nombreux exercices spécifiques visant à donner aux pratiquants des outils de progression. Il définit ainsi un corpus de mouvements d’échauffement nommé junbi undô, des exercices de fortification hojo undô. Il classifia des katas à « mains fermées » heishu gata : Sanchin et Tenshô, et des katas à « mains ouvertes61 » kaishu gata qui comprennent les autres katas de son enseignement : les Gekisai dai ichi, Gekisai dai ni, Saifa, Seeyunchin, Shisoochin, Sanseeruu, Seepai, Kururunfaa, Seesan et Suupaarinpee (photographie 8). Il codifia aussi des exercices de travail avec partenaires, dits kumite renshû, qui sont en fait des applications des techniques des katas. 58 Comme nous le verrons plus en avant, la Ryûei-ryû nomme cette personne Ryû Ryûkô, voir encart III. 59 Dans la majorité des ouvrages relatifs au karate okinawanais utilisant des sources japonaises, où les termes chinois sont systématiquement japonisés, cet écrit apparaît sous le nom de Bubishi, terme sous lequel il est connu dans nos contrées. Je pense néanmoins qu’il faut garder la translitération originale : Wubeizhi. 60 A ne pas confondre avec l’ouvrage portant aussi le titre de Wubeizhi, Traité sur les armes et l’équipement militaire, fameux écrit de 240 volumes centré sur l’art chinois de la guerre datant du XVIIe siècle 61 Ces deux dénominations ne sont pas à prendre à la lettre, étant donné que le kata Tenshô par exemple, comporte des techniques à mains ouvertes, alors qu’il serait selon cette logique un kata avec les mains fermées. Le terme de « mains » n’est pas à prendre ici au sens premier, mais plutôt au sens de techniques, signifiant qu’il y a une ouverture, une liberté d’interprétation pour les katas classés comme ouverts alors que les deux autres désignés comme fermés sont plus fondamentaux, insistant plus sur les postures, le souffle, le travail du ferme et du relâché… Cette partition est toutefois seulement vraie à un niveau premier et superficiel, au fur et à mesure de la pratique, ces différents aspects s’entremêlent.

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A l’image de ses pairs, il n’avait cependant pas donné de nom à son école. Il parlait simplement de naafadii, le terme okinawanais pour nahate. Les personnes tierces parlaient de « karate de Miyagi » Naagushiku nu tuudii 宮城の唐手. A l’époque, l’un de ses disciples les plus doués et fidèles était Shinzato Jin.an. Ce dernier s’était rendu en 1930 à une démonstration d’arts martiaux au sanctuaire shinto Meiji, à Tokyo, pour y présenter le kata Sanchin. On lui demanda alors quel était le nom du karate qu’il pratiquait, étant donné qu’au Japon les écoles d’arts martiaux possédaient toutes une appellation. Pris de court, ce dernier ne sut que dire et improvisa une réponse basée sur une phrase venant du texte nommé « Les Huit sentences du combat » 拳之大要八句 consigné dans le Wubeizhi : La méthode c’est s’affermir et se relâcher, avaler et recracher

Il l’avait évidement apprise au contact de son professeur. Le ferme 剛 et le relâché 柔 sont les caractères prononcés « gô » et « jû » en sino-japonais. Il avança donc, et ce sans que son maître ne fût au courant, que son école est celle du ferme et du relâché : Gôjû-ryû. Une fois rentré à Naha, il raconta à Miyagi cette mésaventure et expliqua son raisonnement. Ce dernier trouva l’idée pertinente et décida de garder ce nom, faisant de son école la seconde à Okinawa à être officiellement connue sous une dénomination précise. Okinawa étant alors un territoire du Japon, auprès duquel le monde martial local essayait à cette même période d’être reconnu, Miyagi fit enregistrer la Gôjû comme Gôjû-ryû karate 剛柔流唐手 en 193462. C’est à partir de cette période que de nouveaux disciples, au rôle prépondérant dans le développement de l’école Gôjû après la guerre et dont les filiations en sont toujours des branches importantes, commencèrent à suivre l’enseignement de Miyagi. Miyazato Ei.ichi (1922-1999) et Toguchi Seikichi (1917-1998) rejoignirent ainsi Yagi Meitoku (1912-2003) et surtout Higa Seikô (1898-1966) et Shinzato Jin.an (1901-1945). Miyagi séjournait régulièrement dans la région de Kyoto à partir de 1928, là où était déjà établi son ami Mabuni Kenwa. Yamaguchi Gôgen 山口剛玄 (19091989) commença ainsi à suivre ses entraînements pour fonder quelques années plus tard la branche japonaise de la Gôjû. Elle est cependant fort différente de son aînée okinawanaise, car étant donné que les séjours de Miyagi à la métropole était espacés et courts, Yamaguchi ne pouvait réellement apprendre le même karate que les disciples okinawanais au cours de ses dix années sous son autorité. 62 On peut noter qu’il utilisait toujours la graphie 唐手 « main de Chine », mais qu’il suivait les usages de son temps en prononçant le signe 唐 « kara » (son japonais) et non plus « tô » (son sino-japonais) et encore moins « tuu » (son okinawanais).

