Concours de nouvelles - 3e édition - Apprivoiser les mots

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Plusieurs auteurs

3ème Concours littéraire de la résidence Neussart


Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde. Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

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Apprivoiser les mots

Recueil de nouvelles du 3ème concours littéraire de la résidence Neussart 3


Prologue

« Que faut-il dire aux hommes ? » La question que se posait Antoine de Saint-Exupéry dans les derniers mots de sa lettre au Général X surgit en filigrane des trois thèmes qui ponctuent ce recueil de nouvelles : la vie à travers les yeux d’un autre, un voyage extraordinaire, péripéties d’un cœur sur la main. En quête d’humanité, enquête sur les paroles, les gestes et les regards qu’elle attend, en ses anecdotes les plus anodines, ses hasards les plus improbables ou ses drames les plus douloureux, l’histoire de chacune et chacun d’entre nous se construit au fil de ces moments dont l’exception se mesure au sens qu’on leur donne : le baptême d’un petit voisin rappelle au jeune gardien du cimetière que la vie est plus forte que la mort et qu’il est temps d’entretenir les tombes ; une tasse à café usagée trouve, contre toute attente, une digne retraite parmi les jouets invités à la table d’une petite fille ; le dernier RER de 00h63 dépose ses deux passagères sur le quai d’une destination où, à défaut d’avoir l’heure, on a tout son temps, mais pour quoi faire ? Et puis tous ces voyages, plus aventureux les uns que les autres, qui nous éloignent plus ou moins

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loin de chez nous pour nous en rapprocher toujours un peu plus, plus forts au retour qu’au départ, comme celui d’un gamin parti dans les ombres du soir tombant pour ramener courageusement de la ferme à la maison un bidon de lait cru ; mais aussi ce voyage de l’exil où il faut reconstruire ici ce que l’on a perdu là-bas et apprendre tant bien que mal à parler une langue dans laquelle on n’a pas grandi. Et puis, il y a la mort, le sentiment, parfois ignoré, de nos finitudes et fragilités, comme la détresse refoulée de cette maman tout à son bonheur d’apporter chaque jour un paquet de biscuits et de bonbons à sa petite fille … sur la tombe où elle repose depuis trente ans. À chaque fois, ces textes courts s’appuient sur trois ressorts d’écriture : une attention ponctuelle, fugace et pourtant foudroyante, à un fragment de vie, un tout petit moment, un incident, insignifiants et tellement communs dans l’existence quotidienne d’un personnage sans histoire ; ensuite la fulgurance d’un engagement, parfois d’une conversion, et, à tout le moins, l’émotion bouleversée, que déclenche cette banalité dans le cœur du personnage comme une sorte de résolution irrépressible apparemment sans mesure par rapport à la trivialité de l’instant ; enfin, le souci d’une convenance littéraire où les mots doivent à tout

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moment orienter le lecteur, sans qu’il s’en aperçoive, vers la chute préméditée par l’auteur ou vers un horizon qui nous échappe dès lors que nous sommes englués dans les impasses du temps qui passe. Car, en définitive, la nouvelle nous ouvre la porte d’un « autre monde », qui donne du sens et réenchante la grisaille de nos pesanteurs et monotonies quotidiennes. Un monde aussi où le temps et l’espace rappellent à la fois les heures et les lieux de nos cycles journaliers et s’en détournent sur des tangentes imaginaires qui en réorientent les évidences. Tant il est vrai que les héros des contes de grands-mères ne convainquent pas toujours l’enfant qui les écoute : « La fille et le héros, je les aime pas ! » bougonne le petit garçon après avoir entendu leur histoire, même si la grand-mère les aime bien. C’est qu’à travers les yeux d’un autre, le monde nous apparaît bien différent de ce que l’on croyait, comme quand on se risque, a contrario, à se cacher les yeux pour regarder l’univers des aveugles. C’est aussi la leçon de tous nos voyages, intérieurs ou lointains, mais qui sont, en définitive, toujours imaginaires dans la part d’inconnu qu’ils nous révèlent. Quant aux péripéties d’un cœur sur la main, ce sont tous ces battements de générosité, ordinaires et spontanés

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comme une respiration, que l’on se surprend à découvrir dans un geste inattendu, dans l’œuvre de la vie, quel que soit le malheur du temps. Et tout cela pour autant que, dans aucune de ces trois postures, on ne recherche l’éclat d’un héroïsme inaccessible, mais la perle rare qui sommeille au plus profond de notre jardin personnel. « Dès demain matin », le gardien du cimetière « arrachera les herbes folles » qui en encombrent les chemins, celles qui abîment les tombes, celles qui érodent les cœurs, celles qui délabrent les âmes. Voilà ce qu’il faut dire aux hommes si l’on en croit encore Antoine de SaintExupéry comme s’il se répondait à lui-même dans sa dernière lettre à Pierre Dalloz, juste avant de disparaître : « Moi, j’étais fait pour être jardinier. »

Paul-Augustin Deproost, président du jury

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Un voyage forcé … Marie Delatte « Il pleut toujours dans leur sale pays ! » Enfoncée dans le fauteuil du salon comme si elle voulait y disparaître, Maria regarde les nuages gris, sombres et menaçants, qui courent dans le ciel pour quelque sinistre apocalypse. Ils se bousculent comme les images dans sa tête. Elle revoit Heracleo mare, son village italien tant aimé, enraciné de tous ses arpents de vigne à la colline, le petit banc devant la maison où il faisait si bon tricoter ou écosser les pois à l’ombre du mûrier, la tornade qui s’est abattue le mois dernier, détruisant tout sur son passage, le toit arraché et les tuiles qui semblaient voler dans le ciel dans une danse de folie… Et puis, cet interminable voyage dans un train surchauffé où elle serrait contre elle le sac contenant ses maigres reliques : les photos de ses parents, son bouquet de mariée séché…pour gagner la Belgique où leur fils affolé leur a téléphoné de venir se réfugier. « Tu vas voir Maria, on aura une belle vie là-bas. Et puis on verra grandir les petits ! » Il est comme cela, Giovanni, son mari. Il voit toujours le beau. Et puis, il a toujours aimé bouger, découvrir du nouveau. Cela

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lui allait bien d’empoigner la grosse valise pour aller en Belgique. Et où est-il Giovanni, maintenant ? Il la laisse toute seule dans cette maison de leur fils où elle sent bien qu’elle gêne. « Mais, je dois chercher un logement pour toi, pour nous, Maria, tout arranger… » Il a toujours été ainsi, Giovanni, prêt à courir partout, à rencontrer des gens. Pas étonnant que Tonio, leur seul fils, soit venu travailler en Belgique et s’y soit marié. Et puis, il connait le français, lui, Giovanni. « Apprends le français, apprends avec moi » qu’il disait en écoutant ses petites cassettes. « Comme ça, on pourra parler avec les petits ». Mais, pourquoi elle aurait appris le français ? Si Tonio veut faire sa vie ailleurs, c’est son affaire, et ses petits, pour ce qu’on les verra ! Vous la voyez étudier à son âge ?... Elle, Maria, sa vie, c’est la maison. Elle aime pétrir la pâte, les bras couverts de farine, soigner ses fleurs, ravauder le linge à tous petits points invisibles. Elle ne courait pas chez les voisines, mais elle aimait les voir au marché et échanger de jardin en jardin quand elle étendait les grands draps blancs au soleil ou portait l’herbe aux lapins.

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« La belle vie », c’est derrière elle, c’est fini pour elle. Et comment vivre maintenant ? L’horreur de ces journées toute seule ! Et ces soirées en famille pires encore. Giovanni, lui, il est ravi de retrouver son Tonio. Il fait rire sa belle-fille aux éclats et apprend des mots d’italien à Isabelle et Marc tout en faisant sauter le petit Benjamin sur ses genoux. Il a tout perdu, Giovanni, mais il garde tout ce qu’il lui faut : des idées plein la tête, du soleil dans le cœur et ce rire sonore qui séduit tout le monde. « Tiens ! Il ne pleut plus ». Il y a même un petit coin de ciel bleu … Maria a trop froid ici, elle s’y sent trop mal. Alors, elle enfile son vieux manteau noir et serrant son sac contre son cœur, tout ce qui lui reste de son univers englouti, elle se hasarde à sortir dans la rue. Etrangère à ce monde bruyant et gris, elle rase les maisons. Soudain, d’une fenêtre ouverte, s’envolent des notes joyeuses. Un petit air guilleret, un air de chez elle, c’est sûr ! Un coup d’œil furtif à l’intérieur : un vieux monsieur en bras de chemise joue du violon. Comme c’est beau ! L’artiste lève les yeux de sa partition et la voit. Mon Dieu ! Comme elle se sent indiscrète. Un peu gênée, elle joint les mains et les lève pour dire son admiration. Le violoniste lui 10


adresse un grand sourire et s’incline légèrement pour saluer cette auditrice inattendue. Allons, ils ne sont pas tous mauvais, ces Belges … « Tiens, un square ! Enfin, un peu de verdure » ... Dans un rayon de soleil, deux papillons dansent, enivrés de lumière. Cela lui rappelle tellement son jardin ! Une grand-mère qui promène un bébé s’arrête à sa hauteur. Elle lui dit quelques mots que Maria ne comprend pas, mais il y a une telle chaleur dans sa voix qu’une connivence s’installe entre elles. Soudain, un des papillons se pose sur la main de Maria. C’est comme une caresse, un bisou tout doux de papillon… Maria se sauve pour que l’on ne puisse voir ses larmes. C’est trop bête de pleurer parce qu’un papillon… Mais elle a beau serrer les poings, hausser les épaules, se moucher tant et plus, cela pleure encore en elle et sur ses joues. Elle a tellement besoin d’être aimée, réconfortée, la pauvre exilée ! Elle a vraiment souffert hier soir quand elle a senti Marc se raidir sous son baiser et quand le petit Benjamin s’est mis à hurler parce qu’elle le sortait de son parc. Pourtant, elle les aime bien, ces petits… Quand elle rentre, Giovanni l’attend à la maison, « Viens Maria, j’ai trouvé la maison ! ». Et il l’entraine jusqu’au Ravel. Il lui fait fermer les yeux, 11


la guide, et puis … Oui, c’est vrai, elle est là, c’est sa maison ! Toute petite, juste pour eux, minuscule gare désaffectée, avec des rails envahis par l’herbe, devant et un grand jardin derrière. « Viens voir à l’intérieur ! » C’est vrai qu’il a tout arrangé, meublé, décoré. Avec trop de tasses et de verres dans le buffet, mais bien peu de casseroles. C’est bien les hommes ! A côté de l’évier, un bassin tout neuf, jaune et rond comme un soleil et un gros bloc de savon. Bon ! Elle ne va pas se remettre à pleurer quand même ! Ce n’est pas le moment. Alors, doucement, tendrement, elle déboutonne la chemise de Giovanni, la lui enlève, la plonge dans l’eau et se met à frotter, frotter avec le savon, puis la met à sécher sur le fil dehors. C’est qu’il est si beau quand sa belle chemise blanche est toute propre et bien repassée, son Giovanni ! Quand elle rentre dans la maison, Giovanni a posé sur la table, un manuel de lecture emprunté à Marc. Il assied Maria près de lui, passe un bras autour de ses épaules : « regarde, tu vas apprendre le français avec moi ». Blottie contre lui, Maria répète docilement les mots qu’il lui lit. Elle est bien …

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Arrivederci Heraclea mare ! On pourrait bien être un petit peu heureux en Belgique en attendant que tu te refasses une beauté …

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La sauterelle et le mérou Léon Plagnol Par une onctueuse soirée automnale, la sauterelle et ses congénères survolent avec vigueur les derniers pans de terre de la Sardaigne. Il n’est jamais chose aisée que de traverser la Méditerranée. Bien qu’évoluant en un nuage magistral et informe, nombre de camarades y ont laissé leur vie. Les récits leur rendant hommage se transmettent avant chaque départ pour des régions plus accueillantes. Rien n’entache cependant la persévérance des sauterelles, une espèce fière, courageuse, mais surtout terriblement bornée. Qu’importent les risques de tornades, de pluies intenses ou l’attaque fugace des mouettes, le périple prend place. Une douzaine de kilomètres séparent les deux côtes. L’amas d’insectes, extrêmement dense, avance en trombe. Les individus au coude à coude ne font qu’un au-dessus du dédale aquatique. Une sauterelle peine à se contrôler, elle désire ardemment se frayer un chemin jusqu’au peloton de tête. Depuis la sortie de son état de larve, elle n’a pas froid aux yeux et s’arrange pour être de celles qui mènent et non de celles qui subissent. Le groupe des 14


chefs est proche, mais elle ne parvient pas à les atteindre. Son seul moyen est de s’extirper du nuage, le remonter et le réintégrer à son point de départ. Bille en tête, la sauterelle exécute son plan. Mais, la naïveté de sa jeunesse fougueuse lui saute bien vite au visage. À peine eut-elle quitté son groupe qu’elle voltige avec la force du vent, peinant à se rétablir, elle reçoit les restes incendiaires d’un coup de tonnerre qui lui brûle l’extrémité des ailes. La voilà qui chute en chandelle tel un Icare de pacotille non loin des îlots morcelés des bouches de Bonifacio. Un mérou apeuré, terré dans les nervures d’un récif attenant l’île de Cavallo décèle l’amerrissage en catastrophe du jeune insecte. Malgré sa crainte maladive de la surface et de son caractère supposé hostile, il se met en tête de lui porter secours. Arrivé à ses abords, il constate que l’orthoptère est bien mal en point ; peu adapté aux plongées iodées, il semble inconscient. Dans un excès d’héroïsme inédit, le mérou multiplie les gestes disgracieux et mal assurés pour guider le corps inerte vers la terre ferme. La scène, en apparence grotesque, n’en demeure pas moins émouvante. Sa bonne action achevée, le mérou s’empresse de regagner le confort des profondeurs obscures, ne laissant à la sauterelle encore étourdie qu’un aperçu flouté de ses écailles tachetées. 15


Elle rassemble ses quelques forces pour observer la descente de son sauveur et identifier ainsi son visage ; si ce n’est l’emplacement de son logis, car elle désire ardemment lui exprimer sa gratitude. Bien que téméraire, elle exclut toute expédition immédiate au vu de son état de santé. Lui vient alors l’idée de lester un message en direction de la cachette. Ne parlant pas mérou, la sauterelle dessine sur un caillou la scène de sauvetage avant de l’expédier vers les abysses. Le mérou sursaute comme à chaque bruit perçu en entendant l’objet dévaler les profondeurs audessus de sa tête. Il est touché par le geste, mais hors de question pour lui de gagner la surface une seconde fois aujourd’hui. La sauterelle observe avec enthousiasme et excitation les flots, en quête de la moindre réaction. Elle demeure ainsi jusqu’à la tombée de la nuit, une persévérance causant un stress démesuré au mérou. Dès potron-minet, la sauterelle prépare un second envoi, plus explicite cette fois-ci, se disant qu’un mérou c’est généreux certes, mais peut être un tantinet con. Il est submergé de flatterie, mais la situation l’incommode au plus haut point. Il voudrait rejoindre cette petite au courage débordant et à la ténacité infaillible. Seulement la peur le tétanise.

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Une poignée d’heures plus tard, il contemple d’en bas la sauterelle s’atteler à un nouveau travail : la construction d’un radeau de fortune. La mise à l’eau est quelque peu périlleuse. Le mérou frissonne et, de peur que l’embarcation se transforme en corbillard flottant, commence à sortir de sa tanière. Elle devine des mouvements en profondeur et exécute de grands gestes amicaux. Il hésite, s’approche doucement, mais à la vue du ciel bleu, illuminé d’un soleil de feu et d’oiseaux perfides tournoyant, il préfère se défiler une énième fois. La sauterelle, un peu peinée, mais toujours pleine d’entrain, regagne l’île pour fomenter un nouveau plan. Il est très tôt lorsque le mérou, sans cesse aux aguets, détecte des bruits infimes qui émanent d’en haut. Il n’en croit pas ses yeux globuleux, la sauterelle semble s’être attachée à un fil dans l’espoir d’atteindre son sauveur par une nage verticale des plus extrême. C’en est trop, le mérou ne peut supporter une telle prise de risque pour cet insecte non adapté à ces conditions. La pression pourrait le briser. Il s’élance avec fougue, fixant intensément ce petit être borné, mais surtout très imprudent. Seuls quelques mètres les séparent, mais son corps semble immobile. Le mérou redouble d’efforts pour l’atteindre et le happe aussitôt

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dans sa gueule, dans l’espoir de lui offrir un peu de répit avant de le recracher à la surface. À peine l’eut-il recueilli dans son réceptacle buccal qu’une violente souffrance le saisit. C’est comme si l’on poignardait son palais de part en part. Il se tord de douleur et chaque mouvement empire la sensation de déchirement interne. Des volutes de sang se projettent autour de lui et il se sent comme aimanté hors de l’eau. Le chaos et l’horreur empêchent tout discernement, toute réflexion. Dans ce tumulte, il ne distingue que la fine ligne reliant la sauterelle, toujours en lui, à l’île. À présent à bout de force, il place ses yeux sur la ligne et la remonte peu à peu. Il tombe rapidement sur une canne tendue et arquée. La mine exaltée et les cris de deux humains sur la rive, puis la vue de congénères sanguinolents sur le sol achève de renforcer l’aspect critique de la situation. La vie s’évapore lentement de ses écailles mouchetées alors qu’il rejoint le banc funeste de cette pêche glorieuse.

