L’intelligence des plantes en question
www.editions-hermann.fr Illustration de couverture : Sergey Nivens/123RF ISBN : 979 1 0370 0306 5 © 2020, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle, serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas strictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957.
L’intelligence des plantes en question
Sous la direction de
Marc-Williams Debono
Depuis 1876
Avertissement Cet ouvrage constituera un numéro hors-série de la revue PLASTIR présentée en annexe. Il s’est écrit en lien étroit avec le déroulement de la 8e édition de la biennale La Science de l’art qui produit cette année vingt-quatre œuvres issues du regard croisé entre artistes et scientifiques et un colloque à l’École Du Breuil à Paris.
Réalisation visuel : franckbcreation.com / Crédit photo : © Schuttersctock.
Un grand merci à Astrée Deshayes pour la traduction du texte de Michael Marder, Delphine pour la relecture attentive du manuscrit, Marie, Alain et toute l’équipe du Collectif pour la Culture en Essonne.
Prologue Marc-Williams Debono Il y a mille et une manières d’aborder le sujet de l’intelligence 1 des plantes si on le resitue dans le contexte d’aujourd’hui : une pure métaphore des prérogatives de l’intelligence animale, dont les représentants sont sortis depuis peu du statut d’objet selon nos critères humanisants ; une juste réhabilitation de la notion d’espèce, liée au fait que le vivant requiert une habilité essentiellement adaptative vis-à-vis du milieu qu’il habite ; et enfin une véritable émancipation eu égard aux découvertes et constats multipliés ces trente dernières années d’un modus vivendi proche de notre catégorie d’intelligence, à savoir une perception active et une intelligence articulée (non automate), capable de résoudre en permanence et en temps réel les problèmes qui se posent à elle. Selon le premier point de vue, qui peut aller de l’extrapolation à l’abus de langage (Les maux des mots que dénonce Jacques Tassin dans cet ouvrage), en frisant l’imposture selon certains auteurs lorsqu’on aborde la conscience des plantes 2, on anthropomorphise et on « neuronise » à outrance, en donnant aux plantes un statut qu’elles n’ont pas, autrement dit des capacités somme toute cognitives propres au règne animal et humain, alors qu’elles ne reflètent qu’une simple adaptation au milieu. Selon le second point de vue, on redonne au contraire toute sa place au monde végétal dont la sensibilité, l’altérité et les capacités de communication ou d’échange avec l’environnement et les autres espèces ont été injustement sous-estimées depuis des décennies, si ce n’est des siècles, après une période florissante dans la Grèce présocratique. Cette position est emblématique de la philosophie 1. Terme qui admet autour de soixante-dix définitions actuellement… 2. L. Taiz et al., « Plants neither possess nor require consciousness », Trends in Plant Science, vol. 24, issue 8, 2019, p. 677-687.
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occidentale avant sa scission intellectuelle avec la métaphysique (voir le chapitre de Michael Marder). L’histoire de la botanique, dont Darwin, Burdon-Sanderson ou Bose furent des auteurs majeurs 3, et des traditions liées aux plantes médicinales en Chine, et surtout aux pratiques chamaniques en Amazonie – Consommation d’Ayahuasca 4, Esprit de la forêt –, nous font également réaliser que cette interrogation sur le comportement intelligent des plantes n’est pas nouvelle, qu’il s’agisse de son historicité en botanique et en épistémologie ou de son expression scientifique, littéraire et philosophique. Elle ne fait que reposer aujourd’hui les mêmes questions de fond à l’heure des technosciences et de la « neurobiologie végétale 5 ». Cette discipline s’est de fait récemment immiscée en sciences de la vie, de façon jugée tantôt provocatrice mais féconde, tantôt abusive dans sa terminologie homologue, mais non dénuée d’une certaine logique 6, et en dernier lieu usurpatrice ou purement 3. C. Darwin, The power of movements in plants, London/New York, John Murray/D. Appleton, 1881. D’autres célèbres savants comme W. Pfeffer, J. Burdon-Sanderson et notamment J.C. Bose pour ce qui concerne ce qui était perçu au xixe siècle comme « le système nerveux des plantes », autrement dit des influx bioélectriques propagés le long des organes de la plante. Lire en particulier : J.C. Bose, Comparative electrophysiology, London/New York/Toronto, Longmans, Green & Co., 1901. 4. Plante psychoactive et hallucinogène classiquement utilisée dans les pratiques chamaniques et pour certains soins. 5. À lire de très nombreux articles scientifiques de ces auteurs. Par ex. : F. Baluška et S. Mancuso, « Plant neurobiology : from sensory biology, via plant communication, to social plant behavior », Cogn. Proces, 10 (Suppl. 1), 2009, p. 3-7 ; F. Baluška et S. Mancuso, « Root apex transition zone », Frontiers in Plant Science, 4, 354, 2013, p. 1-15 ; les livres de S. Mancuso et A. Viola, L’intelligence des plantes, Paris, Albin Michel, 2018 et d’A. Trevawas, Plant Behaviour and Intelligence, Oxford, Oxford Univ. Press, 2014. S’y ajoutent de très nombreux articles ou ouvrages tout aussi marquants d’auteurs comme Gagliano en sciences et Marder ou Calvo en philosophie. 6. Mécanismes de signalisation cellulaire très proches des cellules animales avec des spécificités, très nombreux capteurs sensibles, transmission de signaux électriques à longue distance, mémorisation, apprentissage, comportements complexes des arbres, des colonies ou des relations interespèces, aptitudes cognitives, présence d’hormones et d’analogues de neurotransmetteurs avec la découverte récente de trois
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métaphorique, nous détournant du vrai mode de vie – adaptatif au premier degré – des plantes. Parmi ses principaux leaders, Stefano Mancuso à l’université de Florence et Frantisek Baluška à l’université de Bonn ; l’initiateur de la tentative de définition de l’intelligence des plantes étant le professeur Anthony Trevawas de l’université d’Édimbourg en Écosse. Le tournant pris par cette école en 2009, suite à ce qu’on nomme couramment la controverse ou la lettre d’Alpi 7, s’est ainsi essentiellement orienté vers l’étude de la signalisation cellulaire, des perceptions et du comportement des plantes ou Plant Signaling and Behavior 8, l’intelligence en étant un, et du reste, identifié tel quel, ne devrait choquer personne car il relève de la plasticité du vivant 9. De fait, il faut admettre aujourd’hui que si la courbe de complexification des êtres vivants a tout au long de l’évolution construit des êtres de plus en plus sophistiqués et l’émergence du cerveau chez certains vertébrés, notre schéma zoocentrique ne représente pas forcément la seule forme d’intelligence ou d’accès évolué à l’expérience dans l’univers. Qui plus est, nos standards ou nos filtres de représentation de la réalité ne sont pas un gage absolu d’appréhension de la totalité du monde. Nombre d’études cognitives, anthropologiques ou épistémologiques montrent que les changements de paradigme de type kuhnien interviennent quand on s’y attend le moins, c’est-à-dire à l’aune de nos certitudes. Cela n’ôte rien gènes spécifiques du cerveau animal ou humain : les GLR (Glutamate ReceptorLike : M.M. Wudick, M.T. Portes, E. Michard, P. Rosas-Santiago, M.A. Lizzio, C.O. Nunes, C. Campos, D. Santa Cruz Damineli, J.C. Carvalho, P.T. Lima, O. Pantoja et J.A. Feijó, « Cornichon sorting and regulation of GLR channels underlie pollen tube Ca2+ homeostasis », Science, 360, 2018, p. 533-536). 7. A. Alpi et al., « Plant neurobiology : no brain, no gain ? », Trends Plant Sci., 12, 2007, p. 135-136. Controverse signée par une trentaine de chercheurs en 2007 en réaction à ce courant, à laquelle A. Trewavas a répondu dans ce même journal (vol. 12, issue 6, 2007, p. 231-233) en affirmant : « Plant neurobiology – All metaphors have value. » 8. La société savante et la revue du même nom ont donné lieu à nombre de publications marquantes. <https://plantbehavior.org/>. 9. M.-W. Debono, « Le concept de plasticité. Un nouveau paradigme épistémologique », DOGMA, 2007.
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à la hiérarchie des faits biologiques établis et au fait que sur la courbe évolutive, l’apparition de la conscience réfléchie chez le primate et l’homme est intrinsèquement liée au développement néocortical. Mais cela n’exclut pas pour autant la réalité d’universaux partagés par tous les vivants – l’intelligence de la nature – et des formes évolutives spécifiques à chaque règne. En effet, à chaque nouveau pas impliquant le comportement de simples parasites comme les cuscutes, de fruits et légumes « ordinaires » comme le pois ou la tomate, des vrilles des plantes grimpantes, des cimes ou des réseaux racinaires d’arbres millénaires, de la sexualité débridée des orchidées et de la mémoire somatomotrice de la sensitive (Mimosa pudica), on doute de moins en moins que l’on puisse s’adresser à un automate, un arc réflexe ou qu’il s’agisse systématiquement de simples comportements adaptatifs chez les plantes. À chaque nouvelle découverte ou remise en question des acquis de nos bases biologiques et taxonomiques ou de la pyramide ascendante minéral-végétal-animal-humain ou être inférieur-être supérieur constituant notre héritage occidental commun, un lever de bouclier s’opère, mais force est de constater qu’il est moins virulent ou en tout cas plus nuancé, moins franc, car les piliers sont quelque peu ébranlés, même si certains contre-arguments demeurent tout à fait valides. Si l’on part de ce constat, et de la simple observation du comportement intelligent de nombre d’organismes non neuraux tels les champignons, les céphalopodes ou l’étonnant Physarum polycephalum 10, les débats anthropomorphiques ou purement étymologiques – la névrose végétale – perdront du terrain pour se concentrer sur l’essentiel : l’évidence de multiples formes d’intelligence du vivant ne remettant nullement en question le statut pensant de l’homme. Plus intéressante est la prise de conscience collective, voire psychanalytique, à laquelle nous assistons aujourd’hui, sans doute liée à la fois aux menaces écologiques et aux effondrements potentiels de notre modèle socioéconomique, remettant en cause notre modus vivendi destructeur vis-à-vis des ressources planétaires, mais 10. Ou Blob, cellule unique géante multinucléée aux comportements intelligents étonnants.
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aussi répondant à une intuition plus profonde sur la part mythique, évolutionnaire et onirique considérable qu’ont les plantes dans notre inconscient, et plus généralement sur la fragilité de la vie. Mea culpa d’une frange de la population versus la suprématie humaine qui a comme conséquence, pour ce qui nous intéresse ici, un véritable élan transdisciplinaire pour tenter de comprendre ce monde sensible des végétaux que l’on côtoie sans cesse sans vraiment le connaître et qui a encore beaucoup à nous apprendre. Selon le dernier point de vue enfin, il faut prendre en considération la forme d’intelligence dont on parle et ses effets observables, à savoir une interactivité des systèmes de codes ou un ajustement sensible au milieu (Jacques Tassin) et une illustration au premier degré de la plasticité du vivant (voir le chapitre de Luciano Boi sur la morphogenèse et les formes végétales). Si cette dernière admet des strates, des gradations et des différences de nature pas si évidentes en fonction du niveau d’évolution des espèces 11, elle a pour constante un flux d’information intelligible en lien avec un écosystème et un milieu singulier (notion de plasticité mésologique 12) ainsi qu’une réactivité propre à l’atteinte d’objectifs complexes. Autrement dit, la définition même de ce que l’on peut définir comme un comportement intelligent, sans nécessité d’avoir recours à une intentionnalité ou une volonté consciente. Il s’agit selon cette perspective de se concentrer sur la résultante : l’existence indéniable d’une forme d’intelligence sensible et (in)corporée. Une intelligence ancrée dans 11. Marc-André Selosse décrit dans ce cadre que les frontières entre les règnes animaux et végétaux (aujourd’hui reclassés en tant que zoobionte et chlorobionte) ne sont pas si tranchées. À lire sur le sujet : « Les végétaux existent-ils encore ? », Pour la Science, 77, 2012, p. 8-13 et plus récemment sur la vie microbienne dans les deux règnes, Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, Arles, Actes Sud, 2019. 12. M.-W. Debono, « Flux d’information sensoriels et stratégies de communication “intelligentes” chez les plantes », in Marie Augendre, Jean-Pierre Llored et Yann Nussaume (dir.), La mésologie, un autre paradigme pour l’anthropocène ?, Paris, Hermann, coll. « Colloque de Cerisy », 2018, p. 311-324 ; M.-W. Debono et G.M. Souza, « Plants as electromic plastic interfaces : a mesological approach », Progress in Biophysics and Molecular Biology, 146, 2019, p. 123-133.
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un corps, un milieu et un monde, qui fait front, comme pour tout être vivant, et sans doute de façon beaucoup plus drastique et écosystémique chez les plantes 13, aux intelligences cérébrocentrées. Quel que soit le point de vue adopté, on ne peut nier aujourd’hui la légitimité de cette interrogation sur l’intelligence des plantes, confortée par l’antériorité (475 millions d’années) comme le mode d’évolution du monde végétal sans lequel nous n’existerions pas sur Terre. De même, les certitudes ou tabous scientifiques quant à la passivité, l’immobilité ou l’absence d’échange actif des plantes tombent les uns après les autres. Si leurs caractéristiques structurelles (ancrage au sol, sessilité, modularité, divisibilité) les contraignent, les plantes ont été à la source d’un mode de développement et d’une vie de relation radicalement différents, mais pas moins évolués que ceux des animaux, dont on commence à découvrir toute l’ampleur. Clairement aujourd’hui, le monde scientifique s’accorde sur le fait que des organismes sans cerveau (et/ou une forme d’intelligence centralisée) sont capables de percevoir, de mémoriser, de communiquer, voire de catégoriser et d’apprendre de façon associative 14. On ne peut pas non plus se cantonner à nos préjugés anthropocentriques et bien réaliser qu’un mode de vie différent nécessite un traitement de l’information différent. Cette lapalissade ne coule pas de source, puisque nombre d’auteurs persistent à creuser l’analogie structurale avec l’animal et l’humain au lieu de se concentrer sur leurs différences. Sans entrer dans les détails qu’une large littérature a abordés 15, il va de soi que sans système neurosensoriel élaboré, les plantes sont capables de percevoir, réagir, s’adapter et possèdent une riche « sensorialité » grâce à des équivalents non organiques de nos organes
13. Vu leur absence de système locomoteur. 14. M. Gagliano, V. Vyazovskiy, A.B. Borbely, M. Grimonprez et M. Depczynski, « Learning by Association in Plants Nature », Scientific Reports, vol. 6, 38427, 2016. 15. Lire les nombreux ouvrages de Francis Hallé tels : Plaidoyer pour l’arbre, Arles, Actes Sud, 2005 ; Aux origines des plantes, tome 1 et 2, Paris, Fayard, 2008 ; Éloge de la plante. Pour une nouvelle biologie, Paris, Points, 2014 ; et récemment La vie des arbres, Paris, Bayard Culture, 2019.
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des sens et d’autres sens que nous ne possédons pas 16. Elles utilisent également des variations de potentiel continues et des systèmes de transmission bioélectrique de l’information élaborés à courte et longue distance à travers les méristèmes, les symplasmes ou le long du phloème. Ces modes de transmission sont très diversifiés, allant de l’échelle cellulaire à l’organisme entier et constituent ce que nous appellerons l’électrome 17, en analogie au biome ou au génome. D’une importance cruciale pour la communication entre toutes les cellules du corps végétal, il pourrait remédier à une organisation neurale 18 ou centralisée, et dans certaines de ses expressions (variations extracellulaires spontanées), revêtir une importance cruciale pour expliquer la cohésion et la gestion des stimuli (veille, discrimination et réactivité) qui assaillent en permanence les plantes (voir le chapitre de Marc-Williams Debono sur le rôle de l’électrome). Il faut donc – exercice délicat – tenter de lire objectivement les signaux que l’on capte, c’est-à-dire ni surdimensionner la part intelligente, cognitive ou sentiente des plantes, eu égard au degré de complexité qu’il a fallu atteindre pour voir l’éclosion de la conscience animale et du néocortex humain, ni non plus l’amoindrir au prétexte que nous avons une fois pour toutes établi des échelles d’intelligence, qui plus est systémiques (nerveuses) et conscientes (avec une gradation). Autrement dit, un dogme ne prenant pas en compte la singularité du vivant. L’évolution n’est en effet pas purement asymptotique, comme l’ont montré les travaux fondateurs de Darwin 16. D. Chamovitz, La plante et ses sens, Paris, Buchet-Chastel, 2018. Par exemple, les plantes sont capables de percevoir certaines longueurs d’onde leur permettant d’orienter leurs feuilles pour maximiser l’orientation à la lumière en fonction du paysage et des plantes avoisinantes. Récemment des preuves de la réception et l’émission de sons ont été apportées. La proprioception (travaux de Moulia et al.) n’est pas non plus en reste : <https://www.techno-science.net/actualite/commentplantes-ressentent-elles-precisement-gravite-N17346.html>. 17. G.R.A. de Toledo, A.G. Parise, F.Z. Simmi, A.V.L. Costa, L.G.S. Senko, M.-W. Debono et G.M. Souza, « Plant electrome : the electrical dimension of plant life », Theor. Exp. Plant Physiol., 31, 2019, p. 21-46. 18. Et l’a probablement précédé : M.-W. Debono, « Dynamic protoneural networks in plants : A new approach of spontaneous extracellular potential variations », Plant Signal. Behav., 8, 6, 2013.
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(sélection naturelle), de Lamarck (que l’on peut considérer comme l’un des précurseurs de l’épigénétique) ou plus récemment de Gould (équilibre ponctué). D’autre part, l’intelligence de la nature 19 et la philosophie renaissante du végétal 20 ne cessent de challenger le concept d’intelligence dans son acception limitée à l’humain, et il est temps de reconnaître que les fonctions de coordination spatiotemporelles, sensorimotrices ou mémorielles ne sont pas le propre d’un règne, mais sujettes à des évolutions comme des formes d’intelligence polymorphes. Miguel Benasayag 21 nous le montre à un autre niveau, celui du « Mamottreto » ou du face-à-face entre l’artefact – ou l’intelligence artificielle (IA) – et l’organicité – ou l’intelligence du vivant (IV). Selon lui, le champ biologique relève d’invariants structuraux et d’une transduction permanente, ce qui s’applique à l’évidence autant au monde végétal qu’aux êtres humains, mais surtout définit un périmètre que l’auteur identifie comme une résistance à l’artefact et une interface nécessairement « conflictuelle ». Interface issue des « agrégats » physicochimiques qui nous composent tous et donnant naissance vers le haut à des « mixtes » ou productions symboliques et culturelles. Qui plus est, ce rapport entre IA et IV pose, pour une part, les mêmes questions que celui de l’intelligence de plantes, à savoir, celui de l’intentionnalité, de l’adaptation, des comportements émergents de solidarité ou d’empathie (ici des robots), de la finalité de l’organisme entier face à ses composantes moléculaires (« la double contrainte de l’organicité »), des supports d’information et finalement des singularités propres aux formes énactives qui en ressortent à l’image de l’autopoïèse, du biofeedback et du couplage structurel décrits par Maturana et Varela 22. 19. J. Narby, Intelligence dans la nature. En quête du savoir, Paris, Buchet/ Chastel, 2017 ; E. Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Paris, Zones Sensibles, 2017 [1re éd., University of California Press, 2013]. 20. Q. Hiernaux et B. Timmermans (éd.), Philosophie du végétal, Paris, Vrin, 2018. 21. M. Benasayag, La singularité du vivant, Paris, Le Pommier, 2017. 22. H. Maturana et F. Varela, Autopoeisis and cognition : the realization of the living. Boston studies in the philosophy of science, Boston, Reidel, 1980, t. XLII.
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Ce nouveau modèle organique pris dans le contexte de changement de paradigme post-kuhnien que l’on connaît aujourd’hui avec la dématérialisation et la digitalisation du monde requestionne, tout comme le débat sur l’intelligence des plantes initié par Anthony Trewavas et le courant de neurobiologie végétale 23, nos bases et nos acquis. Qu’est-ce qu’au fond l’intelligence, la sentience ou la conscience pour nous ? L’agentivité du vivant, quelle que soit sa forme, n’est-elle pas forcément liée à une signalétique, c’est-à-dire à un sens contraint par l’évolution des espèces quel que soit son degré, au lien ternaire « sujet/corps/milieu » ou au conatus spinozien, autrement dit à un processus d’individuation prenant en compte les spécificités comme les limites d’un être en relation avec son milieu 24 ? Peut-on envisager des universaux partagés par tous les êtres vivants et/ou d’autres formes d’intelligence 25 capables d’aboutir à la co-construction d’un monde possible (et intelligible) ? Des formes ne nécessitant pas un système nerveux, mais passant par d’autres canaux sensibles, un accès privilégié à l’expérience, une intelligence autre, située, corporelle, ou au contraire dispersée et colonisée, capable de soutenir des stratégies de communication collective à grande échelle chez les arbres (comme le Root ou le Wood Wide Web 26) et une biosémiotique 27 efficiente ? Science-fiction ou fiction détournée ? La question se pose et donne la mesure de l’audience considérable dont jouit le sujet aujourd’hui. Question qui dépasse de loin la quête scientifique ou purement écologique pour interroger autant les philosophes, les anthropologues, 23. A. Trewaras, op. cit. Quelles que soient les (ou grâce aux) controverses que cette école a engagées. 24. Être en relation : cela concerne sa singularité comme sa situation (terrestre, universelle, culturée, etc.). L’approche de plasticité mésologique est développée par l’auteur dans une publication récente : M.-W. Debono et G.M. Souza, op. cit. 25. Ou de sentience : le terme pourrait être plus adapté que celui d’intelligence sorti de son étymologie première. 26. Terme né des observations du Dr Suzanne Simard sur les relations planteschampignons et de ses échanges avec l’ingénieur forestier Peter Wohlleben, auteur du best-seller La vie secrète des arbres, trad. C. Tresca, Paris, Les Arènes, 2017. 27. K. Kalevi, « Semoitic ecology : different natures in the semiosphere », Sign Systems Studies, 26, 1998, p. 344-371.
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les urbanistes que les juristes et le citoyen lambda. Car en effet, il s’agit bien d’une préoccupation éco-terrestre commune liée à l’Anthropocène qui nous pousse à nous demander si plutôt que d’aller sur Mars, on ne devrait pas envisager la terre comme une planète à découvrir 28 ? Une planète initialement peuplée d’êtres qui nous ont donné naissance et pourraient nous sauver des catastrophes climatiques et socioéconomiques qui nous guettent. Plus pragmatiquement, il s’agit de prendre en compte les interactions étroites entre la biosphère, la géosphère et la sémiosphère pour caractériser le mode d’existence des vivants comme l’expérience de l’environnement et sa représentation (Zinna, 2017 29), autrement dit la mémoire de la vie 30. C’est le parti pris de cet ouvrage 31. Éviter toute psychose végétale ! Ne pas s’attarder outre mesure sur les controverses et points névralgiques liés au focus de l’intelligence des plantes tout en prenant en compte les découvertes scientifiques contemporaines majeures autour de ce courant de pensée comportementaliste des plantes, et leurs versants traditionnels profonds, tels l’ethnobotanique, l’anthropologie de la nature, la biosémiotique, la philosophie, la médecine, l’art et le savoir indigène (l’esprit des plantes). Ne pas opérer de symbiose à tout va : entre intelligence et conscience ou entre coopération et compétition, ce qui jette le trouble et empêche de se poser les bonnes questions, notamment quant aux nouveaux champs d’expérience liés à l’épigénétique, aux modalités cognitives du vivant ou à la prise en compte de l’écoumène 32 et des écosystèmes 28. Sujet de l’initiative art-science Exoplanète Terre : <www.exoplanete-terre.fr>. 29. A. Zinna, « Introduction », in Alessandro Zinna et Ivan Darrault-Harris (dir.), Les visages de Gaïa, actes du colloque Albi Médiations Sémiotiques « Formes de vie et modes d’existence “durables” », Albi, CAMS/O, 2017. L’auteur met ici face à face Gaïa et Médée pour décrire les différents environnements anthropiques et leur possible évolution, modes artificiels et hybrides compris. 30. E. Morin et P. Curmi, La mémoire de la vie. La vie, ses origines, son futur, ouvrage coordonné par M.-W. Debono, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2017. 31. M.-W. Debono, « Les plis de la mémoire », hors-série de la revue PLASTIR : <http://www.plasticites-sciences-arts.org/plastir/>. 32. A. Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2016.
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interactifs 33. Et ce n’est qu’en adoptant ce point de vue transdisciplinaire associant sciences fondamentales et sciences humaines que nous pensons pouvoir y parvenir. Ainsi : • Luciano Boi nous propose dans ce livre de visiter autant les formes et la complexité du monde végétal que son intériorité, à la fois sur le plan méthodologique de la connaissance du vivant et sur celui d’une philosophie naturelle prônant un retour à une botanique prenant en compte la phénoménologie centrale de la plante au sein du milieu naturel comme urbain. • Jacques Tassin se propose quant à lui de traduire l’émergence de l’intelligence végétale, de s’interroger sur sa nature et sa nécessité, son ajustement sensible au milieu ainsi que son altérité, tandis que Quentin Hiernaux souhaite définir ses prérogatives en termes de plasticité adaptative ou comportementale au regard de la tradition philosophique et botanique. • Vivre les métamorphoses d’Ovide et les mythes présocratiques qui y sont attachés au travers de l’expérience des dieux et des mortels : tel est le voyage symbolique et poétique autour des nymphes, des corps des arbres et des capacités expressives de l’être-plante que nous propose ici Claudia Zatta au travers de l’avertissement de Dryope ! • Approcher la pensée-plante en tant « qu’entre-deux de croissance », pensée environnementale opposée à l’intelligence végétale perçue comme une marchandise autoreproductrice et à toute métaphysique « capitaliste » est le credo du philosophe Michael Marder, pour qui, si « l’intelligence est essentielle, penser ne l’est pas ».
33. Les plantes, plus que tout autre être vivant, sont co-constituantes du milieu qu’elles habitent. Cette notion appliquée à l’humain définit l’écoumène selon le géographe Augustin Berque. Autrement dit, aucun être, aussi mobile soit-il ne peut s’abstraire de son milieu propre, et l’intelligence des plantes résident possiblement dans cette co-constitution d’origine mésologique.