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acquis le niveau suffisant pour que son maître lui demande de se rendre auprès de son fils Chômo afin de lui prodiguer la formation dont il avait besoin pour assumer sa fonction de légataire de l’Udun dii. Seikichi partit donc pour la ville de Wakayama au début de l’année 1924. Il revint à Naha six mois plus tard, après avoir remis à Chômo les documents attestant de sa légitimité au sein de l’école. En 1926, alors que la société okinawanaise était en plein marasme économique, Seikichi s’en alla pour les Philippines, afin de commencer une nouvelle vie d’agriculteur. L’année suivante, Motobu Chôyû décéda et son fils Chômo devint l’héritier de l’école. Sur les décennies qui suivirent jusqu’à la fin de la Guerre du Pacifique, aucune information n’est répertoriée hormis le fait que Chômo décéda en 1945. En mars 1947, Uehara rentra des Philippines. Etant en seconde position dans l’ordre de succession de l’art de Chôyû, il en devint le légataire. Il décida d’enseigner de façon ouverte ce qu’il avait appris trente années plus tôt, et ouvrit à cette fin le dojo Seidôkan 聖道館 situé à Ginowan en 1951. Pendant dix ans environ, Uehara, en plus de son fils Hiroshi 浩 (1922-?), acceptait les adeptes avec parcimonie, sur recommandation. A partir des années 1960, le nombre des inscrits augmenta et son dojo comptait alors Higa Seitoku 比嘉清徳 (1921-2006) et Shiroma Seihan 城間清範 (1942-2012) qui joueront un rôle important dans le développement et la perduration de l’école. En 1976, Uehara rencontra Motobu Chôsei, le fils de Motobu Chôki85, héritier de droit de l’école, resté dans l’ombre pour des raisons inconnues. Sachant qu’il n’était qu’un intérimaire, dû aux vicissitudes de l’histoire, dans la succession et la transmission de l’art de son maître Chôyû, il prit la décision de faire de Chôsei l’héritier officiel de l’Udun dii, afin qu’elle redevienne une activité gérée et conservée par les Motobu. Chôsei, qui n’était pas un Motobu issu d’un fils aîné, ne connaissait pas la technique ancestrale, mais selon Uehara il devait tout de même en avoir la responsabilité, en être en quelque sorte le gardien et le garant au regard de son sang. En l’an 2003, alors qu’il était âgé de 99 ans, il fit de Chôsei le légataire de l’Udun dii, et depuis ce jour, ce dernier en est à la tête, assisté de son fils Tomoyuki 朝行 (né en 1966) qui prendra sa succession dans un futur proche. La Motobu Udun dii est axée sur une posture nommée tachugwaa, où le pratiquant est debout, les jambes droites, à la différence des positions du cavalier naifanchi de la Kobayashi ou sanchin de la Gôjû. Le poids du corps repose sur l’avant des pieds, laissant les talons flotter. La garde usuelle est nommée meoto-de « la main de l’épouse et la main du mari » où la main arrière effleure le coude de la main avant en garde moyenne. Les attaques de mains se font avec la main avant, en mae-te comme on dit dans le karate de la métropole. 85 Voir p. 108.

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Il n’y a pas de techniques de défense similaires au shutô uke du shurite ou du mawashi uke de l’Uechi-ryû. Les différentes techniques de frappe sont travaillées au travers de la séquence Mutudii. Il s’agit d’une marche, en avançant et en reculant, visant à perfectionner la décontraction, le placement du bassin et du torse, ainsi que la respiration. L’Udun dii se caractérise par des exercices avec partenaire, nommée sôtai dôsa « mouvements mis en relation [avec un partenaire] ». La marche présente dans Mutudii constitue la base de l’école, tandis que les sôtai dôsa en sont la mise en pratique sous des formes plus ou moins libres. Une autre facette de l’école est la mise en exergue de saisies, contre-saisies, luxations et projections nommée tuidii. Visant le contrôle de l’adversaire sans le tuer ni même le handicaper, cet ensemble de techniques se veut refléter l’âme chevaleresque des seigneurs qui épargnaient leurs vaincus. Il faut préciser que ce terme de tuidii n’est pas propre à l’Udun dii, mais est au contraire un mot courant en okinawanais, puisqu’il signifie la « main qui saisit ». D’autres écoles l’utilisent donc pour désigner leur corpus techniques reposant sur des projections et luxations (photographie 15). Les trois formes fondamentales de tuidii de la Motobu Udun dii sont nommées, en japonais standard, konerite « les mains qui malaxent », ogamite « les mains qui prient » (photographie 16) et oshite « les mains qui poussent ». Ces techniques, reposant sur la souplesse et jouant sur les articulations des doigts, poignets, coudes et épaules de l’adversaire, sont similaires à des gestuelles de danses d’Okinawa. L’enseignement supérieur consiste en la danse Ajikata nu mai nu tii « Techniques dansées des seigneurs ». La danse, en tant qu’art aussi important que la musique ou le combat, était à la base de l’éducation des hommes de la noblesse au temps du Royaume des Ryûkyû, et en ce sens il est naturel pour l’Udun dii, qui était étroitement liée au monde de la cour, de mêler danse et arts martiaux. Motobu Chôyû a d’ailleurs écrit un poème qui résume bien l’importance de la danse dans son école : Ne pas s’arrêter à l’apparence de la danse du seigneur, car elle contient les plus abouties des techniques de combat.