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Raire Christian Bergzoll Si chaque déplacement est un voyage extraordinaire, est-ce un moyen de taire que je suis atteint d’Alzheimer ? Oui, je le concède. Je n'ai plus du tout l'historique des dernières heures, des derniers jours, ni même la géographie des lieux. J'ai seulement un billet en poche, un que la machine m'a encré, m'a rendu. Je n'ai pas le ticket retour et cette infime certitude traverse le brouillard de mes pensées. M'apaise. Dans ma tête et mon passé, il crie, le cerf, quand il prétend être le plus fort. Il est l'un des rares animaux menacés par la sixième extinction massive, à qui l'homo sapiens accorde deux verbes pour décrire le son qui sort de sa gorge. J'ai lu ça quelque part, ou quelqu'un me l'a répété. Le brame, en forêt, en vrai, on peut l'atteindre par la station Saint-Rémy-lès-Chevreuse. Il faut marcher longtemps, sortir des chemins, celui de Coubertin, celui des Regains, prendre un peu la promenade des Petits Ponts, contourner la crêperie, et, enfin zigzaguer de part et d'autre du chemin Jean Racine. J'ai certainement noté tout ça sur une feuille que j'ai

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perdue, en cherchant ce qu'il avait écrit, ce Jean du théâtre. Je connais la date, je l'ai gribouillée dans ma paume. Ce matin ? Ce 10 novembre, sous la pluie, c'est trop tard. Trop tard pour le combat entre mâles, pour les photos ou les films au crépuscule, trop tard pour les entendre raire. Et trop tard, même pour le RER... On dit les lettres, les unes après les autres, on pourrait, tout aussi bien, crier le verbe... Je me suis perdu dans l'un des poumons de l'Île de France, j'y respire bien, mais il fait nuit, froid, humide et je ne suis pas habitué. Je me suis perdu, en cherchant un souvenir d'enfance qui ne s'est pas manifesté. J'ai bien fait de m'échapper de la maison de retraite... J'étais cactus dans l'EHPAD du Jardin des Plantes, avec mes trous de mémoire, si nombreux et si profonds que j'avais l'impression d'avoir la cervelle bombardée comme à Verdun. Je n'étais pas dans les tranchées de mon père. Mais j'ai les images et le son : il y fut gazé, il en parlait chaque jour, toujours avec les mêmes maux... Il était 20


de la province, de celle qu'on a récupérée, après la première guerre mondiale, il n'a jamais perdu son accent, même en travaillant dans cette capitale qui écrase toutes les racines dans ses boyaux souterrains. Oui, c'est une ogresse, cette ville, elle mange ses enfants, les recrache en peuple du béton, du goudron, et je suis content, ce soir, de n'y plus retourner. C'est confus, en moi, ma vision et mon audition sont troublées, mes lunettes et mon appareil auditif ne me manquent pas, je suis tout entier, en ruines, certes, mais je suis moi. Je me suis rapproché d'un lotissement cossu, avec des barbelés, des alarmes, des caméras, comme si les résidents avaient peur que la nature s'empare des pavillons et les rende à la vie sauvage. Je me suis mis à genoux sur un coussin de mousse éclairé par un lampadaire, je ne veux pas prier, c'est juste un peu de faiblesse... Et là, dans l'allée, j'en vois un, majestueux, avec des étoiles de lumière dans le velours de ses bois. Un douze cors ? Il s'avance vers moi, me regarde, comme si je me prénommais Sébastien, comme si j'avais avalé un saint sacrement, comme s'il pouvait me réparer. Non, le repas, à la cantine, et le prénom sur ma carte

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d'identité, dans la poche de ma veste... tout ça prouve que je ne suis pas dans une version moderne d'un récit homosexuel, percé par une flèche... Tout ça... Je me suis déshabillé, la douche céleste est glaciale, le cerf n'en prend pas ombrage, illuminé. Pendant que je ferme les yeux et que je tends mes vieilles mains vers lui, je sens qu'il va m'emmener, enfin, dans le doux hiver éternel.

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Faux tifs Christian Bergzoll Comme je suis dans l’ultime segment de ma vie, j’ai tendance à voir la vie à travers les yeux d’un autre. Ce n’est pas n’importe qui. Ni n’importe quelle manière de regarder. Il parle peu, très peu, mais bien. Trop bien. L’été dernier, sur les hauteurs boisées de SaintGervais, en grimpant plus haut, vers le glacier, il s’est soudain retourné vers moi qui haletais comme un asthmatique : « tu cales en bedaine ? Non, papy, c’est une blague, une calembredaine ! » Un peu avant, regardant la belle étendue bleue qui séparait notre location des rives suisses, il m’avait demandé : « on l’appelle le Lac Léman parce qu’il laisse passer les gens sans faire de tempête, parce qu’il est un lac clément ? » Avant la rentrée scolaire dans sa classe spécialisée, sur le trottoir, en lisant l’affiche « Infinis tifs », il a hésité. Il m’a lâché la main, a penché la tête vers l’épaule en me dévisageant, puis m’a poussé un peu : « tu serais fautif, ne rentre pas chez le coiffeur, je peux y aller seul, parce que, toi, chauve, sans perruque… Faux tifs, tu es d’accord ? » 23


A chacune de ses questions, j’ai souri et grommelé quelque chose sans rapport avec la blague qu’il me servait comme une énigme à décrypter. J’ai rarement le sens de l’à-propos, désarçonné, moi, je n’ai, en fait, jamais rien répondu. Bien sûr, j’ai reconnu là l’influence de la calembourgeoisie, cette tribu qui hante les marges du monde et court sur la planète en jouant des mots laids. Son père, mon gendre, en est un membre, ça m’agace, on ne peut rien échanger de sérieux avec lui, il glisse toujours, au minimum, une contrepèterie dans le moindre dialogue. Même si l’on parle d’assassinat, de guerre ou d’argent, ça peut soudain déraper sur un « poil au bras, poil au blair ou poil aux dents » parfaitement incongru, asséné comme savent le faire les pincesans-rire. Cet humour monté en mayonnaise me pèse, soit parce que je n’y adhère pas, soit parce que je suis jaloux de l’aisance avec laquelle il maîtrise son art. Surtout quand je détecte une stratégie de fuite, une attitude frisant le déni, surtout dès que j’aborde son comportement avec son fils unique, son fils si… particulier…

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Alors, bien sûr, admettre, sans en être troublé, que son rejeton, avant même l’âge de raison, transcende également le langage parlé… Sur la table de fête, pour son cinquième anniversaire, le petit vient de poser la bouteille millésimée que nous avons dénichée, ensemble, dans les toiles d’araignée de la cave. « Si l’on boit un ver de terre, devient-on devin ? », c’est à moi, bien sûr, seul dans la salle à manger, qu’il échoit de décapsuler cette question hermétique. D’abord, s’agit-il d’un verre ou d’un ver, de vin ou de devin ? Peut-on boire un lombric et se transformer en voyant ? Peut-on boire de l’humus et lire l’avenir ? Ou se liquéfier en jus de raisin fermenté ? Le temps de labourer les champs sémantiques de ce que je viens d’entendre, Gaël encadre les assiettes avec les couverts. Je lui précise : « mets les dents des fourchettes tournées vers la nappe, c’est signe qu’il n’y aura pas d’agressivité autour de la table », et je me rends compte immédiatement que j’ai encore raté l’instant de la juste répartie, l’occasion d’entrer dans son monde. Oui, Gaël est un petit Asperger. En général, les autistes à haut potentiel intellectuel sont fascinés par les chiffres, par le rythme induit par les nombres, ils 25


décrivent, quand ils le peuvent, leur fonctionnement cérébral comme des architectures de signes colorés, au minimum un code décimal arc-en-ciel qui organise le lien étrange qu’ils entretiennent avec le monde extérieur, émotions et gens compris. Lui, Gaël, fonctionne avec l’alphabet, il sait marcher, lire et écrire depuis l’âge de deux ans et nous adresse, aussi souvent qu’il peut, des messages complexes en réponse à nos signes d’attachement à son égard. Alors, sans réfléchir, je lâche : « Un ver de Terre, ça va dans l’air, un verre de vin, c’est vent divin, Gaël bat des ailes chaque jour, Gars L est une lettre d’amour ». Il me sourit, et lui qui, d’habitude, hurle quand je veux l’étreindre pour un câlin, se jette à mon cou et le sert très fort.

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Comme une odeur de lilas Anaëlle Depreter J’ai toujours aimé voyager. Découvrir le monde, d’autres cultures, d’autres pays, d’autres paysages. A travers l’Histoire, découvrir et apprendre plus sur les civilisations passées. Je suis passionnée d’Histoire mais l’apprendre par le biais de voyages intenses est bien différent et autrement plus passionnant que de l’apprendre via les cours et les livres. Malgré mes 20 ans, j’ai déjà eu la chance de visiter beaucoup de pays notamment le Brésil et le Canada, en passant par le sud de l’Afrique, sans compter la presqu’entièreté de l’Europe. Oui, j’ai eu de la chance, c’est vrai. Mais qu’en est-il des Etats-Unis, de l’Asie du Sud-Est ou de l’Australie ? Tant de pays où je rêve de mettre les pieds. Et puis, je ne… Zut et re-zut ! Déjà 7h15 ! Et voilà, je vais encore être en retard en cours ! Ça m’étonne que Maman ne soit pas venue me réveiller, elle qui est toujours sur mon dos ces temps-ci. Je me lève en quatrième vitesse, jette un bloc de feuilles, mon plumier et mon code de droit pénal dans mon sac et dévale les escaliers. J’hésite pendant une seconde à vite grignoter quelque chose parce qu’avec un estomac vide, je ne suis bonne à rien. Mais j’entends Maman qui crie de la cuisine 27


que je suis « encore en retard, Julie, à ce rythme-là, tu vas encore rater ton année et finir avec un métier qui ne te rendra pas heureuse, non mais c’est vraiment ça que tu veux ? » Changement de plan, je tourne les talons et claque la porte d’entrée sans même un au revoir à ma mère. J’ai déjà mal commencé ma journée, je ne veux pas la pourrir encore plus avec ses reproches sempiternels ! Je bous intérieurement jusqu’à l’arrêt de bus. Et alors si je veux devenir serveuse, par exemple, jusqu’à la fin de ma vie, si ça me permet de m’épanouir et si c’est ça que je veux faire ! Au moins, pas besoin de diplôme, pas besoin de bosser chaque semaine voire chaque jour pour ne réussir que deux ou trois examens avec la note minimale. En plus, je gagnerai mon propre argent, serai indépendante et pourrai enfin déménager de chez moi pour me trouver un petit appart’ dans le centre-ville ! Plus besoin de me coltiner mes parents tous les jours, plus besoin de prévenir quand je sors, quand je ne reviens pas dîner. Quelle belle vie ce serait ! Je pousse un soupir de lassitude. Tout cela me ramène à ma famille. Je n’en peux plus d’eux. Ils ne me comprennent pas, ne me parlent que de mes études ou me font des reproches. Ils ne m’encouragent jamais. 28


Ils n’ont même pas pu me donner un frère ou une sœur pour combler cette solitude que je ressens chaque jour. Pas de fratrie pour partager mes peines ou mes joies, pour confier mes secrets, pour discuter pendant des heures à refaire le monde. Non, je suis seule. Seule face à cette solitude qui me tenaille et m’angoisse. En relevant la tête, je réalise tout d’un coup qu’il fait un temps magnifique, je ressens la chaleur du soleil qui enveloppe mon visage. C’est apaisant. J’étais tellement occupée à maugréer que je ne me suis pas rendue compte de la luminosité du jour et du bleu du ciel. Je ferme un instant les yeux et prends une grande bouffée d’air. Mmmmh… ça sent l’herbe fraichement coupée, les fleurs en train d’éclore et même… le lilas ? J’ouvre mes yeux et regarde autour de moi, cherchant à trouver ce buisson de lilas qui sent si merveilleusement bon. Je le vois, après quelques secondes, légèrement derrière moi, sur ma droite. Un splendide buisson de lilas violets d’où émane un parfum divin. Cette odeur pour moi doit être celle du paradis ou de tout autre lieu final où se retrouvent les personnes ayant mené une belle et bonne vie. Oui, c’est certain. Finalement, cette journée commence à être moins désespérante que je ne pensais. Moi qui suis de si

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mauvaise humeur ces derniers temps, je me surprends à sourire et cette pensée me fait encore plus sourire… et je finis par rire ! Comme dit un proverbe chinois : Un sourire ne dure qu’un instant, mais son souvenir est doux et agréable. Je ne connais pas le sage chinois qui a dit ça mais je ne suis on ne peut plus d’accord avec lui ! A l’arrêt du bus, j’ai retrouvé mon groupe d’amis. Ils n’ont cessé de m’interroger durant le trajet pour savoir qui était l’élu de mon cœur parce que, à sourire comme ça, il leur semblait inconcevable que ce soit autre chose qu’une histoire d’amour. Mais comment leur dire que c’est l’effet du soleil sur ma peau, la clarté du jour et l’odeur des lilas qui m’ont donné ce grand sourire ? Ils m’auraient pris pour une demeurée… Surtout qu’ils connaissent ce trait de ma personnalité, cette sensibilité à la nature et qu’ils me charrient, à ce propos, beaucoup trop à mon goût. Je ne veux pas leur donner une chance supplémentaire de me taquiner. Ma journée à l’université s’est étonnement bien passée. J’ai réussi à bien prendre note aux cours, même en droit constitutionnel où d’habitude, je somnole ou joue à des jeux sur mon portable. Sur le temps de midi, j’ai croisé par hasard une amie de

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longue date. Cela faisait longtemps que nous ne nous étions plus vues et j’ai été très contente de la voir. L’après-midi, j’ai reçu les résultats de mon examen partiel en droit administratif et j’ai eu la moitié ! C’est vrai que j’ai énormément bossé dessus mais je ne suis plus habituée à voir le produit de mes efforts ! Je rentre à la maison d’excellente humeur. Même l’idée de voir ma mère n’entame pas cette bonne humeur. J’entre dans la maison et vais immédiatement raconter ma journée à ma mère qui est assise au salon : l’amie avec qui j’ai mangé ce midi, les cours intéressants et enfin - le meilleur pour la fin- ma note de 10 sur 20 en droit administratif. Je m’attendais à ce qu’elle saute de joie d’apprendre que j’avais enfin réussi un examen mais au contraire, elle m’a tout de suite reproché de n’avoir que 10/20, que je ne pouvais quand même pas être satisfaite de cette note médiocre, que c’était vraiment le minimum syndical ! Ne pouvant plus me contenir, je me mis à lui hurler dessus, lui disant qu’elle ne me soutenait jamais, ne m’encourageait jamais ; bref, je lui dis tout ce que j’avais sur le cœur. C’est quand je vis la mine peinée de ma mère que mon cœur fut touché; à ce momentlà, elle avait véritablement l’air de porter le monde sur ses épaules. Même si en ce moment, nous n’étions 31


plus aussi proches qu’avant -voire même assez éloignées-, je ne pus m’empêcher de me sentir coupable. A ce moment, je fis un geste que je n’avais plus fait depuis longtemps, je me mis à genoux pour être à sa hauteur et la pris dans mes bras. A travers cette étreinte, je voulais lui montrer que j’étais désolée. Pas seulement pour les mots durs que je venais de lui dire mais également pour le comportement que j’avais eu depuis ces quelques mois. Désolée d’être une source de déception pour elle, désolée de ne pas avoir essayé de lui parler avant, désolée de lui avoir fait croire sciemment qu’elle ne comptait pas pour moi, désolée d’être l’enfant que j’étais… Je levais les yeux et regardais ses iris vertes. Elle ne me regarda pas du tout comme je me voyais moi, elle me regarda comme si j’étais la huitième merveille du monde. Un regard intense et bienveillant, rempli d’amour. Elle me répondit, comme si elle m’avait entendue : « Tu es l’enfant que j’ai toujours rêvé d’avoir et rien de ce que tu pourrais faire ne m’enlèvera cet amour inconditionnel que j’ai pour toi. Tu es ma fierté. » A ces mots, je sentis une larme couler sur ma joue. Je voyais dans son regard que c’était vrai, elle le pensait réellement. Nous nous prîmes dans les bras et nous dîmes en même temps : « Je t’aime ». 32


Après cette effusion d’amour, nous discutâmes pendant une heure et demie. Elle s’excusa et je fis de même. Quand mon père rentra du bureau, il nous vit dans les bras l’une de l’autre et quand nous nous tournâmes vers lui, nos yeux rougis témoignaient de l’intensité du moment que nous venions de vivre. Il ne comprit pas de quoi il en retournait mais se dirigea vers nous et nous prit toutes les deux contre son cœur. Enserrée dans ces bras protecteurs, je fermais les yeux et inspirais à fond. Que c’est bon d’être aimée et d’aimer aussi fort. Je m’enivrais de ce nouveau bonheur qui avait une odeur de lilas… J’ai toujours aimé voyager. Découvrir le monde, d’autres cultures, d’autres pays, d’autres paysages. Oui, j’ai toujours aimé voyager. Mais j’ai appris qu’il ne fallait pas toujours aller loin pour voir les plus belles choses et les plus beaux cœurs. Aujourd’hui était extraordinaire et je compte bien faire en sorte que toutes les autres journées le soient également.