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• Assister à la naissance du « moi » des plantes, leur métaphysique intrinsèque, n’est à l’autre bout, rien moins que le programme qu’Emanuele Coccia nous propose dans cet ouvrage. « Moi » en tant que réflexivité dans toutes les parties d’une plante à la logique anti-organique. « Moi » multiple et décérébré. Être-« Moi » de celui ou celle qui a la prérogative d’être né, de se métamorphoser mais d’être prisonnier d’un corps, d’une histoire, d’un lieu, d’un égo, d’une conscience, d’un univers. • Sortir du schéma par trop biologisant de « la plante neuronale » pour examiner, notamment via « l’électrome » ou la dimension électrique de la vie de la plante, la plasticité du corps végétal en tant qu’intelligence ancrée ou « corps au monde » : telle est la position défendue ici par Marc-Williams Debono. Enfin, cet ouvrage souhaite donner une large place à la dimension sensible du vivant au travers du regard aigu des artistes sur la pensée végétale 34. Et nous verrons que leurs réponses sont loin de n’être qu’esthétiques, mais concernent de plein fouet le rapport nature-culture : • Analyser les espaces germinatifs et leur écologie au travers de différentes créations immersives pour Anaïs Lelièvre. • S’ouvrir par le bio-art et l’éco-art à la mémoire vivante que constituent les arbres (anti-monumentalisme) pour Olga Kisseleva. • Relever à quel point les végétaux nous sont indispensables face au « Capitalocène » et à la destruction massive des écosystèmes pour Yann Toma. Tous reconnaissent dans leur approche artistique une forme singulière d’intelligence du vivant et une altérité propre au monde des plantes. Altérité qu’il faut à tout prix préserver car c’est de notre devenir sur Terre qu’il s’agit. Altérité qui ne cesse de nous questionner à la fois sur notre être au monde et sur les racines de l’humanité. 34. Largement impliqués avec certains scientifiques dans la biennale La Science de l’art précisément consacrée cette année au sujet de l’intelligence des plantes (voir « Avertissement » en début d’ouvrage).
PARTIE 1
ÉCOPHYSIOLOGIE DES PLANTES
I Intelligence végétale : les maux des mots Jacques Tassin Tout changement de terminologie traduit et entretient un changement de regard. Il y a encore peu d’années, à l’égard du domaine végétal, nul ne parlait d’intelligence, de mémoire, d’intention, de solidarité, de conscience, etc. Nul ne se risquait à une telle transposition de ce que nous, êtres humains, éprouvons de nous-mêmes. Mais tel n’est plus le cas aujourd’hui, jusque dans le cénacle de la science, où l’on s’est risqué, à la suite du biologiste Anthony Trewavas (2002), à évoquer une intelligence des plantes. Mais qu’en est-il vraiment de cette intelligence végétale ? Tout d’abord, que traduisent – ou paraissent traduire – cette nouvelle représentation de la plante et ce nouvel intérêt de notre part ? Que peut révéler l’émergence de ce terme dans l’évolution de la pensée occidentale contemporaine ? Sur un plan biologique, en quoi ce terme d’intelligence convient-il ou disconvient-il aux processus végétaux d’appréhension de leur milieu ? Enfin, ce vocable ne gagnerait-il pas à être remplacé par d’autres, mieux ajustés aux changements en cours de notre représentation du vivant, de même qu’à nos connaissances sur le végétal ? Intelligence végétale et reconnaissance de l’altérité Évoquer une intelligence végétale n’est pas anodin. Derrière les mots utilisés pour étoffer ce changement de regard peuvent se cacher des maux dont nous aimerions pourtant nous prémunir.
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Intrusions anthropomorphiques Certes, l’anthropomorphisme est un procédé utile à la progression de la connaissance : Aristote recommandait de partir de ce que l’on connaît pour découvrir l’inconnu. Il n’en reste pas moins qu’il tient d’une projection de soi vers l’autre, que l’on contemple alors comme on se contemple dans un miroir. Cette démarche projective donne lieu à une déformation d’une réalité dès lors humanisée. Outre le problème épistémique qu’elle sous-tend, elle ouvre la porte au « raisonnement » par analogie. Prétendre que les plantes jouent, comme l’avance le botaniste Stefano Mancuso dans une conférence filmée en observant des plantules tournoyer sur elles-mêmes 1, 1. <https://www.youtube.com/watch?v=FzMePsZ0YOU>. Les travaux conduits à l’INRA de Clermont-Ferrand (Moulia et Fournier, 2009 ; Bastien et al., 2013)
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ou affirmer que les arbres manifestent des liens d’amitié, comme l’affirme le forestier Peter Wohlleben dans un documentaire selon une approche très inédite du végétal 2, voilà qui éveille une réserve légitime de la part d’une communauté scientifique qui sait, au premier coup d’œil, reconnaître ces abus de raisonnement par analogie. La tentation du sophisme La reconnaissance d’une intelligence végétale procède parfois de sophismes. L’un d’entre eux est de considérer qu’un être vivant n’ayant pas nécessairement besoin d’un cerveau ou de cellules nerveuses pour être intelligent, nous devons donc envisager que le végétal ne disposant pas de tels dispositifs a lieu d’être intelligent : « Since plants don’t have brains, can they not think 3 ? », plaide ainsi Stefano Mancuso dans son ouvrage Brillant Green (2015). D’une autre manière, en accusant l’homme de « chauvinisme cérébral », Trewavas (2014) renforce insidieusement notre inclination à envisager la plante comme également intelligente. De même, en pointant les zones de recouvrement identifiées entre le végétal et l’animal (processus reproductifs, propriétés immunitaires, mécanismes biochimiques inhérents aux cycles circadiens, présence de molécules présentes à la fois dans les neurones animaux et les cellules végétales 4, interactions
ont en revanche montré que le comportement de plantules tournoyant aux premiers jours de leur croissance tient de processus proprioceptifs inhérents à tout être vivant. 2. <https://www.youtube.com/watch?v=9ZPsEefUxzY>. Les liens trophiques souterrains manifestés chez les arbres par le truchement des mycorhizes, connus depuis une trentaine d’années, procèdent d’un fonctionnement symbiotique en chaîne dont il paraît hardi d’y entrevoir la manifestation d’une amitié, comme cela devrait donc également être le cas entre un arbre et l’oiseau qui disperse son fruit, la bactérie qui fixe l’azote atmosphérique dont il a besoin, ou le champignon qui lui permet d’accéder à des éléments minéraux peu disponibles. 3. « Si les plantes n’ont pas de cerveau, ne peuvent-elles penser ? » (Traduction de l’auteur.) 4. Le glutamate ou les synaptotagmines sont fréquemment cités en exemple par la neurobiologie des plantes pour assimiler le fonctionnement cellulaire végétal similaire au fonctionnement neurologique animal. De même, l’auxine est elle-même alors assimilée comme un neurotransmetteur végétal.
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intercellulaires, etc.), on facilite de nouveaux rapprochements (Baluška et al., 2006), même hypothétiques. C’est à la faveur d’inclinations humaines que la neurobiologie végétale a rencontré les conditions de son émergence. Il n’y avait qu’à suivre la voie, quitte à mésuser de la rhétorique. Lorsque, dans l’intention de mettre en avant les terminaisons racinaires comme étant « le pôle antérieur de la plante » (Baluška et al., 2006), sont évoquées les plantes parasites comme l’expression d’une primauté des racines sur la tige, le parti pris est manifeste. L’on peut en effet tout aussi bien considérer les racines comme secondaires, en tant que simples supports de symbioses mycorhiziennes (Selosse, 2017). Ce que traduit l’émergence de l’intelligence végétale Les scientifiques n’échappent pas aux changements sociétaux. L’apparition du terme d’intelligence dans les discours ne tient guère de la génération spontanée. Il n’est donc pas inutile de rechercher, dans nos référentiels culturels, ce qui a conduit à l’émergence d’une intelligence végétale. Le goût du secret Dans la culture populaire, cette inclination de notre pensée pour une humanisation de la plante n’est pas nouvelle. La mythologie grecque dont nous sommes héritiers évoque une similarité entre hommes et plantes. Harcelée par Apollon, Daphné se réfugie dans un arbre creux (un laurier, dit-on) et s’y ajuste si bien que les deux s’hybrident en une même créature. Les poètes de la Pléiade ont remis en avant cette proximité mythologique, des nymphes frémissant sous l’écorce des chênes 5. Les romantiques ont emboîté le pas : « Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme », n’hésite pas 5. C’est ce qu’indique notamment le célèbre poème de Ronsard, intitulé « Contre les bûcherons de la forêt de Gastine », tiré de ses Élégies (extrait) : « Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras ; Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ; Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoûte à force Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ? »
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à déclamer Hugo. Entrevoir une proximité d’âme entre les arbres et les êtres humains, c’est aussi ménager une proximité d’intelligence. Les années 1970 et le New Age ont forcé le trait : La vie secrète des plantes, best-seller publié en 1973 6, dont La vie secrète des arbres de P. Wohlleben est une résurgence, prête aux plantes des dispositions mentales subtiles. À l’intelligence sont associées la télépathie et la détection de mensonges, sous l’égide d’une pseudoscience séduisante. L’acceptation récente, par nos sociétés, du chamanisme, a en outre réveillé en nous une perception sensible longtemps mise en sommeil. Elle a certainement contribué au décloisonnement de la plante d’avec le reste du vivant, y compris les humains. Voilà qui invite, à nouveau, à reconnaître une intelligence dans le végétal auquel le chaman mêle son esprit. Il semblerait même aujourd’hui que la plante recèle des secrets qu’elle nous tait, preuve s’il en est qu’elle dispose, à tout le moins, d’un esprit pour opérer une telle dissimulation. L’association récurrente entre les plantes et les secrets (Marder, 2013), comme en témoignent à nouveau les titres d’ouvrages à très grand succès précédemment mentionnés, ne peut que favoriser l’idée d’une intelligence végétale. Plus jamais seuls La posture consistant à scruter au sein des autres êtres vivants ce qui pourrait nous ressembler nous est constitutive. Et projeter ce que nous savons sur ce que nous ignorons nous est naturel. Dans son essai Le règne végétal, le romancier Pierre Gascar (1981) évoquait cette angoisse que nous partageons tous d’être trop seuls dans l’univers et de traquer dans le végétal un peu de ce destin commun qui nous fait défaut. Nous sommes en quête de ressemblances. Les travaux conduits sur l’intelligence, l’empathie ou la conscience chez l’animal ne sont certainement pas étrangers à notre reconsidération de la plante en faveur d’une intelligence végétale. Les travaux de l’éthologue Franz De Waal 7, connu du grand public par ses livres, invitent à appliquer au monde 6. B. Tomkins et C. Birds, La vie secrète des plantes, Paris, Robert Laffont, 1973. 7. Primatologue et éthologue néerlandais ayant notamment développé le concept d’empathie au sein du règne animal, et attestant de la démonstration scientifique
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végétal les changements de paradigmes consentis à l’égard des animaux. Lorsqu’une barrière est levée au sein d’un règne, il est tentant de la maintenir en l’état s’agissant d’un autre règne. La reconnaissance d’une intelligence animale n’en reste pas moins débattue, par-delà toute position de principe d’un côté ou de l’autre… Plantes étrangères, voire migrantes Il apparaît légitime de s’interroger également sur les ressorts sociaux prévalant à l’émergence d’un changement de statut aussi radical chez la plante dont, à force de nous ressembler, la part d’altérité, comme la part d’inconnu, sont déconsidérées. Ne s’intéresser dans la plante – et donc dans l’altérité qu’elle symbolise – qu’à ce en quoi elle pourrait nous ressembler n’est peut-être pas si anodin. La prégnance de la question des migrations humaines dans notre imaginaire contemporain est-elle étrangère à cette négation de l’altérité transposée chez les plantes ? Cette hypothèse mériterait d’être considérée. La mise en parallèle de la plante avec les sociétés humaines est en effet trop fréquente pour ne pas être examinée. L’auteur de La vie secrète des arbres n’hésite pas à affirmer que si les plantes pouvaient voter, elles le feraient en faveur du parti communiste 8, c’est-à-dire un parti précisément peu disposé aux différences. La thématique des plantes invasives, en outre, fourmille de convergences entre le regard que nous leur réservons et l’organisation de nos sociétés, toujours mouvantes et soumises à des flux populationnels (Tassin, 2014). La manière dont nous envisageons la plante n’est pas sans rapport avec la manière dont nous considérons notre prochain… Ce contexte historique et social de l’émergence d’une intelligence végétale étant posé, observons maintenant ce que recouvre cette appellation dans le domaine de la biologie, de l’écologie, voire de la psychologie.
(cependant débattue, tant le terme utilisé est polysémique) de la manifestation d’une conscience chez certaines espèces animales. 8. Voir le film L’intelligence des arbres réalisé par Julia Dorel et produit par Jupiter-Films.
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L’appréhension de son milieu par la plante procède-t-elle de l’intelligence ? La reconnaissance d’une intelligence végétale laisse d’abord supposer que la réussite évolutive de la plante, formidablement ajustée au monde, lui est due, comme elle semble l’être pour notre espèce. Or, dans le langage commun, l’intelligence renvoie à l’intériorisation de liens entre objets, processus ou événements éloignés dans l’espace ou le temps. Recourir à l’intelligence, c’est entre-lier (du latin inter-ligere) ces éléments distants par le jeu d’une conjugaison de l’abstraction et de la mémoire, en posant l’hypothèse d’une relation inapparente. L’intelligence procède du discernement, d’une prise de recul avec l’immédiateté spatiale ou temporelle. Elle participe d’une capacité à s’extirper de l’ici et du maintenant pour, en demeurant à distance des réalités tangibles, opérer des choix. Or, aucune donnée expérimentale n’étaye l’hypothèse d’un tel cheminement intérieur chez la plante. La tentation est grande de contourner cette réalité en tordant les termes et en assimilant désormais l’intelligence à : la capacité créative de l’évolution végétale, la communication entre plantes, la mémorisation et l’anticipation végétales, et surtout, l’ajustement sensible du végétal à son milieu. Évolution créative ou intelligente ? La confusion entre intelligence végétale et adaptation évolutive, cette dernière étant, il est vrai, susceptible de générer des mécanismes subtils assimilables à une forme d’intelligence, est commune. Les tenants de la neurobiologie végétale ne manquent pas d’y faire appel, en évoquant par exemple la manière dont les plantes peuvent, par le jeu de l’émission de substances volatiles spécifiques, attirer des insectes prédateurs de leurs propres ravageurs (Baluška et al., 2006). Il n’est pas nécessaire de s’étendre pour pointer l’artifice rhétorique qui intervient ici, confondant abusivement deux notions très différentes, et qui ne saurait tenir qu’à la condition d’évoquer un dessein précisément intelligent.
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Une communication intelligente ? La communication entrevue chez les plantes alimente à son tour l’hypothèse d’une intelligence végétale. Pourtant, cette même communication suscite deux réserves essentielles. D’une part, elle entretient une ambiguïté entre la communication passive, opérant de la même manière selon laquelle deux chambres communiquent dans un même édifice, et la communication active, qui procède d’une intentionnalité (Tassin, 2016). D’autre part, il reste à savoir si, lorsqu’une feuille malmenée par un herbivore émet des messages chimiques volatiles informant une plante voisine de la menace en cours 9, il ne s’agirait pas plutôt d’une fuite d’information. Il est en effet beaucoup plus vraisemblable que, plutôt que le signe d’un bien hypothétique altruisme, ce processus permette d’informer un niveau d’intégration supérieur que représente la branche ou l’arbre tout entier, en tant que métapopulation de feuilles (White, 1979). La plante voisine n’est alors informée que parce qu’elle est apte à se saisir d’un message qui ne lui est pas destiné. Nous nous heurtons ici au caractère désindividué de la plante, que le poète Goethe a le premier envisagé comme une fédération de bourgeons. À la recherche de la mémoire végétale La mémorisation végétale s’impose naturellement comme l’une des meilleures démonstrations de l’existence d’une intelligence végétale. Évacuons tout de suite la question de la mémoire évolutive ou héréditaire (Karban, 2008), qui procède de la métaphore ou de la confusion et échappe à la notion commune de mémoire. Le propre de la mémoire est en effet de recourir à une expérience passée pour ajuster une réponse à un stimulus relevant du présent. Certaines expérimentations, peu nombreuses, paraissent attester cette mémoire chez la sensitive (Mimosa pudica) (Gagliano et al., 2014) ou le sornet (Bidens pilosa) (Desbiez et al., 1984).
9. Plante qui réagit, si elle relève de la même espèce, en produisant des substances répulsives pour les prédateurs, notamment des enzymes ou des polyphénols bloquant la digestion.
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Cependant, quoi qu’en disent leurs auteurs, ces expérimentations ne permettent pas de distinguer ce qui relèverait d’une véritable mémoire et ce qui tient plus simplement à un cumul de traces physiologiques laissées par des événements passés. La confusion n’est pas récente puisque Lloyd (1980) considérait déjà que la floraison tenait d’un réajustement physiologique permanent induit par le cumul de signaux lumineux ou, pour le dire autrement, d’un processus mémoriel. S’agissant de l’anticipation parfois prêtée aux plantes, il ne s’agit enfin que de l’observation de corrélations entre des signaux annonciateurs de nouvelles conditions environnementales et les réponses induites dans la croissance ou le développement de la plante (Karban, 2008). Il ne s’agit donc pas d’anticipation à proprement parler. Par-delà l’intelligence : l’ajustement sensible au milieu L’ajustement sensible de la plante à son milieu – un milieu qui, s’agissant d’une plante tirant parti de la lumière pour s’auto-élaborer, s’élargit au monde 10 – semblerait à son tour traduire une intelligence végétale. Cette induction interpelle dans la mesure où elle consiste très précisément à évacuer, voire renier, la part du sensible dans la capacité d’être au monde. La plante serait cartésienne, vouée à la seule raison. Si l’on contourne cette difficulté en ajoutant alors que l’intelligence végétale peut se définir comme la capacité d’ajustement à l’environnement et à ses changements, alors faut-il admettre que cela tient du tour de passe-passe sémantique. Autant conserver le terme reconnu de sensibilité végétale ou, à tout le moins, l’envisager en amont des notions extrêmement controversées de cognition, d’intelligence, voire de conscience végétale (Debono et Souza, 2019). Il n’est pas de notre propos, dans un texte aussi court, de dresser une liste des formes d’ajustement sensible au monde que manifeste la plante. Les tropismes qui sous-tendent sa croissance tiennent tous de réponses à des stimuli procédant de processus sensibles modélisés selon des chaînes de réactions biochimiques, mécaniques ou électriques. L’ajustement immédiat de la gestuelle végétale aux 10. À tel point que dans son ouvrage Plant Thinking, a philosophy of vegetal life (2013), le philosophe Michael Marder dit de la plante qu’elle est cosmo-centrée.
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modifications de l’environnement relève d’un ajustement que la plante doit à sa capacité de présence et d’intégration sensible à son milieu, non pas à une disposition à s’y soustraire, telle que procéderait l’intelligence (Tassin, 2016). Nous pourrions en dire autant de l’aptitude des arbres à collaborer avec les autres formes vivantes, animaux vertébrés, insectes, champignons et bactéries (Tassin, 2018). La plante fait bien mieux qu’être intelligente. Conclusion Au regard de ce bref panorama de ce que révèle la question même de l’intelligence végétale, il apparaît que nos changements de regards sur la plante résultent d’abord de changements dans notre représentation du monde, voire dans celle de nos propres sociétés. Notre pensée contemporaine occidentale est angoissée, incertaine, et pleine d’interrogations à l’égard de l’autre. Elle nous invite à fantasmer le monde, devenu si lourd et si désenchanté. Mais pour ré-infléchir ce monde à notre convenance, faut-il aussi ré-infléchir la plante ? Faut-il s’entêter dans une posture conduisant à n’envisager d’intéressant dans l’autre que ce qui pourrait nous ressembler, et à poser l’intelligence comme un attribut indispensable ? N’est-ce pas préférable de reconnaître que, comme nous l’enseigne la plante, la présence et l’ajustement au monde, l’épanouissement et la porosité de l’être, l’aptitude à composer avec l’au-delà de soi, procèdent d’un monde sensible que nous ne cessons de renier ? Bibliographie Baluška F., Volkmann D., Hlavacka A., Mancuso S. et Barlow P.W. (2006), « Neurobiological view of plants and their body plan », in Communication in plants, Berlin, Springer, p. 19-35. Bastien R., Bohr T., Moulia B. et Douady S. (2013), « Unifying model of shoot gravitropism reveals proprioception as a central feature of posture control in plants », Proceedings of the National Academy of Sciences, 110(2), p. 755-760.
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Debono M.-W. et Souza G.M. (2019), « Plants as electromic plastic interfaces : a mesological approach », Progress in Biophysics and Molecular Biology, <https://doi.org/10.1016/j.pbiomolbio.2019.02.007>. Desbiez M.O., Kergosien Y., Champagnat P. et Thellier M. (1984), « Memorization and delayed expression of regulatory messages in plants », Planta, 160(5), p. 392-399. Gagliano M., Renton M., Depczynski M. et Mancuso S. (2014), « Experience teaches plants to learn faster and forget slower in environments where it matters », Oecologia, 175(1), p. 63-72. Gascar P. (1981), Le règne végétal, Paris, Gallimard. Karban R. (2008), « Plant behavior and communication », Ecology Letters, 11, p. 727-739. Lloyd D.G. (1980), « Sexual strategies in plants. I. An hypothesis of serial adjustment of maternal investment during one reproductive session », New Phytologist, 86, p. 69-79. Mancuso S. et Viola A. (2015), Brilliant green : the surprising history and science of plant intelligence, Washington, Island Press, 2015, p. 126. Marder M. (2013), Plant-thinking, a philosophy of vegetal life, New York, Columbia University Press. Moulia B. et Fournier M. (2009), « The power and control of gravitropic movements in plants : a biomechanical and systems biology view », Journal of Experimental Botany, 60(2), p. 461-486. Selosse M.A. (2017), Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, Arles, Actes Sud. Tassin J. (2014), La grande invasion : qui a peur des espèces invasives ?, Paris, Odile Jacob. — (2016), À quoi pensent les plantes ?, Paris, Odile Jacob. — (2018), Penser comme un arbre, Paris, Odile Jacob. Trewavas A. (2002), « Plant intelligence : Mindless mastery », Nature, 415(6874), p. 841. — (2014), Plant behaviour and intelligence, Oxford, Oxford University Press. White J. (1979), « The plant as a metapopulation », Annual Review of Ecological Systems, 10, p. 109-145.
II Imagination de la nature et complexité des formes végétales Luciano Boi Rien n’est plus singulier que les ravissements, les extases que j’éprouvais à chaque observation que je faisais sur la structure et l’organisation végétale, et sur le jeu des parties sexuelles dans la fructification, dont le système était alors tout à fait nouveau pour moi. J.-J. Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, « Cinquième promenade », 1777. Une plante est un chant dont le rythme déploie une forme certaine, et dans l’espace expose un mystère du temps. P. Valéry, Dialogue de l’arbre, 1943. L’un des moments les plus merveilleux, c’est lorsqu’on se trouve en face du processus d’individuation de la forme, plus exactement de celle qui ordonne la matière en la transformant, l’élève en la façonnant, en engendrant ainsi en même temps vérité, art et poésie, et un entrelacs de forces externes et de mouvements internes, quelque chose de stupéfiant qui nous restitue une image intime de la génération des choses. L. A., auteur anonyme contemporain, c. 2011.
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Science, philosophie de la nature et connaissance du vivant Nous soutiendrons ici que la science actuelle a besoin d’une nouvelle philosophie de la nature. En particulier, elle en a besoin pour dépasser certaines de ses limites. Essayons d’abord d’indiquer ce qu’il faut entendre par « nouvelle philosophie de la nature », puis d’en dessiner les limites. La science ne peut à elle seule donner lieu à des développements théoriques féconds sans l’apport d’une réflexion philosophique fondamentale sur l’origine, la signification et la portée des concepts qu’elle utilise afin de construire ces représentations abstraites qui paraissent les plus aptes à interpréter et à expliquer les phénomènes réels. C’est là une condition nécessaire, encore que non suffisante, qui permet une libre circulation constante entre les concepts scientifiques et les idées philosophiques, pour que des découvertes expérimentales importantes s’en suivent. Ce rapprochement conceptuel entre la science et la philosophie paraît d’autant plus nécessaire à une époque où les sciences fondamentales connaissent une double tendance très forte qui semble conduire à une stagnation grave de la pensée théorique et, plus généralement, de la connaissance. D’une part, elles s’hyperspécialisent de plus en plus dans les méthodes et les techniques employées, en perdant ainsi de façon irrémédiable une vue d’ensemble des phénomènes et des problèmes, de leurs relations et liaisons profondes. À ce propos, Paul Valéry, dans un très beau texte 1, avait déjà attiré notre attention sur le fait qu’un même phénomène naturel ne peut résulter que du concours de plusieurs éléments et matériaux à la fois. Il nous dit que très probablement lors de la croissance du mollusque et de sa coquille, selon le thème inéluctable de l’hélice spiralée […] se composent indistinctement et indivisiblement tous les constituants que la forme non moins inéluctable de l’acte humain nous a appris à considérer et à définir distinctement : les forces, le temps, la matière,
1. Il s’agit de « L’Homme et la coquille » (Valéry, 1974, t. I).
Imagination de la nature et complexité des formes végétales 35 les liaisons, et les différents « ordres de grandeur » entre lesquels nos sens nous imposent de distinguer.
Et il continue : […] la vie passe et repasse de la molécule à la micelle, et de celles-ci aux masses sensibles, sans avoir égard aux compartiments de nos sciences, c’est-à-dire de nos moyens d’action.