Il s’agit bien sûr de techniques liées au combat qui se suivent avec fluidité et décontraction, à l’image du principe de cette école : Porter ce qui est souple à son summum.

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ainsi que ce que lui-même avait étudié en Chine ; puis en 1938, Wu Jiangui se chargea de lui inculquer les bases de la boxe de la Grue blanche. Entre 1957 et 1959, il vécut à la ville de Kawasaki, près de Tokyo où il donnait des cours d’arts martiaux avec armes de son père. Lorsqu’il rentra à Naha en 1960, ses leçons avaient lieu au dojo de Higa Seikô, un ami de la famille. En 1972, afin de donner un cadre juridique à son activité d’enseignement menée déjà depuis plus de quinze années, il fonda la société civile avec personne juridique du nom de Fédération d’Okinawa de kobudô (shadan hôjin Zen-Okinawa kobudô renmei) 社団法人全沖縄古武道連盟, et dans la foulée établit en 1976 son propre dojo le Kôdôkan 光道館. En 1987, Matayoshi Shinpô fut nommé représentant à Okinawa de la Dai Nippon Butokukai qui lui décerna le titre de maître-expert hanshi. Il s’éteignit en 1997. Son hériter est Shinsei 真靖, né en 1966, plus connu sous le nom de Yasushi 靖. La majeure partie des groupes actuels d’Okinawa kobudô comprend les armes suivantes : le bâton long [de six pieds, parfois huit et très rarement douze] (bô) le bâton court [trois pieds] (tanbô) les tridents courts (sai) les faucilles (kama) les matraques avec poignée (tunkwaa) le fléau (nunchaku) la rame (weeku) (photographie 18) la lance formée d’un trident en demi-svastika (nuntii-bô) les coups-de-poing (tikkoo) la corde ou chaîne lestée (suruchin) le bouclier et la machette ou pique (tinbee et nata) la bêche (kwee) le bâton articulé en trois sections (sansetsukun) les kubotans (ticchuu) Matayoshi Shinpô retint seulement un certain nombre de katas issus de la tradition locale pour le corpus d’armes de son école. On constate qu’hormis le bâton et la rame, tous les katas des Okinawa kobudô sont des codifications de techniques opérées par Matayoshi Shinpô, lorsqu’il systématisa les différentes armes que sa famille avait compilées. Il est marquant que comparés aux Ryûkyû kobudô de Taira Shinken, les Okinawa kobudô comportent une somme assez peu élevée de katas : cinq seulement pour le bâton long, et trois pour les sai, alors que Taira en a rassemblé respectivement treize et huit. Ce nombre réduit se comprend pourtant car Matayoshi accordait une place importante aux assauts, plus ou moins libres. Des séquences issues des katas sont 126