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Perpétuité Jean-Marie Palach Liliane s’arrête avant de franchir la porte d’entrée. Elle place le panier sur une borne en béton plantée au milieu du trottoir et vérifie qu’elle n’a rien oublié. Un paquet entier de biscuits au chocolat, Stéphanie pourra en donner à ses amies. Plusieurs n’ont pas la chance d’avoir une maman aussi attentionnée. La femme sourit. Elle sait que sa fille apprécie sa délicatesse. Elle aime partager les bonnes choses que sa mère lui prépare. Une brave petite, dotée d’un bon fond, généreuse, vive, brillante, une perle. Liliane remercie le ciel chaque jour que Dieu fait. Bernard, son mari et elle ont tellement prié pour avoir cet enfant. Elle en a suivi des traitements, pendant des années, pour enfin être enceinte et accoucher d’un magnifique bébé. Aujourd’hui, elle a rajouté dix petits nougats. A huit ans, les gamines ont besoin d’emmagasiner de l’énergie pour se dépenser ensuite dans des jeux physiques. Stéphanie sautera de joie lorsqu’elle découvrira le supplément.

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Liliane franchit la porte et marche rapidement dans les allées. Puis elle sort la nourriture, la dépose précautionneusement, s’incline, salue les voisins de sa fille et part, légère. Un employé du cimetière esquisse une moue triste. Comme il l’a fait hier, il récupère les biscuits et les nougats abandonnés par la vieille femme. Demain, il recommencera. C’est ainsi, depuis trente ans, et cela durera jusqu’à la mort de la pauvre folle. Sur la tombe, deux dates encadrent la photo d’un visage gracieux : 1982 – 1990.

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Passé décomposé Jean-Marie Palach La douleur se réveille, comme un aiguillon au creux de ma tête, une pointe qui fouille les circonvolutions de la cervelle et vole peu à peu les secrets inscrits au cœur de la mémoire. Les morceaux de passé s’enfuient, loin de moi, irrémédiablement. Hier, c’était un pan entier d’une ville, les maisons de mon enfance, sur un rocher arraché à la terre. Il vogue désormais au milieu des nuages et croise d’autres souvenirs, d’autres maisons, d’autres rochers. Je ne peux plus les retenir, cloué dans un fauteuil, parmi d’autres vieux. Une jeune femme en blouse blanche approche. Elle tient une seringue. La morphine soulage mon corps supplicié, accélère l’envol des bribes fanées, usées tant je les ai longtemps chéries et adorées. La fille s’assied en face de moi, me découvre un bras, cherche la veine, une experte, calme, posée, attentive. Aie ! Elle n’a pu m’éviter la morsure de l’aiguille. Déjà, elle presse un bout de coton et retire le matériel. Elle me parle comme si j’étais un enfant. 36


- Voilà, monsieur Anselme, dans cinq minutes, vous ne sentirez plus rien. Ne plus rien sentir, c’est le problème ! Pour l’heure, un nouveau bloc se détache. Je reconnais dessus l’église de mon enfance, celle derrière laquelle nous nous cachions, avec les copains de l’école, après les cours, à rivaliser, nous défier. Je ris en songeant à un de nos jeux préférés : pisser le plus loin possible. J’y excellais. L’infirmière me jette un regard sévère. Une douce chaleur me court le long des cuisses. Je comprends l’irritation de la dame. Pris par la gaieté, j’ai libéré un flot d’urine, encore du travail pour elle, un peu de honte pour moi. Comment lui expliquer que c’est à cause du rocher, à gauche, et de l’église qu’il supporte. Elle ne peut pas savoir, trop jeune, trop saine, trop raisonnable. Tandis que j’ai la tête dans le bleu du ciel et les nuages, mon esprit vagabonde dans des contrées ouatées envahies de reliques et s’y perd. Définitivement.

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Le bidon à lait Frédérick Maurès C’était à la fin des années soixante. J’avais alors à peine dix ans. Non loin de la maison de campagne que les amis de mes grands-parents maternels mettaient tous les étés à notre disposition pendant qu’ils séjournaient au Chili, il y avait une petite ferme qui ne payait pas de mine mais que j’adorais. Nous nous y rendions une à deux fois par semaine, à l’occasion d’une promenade semi- nocturne, sur le coup des vingt-et-une heures trente. Nous partions au moment où le jour faiblit et où la fraîcheur du soir apporte un peu de réconfort après les records de chaleur subis dans la journée. Ma grand-mère me confiait le bidon à lait en aluminium que je portais à l’aller comme au retour. J’avais à chaque fois l’impression de partir à l’aventure, une aventure extraordinaire, dans la pénombre d’une petite route de campagne sur laquelle ne passaient que quelques rares tracteurs. Vers la fin du mois d’août, les jours raccourcissant, mon grand-père emmenait une torche électrique qu’il me donnait dès que la nuit commençait à tomber. Promu guide de la petite troupe, je prenais alors mon rôle très à cœur, mettant en garde, plus que de raison, contre les aspérités réelles ou imaginées d’un 38


macadam grossièrement goudronné, irrégulier et mal lissé. Je demeurais fasciné par la nuée désordonnée d’insectes et de moustiques qui s’agitaient, affolés, en croisant le faisceau intrusif de ma torche. À perte de vue, des champs de blé, de maïs, de tournesol et de foin formaient un paysage sans fin, symbole de la fertilité d’une terre que, en ma qualité de citadin, je n’avais guère l’occasion d’observer le reste de l’année. Seuls quelques bosquets, disséminés ça et là, venaient rompre l’apparente monotonie de ces étendues cultivées. Le bruissement des peupliers, la majesté des vieux chênes pédonculés ou la démesure des figuiers aux pousses désordonnées créaient une impression de diversité qui réjouissait les sens. J’imaginais que, derrière l’un de ces arbres, ou tapi à l’ombre d’un buisson, se cachait une bête sauvage qui nous observait en silence. Fort heureusement, la lumière jaune vif que je balayais largement devant moi permettrait de tenir l’animal féroce à bonne distance. De temps à autre, le hululement d’une chouette ou une envolée lointaine de chauves-souris venaient ajouter un peu de piment à l’aventure. Retenant alors mon souffle et chuchotant de façon parfaitement intelligible un « Stop ! » qui ne laissait place à aucune discussion, je m’arrêtais net, restais figé de longues secondes, la main tendue en arrière 39


pour intimer l’ordre de cesser toute marche en avant. Je tapais avec la torche un ou deux coups sur le bidon métallique afin d’annihiler toute velléité d’agression. Puis, le danger écarté, je reprenais en héros ma course vers l’inconnu, après avoir fait signe aux grands qu’ils étaient de nouveau autorisés à avancer. De guide officiel, je devenais ainsi éclaireur et protecteur des adultes, lesquels se prêtaient bien volontiers au jeu. Sur la plus grande partie de ce trajet, que je me plaisais à transformer en parcours semé d’embûches, tout respirait le calme. Un calme puissant, qui vous poussait à la communion avec la nature, dans une sorte d’imprégnation permanente du corps et de l’esprit par des choses vivantes, simples, inhérentes. Seuls nos pas de promeneurs, une sandale qui racle le sol, un talon qui broie un petit monticule de cailloux minuscules, venaient parfois troubler le caractère paisible de l’instant. J’avais ce sentiment étrange que le monde nous appartenait et que personne d’autre ne l’habitait. Ce n’est qu’au bout d’une petite trentaine de minutes que nous parvenions, au détour d’un chemin, à la petite ferme simple et rustique où vivait un couple de paysans âgés, aux visages marqués par la rudesse des travaux agricoles. Les brûlures du soleil avaient

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crevassé leur peau qui tirait sur le brun foncé. De nombreuses ridules cerclaient leurs yeux noirs jusque sous leurs épais sourcils broussailleux. Ils étaient tous deux accueillants, chaleureux et inspiraient spontanément la sympathie, avec toujours un petit mot gentil à mon égard. Je ne comprenais pas tout ce qu’ils disaient, loin s’en faut, mais mon grand-père paraissait maîtriser parfaitement le patois bordelais, cette langue étrange que je ne l’avais entendu pratiquer qu’en de très rares occasions. Cette compétence linguistique me rassurait, car tout empêchement de communication m’aurait fortement contrarié, tant je tenais à ce que cette relation privilégiée perdure dans une parfaite harmonie. Les fermiers roulaient fortement les « r », parlaient d’une voix grave et gutturale. Ils ponctuaient parfois leurs propos d’une esquisse de sourire, un sourire réservé, presque timide, qui avait l’air de s’excuser. Un sourire que j’aimais beaucoup, car je le percevais comme profond et plus sincère que bien des éclats de rire. Dans leur langage, ça voulait dire : « Nous nous sommes compris et nous partageons les mêmes valeurs. Vous serez toujours les bienvenus chez nous ». Nous ne connaissions pas leurs prénoms, encore moins leurs noms. Nous les avions surnommés « les 41


fermiers ». Nous n’avions pas besoin d’en savoir davantage : l’expression de leur visage valait toutes les identités. Ils vivaient seuls, dans une pièce unique, fraîche même par fortes chaleurs, qui leur servait à la fois de chambre, de cuisine et de salle à manger. Par la fenêtre, au pourtour de bois gris tout écaillé, on percevait la vie en provenance de la basse-cour attenante, le martèlement des sabots des deux vaches sur le sol en terre battue de l’étable, le ballottement métallique du seau accroché au-dessus du puits. Une myriade d’odeurs puissantes se mélangeait pour former un bouquet caractéristique des lieux, un bouquet que j’aurais pu identifier les yeux fermés. Dans ce cocktail si singulier, je reconnaissais l’odeur âcre de la terre sèche de la courette, les effluves d’une récente lessive à la main au savon de Marseille, la senteur poussiéreuse et acidulée du jambon déjà bien entamé, pendu à la poutre et emmitouflé dans un épais torchon blanc, les arômes entêtants des pâtées de maïs, de lait et de pain qui régalaient déjà le poulailler. Une énorme boule de campagne trônait au milieu de l’épaisse table en chêne vermoulu. Trois tranches avaient été préparées à notre attention. Nous les mangions sur le chemin du retour en nous extasiant sur le parfum frais et enivrant de la mie moelleuse à

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souhait, sur le craquant rude et viril de la croûte cuite juste comme il faut. Suivant un rituel bien établi, je tendais fièrement mon bidon au fermier. Après tout, c’était moi l’aventurier triomphant ! Il me gratifiait d’un large sourire, laissant entrevoir une dentition chaotique qui achevait de me convaincre un peu plus à chaque fois de la nécessité de me brosser les dents matin et soir. Quelques minutes plus tard, il revenait avec le bidon rempli de lait chaud, fraichement trait. Je saisissais le précieux trésor à deux mains et le serrais contre ma poitrine pour plus de sécurité. Nous prenions alors congé. Je n’aimais pas le lait cru, mais le bidon lourd avait pour moi une double valeur : celle de la responsabilité qui m’était donnée de le ramener à bon port et celle de l’importance que son contenu représentait aux yeux de mes grands-parents. En serrant bien fort dans ma petite main la poignée de bois de l’anse, j’inversais les rôles et devenais à mon tour l’aventurier valeureux et victorieux qui ramène la becquée au nid.

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Les herbes folles1 Raphaël Cloumagnes Le petit gardien du cimetière sirotait son thé de fin d'après-midi. Assis sur son tabouret, le dos calé contre le mur de la ruelle, il regardait nonchalamment le défilé de ces hommes toujours pressés, courant derrière un client, un amour à naître ou un chat perdu. Le thé était brûlant et le petit gardien le buvait par lampées. Quand il eut fini, il frotta la main sur ses cheveux grisonnants, passa la grille du cimetière, près de sa maison située dans l'enceinte même, à côté des premiers khatchkars, croix arméniennes de pierre, rongées par les mousses. La chaleur semblait ne pas vouloir s'interrompre et écrasait la ville comme en enfer; soudain l'appel à la prière retentit de la mosquée voisine. La voix du muezzin, aussitôt rejointe par des centaines d'autres en un vaste écho, s'éleva dans le ciel d'Istanbul; au loin les pigeons surpris s'envolaient, formant dans le ciel bleu azur un essaim aux formes étranges. Le gardien passa sa main sur la croix de la première tombe, celle de la famille Hacobian. Il se demanda comment les 1

Lauréat de la catégorie « adulte » du 3ème concours littéraire de la résidence Neussart (2020)

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vertes mousses parvenaient à survivre sur cette pierre si brûlante, si dure, sans racines. Il posa les yeux sur la concession Karadjan, ses cinq générations et son lierre cachant presque toute la croix. Il avait bien connu le père, un homme droit désormais recouvert par la végétation, trésorier d'une paroisse alors point de repère de la communauté. Un peu plus loin, la concession Hacobian, lignée d'artisans bijoutiers, envahie par les chardons, semblait appeler au secours. Il n'entretenait plus vraiment toutes les tombes depuis quelques temps; çà et là des herbes folles perçaient les allées autrefois immaculées, quelques croix verdissaient sous l'effet de nouvelles mousses. Durant toutes ces années, il avait mis un point d'honneur à son entretien ; plus qu'un gardien de cimetière, il était surtout le gardien des âmes. Ainsi, les occupants du lieu vivaient toujours par les yeux de leur gardien; par ses soins et même sa tendresse, il était passeur entre l'hier et l'aujourd'hui; ils avaient une sépulture, un nom, une vie et un héritage. Désormais il n'avait plus ses monologues intérieurs où il revivait la vie de ses pensionnaires en grattant leurs tombes, leurs joies, leurs peines, et comment leurs ancêtres avaient réussi à revenir ou même s'installer à

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Istanbul. Il ne faisait plus mémoire du patrimoine commun. Oui, pour la première fois, le gardien se laissait aller comme tant d'autres, dilué dans une identité en érosion progressive. Les jeunes générations émigraient, parlaient moins bien la langue, assistaient moins aux offices; mêmes les défunts se faisaient de plus en plus rares. Le dernier visiteur du cimetière, un touriste qui cherchait son chemin, remontait à au moins dix jours; à Istanbul, plus grand-monde ne s'intéresse aux vieux cimetières arméniens. Et curieusement, il n'en éprouvait pas vraiment une forme de honte, ou même de gêne; c'était un fait, une donnée, ils étaient de moins en moins nombreux, ce n'était pas même étonnant. La voix de sa femme le tira de ses rêveries éveillées : - Ara, viens te changer, il y a le baptême du fils Petrossian. Le gardien avait complètement oublié ce baptême du très jeune fils d'un commerçant de la rue voisine. Ils avaient été invités par courtoisie avec les derniers habitants du quartier, et Ara bon an mal an avait dû se résigner à accepter. En maugréant, il rentra dans sa

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maison, passa son unique costume et sortit avec son épouse. Ils entraient maintenant à Dolapdere. Le quartier traînait sa mauvaise réputation dans tout son joli flot de couleurs et de sons. C'était le jour du marché des voleurs comme l'appellent les mauvaises langues, à vrai dire le marché des receleurs de toutes sortes d'objets vendus sur des couvertures à même le sol. Sous les platanes, des marchands ambulants rangeaient leurs sacs, et ceux qui ne priaient pas étaient au café. Etendu sur des cordes entre deux immeubles, du linge séchait comme s'il traversait la rue. Les enfants jouaient au ballon dans la cour de la grande mosquée, faisant fuir les pigeons. Le soleil de fin de journée faisait luire les toits de métal des rôtisseries qui sentaient bon l'agneau grillé. Un peu plus loin, au fond d'une impasse, ils aperçurent le parvis de l'église en brique rouge. C'était une église bâtie par les ouvriers au début du siècle dernier, au temps où la communauté était encore majoritaire dans le quartier. La discrète façade ne portait désormais plus de croix; elle donnait sur une cour bétonnée sans âme. A l'intérieur, le rideau séparant les fidèles du chœur du sanctuaire n'avait pas changé avec les années; désormais iconostase grise

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sale, il protégeait toujours des regards le plus sacré. Ara n'observa pas plus l'église; ils étaient en retard, et avaient manqué les prières d'entrée. Parrain et marraine en tête, une petite procession se dirigeait déjà vers les fonts baptismaux, sous le regard bienveillant de saint Grégoire de Narek peint au plafond. La marraine prépara les vêtements, les serviettes puis déshabilla l'enfant. Immergé par trois fois, le petit criait de toutes ses forces; sa voix couvrait les bourdonnements réguliers du prêtre sous sa capuche noire. Sa marraine le para ensuite de ses nouveaux vêtements blancs; de nouveau une procession se forma et pris la route vers le chœur. Ara avait suivi cette scène d'un peu plus loin lorsque son regard se posa sur un khatchkar assez similaire à ceux qui peuplaient son cimetière. La croix, de granit rose, était sculptée d'un décor végétal entrelacé; elle trônait dans une petite chapelle doucement éclairée et parfumée à l'encens. En s'approchant, Ara remarqua le travail fin de l'artiste médiéval; le petit monument si ancien était parfaitement conservé alors même que les croix de son cimetière étaient recouvertes d'herbes folles ! A cette pensée, Ara fut pris par un abattement, grimpant, insidieux, lorsqu'il rencontra le regard de

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saint Grégoire de Narek. Il avait lu à l'école ses poèmes, et n'avait pas davantage porté attention à son portrait. Noirci sous la suie du temps, le regard avait quelque chose d'innocent, de timide presque, en écho à ce tout jeune enfant si chétif et vulnérable immergé aujourd'hui; et sans s'en rendre compte Ara reprenait courage. La voix grave du prêtre reprit, comme bourdonnante du fond de la chapelle, près de l'enfant qui ne pleurait plus. L'assistance ensemble chanta l'Envoi; sous les voûtes la polyphonie des voix fit tressaillir le gardien de cimetière; le petit baptisé esquissa un sourire et Ara sentit un frisson : il se passait quelque chose d'important en lui. Confusément, il se sentit heureux, apaisé, serein : dans les vapeurs d'encens près du magnifique khatchkar de la chapelle, il avait repris espoir au milieu des siens. Il prenait soudain conscience de son rôle pour ce tout petit, pour toute la communauté. Tous étaient désormais sortis; sous le soleil déclinant du parvis et pour la première fois de sa vie, Ara se sentit fier d'être un gardien de cimetière. Un chat, qui ne faisait pas de distinction entre professions, vint se frotter à ses jambes. Dès demain matin, Ara arrachera les herbes folles.