C’est un véritable plaidoyer de l’interdisciplinarité théorique et empirique des connaissances qui se dégage de ce texte, et une critique passionnée de la compartimentation de nos sciences, mais aussi une mise en garde du risque qu’il y a à réduire la science à son efficacité pratique et applicabilité technologique. Valéry nous invite aussi à réfléchir sur un autre point important, qui est celui du pouvoir effectif des connexions entre espace, temps et matière dans la formation des êtres vivants. Nous reviendrons plus loin sur cette question. De son côté, l’éminent mathématicien et philosophe René Thom a insisté à maintes reprises sur la nécessité de réduire l’écart qui s’est creusé au fil des siècles entre la science et la philosophie, ce qui peut être fait en redonnant une place essentielle à la pensée et à la théorisation, qui doivent l’emporter sur la simple observation et les applications purement expérimentales. Le terme « théoriser » signifie précisément la recherche d’images ou des modèles qui nous permettent d’établir des liens de nécessité (connexions multicausales) entre des objets et des phénomènes à première vue divers et parfois disparates, ou, ce qui revient au même, d’englober chacun d’entre eux en une seule et même théorie, grâce à laquelle on arrive généralement à fournir l’explication cherchée de ce qui les unit, et également de ce qui éventuellement les différencie. D’autre part, la science est de moins en moins une forme de connaissance créatrice, conjecturale et désintéressée, et elle dépend de plus en plus d’autres intérêts, économiques, sociaux et politiques, complètement extérieurs à ses théories et méthodes, à son « espace vital » de pensée. Il suffit de penser à la pression qu’exercent
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les industries pharmaceutiques sur certains secteurs importants de la recherche médicale, ou au pouvoir qu’ont les lobbies militaires et financiers sur la recherche spatiale… Chacun peut constater que la science aujourd’hui, dans une large mesure, est privée de ses propres caractéristiques et qualités, dépossédée de son autonomie, à cause du pouvoir excessif qu’exerce la technique sur elle, et également sur d’autres formes de connaissance. À mes yeux, les trois limites essentielles de la science contemporaine peuvent être caractérisées comme suit : premièrement, un excès de spécialisation à outrance et la conséquente perte d’une vision globale et qualitative (c’est l’analyse et le quantitatif qui priment sur la synthèse et le qualitatif) ; deuxièmement, l’influence parfois néfaste des applications technologiques sur la pensée scientifique proprement dite (ou le pouvoir illimité, dans certains cas, des technosciences) ; troisièmement, la tendance à réduire le travail de découverte et de création scientifiques à un « fait » purement social (le relativisme culturel étendu à la science). Face à une telle situation, un nouveau projet de philosophie de la nature doit chercher en premier lieu à fournir des explications des phénomènes plutôt que de se contenter de les décrire. L’observation et la description, certes importantes, n’épuisent pas pour autant le travail de découverte et de création scientifiques. Une nouvelle philosophie de la nature doit, en d’autres termes, s’efforcer de comprendre les rapports de coexistence et d’interdépendance entre ces mêmes phénomènes, souvent d’apparence très disparate. Ce souci de rapprocher problèmes et concepts, qui est éminemment d’ordre théorique, n’a de sens effectif que s’il conduit à trouver une explication commune pour des phénomènes hétérogènes. La découverte de cette connexion est un premier pas fondamental et ouvre la voie à l’élaboration d’une modélisation de base suffisamment générale permettant de mettre en évidence un substratum commun à une grande variété de phénomènes, une analogie structurale essentielle entre eux, par exemple, des homologies structurelles et fonctionnelles. On trouve chez Rousseau quelques échos de la nécessité de développer un tel projet de philosophie naturelle. Par exemple, lorsqu’il écrit :
Imagination de la nature et complexité des formes végétales 37 […] ne connaître simplement les plantes que de vue et ne savoir que leurs noms ne peut être qu’une étude trop insipide pour des esprits comme les vôtres… […] Je vous propose de prendre quelques notions préliminaires de la structure végétale ou de l’organisation des plantes, afin, dussiez-vous ne faire que quelques pas dans le plus beau, dans le plus riche des trois règnes de la nature, d’y marcher du moins avec quelques lumières. (Lettre sur la botanique à sa cousine du 22 août 1771.)
Pour le philosophe naturel sui generis Jean-Jacques Rousseau, l’un des principaux buts de la philosophie naturelle consiste à explorer le monde végétal, et en particulier à connaître les plantes, ce qui revient à […] les nommer, les classer, les décrire, jusqu’à ce que par des idées comparatives devenues familières aux […] yeux et à l’esprit […] l’on parvienne à classer, ranger et nommer celles que l’on voit pour la première fois, science qui seule distingue le vrai botaniste de l’herboriste ou nomenclateur.
Pour résumer, le principal propos d’une nouvelle philosophie de la nature nous semble pouvoir être le suivant : expliquer les principes sous-jacents à l’actualisation spatiale et temporelle de l’unité de la matière et de la forme dans des processus de nature physique, biologique, morphologique, physiologique, psychologique ou autres. Un autre aspect important de la philosophie de la nature concerne les connexions entre structures mathématiques, propriétés dynamiques et processus fonctionnels des phénomènes vivants. Citons un exemple tiré de la biologie, et sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. Nous pensons, et cela a été montré en partie, que toute la régulation épigénétique et comportementale d’une espèce repose sur une structure géométrique de caractère dynamique qui se réalise dans l’espace substrat des activités métaboliques de l’organisme 2. 2. Cet aspect du développement a été particulièrement mis en évidence par l’embryologiste et généticien Conrad H. Waddington, et par le topologue René Thom.
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Évidemment, cette structure formelle est beaucoup plus que la structure géométrique-chimique de la double hélice qui est la base du code génétique, et que les biologistes moléculaires ont érigé au prétendu deus ex machina de la vie. Elle inclut des processus fondamentaux encore largement incompris, et dont l’importance a d’ailleurs été sous-estimée par l’approche purement génétique du vivant, tels que la différenciation cellulaire et la formation des tissus et des organes, la genèse de nouvelles formes dans tout organisme vivant, les mécanismes topologiques de régulation enzymatique liés aux fonctions vitales de l’ADN et les processus d’organisation spatiale tridimensionnelle, en particulier le repliement des protéines. Observation et théorisation En face du monde végétal, il faut beaucoup d’attention, une attention particulière, vouée à l’observation et ouverte à la contemplation en même temps, une attention qui accueille d’abord les appels qui viennent des choses avant même de les analyser avec un point de vue arrêté. C’est dire que l’observation ne doit pas se fonder sur des préjugés et encore moins être dictée par des dogmes, bien qu’elle puisse s’inspirer de conceptions antérieures et être orientée par des points de vue existants qui nous indiquent seulement la perspective dans laquelle observer. Il faut cependant reconnaître que la perspective nous est souvent inconnue ou inaccessible et qu’elle s’éclaircit au fur et à mesure que les observations s’affinent et nous laissent entrevoir des connexions entre les différents éléments du phénomène observé jusqu’alors insoupçonnées. C’est à ce moment-là que l’opération d’observation devient importante, car en cessant d’être un acte purement empirique, elle va se transformer en une opération à la fois théorique et concrète : théorique parce qu’elle nous fait voir les choses réunies sous un même phénomène selon un nouveau point de vue ; concrète parce qu’elle nous fait découvrir d’autres propriétés et qualités phénoménales de ces mêmes choses. Ce n’est pas tout, puisqu’une telle opération établit un lien plus riche entre celui qui observe, c’est-à-dire le sujet de l’opération, et le phénomène observé, c’est-à-dire l’objet de l’opération. Il s’agit
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plus précisément d’un lien dynamique (d’une corrélation) qui s’opère sous le mode d’une boucle d’actions et de rétroactions entre sujet et objet, sans que ces deux termes soient à concevoir dans une position figée ou assignée de manière définitive (comme le conçoit notamment la linguistique). Il se peut très bien, en effet, que le sujet devienne objet, actif et singulièrement sensible encore qu’humble dans ses dispositions et discret dans ses expressions, capable d’accueillir les mouvements quasi imperceptibles des choses provenant de proche et de loin sans direction apparente, et que l’objet devienne sujet qui se met soudainement à émaner des couleurs et des odeurs et d’autres effets variés qui agissent sur tout ce qui se trouve autour et peut-être même sur ce qui s’en trouve éloigné. L’ensemble des interactions entre l’« observateur » et la « chose observée » est ainsi à concevoir comme un champ continu d’actions et rétroactions, de perceptions et d’effets de sens, où l’opposition entre objet et sujet apparaît dépourvue de fondement et où la séparation entre « qualités primaires » (étendue, masse, position, mesures) et « qualités secondaires » (perceptions, couleurs, sons et autres qualités sensibles) n’a plus raison d’être. Les considérations faites jusqu’ici suggèrent qu’il est nécessaire de recomposer le quantitatif et le qualitatif afin d’élaborer ce qu’il convient d’appeler une rationalité étendue. Comme Italo Calvino le remarque, avec sa perspicacité habituelle : Il ne suffit pas que le dehors regarde au-dehors : c’est de la chose regardée que doit partir la trajectoire qui la relie à la chose qui la regarde. De l’étendue muette des choses doit partir un signe, un appel, un clin d’œil : une chose se détache des autres avec l’intention de signifier quelque chose… quoi ? Elle-même : une chose est contente d’être regardée par les autres choses seulement quand elle est convaincue de se signifier elle-même et rien d’autre, parmi toutes les choses qui ne signifient qu’elles-mêmes et rien de plus.
En effet, il n’existe pas d’observateur passif, détaché du monde qui l’entoure. L’observateur et le phénomène observé appartiennent au même monde, ils sont co-présents et ils s’influencent l’un l’autre. L’opération qui consiste à observer, équipée d’outils plus ou moins
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sophistiqués et de points de vue plus ou moins élaborés, investit d’emblée le champ phénoménal en le transformant. Même quand il s’agit d’une relation de contemplation, celle-ci est loin d’être « neutre » puisqu’elle comporte une « lecture » et une interprétation que l’observateur pourra modifier en fonction des propriétés et des qualités des phénomènes, elles aussi changeantes. En d’autres termes, l’observateur modifie le phénomène qu’il est en train d’examiner, et le phénomène, lui, influence la méthode et les résultats de l’observation, de sorte qu’entre les deux s’établit un champ continu d’actions et rétroactions, une corrélation à portée ontogénétique, c’est-à-dire capable de modifier le mode d’être de l’observateur et la manière d’être du phénomène. Quelques simples exemples peuvent aider à mieux comprendre. Un son émanant d’un organisme vivant ou d’un environnement donné ne nous laissera pas dans un état passif, mais il suscitera en nous une certaine écoute, qui sera peut-être le début d’une nouvelle attitude envers le paysage sonore qui l’entoure. La conformation d’un arbre ou le parfum d’une fleur éveilleront en nous une attention autre, voire une perception plus riche de la présence d’un organisme vivant et de ses qualités. Morphologies en biologie D’une manière générale, on assiste ces derniers temps à une redécouverte de l’intérêt pour la morphologie des structures en biologie. En effet, les biologistes moléculaires, qui se sont montrés en général réticents à reconnaître l’importance du niveau morphologique dans l’organisation structurale et fonctionnelle du vivant, aboutissent souvent tout naturellement à l’observation de la morphologie au cours du développement, de la formation concrète de l’organisme. À partir de ses bases moléculaires les plus fines, l’étude des êtres vivants « remonte » de plus en plus vers la morphologie complexe tridimensionnelle, du niveau macromoléculaire à celui cellulaire, puis vers l’organisme complet, achevé ou en cours de développement. Mais l’intérêt de l’approche morphologique réside davantage dans le procédé inverse : partir d’une étude de la morphologie structurale
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et fonctionnelle complexe propre à chaque organisme pour mieux comprendre leur fonctionnement physiologique et métabolique aux échelles tissulaires, cellulaires et moléculaires. Dans cette perspective, les morphologies complexes des organismes, étudiées dans leurs évolutions historiques et dynamiques concrètes, deviennent une clé de lecture irremplaçable pour comprendre les différents niveaux d’organisation du vivant. Rousseau est très proche d’une approche morphologique dans la mesure où il cherche à mettre en évidence les caractéristiques fondamentales du principal être vivant du monde végétal, à savoir la plante. La description morphologique fait intervenir des définitions ostensibles et invisibles, des caractères ou propriétés spécifiques de nature structurelle et fonctionnelle, des classifications en genres, espèces et cas particuliers, et une langue adaptée à la chose. Il écrit : Une plante parfaite est composée de racine, de tige, de branches, de feuilles, de fleurs et de fruits : car on appelle fruit en botanique, tant dans les herbes que dans les arbres, toute fabrique de la semence. Vous connaissez tout cela […] ; mais il y a une partie principale qui demande un plus grand examen. C’est la fructification, c’est-à-dire la fleur et le fruit. Commençons par la fleur, qui vient la première. C’est dans cette partie que la nature a renfermé le sommaire de son ouvrage, c’est par elle qu’elle le perpétue, et c’est aussi de toutes les parties du végétal la plus éclatante pour l’ordinaire, et toujours la moins sujette aux variations. […] Prenez un Lis. […] Avant qu’il s’ouvre vous voyez à l’extrémité de la tige un bouton oblong verdâtre qui blanchit à mesure qu’il est prêt à s’épanouir ; et quand il est tout à fait ouvert, vous voyez son enveloppe blanche prendre la forme d’un vase divisé en plusieurs segments. Cette partie enveloppante et colorée qui est blanche dans le Lis s’appelle la Corolle et non pas la fleur comme chez le vulgaire ; parce que la fleur est un composé de plusieurs parties dont la Corolle est seulement la principale. […] (Lettre sur la botanique à la cousine, du 22 août 1771.)
Toute description morphologique ne se contente pas de décrire les parties d’un tout, mais elle s’organise autour de deux choix méthodologiques : rendre compte de l’organisation de la structure et
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de ses propriétés en procédant du général (de l’ensemble) au particulier (au détail), puis justifier l’agencement de ces parties en montrant leur rôle et leur cohérence par rapport à l’ensemble (au tout) 3. Ainsi, par exemple, à propos de l’examen des parties différentes de la fructification et des caractères du jeune fruit des pois, Rousseau écrit (dans la lettre du 16 mai 1772) : Si vous y regardez de bien près, vous trouverez que ces dix étamines [Ce sont dix filets bien distincts formant une sorte de membrane cylindrique et qui entourent l’ovaire, c’est-à-dire l’embryon de la gousse] ne font par leur base un seul corps qu’en apparence. Car dans la partie supérieure de ce cylindre il y a une pièce ou étamine qui d’abord paraît adhérente aux autres, mais qui à mesure que la fleur se fane et que le fruit grossit, se détache et laisse une ouverture en dessus par laquelle ce fruit grossissant peut s’étendre en entrouvrant et écartant de plus en plus le cylindre qui sans cela le comprimant et l’étranglant tout autour l’empêcherait de grossir et de profiter. Si la fleur n’est pas assez avancée, vous ne verrez pas cette étamine détachée du cylindre […].
Complexité et auto-organisation des systèmes vivants Considérons maintenant un autre aspect qui est celui de la complexité et de l’auto-organisation. Les propos d’une théorie de la complexité consistent à trouver ces lois qui régissent le comportement 3. Léonard de Vinci s’était posé le même type de problème. Il parle de « phénomène particulier », par lequel il n’entend jamais quelque chose d’isolé du reste, mais bien plutôt un phénomène qui, bien que manifestant des comportements spécifiques, est le reflet des règles et des principes généraux. On peut citer, à ce propos, quelques exemples particulièrement significatifs. Les remarquables observations que Léonard fit en botanique le conduiront à postuler que les feuilles ne sont pas disposées sur les branches au hasard, mais selon des lois mathématiques, dont la formulation précise sera donnée trois siècles plus tard par les frères Bravais (« Essai sur la disposition des feuilles curviseriées », Annales des Sciences Naturelles, Botanique, 7, 1837, p. 42-110). En effet, la croissance des feuilles évite leur superposition afin de capter la plus grande quantité de lumière. Léonard découvrit également que les anneaux concentriques dans les troncs indiquent l’âge de la plante, une observation qui fut confirmée plus d’un siècle plus tard par Marcello Malpighi.
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des systèmes soi-disant complexes : ce sont des lois phénoménologiques qui ne sauraient être, dans la plupart des cas, facilement déductibles des lois qui « contrôlent » chacun des constituants de tel ou tel système. Par exemple, le comportement de beaucoup de neurones contenus dans notre cerveau est aujourd’hui, du moins sous certains aspects, relativement bien compris, mais on est très loin d’avoir compris les raisons qui font que dix mille milliards de neurones, connectés entre eux par cent mille milliards de synapses, forment un cerveau qui pense. D’où les remarques suivantes : • Il est donc plus que raisonnable de supposer qu’il y a là émergence de certains comportements « collectifs » nouveaux. • La théorie des systèmes complexes repose sur l’idée que s’il est important de connaître la nature des interactions entre les constituants d’un système, il est en fait encore plus important de connaître les lois globales qui contribuent à l’émergence de comportements collectifs. Cela parce que le comportement collectif d’un système peut rester invariant lors de faibles modifications des lois auxquelles obéissent ses constituants. • On peut alors dire qu’une des caractéristiques des systèmes complexes est d’admettre un nombre assez grand d’états d’équilibre différents, en ce sens que ce qui ne change pas et qui donc reste toujours identique à lui-même au cours du temps ne présente pas de complexité, alors qu’on dira qu’un système est complexe s’il peut prendre plusieurs formes (et admettre plusieurs états) différents, tout en tendant vers une certaine stabilité fondamentale. Il est clair, de ce point de vue, qu’un organisme biologique est un système complexe par excellence, car il passe par plusieurs formes différentes au cours de l’évolution, dont chacune correspond à un stade précis de son développement. Et toutefois, ces différents stades semblent suivre un plan général d’organisation de l’organisme dont la principale fonction est d’assurer, à l’intérieur de certaines limites et contraintes biochimiques et morphologiques précises, son métabolisme et sa régénération. On pourrait dire, en d’autres termes, qu’il est un système « canalisé », bien que contingent et ouvert. On remarquera à ce propos qu’il existe une différence importante entre le fait de connaître les réactions biochimiques de base
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d’un être vivant et la compréhension de son comportement global. Prenons l’exemple d’un organisme vivant apparemment parmi les plus simples comme l’Escherichia Coli, une minuscule bactérie qui contient environ trois mille types de protéines différentes qui interagissent entre elles pour permettre le métabolisme et la synthèse des cellules. Or, même si un jour on arrivait à connaître les fonctions de chacune de ces protéines, cela ne permettrait pas pour autant une compréhension véritable des raisons profondes qui font qu’un système se comporte globalement comme un organisme vivant. Le problème se pose donc d’arriver à déduire les caractéristiques globales du comportement des systèmes complexes doués d’auto-organisation par des méthodes dynamiques beaucoup plus fines que par de simples simulations statistiques ou numériques. Symétries et symétries brisées dans le monde vivant Le concept de symétrie joue un rôle capital dans l’engendrement des formes naturelles et vivantes, et également dans la transition d’un type de forme à un autre type lorsqu’on élargit, par exemple, le groupe euclidien à d’autres types de symétries. On peut engendrer la forme caractéristique de certaines classes d’objets naturels par une application répétée d’une transformation infinitésimale par similitude à un espace courbe, cette transformation constitue alors la « forme » de l’objet. La transformation par similitude la plus générale dans le plan euclidien, est la similitude de type spirale, qui est une combinaison d’une rotation et d’une dilatation avec le même centre. Une telle transformation, et son inverse, engendrent un sous-groupe de dimension 1 du groupe des similitudes. Il en résulte un système de points réguliers associés à ce sous-groupe. Il existe une unique spirale logarithmique et équiangulaire qui contient tous les points du système. En botanique, on l’appelle spirale ontogénétique. On sait d’ailleurs que les surfaces minimales ou les singularités (par exemple, de la théorie des catastrophes) sont des générateurs de formes naturelles, aussi bien dans le monde organique que dans celui inorganique. L’ensemble de ces possibilités définit ce qu’on peut appeler une sémantique des formes. Il nous semble
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qu’une sémantique des formes comporte toujours une structure géométrique-topologique de nature dynamique qui, lorsqu’elle agit sur un certain espace substrat, est capable d’engendrer une ou plusieurs famille(s) d’entités qualitativement différentes et douées d’un certain nombre de propriétés caractéristiques. Tout comme on peut dire que la réalité mathématique (en particulier la géométrie et la topologie) est une source inépuisable d’informations, qui est irréductible à tout système de type fini ou même donné récursivement que l’on puisse imaginer, l’étude de la nature et du vivant est elle aussi une source inépuisable d’informations qualitativement variées. Les mathématiques (les entiers et les réels, la topologie et la géométrie) informent le monde, et le monde réel, grâce à l’action de ses principes et phénomènes fondamentaux, exerce une influence sur ses structures mathématiques, si bien qu’il est concevable qu’elles puissent évoluer dans un certain espace substrat et par l’action du temps. Les phénomènes des symétries et des brisures de symétries sont deux exemples très significatifs montrant que certains processus naturels et biologiques sont à même de créer de nouvelles structures mathématiques dans les phénomènes. La réduction de la géométrie et plus généralement des mathématiques à un système d’axiomes (et de règles formelles) fini vu comme des jeux de symboles (ce qui a été le rêve de l’école formaliste et qui est actuellement celui des computationalistes) a compromis pendant de nombreuses années la possibilité de développer un projet d’ontogenèse géométrique des formes naturelles. Nous pensons qu’il est possible de développer un autre modèle théorique et empirique de science des formes. Quelques idées de philosophie naturelle Faisons maintenant quelques remarques sur l’ouvrage de D’Arcy Thompson, On Growth and Form (Cambridge, 1917). Ce n’est que récemment qu’on s’est aperçu que les idées du savant écossais présentaient quelque chose de fascinant et de profond aussi bien pour les naturalistes et les mathématiciens que pour les philosophes.
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On assiste aujourd’hui à un véritable renouveau de ses idées dans le cadre notamment de la biologie de l’évo-devo, c’est-à-dire d’une théorie qui cherche à comprendre les relations entre le développement des organismes depuis leur stade embryonnaire et leur évolution dans des conditions spatiales et biogéographiques variables. Dans le livre de D’Arcy Thompson, un classique de philosophie naturelle, l’auteur s’attache à montrer que tout substrat matériel (biophysique) d’un être vivant recèle un problème authentiquement mathématique ou, ce qui revient au même, que sa croissance morphologique obéit à une forme mathématique qui peut se réaliser dynamiquement en transformant son espace. D’une manière plus générale, Thompson était persuadé que l’harmonie du monde transparaissait dans la forme et le nombre, et que « le cœur et l’âme et toute la poésie de la philosophie naturelle sont personnifiés par le concept de beauté mathématique ». Il s’était efforcé de montrer au naturaliste combien quelques concepts mathématiques et quelques principes dynamiques pourraient lui venir en aide et le guider dans sa recherche d’une explication des phénomènes naturels. Pour lui, la forme d’un fragment de matière, vivante ou non, et les modifications de cette forme qui accompagnent ses mouvements ou sa croissance résultent de l’action de diverses forces. En bref, la forme d’un objet est la « résultante des forces », tout au moins dans le sens que nous pouvons déduire de sa forme, des forces qui agissent, ou qui ont agi sur lui. Dans le cas par exemple d’un solide, il s’agit bien d’une résultante des forces agissant sur lui au moment où il a pris sa configuration et des forces qui lui permettent de conserver cette conformation. Dans le cas d’un liquide (ou d’un gaz), il s’agit des forces qui, dans l’instant, agissent sur sa mobilité inhérente. Dans un organisme, grand ou petit, il nous faut interpréter en termes de forces (et de cinématique), non seulement la nature des mouvements de la matière vivante, mais aussi la conformation même de l’organisme dont la permanence ou l’équilibre s’expriment en termes physiques par l’interaction et l’équilibre des forces. Il est clair que D’Arcy Thompson pensait aux notions de force, de forme, et de géométrie comme d’un seul tenant, comme intimement entrelacées car indissociables dans
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leur action même. Dynamique (mouvements et actions des forces), géométrie (transformations conformes, courbure) et morphologie (conformation des organismes, configurations de leur équilibre, modifications de leur forme) sont pour le naturaliste écossais toutes également indispensables à l’étude et à la compréhension de la nature, elles sont un seul et même processus, une seule et même réalité. Revenons à l’idée importante mentionnée plus haut, à laquelle les recherches récentes en biologie moléculaire et en biologie du développement apportent des preuves expérimentales de plus en plus décisives, selon laquelle toute régulation épigénétique et comportementale d’une espèce doit reposer sur une structure géométriquetopologique de nature dynamique qui se réalise dans l’espace des activités métaboliques de l’organisme. Ce qui signifie notamment, comme Alain Connes l’a souligné 4, qu’« un être vivant ne peut pas être réduit à un état physique hautement improbable d’un ensemble de molécules ». C’est en effet un point fondamental sur lequel il convient de s’arrêter davantage. La thèse matérialiste prétend qu’un être vivant est entièrement descriptible idéalement par l’état physique – nature, position, vitesse instantanée des molécules qui le composent – et, par conséquent, que les paramètres de cet état physique déterminent ses champs de force, gradients, potentiels internes, de sorte que les lois de la physique et de la chimie suffisent à elles seules à rendre compte de l’ensemble de ses réactions métaboliques intérieures et avec le milieu extérieur. Mais il ne faut pas confondre modèle et réalité. Or ce modèle réductionniste est contredit par les caractéristiques les plus fondamentales et spécifiques des êtres vivants. Rappelons-les : • Les phénomènes biologiques ne sont pas (totalement) descriptibles par de simples lois physico-chimiques. • Les systèmes biologiques sont constitués de plusieurs niveaux d’organisation correspondant à des échelles d’observation microscopique, mésoscopique et macroscopique. Il convient, en effet, de distinguer entre les niveaux moléculaire, macromoléculaire, 4. Connes (avec Lichnerowicz et M.P. Schützenberger), 2000.