donc mises en application contre un adversaire qui lui aussi utilise des techniques provenant des katas. Des assauts mêlant plusieurs armes sont aussi pratiqués : bâton articulé à trois sections contre bâton long, matraques avec poignée contre rame, tridents courts contre bouclier… Par ailleurs, il n’est pas possible de pleinement travailler un nombre élevé de katas, un choix s’impose si l’on veut les maîtriser. Le nombre de cinq pour le bâton long par exemple, similaire à celui des katas de bô de la Yamane-ryû, est donc suffisant pour une pratique s’étendant sur plusieurs décennies. La façon de tenir le bâton avec la main arrière lors des attaques, qu’il s’agisse de frappes, d’estocs ou de piques, est propre à l’école. L’arrière de l’instrument est en effet appliqué sur le côté cubitus de l’avant-bras et sur la face externe de l’épaule. Suite au décès de Matayoshi Shinpô, l’organisation éclata, voyant des factions se créer entre ses disciples de longue date et le dojo central, le Kôdôkan. Sous la direction de Shinsei, on y enseigne « les Matayoshi kobujutsu et les arts de combat à la chinoise de l’école Kingai ». Afin de se différencier de ses concurrents, Shinsei appelle officiellement son activité armée Matayoshi kobujutsu et non plus Matayoshi kobudô. Ce dernier assume la fonction de légataire et de garant de leur conservation au sein de la famille Matayoshi, dont il constitue le seizième successeur et la dix-septième génération. La tradition martiale chez cette lignée remonte au XIVe siècle comme nous l’avons observé avec l’ancêtre Shinpu, Seigneur d’Ôshiro. Shintoku, le grandpère de Shinkô, était son descendant de treizième génération, et Shinchin, le père de Shinkô, son descendant de quatorzième génération. Shinkô représentait la quinzième et Shinpô la seizième génération. Au total, ce sont quinze générations qui ont reçu et passé ce que l’on appelle communément les arts martiaux des Matayoshi. D’autres groupes, que je nomme factions, transmettent les arts des Matayoshi : L’Association amicale d’entraînement des kobudô d’Okinawa (Okinawa kobudô dôshi renseikai) 沖縄古武道同志練成会, fondée par Gakiya Yoshiaki 我喜屋良 章, l’un des plus proches instructeurs de Shinpô. Elle est maintenant aux mains de Yogi Josei与義助盛 (né en 1935) (photographie 19). Après la disparation de Matayoshi Shinpô, sa fédération au statut juridique bien particulier shadan hôjin Zen-Okinawa kobudô renmei ―elle est toujours l’une des seules à Okinawa à être constituée ainsi, c’est-à-dire en société civile avec personne juridique― sortit du cercle de la famille et fut administrée par une agrégation de ses anciens disciples. Parmi eux, Maeshiro Shusei, Itokazu Seikô et Kinjô Tôkichi, d’ailleurs adeptes de la Kônan-ryû, se retrouvèrent dans ce groupe dédié exclusivement à la pratique des armes, étant donné qu’ils s’adonnaient à 127


confrontation entre deux (parfois trois) individus, et suumachi 総巻 ou machibô 巻 棒 séquence où l’ensemble des exécutants effectue des figures (lignes et rondes) afin de représenter le courant de la mer. Il serait difficile de présenter les bô de chaque localité d’Okinawa. Je vais donc plutôt me concentrer sur ceux du hameau de Kochinda (au canton de Kochinda, maintenant commune de Yaese). Nommé Kochinda bôjutsu, cette pratique du bâton remonterait à plusieurs siècles. L’historique de cette activité est issu de la transmission orale, aucun document ne vient étayer les propos recueillis lors des célébrations villageoises du huitième mois du calendrier luni-solaire où sont donnés ces bâtons. Au début du XVIIIe siècle, le prince Yoshimura 義村, lorsqu’il vint diriger le canton de Kochinda, amena ses savoirs en arts du combat, dont le bâton. Avec le temps, ces techniques furent transmises aux jeunes gens du village qui se les approprièrent et les transformèrent. Certains habitants apprirent également des techniques (shina kaki : lancer du sable aux yeux de l’adversaire ; yeeku : rame) et katas de bâtons de l’Ile de Tsuken. Ainsi, au début du XXe siècle, alors qu’il n’y avait plus de prince ni de seigneur à Kochinda, les jeunes utilisaient ces différents katas et assauts dans leurs divertissements moo ashibi, ou bien dans les fêtes agraires de la huitième lune. A la différence des écoles d’armes comme par exemple la Yamane-ryû, les bâtons de Kochinda ne sont pas articulés autour de l’enseignement et de l’image d’un maître. Les aînés, eux-mêmes formés par leurs prédécesseurs, prennent en main les nouvelles recrues. Il n’y a pas d’entraînement régulier dans un bâtiment précis. De façon récente, le responsable de cette pratique, Nakamura Seiyû 中村清祐 (né en 1941), a construit un dojo. N’oublions pas que le réseau communautaire est très fort dans les provinces d’Okinawa, faisant que Nakamura enseigne gratuitement aux enfants et adolescents de Kochinda, afin de leur procurer une activité de loisir, mais aussi de trouver quelques adeptes qui à l’âge adulte continueront de réaliser des katas et des assauts de bâton pour le groupe lors des fêtes villageoises (photographie 28). Nakamura a mis au point trois enchaînements de techniques dans le but de faire acquérir aux enfants les bases du maniement du bâton long. Il transmet également des formes en solo (Tsuken bô, Tsuken suna kake bô) et réalisées en groupe (Sannin bô, Ushi wakabô, Tun boo). En tout, une quinzaine de bâtons est transmise à Kochinda, sans compter les différentes passes d’armes telle que bâton long contre faucilles, ou bâton court contre bâton court. La pratique des bâtons de Kochinda ne ressemble pas à celle de la Yamane-ryû ou des Okinawa kobudô. Sans chercher à produire une accélération du bâton par utilisation de la force centrifuge du mouvement, ou une génération de force à partir 140