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Le Grand Voyage Patrick Uguen C'était la fin des vacances ; il fallait repartir pour un trajet de retour : Ploudalmézeau-Toulon, une traversée de la France, une presqu'Odyssée. Un périple de mille trois cent kilomètres dont mon père disait qu’il était digne de la croisière jaune. « Ma Peugeot vaut bien leur Citroën, avait-il rajouté. » La voiture qui débordait de matériel hétéroclite ressemblait d’ailleurs aux véhicules d’exploration des expéditions scientifiques. La veille de notre départ, mon oncle nous avait donné des patates, des échalotes, des navets : une réserve pour six mois qui nous permettrait de substantielles économies. La voiture était si pleine que j’avais à peine la place de m’installer sur la banquette. Nous partîmes très tôt. Les phares éclairaient l’étroite route, leurs lueurs jaunes qui déformaient les haies des noisetiers, les herses des ronces, en des ombres fantastiques surgissant devant la voiture et que l’obscurité engloutissait ensuite : des apparitions sans cesse recommencées. Malgré l’excitation, je m’endormis vite. Quand je rouvris les yeux, le soleil était haut. 50


- On est où ? - A Angers ! Je ne savais pas où cela se trouvait mais la ville sonnait comme un excitant péril. - Pourvu qu’il n’y ait pas de camions ! espéra mon père. A l’instar des troupeaux sauvages encombrant les pistes des explorateurs, j’appris à redouter deux choses : la traversée des villages et les camions. Dépasser ces pachydermes instables et vindicatifs qui obstruaient la chaussée comportait de grands risques. Il faut guetter la moindre opportunité. Puis, une fois lancé, on ne peut plus reculer ; nous retenions notre souffle, un chauffard pouvait surgir en face ! Les semi-remorques étaient les plus dangereux : ils étaient tellement longs ! Je regardais, anxieux, défiler infiniment trop lentement les flancs du géant. Rien, encore. Mais, soudain, une voiture survenait. Mon père accélérait, la Peugeot poussive répondait mal. L’auto d’en face se rapprochait. Un hurlement de klaxon ! Ouf, nous étions passés. Les paysages se succédaient. Le granit avait cédé la place au tuffeau. Les maisons étaient blanches.

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Il y avait des bouleaux. Les vaches, dans les champs, étaient devenues rousses, on longeait la Loire, ses affluents. A Lyon, on verrait la Croix-Rousse. La voiture avalait l’asphalte et le monde changeait à cent à l’heure. Les lieux que nous traversions me racontaient des aventures : Crocq, La souterraine, Saint-Ours, Tarare. Hélas les embouteillages eurent raison du moteur. Depuis quelque temps, un bruit de sable grippait les vitesses. L’expédition risquait de s’arrêter là ! L’embrayage lâcha en haut d’une côte. Heureusement, la pente mena la voiture jusqu’à un village dans lequel nous pénétrâmes au ralenti à l’allure des passants, étrange et fantastique arrivée ; elle s’arrêta pile devant un garage. Mon père revint de la consultation, le visage fermé. La réparation n’aurait pas lieu avant le lendemain. Il fallait dormir à l’hôtel. Je sautai de joie. C’était la première fois. - Essaie de trouver quelque chose de pas trop cher. Ma mère partit. Je restai pour aider à vider la voiture. A l’arrière du garage, s’entassaient les bagages. Une pile, un trésor ; j’étais fourbu et fier. Le mécanicien s’étonna de tout ce qu’on avait pu mettre dans l’auto. - Sacrée voiture, dit-il.

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- Oui, sacrée voiture, se contenta de répondre mon père. Ma mère revint ; elle avait trouvé un hôtel abordable. Mes parents s’isolèrent dans un coin du garage et discutèrent à voix basse. Mon père montrait le devis. - De toute façon, on ne peut pas faire autrement. On ne le mettra pas à la cantine. Pour les filles, on les enverra dans la famille, ça évitera de payer les colonies. Pendant ce temps, je regardais autour de moi : le corps tranché en deux d’un employé sous une voiture dont je ne voyais que les jambes bouger, les bras couverts de graisse d’un autre qui noircissaient à vue d’œil un torchon blanc. Mes parents revinrent. - Tu viens, on va s’installer. - Chouette ! Ma mère me caressa le visage. Ses yeux humides brillaient. Elle fouilla dans les bagages, improvisa une valise pour la nuit. Dans la chambre de la pension, le lit était petit et mou mais je dormirais avec mes parents. Pendant la nuit, je me réveillai souvent, excité par cette chambre

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obscure, pleine du souffle inconnu de mes parents et des bruits de la vie des autres. Mon père ronflait. Le petit déjeuner fut un festin : il y avait des croissants. Je n’osai pas. Ma mère me les tendit. Les meilleurs croissants que j’ai jamais mangés ! Je léchai mes doigts gras auxquels des miettes s’étaient collées. J’en pris un deuxième. Mes parents ne déjeunèrent pas. Après le petit déjeuner, mon père se rendit au garage avec la valise, tandis que ma mère et moi allâmes visiter le village. Nous revînmes avec mes provisions préférées. Ma mère rangea l’amaigri porte-monnaie : une petite bourse noire de cuir rapé, au fermoir dédoré. On repartit. La route entre Aubagne et Toulon ne valait rien. La voiture cahotait sur la chaussée instable, bloquée derrière un camion de graviers dont la benne s’entrouvrait à chaque cahot de la route, bouche d’acier crachotant des miettes de cailloux qui rebondissaient sur l’asphalte, crissaient sous les pneus. Soudain, le camion brinqueballa un peu plus, la gueule béa un peu plus et cracha ses projectiles : l’un d’eux heurta le pare-brise qui se fendit en deux. Il risquait de se briser au moindre choc. Alors, nous dûmes nous arrêter tandis qu'indifférent le camion 54


s’éloignait. Il fallut casser la moitié conducteur du pare-brise. L’autre moitié, côté passager, pouvait encore tenir. Mon père se protégea comme il le put : un pull supplémentaire avec en dessous des journaux, une casquette, des lunettes. Nous repartîmes. Dans la chaleur et dans le vent, la voiture se transforma en diligence. Elle filait, au milieu des pins et des cigales. Cheveux ébouriffés, il fallait se prémunir de tout, tout était danger, même le papillon devenait ennemi. Des papiers voletaient. Nos bouches s’asséchaient au milieu des poussières. Soudain, une guêpe traîtresse frappa au cou mon père : sous l'effet de la flèche empoisonnée, enfla sa poitrine. De nouveau, nous nous arrêtâmes pour une brève opération : on retira le dard, on mit de l’éosine ; il tiendrait. Alors on repartit ! … Et puis on arriva. De tous mes voyages, ce fut le plus fameux. Et je ne sus jamais qu’on était miséreux.

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Dans la prairie Marie-Thérèse Carpena Mme Rossignol travaillait depuis longtemps dans La Prairie. La Prairie était le grand orphelinat du village mais personne ne savait exactement quand elle y était arrivée. Certains disaient que c’était 40 ans auparavant, d’autres que c’était impossible vu qu’elle n’était pas si âgée mais ils ne savaient dire davantage car en fait personne ne savait non plus l’âge qu’elle pouvait avoir. Les fêtes de Noël y étaient toujours très animées et il y avait une très grande sélection en ce qui concernait les invités. Tout le village était très surpris de voir comment les anciens pensionnaires commençaient à venir avec leurs grandes ou petites voitures déposer des objets aux bons soins de Mme Rossignol. M. Chardonneret, qui habitait juste en face, voyait arriver les anciens résidents, mais ce qui le surprenait le plus, c’était l’affection avec laquelle ils saluaient Mme Rossignol. Cette affection était réciproque ; c’était quelque chose dont personne ne pouvait douter. M. Chardonneret avait toujours l’impression que ces enfants, partis il y avait déjà un certain temps, 56


revenaient voir leur grand-mère ou, dans certains cas, leur propre mère et qu’elle continuait à faire partie de leur vie. A présent, Mme Rossignol gérait seule La Prairie. Sa première décision, dès son arrivée dans le centre, avait été celle d’en changer le nom. Une des anciennes employées, Mme Merle, déjà très âgée, affirmait qu’elle avait réuni tous les enfants dans une pièce et qu’après deux heures de conversation – qui, à elle, lui avaient semblé éternelles - la porte s’était rouverte, et petit à petit les enfants avaient commencé à sortir avec un large sourire et, en tout dernier lieu, Mme Rossignol tenant par la main les deux plus petits. Ce furent les enfants qui choisirent le nom et le grand panneau de l’entrée, sur lequel il était écrit « Orphelinat- Centre d’encadrement », fut remplacé par un autre qui indiquait simplement « La Prairie ». Personne ne sut jamais ce qui s’était passé dans cette réunion, ce qui s’y était dit, ni ce qui s’y était fait, mais de grands changements commencèrent à se produire. Mme Rossignol paraissait exercer une influence très positive sur les enfants. Jusqu’à présent mélancoliques, ceux-ci commencèrent à sourire et même à dire bonjour aux

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villageois qu’ils rencontraient sur le chemin de l’école. Même s’ils continuaient de temps en temps à faire des sottises, celles-ci faisaient souvent rire les voisins, à qui elles rappelaient leur enfance. Tout le village se demandait quel était le secret de Mme Rossignol pour obtenir ces changements. Un jour, un tuyau explosa et il fallut appeler le plombier. À sa sortie de La Prairie, il fut questionné par les curieux du village mais il ne put guère satisfaire leur curiosité. Il leur dit seulement que les enfants entraient et sortaient constamment du bureau de Mme Rossignol et qu’elle n’arrêtait pas de rire avec eux, de répondre patiemment à leurs bêtes questions d’enfants et de réparer leurs jouets. Quand il partait, deux enfants avaient commencé à se disputer mais sa soudaine apparition s’était avérée suffisante pour les faire arrêter. Mme Rossignol l’avait remercié pour son travail, et bon ! il s’était senti très apprécié, comme s’il avait fait quelque chose de très important. Ce sentiment lui avait rappelé son enfance, quand il faisait des beaux dessins pour sa mère et qu’elle l’embrassait avec beaucoup d’affection en lui disant que tout son cœur était pour lui.

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Les villageois furent un peu déçus et chacun repartit chez lui. Mais M. Chardonneret retint ces derniers mots et il commença à y penser de sa fenêtre face à La Prairie, en s’interrogeant sur la taille du cœur de Mme Rossignol. Était-ce son grand secret ? Chaque enfant avait-il, lui aussi, l’impression de que tout son cœur n’était que pour lui ? Alors ? Est-ce que le cœur de Mme Rossignol partait avec chaque enfant ? Au loin, quand il quittait La Prairie pour revenir à Noël, et tout près chaque fois qu’un des gamins entrait dans son bureau ? M. Chardonneret ne sut pas trouver de réponse mais il commença à se demander pourquoi il trouvait tant de plaisir à s’asseoir derrière sa fenêtre ou au seuil de la maison les jours d’été, en attendant la fin de la journée, quand Mme Rossignol apparaissait à la porte de La Prairie pour appeler les derniers enfants qui jouaient et qu’elle lui souhaitait une bonne soirée avec un sourire, comme avançant la main vers son cœur.

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Un enfant du monde Therry Katuta Mon nom est Saphir et je suis un enfant du monde, la terre est ma mère et la lune ma compagne, je traverse les rues de ma vie avec pour seul ami le vent, Peter lui aussi est mon ami. Il est resté avec moi plus longtemps que moi avec mes parents. J’avais 6 ans lorsque nos parents entreprirent un voyage pour Lubumbashi, ils avaient entendu dire que la ville offrait plus d’opportunités que le village de Tshikapa où nous étions à cette époque. Le train arriva au début du mois de mars et nos parents et nous avons pris le large pour un soi-disant meilleur avenir. Nos parents partirent la tête pleine d’espoir et d’ambitions, ils faisaient des prières et des sacrifices au Dieu de notre terre : le Maweja Wa tshama, le dieu provident. À notre arrivée, nous nous étions installés dans le quartier le plus défavorisé de la ville, appelé NKENYA. Les jours passaient et mes parents faisaient tout pour se trouver des petits boulots et nous nourrir ma grande sœur Binta et moi. Le matin, ils se transformaient en tout ce que la vie offrait, cireur de souliers au niveau de la poste, vendeur de boisson fraiches près des arrêts de bus, femme de ménage ; et

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le soir, en ceux que l’on appelait communément ‘marchés pirates’. Le soir même, ils devenaient la proie des policiers, ils étaient traqués, chassés, dépouillés de leurs marchandises en échange desquelles ils devaient corrompre plus que la moitié de leurs valeurs. À leur retour, ma sœur et moi nous approchions pour les prendre dans nos bras comme on le faisait avant au village, mais ils nous repoussaient, parfois même ils nous frappaient, le poids de la journée retombait tout d’un coup sur nos pauvres corps un peu trop frêles. La douce Mama était partie en ville et y avait donc laissé son âme, son amour maternel, et même sa joie ? Ah ! Le démon de la ville était trop fort, il avait même envouté l’esprit de mon papa, le protecteur dans mon monde. Je me rappelle papa chassant au loin les chiens qui m’approchaient, il me prenait sur ses épaules et chantait ‘champion du Congo’ en chœur avec la Mama, mais tout cela était fini, papa et maman rentraient en monstre, ces deux étrangers … Ils nous réveillaient pendant la nuit et nous donnaient un peu de nourriture, au point où on se demandait comment on allait faire pour survivre. Deux ans après, c’était la fin du monde, de notre monde, papa et 61


maman étaient sortis le matin, et le soir papa rentra seul, il était silencieux, ma sœur s’approcha et lui demanda pourquoi maman n’était pas avec lui, il répondit quelle avait était emprisonnée pour activités informelles à répétition et qu’elle en avait pour beaucoup de temps là-bas. Avant même la fin de son discours, moi j’ai su que je ne rêverais plus jamais de la Mama, elle était partie à jamais la douce Mama. Mais ce que je ne savais pas, c’est que le même jour, j’avais perdu mon père. Il allait et venait sans rien rapporter à la maison, parfois même il se payait le luxe de s’enivrer avec le peu de gain qu’il faisait. Ma sœur et moi explorions les environs à la recherche des fruits, d’insectes, d’eau. Quelques fois, Peter et sa mère nous invitaient à leur modeste table, à vrai dire ils étaient comme des anges venus pour nous sauver. Un soir, alors que l’on attendait la venue de papa, la mère de Peter nous dit qu’elle ne l’avait pas vu de la journée et qu’à son avis il était allé chercher des marchandises, qu’il ne tarderait pas à revenir. Mais les jours passaient et notre espoir de le revoir un jour s’en allaient avec eux, on s’habitua au fait qu’on ne le reverrait plus jamais.

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Quelque mois après, la mère de Peter décéda de ce qu’il appelait lui-même le palu. C’est ainsi que commença pour nous une nouvelle vie, j’avais maintenant 8 ans, et toute une vie pour me battre et me charger de ma survie. On était devenu des enfants du monde, d’un monde que l’on ne connaissait pas encore ou que l’on connaissait peu, on se levait et dormait là où le vent nous portait. Dans les rues de Lubumbashi, sur ses trottoirs, on errait à la recherche d’une proie, un homme pressé ou une femme un peu distraite pour leur prendre leurs portefeuilles, à la recherche de ceux qui pouvait nous prendre en pitié et nous offrir de quoi calmer nos ventres beaucoup trop loquaces. On se retrouvait tous les soirs aux environs du collège Imara pour nous partager nos trouvailles, Peter en était le gérant, il nous traitait comme ses frères et sœurs. Parfois je m’attristais quand je voyais combien à seulement dix ans Peter était devenu un frère qui protégeait, un père qui nourrissait tous les jours même le dimanche, un ami qui encourageait, un ange qui défendait. Un soir, Binta prit froid sous la pluie, après quelques jours de grippe, faute de médicaments, elle décéda, la pauvre. Enfin elle allait être dispensée de toutes ses

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souffrances, je priais chaque fois quand je pensais à elle, car elle devait enfin être heureuse. À ce jour, Peter et moi sommes les enfants du monde, de la rue comme on nous appelle. Chaque jour, on relève le défi de survivre à d’autres enfants du monde beaucoup trop brutales, au froid dans la nuit, à la peur dans l’orage, au manque dans la faim, aux tentations beaucoup trop nombreuses dans la ville, l’alcool et le trafic de drogue, la dépravation des mœurs et surtout le suicide dans la solitude. Une seule chose nous fait sourire, l’espoir de revoir un jour nos Mamas Africa, l’une au paradis, l’autre avant qu’elle ne parte au paradis. Aujourd’hui, nos parents sont tous ceux que nous croisons sur nos chemins déserts, parfois ils sont silencieux comme l’a été papa, parfois ils sont doux comme l’a été maman autrefois, parfois ils sont secours comme l’est Peter et toujours ils sont fantômes de ceux que l’on a connu autrefois et que l’on ne reverra peut-être jamais. Que le feu brille pour nous, enfants de la terre, que la musique pour nous sur la cithare soit jouée, car de notre propre vie nous sommes héros, héros survivants à la non-appartenance.