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de la cellule, de l’organe, de l’organisme, de l’individu, de l’espèce, de la communauté et de l’écosystème. • Les structures du temps et de l’espace des organismes vivants, ainsi que les processus évolutifs et comportementaux, sont très différents selon l’échelle d’observation et le niveau d’organisation auxquels on se place. De plus, la nature des dynamiques correspondantes à chaque échelle est très importante afin de prendre en compte ces différents niveaux d’organisation. Les comportements des organismes, et surtout des individus ne sont pas descriptibles par un petit nombre de lois physiques et chimiques de nature mécaniste et déterministe, et moins encore par un ensemble fini de règles informatiques (logarithme ou code). Car les organismes et les individus sont des systèmes (biologiquement) ouverts et (historiquement) contingents aux dimensions et aux formes multiples et complexes, vivants dans un présent changeant, en quelque sorte tributaire du passé et continuellement projeté vers le futur. De plus, et c’est là un point fondamental, même les macromolécules et les cellules, et a fortiori les organismes et les espèces, sont organisés selon un schéma morphologique d’ensemble irréductible à une simple collection de molécules et qui est aussi autre chose que le code génétique. Ce schéma est une entité topologique et dynamique qui agit de façon hautement dynamique sur l’espace métabolique et fonctionnel de chaque être vivant en déterminant pour une grande partie ses propres processus de croissance et de régénération. Et c’est lui qui caractérise un individu beaucoup plus que l’état physique : nature, position, vitesse instantanée des molécules qui le composent. Dans la nature, et surtout dans la nature organique, on sait qu’il n’y a pas d’individuation possible chez un organisme sans que se produisent genèse et évolution de formes. Les principaux stades du développement et de la croissance de tout être vivant conduisent à l’apparition de nouvelles formes, d’abord par la différenciation cellulaire, puis par la construction de nouveaux tissus et organes, et enfin par le façonnage de l’organisme tout entier. La forme constitue ainsi la propriété la plus caractéristique des formations organiques du monde vivant – à la fois de son unité et de sa diversité.
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La morphogenèse est par conséquent la question centrale de l’ontogenèse, c’est-à-dire de la constitution de l’individu adulte depuis son développement embryonnaire jusqu’aux stades ultérieurs du développement physiologique et cognitif 5. La vie est genèse et déploiement de formes, qui à leur tour sont capables de produire de nouvelles formes dans l’espace et le temps selon un mouvement sans fin. Remarquons que de nombreuses espèces végétales et animales, y compris notre espèce, sont douées du pouvoir de régulation et de régénération. Cette genèse se réalise selon deux processus, qui aboutissent à la reconstitution de l’organisme. Dans un cas, une partie forme un tout qui n’avait pas encore existé, tandis que dans l’autre elle reforme un tout, qui avait déjà existé à l’état d’organisme complet. Mais ce qui est aussi extraordinaire, c’est qu’aux origines mêmes de la vie, on trouve des structures et des opérations mathématiques comme les symétries et surtout les brisures de symétrie dont l’action sur l’espace biologique concret d’un embryon ou d’un organisme adulte est à même de produire de nouvelles formes. La compréhension des formes, de leur évolution et changement, ne peut en aucun cas se réduire à une pure description mécanique de leurs bases physiques, chimiques, ou bien encore, informatiques et algorithmiques. Cela est vrai aussi bien des formes naturelles et biologiques, que des formes esthétiques et symboliques. Par une méthode purement chimique et quantitative, on détruit la forme, ou plutôt, on détruit la structure interne de la forme. Comme le souligne Georges Canguilhem 6, la nature et la vie sont formation de formes, et dès qu’on prétend connaître ces formes en analysant et en déterminant leurs composantes en dehors de leur morphogenèse et de leur interaction avec leur milieu vital, on finit par traiter des matières informes, car les formes vivantes sont des « totalités » dont le sens réside dans leur tendance à se réaliser comme telles au cours du développement. Et c’est pourquoi, souligne Canguilhem, elles peuvent être saisies dans une vision, jamais dans une division. 5. Cf. Waddington, 1956 ; Le Dourain, 2000. 6. Dans La connaissance de la vie (1965).
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Le problème de la forme Le problème conceptuel de la forme et ses enjeux actuels sont tels que nous devrions tous – chercheurs en sciences mathématiques, naturelles et humaines, et aussi philosophes, historiens et artistes – nous sentir concernés par l’exigence impérieuse d’esquisser les jalons d’une nouvelle conception de la réalité, dans laquelle les notions d’application et de réduction doivent être remplacées par les concepts théoriques et concrets d’auto-organisation et d’émergence, et donc de morphogenèse. Par ailleurs, cette nouvelle pensée des formes apparaît plus que jamais nécessaire pour sauver notre Terre, protéger la biosphère, préserver la diversité extrêmement riche des espèces naturelles, animales et végétales, et également la diversité des cultures, des langues et de la mémoire historique et symbolique à travers le monde entier. C’est à la condition que la morphogenèse et la morphologie à vocation spatiale et dynamique retrouvent leur juste place dans la recherche scientifique, philosophique et esthétique, que l’on peut espérer réaliser un nouveau rapprochement entre la science, la nature et le vivant. C’est pourquoi aujourd’hui la réhabilitation d’une pensée rationnelle et sensible des formes correspond à la nécessité encore plus qu’au besoin d’une nouvelle intelligibilité scientifique et philosophique de la nature, des êtres vivants et de la perception. L’essence, le teleos et la dignité de toute chose résident dans la forme. La forme est ainsi l’« être » en devenir de tout phénomène. En ce sens, elle unit le présent au passé, mais en même temps, loin d’être perpétuels (immobiles et atemporels), le présent et le réel que nous vivons portent en eux autre chose qui ouvre vers un futur aux résultats inattendus. Toute forme est la trace ou le témoignage vivant des trajectoires multiples qu’a suivies l’évolution sur notre planète, et des transformations de la matière, des organismes et des cultures transmises de génération en génération par les systèmes physiques, biologiques et symboliques. L’individuation des êtres vivants est l’expression la plus essentielle de la genèse des formes. L’individuation s’accompagne toujours d’une série ordonnée de déformations topologiques caractéristiques ;
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c’est le cas notamment de l’embryogénèse animale. En particulier, les stades de la division cellulaire, de la gastrulation et de la neurulation s’avéreraient incompréhensibles sans la prise en compte de cette transformation et réorganisation spatiale. Rappelons que la gastrulation est ce stade du développement embryonnaire et de la morphogenèse où se produit la formation des trois feuillets germinatifs : ectoderme, mésoderme, endoderme, qui correspondent à des états d’organisation primordiaux caractérisant tout organisme vivant à l’échelle de la cellule et de l’organisme. Cette construction de l’organisme, et notamment des tissus, des organes et de ses principaux systèmes physiologiques, est une étape fondamentale de l’ontogenèse. Il n’y aurait pas d’individuation sans plasticité des formes vivantes. En effet l’ontogenèse du vivant et son histoire naturelle (celle de la diversification des formes de vie par l’évolution et la spéciation, ou celle, toujours renouvelée, de l’élaboration des individus) se fondent, à toutes les échelles, sur une caractéristique fondamentale : la plasticité. Je l’entends ici comme la capacité que possède le vivant, ou certains de ses constituants, de se déformer, de se modeler (son étymologie grecque, plassô, l’indique), ou d’être façonné en réponse à diverses sollicitations du milieu qui est le sien, tout en conservant une cohérence et une unité profondes. Ainsi on pourrait définir la plasticité comme une tension dynamique entre fragilité et robustesse. La propriété essentielle de la vie ne se situe pas seulement dans la liberté que la forme pourrait avoir par rapport à la matière, ou que la structure pourrait avoir par rapport à un substrat matériel (physiquechimique par exemple) qui la conditionne, mais bien davantage dans la liberté que la forme semble avoir par rapport à elle-même, c’està-dire dans sa capacité transformatrice à se réorganiser de l’intérieur et à se régénérer aussi par des apports extérieurs. La forme ne se réduit jamais à une « base » qui la supporte, et encore moins à un code qui la fabrique, ni non plus à une structure qui en révélerait son noyau essentiel invariant et en épuiserait ses possibles variations. La forme est le fruit d’un processus dans lequel agissent d’un seul tenant des forces et processus dynamiques et des transformations géométriques et topologiques. Elle émerge et se stabilise lorsque
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se réalise une adéquation optimale entre capacité de déploiement dynamique et changement qualitatif d’un objet investi par des tensions et des mouvements. Cette relation entre fragilité et robustesse ou entre instabilité et stabilité pourrait bien constituer un des maillons essentiels d’une relecture philosophique nouvelle du vivant, et peut-être aussi, de manière plus générale, de la nature et de la culture. Repenser le labyrinthe du vivant en suivant le fil d’Ariane de la plasticité morphologique, fonctionnelle et historique n’est pas une entreprise à finalité seulement théorique ou spéculative. Car si la plasticité, telle que nous l’avons caractérisée plus haut, est une condition cruciale du vivant et de son ontogenèse et phylogenèse, elle en permet aussi la manipulation, voire la destruction, lorsqu’on la restreint à sa signification la plus réductrice qui soit, c’est-à-dire applicative et technologique. D’où aussi la nécessité, à l’heure où se multiplient les innovations biotechnologiques et leurs applications parfois douteuses et indésirables, de poursuivre et d’affermir une réflexion éthique sur le statut de la vie et du vivant, de l’être humain. L’horizon philosophique de toute recherche théorique et empirique en biologie, et la pré-condition essentielle de ses possibles applications, ne peuvent être que la reconnaissance de la valeur éminente de la dignité de l’être humain. Or, sans reconnaissance et respect de sa singularité ontologique et cognitive, il n’existe pas de dignité, et sans dignité, le respect vient à manquer. Toutefois le respect n’est pas ici une catégorie morale, mais plutôt une attitude de vie, et elle ne concerne pas que les hommes et les femmes, c’est-à-dire qu’il ne devrait pas y avoir de vision anthropocentrique du respect, mais indistinctement de tous les êtres vivants, végétaux et animaux. Il est clair que la nature du vivant est sujette à des changements, mais ces changements doivent être compatibles et s’harmoniser avec la liberté des êtres humains en tant que réalité ontologique première. C’est la liberté qui définit les limites du champ d’applicabilité des modifications que la science et la technologie peuvent apporter au vivant et à la nature humaine, et non pas le contraire. La vie est par essence transformation, processus, dynamique d’échange entre interne
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1. Entrelacs végétaux dessinés et peints par Léonard de Vinci (autour de l’année 1498, selon Luca Pacioli) dans la Salla delle Asse du Castello Sforzesco de Milano (photo : Luciano Boi). Des considérations théoriques sur l’art décoratif avec des motifs végétaux se trouvent dans la section « Des arbres et des légumes » dans le Traité de la peinture (Trattato della Pittura). Dans la vision de Leonardo, de même que les tourbillons et les écoulements turbulents dans les corps fluides, les entrelacs et les nœuds formés par les végétaux sont liés à la grande complexité et variabilité des formes et des phénomènes de la nature et de la matière vivante.
et externe, tout autant qu’imprédictibilité, champs des possibles, contingence historique, et encore, autonomie, finalité, libre choix. Et si nous voulons la conserver, elle doit continuer à être toutes ces propriétés, qualités et significations réunies. Rousseau n’a pas été étranger à ce genre de réflexions concernant la question de la forme des êtres vivants. On en trouve plusieurs indications dans ses lettres qui témoignent de son attachement à une conception désintéressée de la connaissance et une critique (bien qu’implicite) des manipulations contraires à la nature propre aux formes vivantes. Par exemple, dans la lettre du 2 mai 1773, il écrit :
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L’intelligence des plantes en question [La botanique] est une étude de pure curiosité et qui n’a d’autre utilité réelle que celle que peut tirer un être pensant et sensible de l’observation de la nature et des merveilles de l’univers. L’homme a dénaturé beaucoup de choses pour les mieux convertir à son usage, en cela il n’est point à blâmer ; mais il n’est pas moins vrai qu’il les a souvent défigurées et quand les œuvres de ses mains il croit étudier vraiment la nature, il se trompe. Cette erreur a lieu surtout dans la société civile, elle a lieu de même dans les jardins. Ces fleurs doubles que l’on admire dans les parterres, sont des monstres dépourvus de la faculté de produire leur semblable dont la nature a doué tous les êtres organisés. Les arbres fruitiers sont à peu près dans le même cas par la greffe ; vous aurez beau planter des pépins de poires ou de pommes des meilleures espèces, il n’en naîtra jamais que des sauvageons. Ainsi pour connaître la poire et la pomme de la nature, il faut les chercher non dans les potagers mais dans les forêts. La chair n’en est pas si grosse et si succulente, mais les semences en mûrissent mieux, en multiplient davantage, et les arbres en sont infiniment plus grands et plus vigoureux.
La complexité des êtres vivants et du monde végétal Le monde végétal, que ce soit une forêt ou un arbre, est un écosystème complexe organisé à plusieurs niveaux et où, dans un cycle de vie plus ou moins long, peuvent émerger de nouvelles propriétés macroscopiques à partir de processus et interactions microscopiques. Ces propriétés émergentes sont de nature structurelle et fonctionnelle à la fois. Un aspect important de ces écosystèmes, que l’on commence à peine à mieux comprendre, est la complexité de leurs fonctions et comportements, notamment au niveau de l’activité des différents types de cellules végétales, des interactions de ces dernières avec les microenvironnements, et des mécanismes perceptifs que les végétaux mettent en œuvre pour se développer et répondre aux agressions extérieures. La complexité du monde végétal comporte l’existence de plusieurs niveaux d’organisation et différents processus de régulation (moléculaire, cellulaire, organismique). Par exemple, les organismes et même la plupart des monocellulaires possèdent plusieurs mécanismes de régulation génétique.
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Il a été mis en évidence qu’il existe une communication chimique entre végétaux (voir Baldwin et Schultz, 1983). Selon le biologiste italien Stefano Mancuso, les plantes ne sont pas des objets passifs comme des meubles, mais des organismes évolués et très sophistiqués, dotés de fonctions neurobiologiques, comme la mémoire, la sensorialité et la communication qui en découle (qui n’est bien sûr pas de nature langagière comme chez l’homme), et une certaine intelligence. En particulier, les plantes sont capables de percevoir les stimulations de l’environnement (la pluie, le vent, le froid, la chaleur, les agressions pathogènes ou des herbivores) et de mémoriser sur un temps suffisamment long, non pas vraiment ces stimuli, mais plutôt le type de réactions qu’ils doivent entraîner. Les plantes ont des capacités que l’on n’imaginait pas. Il y a des plantes qui sont sensitives, comme le Mimosa pudica : ses folioles se replient quand on les touche. Toujours selon Mancuso, en plus de leur capacité à percevoir leur environnement, les plantes peuvent apporter des solutions aux problèmes écologiques actuels. Il écrit 7 : Les plantes sont intelligentes en ce sens qu’elles savent résoudre des problèmes. Par exemple, une plante qui se sent agressée par un insecte sécrète des substances qui vont inciter ses agresseurs à se manger entre eux ! Elles sont les vrais moteurs de la vie sur Terre : sans les plantes, la Terre serait comme Mars. Il faut protéger les forêts et les rendre intouchables ; nous sommes dépendants des plantes et les défendre, c’est nous défendre nous-mêmes.
La complexité des plantes n’est pas seulement de nature fonctionnelle, mais aussi géométrique, relative donc à la disposition de ses parties fondamentales dans l’espace et aux mécanismes morphogénétiques qui engendrent ses principales structures et textures. À ce propos, un point important qui doit être souligné, c’est l’impossibilité de décrire la forme et la structure complexe d’une plante par la géométrie élémentaire (euclidienne), alors que la géométrie hyperbolique permet de décrire de nombreux motifs que l’on observe 7. S. Mancuso, La révolution des plantes (2019).
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2. La Phyllotaxie étudie la géométrie (c’est-à-dire la disposition dans l’espace) des feuilles sur une tige, ou plus généralement sur les plantes, notamment la suite de Fibonacci et le nombre d’or (appelé aussi « divine proportion »). Si l’on observe par exemple le cœur d’un tournesol ou d’une pâquerette, on remarque deux types de spirales (que l’on nomme « parastiches »), les unes s’enroulent dans le sens des aiguilles d’une montre (sens indirect) et les autres dans le sens contraire (sens direct). Les deux spirales se superposent les unes sur les autres. Plus précisément, on a trente-quatre spirales dans le sens indirect et vingt et une spirales dans le sens direct. Le nombre des spirales dans les deux feuilles forme deux termes successifs de la suite de Fibonacci, 21 et 34 (c’est-à-dire une suite d’entiers dans laquelle chaque terme est la somme des deux termes qui la précèdent). Si l’on divise 34 par 21, on obtient 1,6180339887, qui est le nombre d’or. Désigné par la lettre grecque j, c’est un nombre irrationnel et il est l’unique solution de l’équation x2 = x + 1. Il vaut 1 + √5/2 ≈ 1,6180339887 (<https:// nombredortpebertillecelestinejustine.wordpress.com/2016/01/26/le-nombre-dor/>).
parmi les végétaux. De manière plus générale, la géométrie fractale est la plus adaptée à la description des structures arborescentes et en spirale présentes dans le monde végétal, et la raison fondamentale de cette corrélation est l’existence de la propriété caractéristique de l’invariance d’échelle, qui est commune à tous les objets fractals. Cette propriété montre que quand on regarde ces objets à l’échelle macroscopique ou microscopique, du tout ou du détail, on trouve la même structure.
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Remarques sur les plantes Avec les animaux et les mycètes (champignons), les plantes constituent l’un des trois grands groupes d’organismes multicellulaires dans lesquels les êtres vivants sont répartis. À ce jour, environ 400 000 espèces de plantes ont été identifiées. Contrairement aux animaux et aux champignons, les plantes sont des organismes capables de produire leur matière organique grâce au mécanisme de la photosynthèse qui se déroule dans les chloroplastes (des organites présents dans le cytoplasme des cellules eucaryotes, plantes et algues) à l’aide de pigments verts (chlorophylles). Les plantes sont des organismes vivants aussi complexes que l’homme, d’un point de vue biologique, physiologique, perceptif et adaptatif ; elles sont au moins aussi évoluées que les animaux. Il y a de nombreuses propriétés et comportements des plantes encore peu connus : le mimétisme, le système reproducteur, le système immunitaire, les processus de symbiose entre les plantes et les animaux, entre les plantes et les humains, la physiologie (rôle des couleurs et des parfums), les croisements entre les végétaux et les animaux (plantes carnivores…, trois familles de monocotylédones, tels les palmiers et les graminées, dont les embryons ne contiennent qu’une seule ébauche de feuille, à l’inverse des dicotylédones, présentent des formes primitives de carnivorie…). Il existe des processus surprenants de transformation et de transition d’un genre à un autre et d’une espèce à une autre : des animaux marins, tels les coraux, les anémones et les aplysies, se transforment en plantes par endosymbiose avec des algues chlorophylliennes (ce qui nous amène à revoir notre classification de ce que sont les « plantes » et les « animaux », et aussi à supposer qu’il existe des ensembles monophylétiques, c’est-à-dire qui regroupent un ancêtre commun et tous ses descendants). Les végétaux sont tout aussi adaptés que les autres organismes vivants, et survivront probablement aux animaux et a fortiori aux hommes. De fait, les animaux ont besoin des végétaux pour vivre (alimentation, environnement, etc.), alors que l’inverse n’est pas vrai ! On peut dire que cela avait déjà été en quelque sorte compris
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par Rousseau lorsqu’il écrivait, au tout début de ses Fragments de Botanique : La Botanique est la partie de l’histoire naturelle qui traite du règne végétal, et comme ce règne est le plus riche et le plus varié des trois, la botanique est la partie la plus considérable de l’étude du naturaliste.
Aujourd’hui on connaît mieux les raisons qui nous font dire que Rousseau avait vu juste. De nombreuses études récentes montrent clairement que les plantes, loin d’être inférieures aux animaux comme on le croit souvent, les dépassent dans bon nombre de domaines du monde biologique. Les quelques raisons que nous allons mentionner devraient clairement le montrer : • Les plantes sont capables de percevoir non seulement la lumière, mais la couleur de cette lumière. Elles concentrent et emmagasinent l’énergie, tandis que les animaux l’absorbent et la dispersent. • Les plantes produisent de l’énergie à travers la photosynthèse. En particulier, elles édifient 99 % de la biomasse des organismes multicellulaires, avec une très grande sobriété de moyens – trois types d’organes seulement, de l’eau et des excréments comme squelette –, et cette édification s’effectue par concentration d’énergie. • La cellule végétale est probablement plus perfectionnée que la cellule animale. De cette dernière elle réalise la quasi-totalité des fonctions en y ajoutant la clé de toute la biologie : la photosynthèse (le mécanisme par lequel l’énergie lumineuse en provenance du soleil est transformée en énergie chimique utilisée par les animaux et les humains.) Elle parvient pourtant à conserver sa totipotence, ce dont la cellule animale n’est pas capable. • Le monde végétal est le noyau même de la biodiversité, voire une condition indispensable de la diversité des cultures et des langues à travers la planète, partant de l’existence d’une pluralité de formes de vie. En plus, c’est une entité capable de créations esthétiques et artistiques, ainsi que de perceptions et d’actions ludiques. Il présente également une grande variété de signes qui sont interprétés par des êtres vivants du même règne ou d’autres règnes (animaux et humains) pour permettre toutes ces
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formes de mimétisme, d’association et de symbiose essentielles au développement et à l’évolution. • Le lien à la nature est vital. La biodiversité, notamment, nous est vitale pour l’entretien du corps et de l’esprit. Ce lien est à la fois proche et lointain : proche parce que la nature est notre corps même, notre physiologie complexe ; lointain parce que les expériences formatrices et ludiques que nous avons vécues en contact avec la nature reviennent constamment à la mémoire en revivifiant et en inspirant notre vie. Ce lien donne un sentiment d’équilibre profond, un équilibre joyeux. La relation à la nature est un lien qui construit la psyché humaine. C’est dans ce lien-là qu’on découvre une humanité faite de curiosité, bonté et respect. La plante et la fleur aident au bien-être. Elles ont une fonction thérapeutique tout autant que fonctionnelle. C’est leur langage spécial, fait de couleurs harmoniquement variées, de formes mélodieusement différenciées et de parfums singulièrement agréables, qui a une action bénéfique sur nous en nous apportant ce dont psychiquement nous sommes privés ou en magnifiant nos sentiments ou plaisirs, en somme notre bonheur. Autant de bonnes raisons qui font que nous devons nous intéresser aux plantes, au moins tout autant qu’aux animaux et aux humains. Or, pour cela il nous faut changer de perspective. Il s’agit d’abord de se placer au niveau d’une comparaison fructueuse qui montre en quoi les plantes diffèrent des animaux et en quoi ils se ressemblent. Ensuite, il faut comprendre pourquoi l’étude du végétal est importante pour élucider la question de la forme et de ses relations à l’espace et au temps, de la croissance et de la morphogenèse, du fonctionnement et de la communication cellulaires, de l’évolution, de l’appropriation d’énergies propres, de l’écologie et de la formation de sociétés humaines et animales spécifiques. Ainsi, il est temps de revenir à la botanique, notamment parce que les plantes, et plus généralement le monde végétal, reflètent plusieurs mécanismes généraux de la régulation et de la perception des systèmes vivants. En tout cas, les plantes en savent assez sur les secrets de l’action de la lumière et sur les profondeurs de la vie
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3. Michele Mulas, Bichromo Verde Rosso IV, 1992 (photo : Luciano Boi). Il s’agit d’un magnifique puzzle de puber æternum, résultat de son lent et attentif regard des systèmes vivants, qu’il conçoit comme des structures morphologiques chargées d’histoire, et dont les motifs s’agencent et se répètent entre eux pour s’adapter à leur genèse dynamique. C’est grâce à cette évolution, résultat d’un constant échange entre forces internes et substances venant du milieu, que ces mêmes motifs se stabilisent et donnent lieu à une forme caractéristique. On pourrait, de ce point de vue, établir une analogie avec ces « mystérieux » objets de la topologie contemporaine dont les diverses variations et autant de possibilités de changement ont tant fasciné certains mathématiciens, physiciens et biologistes, mais aussi des philosophes, des artistes et des architectes.
pour que nous en méconnaissions leur importance. Il nous faut désormais songer à une botanique qui prenne en compte la plante elle-même comme une forme de vie originale, comme un modèle en matière d’autonomie et de restauration de l’environnement. C’est alors qu’elle pourrait reprendre sa place au centre des sciences de la vie.
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La plante, vue non pas en tant que ressource économique, comme dans les sociétés industrielles, ou en tant que source d’énergie, comme dans les sociétés postindustrielles, mais bien plutôt comme élément essentiel d’une nouvelle phénoménologie et esthétique de la vie fondée sur une véritable recomposition de la ville et de la campagne et sur une pratique qui réconcilie le corps et l’esprit, les différents systèmes sensoriels en une pratique perceptive intégrée. La plante est un être vivant et un bien vital, avant tout pour notre bien-être physiologique, parce qu’elle permet une partie des réactions chimiques et métaboliques dont a besoin notre organisme, mais aussi pour nos possibilités d’imagination et de création, et enfin parce qu’elle peut nous apprendre beaucoup en ce qui concerne le respect des autres êtres vivants et sur le plan de la bonté humaine. Bibliographie Anderson P.W. (1972), « More is different. Broken symmetry and the nature of the hierarchical structure of science », Science, 177(4047), p. 393-396. Aristote (1993), De l’âme [De Anima], traduction inédite, notes et bibliographie par R. Bodéüs, Paris, Flammarion. Baldwin J.T. et Schültz J.C. (1983), « Rapid changes in tree leaf chemistry induced by damage : evidence for communication between plants », Science, 221, p. 277-279. Bergson H. (1907), L’évolution créatrice, Paris, Félix Alcan. Berque A. (1987), Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin. — (1996), Être humains sur la terre, Paris, Gallimard. Blandin P. (2010), Biodiversité. L’avenir du vivant, Paris, Albin Michel. Boi L. (2007), « Sur quelques propriétés géométriques globales des systèmes vivants », Bulletin d’Histoire et Épistémologie des Sciences de la Vie, 14, p. 71-113. — (2008), « Epigenetic Phenomena, Chromatin Dynamics, and Gene Expression », Rivista di Biologia/Biology Forum, 101, p. 405-442. — (2011), « Complessità, biodiversità ed ecodinamica : come tessere nuovi rapporti tra natura e cultura », in R. Barbanti, L. Boi et M. Neve (éd.),
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III L’électrome des plantes : une intelligence ancrée dans un corps, un milieu et un monde Marc-Williams Debono Il est digne d’observation que, dans toutes les langues, la majeure partie des expressions relatives aux choses inanimées est constituée de métaphores tirées du corps humain et de ses parties, et des sens et des passions de l’homme. Ainsi « tête » pour cime ou commencement, « face » et « dos » pour devant et derrière […] Tout cela est une conséquence de l’axiome que nous avons énoncé plus haut selon lequel « l’homme ignorant fait de lui-même la mesure de l’univers », puisque dans les exemples cités il a fait de lui-même un monde entier. De sorte que, si la métaphysique rationnelle enseigne que « homo intelligendo fit omnia » [l’homme, en comprenant, devient toutes les choses], cette métaphysique imaginative montre que « homo non intelligendo fit omnia » [l’homme, en ne comprenant pas, devient toutes les choses] ; et peut-être qu’il y a davantage de vérité dans la seconde affirmation que dans la première, car l’homme, lorsqu’il comprend, déploie son esprit et se saisit des choses, mais, lorsqu’il ne les comprend pas, il fait les choses à partir de lui-même, et, en se transformant en elles, il devient ces choses mêmes. Giambattista Vico (1668-1744).