d’un état de relâchement, les attaques et les défenses sont sèches, décomposées, peut-être à cause de l’habitude de réaliser des démonstrations ou des formes dansées des katas lors d’évènements communautaires. Les Okinawanais ont pour usage de donner également des démonstrations de tridents courts ou de faucilles lors de leurs fêtes. Les bâtons de Kochinda, qui ont pour vocation d’exister surtout dans ce genre d’environnement, ont systématisé ces pratiques, toujours au travers de katas et d’assauts. Nakamura Seiyû, qui avait fréquenté le dojo de Matayoshi Shinpô dans les années 1970, a adopté différents katas présents dans les Okinawa kobudô : tridents courts, faucilles, matraques avec poignée et bouclier. Les principes mis en exergue par Matayoshi sont cependant délaissés pour suivre ceux de la pratique traditionnelle des armes du village. Quiconque étant habitué aux modes d’exécution des Okinawa kobudô ou Ryûkyû kobudô est déstabilisé par la manière dont les pratiquants exécutent les bâtons de Kochinda qui laissent une grande importance à la part jouée, au sens où les techniques sont représentées pour le public et les dieux auxquels elles sont destinées. C’est ainsi que par exemple, les assauts sont préparés à l’avance, au sens où le défenseur sait quelle attaque son adversaire du moment va réaliser. Selon Nakamura en personne, cette façon de faire se retrouve dans certains bâtons des villages. Il est en effet pensé qu’au regard de la force et de l’engagement des attaques, il faut que celui qui les reçoit soit capable de les gérer au mieux, en toute sécurité. Si les attaques étaient libres, il y aurait le risque de blessures, et étant donné que le but n’est pas de combattre ou d’apprendre à le faire, il n’y a pas de raison de s’exposer à de tels dangers.

141


17. Akamine Hiroshi en garde avec les faucilles

19. Yogi Josei en train de se préparer à l’attaque en pique au niveau bas

20 20 et 21. Après avoir placé son bâton sous le bras de l’adversaire lors de son attaque, l’adepte de la Motobu Udun dii le contrôle au moyen d’une pression sur tout son membre supérieur, renforcée par son propre bâton


26 27

25 25. Isa Kaishû devant son autel bouddhique en train de manier le fléau 26. Les tridents courts d’Isa Kaishû sont particulièrement grands 27. On distingue bien les lames des doubles machettes typiques de la Tozan-ryû


200


Le Kyûdôkan [shurite] Le Kyûdôkan 究道館 est sans doute l'un des plus vieux dojos toujours en activité à Okinawa, puisqu’il date des années 1950. D'autres ont été créés avant lui, mais les vicissitudes de la seconde moitié du XXe siècle ont facilité leur perte. Il a vu évoluer des adeptes d’exception : Shimabukuro Katsuyuki 島袋勝之 (né en 1928), Onaga Yoshimitsu 翁長良光 (né en 1938), Miyagi Tokumasa 宮城篤正 (né en 1939), Arakaki Isamu 新垣勇 (1941-2013) dont chacun transmet une facette du karate qui y est enseigné et pratiqué. Le Kyûdôkan, c’est avant tout un homme : Higa Yûchoku比嘉佑直, né en 1910 à Naha. De constitution fragile, il avait été durant toute sa scolarité victime de brimades de la part de ses camarades de classe. A l’âge de dix-sept ans, il débuta le karate avec un ami de son père, un certain Shiroma Jirô 城間次郎. Ne se prenant pas plus que de raison de passion pour cette activité, il s’essaya à divers sports, et choisit le base-ball. Quatre ans plus tard, il intégra une équipe professionnelle à Taiwan, mais dut interrompre cette carrière prometteuse à cause d’impératifs familiaux. De retour à Naha, il retrouva son professeur de karate qui l’initia à la manière de combattre des faubourgs de la ville nommée irikumi. La pratique était dure, mais il persévérait, surtout qu’il avait l’occasion de tester ses progrès lors de bagarres au quartier de plaisirs de Tsuji. En 1934, il se lança dans la Gôjû-ryû par l’entremise de Shinzato Jin.an, qui lui apprit aussi le combat indigène okinawanais tii. L’année suivante, il fut accepté comme élève par le champion des bagarreurs de Naha : Miyahira Seiei 宮平政 英 (1895-1958) ―dit Tiijikun bushaa « l’Expert d’arts martiaux aux poings faramineux »― un colosse élève d’un disciple de Matsumura Sôkon. Durant une décennie, Higa Yûchoku perfectionna ainsi ses techniques de frappe entre les makiwara et les leçons de ces deux personnalités. Il commença par ailleurs à enseigner dans la cour de sa demeure en février 1941. En 1948, il se plaça sous l’autorité de Chibana Chôshin qui lui remit trois années plus tard le titre de professeur. Gardant à l’esprit la maxime qui guidait sa vie d’adepte : « L’étude de la voie est sans limite » Kyûdô mugen 究道無限, il fonda officiellement son dojo du nom de Kyûdôkan en 1954 sur une petite colline du quartier Tsuboya, à Naha. Le parcours de Yûchoku reflète bien la manière de s’adonner au karate avant la guerre, quand le shurite, ou shôrin, et les nahate-tomarite, ou shôrei, n’étaient pas perçus comme incompatibles mais complémentaires. Les adeptes ne restaient pas non plus toute leur vie durant sous l’autorité d’un même maître, mais allaient, selon les conditions et les impératifs, apprendre chez chaque spécialiste ce qu’il avait à leur apporter. 201