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Chronique d’une tasse à café Mathilde Gobilliard Vingt-sept heures. Vingt-sept heures que je dépéris sur la table basse, entre un livre de poche corné et un emballage vide de nouilles sautées au gingembre. N’a-t-il pas honte ce vieil intello célibataire de m’oublier comme cela ? Ce n’est pas la première fois. Je commence à en avoir par-dessus la soucoupe ! Soucoupe qui ne m’accompagne même pas dans ma peine. Elle est restée bien tranquille sur notre étagère. Chômage technique imposé par cet humain paresseux. Les heures passent et j’enrage. Le marc de café me colle aux parois. L’odeur du chinois à emporter de la veille m’indispose. Je lorgne vers la cuisine. La porte du lave-vaisselle est entrouverte. Avec un peu d’élan je pourrais… Arrête de rêver vieille tasse ! Plus de ton âge. Une telle pirouette pourrait être fatale. J’observe avec envie le placard de la cuisine. Mes camarades me narguent, propres et regroupés par genre. Le niveau supérieur héberge l’élite. Tous plus agaçants les uns que les autres. Réquisitionnés seulement pour les grandes occasions, ils ne perdent rien de leur éclat. J’aperçois le verre à whisky. Robuste. Viril. Il impose le respect. Les coupes de

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champagne le frôlent, séductrices. Rien qu’une bande de prétentieuses. Les verres à vin traînent à côté. De vrais escrocs. Au sommet de leur gloire, uniquement parce que nous sommes en France ! Synonymes de fête et d’exotisme, les verres à cocktail se permettent toutes les railleries. Messieurs côtoient les ombrelles, les rondelles de citrons et les glaçons vous comprenez. À l’étage inférieur, les héros du quotidien. Ceux qui subissent lave-vaisselle, chocs, eau bouillante, calcaire et j’en passe. Au lieu de nous souder, ces épreuves ne font que renforcer la compétition entre nous. A qui sera utilisé le plus souvent. A qui recevra la boisson la plus noble. Le bol souvenir règne sur l’étagère. Fraîchement débarqué d’une boutique du bord de mer, il exhibe sur ses parois un dauphin criard qui s’efface déjà au lavage. Piètre qualité et pourtant il s’est imposé à la tête du groupe. La carte de l’affection demeure imbattable. Le proprio le choisit à tous les coups : pour un chocolat chaud le soir devant la télévision ou pour un petit-déjeuner gourmand le dimanche. Veinard. Agglutinées à ses côtés, des tasses dodues aux couleurs chaleureuses l’acclament et l’encouragent. Le service à thé joue les groupies.

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Je reste dans mon coin. Moi, la tasse à café. Blanche. Banale. Ébréchée par-dessus le marché. On me sort à la va-vite pour ne pas se mettre en retard. On m’attrape pour une gorgée rapide d’expresso. Puis on m’oublie. Un jour l’évier, le lendemain la table basse, les jours de chance le rebord de la fenêtre. Jusqu’au prochain cul sec de caféine. J’ai connu mon heure de gloire. Un bistro parisien, il y a quelques printemps. J’étais la tôlière. Je trônais sur le bar ou en terrasse, à toute heure du jour et de la nuit. Jamais le même client. Commandée à ma juste valeur. Adulée par ces Parisiens pressés. Tantôt chatouillée par une moustache mal taillée, tantôt mouchetée de rouge à lèvres. C’était le bon temps. Un accident de comptoir est vite arrivé croyez-moi. Me voilà ébréchée un beau matin. Chaque détail de la scène me hante encore. Le serveur maladroit. Le plateau trop chargé… Déclarée inapte au service, le barman m’a ramenée chez lui. Adieu les mondanités, bonjour la routine. Depuis, je prie pour un changement de propriétaire. Retrouver la place que je mérite. D’autant plus que l’ambiance entre collègues laisse à désirer, comme vous l’avez compris. Quelques jours après l’épisode des nouilles chinoises, mon vœu s’exauce. La porte du placard s’ouvre de

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bon matin mais la cafetière ne ronronne pas. A la place, j’atterris au fond d’un carton, scotchée à ma fidèle soucoupe. A ma gauche, un vase décoloré qui n’a pas fréquenté de fleur depuis bien longtemps. A ma droite, une tête d’éléphant sculptée grossièrement sertie de pierreries en toc. Ces compagnons de fortune m’inquiètent. Je crains le trottoir. Je panique. J’ai imaginé un certain nombre de versions pour une fin de carrière digne de ce nom. La benne à ordure n’en fait pas partie. Parmi mes préférées, je peux vous citer « L’envolée tragique ». Une dispute conjugale qui tourne mal, la tasse à café projetée à travers la pièce, symbole de liberté. Ou « La sortie fracassante ». Je me brise au sol avec grand bruit, accompagnée par une foule de clients en délire applaudissant à tout rompre. J’attends ma sentence, résignée, prête à éclater en mille morceaux au milieu des pelures de pommes et des peaux de banane. En réalité, le camion poubelle est bien loin. On nous déballe sur un stand de videgreniers. Une semaine. Une semaine que je trône avec ma chère soucoupe sur une moquette rose, entre une théière miniature et des biscuits en plastique. Je suis encerclée par un ours en peluche, une poupée bien coiffée et un poney à bascule. L’heure du thé approche. Notre nouvelle propriétaire ne va pas 68


tarder. J’ai hâte que les festivités commencent. Chut, la voilà! - Vous reprendrez bien un peu de café Monsieur Ours ? Tenez, la plus belle tasse du monde! Vous en voulez aussi Madame Poupée ? Attendez votre tour ! Un scénario que je n’ai jamais envisagé. Présidente des gobelets en plastique. Chef d’une bande de jouets. Reine de la dinette. Une retraite bien méritée, qu’en pensez-vous ?

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Le secret Ingrid Nguyen Nuit noire. Sans étoiles, juste une obscurité solennelle. Le vent régulier semblable à une respiration sereine. Une odeur hespéridée flotte dans l’atmosphère. Cette effluve finit par embaumer ses narines. Ses yeux s’ouvrent. Elle ne sait plus où elle se trouve. La notion du temps semble elle- même un concept abstrait, nullement linéaire ou subjectif. Quand les extrémités de son être commencent à se mouvoir, ce sont d’abord ses pieds délicats qui entrent en contact avec cette surface douce et lisse tandis que ses mains s’enfoncent doucement dans cet espace moelleux. Elle se sent étrangement bien, et se surprend à penser qu’elle pourrait rester des heures, allongée dans cette même position. Mais, comme souvent, le mental vient effacer ce moment de flottement. Les questions la prennent d’assaut : pourquoi suis-je pieds nus ? Quelle est cette différence de température que je ressens entre cette matière et l’air environnant ? Comment suis-je arrivée ici ? S’y incorporent l’instinct de survie et la vivacité de la nuit, la pressant de se mettre en marche, peut-être dans

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un sens, pour ne plus réfléchir. Elle se lève et commence à éveiller son corps par de petits pas légers et silencieux. Des contrées lointaines, elle en avait visité. Des déserts calmes et profonds, des chutes d’eau puissantes et oniriques, des plages de crustacés fluorescents qui devenaient vides au lever du soleil, des oasis sacrées nichées au fond des grottes, des montagnes paraissant insurmontables mais laissant une vue à couper le souffle une fois arrivée au sommet, non sans quelques efforts et quelques larmes. La plupart du temps, elle voyageait seule. Oui, depuis le jour où elle avait eu le courage de partir avec pour seule compagnie un sac à dos, elle entreprenait ses aventures ainsi. Se retrouver avec soi-même était le plus beau présent que l’on pouvait se faire, considérait-elle. En plus, elle distinguait plus facilement ses possibilités. Parler aux autres quand elle en exprimait l’envie. Dans le cas contraire, elle avait toujours à portée de main, un livre, sa musique, mais aussi et surtout son imagination qui pouvait la laisser des heures entières devant un paysage insondable et discrètement elle redessinait la vie des myriades de personnes qu’elle contemplait.

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Mais ici, règne le paradoxe : un sentiment d’une beauté irréelle mêlée à la sensation d’être la plus connectée à l’essence-même de la vie alors qu’elle est seule dans ce lieu. Jetant un regard au-delà des limites de son champ visuel, rien ne paraît à l’horizon. Pourtant, même dans cet inconnu, elle peut sentir la souplesse des grains de sable si fins sous ses pieds, comme si elle s’élance sur des nuages de meringue si frêles qu’ils disparaissent après chaque pas. Par moments, elle croise des petites buttes bien rondes semblables à de petits mamelons bourgeonnants. Elle escalade sans peine les dunes bien dessinées, et avançait d’un pas ferme et décidé dans ce paysage singulier. Voyager seule représentait un acte sacré. Elle se découvrait ainsi les qualités et les capacités que les autres lui attribuaient comme par exemple ses aptitudes linguistiques, son agilité dans les sports extrêmes ou encore son dynamisme à toute épreuve. Arpenter à travers ses propres yeux, sonder sa valeur avec son cœur, voilà le véritable apprentissage de sa vie. Se porter un amour indéfectible, autant à ce corps qui nous mène et nous amène à tant de surprises de la vie, qu’à cette unicité dont nous faisons tous partie, aussi grands et petits que nous sommes.

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Cet élan du cœur arrive sans peine dans cet espace chaud et duveteux qu’elle vient de pénétrer, une petite doline. Une chaleur rassurante accompagne cette marche nocturne, elle s’engouffre désormais dans cette dépression et se fait plus intense. Des fougères flavescentes, tels des petits cheveux d’ange virevoltant constituent l’unique signe de vie autour d’elle. Elle compte le nombre de taches roses que réfléchit la lumière de la lune, petits points clairsemant le sol glabre et lui donnant des points de repère pour garder le cap et être sûre de ne pas tourner en rond. Voyager seule signifiait aussi par moments ne plus souffrir. Par moments, elle se sentait incomprise par l’autre, par les autres. Elle n’avait jamais souhaité entrer dans le moule et grande était sa peine, car son amour pour la singularité des personnes l’avait paradoxalement ostracisée. Elle avait pourtant continué sur cette voie, en gardant toujours dans son cœur, cette idée d’être unie avec les êtres humains. Sans le savoir, elle avait en réalité souvent marqué la vie des gens qui l’avaient croisée, parlé, voire même étaient tombés amoureux. Elle écoutait beaucoup et se livrait peu mais sa présence se voulait rassurante. Comme elle l’ignorait et que cet amour pour les autres était désintéressé, elle s’effaçait souvent et choisissait 73


un mode de vie solitaire, traversant les orages et les accalmies, avec de l’espoir, des doutes, si possible existentiels et surtout de la combattivité. Soudain, la tension se fait ressentir dans l’air. Une onde de choc vrombit dans le ciel. Une mélodie entraînante se fait entendre, des nuages s’entrechoquent, des gouttes perlées se dérobent du ciel grave et tombent sur elle. Portant la main à son cœur, elle sent son rythme cardiaque s’accélérer, des palpitations envahir son corps. Elle a l’impression que le sol s’écroule sous ce marasme des sens. Elle accélère le pas, elle se met à courir sans jamais se retourner, jusqu’à gagner ce rideau d’acacias, aux teintes cuivrées. Se sentant en sécurité, elle prend une grande bouffée d’air et se repose contre un arbre. Tout devient plus calme. L’aube montre enfin ses couleurs, et donne aux feuilles un éclat presque astral. Enfin, elle se rappelle où elle se trouve. L’endroit le plus secret du monde, l’avait-elle nommé un jour. Dans le creux du cou de l’être aimé, se trouve l’endroit le plus divin sur Terre. En nous, il y réside en premier lieu et il suffit juste d’une fois pour balayer ses peurs et refaire confiance car chez l’autre aussi, il existe toujours un coin de paradis, où la vie parait plus douce et lumineuse.

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Le chant des vagues Marie-Eliane Blaude Les vagues chargées d’écume venaient mourir sur la grève. Inlassablement. Depuis la nuit des temps, elles venaient caresser le rivage, le façonner et l’imbiber d’une eau qui avait traversé mille lieux et connu mille époques. Depuis toujours, le mouvement régulier des vagues se répétait, léchant la plage de sable fin, de graviers et de roches, et il semblait ne jamais devoir finir. C’était une constante dans un monde qui, lui, changeait au gré des époques, des hommes et des caprices des grands. La plage semblait avoir été oubliée des hommes. Nulle trace d’activité humaine, aussi infime fût-elle, n’était visible sous ces cieux. Abandonnée du monde, cette grève semblait n’avoir jamais été foulée par les hommes. Seuls résonnaient les cris des mouettes et le murmure des vagues qui, une à une, rendaient l’âme sur le rivage, après un long voyage, et se retiraient aussitôt. Sous ce ciel bleu parsemé de nuages nivéaux, tout un monde vivait, fait de roches, d’oiseaux, de sable, d’eau, d’algues, de poissons et de fruits de mer. Un monde harmonieux et paisible, parfois cruel, lorsque

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la violence d’une tempête se déchaînait et que la mer, habituellement si sereine, semblait prendre vie, tel un fougueux animal qui détruisait tout sur son passage. Après ces moments de fureur, la plage était jonchée d’algues, d’animaux marins morts et d’objets insolites que la mer avait avalés puis recrachés. Mais au fil des jours et des marées, les vagues emportaient ces déchets dans leur va-et-vient incessant comme si la mer, penaude, voulait effacer les traces de son ire, ou que, jalouse, elle voulait garder ces trésors dans les tréfonds de ses abysses. Sur cette grève abandonnée du monde et des hommes, où la nature avait tous les droits et où seule comptait sa loi, deux silhouettes humaines avançaient le long des côtes, les pieds dans quelques pouces d’eau, silencieuses et discrètes, comme si elles avaient conscience de pénétrer dans un monde inconnu, dont elles ignoraient les codes et où la mer était reine. La première était celle d’un homme trapu, âgé, encore robuste mais dont tous les gestes étaient empreints d’une fascinante lenteur tranquille. La seconde était celle d’une femme élancée, vive, débordante de jeunesse et de rêves. Ils marchaient depuis des heures au bord de la mer, laissant derrière eux les falaises à pic, la roche noire

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et les vautours qui y avaient élu domicile. L’homme avançait, endurant dans sa vieillesse, entraînant la jeune femme sur ses pas. Il parlait peu, se laissant simplement habiter par la mer, par ses bruits, par ses odeurs, par ses couleurs, par ses vagues qui leur caressaient les pieds et ses embruns qui leur laissaient un goût salé dans la bouche. Enfin il s’arrêta, sans raison apparente. Elle fit de même. Le grand-père plongea son regard, qu’il avait d’un bleu très clair, dans celui, noir et mystérieux, de sa petite-fille. Ils se fixèrent ainsi, silencieux, pendant de longues minutes, puis le vieil homme leva les yeux vers le ciel, s’avança plus loin dans la mer, de quelques pas. Il s’arrêta, fermant les yeux quelques secondes, puis, d’un geste lent et magistral, il balaya la mer, de la grève à l’horizon lointain. « Mon enfant, fais silence et écoute le chant des vagues. » Surprise et étonnée, la jeune fille ferma les yeux, attentive au bruit des vagues qui venaient dans un ultime soupir s’écraser sur la grève. « Je n’entends pas leur chant », dit-elle d’une voix douce au bout d’un instant, « seul un vague murmure qui se répète à l’infini. »

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Le vieil homme secoua la tête et poussa un curieux grognement. « Alors cela signifie que tu n’écoutes pas assez. Essaye à nouveau. Écoute le chant des vagues… » « Que chantent-elles ? » Le vieillard hésita un instant puis reprit : « À toi de le découvrir. Ferme les yeux, fais silence en toi et écoute… écoute le chant millénaire de ces flots, qui depuis la nuit des temps errent d’un bout à l’autre du vaste monde. Écoute le chant des vagues qui viennent caresser ces rives comme elles ont caressé celles du bout de la terre… » La jeune fille s’exécuta docilement. « J’entends leur doux murmure, comme une mélopée… mais rien de plus. » « Tu n’y es pas encore, il faut prendre le temps de les écouter. » « Que vous chantent-elles, grand-père ? » Le vieil homme contempla l’horizon, au loin, trait fin et trouble qui séparait le ciel de la mer. Ses yeux bleus brillaient d’un éclat indéfinissable, d’une sagesse impénétrable. 78


« À chacun de découvrir ce que veut dire leur chant… Pour moi, c’est leur histoire d’abord, leur vie d’errance, leurs voyages, leur persévérance… toute une sagesse qu’elles chantent à leur façon sur les rivages du monde, rivages qu’elles ont mouillé de leur caresse éphémère… une sagesse qu’elles offrent à qui veut bien les écouter… Il faut que les hommes se mettent à leur écoute, que cette mémoire ne se perde pas dans les tréfonds de l’océan… Il faut seulement que des hommes prennent le temps d’écouter leur chant, ce savoir qu’elles ont amassé depuis la création du monde, un trésor inestimable qui est là, qu’il suffit de saisir… » La jeune fille se tut, tendant toute son âme vers ces vagues bordées d’écume, cette eau froide et bleuâtre qui tourbillonnait autour de ses pieds. Les minutes s’écoulaient au gré du ressac, ponctuées par les cris perçants des mouettes qui planaient dans le ciel azuré. Le vieil homme laissa sa petite-fille à son silence et à son écoute et partit, sans bruit, léger, sans que la jeune femme, les yeux clos, ne s’en aperçût. Il revint un peu plus tard, poussant une barque au bois patiné par les ans et la caresse mordante des vagues salées. Il l’attira loin du rivage, suivi par la jeune femme. Lorsque l’eau fut assez profonde, ils s’installèrent tous les deux sur les planches délavées. Le vieil homme 79


empoigna les rames et, sans hâte mais fermement, dirigea la barque vers l’horizon lointain, insaisissable, vers la haute mer, où nul être doté de raison ne se serait risqué à bord d’une si frêle embarcation. Mais le batelier était sage et les vagues amies lui soufflaient des secrets connus de lui seul. Avec lui, on était en sécurité sur cette vaste mer parcourue de frissons. La jeune femme avait rouvert les yeux et parcourait de son regard aussi noir qu’une nuit sans lune cette immensité insoupçonnée. Elle se sentait si petite, si humble et insignifiante, perdue au milieu de la mer, un peu anxieuse à l’idée de la profondeur des flots et des monstres marins qu’ils devaient abriter. Laissée à sa solitude, elle aurait cédé à la panique. Mais son grand-père était auprès d’elle et sa présence suffisait à la rassurer. Elle lui permettait même de regarder sans crainte ces flots incommensurables, et de tendre son oreille au murmure des vagues, confiante, encore et encore, cherchant à deviner ce qu’elles chantaient à son âme. « Comment s’appelle votre barque, grand-père ? » « Les Trois Roses. » Sur la proue de l’embarcation, son nom était gravé en caractères gothiques, surmontant une gravure d’une