La notion d’intelligence incarnée abordée par Giambattista Vico dans La science nouvelle fait apparaître, comme le montre fort à propos le philosophe Thierry Ménissier 1, le fait que « l’ignorance consciente 1. Publié, de même que la citation en exergue issue de Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations (1744), § 405 (trad. A. Pons,
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1. Aristolochia Gigantea, École Du Breuil (photo : M.-W. Debono).
d’elle-même apparaît comme un atout pour une intelligence des choses vécue et incarnée ». Il s’agit dans ce pamphlet d’une critique de l’académisme, et de montrer dans un cadre pédagogique ouvert sur l’imaginaire et le lâcher prise, comment Vico formule dans sa vision naturaliste et humaniste, une idée de l’intelligence sensible et fondée sur l’expérience corporelle, en opposition « aux défauts conjugués de l’intellectualisme et de la technocratie ».
Paris, Fayard, 2001), dans le blog de Thierry Ménissier : Philosophie et innovation, février 2013, <http://www.tumultieordini.com/article-pour-une-intelligenceincarnee-114986376.html>.
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La notion de cognition incarnée ou d’inscription corporelle de l’esprit présentée de façon beaucoup plus contemporaine par Francisco Varela (Varela, Thomson et Rosch, 1993) dans le cadre de la neurophénoménologie indique quant à elle avec force, non seulement l’absence de dualité entre le corps et le cerveau, mais leur indissociabilité. Il s’agit de prendre en compte là aussi un esprit qui fait corps au monde. Je situe pour ma part l’intelligence des plantes dans cette optique, mais détournée. À savoir que si dans un premier temps j’ai pensé à utiliser la même terminologie pour décrire la plasticité intelligente du corps végétal ou l’incarnation de ses aptitudes cognitives au sens varélien du terme, j’y ai renoncé du fait de sa connotation neurobiologique qui, comme le montre bien Jacques Tassin dans cet ouvrage, embrumerait le message. Or, il est crucial de bien définir ce que l’on signifie quand on parle d’intelligence ou de cognition végétale. C’est pourquoi j’ai préféré à la métaphore de l’incarnation, qui signifie en première intention la part charnelle d’une corporéité animale ou humaine, la notion d’ancrage qui me paraît faire directement écho à la vie de relation des plantes. Une plante neuronale ? Avant d’aller plus loin dans la description de cet ancrage du corps végétal et la façon dont nous pensons que certains mécanismes bioélectriques sont essentiels dans sa réalisation, revenons quelque peu sur l’origine du courant incontournable de neurobiologie végétale. Outre les découvertes emblématiques comme celle des acacias tueurs de koudous en Afrique du Sud (Hoven, 1991) ou de la communication sophistiquée entre les cimes des arbres ou entre les réseaux racinaires et les hyphes (Wood Wide Web), la naissance de cette nouvelle branche des sciences du vivant au début des années 2000 a eu des impacts considérables sur le champ de recherche entier de la botanique et de la biologie végétale, et bien au-delà sur un ensemble de disciplines des sciences humaines, à tel point que certains auteurs y voient la (re)naissance d’une philosophie du végétal (Hiernaux et Timmermans, 2018).
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De nombreux botanistes ont en effet fait bouger les lignes, avec quelques chercheurs emblématiques à leur tête, tels Anthony Trevawas pour le lancement du concept d’intelligence végétale, et surtout Stefano Mancuso et Frantisek Baluška (2009) qui l’ont initié 2. Cette initiative a donné lieu à des controverses appuyées (lettre d’Alpi et al., 2007) et s’est à juste titre recentrée sur l’étude de la signalisation et du comportement 3. À la clef, des découvertes marquantes en biologie moléculaire, en biophysique (récepteurs à la gravité, proprioception 4), en génétique ou encore sur l’apprentissage associatif avec les travaux de Monica Gagliano (2016), dont l’importance est aujourd’hui déterminante s’ils étaient validés par ses pairs. Comme cela a été décrit dans beaucoup de médias, les batailles portent essentiellement sur l’interprétation des faits scientifiques (personne n’attribue de cerveau aux plantes mais l’extrapolation de certains résultats dérange…) et la sémantique (anthropomorphisme ou abus de langage pour certains, neuronisation à outrance pour les autres, propos totalement déplacés pour les plus radicaux 5). Par exemple, le terme de synapse appliqué aux neurones par Sherrington à la fin du xviiie siècle est issu du grec σύναψις signifiant « ensemble » pour ce qui concerne son préfixe syn. et « toucher/saisir » pour son suffixe haptein, ce qui veut dire « connecter ». Étymologiquement, il n’est donc pas faux de l’appliquer au végétal, mais ce terme reste trop connoté pour avoir un véritable impact une fois appliqué aux jonctions racinaires des plantes, malgré les éléments expérimentaux convaincants qui sont présentés au niveau de l’apex racinaire (Baluška et al., 2010). On pourrait faire le même raisonnement à propos de beaucoup de termes empruntés au langage des neurosciences (cognition, conscience, émotions) qui gagneraient à être éclaircis. Cependant, comme dans le cas de l’intelligence des plantes, on s’aperçoit rapidement des limites du vocabulaire et de la pertinence de l’interrogation 2. Se reporter au prologue pour plus de références. 3. Ce qui a donné lieu à la naissance de la société et la revue internationale du même nom en 2009, ainsi qu’à nombre de travaux et de colloques sur le sujet. 4. Moulia et Fournier, 2009. 5. Référence à l’article de Taiz et al., 2019.
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initiale. Une alternative pourrait être de se poser la question en terme évolutif et de montrer la valence protoneurale, c’est-à-dire ayant précédé le mécanisme biomoléculaire neuronal, de certains réseaux bioélectriques à l’échelle de la plante (Debono, 2013). On pourrait ainsi, tout en constatant les homologies de fonctionnement du vivant, tenir compte de la divergence des règnes et de leur parcours évolutif respectif. Constatons enfin pour clore cette parenthèse sur la sémantique, que l’expression Wood Wide Web 6 pose en soi beaucoup moins de problèmes d’interprétation en ce que l’analogie avec notre internet est flagrante mais ne s’y substitue pas. Une plante neuronale ? Assurément non, si l’on s’en tient à ses différences plutôt qu’à ses analogies avec le monde animal. Il s’agit donc à présent de ne pas polémiquer, ces considérations n’étant pas nouvelles en soi, qu’il s’agisse des botanistes héritiers d’une longue tradition taxonomique, à commencer par Darwin lui-même (1881), des physiologistes végétaux proches de par leur méthodologie de la biologie animale, des différentes écoles de philosophes et des traditions anthropologiques ou médicinales non occidentales – notamment amérindiennes ou extrêmes orientales – ayant un rapport charnel ou culturel aux plantes et aux arbres totalement différent du nôtre. La plasticité mésologique du corps végétal Revenons à présent au cœur du sujet. Que sont avant tout les plantes sinon des corps enracinés dans la terre puisant leur énergie directement de la lumière et à la source de l’atmosphère que nous respirons, comme l’indique justement Emanuele Coccia (2016) ? Sont-elles séparables de ces éléments fondamentaux et auraient-elles pu évoluer différemment d’une logique non basée sur le mouvement ? Peuvent-elles s’abstraire des conditions drastiques de l’environnement et renoncer à appartenir ad vitam aeternam à un écosystème donné ? 6. Terme né des échanges entre le Dr Suzanne Simard sur les relations planteschampignons et l’ingénieur forestier Peter Wohlleben, auteur du best-seller La vie secrète des arbres, Paris, Les Arènes, 2017. À voir également les travaux de Merlin Sheldrake (Cambridge, Panama, 2011).
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2. Cucurbitacées, Potager extraordinaire, Vendée, France (photo : M.-W. Debono).
À l’évidence, non. C’est pourquoi, je propose la notion d’intelligence ancrée à leur égard. Une intelligence ancrée dans un corps, dans un milieu et dans un monde, mieux, faisant corps au monde. Dans ce sens, apparaissent à la fois le topos (inscrit dans une géographie donnée) et les liens écosystémiques comme mésologiques (inscrits dans un umwelt ou un milieu singulier) 7. Nous décrivons donc une entité végétale
7. Le géographe orientaliste Augustin Berque situe la mésologie comme la science des milieux face aux sciences dites de l’environnement ou aux perspectives écologiques classiques. Plus précisément, il définit un rapport d’empreinte-matrice avec le milieu suivant les travaux de Leroi-Gourhan (1964), spécifiquement écouménal au plan humain, qui prend en compte l’évolution trajective d’un processus entre un sujet et son umwelt. Cf. le colloque de Cerisy autour d’Augustin Berque : M. Augendre, J.-P. Llored et Y. Nussaume (dir.), La mésologie, un autre paradigme pour l’anthropocène ?, Paris, Hermann, 2018.
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faisant corps à un milieu et à des écosystèmes interactifs 8 (planteplante ou interespèces) qui fait preuve de capacités de perception, de mémorisation, d’apprentissage et a des stratégies de communication intelligentes. Entité qui agit autant qu’elle est agitée par ce milieu, qu’il soit symbiotique, mimétique, extrême ou fait de terres rares. Un milieu toujours situé où la plante devra non seulement s’adapter, mais faire preuve d’ingéniosité, de perception active 9 à incidence sensitive, somatique, motrice ou communicationnelle. La plante ancrée dans le sol est donc sans cesse et plus que tout autre organisme vivant traversée par ces stimuli, souvent stressants et nocifs pour sa croissance ou son développement, ainsi que par des flux d’information sensoriels, dont on verra qu’ils sont en grande partie de nature bioélectrique. Elle ne peut donc qu’interagir directement avec eux et développer des stratégies pour les éviter ou au contraire faire corps avec eux. Plus encore, elle est probablement capable à un certain niveau sur lequel nous avons des hypothèses de travail (Souza et al., 2017), de les discriminer, les gérer, voire les singulariser dans un écosystème déterminé. En ce sens, on peut parler de plasticité dynamique du vivant, de sujet agissant (de manière intra et interspécifique) et d’une véritable biosémiotique, autrement dit, au premier degré, d’une intelligence ancrée chez les plantes. Cette position, plutôt que de décrire stricto sensu une « plante neuronale » dont les attributs, en partie justifiés, ont largement été développés par le courant quasi révolutionnaire de la neurobiologie végétale 10, s’inscrit dans le contexte plus large d’une perspective écophysiologique ou de plasticité mésologique (Debono et Souza, 8. M.-W. Debono, Plasticité évolutive et écosystèmes interactifs : stratégies de communication végétale, séminaire du Muséum (MNHN, ED 227), Paris, 16-18 mai 2017. 9. M.-W. Debono, Perception et plasticité active du monde, Mésologie de la perception, séminaire EHESS, Paris, 2016. 10. Dans la mesure où, sans lui, nous ne serions pas là, avec de si nombreux auteurs venant de toutes disciplines scientifiques (fondamentales comme humaines) à tenter de comprendre et dialoguer autour de l’intelligence des plantes. Sur le plan épistémologique, ce courant a provoqué a minima l’émulation et une profusion de publications, et à y voir de plus près un petit raz-de-marée en botanique et chez
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2019). Il s’agit en effet pour nous de considérer non pas une planteobjet, mais une plante-sujet inscrite dans un écosystème et un milieu particuliers. Une plante comme interface écoplastique, dont les sens, telle la proprioception (Moulia et Fournier, 2009), sont liés à un corps végétal agissant, fût-il en grande partie statique, divisible, sessile et enraciné ! Une plante plurielle aussi, dans la mesure où on ne peut pas parler d’individu au sens étymologique du terme, mais qui est capable de tirer parti des éléments qui la composent et l’entourent, au point qu’ils font partie d’elle. D’où la description du comportement intelligent du système plante-milieu et d’une intelligence à la fois « corporée » et incorporée, hautement sensible et réactive au milieu. La notion de plasticité active du corps végétal que je décris ici signifie donc que la plante est motrice dans ces liens avec le milieu et ne fait pas que les subir. Elle a à sa disposition une plasticité adaptative comme phénotypique 11 héritée de millions d’années d’évolution, et malgré les fortes contraintes de l’environnement qui pèsent sur elle, des facteurs de réactivité non négligeables, relevant a minima de l’intelligence du vivant, mais surtout d’une unité comportementale avérée. Elle s’inscrit par ailleurs dans une perspective mésologique, assimilée à une science des milieux par opposition aux sciences de l’environnement. Située entre l’écologie et la phénoménologie, cette discipline a en effet selon Augustin Berque 12 pour sujet l’étude des liens singuliers qui s’établissent entre les organismes vivants et leur milieu immédiat, ne se limitant pas un très grand nombre de chercheurs en biologie végétale, en écologie évolutive, mais aussi en anthropologie ou en philosophie. 11. Ce type de plasticité est fondamental pour la plante. Elle s’exprime de différentes manières comme par exemple la mise en jeu de protéines dites homeobox ou l’auto-inhibition de la navigation de certaines racines afin d’augmenter leur performance globale tout en diminuant les allocations de ressources nécessaires. 12. Au début du xxe siècle, « milieu » était synonyme d’environnement en tant que donnée objective brute et mesurable. Lire les nombreux ouvrages d’Augustin Berque sur le sujet, dont La mésologie, pourquoi et pour quoi faire, Paris, PUF, 2014 et le récent Glossaire de mésologie, Bastia, Éd. Éoliennes, 2018 qui définit chaque terme mésologique.
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aux niches ou à l’adaptation darwinienne, mais prenant en compte la dimension paysagiste, biosémiotique et ontologique de ces liens. Elle se rapproche de l’écophysiologie, discipline scientifique intégrant les réponses comportementales et physiologiques des organismes vivants dans un contexte environnemental donné et cherchant à comprendre comment les populations humaines, animales et végétales font constamment face aux contraintes de leur milieu, tout en ayant des spécificités propres. En effet, la posture mésologique de Berque se fonde sur les travaux du naturaliste Jakob von Uexküll, fondateur de l’éthologie et précurseur de la biosémiotique, qui s’est démarqué du dualisme mécaniciste en faisant une distinction fondatrice entre l’Umwelt (le milieu, le monde ambiant) et l’Umgebung (les données brutes de l’environnement) 13 et de Watsuji Tetsurô qui introduit parallèlement au Japon le concept de fûdosei 風土性 en tant « moment structurel de l’existence humaine ». Berque y ajoute la notion importante de trajection (en référence à la chora de Platon – à la fois empreinte et matrice – et au tetralemme indien) entendu comme le processus qui produit l’état de médiance (traduction du couplage dynamique entre l’être et son milieu). Selon Berque, « c’est la saisie de l’Umgebung en tant qu’Umwelt, autrement dit, c’est l’en-tant-que par lequel la Terre est saisie (par les sens, l’action, la pensée, la parole) en tant que monde ». Il s’agit donc de décrire le milieu singulier comme ce qui est propre à une espèce donnée et a une valeur existentielle marquée pour le sujet, contrairement à l’environnement qui a une valeur universelle. Pour Berque, « un milieu est relatif à un sujet, et un sujet relatif à un milieu. Aucun des deux n’existe en soi, i. e. substantiellement ». En d’autres termes, la réalité n’est ni simplement objective, ni simplement subjective, mais trajective. Plus précisément, Berque explique 13. Pour lui, le milieu est singulier pour le sujet (ou une espèce donnée : exemple célèbre de la tique), tandis que l’environnement est un objet universel porté par le regard d’un observateur abstrait. Entre le milieu et l’être concerné s’exprime un « contrepoint » (Kontrapunkt) ou un « contre-assemblage » (Gegengefüge), qui fait que les deux termes sont fonction l’un de l’autre.
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que « cette saisie est analogue à une prédication, dans laquelle la réalité mésologique (qui est la réalité tout court pour l’être considéré) peut se représenter par la formule : r = S/P, où r est la réalité, S le sujet logique, l’oblique l’en-tant-que et P le prédicat (ce qui est saisi de S, i. e. le monde) ». L’idée de plasticité mésologique est née suite à une présentation du concept de plasticité à un séminaire de l’EHESS s’intéressant aux liens entre mésologie et perception (Debono, 2016 14). Berque émet peu après dans une discussion philosophique ouverte l’hypothèse que la plasticité s’immisce dans l’en-tant-que (la barre oblique) de la formule méso-logique majeure r = S/P ; l’en-tant-que égalant la trajection : « ce mouvement par lequel il y a “subjectivation” de l’environnement et environnementalisation du sujet 15. » Or, si on revient en effet à la définition que je donne au concept épistémologique de plasticité 16, il répond bien à ces prérogatives trajectives, dans la mesure où il s’articule autour de trois valeurs : 1) la plasticité considérée comme une propriété fondamentale de la matière ; 2) sa capacité universelle de liage ou d’articulation irréversible de couples fondamentaux (notion d’interface plastique : forme vs matière, formé vs informé, objet vs sujet…) ; 3) son action directe au point d’ancrage de dimensions ou d’expressions irréductibles (formation de complexes plastiques incluant le sujet dans la plasticité du monde) (figure 3).
14. M.-W. Debono, Perception et plasticité active du monde, Mésologie de la perception, séminaire EHESS, Paris, 2016. Voir M.-W. Debono, 2013 et Nicolescu et Ertas (éd.), 2014. 15. A. Berque, Plasticité mésologique ?, Blog PhiloENP, août 2016. 16. Voir les publications de l’auteur relatives à l’avancée de ce concept dans <http://www.plasticites-sciences-arts.org/epistemologie-plasticite-concept/> et en particulier pour ce qui concerne le sujet de la plasticité mésologique : Enjeux épistémiques du concept de plasticité : le monde du vivant, Forme et fonction : morphogenèse, épigénétique, évolutionséminaire, séminaire EHESS, Paris, février 2017 ; Conceptualiser l’organisme et son rapport au milieu : la mésologie ou la plasticité évolutive, séminaire de l’ED 227 du Museum MNHN, Paris, mai 2019 ; Debono et Souza, 2019.
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LE CONCEPT DE PLASTICITÉ UNE INTERFACE PLASTIQUE qui peut être matérielle ou vivante (dans notre propos : la plante joue ce rôle). UN LIAGE ACTIF dont les propriétés sont l’irréversibilité (contrairement à l’élasticité) et la complexion (au sens non pas de complexité mais de complexus ou de formation d’agrégats). Par exemple, les complexes MFP (matière-forme-plasticité) ou NMP (neural-mental-plasticité) où la plasticité est incluse. UN PROCESSUS TRANSVERSAL Co-construction, lien ternaire, trajection. 3. Présentation simplifiée du concept épistémologique de plasticité.
Plus généralement, tous les êtres vivants sont impactés par l’évolution à différentes échelles (figure 4). Cela peut impliquer des mécanismes co-évolutifs et des rapports nature-culture bijectifs. Ces mécanismes pourraient être mieux cernés en intégrant le sujet comme prédicat et l’en-tant-que comme une réalité véritablement trajective. Au-delà de la théorisation de la plasticité mésologique, le message simple que je veux porter ici en parlant d’intelligence ancrée à propos des plantes, c’est qu’elle regarde en première intention un corps végétal en symbiose avec son milieu, et par extension le monde qui l’inclut. NIVEAUX D’ORGANISATION SYSTÉMIQUES Évo-dévo : Plasticité Phylogénénétique/ontogénénétique/épigénétique. Macro : Développement des populations et/ou des caractères acquis. Micro : À l’échelle de l’individu. Méso : Notion d’empreinte-matrice, d’être-milieu et d’écoumène (pour l’humain). Éco : Écosystèmes interactifs, biocénose, biotope. 4. Échelles impactant l’entité corps-milieu-monde.
Rôle de l’électrome : la dimension électrique de la vie des plantes Les plantes comme interfaces plastiques et écosensibles Dans la droite ligne du constat mésologique que l’on vient d’établir, il faut imaginer les plantes comme des interfaces plastiques par excellence – et plus spécifiquement des interfaces écoplastiques – dont
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5. Dandelion © Michael Gaida/Pixabay.
le corps est enraciné dans la terre, la tige et les feuilles en contact avec l’air et l’eau, et où les réseaux racinaires en contact les uns avec les autres sur de grandes superficies, définissent un écosystème interactif avec le milieu et les autres espèces. C’est pourquoi nous parlons de plasticité active du corps végétal au sens de Gibson (1966) et d’une forme d’intelligence ancrée de ce corps sensitif. Le lien ternaire corps-milieu-monde a ainsi pour la plante, plus que pour tout autre organisme vivant, un impact direct sur sa croissance et son développement. Son enracinement au sol et son lien permanent avec un milieu singulier et une atmosphère singulière, pour paraphraser Coccia, définissent un cadre paradoxal : à la fois extrêmement contraint – absence de mouvement et soumission aux stress permanents de l’environnement – et ouvert sur le monde. Comment la plante réussit-elle à déjouer tous les pièges, à s’adapter aux conditions extrêmes et à tirer le meilleur parti de l’écosystème qui la compose ? Autrement dit, la plasticité adaptative, à ne pas
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confondre, comme le soulève justement Quentin Hiernaux dans son chapitre, avec l’adaptation héritable, relève de modifications comportementales en réaction à une situation particulière et nouvelle, ou d’une forme d’apprentissage ou d’intelligence ancrée telle que je la décris. Elle requiert dans certains cas beaucoup plus qu’une adaptation darwinienne, en ce sens qu’elle a la capacité de jouir d’une réactivité hors du commun et d’un réseau relationnel ou communautaire étendu, autrement dit d’une forme d’intelligence collective liée à l’espèce ou à la communication avec d’autres espèces végétales ou animales. D’où des comportements cohérents, autonomes et complexes impliquant la plasticité individuelle de corps végétaux synchronisés ou de populations entières d’entités en résilience… Or, s’il est un élément qui est susceptible d’assister considérablement ces « corps intelligents 17 », c’est la dimension électrique de la vie ou l’électrome (Toledo et al., 2019). Elle est considérable et passe souvent inaperçue, alors que tous les êtres vivants sans exception sont régulés par des mécanismes de signalisation en grande partie électrogènes 18, et qu’on peut dire pour schématiser que nous sommes tous des piles vivantes ! À titre d’exemple, l’émission de potentiels d’action enregistrables au niveau cellulaire précède très souvent l’activité physiologique elle-même : c’est le cas de la motricité et/ou de certains phénomènes de turgescence chez les plantes (Pulvini du Mimosa pudica), et à un autre niveau, de la préparation motrice chez l’homme (sportifs de haut niveau en particulier). Au niveau d’intégration cérébrale qui fait appel à des réseaux neuronaux spécifiques, le fait de penser à un mouvement active les zones de représentation cérébrale, même si ce mouvement n’est pas effectué. On pourrait multiplier les exemples. Là encore, l’émission d’activités bioélectriques et leur transmission à courte ou longue distance sont primordiales 17. Expression relevée dans un article de S. Faure dans Libération suite à une interview avec le philosophe Quentin Hiernaux, avril 2019. 18. Ils forment, en dehors de la communication chimique, des réseaux d’information à longue distance complexes et incluant des mécanismes de biofeedback auxquels s’ajoute la communication intercellulaire (formant via les plasmodesmes des symplasmes où toutes les cellules végétales sont reliées entre elles).
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et précèdent la plupart de nos actions. Il en est de même chez les plantes avec des différences notoires de traitement de l’information, essentiellement liées à leur temporalité (le mouvement existe mais y est majoritairement plus lent) et à la nature des traitements ou réponses apportées. Toutefois, la panoplie de récepteurs membranaires mise en jeu comme le traitement bioélectrique des informations suivent logiquement le même schéma, avec des spécificités liées aux espèces et à l’évolution divergente qui a séparé les deux règnes, même si elle n’est pas aussi tranchée qu’on le pense généralement (Selosse, 2012). Électrophytogrammes et vie de relation de la plante Notre hypothèse scientifique, à l’origine empirique, puis basée sur des travaux pionniers en électrophysiologie végétale montrant la présence expérimentale de variations électriques spontanées de bas voltage permanentes baptisées électrophytogrammes ou EPGs chez Kalanchoe D. (Debono et Bouteau, 1992) a d’emblée posé la question du rôle de ces potentiels dits « de surface » dans la vie de relation de la plante. Question inaudible dans les années 1990 19, mais qui prend tout son sens et trouve de nouvelles perspectives aujourd’hui. Elle a en effet donné lieu à une publication dans la revue Plant Signaling & Behavior (2013, figure 3), resituant dans le contexte actuel la validité et le rôle potentiel des enregistrements d’EPGs (Debono, 2013 ; Debono et Souza, 2019) sur le plan de la vie de relation de la plante et de ses systèmes de perception active. La question à se poser était donc : par quels mécanismes les plantes sont-elles capables d’analyser
19. À cause de différents facteurs, dont l’impact négatif et durable pour l’ensemble de la recherche en électrophysiologie végétale liée à la sortie très controversée du best-seller de Peter Tompkins et Christopher Bird, La vie secrète des plantes en 1975, accordant aux plantes des pouvoirs extrasensoriels sur la base des expérimentations non scientifiquement validées d’un ancien agent de la CIA, Cleve Backster. Comme toute une génération de biologistes étudiant sérieusement les analogies entre ces variations extracellulaires spontanées et leurs pendants chez l’animal ou l’homme (EEG), j’ai pratiqué une forme d’autocensure durant des années suite à ce que l’on appellera l’effet Backster, jusqu’à tomber fortuitement (ou grâce à une certaine sérendipité) en 2012 sur l’existence du courant de neurobiologie végétale.
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Dynamic protoneural networks in plants M.-W. Debono, « A new approach of spontaneous extracellular potential variations », Plant Signaling & Behavior, vol. 8, issue 6, 2013.