En 1938, alors qu’il s’adonnait à la Kobayashi depuis cinq années surtout à travers les katas, il rencontra Motobu Chôki qui lui donna l’occasion d’acquérir certains de ses principes de combat et techniques. Pendant la Guerre mondiale il fut envoyé en Manchourie d’où il revint en 1948. Il entreprit alors de former la jeunesse okinawanaise à son l’art. Chibana l’ayant autorisé à enseigner par le certificat de maître qu’il lui remit la même année, il ouvrit un petit dojo fait de planches de bois à Nishihara : le Shidôkan karate dôjô. N’étant pas pleinement au fait des différentes écoles et tendances de karate, il qualifiait sa pratique « d’école de la Jeune forêt » 少林流. Son maître Chibana lui fit rapidement comprendre qu’il ne fallait pas employer le caractère 少 « jeune », mais bien celui de 小 « petit »156 pour dire en fait école de la Petite forêt. En 1952, Miyahira déménagea à Naha, où il établit une salle, portant toujours le même nom, au quartier de Tsuboya. Au bout de 33 ans d’enseignement presque quotidien, et après que Chibana Chôshin lui ait confié la direction de son Association okinawanaise de karatedô de l’école Kobayashi (Shôrin), il créa en 1981 un dojo au rez-de-chaussée de sa nouvelle demeure, à Kokuba ―toujours à Naha. Du nom de Shidôkan honbu dôjô, il fut, et est encore, le point central de la mouvance de Miyahira. En 2010, Miyahira décéda, laissant son dojo aux mains d’un collectif de ses plus fidèles assistants, désireux de faire perdurer son enseignement et sa conception du karate. En face de l’entrée, à l’autre bout de la pièce, siège le tokonoma, avec en son centre une photographie de Chibana Chôshin, disposée ainsi par Miyahira, avec en dessous un portrait de ce dernier ajouté depuis son décès (photographie 72). Au dessus de ces larges images, cinq figures sont accrochées : on reconnaît Motobu Chôki, Tokuda Anbun, Chibana Chôshin, d’Itosu Ankô et Matsumura Sôkon. C’est ainsi tout le lignage de Miyahira qui apparaît, avec à son fondement Matsumura, puis Itosu. Tokuda et Chibana étaient, nous l’avons vu, ses maîtres. Enfin, Motobu, comme isolé à l’extrême-gauche, est là pour que l’on n’oublie pas son influence sur le karate du Shidôkan. Un peu sur la droite, une très belle maxime en deux fois quatre caractères, sous la forme d’une calligraphie réalisée par le maître de nahate Iraha Chôkô157, rappelle à tous les membres du dojo le but de l’entraînement selon son défunt chef : Gôri gôhô Kyôzon kyôei 合理合法 共存共栄 En accord avec les principes et la méthode, on vit et prospère ensemble 156 Voir p. 65. 157 Voir p. 78.

220


Ces mots mettent en avant que selon Miyahira, la pratique du karate est fondée sur des mécanismes logiques, une manière de procéder identifiée et limitée par des cadres. Elle n’a pas par ailleurs de fin égoïste, pour être au contraire vouée à créer des liens entre ses adeptes qui s’entraînent et progressent ensemble dans un même dojo158. Au centre du mur de droite, une représentation de Bodhidharma témoigne de la foi bouddhique du fondateur du Shidôkan. Elle est accompagnée du certificat émis en septembre 2000 par la Préfecture lui conférant le statut de bien culturel immatériel. On peut également observer l’enseigne écrite par lui-même pour son premier dojo, en 1948, portant l’inscription Centre d’étude de karate de l’école Shôrin159 (photographie 73). Sur la même paroi, plus à droite, une reproduction d’un rouleau de la main de Matsumura décrit l’attitude à adopter lors de la pratique des arts martiaux160. Ce texte offert à Kuwae est reproduit sous la forme d’un fac-similé. L’écriture cursive du maître étant difficile à déchiffrer, Miyahira en a lui-même produit une copie, avec une graphie plus intelligible pour l’ensemble de ses élèves. En face, sur le mur de gauche, une calligraphie surplombe la salle : Kisshu Busshin 鬼手佛心 Technique de démon, cœur de Bouddha