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rare délicatesse représentant trois fleurs entrelacées, aux pétales délicats. « Pourquoi ce nom ? » Le vieillard laissa errer son regard vers l’horizon, cette ligne où le ciel et la mer se rejoignaient harmonieusement. Dans son regard aussi bleu que le firmament brillaient les larmes de la mer. Il se rappelait. « En l’honneur des trois femmes qui ont marqué ma vie et à qui j’ai voulu dédier cette modeste barque, lorsque je l’ai construite de mes mains, il y a si longtemps de cela. » « Qui étaient-elles ? » « Ma mère, ma tendre épouse… » Comme il s’était arrêté, elle l’encouragea : « Et la troisième ? » « La troisième… elle est au Ciel, comme ma femme et ma mère. Et comme elles, et plus encore, elle veille sur nous. » « Quel est son nom ? »

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Le vieillard ne répondit que par quelques mots qui résonnaient de manière sibylline aux oreilles de sa petite-fille : « On l’appelle l’Etoile de la mer, c’est vers elle que se tournent les marins dans leur détresse, lorsque les flots se font sauvages et ombrageux. Jamais, de toute ma vie, elle ne m’a abandonné. » Le regard de l’homme sage brillait de clarté, aussi bleu que ce ciel dont il parlait si souvent à la jeune femme. Elle n’insista pas. Elle savait qu’il n’en dirait pas plus. Il était comme cela : un homme de silences et de mystères. Tout passait chez lui par le regard, et par l’écoute. Le soleil achevait sa course dans le ciel. Depuis qu’elle avait rejoint son grand-père le matin même, la jeune femme avait perdu toute notion du temps. Et ce matin lui paraissait si lointain, encore entouré des brumes qui l’avaient vu jaillir. L’astre rougeoyant lui apprenait que le jour ne tarderait plus à se retirer. Après avoir longtemps navigué vers la haute mer, le grand-père et la petite-fille faisaient cap sur cette plage déserte qu’ils avaient quittée le matin même. Lorsqu’ils arrivèrent à une vingtaine de toises de la plage, ils sautèrent à bas de la barque, s’enfonçant

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dans l’eau fraîche. Ils se retournèrent pour regarder le soleil plonger dans l’horizon, embrasant, comme dans un dernier adieu, le ciel de rose et d’orange et la mer de pourpre. Bientôt il disparut, englouti par les flots, et la lune se leva, accompagnée de son cortège d’étoiles qui s’allumaient, une à une, comme autant de diamants, insaisissables et purs. Peut-être l’une d’elles était cette Etoile de la mer que le vieil homme avait évoquée ? Des larmes coulaient sur le visage de la jeune femme, comme autant de perles argentées au clair de lune. « J’ai compris… J’ai enfin compris ce que chantent les vagues. Leur murmure cache une mélodie magnifique, un chant d’un autre monde. Elles chantent l’amour d’un père dont la grâce n’a de cesse de laver les rivages de nos cœurs trop souvent entachés par nos tempêtes intérieures. Elles chantent l’espérance qui parcourt toutes les rives de cette terre et leur apporte la douce assurance de lendemains plus heureux. Elles chantent la beauté de la Création et ses secrets plus précieux que nos humbles œuvres humaines. Elles chantent sans fin et leur chant recèle une sagesse insondable… » Le vieil homme ne répondit pas mais ses yeux s’étaient illuminés d’une lueur nouvelle et un sourire 83


heureux s’était dessiné sur son visage ridé par les hivers d’une vie. « Oh, grand-père ! En un jour j’ai appris bien plus qu’en tant d’années… Le silence et l’écoute sont deux trésors trop souvent malmenés par notre suffisance humaine. Je ne me taisais pas, je n’écoutais pas… Je reviendrai souvent ici, et j’écouterai le chant des vagues qui déferlent sur tant de rives insoupçonnées. Je les écouterai et elles me parleront de ce Père céleste et de l’Etoile qui règne avec douceur sur les mers de ce monde. Et elles m’enseigneront le plus beau voyage : celui de mon âme vers l’horizon. »

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La Jeune Fille et le Héros2 Anonyme Grand-mère Elen était assise sur son éternel fauteuil, les yeux rivés vers le coin de ciel bleu qu’elle pouvait apercevoir depuis l’unique fenêtre du salon. Elle semblait si absorbée que le petit Serri se figea lorsqu’il entra dans la pièce, incapable de déranger la vieille femme. Mais finalement la curiosité prit le dessus, et l’être humain miniature, tout juste âgé de six ans, s’approcha de la fenêtre. Quelle ne fut pas sa déception lorsqu’il contempla les mêmes arbres rabougris et le même ciel parsemé de nuages que d’habitude! Rien ne sortait de l’ordinaire. L’enfant n’y tint plus : « Mamie, je m’ennuie ! » La grand-mère reporta son regard d’un bleu translucide sur celui qui avait osé la perturber, et esquissa un sourire. Serri frissonna. Il s’attendait à se faire réprimander, il avait l’habitude. Mais la réponse qui suivit fut prononcée avec tant de douceur que toutes les craintes du jeune garçon s’évaporèrent :

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Lauréat de la catégorie « jeune » du 3ème concours littéraire de la résidence Neussart (2020)

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« Veux-tu que je te raconte une histoire ? » Il hocha vigoureusement la tête, des étincelles dans les yeux. Serri adorait les histoires de sa grand-mère. Cette dernière l’invita à s'asseoir sur ses genoux, s’éclaircit un peu la voix et finalement, elle commença son récit : « C’est l’histoire d’une jeune fille et d’un héros. Ce héros ne portait ni cape ni collants. Il n’avait aucune capacité hors du commun ; il ne volait pas plus qu’il ne jetait de rayons lasers avec les yeux. Il avait aussi un grand nombre de défauts : il était impulsif, nerveux, bagarreur, rancunier, égoïste… et j’en passe. Finalement, il n’était pas si héroïque que ça. Et voilà qu’un jour, alors qu’il se promenait à Paris, il rencontra la jeune fille. Il pensa immédiatement qu’elle aurait pu être jolie si elle avait souri ; mais son visage ne reflétait rien d’autre qu’une profonde tristesse. Il se dit que c’était dommage, et puis il décida de l’oublier. Et c’est précisément à cet instant qu’elle trébucha sur un pavé qui dépassait de la grand-route et qu’elle s’effondra sur le sol. On entendit un bruit sourd, puis plus rien. Les passants n’avaient pas bronché ; ils continuaient leur chemin dans cet anonymat confortable que leur conférait la foule. Abasourdi par une telle inhumanité, 86


notre promeneur s’avança vers celle qui gisait au milieu de la rue et décida que, finalement, il n’allait pas l’oublier. Il lui tendit la main. La jeune fille l’attrapa et se releva tant bien que mal, un gros bleu sur le front et un grand sourire sur les lèvres. Et son sauveur se dit que ce sourire était magnifique, et, tout égoïste qu’il était, il se dit qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour pouvoir l’admirer plus souvent. Mais la tristesse qui animait le cœur de la jolie inconnue revint vite, et son visage s’assombrit encore. Son bienfaiteur ne savait quoi faire pour revoir ses yeux pétiller comme au jour de leur rencontre. Alors dès qu’elle appelait au secours, il accourait. Dès qu’elle semblait plus triste que d’habitude, il la réconfortait. Il donnait tout ce qu’il avait pour elle. Et au fil des années, la froideur qui hantait le cœur de la jeune fille disparut grâce à lui. Celui qui l’avait sauvé était devenu à ses yeux un héros au grand cœur... » Le petit garçon, qui écoutait jusque-là l'histoire avec calme, ne put s’empêcher de s’écrier : « Mais le héros il a plein de défauts ! Il n’a pas un grand cœur. Il est égoïste. » La vieille femme acquiesça, et expliqua à l’enfant que la jeune fille ne connaissait pas le passé du héros, et

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que tout ce qu’elle savait de lui, c’était qu’il l’avait sauvée de nombreuses fois. Elle continua : « Pour remercier le héros, la jeune fille décida de devenir une personne pleine de bonté. Elle faisait toujours preuve d’une grande compassion et d’une grande générosité. Elle étudia en outre la médecine, et sauva un grand nombre de vies. Elle était déterminée à sauver le monde qu’elle avait autrefois haï. Fin. » Le jeune Serri s’agita sur les genoux de sa grandmère, visiblement mécontent. Il fronça les sourcils et tenta de s’expliquer, non sans quelques hésitations : « Le héros il était gentil avec la fille... Juste pour pouvoir la voir sourire. Il pensait qu’à lui. Et la fille elle est devenue gentille aussi, juste pour pouvoir le remercier... Elle a pensé qu’à elle. Ils ne sont pas vraiment gentils. » La vieille femme hocha la tête, amusée qu’un enfant si jeune fasse preuve d’un esprit aussi critique. Elle argumenta : « La raison qui les pousse à donner le meilleur d’euxmêmes pour les autres a-t-elle une si grande importance ? Penser à soi est naturel dès lors qu’on a conscience de soi. »

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Le petit garçon resta silencieux un moment, réfléchissant à ces paroles complexes. Il n’avait pas trop compris, mais il était sur d’une chose : « La fille et le héros, je ne les aime pas. » L’histoire était finie ; Serri laissa seule sa grand-mère. Cette dernière détourna son regard vers le ciel, amusée. Elle l’aimait bien, elle, le héros.

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La balade de Thor Lindo Woudenberg J’étais hypnotisé par les feuilles qui tombent, une par une. Je me voyais déjà sauter à travers la baie vitrée et attraper un par un ces rayons de soleils qui, dans leur chute, s'assombrissaient de jour en jour. C’était mon territoire, et, aussi loin que je puisse m’en souvenir, mon terrain de jeux. « Thor ! » Carl ouvre la porte en bois, qui produit un grincement si particulier. J’ai l’habitude de l’appeler « l’hymne à la promenade ». On monte dans le vieux SUV, la boue pétrifiée sur le plancher, l’odeur de tabac froid, rien d’inhabituel… sauf ma laisse. On l’a oublié cette fois. Peut-être me fait-on enfin assez confiance. De toute façon, où est-ce que j’irai? Il allume sa première cigarette. Je rêve ou il tremble un peu ? Le SUV tremble tellement que c’est difficile à dire. En tout cas, la route ne me semble pas très habituelle. Les pneus, qui s’embourbent dans les flaques sur la route, font un bruit agréable, apaisant. On ralentit, doucement. Il éteint le moteur, sans même un regard. Tant mieux, ça commençait à être long ! Il m’ouvre la porte en premier. Habituellement, ça énerve beaucoup sa femme. 90


Je fais mes premiers pas dans l’humus encore mouillé de la pluie de cette après-midi. Quel bonheur ! Et l’air frais sur mon museau quand je cours ! Et le bruit des lièvres qui prennent la fuite ! Et ce bâton que je vais ramasser ! Et le bruit des pneus… attendez… ou estce qu’il va ? Attends ! ATTENDS-MOI ! … Je suis… à bout… attendez… de souffle. J’ai essayé pourtant. Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? J’ai couru après la voiture, j’ai hurlé, avant de déraper… maintenant ma patte me fait mal. Il a sûrement oublié quelque chose. Peut-être n’a-t-il pas vu que je n’étais pas là. La nuit tombe. Je vais me mettre sous un arbre. Ma patte me lance un peu et le froid commence à mordre ma peau, mais la tristesse l’emporte et me laisse inconscient au pied d’un pin. Repenser à mon maitre et mon petit jardin me redonne du courage. Une fois arrivé, une fois réuni, près de la cheminée, ça aura valu le coût de faire tout ce chemin. Le confort d’un coussin et la chaleur d’une cabane ne peuvent exister sans l’immensité glaciale qui contraste avec leur réalité. Le ciel semble endeuillé. Je repars. J’aime le bruit de mes pas dans le sol encore humide. Ça me rappelle

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ceux des pneus qui s’enfoncent dans les flaques. Si c’était un autre jour, j’aurai supplié pour qu’une belle journée comme ça dure le plus longtemps possible. Un arrêt s’impose à la prochaine rivière. Les oiseaux, qui sont rentrés chez eux, ont laissé dans la forêt un étrange silence. Là voilà cette rivière. Un miracle qu’elle ne soit pas gelée. Ma langue en feu me suppliait de la rafraichir, et ne semble plus vouloir sortir de son bain. Une brise se lève, et me donne l’illusion d’une caresse entre les poils de mon pelage hirsute. Enfin un instant de répit, aussi court soit-il. Il se casse en même temps que cette branche derrière moi. Je me retourne : une énorme masse émerge, un énorme chien sombre, une espèce que je n’avais jamais vue. Oups. Il commence à accélérer vers moi. Je saute la rivière, dans un sursaut surprenant d’agilité. Je cours, je saute au-dessus des arbres morts, je rampe sous les buissons, mais rien n’y fait, il se rapproche. L’inévitable arrive : je tombe sous mon propre poids, ma patte faible cède sous la pression, et je roule dans la terre. Je n’ai même pas le temps de me retourner, que je sens le premier coup me faire voler encore plus loin, ma côte a cédé sous le poids de ses griffes, et je vois le sang s’échapper de la déchirure qui en résulte.

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Sa gueule se rapproche de moi, je le sens. Son souffle chaud se démarque clairement de l’atmosphère glaciale qui nous entoure. Je n’ai plus de force, et laisse venir le prochain coup sans broncher. Il se met à tourner autour de moi, et sans que je ne comprenne vraiment, s’en va. J’attends un peu qu’il s’éloigne. Mais pas trop, sinon le froid et les blessures vont gagner la bataille. Allez. Un dernier effort, je ne dois plus être très loin. Je me suis remis à marcher jusqu’au crépuscule, mais toujours rien. La fatigue, le sang perdu et le gel me donnent des frissons mortels. Je lutte. Les premiers flocons arrivent enfin. Les sapins, le visage fermé, semblent pleurer de la glace quand le trop-plein de neige tombe de leurs branches. Je crois bien que je vais devoir prendre le risque de m’endormir dans le matelas blanc que l’hiver a disposé pour moi. A vrai dire, je n’aurai même pas le temps de prendre la décision puisque je vais m’effondrer de fatigue, en priant pour que ce doux manteau blanc ne me recouvre pas pour devenir mon tombeau. La nuit se couche, et je crois bien que c’est la dernière. Les étoiles semblent briller plus fort que d’habitude.

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Je suis un chien, mais je sais apprécier les bonnes choses. Regardez celle-là, elle est plus forte que toutes les autres… on pourrait presque la toucher… attendez… C’est chez moi !!!! C’est chez nous !!!! C’est notre fenêtre qui brille !!!! Je me lève d’un bond, et je file. En un éclair, j’oublie la fatigue, le sang perdu, la neige. Plus rien ne m’arrêtera. Carl va me soigner, il m'a déjà recousu chez l’homme en blouse blanche. Il m’avait mordu avec sa longue dent en acier et là aussi, je me suis senti engourdi, avant de m’endormir. Je me promets naïvement de ne plus jamais dormir. J’entre. Je mets un moment avant de le reconnaitre, avec son visage bleu et boursouflé. Mais qu’est-ce qu’il fait là-haut ? Pourquoi il s’est accroché à cette corde ? Il n’a pas l’air bien. Tu n’es pas content de me voir ? Je hurle, je hurle mais rien n’y fait. Il continue à se balancer, doucement, sans autres bruits que celui du bois qui craque. Très bien Carl, j’attendrai alors. Tu vas forcément finir par descendre. J’attendrai… j’attendrai… réveille moi quand tu descends…

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Le RER de 00h63 Marie Maillot Alix et Suzie couraient pour attraper le dernier RER en direction de Paris. Sur le quai, l’écran annonça le prochain train à 00h58. « Ouf, on a eu chaud ! » s’écria Suzie. Mais après quelques secondes, le mot « annulé » apparut au-dessus de leurs têtes. « Merde ! ». Alix et Suzie avaient désormais tout leur temps, et s’allumèrent une cigarette sur le quai désert. L’écran afficha alors un nouveau train, prévu à 00h63. - Un train à minuit soixante-trois ? Décidément, la RATP c’est vraiment n’importe quoi ! Bon, au moins, on a un train dans… - Dans cinq minutes, si on considère qu’il arrive à une heure et trois minutes. Le train arriva. Les néons à l’intérieur étaient brisés, et les lumières pour signaler les prochains arrêts, toutes éteintes. Qu’importe, tous les trains vont à Paris. Les filles embarquèrent, et puisque le train était vide, gardèrent leurs cigarettes au bec. - La station est carrément longue, tu ne trouves pas ? demanda Suzie.