6. Activités électrophytographiques (EPGs) enregistrées chez Kalanchoe daigremontiana (M.-W. Debono, « Variations spontanées microvoltées et spikes isolés enregistrés dans la tige de Kalanchoe D. suivis d’un train d’oscillations ou de spikes induits par un stimulus mécanique (B-G) », Plant Signaling & Behaviour, Taylor & Francis Publishers, 2013).
et de scruter en permanence l’espace et le milieu qui les entoure ? Seconde interrogation : comment les plantes parviennent-elles à trier ces signaux et ne sont-elles pas saturées par ces informations ? La réponse apportée à la lumière de nos travaux est que c’est possible grâce à l’émission spontanée ou évoquée de ces activités bioélectriques « miniatures », qui ne sont pas du « bruit », contrairement à ce que l’on aurait pu penser, mais au contraire de probables systèmes de veille, de réactivité et de filtrage discriminatoires efficaces face aux stimuli et aux stress permanents que la plante fixée au sol ne peut que subir (Souza et al., 2017). Plus généralement, on peut se demander, eu égard à cette découverte, si la réactivité des plantes se limite à un processus purement adaptatif et à des tropismes, ou si elle possède une sensibilité exacerbée au milieu ? Autrement dit, la capacité de gérer des signaux d’alerte tout en préservant une croissance optimale et l’équilibre de la relation plante-milieu-monde ? Et si c’est bien le cas, de constituer, en se
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propageant via les réseaux bioélectriques synchronisés des tissus répartis sur l’ensemble du corps végétal, l’expression d’une véritable altérité végétale, avec ses propres codes et identifiants ? Nous penchons vers cette hypothèse, en assimilant les plantes à des interfaces plastiques de nature « électromique » (Debono et Souza, 2019) insérées dans des écosystèmes interactifs. Elles y figurent des entités biosystémiques complexes, situées, et accumulant de la connaissance au sens cognitif du terme, si on se réfère aux travaux de Maturana et Varela (1980) sur l’autopoïèse. Le corps végétal en lien avec un milieu singulier pourrait ainsi être capable d’avoir un accès à l’expérience et potentiellement de co-construire un monde intelligible autour de lui, ou tout du moins une réalité significative via un ensemble d’interactions réciproques, émergentes et confluentes. Grâce à un ensemble de modalités sensorielles adaptatives impliquant une liaison perceptuelle permanente avec le milieu et l’environnement, un état global de réceptivité voire une forme d’écopsychologie pourrait émerger de cette relation dynamique non linéaire entre l’émetteur et le récepteur, expliquant en aval, sinon des capacités d’apprentissage, tout du moins le comportement agentif et intelligent constaté à l’échelle de l’observateur. Ce modèle totalement nouveau d’une plante assimilée à une unité écoplastique autonome alimentée par l’électrome, nous paraît opérationnel et assez réaliste pour décrire la façon dont les plantes perçoivent et traitent en temps réel à leur profit, et pour pallier les situations d’urgence, les données environnementales (Debono et Souza, 2019). La dynamique de l’électrome L’électrome, terme adopté par Souza et al. (2017), en analogie au biome ou au génome, décrit en effet la totalité de la dynamique ionique à différentes échelles d’organisation de la plante. Elle engendre une activité électrique constante 20, autrement dit l’ensemble du spectre 20. Conséquence du mouvement de particules chargées électriquement et de l’émission de champs électriques en partie dus aux gradients électrochimiques formés. Il faut y ajouter l’action de charges mobiles et immobiles impliquant des
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bioélectrique entourant le vivant 21. Chez l’animal ou l’humain, ces activités sont corrélées entre elles via un système nerveux intégré et hautement spécialisé. L’activité intracellulaire de neurones unitaires ou de récepteurs individuels de ces neurones (canaux ioniques) peut ainsi être directement reliée à celle d’une structure cérébrale et à l’ensemble du cerveau, dont l’électroencéphalogramme ne représente rien d’autre que la sommation algébrique. Le résultat mesurable en sera le recueil d’un tracé microvolté complexe (EEG) représentant l’ensemble de ces activités sous-jacentes qui est corrélable aux activités de veille, de sommeil et de rêve de l’individu. À cela peuvent s’ajouter l’émission de potentiels bioélectriques synchronisés en réseau lors de la sollicitation de certaines activités physiologiques comme l’éveil, la concentration, les émotions (système limbique) ou la mémoire (hippocampe notamment). Les variations spontanées de faible amplitude ou EPGs que j’ai enregistrées au niveau des tiges et des feuilles de Kalanchoe D. ne sont à l’évidence pas reliées à un système intégratif évolué dans la mesure où il n’y a pas de cerveau chez les plantes. Cependant, elles présentent des caractéristiques bioélectriques voisines en termes d’amplitude des signaux (mais pas de temporalité ; elles sont nécessairement plus lentes) ainsi que de décours spontané (ou évoqué). Mon hypothèse, formulée très en amont des découvertes actuelles, est qu’elles ont forcément un rôle physiologique à jouer dans la vie de relation de la plante (Debono et Bouteau, 1992). Ces résultats, recontextualisés en 2013 dans Plant Signaling and Behavior (Debono, 2013) n’ont été validés que récemment par des équipes indépendantes (Masi et al. en Italie en 2009 et Saraiva et Souza et al.
polymères ou des macromolécules, des pompes électrogènes ou encore des flux électroniques au niveau des chloroplastes et des mitochondries. Voir les articles de Saraiva et al., de Souza et al. (2017), ainsi que la revue complète consacrée à l’électrome de De Toledo et al. (2019), tous référencés dans ce chapitre. 21. De l’échelle locale cellulaire et intercellulaire (plasmodesmes : communication à courte distance) à l’échelle des réseaux tissulaires, organiques ou de la plante entière (réponses systémiques, communication à longue distance).
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au Brésil en 2017) produisant sur des modèles et avec des technologies différentes 22 le même type de tracés électrophysiologiques. Une collaboration s’est en effet établie sur cette base avec l’équipe de Souza et ses collaborateurs à l’université de Pelotas au Brésil, qui a émis une hypothèse sur le rôle et le mécanisme d’action des EPGs au niveau de la plante entière qui a retenu mon attention. La captation permanente de signaux externes du même type que les EPGs reproduite dans leurs expériences réalisées sur des pousses de soja soumises à un stress osmotique (Saraiva et al., 2017), a en effet montré à la fois la présence de variations bioélectriques spontanées de bas voltage et l’apparition d’oscillations pointues (de spikes) suivant une loi de puissance 23 qui pousserait l’électrome vers un état critique auto-organisé (SOC ou Self-organized-criticality), uniquement après stimulation. Cet état global (émission permanente d’activité électrique spontanée et de phénomènes oscillatoires en réponse à certains stimuli) permettrait aux végétaux de discriminer et de gérer les stimuli de l’environnement (apport hydrique lors d’une sécheresse, nouvelles conditions climatologiques, interaction avec les espèces voisines, choc osmotique, stress…), afin d’assurer à la plante une croissance optimale dans son milieu. Les EPGs et la dynamique de réseau systémique et protoneurale qu’ils engendrent, seraient donc à cette échelle le reflet bioélectrique de nombreux processus métaboliques ou comportementaux des plantes. Tandis que l’électrome, présentant une activité électrophysiologique très corrélée dans son ensemble 24, indique le traitement d’informations 22. Masi et al. ont utilisé la technique de multi-électrode array (MEA) couvrant, grâce à la présence d’un nombre considérable d’électrodes sur une petite surface, la présence d’activités bioélectriques oscillatoires spatiotemporelles synchronisées sur de grandes surfaces tissulaires. Saraiva, Souza et al. ont fait des mesures de type EEG en haute résolution avec étude de spectres, de la dynamique non linéaire et des mesures d’entropie en conditions standard et de stress. 23. Relation mathématique entre deux quantités qui suit des lois et des seuils déterminés. 24. En effet, dans le protocole expérimental utilisé par Saraiva et al. (2017) déjà cité, l’analyse mathématique des autocorrélations montre clairement que le signal n’est pas du bruit blanc et que son comportement est différent avant et après stimulation
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complexes émergeant de différents processus temporospatiaux se propageant au niveau de la plante entière. Les travaux de Souza et al. (2017) montrent que les différents stimuli de l’environnement peuvent altérer certaines caractéristiques de la dynamique temporelle de l’électrome, dont son niveau de complexité, ce qui est en faveur de l’existence potentielle de processus cognitifs en interaction avec le milieu chez la plante, tels que précédemment définis. Autre point important soulevé dans notre article commun récemment paru, ils pourraient constituer des marqueurs précoces d’activité utilisables en agronomie par exemple et/ou des outils de diagnostic rapide (type kit EPG) de l’état de santé global de la plante, voire de dresser le profil électrique d’une espèce, d’un organisme ou d’un individu donné. Outre qu’ils seraient de précieux outils de diagnostic sur le niveau de réactivité des interfaces écoplastiques que sont les plantes, les EPGs nous renseignent également sur le couplage dynamique s’opérant entre la plante et le milieu via les SOCs, qui les aident probablement à prioriser ou mieux gérer l’afflux permanent de stimuli de tous ordres (signifiants ou non, dangereux ou non…). Autrement dit, il s’agit de choix opérationnels pour la plante vue en tant que sujet inscrit dans un milieu-monde et d’une forme d’intelligence ancrée (IA 25), nécessaires autant à sa survie qu’à sa capacité de répondre efficacement et rapidement aux stimuli de l’environnement. Enfin, la signature de l’électrome, soutenue par l’ensemble des activités bioélectriques d’une plante donnée, et en particulier ses EPGs, est probablement un facteur d’unité de comportement pour (génération d’oscillations). Les analyses de corrélations croisées sont négatives, tandis que la dynamique de l’électrome de chaque plante avant et après les chocs osmotiques appliqués montre des patterns différents. Les spectres de densité de puissance effectués au niveau des d’oscillations ou pointes enregistrées après la stimulation osmotique montrent différents types de bruits colorés et une distribution suivant la loi de puissance. L’association des SOCs et de cette distribution, ainsi que la stabilité de l’ensemble indiquent qu’on a affaire à des systèmes dynamiques complexes. Enfin, un effet mémoire et une corrélation temporelle sur de grandes échelles sont observés à ce niveau, indiquant une signature spécifique pour chaque électrome. 25. IA si on osait, sans le déformer, utiliser cet acronyme totalement lié à l’intelligence artificielle.
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elle et ses congénères ou d’autres espèces avec qui elle est en interaction. Ce point est fondamental dans notre approche car il pourrait permettre une cohésion ou une unité d’action dans différentes conditions environnementales, et en aval expliquer la nature cognitive ou le comportement intelligent des plantes. À l’échelle des populations, il pourrait également concerner des stratégies plus fines ou complexes relevant de comportements collectifs résilients ou empathiques. Conclusion : une intelligence ancrée Si une intelligence végétale était détectée, elle serait donc pour nous attachée à sa capacité d’activation d’une boucle perception-action en interaction étroite avec le milieu où elle croit. Elle demanderait un accès à l’expérience 26 via des systèmes de perception actifs ou d’affordance (Gibson, 1966, 1977), comme une écoperception du monde environnant. Parmi l’ensemble des activités physiologiques de la plante, le continuum bioélectrique assuré par la dynamique complexe de l’électrome à l’échelle des différents tissus organiques 27 est prééminent. Le rôle spécifique que nous attribuons aux « potentiels de surface 28 » ou variations macroscopiques spontanées de bas voltage caractéristiques des EPGs est ici mis en exergue. Il est fondamental pour la plante entière, car il lui permet vraisemblablement de déterminer par un écrêtage de seuil et la gestion de systèmes critiques auto-organisés (SOC), notamment en conditions de stress,
26. Accès pouvant correspondre au terme anglo-saxon awareness dans certaines de ces acceptions, impliquant, non pas tant un système forcément conscient qu’un système sensible capable d’accumuler des connaissances et de traiter les informations en interaction avec le milieu. Cette plasticité active a la potentialité d’engendrer un schéma d’interprétation du monde extérieur. 27. Notamment au niveau symplasmatique, du phloème, des plasmodesmes et du système vasculaire. 28. Ce terme est mis entre guillemet car s’il est parlant pour expliquer ces activités par rapport aux autres émissions bioélectriques de la plante, il a une signification précise qui n’est pas celle-là en électrophysiologie. Se référer aux publications scientifiques dans ce domaine pour ceux qui veulent approfondir la question.
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les stimuli pertinents de l’environnement pour assurer sa croissance, sa communication et ses échanges avec le milieu 29. Ainsi, outre son rôle essentiel de source d’énergie et de maintien des écosystèmes, la plante est une interface plastique à la fois médiale (lien indissociable entre un corps organique et son milieu) et trajective (capable de traverser et d’aller au-delà de sa propre identité) qui utilise l’électrome comme vecteur principal. Son intelligence ancrée dans un milieu en fait une matrice organique au comportement autonome que des disciplines comme l’écophysiologie ou la mésologie, c’està-dire la capacité des systèmes vivants à évoluer « intelligemment » dans un espace donné, peuvent étudier avec acuité. Cet ancrage du corps végétal met de plus en avant le plan somatique et les potentialités que cela ouvre en termes d’organisation somatotopique ou de cartographie énactive. Position appuyée par les récentes découvertes en épigénétique, en sciences cognitives et en écosystémique. Sachant que les processus d’apprentissage et de mémoire améliorent la réactivité d’adaptation et la fitness des plantes dans un environnement en constante mutation, on peut en effet raisonnablement poser que le rôle de ce que l’on considérait encore depuis peu comme du bruit de fond à propos des biosignaux de type EPG est en réalité crucial pour traiter et réagir en temps réel aux assauts climatiques et aux flux permanents d’informations sensorielles qui assaillent les plantes. Il s’agit en conséquence d’une nouvelle grille de lecture « électromique » des écosystèmes interactifs, qui ouvre des voies quant à l’évaluation des niveaux d’apprentissage perceptif et des comportements complexes en favorisant la communication entre mêmes espèces ou espèces différentes. En résumé, la plasticité active du corps végétal s’exprime de façon abrupte dans le monde du vivant au travers d’une intelligence ancrée au premier degré, car il s’agit avant tout d’un corps enraciné dans la 29. La plante doit gérer en permanence toutes sortes de stimuli biotiques ou abiotiques, de symbionts potentiels, de conditions environnementales changeantes et stressantes, de besoins urgents de nutriments, d’attaques pathogènes, parasitaires ou microbiennes. Cela présuppose une reconnaissance de soi dans un milieu compétitif, des analyses bénéfice/coût, des capacités d’internalisation et de choix parmi les informations recueillies (améliorer ses ressources, croître de façon optimale, éviter le danger, les colonisations, etc.) et de résolution de problèmes dans un milieu donné.
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terre, mais aussi dans un milieu singulier. Rapport plante-milieu qui a une capacité d’interaction bien plus importante qu’on le pensait, en partie grâce à la dimension électrique de la vie. En émergent des comportements intelligents ou que l’on peut analyser comme tels, et la nature cognitive des plantes entendue comme processus de connaissance ouvert sur la plasticité du monde. Bibliographie Alpi A. et al. (2007), « Plant neurobiology : no brain, no gain ? », Trends Plant Sci., 12, p. 135-136. Baldwin I.T. et Schultz J.C. (1983), « Rapid changes in tree leaf chemistry induced by damage : evidence for communication between plants », Science, 221(4607), p. 277-279. Baluška F., Mancuso S., Volkmann D. et Barlow P.W. (2010), « Root apex transition zone : a signalling-response nexus in the root », Trends Plant Sci., 15(7), p. 402-408. Baluška F., Volkmann D. et Mancuso S. (2006), Communication in Plants : Neuronal Aspects of Plant Life, Berlin, Springer Verlag. Benasayag M. (2017), La singularité du vivant, Paris, Le Pommier. Berque A. (2008), Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin. — (2014), Formes empreintes, formes matrices, Asie orientale, Le Havre, Franciscopolis. Brenner E.D., Stahlberg R., Mancuso S., Vivanco J., Baluška F. et Van Volkenburgh E. (2006), « Plant neurobiology : an integrated view of plant signaling », Trends Plant Sci., 11, p. 413-419. Bose J.C. (sir) (1926), Response in the living and non-living, London, Longmans, Green, 1902 ; The nervous mechanism of plants, London/ New York, Longmans, Green & Co. Calvo Garzòn F. (2007), « The quest for cognition in plant neurobiology », Plant Signal. Behav., 2(4), p. 208-211. Coccia E. (2016), La vie des plantes, Paris, Payot & Rivages. Darwin C. (1880), The Power of Movement in Plants, London, John Murray. Debono M.-W. (1991), « De l’arbre à l’homme », Éthique, n° 2, Éd. Universitaires.
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PARTIEÂ 2
PHILOSOPHIE DES PLANTES
IV L’intelligence des plantes : entre subjectivité, plasticité et adaptation 1 Quentin Hiernaux
Depuis notre entrée dans un nouveau millénaire, les plantes font beaucoup parler d’elles. Au fur et à mesure des découvertes scientifiques, leurs facultés de sensibilité, de mémoire, d’apprentissage ne cessent d’étonner. Bien que les expériences sur le sujet remontent au moins au xixe siècle, l’engouement du public et de la communauté scientifique actuels ne semble pas tarir. À tel point que médias et vulgarisateurs hésitent de moins en moins à parler ouvertement de l’intelligence des plantes. Mais qu’est-ce que l’intelligence ? En quels sens des biologistes considèrent-ils que les plantes sont intelligentes ? Ne s’agirait-il pas là d’une anthropomorphisation abusive ? Derrière ces polémiques, différentes conceptions implicites du vivant et de la vie végétale trouvent leurs racines. En effet, l’intelligence ne marque-t-elle pas la rationalité, la cognition et donc l’esprit ? Au-delà de l’aspect scientifique et expérimental, l’intelligence est avant tout un concept de nature philosophique. Je propose donc d’analyser comment se croisent philosophie et sciences dans les controverses au sujet des aptitudes des plantes.
1. Cet article reprend les idées du chapitre sur l’intelligence des plantes de mon livre à paraître : Le comportement végétal et les controverses sur l’intelligence des plantes, Versailles, Quae.
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1. Arbre © GDJ/Pixabay.
Comprendre pourquoi ce croisement s’apparente souvent à un choc qui a pu susciter une levée de boucliers, tant de la part des scientifiques que des philosophes, requiert une contextualisation historique. Souvenons-nous d’abord que les sciences modernes ne s’émancipent de la philosophie naturelle qu’à partir du xvie siècle et des progrès de la méthode expérimentale. La majeure partie de notre tradition occidentale, y compris scientifique, s’est donc construite à partir de concepts issus de la philosophie. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne l’étude de l’esprit, des facultés cognitives et par extension du comportement animal et végétal. Or dans cette tradition, plantes et animaux se trouvent radicalement séparés dans l’ontologie (l’échelle des êtres) et l’épistémologie (la botanique à part de la zoologie), au moins depuis Aristote. La supposée séparation des règnes et l’exceptionnalisme humain sont d’ailleurs les
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vestiges de remparts que la biologie évolutionniste a contribué à faire tomber. L’éthologie contemporaine a ainsi participé à la remise en question de l’idée que seul l’être humain serait doté d’un véritable esprit, comme le défendaient encore la plupart des savants dans la première moitié du xxe siècle. La difficulté historique à reconnaître un comportement sensible, a fortiori intelligent, chez les plantes est redoublée par la frontière avec l’animalité, davantage ancrée encore que celle qui séparait l’animal et l’homme. Notre tradition philosophique tend ainsi à nier toute forme d’intelligence chez les plantes, notamment parce que cette faculté a été étroitement liée au mouvement animal. Suivant la déconsidération antique et médiévale pour les végétaux, le philosophe et botaniste La Mettrie (1743) considérait par exemple l’absence de mouvement (c’est-à-dire de locomotion) de la plante comme une marque de son insensibilité et de son absence totale de discernement. D’autres naturalistes également inspirés par le mécanicisme cartésien, comme Boerhaave ou Hoffmann, iront même plus loin en considérant que les végétaux ne peuvent être élevés au rang d’êtres vivants étant dépourvus d’un principe de chaleur, jugé essentiel à la vie (Delaporte, 2011, p. 95-96). Cette approche du végétal par la négative, comme un être passif à l’égard de son environnement, est restée largement dominante chez les scientifiques et philosophes contemporains (voir Calvo, 2016 pour des exemples). Mais au-delà de ce constat, une telle posture se justifie-t-elle ? L’intelligence La psychologie contemporaine conçoit actuellement plusieurs types d’intelligence : langagière, spatiale, logico-mathématique, émotionnelle, etc. Mais ces types d’intelligence se définissent dans une perspective humaine. La psychologie comme science expérimentale de la cognition humaine émerge comme discipline scientifique au xixe siècle en se séparant de la philosophie de l’esprit. Historiquement, l’étude philosophique de l’esprit ne se limite quant à elle pas exclusivement à l’humain comme en témoignent déjà les réflexions de Platon et d’Aristote sur l’âme désirante des animaux ou plus tard celles de
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Hume sur leurs émotions et leur rationalité. Néanmoins, dans notre tradition philosophique dualiste, l’intelligence se comprend le plus souvent comme une faculté très subjective. Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie la définit comme : « connaissance conceptuelle et rationnelle » (« Intelligence », in Lalande, 1996, p. 524). Le Lalande précise d’ailleurs que cette faculté diffère par nature des « phénomènes actifs et moteurs » dont elle serait séparée (Lalande, 1996, p. 525). Il s’agit ainsi d’une faculté représentationnelle et sémantique de l’esprit qui s’oppose aux activités du corps et au simple instinct, compris comme une programmation. C’est dans cet ordre d’idée que des biologistes comme Wilkins (1995), Firn (2004) ou Alpi et al. (2007) concluent que les plantes ne sont pas intelligentes à l’encontre de scientifiques comme Trewavas (2002, 2003, 2004, 2005). Ils invoquent notamment l’idée classique de l’absence de nerfs ou de cerveau et que l’usage du terme est au mieux métaphorique et au pire fallacieux. Selon Wilkins, par exemple, l’intelligence devrait résulter d’un choix conscient et non d’une programmation. Ceci présuppose une conception passive et déterministe du comportement de la plante opposée à une faculté active de l’esprit, telle l’intelligence qui émanciperait le vivant de son environnement immédiat. L’un des philosophes qui a dépeint le plus clairement et férocement la plante en ce sens est sans doute Hegel : « La relation de la plante au monde extérieur », écrit Hegel, « pourrait être une relation interrompue seulement si la plante existait comme quelque chose de subjectif, seulement si, en tant que soi, elle avait une relation à elle-même » (W 9 : 377/PN 3 h 50). Une plante est incapable de couper sa propre relation à la terre, à l’eau, et à la lumière. Elle ne peut pas bouger dans un nouvel endroit, elle ne peut pas refuser de prendre de l’eau ou de la lumière, elle ne peut même pas temporairement arrêter son processus infini d’absorption et de rejet alors que la capacité de l’animal à retarder l’ingestion, à refuser la nourriture, même à se tuer lui-même, manifeste sa relation à lui-même. (Miller, 2002, p. 138.)
Or beaucoup d’expériences scientifiques sur la sensibilité, mais aussi la mémoire ou l’apprentissage des plantes (Trewavas, 2014)
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entrent désormais en décalage avec cette conception passive du végétal 2. Sans aller jusqu’à affirmer une volonté propre à travers des choix conscients, les plantes peuvent tout à fait interrompre certains de leurs processus métaboliques, par exemple, fermer leurs stomates pour réguler les pertes en eau. De même, elles orientent leurs feuilles parallèlement ou perpendiculairement aux rayons du Soleil pour capter plus de lumière ou au contraire éviter les brûlures. Le contre-argument principal de Firn (2004) à l’intelligence d’une plante manifestant de tels comportements consiste à invoquer leur manque d’individualité. La réaction, en apparence intelligente, de la plante comme tout ne serait jamais que la somme congruente de l’activité de chacune de ses parties. Trewavas (2004, 2014) a quant à lui défendu l’intelligence des plantes en montrant qu’en dépit d’une centralisation moindre qu’un animal, certaines de leurs réactions témoignaient d’une communication interne et donc d’une intégration réelle de l’ensemble comme unité comportementale. Opposer l’intelligence à des activités programmées et subies n’est pas non plus évident, car cela reviendrait à identifier l’intelligence à la conscience (avec des représentations, des intentions et une volonté propre). Or, l’intelligence déborde la conscience, ce qui explique d’ailleurs le vocabulaire de l’intelligence artificielle de machines, même si leurs activités sont programmées et qu’elles ne montrent pas de conscience. Toutefois, l’intelligence véritable d’un être vivant ne peut être entièrement programmée comme l’est une machine. En effet, même si certains comportements reposent sur des activités largement programmées, un comportement intelligent doit demeurer ouvert à une certaine variabilité. D’un point de vue biologique, l’intelligence ne devrait donc pas être strictement opposée au résultat de la sélection naturelle. En effet, le fait qu’un être humain soit capable de résoudre une équation à trois inconnues ou de composer une symphonie n’est pas étranger à la sélection naturelle dont notre cerveau a été l’objet.
2. Ce décalage existe en fait au moins depuis le xixe siècle et les premières expérimentations physiologiques sur les plantes et sans doute même avant (Hiernaux, 2019).
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Cependant, on confond parfois le niveau structurel d’un comportement rendu possible au cours de l’évolution et déterminé génétiquement (par exemple le fait qu’une plante puisse développer ou non des racines adventives 3) et le niveau de la manifestation effective de ce comportement, qui n’est quant à lui pas déterminé (par exemple, le fait qu’une plante va développer, une, deux ou cinq racines adventives dans telle ou telle direction). Que certaines activités soient génétiquement programmées (comme le fait de fleurir quand la plante a reçu telle quantité de lumière) n’empêche en rien que d’autres activités ne le soient pas et témoignent donc bien de comportements au niveau de l’organisme (le nombre de fleurs ou la croissance d’une plante ne sont que peu déterminés). La possibilité d’un comportement est donc le résultat de la sélection naturelle – au niveau de la structure comportementale –, mais cela ne détermine pas toutes les activités comportementales effectives d’un individu, possibles à partir d’une telle structure. Je propose donc d’envisager que l’intelligence se manifeste ou non dans cette activité effective d’un comportement plutôt que dans une programmation ou une adaptation acquise. Cette hypothèse de travail permet en effet de lever des ambiguïtés dans plusieurs controverses. Ceci réclame toutefois une conception plus « pragmatique » et située de l’intelligence à appliquer aux plantes. Dans la polémique qui l’oppose aux détracteurs de l’intelligence des plantes, Mancuso définit l’intelligence comme « la capacité à résoudre des problèmes de la vie » (Mancuso et Viola, 2015, p. xii). Trewavas (2002) emprunte quant à lui la définition de l’intelligence comme possession « d’un comportement adaptativement variable au cours de la vie de l’individu » (Stenhouse, 1974). Dans son livre Plant Behaviour and Intelligence, il en propose une définition plus précise :
3. « En botanique, une racine adventive se dit d’une racine ou de radicelles apparaissant directement sur la tige, de façon accidentelle, fortuite et inhabituelle. Le végétal est qualifié d’adventif, comme tout autre organe (bourgeon non axillaire, tige) qui se développe en un point anormal pour l’organe. » (<https:// www.aquaportail.com/definition-3731-adventive.html>.)