Miyahira l’avait commandée à un moine zen afin d’exprimer qu’au-delà d’un art aux techniques létales, le karate doit conduire celui qui s’y adonne à la sagesse et surtout à la compassion. C’est au-dessus de cet écrit que commence la liste des membres du dojo, vivants comme décédés. La place dédiée au nom du chef actuel est vacante, puisque depuis la disparition de Miyahira, personne n’a voulu prendre sa succession par respect envers son œuvre. Viennent ceux portant le 10e jusqu’au 7e dan, soit en tout 38 noms, dont dix-sept pour le 9e dan, chiffre tout à fait exceptionnel qui montre combien les disciples de Miyahira s’étaient investis et lui étaient restés fidèles durant des décennies, période nécessaire pour atteindre ce rang. Les noms des personnes détentrices des grades allant du 6e au 4e dan sont accrochés plus à gauche, on en identifie 26. Leur nombre est paradoxalement plus clairsemé que celui de leurs aînés, alors que d’ordinaire les 158 Cette dernière idée, attachée au Kyôzon kyôei, fait écho à la conception de Kanô Jigorô de son jûdô. On peut penser que ce dernier a influencé Miyahira. 159 C’est cette même enseigne où sont gravés les caractères de la « jeune forêt » au lieu de ceux de la « petite forêt », comme expliqué en amont. 160 Notons qu’il ne fait pas une fois mention de karate ou de tuudii, pour simplement parler d’arts martiaux « kobujutsu » ou de pratique du combat « bu ».

221


70

69 69. Détail d’une des hallebardes du Kôdôkan. On remarque le dragon incrusté. A gauche la lance nuntii-bô 70. Une hallebarde, aucun doute n’est permis sur son origine chinoise 71. Une lance

71


72

72. Vue de la salle principale du Shidôkan depuis l’entrée 73. L’enseigne datant de 1948 avec en haut le caractère de la jeunesse

73


école

Sukunai hayashi-ryû

Shôrinji-ryû

Isshin-ryû

kata

graphie

filiation

Fukyû gata ichi Fûkyû gata ni Pin.an shodan Pin.an nidan Pin.an sandan Pin.an yodan Pin.an godan Naifanchi shodan Naifanchi nidan Naifanchi sandan

普及型一 普及型二 平安初段 平安二段 平安三段 平安四段 平安五段 内歩進初段 内歩進二段 内歩進三段

Chibana Chôshin

Seesan Aanankuu Wansuu (Oyadomari) Passai Uuseeshii Chintoo Kuusankuu

十三 安南空 汪輯 (親泊)抜基 五十四歩 鎮闘 公相君

Kyan Chôtoku

Wanchin

ワンチン

Shimabukuro Zenryô

(Itosu) Jion

(糸洲)慈恩

Nakama Chôzô

Tokumine no kon

徳嶺之棍

Kyan Chôtoku

Aanankuu Seesan Naifanchi Wansuu Passai Uuseeshii Chintoo Kuusankuu Tukunmii nu kun

安南空 十三 内歩進 汪輯 抜基 五十四歩 鎮闘 公相君 徳嶺之棍

Kyan Chôtoku

Seesan Naifanchi (shodan) Wansuu Chintoo Kuusankuu

十三 内歩進 汪輯 鎮闘 公相君

Kyan Chôtoku

Sunsû

スンスー

Shimabukuro Tatsuo

Sanchin Seeyunchin

三戦 制引戦

Miyagi Chôjun

Tokumine no kon

徳嶺之棍

Kyan Chôtoku

Urashii nu kun Shiiishi nu kun Chatan Yara nu sai Hamahiga nu tuifaa

浦添之棍 添石之棍 北谷屋良之釵 浜比嘉之トゥイファー

236

Taira Shinken


école

Shôrin-ryû

Matsubayashi-ryû

kata

graphie

filiation

Pin.an shodan Pin.an nidan Pin.an sandan Pin.an yodan Pin.an godan Naifanchi shodan Naifanchi nidan Naifanchi sandan

平安初段 平安二段 平安三段 平安四段 平安五段 内歩進初段 内歩進二段 内歩進三段

Chibana Chôshin

Aanankuu Seesan Chintoo Wansuu

安南空 十三 鎮闘 汪輯

Kyan Chôtoku

Kuusankuu

公相君

Shimabukuro Tatsuo

Passai Uuseeshii

抜基 五十四歩

Shimabukuro Zenryô

Fukyû gata ichi

普及型一

Nagamine Shôshin

Fukyû gata ni

普及型二

Miyagi Chôjun

Pin.an shodan Pin.an nidan Pin.an sandan Pin.an yodan Pin.an godan Naifanchi shodan Naifanchi nidan Naifanchi sandan

平安初段 平安二段 平安三段 平安四段 平安五段 内歩進初段 内歩進二段 内歩進三段

Arakaki Ankichi

Wankan Roohai

王冠 鷺碑

?