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- Si, on aurait dû arriver à Nation depuis au moins cinq minutes. C’est vraiment étrange. - Et je n’ai pas de réseau, histoire de nous enfoncer encore plus. - Bon, ce n’est pas si grave. Peut-être qu’il ne fait pas d’arrêt jusque Châtelet. Le simple fait de savoir que je n’ai pas à marcher jusque chez moi suffit à me soulager. - Tu as peut-être raison. On ouvre la dernière bière ? - Ouais. Mes tympans sifflent, il faut vraiment que l’on arrête de se coller aux enceintes à chaque festival. Si ça continue, je vais devoir apprendre la langue des signes à quarante ans. - Merde, je commence vraiment à angoisser. C’est pas normal que… Suzie se fit couper la parole. « Nous arrivons au terminus. Tous les voyageurs sont invités à descendre. Bonne nuit mesdemoiselles. » - Ça y est, je flippe carrément, reprit Suzie. - Mais non, simplement nous avons dû prendre un direct pour Cergy. - Un RER sans arrêt dans Paris ? As-tu déjà vu ça dans ta vie ?! Sérieusement Alix, je suis sûre que le

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conducteur du RER a vu qu’on était seules, il nous a amené au dépôt et il va nous violer ! - Déstresse, ma vieille, tu commences à me taper sur les nerfs. Le train s’arrêta. Sur le quai, aucune publicité n’habillait les murs. Aucun carrelage ne cachait le béton triste de la station, et les fils électriques pendaient par dizaines. Alix appuya sur le bouton du wagon et la porte s’ouvrit. Elles descendirent du train, qui démarra aussitôt. - Tu vois, je suis sûre qu’on est au dépôt, insista Alix. Il y a l’air d’avoir une sortie là-bas, dit-elle en pointant l’extrémité du quai. Allons-y. Les filles arrivèrent au pied d’un escalator dont elles ne voyaient pas la fin. - L’escalator descend. Ça sent les emmerdes, dit Suzie. - Je te rappelle que nous n’avons pas le choix, regarde autour de toi ! répondit Alix, en mettant son pied sur les marches immobiles. L’escalator se mit en route. Suzie embarqua. « Pas question que je reste seule ici. Si je meurs, ma mère va me tuer. »

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Lorsque l’escalator prit fin, la lumière de la station n’était plus qu’un point ridicule et elles se retrouvèrent sur un grand boulevard. La ville était très animée. Comme un samedi soir, vers une heure du matin, les trottoirs étaient envahis de gens ivres et décomplexés. - Je ne reconnais pas les bars, dit Suzie. Pourtant je pensais connaître Paris par cœur. - Bon, on prend un verre ? - T’es malade ! Je suis exténuée, je veux rentrer chez moi ! - Merde, Suzie ! On est perdues ! Autant profiter et découvrir le coin. Alix rentra dans le premier bar, et Suzie suivit en faisant la moue. - Tu ne trouves pas que la bière a un goût étrange ? - Si ! Je n’osais pas le dire devant le serveur, mais c’est vraiment bizarre ! Quelle heure est-il à ton avis ? Je n’ai plus de batterie sur mon téléphone. - Je ne sais pas. Attends. Alix arrêta un couple qui passait devant la terrasse. « Excusez-moi, quelle heure est-il ? »

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- Pardon ? - Euh, vous avez l’heure ? - Nous avons quoi ? - L’heure, bordel ! Deux heures, trois heures et quart, c’est pas compliqué, merde ! Les deux passants se fixèrent, puis se mirent à rire : « Encore des filles saoules en plein délire ! ». Le couple s’éloigna, sans jeter un seul regard à Suzie et Alix. - Pour qui ils se prennent ces deux bourges ? Oui, on est bourrées, et alors ! Se fâcha Alix. - Quelle soirée de merde… Les bars ne désemplissaient pas. Les gens saouls sur les trottoirs n’avaient pas bougé, et dans leurs mains, les mêmes cigarettes se consumaient, encore et encore. - Je vais finir par me pisser dessus. Ce parc fera l’affaire. Alix escalada la maigre barrière, et se retrouva les pieds dans l’herbe. Suzie l’imita. - C’est drôle, j’aurais pensé que l’herbe serait humide à cause de la rosée du matin. S’étonna Suzie. - Franchement, plus rien ne m’étonne ce soir.

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Une vieille dame s’approchait. Elle était vêtue d’une robe style Charleston qui tombait en lambeaux, et ses talons usés s’enfonçaient dans la terre. - Si jolies, vous avez le teint frais. Ah ! Comme je vous envie. Vous êtes arrivées par le dernier train ? Moi aussi, cela fut mon cas, il y a de cela soixante ans. Oh, oui, peut-être même plus, dit-elle en fixant le ciel. Vous savez, je ne compte plus les jours… Mais ne vous inquiétez pas mes douceurs : ici vous n’avez pas l’heure, mais vous avez tout votre temps.

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Le messager Shakti Staal Chacun fait, à un moment ou à un autre, une rencontre marquante. Ce fut le cas avec Pierre, que je n’allais fréquenter qu’une semaine. Une semaine, c’est court dans une vie. Quarante ans plus tard, il m’arrive encore d’évoquer cet épisode, au cours d’un dîner. Je n’en restitue que les grandes lignes, j’accentue certains détails, j’omets l’essentiel. Ce que Pierre m’a dit le jour où nous nous sommes quittés, je l’ai toujours tu. Par pudeur, respect ou superstition ? Je ne me l’explique pas. Peut-être bien que nos derniers mots n’appartenaient qu’à nous. De toute façon, qui m’aurait cru ? C’était au printemps de l’année 78. La nature s’accordant mieux au trip New Age que l’asphalte et le béton parisiens, un couple d’amis venait de s’installer dans la Drôme et me suggérait de les rejoindre pour les vacances. Je n’avais pas hésité une seconde. Nos soirées auraient pu ressembler à des centaines d’autres, s’il n’y avait pas eu la présence de Pierre. Il m’avait tout de suite paru étrangement familier - non en raison de nos vingt-cinq ans respectifs -, mais parce que j’avais le sentiment de l’avoir croisé quelque part, peut-être dans une vie 101


antérieure. Comme un air de déjà vu, de déjà connu. Assis en retrait, il écoutait, amusé, nos utopies d’ivrognes. Avec Pierre, nous parlions de filles, de voyages et de musique. Parfois jusqu’au petit matin, comme s’il était question de rattraper le temps. J’appris ainsi qu’il avait été luthier. Il avait cessé de travailler, tout comme il avait cessé de boire et de fumer. Ses maux de tête l’empêchaient de vivre comme avant. « Si mon corps est en train de se confesser, alors je ne sais pas quel péché j’ai commis », il avait presque ri. Si alambiquée soit-elle, c’était la seule allusion qu’il avait faite à sa maladie. La mort en revanche, il n’en parlait jamais. Il y avait bien cette concession funéraire, qu’il avait achetée avec ses maigres économies, mais il l’avait mentionnée au milieu de phrases sans rapport, et avec un tel détachement comme s’il énumérait une liste de courses ou résolvait une contrariété administrative - que cela tenait davantage de la continuité de la vie que de l’immobilité forcée de la mort. Son droit à occuper un bout de terrain, il l’avait acquis « pour ne pas déranger ses parents ». Pierre n’était pas du genre à déranger, Pierre était discret. Pierre était atteint d’une tumeur au cerveau. Je ne parvenais pas à m’imaginer ce garçon encore jeune, étendu entre deux planches de bois. 102


Lorsque je dus rentrer à Paris, il me serra la main : « Tu sais, je t’aime bien parce que tu es un homme simple ». Je m’en souviens, c’était un dimanche. Nous nous sommes quittés sur ces mots. Cela faisait quatre mois que je sillonnais l’Inde. Je n’avais pas prévu de m’arrêter à Hampi, un village dans l’État du Karnataka. C’est pourtant ce que je fis. Je passais mes journées à déambuler parmi les temples en ruine et les pèlerins, zigzaguer entre les roches équilibristes roses et ocres, et à me perdre dans les collines abruptes et embrumées. Au matin du sixième jour, alors que je m’apprêtais à reprendre le cours de mon voyage, un homme m’interpella. Je fus doublement intrigué. L’inconnu, qui se présentait comme un Sadhou, n’avait rien d’un ascète. Dans la chaleur moite, sa chemise moulait son buste et soulignait son embonpoint ; il devait peser dans les cent-cinquante kilos ; il portait aussi des bijoux en or volumineux, qui s’entrechoquaient quand il se mettait à rire. Plus étrange encore, il m’avait tout de suite paru familier. Parce qu’il me proposait de le suivre dans un ashram, situé de l’autre côté d’Hampi, nous avons hélé un pagayeur et embarqué dans l’une des nacelles en feuilles de palmier tressées, qui assuraient la liaison

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entre les deux rives. C’était l’unique moyen de traverser la rivière Tungabhadra, large et tumultueuse. Bringuebalé par les courants, tournoyant jusqu’à la nausée dans cet abat-jour flottant qui ployait sous le poids du Sadhou, j’ai bien cru vivre là mes derniers instants. Dans l’ashram, l’homme m’offrit de devenir son disciple. Je refusai poliment. Dans disciple, il y a discipline, abnégation, acceptation inconditionnelle, et j’estimais (j’estime toujours) n’avoir de compte à rendre à personne, sinon à moi-même. Il n’insista pas ; dans un sens, je crois qu’il me comprenait. Quand nos chemins se séparèrent le 13 août au matin, je reçus de lui une chaleureuse accolade : « You know, I like you because you’re a simple man ». Dehors, les pierres roses et ocres continuaient à jouer les équilibristes, les embarcations de fortune poursuivaient leur lutte acharnée contre les courants, la tiédeur ambiante essorait toujours autant les corps ; en dedans, je frissonnais. De retour en France, je repris ma vie à l’endroit où je l’avais laissée. Quand mon couple d’amis me convia à passer les fêtes dans la Drôme, je les rejoignis. D’ordinaire, j’aurais décliné leur invitation. Non que je n’eusse pas envie de les voir, mais je n’avais jamais aimé les réjouissances de fin d’année. Allez savoir pourquoi, j’avais contrarié ma nature. « Vous avez des 104


nouvelles de Pierre ? », demandais-je, alors que nous sirotions une eau-de-vie, après un copieux repas. Flottement. La femme posa une main sur mon bras : « On ne t’a pas informé. Pierre est mort le 13 août dernier ».

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La lecture en partage Aurélien Momon Sophie adorait passer de longs moments dans l’immense bibliothèque de son aïeule, qu’elle chérissait tant. L’absence marquée de ses parents, tous deux chefs d’entreprise, dans son enfance, l’avait rapprochée de « Nanny », sa grand-mère Annie, chez qui elle avait passé, dès son plus jeune âge, le plus clair de ses soirées, de ses week-ends, surtout de ses étés, et avec laquelle elle avait tissé des liens indéfectibles. Ancienne professeure de français, veuve jeune d’un mari militaire, la vieille dame avait très tôt initié son unique petite-fille au plaisir des lettres, que ce soit à travers la lecture, dans un premier temps, puis, dès qu’elle sut griffonner quelques mots, au moyen de l’écriture. C’est à la plus grande satisfaction de sa mamie que Sophie avait embrassé une carrière similaire, ayant obtenu quelques années auparavant un master de lettres classiques et enseignant désormais en lycée, ce qui lui laissait également le loisir d’animer des cafés littéraires, de tenir un blog de poésie et surtout de se plonger des heures durant dans des livres, affectionnant tout particulièrement les romans historiques. 106


Elle n’en oubliait pas sa Nanny et passait le plus clair de son temps libre à lui tenir compagnie, la vieille dame maintenant octogénaire étant devenue aveugle à la suite d’un diabète déjà évolué. Les deux femmes aimaient à partager ensemble les précieux ouvrages ornant les rayonnages. Sophie lisait à voix haute les textes que sa grand-mère découvrait ou redécouvrait avec toujours autant de délectation, l’éloignant de sa solitude. Assises devant l’immense baie vitrée, un bon thé et quelques petits-beurre accompagnaient le plus souvent ces fuyantes heures d’osmose que seul le coucher du soleil interrompait jusqu’au jour suivant. Annie avait ainsi l’impression de profiter d’une seconde vie, relisant à l’envi, par la douce voix de sa petite-fille et malgré sa cécité, les œuvres qui avaient imprégné ses jeunes années. Sophie savourait pleinement ces instants privilégiés, consciente de la chance de pouvoir partager tant d’amour et d’émotion avec une grand-mère qu’elle savait n’être pas éternelle. À chaque fois qu’elle entrait dans la thébaïde que constituait pour elle cette bibliothèque, un profond sentiment de plénitude l’envahissait, l’isolant des tourments du quotidien, l’enfermant dans une suave bulle partagée avec Nanny, tel un cocon qui les eût protégées.

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Elle pensait depuis toujours que les lettres faisaient partie d’elle-même. Elle avait dévoré très tôt les albums imagés de son enfance et rapidement pris goût aux ouvrages non illustrés, se projetant avec une facilité déconcertante dans des mondes imaginaires ou passés, traversant le temps de chapitre en chapitre. Depuis l’obtention de son diplôme, cinq ans auparavant, elle s’était consacrée beaucoup plus ardemment encore à la lecture, chaque mot imprégnant sa rétine et son esprit avec plus de pertinence et de force que lors de ses jeunes années. Elle aimait à caresser de vieux ouvrages, sentir le grain du papier, la souplesse d’une couverture, humer cette odeur poivrée des livres anciens, et appréciait les pleins et les déliés qu’un écrivain, anonyme pour beaucoup, avait posés dans une touchante dédicace à sa grand-mère. Chaque trait l’enchantait, chaque mot l’enthousiasmait, chaque phrase la transportait dans un monde qu’elle paraissait admirer pour la première fois comme l’eussent fait les yeux d’un nouveau-né s’ouvrant sur le monde alentour. Elle lisait avec le plus d’application possible, en essayant d’imprégner au mieux sa voix des intentions de leurs auteurs, les recueils de poésie que Nanny connaissait souvent par cœur, et chaque fois découvrait une nouvelle nuance, une autre subtilité, une délicate tournure qui, à travers 108


quelques termes choisis souvent simples mais parfaitement et harmonieusement accordés, la transportaient dans le corps et l’esprit mêmes de l’héroïne, devenant actrice regardant à son tour de l’intérieur du texte les yeux émerveillés de la lectrice. Nombreuses étaient les pages à l’issue desquelles les deux femmes partageaient ainsi ensemble des pleurs qui, chez Nanny, traduisaient l’émotion que son regard rendu vide ne pouvait plus transmettre. Ayant achevé une nouvelle fois la lecture du Dormeur du val, que sa grand-mère appréciait car elle lui faisait penser à son défunt mari, le visage et les mains de Sophie furent caressés par un doux et chaud rayon de soleil passant à travers les immenses fenêtres. Nanny proposa à celle-ci de sortir et profiter ainsi d’une promenade qui aiguiserait leur appétit littéraire. Couvrant affectueusement les épaules de sa mamie d’un châle fleuri, lui donnant sa canne et la bouteille d’eau qui accompagnaient la vieille dame dans tous ses déplacements à l’extérieur, la jeune femme se dirigea vers la porte du hall d’entrée qu’elle ouvrit, et les deux complices sortirent, bras dessus, bras dessous. Glissant soudainement sur le bord du trottoir, Annie se rattrapa avec sa canne et le bras de sa petite-fille

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mais laissa échapper sa bouteille, qui roula au milieu de la route. Sophie se précipita sans réfléchir pour la ramasser et ne vit pas la voiture qui arrivait en trombe sur la chaussée. Elle n’eut pas le temps de freiner et un violent choc fit pousser à Nanny un cri déchirant, comprenant à l’instant même ce qu’il venait de se passer, grâce à l’ouïe aiguisée que, privés d’un autre sens, développent les infortunés. Le conducteur sortit sur-le-champ de son véhicule et appela immédiatement les secours. S’approchant du corps, il constata avec effroi qu’une tache écarlate s’étendait sous le visage de la jeune victime, ne lui laissant que peu d’illusions sur l’état de santé de cette dernière. Il avisa alors une phrase tatouée sur son bras et put lire : « 27 mars 2015, le jour où un anonyme m’a rendu la vue et la vie. » C’était la date à laquelle Sophie avait été greffée de la cornée cinq ans plus tôt, à la suite d’une grave maladie qui avait rapidement évolué, l’ayant rendue quasi aveugle, ce qui ne l’avait pas empêchée de valider son diplôme à la fin de l’année. Annie venait pour la seconde fois de perdre, elle aussi, et pour toujours, ses yeux.