L’intelligence des plantes… 97 L’intelligence mesure la capacité d’un agent à atteindre des objectifs dans une large série d’environnements. Des caractéristiques comme l’aptitude à apprendre et à s’adapter ou à comprendre sont implicites dans cette définition dans la mesure où elles rendent un agent capable de réussir dans une large série d’environnements. (Trewavas, 2014, p. 195 ; d’après Legg et Hunter, 2007.)
Selon cette conception, l’intelligence ne se juge pas aux intentions ou à la volonté consciente qui président les actes, mais à ses conséquences rationnelles. L’intelligence des plantes recoupe ainsi en partie la plasticité phénotypique : par exemple, le phénomène bien connu d’adaptation de la structure des feuilles des renoncules aquatiques selon qu’elles se situent à un endroit émergé ou immergé de la tige. Trewavas (2014, p. 84-85) explique aussi des expériences sur la capacité des plantes à discriminer plusieurs situations (plusieurs types de sols juxtaposés) et à opérer un choix qui nous apparaît « rationnel ». Citons aussi le processus d’essai-erreur des grimpantes (elles tâtonnent jusqu’à trouver le support idéal et peuvent même en changer en cas d’erreur d’appréciation) et le changement d’hôte parasité par la cuscute (Kelly, 1992). L’aptitude à choisir et à décider à travers un processus de traitement de l’information est donc un élément important pour mettre en évidence des comportements intelligents. Cet usage du choix et de la décision suppose donc que les plantes ne sont pas complètement déterminées dans leurs actions parce que des alternatives s’offrent à elles et qu’opter pour l’une ou l’autre se fait « rationnellement » dans la mesure où certaines options profitent plus à la plante que d’autres (Cvrcková et al., 2016). Le choix, contrairement à une simple alternative non déterminée (d’un phénomène physique aléatoire par exemple), implique une échelle minimale de valeur de l’organisme 4. L’usage du choix, défini en ce sens minimal, demande de reconnaître un degré élémentaire d’autonomie ou d’agentivité de la plante sans pour autant postuler des intentions ou de la conscience. 4. La valeur est ce qui oriente un choix vers une branche d’une alternative et le différencie donc du pur hasard.
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En ce sens, l’intelligence peut se défendre selon une vision continuiste du vivant et s’appliquer à tous les organismes, même les unicellulaires ou les plantes. La différence entre une algue verte et un être humain n’est plus seulement qualitative, mais devient aussi quantitative. L’intelligence est ainsi une faculté qui rend commensurables les activités comportementales de tous les êtres vivants par la mesure de leur adaptation à leur environnement. Ceci a pour avantage d’éviter de favoriser l’exceptionnalisme humain tout en invoquant un saut ontologique de l’esprit assez flou. Toutefois, ne peut-on pas objecter que tout comportement biologique en devient nécessairement intelligent ? L’intelligence perdrait alors tout son intérêt. Un tel argument repose précisément sur la confusion entre le niveau de la structure comportementale et sa manifestation effective. Par exemple, ce n’est pas parce qu’une poule a les ressources comportementales nécessaires pour échapper à un renard (courir ou s’envoler par exemple) qu’elle lui échappera forcément. En réalité, un comportement peut ou non être intelligent s’il présuppose la possibilité de l’erreur ou du dysfonctionnement. Prenons trois poules poursuivies par un renard, prises au piège le long d’une clôture. La première s’envole par-dessus et échappe au renard. La seconde court dans une seule direction et la contourne pour échapper au renard. La troisième exécute des va-et-vient le long de la clôture et essaye de la franchir en passant frénétiquement la tête à travers le grillage bien trop petit pour le reste de son corps : elle est dévorée. Les trois poules ont manifesté un comportement dans la mesure où elles ont toutes les trois réagi à leur environnement (le renard et l’obstacle). Néanmoins, seules la première et la seconde ont fait preuve d’intelligence parce qu’elles ont effectivement su résoudre le problème vital qui leur était posé (s’enfuir et survivre). En outre, il ne s’agit clairement pas d’une programmation de l’espèce, mais bien d’un comportement individuel intelligent, puisque les moyens de parvenir à un même objectif n’étaient pas entièrement prédéterminés (s’encourir ou s’envoler). En théorie, il y a donc bien des comportements intelligents et d’autres qui ne le sont pas, même s’ils présupposent en amont le résultat structurel de la sélection et de l’adaptation.
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Toute la difficulté dans le cas des plantes consiste à évaluer dans quelle mesure une réaction comportementale est individuelle et contribue effectivement à la résolution d’un problème vital ou non. Comme certains comportements végétaux (de croissance par exemple) semblent présupposer plusieurs alternatives, voire des stratégies d’action différentes (Hodge, 2009), parler d’intelligence se conçoit lorsque la réponse apportée à un problème est efficace alors que d’autres ne le sont pas (parce qu’elles résultent d’une erreur ou d’un mauvais choix). Les expériences récentes de Gagliano et al. (2016) sur l’apprentissage par association des plantes sont importantes à ce niveau. Elles nous apprennent que des pois préalablement entraînés à associer une ressource lumineuse à un courant d’air provenant de la même direction se dirigent ensuite en majorité préférentiellement vers le courant d’air, contrairement au groupe contrôle. Si ces expériences se confirment, elles fourniraient un nouvel exemple très convaincant d’intelligence végétale dans la mesure où tous les individus testés n’intègrent pas aussi efficacement le conditionnement dans leur comportement ultérieur (tous n’adoptent pas les mêmes choix). Ce type d’intelligence est donc bien une adaptation individuelle à une situation nouvelle : un apprentissage. Or une confusion dans les débats sur l’intelligence des plantes provient de l’usage du terme aussi bien pour traiter de l’adaptation des espèces ou des populations que de celle des individus. Par exemple, la définition très générale de l’intelligence de Mancuso l’amène à utiliser le concept pour traiter d’adaptations d’espèces comme le phénomène de coévolution entre une plante sécrétant du nectar et les fourmis qui s’en nourrissent et défendent la plante en retour (2015, p. 24). Trewavas (2014), par contre, distingue explicitement les deux niveaux d’adaptation mentionnés et réserve le terme d’intelligence aux adaptations comportementales des organismes uniquement : Par adaptation, j’entends une modification acquise dans tout organisme qui le rend capable de survivre et de se reproduire mieux. L’adaptation est un terme applicable à n’importe quel organisme et a deux formes. On peut considérer qu’un organisme s’adapte à son environnement par des modifications comportementales (plasticité adaptative) ou l’on
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peut se référer à l’adaptation comme une partie héritable du phénotype (adaptation héritable). Le premier sens est celui que nous examinons ici et cette forme d’adaptation améliore la fitness. Le second est probablement un changement comportemental acquis il y a très longtemps et maintenant héritable à travers l’assimilation génétique. Cette forme correspond à ce que nous voulons dire quand nous disons que les oiseaux sont bien adaptés au vol. (Trewavas, 2014, p. 194.)
L’intelligence au sens de Trewavas est donc liée à la plasticité adaptative des organismes. Il s’agit d’une conception beaucoup plus « objective » du terme, basée sur ses conséquences observables, par rapport au sens philosophique original basé sur une forme de subjectivité. Dans cette optique, celui qui s’adapte le mieux est aussi le plus intelligent, ce qui peut être contre-intuitif vis-à-vis d’une notion subjective plus standard de l’intelligence. Prenons deux chats, l’un est tout petit et faible, mais très rusé, l’autre est grand, fort, mais stupide. Le premier n’est pas assez fort pour attraper de gros rats, mais est expert pour piéger des oiseaux. Le second est trop bête pour attraper des oiseaux, mais assez puissant pour capturer les gros rats. Or, il se trouve qu’ils vivent dans un environnement où il n’y a pas d’oiseaux, mais beaucoup de gros rats. Le gros chat stupide est donc le mieux adapté à son environnement, puisqu’il est à même de se nourrir et donc de résoudre les problèmes vitaux qui lui sont posés. L’autre chat, trop petit, meurt de faim. Le chat stupide est donc plus intelligent que le chat rusé. Cet exemple démontre clairement que l’intelligence entendue dans le cadre évolutionniste de la fitness au sein des débats biologiques est éloignée de notre conception intuitive ou philosophique (type élaboration de raisonnements par la réflexion, la représentation ou des choix conscients). L’intelligence biologique recouvre l’aspect psychique et conceptuel lorsqu’il existe (si le petit chat était suffisamment rusé pour inventer et construire un piège à gros rats par exemple), mais le dépasse largement en prenant en compte toute variation d’aptitude menant à la résolution de problèmes. En deux mots, un organisme qui fonctionne bien, qui assouvit ses besoins intelligemment, est aussi un organisme qui a plus de chance
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de survivre et de se reproduire. L’intelligence biologique s’éloigne ainsi de la conception d’une faculté rationnelle interne à un individu. L’intelligence réside dans la relation d’adaptation qui existe entre un organisme et son environnement (Calvo, 2016). Dans cette optique, elle n’est jamais une faculté purement interne et abstraite, mais devrait toujours être comprise relativement à une situation environnementale et corporelle donnée. Des aptitudes comme la communication ou l’apprentissage attestent de cette réalité relationnelle. L’idée d’une intelligence séparée du corps et abstraite du rapport à l’environnement à travers lequel elle s’exprime correspond d’ailleurs davantage à la fiction philosophique d’un égo cartésien, d’une âme ou d’un pur esprit angélique qu’à l’intelligence réelle, même humaine. La théorie des affordances, la biosémiotique (Witzany, 2008) et l’écologie comportementale appliquées aux plantes tendent vers une telle conception externalisée de l’intelligence (Gagliano, 2015). Bien entendu, même si les plantes bénéficient d’une forme d’intelligence commune à l’ensemble des êtres vivants, cette dernière ne se confond pas purement et simplement avec celle des animaux ou des humains. Au contraire, elle s’exprime en partie selon des modalités différentes. Ainsi en tant qu’êtres fixes et peu centralisés par un système nerveux ou un cerveau, les plantes expriment surtout leur comportement, et donc leur intelligence, à travers leur corporéité plastique (croissance, changement d’état, résilience) et n’accèdent probablement pas à des niveaux d’abstraction comme la représentation mentale (et le langage) ou la conscience réflexive, vraisemblablement propres à des organismes proches de nous. Certains comme Mancuso voient ainsi dans les plantes une intelligence similaire à l’intelligence décentralisée de colonies d’insectes dont nous pourrions nous inspirer pour développer l’intelligence artificielle. Conclusions À l’encontre de notre tradition philosophique, les sciences biologiques nous apprennent que les végétaux ne sont pas des êtres passifs à l’égard de leur environnement. Ils sont au contraire capables de réagir et de s’adapter à une variété de situations. Leurs aptitudes
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peuvent être considérées comme intelligentes dans une acception non anthropomorphique du terme. Néanmoins, ceci exige de préciser en quel sens doit se comprendre cette forme d’intelligence biologique. Elle se déduit avant tout de ses effets observables et suggère une cognition non entièrement internalisée de l’ensemble des êtres vivants qui s’exprime dans leur relation au milieu et non par une faculté de représentation ou une conscience subjective. Cette capacité de l’organisme à résoudre des problèmes de son environnement réclame la possibilité du choix dont les conséquences sont plus ou moins efficaces. Ce degré de variabilité de la plante est ce qui permet de distinguer une simple adaptation héritable liée à une structure comportementale déterminée génétiquement d’une véritable forme d’intelligence liée à de la plasticité adaptative. Seule la seconde atteste de comportements végétaux effectivement intelligents. En ce sens, les plantes partagent avec le reste du vivant, humain compris, des aptitudes à mémoriser et apprendre qui suggèrent de reconsidérer en profondeur les acquis de la philosophie de l’esprit. Bien que les plantes méritent plus de respect en tant qu’êtres vivants et acteurs essentiels de la presque totalité des écosystèmes terrestres, leurs facultés invitent aussi à reconsidérer leur statut en tant qu’organismes trop longtemps relégués à une position subalterne. Bibliographie Alpi A. et al. (2007), « Plant neurobiology : no brain, no gain ? » Trends in Plant Science, 12, p. 135-136. Calvo P. (2016), « The Philosophy of Plant Neurobiology : a manifesto », Synthese, 193(5), p. 1323-1343. Cvrcková F., Lipavská H. et Žárský V. (2009), « Plant intelligence : why, why not or where ? », Plant Signal. Behav., 4, p. 394-399. Cvrcková F., Žárský V. et Markoš A. (2016), « Plant Studies May Lead Us to Rethink the Concept of Behavior », Front. Psychol, 7, p. 622. Delaporte F. (2011), Le second règne de la nature [1979], Paris, Éditions des archives contemporaines. Firn R. (2004), « Plant intelligence : an alternative point of view », Annals of Botany, 93, p. 345-351.
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V La naissance de l’intelligence : le « moi » des plantes Emanuele Coccia
Pour comprendre ce qu’est un sujet, nous ne devons pas nous tourner vers la conscience humaine : elle est trop opaque, trop pleine de souvenirs personnels, d’affections, d’idées pour que la structure réflexive du « moi » sorte dans sa pureté. Il serait aussi inutile de le demander à un animal : il s’agit d’un être vivant trop proche de nous. Ce sont en revanche les plantes qui exposent le « moi » dans sa pureté, ce sont les plantes qui nous montrent ce qu’est un sujet. La plante est la subjectivité dans sa forme élémentaire : c’est le constat qu’une bonne partie des botanistes du monde fait et continue de faire. Il y a une psychologie végétale 1. Non seulement les plantes ont un « moi », mais elles sont plus « moi » que je ne le suis moi-même et vous tous. Un arbre est plus intensément « moi » qu’un être humain, car il l’est plusieurs fois simultanément. Cette hypothèse nous semble contre-intuitive : non seulement nous ne sommes pas habitués à considérer les plantes comme conscientes, mais nous sommes habitués à les considérer comme le paradigme de la vie sans « moi ». En effet, depuis des siècles, nous sommes obsédés par les animaux. Qu’il s’agisse de chiens ou de chats, de bisons ou de chevaux, de girafes ou de kangourous, nos vies et les leurs ont toujours été volontairement et consciemment liées. Les animaux sont partout : nous les mangeons, nous construisons nos vêtements 1. C’est le titre d’un manuel universitaire qui vient de sortir en Italie : U. Castiello, La mente delle piante. Introduzione alla psicologia vegetale, Bologne, Il Mulino, 2019.
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1. Émergence © Walfred/Pixabay.
et nos instruments grâce à eux, nous avons souvent travaillé grâce à leur aide. Nous vivons de et dans leur corps. Très souvent, nous en faisons des compagnons de vie : nous jouons avec eux, nous vivons sous le même toit qu’eux. Nous nous soucions de tous leurs besoins : nous les nourrissons, nous les caressons, nous leur parlons comme nous parlons aux enfants. Nous leur donnons des surnoms semblables à ceux de nos amis les plus proches, nous leur donnons le même statut que nos amis les plus proches. Ils sont partout, mais nous voyons des animaux partout, même là où il n’y en a pas et ne devrait pas y en avoir. La connaissance du monde s’est longtemps nourrie de leurs fantômes. C’est toujours en regardant un animal – quelles que soient son espèce et sa taille – que l’on se demande ce qu’est un être vivant. C’est en décrivant les animaux que nous avons fait un discours sur la vie. Si nous prêtons foi aux origines totémiques de notre culture, c’est en regardant la façon dont les animaux s’associent que nous avons commencé à penser la société. C’est en prenant comme modèle les animaux que nous avons construit et vénéré des images d’entités divines supérieures en forme
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et en puissance. Nous avons commencé à faire de l’art en peignant et en sculptant des formes animales. Depuis Ésope, nous sommes habitués à faire de la morale une série d’histoires dans lesquelles les protagonistes sont des animaux qui incarnent des vices et des vertus. L’animal a été pendant longtemps et est encore d’une certaine manière le centre pulsant de notre écologie, de notre technologie, et surtout de notre imagination et de notre culture. Cette obsession zoologique a été cimentée par les sciences modernes de la nature. Depuis le début et bien plus encore à partir du xixe siècle, la biologie a été une science profondément et radicalement zoocentrique : une manière de projeter notre existence – qui est en tout et pour tout ce qui est animal – sur la vie des autres. De ce point de vue, l’affirmation définitive de la nature animale de l’homme par le darwinisme n’a non seulement rien changé, mais a aussi radicalisé cette tendance. Maintenant qu’on nous a dit que nous les humains ne sommes pas différents des animaux, que nous sommes des animaux, nous avons transféré à tous les animaux toutes nos vanités : nous voudrions arrêter de les manger, nous voulons défendre les droits de chacun d’entre eux du plus petit au plus grand, leur transférer tous nos anciens privilèges. L’anthropocentrisme ancien s’est transformé en une sorte de zoocentrisme moral. Cette obsession, comme toutes les obsessions, a un prix : elle exprime un refoulement profond d’êtres que nous ignorons depuis des siècles : les plantes. Elles sont partout et il est très difficile de ne pas les voir. Elles représentent la base universelle de l’alimentation de notre espèce : elles sont dans les assiettes comme dans le ventre humain sous toutes les latitudes du globe. Elles représentent l’origine d’une infinité d’objets et de matériaux qui rendent notre vie possible. Par exemple, les pages des livres ou des journaux que vous tenez dans votre main sont l’ancien corps vivant d’une plante. Souvent, elles sont nos meubles : vos vêtements, votre vaisselle, vos papiers sont rangés dans les cadavres d’arbres que vous n’avez jamais rencontrés. Chacun de vous, au moins une fois dans sa vie, a confessé son amour à son ou sa partenaire à travers leurs organes sexuels : chaque fois que vous offrez des fleurs à quelqu’un, vous offrez l’équivalent d’un bouquet de pénis et de vagins d’animaux.
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À partir de leur corps, nous construisons des fibres, des vêtements, des médicaments, des carburants. Les plantes sont notre vie, bien plus que ce que nous sommes prêts à l’admettre. Nous vivons leur vie, et nous n’avons même pas besoin de trouver un parc, un jardin pour entrer en contact avec elles. Nous le sommes toujours, même lorsque, les yeux fermés, nous nous limitons à dormir. Il suffit de respirer pour rentrer en contact avec leur vie. Pourtant, personne ne les voit. Personne ne semble les remarquer. Ce sont des taches vertes dans le paysage visuel ordinaire, l’incarnation exemplaire d’une nature sans nom et sans qualification. Ce n’est pas seulement une ignorance accidentelle. Notre culture est une production active de négligence végétale, une invitation constante à leur suppression cognitive. Il suffit d’ouvrir les livres pour enfants : les animaux y figurent dans toutes leurs distinctions. Un chien n’a pas la forme d’un chat, un lion n’a pas la forme d’un cheval. Et il y a de la place pour tous les exotismes. Les plantes, au contraire, dans ces livres d’initiation au monde ont un tronc brun et une couronne verte de forme unique. Il n’y a pas de variation : seulement l’idée platonicienne et irréelle de la plante 2. Au cours des soixante dernières années, les choses ont commencé à changer : libérées de leur exil, les plantes semblent inspirer de nouvelles connaissances et incarner un nouveau point d’observation sur la nature de la vie. Tout d’abord, il y a une révolution théorique plus générale dans notre façon de penser la vie, qui a donné à la botanique un rôle clé dans l’échiquier des connaissances contemporaines sur la vie. Nous avons été obligés de nous intéresser aux plantes parce que nous avons compris et découvert que cette forme d’existence et ce mode de vie incarnent de façon exemplaire une structure métaphysique fondamentale qui est centrale pour comprendre pourquoi il y a de la vie sur terre.
2. On a cherché un fondement biologique à ce que James Wandersee et Elizabeth Schussler ont appelé plantblindness : en tant qu’êtres d’origine arboricole, nous aurions évolué pour remarquer surtout ce qui n’est pas vert. Cf. Wandersee et Schlusser, 1999.
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Depuis le début du siècle dernier, de l’hypothèse de Merezhkowsky sur la symbiogenèse des chloroplastes à celle d’Ivan Wallin sur l’origine symbiotique des mitochondries, en passant par les recherches de Lynn Margulis sur la généralisation du mécanisme symbiotique comme moteur fondateur du processus évolutif (Sapp, 1994), la biologie a profondément révisé la vulgate darwinienne qui avait fait de la guerre, la concurrence et la lutte contre tous, la forme transcendantale des rapports réciproques des vivants. Ce n’est pas l’hostilité et la guerre qui permettent à la vie de s’améliorer et de changer de forme, mais beaucoup plus souvent de nombreux processus de symbiose, de collaboration, d’hybridation entre deux organismes autonomes. De ce point de vue, les plantes jouent un rôle épistémologique majeur et paradigmatique. Non seulement à cause de leur autotrophie – les plantes n’ont pas besoin de faire de l’hostilité et de la prédation la dynamique fondatrice de leur cycle de vie –, mais aussi parce qu’elles sont structurellement des organismes qui se définissent par leur capacité à donner vie à d’autres organismes vivants. Avec la plante, la biologie est obligée de penser la logique de l’interrelation de tous les êtres vivants sous une forme différente de celle de la consommation mutuelle et de l’entropie. Le miracle et le paradoxe (même thermodynamique) des plantes témoignent de la capacité de la vie à se construire à partir de presque rien, de ce qu’elles ne vivent pas, à se multiplier comme spontanément. Grâce à cette logique, chaque être vivant vit une vie qui anime indépendamment son propre corps et celui d’innombrables autres individus d’autres espèces. Une plante n’est pas seulement une vie qui a acquis une forme spécifique et différente des autres, mais la vie comme une force pour animer les formes les plus diverses et les plus éloignées de sa forme, ou l’incapacité à définir la vie par la forme dans laquelle elle vit. À cause des plantes, toute vie construit une vie que les autres vivront, construit un corps qui deviendra le théâtre de la vie des autres. Grâce aux plantes, cette circulation de la vie – qui est nourriture, l’acte par lequel le corps d’une autre personne est vivifié, où l’on prend la vie d’une autre espèce – devient quelque chose de sublime. Lorsque nous mangeons, nous recherchons et trouvons la lumière
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du Soleil que les plantes ont soufflé dans le corps minéral de Gaia. La nourriture n’est rien de plus que ce commerce de la lumière qui se transmet de main en main, d’espèce en espèce, de royaume en royaume, et qui continue à illuminer la planète, assurant, jour après jour, continuité et proximité entre la Terre et le Soleil. Or, cette révolution en biologie a été suivie d’une autre révolution, cette fois en botanique, apportée par une génération de pionniers, qui a permis la renaissance de la botanique. Longtemps paralysée par la nécessité d’ordonner une multiplicité de formes incontrôlables et par un complexe d’infériorité envers la zoologie, la botanique a transformé sa façon de penser. Depuis au moins cinquante ans, grâce à des pionniers comme Francis Hallé en France, Stefano Mancuso en Italie, Frantisek Baluška en Allemagne, Karl Niklas et Anthony Trewavas aux États-Unis (pour n’en citer que quelquesuns), la botanique s’est définitivement libérée de la dictature de la zoologie sur les sciences du vivant, et nous a définitivement libérés d’un narcissisme zoologique vieux de plusieurs siècles et ennuyeux. Cette génération de pionniers a commencé à poser aux plantes des questions qui n’avaient jamais été posées auparavant et a fait de la botanique une sorte de métaphysique de la vie comme alternative à une grande partie de la tradition occidentale. Ainsi, par exemple, Francis Hallé a réfléchi en profondeur sur l’une des grandes énigmes de la vie végétale : le fait que les plantes ne cessent jamais de croître contrairement aux animaux, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent jamais cesser de fabriquer et défaire leur propre forme. Pensez à un arbre, et pensez qu’il diffère de vous : la vie végétale est une activité constante de bricolage anatomique, une sorte de conception du soi poussée à d’extrêmes conséquences. Le « moi » de l’arbre est un « moi » plastique, qui change constamment de forme. Francis Hallé s’est demandé comment les arbres construisent leur propre couronne, et a découvert qu’ils ont le choix entre vingt-quatre modèles possibles pour sculpter leur corps dans l’espace : chaque arbre est donc une sorte de body artist qui passe sa vie à se construire et sculpter, une sorte d’architecte dont le travail correspond à son corps. Sur un autre plan et sur la base des recherches de nombreux biologistes, Stefano Mancuso, Anthony Trewavas, Frantisek Baluška,
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Monica Gagliano et Richard Karban ont définitivement démontré que la plante est parfaitement consciente de ce qui se passe autour et en elle, et qu’elle possède une mémoire et une intelligence qui, si elles ne nécessitent ni un système nerveux ni un cerveau, sont au moins aussi vives que ceux des animaux. Ce type d’observation permet de comprendre dans quelle mesure le préjugé zoocentrique nous a empêchés d’affirmer l’identité entre vie et pensée. C’est à cause du narcissisme animal que nous continuons à supposer que seule la présence d’un système nerveux garantit la présence de l’intelligence. Si nous croyons que les neurosciences vont nous révéler le secret de la pensée et de la conscience, c’est uniquement parce que nous avons été obsédés par les animaux. Les découvertes en botanique partent d’une nouvelle hypothèse connue sous le nom de théorie de la connaissance de Santiago, formulée par des biologistes comme Humberto Maturana et Francisco Varela. C’est l’idée que « les systèmes vivants sont des systèmes cognitifs, et que la vie en tant que processus est un processus de connaissance et que ceci est valable pour tous les organismes, avec ou sans système nerveux » (Capra, 1986). Or, cette doctrine de l’identité entre la vie et la connaissance, et l’affirmation que tous les êtres vivants, de différentes manières et formes, savent, énoncée en 1978, est en fait la résurrection d’une doctrine beaucoup plus ancienne, qui avait un rôle très important dans la médecine de la Renaissance et dont le plus grand théoricien était un philosophe italien, brillant et peu étudié, Thomas Campanella (1637). La connaissance (et donc la conscience) est un fait universel qui est présent en tout être vivant, un trait de la matière elle-même. La possibilité pour les dieux vivants de se connaître, de connaître les autres et la différence entre eux et les autres est un élément omniprésent de tout être vivant, tout comme le fait de se reproduire ou d’avoir un métabolisme. Sur la base de ces hypothèses anciennes et modernes, il est à nouveau possible de démontrer que les plantes ont de la mémoire, le sens du toucher et une bonne interaction avec leurs semblables. Une plante est parfaitement capable de savoir ce qui se passe autour d’elle (ses racines, etc.), de savoir ce qui se passe à l’intérieur et de faire la distinction entre l’extérieur et l’intérieur, entre le monde
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et le non-monde. Chaque plante est consciente d’elle-même. Chaque plante est capable de communiquer avec d’autres plantes et surtout avec celles qui appartiennent à la même espèce. Elle fait simplement toutes ces choses à travers différentes formes et tenues somatiques. Contrairement à ce qui se passe chez l’animal, où chaque fonction est assurée par une partie spécifique du corps qui est ensuite différenciée cytologiquement et morphologiquement pour former ce qu’on appelle un organe, dans la plante les fonctions sont reprises ou exécutées de manière généralisée et plurielle : il n’y a pas une seule partie du corps qui sent le monde extérieur selon une coupe spécifique (comme les yeux, les oreilles, le nez). La fonction perceptive est répartie sur tout le corps, par l’intermédiaire de capteurs non spécialisés – donc sur une base moléculaire. L’intelligence et la capacité de résolution de problèmes ne se concentrent pas sur une seule partie du corps (c’est ce qui se passe dans le cerveau) mais s’étendent sur toute son extension, et donc se multiplient intrinsèquement. La plante est par définition un corps sans organes, c’està-dire où la concentration et la différenciation spécialisée définitive des tissus, de la nature du corps est presque totalement absente ou impliquée dans un processus dynamique dans lequel le différencié peut se dé-différencier et redevenir autre. Ou vice versa, où la différenciation est multipliée sur plusieurs points pour qu’il n’y ait jamais un nœud indéfendable. La plante est un corps sans organes en raison de l’absence de différenciation ou de l’excès en nombre. La raison de cette logique anti-organique est, comme le prétend depuis longtemps la botanique, le caractère stable : une plante ne peut pas bouger et est exposée beaucoup plus souvent et beaucoup plus intensément que les animaux à l’attaque des prédateurs. C’est précisément pour cette raison qu’elle ne peut concentrer une fonction centrale dans une seule partie de son anatomie, mais doit la confier à plusieurs parties, de manière généralisée et égale. Une plante est un organisme qui ne cesse de construire des plans B, des corps seconds, des alternatives. C’est pour la même raison que, comme Hallé, Oldeman et Tomlinson (1978) l’ont montré, la construction somatique de la plante est modulaire et se construit par réitération d’unités formelles simples.