Aanankuu Tomari Passai Chintoo Chatan Yara Kuusankuu Wansuu Uuseeshii

安南空 泊抜基 鎮闘 北谷屋良公相君 汪輯 五十四歩

Kyan Chôtoku

237


Table Avertissements Notes liminaires Introduction

9 15

Structures, écoles et branches

17

5

La formation d’un microcosme martial La recherche d’une direction commune

19 20

ENCART I Les pionniers de l’introduction du karate à la métropole japonaise : Funakoshi Gichin, Motobu Chôki, Uechi Kanbun

Les organisations okinawanaises d’arts martiaux

Les écoles de karate Le shurite classique Shôrin-ryû Matsumura seitô karate Okinawa Funakoshi Shôrin-ryû karate Sukunai hayashi-ryû Shôrinji-ryû Isshin-ryû Shôrin-ryû Matsubayashi-ryû Shôgen-ryû Ryûkyû Shôrin-ryû Tozan-ryû

31 32 45 46 47 49 51 53 54 56 57 59 60 61

ENCART II

63

Nahate, tomarite et shurite

Le shurite moderne

65 65 66 68 69 77

Kobayashi-ryû Shitô-ryû

Les écoles issues du nahate Gôjû-ryû Tôon-ryû ENCART III

81

Ruu Ruu Koo, quèsaco ?

Ryûei-ryû

85

254


Les écoles provenant du Fujian

89 89 96 97 97 99 100

Uechi-ryû Shôhei-ryû Kônan-ryû Kingai-ryû Nihon Shôrinji karatedô Kojô-ryû

Le tomarite Nihon denryû heihô Motobu kenpô Gôhaku-kai Okinawa kenpô

Les arts martiaux des Motobu Motobu Udun dii

Les écoles éteintes Ishimine-ryû Kûshin-ryû

Les kobudô

105 105 109 111 111 111 116 116 117

Ryûkyû kobudô Okinawa kobudô Motobu Udun dii Ryûkonkai Yamane-ryû Ufuchiku-den Ryûkyû kobujutsu Tozan-ryû Ryûei-ryû Mura bô

119 121 125 128 131 131 133 137 137 139

Un regard différent sur le monde des arts martiaux okinawanais

143

L’autre côté du miroir Les arts martiaux okinawanais et la tradition Les arts martiaux et la sphère politico-économique Les arts okinawanais et l’étranger Arts martiaux, auto-défense et pratique du combat L’uniformisation des arts martiaux insulaires

A la découverte d’écoles méconnues Tozan-ryû Kônan-ryû Okinawa kenpô

255

145 145 148 156 158 161 165 165 171 176


Ryûkonkai

181

La perte de vitesse des kobudô

187 187

Un peu d’histoire Des maîtres attachés à la tradition

189

A la rencontre des dojos importants d’Okinawa

199

Le Kyûdôkan [shurite] Le Jundôkan [Gôjû-ryû] Le Kôdôkan [Okinawa kobudô et Kingai-ryû] Le Shidôkan [Kobayashi-ryû] L’Uechi-ryû karatedô Oroku dôjô [Uechi-ryû]

Conclusion Annexe : Les katas de karate et de kobudô Bibliographie

256

201 207 213 219 225 231 235 251


Achevé d’imprimer en mai 2016 sur les presses de Michelangelo

Červeňova 33 949 11 Nitra Imprimé en Slovaquie


Okinawa est le berceau du karate. Pourtant, que connaît-on de cet art, puisque hors de cette île, c’est son pendant japonais qui attire l’attention ? Et il ne faut pas non plus oublier les kobudô, la pratique armée remontant aux temps de l’ancien Royaume des Ryûkyû, éléments incontournables du combat insulaire. C’est à la rencontre de ces arts martiaux que nous invite ce livre, fruit de plusieurs années de recherche et d’observation dans différents dojos de l’Ile d’Okinawa, et d’entretiens avec les plus éminents maîtres. Présentant les écoles importantes que sont la Kobayashi-ryû ou la Gôjû-ryû, ainsi que les kobudô systématisés par Taira Shinken et ceux des Matayoshi, ce livre permet la découverte d’écoles méconnues telles que la Tozan-ryû, la Yamane-ryû, la Kûshin-ryû ou la Ryûei-ryû. Ethnologue de formation et pratiquant depuis plus de 25 ans, Jean-Charles Juster s’intéresse à la culture okinawanaise depuis plus de dix ans et a effectué de nombreux séjours à Naha comme dans la province de l’Ile d’Okinawa où il a été introduit dans les milieux des arts scéniques et martiaux, lui donnant accès à des informations que peu d’Occidentaux avaient reçues avant lui.

ISBN 978-80-972243-9-4 24,90 €


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