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Petite fugue aquatique Sacha Lorano Martin avait eu très jeune l'esprit de l'aventure, lorsqu'il suggéra de remplacer la sieste par des entraînements de survie en conditions hostiles. Naturellement, la directrice de l'école qui manquait d'initiative avait refusé. Tout juste lui concéda-t-elle le droit de faire des puzzles tandis que ses camarades roupillaient. C'est de là que lui vint sa passion pour l'assemblage de toutes sortes de choses : cabanes, petite horlogerie et véhicules terriens et interstellaires. Ainsi, à l'âge où ses copains fabriquaient encore des volcans en carton-pâte et des pyramides en Lego, Martin avait-il initié un projet autrement plus ambitieux : la construction d'un radeau, respectant strictement les plans découverts au fil de son abonnement à Débrouille Magazine. Casque de colon vissé sur la tête, souliers vernis par ses soins, sac à dos Décathlon kaki, Martin était paré et quitta sa chambre sans se retourner. Au rez-dechaussée, dans le bar-restaurant de ses parents, il régnait comme chaque jour une ambiance intemporelle, anachronique disaient certains étrangers de passage. Sur les murs jaunis par le tabac – on y fumait encore – des têtes de sangliers, des mâchoires 111


de brochets et de sandres, témoins poussiéreux de magistrales parties de chasse et pêche. La machine à café assumait de plus en plus difficilement ses trente années de service en sifflant comme une locomotive. Un antique poste TSF trônait sur le comptoir, crachotant un essentiel de la variété française et des nouvelles locales, rendues inaudibles par la voix infatigable du père de Martin. Celui-ci, tout en servant des kirs au ras du bord, radotait comme à son habitude sur ses aventures passées. Enfant, ces longues heures caché dans un panier de champignons pour échapper aux loups de la forêt ; son séjour américain sans le sou, où il survécut en se nourrissant des écureuils de Central Park ; sa période grand banditisme, ponctuée de braquages de Jardiland qui lui donnèrent le goût de l'art topiaire. Des exploits de Tartarin qui distrayaient la clientèle. Sauf Martin, qui avait fini par s'en agacer. Il fallait l'admettre, son père n'était plus le héros de jadis, depuis qu'il attendait tranquillement la mort en taillant ses acacias. C'était donc à son tour de démontrer sa bravoure et devenir un homme. Pour donner le change, sans laisser paraître aucun indice quant à son dessein, Martin alla embrasser sa mère qui se démenait en cuisine pour préparer ses accras de silure à la ciboulette et son pâté de ragondin tourbé. Salua son père, trop occupé à conter la fois où 112


il avait combattu un énorme boa dans le port du village. Il quitta la maison familiale, non sans avoir une dernière fois vérifié sa besace : quelques provisions, des hameçons et des appâts, une boussole, un Parker 51 et un cahier pour y consigner ses péripéties, la critique du paralogisme de Descartes par Kant, trois slips. Il s'arrêta à la Poste pour y récupérer son colis : une dérive flambant neuf, la dernière pièce de son esquif. Il n'oublia pas son amourette d'école, qu'il laissera malheureuse, et s'en alla placarder quelques mots sur sa porte : « Sophie, je suis peut-être l'homme de ta vie, mais je suis avant tout celui de la mienne. Adieu ». Le plan était simple : faire glisser le radeau dans le marais, sinuer à travers les ruisseaux, voguer sur la rivière puis gagner la mer, direction la liberté. Martin s'exécuta, aussi discret que consciencieux : il dégagea le radeau des branchages qui le camouflaient, s'y embarqua et installa la dérive. Il largua enfin l'amarre qui le retenait à son ancienne vie, et un sourire conquérant s'afficha sur son visage. C'était une nature fastueuse qui s'offrait à lui, une immensité de beautés sauvages : libellules, aigrettes, cygnes, martinspêcheurs, loutres et pêcheurs à la ligne. Parmi toute cette faune aquatique, il n'était qu'un invité et devait désormais gagner sa place. Dans ses premiers 113


moments de navigation, le jeune matelot démontra une certaine aisance, et tint ferme la barre de son existence. Mais à hauteur du village voisin, si méticuleux fut-il, Martin se heurta aux difficultés inhérentes à ces basses terres humides et inhospitalières. Le radeau s'empêtra dans la vase alors qu'il pensait prendre un raccourci à travers le marais. Les jambes immergées, il s'affaira à libérer la dérive coincée dans la jussie. Pourquoi n'avait-il pas pris de bottes, se dit-il sans pour autant se décourager. Une fois, deux fois le radeau se retrouva à l'arrêt. Trois fois... c'en était trop pour le Tom Sawyer amateur. Sous l'eau, les ombres des poissons lui chatouillaient les orteils et l'inquiétaient. Un nuage le frôla, lui déposant un souffle froid sur les joues. Martin repartit, mais il peinait. La faim le guettait, son stock de biscuits s'épuisant à force de les distribuer aux cygnes pour se faire adopter. Tandis que l'orage s'abattait violemment, la dérive cassa, laissant le radeau au bon vouloir du courant. Un héron placide, un peu paresseux, juché sur une branche à l'affût d'un gardon imprudent, vit le radeau passer et sembla se gausser de sa mésaventure. Martin y perçut un signe du destin : c'était le héron protecteur du blason de son village. Mais au même moment, passant par-dessus 114


bord, vite emporté par la rivière, il se vit en martyr des eaux tortueuses. Un groupe de chasseurs en waders, guettant le tadorne au milieu des roseaux, se précipita heureusement à son secours. La maréchaussée les rejoignit rapidement, pour ramener le baroudeur à son port d'attache, son goûter, ses leçons de grammaire et une fessée bien méritée. A huit ans, on n'a pas vraiment les idées claires. Dans l'estafette, Martin prit pourtant une résolution ferme, irrévocable : qu'à cela ne tienne ! Il retournerait à l'école, et travaillerait dur pour devenir un jour ministre de l'Ecologie et des radeaux de la liberté.

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Le goût de la vie (revient plus vite qu’il n’y paraît) Mickaël Feugray Tabatha. Chère Tabatha. Je viens fleurir ta tombe, le cœur lourd, tu t'en doutes. Je craque, ma pie. Un mois sans toi. Je suis dans les limbes, sonné. Je ne vois plus la nécessité de continuer à vendre mes pomélos avec le triporteur. Ton triporteur. Ton poste de prédilection. Je rechigne au travail. Je n’ai pas tes mollets, j’ai mal aux guiboles et je fuis le monde. Désœuvré. Ravagé. Je me réfugie chez nous. En proie à la moindre petite misère. La morve facile. Les flots tenaces. Je m'enferme. Je n'ai plus goût à rien. Aux abonnés absents. On s'est construit ensemble. Tout me détruit sans toi. Je me sens sans ressort. Incapable de rebondir. Vide. Friable. Je suis un pangolin lâché dans une métropole bétonnée. J’erre. Éberlué. Hagard. Sonné. Je cherche des fourmis sur les trottoirs, des termites dans les métros. Sans succès. J’ai perdu ma boussole, depuis ta perte. Je m’en veux d’être si faible. Tu n’aurais pas aimé ça. Tu m’as choisi guilleret sous les nuages, réjoui sous la tempête, j’y croyais tout autant, et pourtant, ce ne

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devait être que façade. Auto-persuasion. Force est de constater que tu étais mon monde, ma sève, mon rayon de soleil, la vraie force entre nous deux, le tuteur qui me portait, me poussait à grandir. J’ai perdu mon équilibre. Je n’arrive plus à faire illusion. Je vends un pomélo par heure. Je vacille. Tout me pèse. Tout me fuit. Je flanche, mon hirondelle. Je flanche totalement. Je te cherche partout, en toute chose. Dans le triporteur. Dans le robot-mixeur. Tiens, hier soir, j'ai même allumé la télévision, c'est te dire où j'en suis rendu. Moi, le rebelle de la technologie. Le réfractaire à la télé-poubelle. L’opposant aux programmes imposés. Moi qui me suis tant moqué de tes petites habitudes. Elles me manquaient, hier soir, tes manies coupables. Et là encore, j’ai flanché. Ceci étant, tu n'aurais pas reconnu ton petit râlou, ma tourterelle ! Crois-moi. Je n’ai pas pesté une seule fois. Le son n’était ni trop fort, ni trop faible. Il t’aurait amusée de me savoir en quête de toi jusque dans ce poste, la zapette à la main. Tu dois bien te douter que je ne savais même pas quoi visionner, j’ai bien erré cinq minutes, hasardeux, c'est te dire mon désarroi. Comme en toute chose, je t'ai cherché, mon phare, mon ange, ma colombe aux

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mollets forts, programme après programme. Je fouillais ma mémoire, à la poursuite de tes joies, de ce qui avait pu aiguiser ton intérêt, attiser ton allégresse. Et puis, ta série m’est revenue, celle pour laquelle tu m’as tant bassiné, les péripéties mêlées, les enjeux multiples, les rebondissements, que je n’écoutais que d’une attention sourde, préférant mes livres d’ornithologie. Combien je m’en veux, aujourd’hui, d’avoir été distant sur ce sujet, pas assez impliqué, pour partager — ça aussi, entre autres choses — avec toi. Retrouvant ta piste, j’ai donc mis « Foin-foin dans la farine » sur la première chaîne, tout content d’en reconnaître l’intitulé attractif. C’est un bon titre, ça ne fait pas de doute ! Tu évoquais tant cette série, ma caille, que j'ai pu raccrocher les wagons sans mal, immédiatement embarqué dans le méli-mélo passionnel des personnages. Mine de rien, on perçoit des choses, même d’une oreille. Tu en parlais si bien, ma bergeronnette, je ne m’en aperçois qu’après coup, bien triste évidence. Encore un don chez toi, comme celui de la cuisson du rumsteck. Décidément, tu multipliais les qualités, cycliste émérite, éplucheuse d’agrumes hors pair, cuisinière avisée, téléspectatrice éclairée, tu n’étais que vertu et finesse, ma chouette. Tout t’était permis, possible et promis. Tu aurais pu 118


livrer l’Elysée en pomélos. Si la vie en avait décidé autrement… Eh bien, figure-toi que tu as loupé un sacré épisode ! Oh purée ! Toi qui as laissé Jean-Paul dans le pétrin, j'aime mieux te dire que depuis, le boulanger se débat, et avec brio, le gaillard ! Son installation aux ÉtatsUnis s’est bien passée, rassure-toi. Il a gardé ses rouflaquettes et son bouc à la d’Artagnan, ça structure vraiment le visage. Les affaires du français sont bonnes, la réputation déjà solide et il s’est fait plein d’amis à la fête des voisins de son quartier. C’est après, que tout s’est corsé. J’ose à peine t’en parler. Tu aurais été folle, ma cigogne ! Tout ce que tu aimes ! Figure-toi qu’en vingt minutes d’épisode, le boulanger se met à sortir avec la postière, tu sais la grosse blonde peroxydée ! Oh, pardon pour le dénigrement sexiste, j’essaie de lutter contre, te connaissant, tu aurais préféré un doux euphémisme comme rondelette ou callipyge, si tu préfères. En tout cas, on sent qu’elle ne s’échine pas sur un triporteur, celle-là, avec ses gambettes de lanceuse de poids. Eh bien, tiens-toi bien, dans cet épisode déroutant, la grosse postière callipyge se tape, coup sur coup, le père du même boulanger et son p'tit fils, donc, le fils du boulanger, alors que le mioche ne sait même pas

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encore façonner une baguette sur plaque pas trop cuite ! Et on dit les amerloques pudibonds ! Ah, tu ne l'avais pas vu venir celle-là, hein, ma fauvette ?! Toi qui la trouvais propre sur elle — la postière enflée de la saison 9 — pleine de valeurs et tout, mon cul ! Enfin, le sien surtout. Elle s'est enfilée les trois générations d'une même famille dans un seul épisode ! Ah, pour une coquine, c'est une coquine ! Faut croire que les dodues ont le vent en poupe chez les ricains ! Un grand moment de télé en tout cas. Dire que je te taquinais avec cette saga, y préférant toujours un documentaire sur le muscari d’Arménie ou l’eau ferrugineuse. J’admets que les scénaristes ont du génie. C’est haletant, enlevé et crédible. Non, vraiment, tu avais un goût certain, ma cisticole des joncs. Et alors là, rebondissement magistral, qui — tu vas rire, ma mouette — fait directement écho à nos vies — à la tienne, surtout, guifette de mes jours heureux —, le mariage de la fille du boulanger avec le fils de la postière pansue n'aura pas lieu ! Une saison à l’attendre pour rien. Pétard mouillé. La chute inattendue. Le coup d’épée dans l’eau. Les scénaristes avaient pourtant fait monter la sauce. On sentait l’apothéose. Et paf ! La tuile ! Tout a capoté au

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moment crucial, les invités sur le qui-vive, le traiteur en place et tout et tout. Un coup du sort terrible. Le marié — Karlson je crois, le congolais qui vend du bois de santal en import/export – a fini à l’hosto, le matin même de la célébration ! Après avoir passé tout l'épisode en réanimation dans une clinique dont le nom m’échappe, le type a fini par succomber à une intoxication alimentaire ! Une intoxication alimentaire, ma grue royale ! Tout comme toi ! Incroyable, non ? Le hasard de la vie, la probabilité. N’est-ce pas la fiction qui rattrape le réel ? Et alors là, tiens-toi bien, le parallèle avec ton chemin de vie est époustouflant ! Tu ne vas pas y croire ! Qu’est-ce que Karlson avait mangé pour se retrouver dans cet état ? Non, non, tu ne rêves pas, il faut le voir pour le croire, mais je te le donne en mille, ma chérie : du poisson avarié ! Comme toi mon cœur ! Dans la même optique, pour ne pas faire de gâchis. Oh, la jubilation quand j’ai vu ça ! Toi qui te sentais si proche de Karlson, en adéquation totale avec son personnage, sa vision du monde, tu dois être exaucée de l’avoir si bien cerné, non ? Y’a pas photo, vous étiez double, de A à Z, jumeaux de pensée, alter ego d’assiettes, fidèles jusque dans la fin, si l’on peut dire. Tant de similitudes, ça en devient beau à mourir — je trouve —, poétique à pleurer. D’ailleurs, j’ai reniflé 121


toute la soirée, et pas seulement à cause des crampes aux mollets. Bon, je ne cherche pas à tout enjoliver non plus, je ne vais pas maquiller la vérité. Je te le dis en toute franchise, mon amour : lui, par contre, c'était de la sole. Il n’y avait pas de saumon. Un filet de sole de six jours, la chaîne du froid rompue, classique. Et accompagné de haricots azuki, alors que tu mangeais des bonnottes de Noirmoutier. L’honneur s’arrête là. Mais tout de même, à croire que la série a tenu à te rendre hommage, ma gallinule poule-d'eau gallinula chloropus... Ce fut un bel épisode, tu aurais été à la fête. Et je vais te dire, ma mouette, vivement mardi prochain, que je te conte la suite. En plus, y’a le jeu télévisé « La cafetière tombe toujours en panne » juste avant. Je regarderai pour toi. Promis. J’y jouerai pour deux. Tabatha. Mon oiseau de paradis. Mon inséparable Tabatha. Trop tôt séparé.

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Remerciements

Nous remercions chaleureusement les nombreux participants de cette édition 2020 ! Les thèmes proposés vous ont permis de démontrer un réel talent et des styles d'écriture très divers. Le jury a pris un réel plaisir à lire vos nouvelles. Un grand merci également à tous les membres du jury : Paul-Augustin Deproost, Véronique Janzyk, Rosalie Quijano, Anne-Sophie Pauly, Calixte des Lauriers Jean-David de Saedeleer et Clémence Depreter ainsi qu'à l'organisatrice de ce concours littéraire, Teresa Trelles. Finalement, merci à la Résidence universitaire de Neussart qui organise ce concours depuis 3 ans déjà !

Clémence Depreter, pour les membres du jury

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Table des matières Prologue .................................................................... 4 Un voyage forcé … ................................................... 8 La sauterelle et le mérou ......................................... 14 Raire ........................................................................ 19 Faux tifs................................................................... 23 Comme une odeur de lilas....................................... 27 Perpétuité ................................................................ 34 Passé décomposé ..................................................... 36 Le bidon à lait ......................................................... 38 Les herbes folles ..................................................... 44 Le Grand Voyage .................................................... 50 Dans la prairie ......................................................... 56 Un enfant du monde ................................................ 60 Chronique d’une tasse à café .................................. 65 Le secret .................................................................. 70 Le chant des vagues ................................................ 75 La Jeune Fille et le Héros........................................ 85 La balade de Thor ................................................... 90 Le RER de 00h63 .................................................... 95 Le messager........................................................... 101 La lecture en partage ............................................. 106 Petite fugue aquatique ........................................... 111 Le goût de la vie (revient plus vite qu’il n’y paraît) ............................................................................... 116 Remerciements ...................................................... 134 124


Cette troisième édition du concours de nouvelles organisé par la Résidence universitaire Neussart aura accueilli cette année une totalité de 67 textes parmi lesquels 22 ont été retenus dans ce recueil. Les thèmes choisis - « la vie à travers les yeux d’un autre », « un voyage extraordinaire » ou « péripéties d’un cœur sur la main » - invitaient à aborder cette période exceptionnelle de confinement durant le printemps 2020 sous l’angle de la contemplation, de la conscience du temps qui passe et de ce qui nous échappe, dans toute la beauté fragile et éphémère de notre humanité. Aussi, la sélection et le classement des lauréats ont été assurés par un jury composé des membres suivants : − Monsieur Paul-Augustin Deproost, ancien doyen de la faculté de philosophie, arts et lettres, UCLouvain. Président du jury ; − Madame Véronique Janzyk, journaliste et romancière ; − Monsieur Jean-David de Saedeleer, professeur de français, agrégée en langues et littératures françaises et romanes ; − Madame Calixte des Lauriers, animatrice radio d'une émission littéraire, agrégée en langue et littérature française ; − Madame Anne-Sophie Pauly, professeur de français, agrégée en langues et littératures françaises et romanes ; − Madame Clémence Depreter, étudiante en Droit et passionnée de littérature ; − Madame Rosalie Quijano, responsable de la résidence Neussart. Si les textes des catégories « jeunes » et « adultes » publiés dans ce petit ouvrage ont été parfois retouchés pour d’éventuelles corrections orthographiques, ils apparaissent pour la plupart tels qu’ils ont été remis au jury. Soulignons que l’originalité dans le traitement du sujet ainsi que la sensibilité dont nos écrivains en herbe ont fait preuve cette année auront touché les membres du jury. Bravo à tous les concurrents pour leur remarquable et enthousiasmante participation. Excellente lecture !


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