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Il en va de même pour le « moi ». Une plante n’est pas un être sans « moi », c’est un être dont le « moi », c’est-à-dire la réflexivité, se reflète dans des centaines de parties du corps. Elle est un organisme présentant une schizophrénie non pathologique. De ce point de vue, chaque plante n’est pas seulement un « moi », mais c’est beaucoup plus un « moi » que nous. Elle dit « moi » des centaines de fois simultanément dans le même corps, de la même manière que chaque plante fait toute autre chose dans des centaines d’endroits différents simultanément. La plante est l’être que je peux dire avec n’importe quelle partie du corps et pas qu’avec le cerveau. Or, ce que ces recherches démontrent, c’est que si nous demandons aux plantes d’expliquer ce qu’est un « moi », leur réponse est que le « moi » est à l’origine et constitutionnellement décérébré, sans cerveau et sans organes, mais reste la principale force plastique d’un corps vivant. Nous n’avons pas besoin d’avoir un cerveau, des organes des sens, des yeux, des oreilles, un nez pour être un « moi » ; il suffit d’avoir un corps dont la caractéristique principale est le fait d’être né. Le « moi » est la propriété d’un corps (il n’y a pas de « moi » sans corps) capable de grandir et de se modeler. Le « moi » est la propriété d’un corps né. Ou pour le dire de manière plus technique, la première forme de réflexivité n’est pas celle donnée par la sensation (les yeux, le nez, les oreilles, etc.), ni par l’intellection cérébrale. La première forme de réflexivité est celle que l’on a en grandissant. C’est la croissance, le fait de prendre forme et d’avoir une forme qui définit l’être de l’ego. C’est seulement parce que nous devons grandir que nous avons un « moi ». Ce qui signifie que nous sommes un « moi », nous avons un « moi », juste parce que nous sommes nés. Et peu importe que nous soyons une orchidée, un chêne, un chien, un lapin. Ce qui fait de chacun de vous un « moi », quelqu’un ou quelque chose qui a besoin de se distinguer du reste des vivants et de s’affirmer comme différent, est la naissance. S’interroger sur la structure métaphysique du « moi » signifie s’interroger sur la forme, la nature, le sens de la naissance. Or, qu’est-ce que la naissance ? Nous la décrivons comme le processus qui relie les parents et les enfants. Nous y imaginons les corps s’ordonner selon des relations bien propres. Nous en décrivons
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les résultats comme une succession de générations – de mères et de pères aux filles et aux fils. Nous l’imaginons comme quelque chose qui donne lieu à un immense arbre qui s’étend à travers les cousins, les oncles, les tantes, les grands-parents, et tous ces proches pour lesquels nous n’avons pas de noms pour définir le degré de parenté, et que nous appelons vaguement des alliés. Nous parlons de liens de sang et de chair. Ainsi, pourtant, nous oublions ce qu’il y a de plus étrange dans toute naissance : la vie se constitue de manière à la fois beaucoup plus sauvage et beaucoup plus intime que notre bricolage conceptuel le voudrait. Regardez vos enfants : une partie de votre corps est devenue autre. Tout d’abord, elle s’est unie à un corps étranger et elle a engendré une vie différente de la vôtre, autonome et séparée de vous. On pourrait dire la même chose du point de vue de la conscience. Une partie de votre « moi » vous a échappé et est devenue autre, indisponible. Votre « moi » existe maintenant en dehors de vous, différemment de vous, inappropriable à jamais pour vous. Cette autre vie qui était la vôtre dit, exactement comme vous, « moi », et c’est littéralement le même bout de matière qui était votre « moi » et votre corps ou celui de votre partenaire. Pourtant, cette vie se déploie ailleurs, sur, dans, à travers un autre corps : ou pour mieux dire, dans votre corps devenu autre. Tout enfant est un « moi » devenu méconnaissable. Tout enfant est un corps qui a imposé à ses corps d’origine une métamorphose. La multiplication des corps et des « moi » – ce que nous appelons naître – est tout d’abord un processus de transformation des corps existants. Ce que nous éprouvons d’un point de vue subjectif comme oubli, comme limite indépassable de la reconnaissance et de la mémoire, est, du point de vue objectif une métamorphose. À cause de la naissance, tout corps vivant, indifféremment de sa forme, de sa dimension, de sa situation, mais aussi de l’espèce et du règne auquel il appartient, est une métamorphose : une transformation d’un corps précédent, une modification d’une forme qui existait avant lui, une mutation d’un regard qui avait déjà touché le monde. Ce que nous appelons le « moi », la capacité d’un corps vivant à être autonome et réfléchi, c’est d’abord ce pouvoir de s’approprier
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une vie, un corps, ou plutôt à chaque fois un couple de vies et un couple de corps qui ne nous appartenaient pas. Chacun de nous a pris en main le corps et la vie de ses parents et nous les avons transformés : leur ADN, leur ego, leur sourire, leur voix, leur accent sont comme déviés et ivres dans notre corps. Être un fils ou une fille, c’est-à-dire être né(e) signifie avant tout cela : être forcé de devenir des agents de la métamorphose du corps et de la vie des autres – celle des parents et celle du monde. Cet acte de métamorphose est le premier dynamisme de l’ego. Grâce à la naissance, nous expérimentons le « moi » comme adhésion et coïncidence avec la vie des autres (celle de notre mère par exemple, mais aussi celle de notre père, la vie d’un autre que nous avons adopté et progressivement domestiqué). Naître signifie avoir à dire toujours dans le corps d’une autre personne. Nous l’avons fait, littéralement, au moins neuf mois dans notre vie. Et nous le faisons toujours. Après tout, notre corps – notre ADN, notre humanité – n’est pas notre corps en permanence et ne sera jamais le nôtre : il n’est pas plus naturel et intime que pour les autres. Il ne le devient qu’à travers un processus d’altération et de domestication, qui nous permet de devenir à chaque fois ce que nous devons devenir. Nous devons reconstruire nos corps régulièrement, pour les reconstruire complètement. Naître signifie ne jamais pouvoir se libérer de son rôle de bâtisseur de son propre corps. Être un artiste corporel, mais aussi un psychoartiste qui ne cesse de sculpter son corps pour expérimenter de nouvelles façons d’être dans le monde. Chaque être qui naît, chaque « moi », est composé et habité par cette altérité, qui ne pourra jamais être effacée. Le concept d’héritage exprime parfaitement cet aspect : la partie la plus intime et la plus profonde de nous, notre identité génétique la plus intime, vient des autres, elle a été inventée par les autres. L’héritage exprime la possibilité de s’approprier et de modifier ce qui appartenait aux autres. De ce point de vue, le « moi » n’est que la condition de ceux qui sont forcés d’éclore en eux-mêmes, sans jamais pouvoir être entièrement eux-mêmes et sans jamais pouvoir se fondre ou se dissoudre complètement dans l’autre. Cette altérité n’est pas seulement personnelle et pas seulement humaine. Les égos sont enchaînés en séries infinies qui arrivent
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sans problème au début de la vie sur terre. Naître, être un « moi » signifie ne pas être pur, ne pas être soi-même, avoir en soi quelque chose qui vient d’ailleurs, quelque chose d’étranger qui nous pousse à devenir à chaque fois étrangers à nous-mêmes. Nous avons en nous nos parents, nos grands-parents, leurs parents, des singes pré-humains, des poissons, des bactéries, même des atomes de carbone, d’hydrogène, d’oxygène, d’azote, etc. La naissance, de ce point de vue, est un couloir : un canal ininterrompu de métamorphoses qui apporte la vie de l’un à l’autre et de l’autre à l’un, la ligne de passage qui rend les espèces inséparables les unes des autres et de toutes les espèces sur la planète. Pour cette raison, il rassemble tous les individus, toutes les espèces et tous les êtres vivants avec la Terre. C’est dans ce corridor que les individus, les espèces et les planètes peuvent communiquer et se transformer les uns les autres : il rend les trois sphères indiscernables. Le nombril marque notre lien avec la Terre et avec tous les êtres vivants, pas seulement avec le corps de notre mère. Naître pour chaque être vivant, c’est ceci : ne pas pouvoir séparer sa propre histoire de celle du globe. Chaque « moi » est une histoire de la Terre, une version de celle-ci, une conclusion possible de celle-ci. Chaque « moi » est une forêt immémoriale d’égos qui s’éveille dans notre conscience. Nous avons commencé par nous interroger sur le « moi » des forêts et nous sommes arrivés à la conclusion que le « moi » est une forêt, une forêt multi-spécifique. Inversement, c’est toujours la Terre qui me dit en nous. Nous sommes monde, chacun de nous est « mondain » à sa manière, chacun de nous permet à Gaia de dire « je ». Nous sommes ensemble son contenu, mais aussi et surtout sa forme. Le « moi » n’est jamais une fonction ou une activité purement personnelle : c’est une force géologique. Et tous les vivants, tous les égos, sont l’héritage de la même vie qui continue à passer de forme en forme, de sujet en sujet, d’existence en existence. Cette même vie est la même qui anime la planète, également née, échappée d’un corps préexistant – le Soleil – et générée par la métamorphose de sa matière il y a 4,5 milliards d’années. Nous en sommes tous une parcelle, un éclat de lumière. Énergie, matière solaire
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qui tente de vivre autrement de ce qu’il a fait dans ses innombrables existences antérieures. Et pourtant, cette origine commune ou, pour mieux dire, le fait que nous sommes tous et toutes la chair de la Terre et la lumière du Soleil qui réinventent une nouvelle manière de dire moi, ne nous condamne pas à une identité. Au contraire, c’est à cause de cette parenté beaucoup plus profonde et intime que ce que nous avions imaginé (nous sommes la Terre et nous sommes le Soleil, nous sommes leur corps, nous sommes leur vie) que nous sommes destiné(e)s à nier à chaque instant notre nature et notre identité et obligé(e)s à en bricoler des nouvelles. La différence n’est jamais une nature, elle est un destin et une tâche. Un « moi » n’est qu’un moyen de permettre à la Terre et au Soleil de trouver un nouveau chez soi. Bibliographie Campanella T. (1637), De sensu rerum et magia, Francfort. Capra F. (1986), « The Santiago Theory of Life and Cognition », Revision, 9, p. 59-60. Castiello Umberto (2019), La mente delle piante. Introduzione alla psicologia vegetale, Bologne, Il Mulino. Hallé F., Oldeman R.A. et Tomlinson P. (1978), Tropical Trees and Forests : An Architectural Analysis, Berlin/Heidelberg, Springer. Sapp J. (1994), Evolution by Association. A History of Symbiosis, New York/ Oxford, Oxford University Press. Wandersee J.H. et Schlusser E.E. (1999), « Preventing Plant Blindness », American Biology Teacher, 61, n° 2, p. 82-86.
VI Plantes et philosophie, plantes ou philosophie Michael Marder
Lorsque, il y a un peu plus de dix ans, je commençais à travailler sur le lien entre la philosophie et la vie végétale 1, il n’existait alors que très peu d’études sur le sujet. En 2008, le monde végétal n’était encore qu’une présence souterraine dans l’histoire intellectuelle de l’Occident et non un sujet légitime du répertoire des recherches philosophiques respectées. La méticuleuse étude d’Elaine Miller, The Vegetative Soul : From Philosophy of Nature to Subjectivity in the Feminine (2002), était néanmoins une remarquable exception à la règle. Les recherches de Miller portaient sur la manière dont la subjectivité des plantes était interprétée au xixe siècle, d’un point de vue hégélien, et comment elle avait été pensée et attribuée à la féminité humaine révolutionnaire. Ma seule préoccupation demeurait celle de la place des plantes dans la tradition métaphysique occidentale, tradition qui, depuis Platon, valorisait un être immuable, immunisé contre tous les changements du monde « empirique » : les idées, le moteur immobile, la substance, Dieu, la subjectivité transcendante, etc. J’en conclus que, non seulement 1. Jusqu’ici, en dehors de douzaines d’articles et de chapitres de livres sur le sujet, j’ai publié cinq livres dédiés à la philosophie des plantes : Plant-Thinking : A Philosophy of Vegetal Life (2013) ; The Philosopher’s Plant : An Intellectual Herbarium (2014) ; The Chernobyl Herbarium : Fragments of an Exploded Consciousness (2016) ; Through Vegetal Being : Two Philosophical Perspectives (2016) ; et Grafts : Writings on Plants (2016).
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les plantes étaient définies par leur capacité de métamorphose, de croissance et de décomposition, aux antipodes de ces rêveries métaphysiques, mais aussi que la métaphysique tirait sa raison d’être du retournement et de la négation de l’être végétal. La marginalisation des plantes dans le critère intellectuel occidental n’est pas un simple oubli ; c’est un symptôme de malaise, sinon de répression, du point de vue de la source désavouée de la philosophie métaphysique, qui la présente comme l’image inversée d’un miroir. Plutôt qu’une conjonction de « plantes et philosophie », la métaphysique a eu tendance à produire une disjonction de « plantes ou philosophie », tout en omettant commodément le fait que la pensée métaphysique se soit consolidée grâce à son autodéfinition en tant que non-plante. L’approche de la vie végétale que j’ai développée vise à révolutionner la métaphysique de l’intérieur : à la renverser pour la contraindre à se confronter à sa réflexion désavouée en tant que plante. Les implications d’un tel geste allaient forcément dépasser le cadre de la philosophie théorique proprement dite, pour s’étendre aux domaines de l’éthique, de la politique, de l’esthétique et de l’écologie, entre autres. Ces dernières ont été et sont pour moi des ramifications positives de la critique de la métaphysique d’où ma pensée a tiré son élan initial. Pendant ce temps-là, un groupe de scientifiques spécialistes des plantes s’est mis à travailler autour du problème de « l’intelligence des plantes » – qu’il rebaptisa ensuite « signalisation et comportement des plantes 2 » – afin de modifier la manière dont l’objet de leur discipline avait été présenté 3. Leurs expériences sur l’apprentissage des plantes, la prise de décision, et d’autres processus cognitifs ont exigé des interprétations audacieuses attribuant alors agentivité et activité aux plantes. Cependant, ils n’ont pas déplacé les coordonnées d’une interprétation sensée du monde et ont laissé la notion d’agentivité intacte, malgré le fait qu’elles soient plus à même d’inclure des entités estimées précédemment comme passives. 2. Cf. association et journal scientifique du même nom. 3. Il s’agit de la neurobiologie végétale.
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1. Dryas Octopetala, Rayogramm © Anaïs Tondeur, 2015_3.
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Bien qu’étant très sensible au projet scientifique hétérodoxe, je suis convaincu qu’une réflexion en profondeur sur le sujet des plantes appelle à un changement plus radical : il s’agit de découpler les traits de subjectivité actifs, autonomes, souverains et, au fond, dominants de l’idée même de sujet et d’interroger la raison de cette catégorie philosophique. Le choix entre les objets passifs sur lesquels agir et les sujets actifs-productifs n’est finalement qu’un faux choix : en effet, il s’agit d’une partie de l’héritage métaphysique qui perdure obstinément aujourd’hui, alors même que la scission sujet-objet fait l’objet d’un démantèlement ou d’une déconstruction massive. C’est le problème du livre pourtant bien intentionné de Matthew Hall, Plants as Persons (2011). Afin de justifier la nécessité d’un traitement éthique des plantes, Hall ressent le besoin de prouver qu’elles sont des sujets dotés d’un statut autonome dans le monde, de la poursuite d’objectifs déterminés et d’une personnalité. Il lui échappe que pour l’essentiel, elles sont le fruit d’un état d’esprit métaphysique, qui est (voici un amer tournant ironique !) à la racine du traitement immoral des plantes, des animaux et d’innombrables humains. La libération par les plantes de leur objectification est également une opportunité de nous émanciper en tant qu’être humain des liens fabriqués par notre identité, en tant que sujets, et qui nous séparent du monde extérieur. De peur que vous ne pensiez que je m’adonne à une stratégie conceptuelle, je précise ici que l’enjeu n’est pas purement théorique. Les discussions scientifiques sur ce que les plantes savent, sur l’intelligence végétale ou bien encore sur la communication et la signalisation des plantes, donnent l’apparence d’une rupture envers le manque de respect (voire l’abus) pratiqué auprès de nos « cousins verts », qui ont maintenant pris la place qui leur revient de droit en tant que sujets. Nous ne devrions cependant nourrir aucune illusion : les connaissances des plantes ne sont pas épargnées par le sort réservé à tous les autres modes et systèmes de connaissance du capitalisme qui les extraient des connaisseurs, en tant que forme de valeur rentable. Nous ne devons cependant pas nous faire d’illusions : les connaissances des plantes ne sont pas épargnées par le sort réservé à tous
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les autres modes et systèmes de connaissance du capitalisme qui les excluent des formes de valeur rentable. Compter en tant que sujet non humain ou personne non humaine 4, n’est pas la panacée de l’exploitation politico-économique ; au contraire, ce sont des sujets et des personnes qui remplacent temporairement la valeur économique dans les « économies de la connaissance ». Le danger inconscient qui guette dans l’ombre d’accorder la subjectivité aux plantes, aux animaux et à des écosystèmes entiers ne signifie pas seulement que le capitalisme mondial puisse sournoisement relever les défis de l’anthropocentrisme, mais que le statut inédit de vies autres qu’humaines puisse en fait être la prochaine étape logique dans l’extension de biens immatériels, subjectifs et vers la médiation cognitive. De fait, l’élargissement de la sphère subjective est propice à la croissance, non pas des plantes, mais du capital. Après tout, la forme dominante de marchandise aujourd’hui n’est pas l’objet consommable ; c’est le sujet lui-même, dans toute sa splendeur pluraliste. Ainsi, comment la philosophie devrait-elle s’engager auprès des plantes tout en évitant de tomber dans les pièges de la métaphysique et du capitalisme, ce dernier étant un avatar contemporain de la première ? Aborder cette question, qui me préoccupe depuis quelque temps déjà, constituera l’essentiel du texte ci-dessous. Auparavant, quelques mots pour montrer comment une contribution unique sur la sociologie de l’environnement peut permettre de repenser la vie végétale. Ces trois dernières années, une véritable explosion « d’études critiques sur les plantes » a vu des spécialistes en sciences humaines, issus de divers horizons (principalement originaires d’études littéraires, culturelles et cinématographiques), reprendre le fil des enquêtes scientifiques et philosophiques. Dans de nombreux cas, ces études critiques se satisfont de l’application des théories émergentes sur la vie végétale à leurs propres intérêts disciplinaires 5. En suivant 4. Récemment, le terme « nonhuman people » ou « personne non humaine » a été utilisé par Timothy Morton (2017). 5. Une notable exception ici concerne la collection éditée par Patricia Vieira, John Ryan et Monica Gagliano (2017).
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cette méthode, elles risquent de répliquer la dynamique exploitatrice du capitalisme, qui extrait la valeur provenant des connaissances des plantes. Mises en perspective avec tout un savoir, la philosophie et la science fournissent une sorte de valeur ajoutée, qui contient in nuce les connaissances des disciplines relatives aux sciences humaines et sociales. Par la suite, ces dernières peuvent être transférées à un film, un ouvrage littéraire ou à un processus socio-politique particulier. Une industrie de l’édition peut alors prendre son envol pratiquement du jour au lendemain. La sociologie environnementale, de son côté, a une chance d’aller bien au-delà de la voie empruntée par l’application de la théorie du ready-made. Pour commencer, le nom de la discipline sied à l’être des plantes. Plus fidèle que la botanique, la psychologie ou encore la philosophie, la socio-logie reflète la subjectivité végétale. D’une part, chaque plante est un « socium », une société de croissances semi-indépendantes – un « être collectif » d’après les termes du botaniste français du xixe siècle, Brisseau-Mirbel 6 – mais aussi de champignons, de bactéries et autres microorganismes occupant les zones de transition autour des racines ou les insectes et les animaux planant autour de ses parties aériennes. D’autre part, plutôt qu’un amas aléatoire, l’assemblage des multiplicités végétales et non végétales est une articulation, ou pour se référer à la racine grecque, le logos de la vie et des vies. Il découle de ces thèses qu’une théorie robuste du devenir plante doit être socio-logique. Le qualificatif « environnemental » est loin d’être simplement décoratif ; la subjectivité végétale n’est pas une intériorité retirée du monde (dans le cas des humains également, une telle intériorité ne peut être qu’une fiction métaphysique) mais un mode d’existence tourné vers l’extérieur, une coexistence avec son milieu. Interprétée dans ce sens, la sociologie environnementale surmonte la polarisation de la société humaine ainsi que l’environnement non humain. Une société à part entière, dotée de ses propres logoarticulations, ces dernières ne pouvant dorénavant plus désigner 6. Cité dans Canguilhem, 2008, p. 41.
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le contexte peu visible de notre existence culturelle, politique et économique. Surtout s’il est en rapport avec la vie des plantes. Revenons à l’engagement de la philosophie des plantes ; question que nous allons aborder tout au long de ces réflexions. Dire que le problème est purement théorique, sans lien avec les processus sociaux et politiques auxquels il pourrait être appliqué par la suite, revient à oublier l’essentiel. Comme j’en débats dans mes plus récents travaux, encore non publiés, la végétalité, ou l’essence même des plantes, est inséparable des vicissitudes historiques, qu’elles fassent part des histoires « naturelles » ou « culturelles » : Tout ce que nous infligeons collectivement aux plantes, à l’intersection actuelle et à toute autre intersection d’histoires humaines et végétales, finit par se mêler à leur essence. Par exemple, la production commerciale de semences stériles prive les plantes de leur potentiel reproductif et consolide la végétalité elle-même en tant que chose stérile, finie, non reproductible en elle-même, orientée vers une croissance infinie. Cette croissance correspond « aux demandes infinies et non satisfaisables du capital, auxquelles la végétalité est forcée de dire oui de façon monotone » 7.
Autrement dit, nos interactions avec les plantes écrivent ce que Michel Foucault appelle « une histoire du présent » réécrite par le concept anhistorique (sans plantes) de l’essence. Je tiens à souligner deux moments de l’histoire végétale du présent, ainsi que leurs diverses conséquences représentant plus ou moins l’ontologie et l’épistémologie des plantes. D’un côté, se focaliser sur la constitution collective des plantes – les frontières entre les spécimens individuels et les communautés entières estompées – défie la théorie conventionnelle de l’évolution, prise dans une boucle de rétroaction viciée par des auto-conceptions humaines, historiquement et culturellement situées. Une représentation typique de l’interaction organisme-environnement est celle 7. M. Marder, « Vegetality », manuscrit non publié.
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2. Dryas Octopetala, Rayographie © Anaïs Tondeur, 2015_2.
d’une maximisation opportuniste de l’énergie et d’autres ressources au service de la survie individuelle, qu’il s’agisse du phénotype ou du génotype du « gène égoïste » qui régule de manière quasiment transcendante les modèles de comportement au dos du spécimen, comme alors. Des ouvrages tels que How Forests Think d’Eduardo
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Kohn (2013) et La vie cachée des arbres de Peter Wohlleben (2016) offrent un contre-récit végétal selon lequel le sujet de l’évolution n’est pas une version naturalisée des individus bourgeois maximisant l’utilité, mais une agence plurielle de partage altruiste et d’allocation de ressources communes. Chacun de ces auteurs compose une histoire du présent au sujet des plantes comme lieu de contestation ontologique et politique de l’idéologie dominante qui règne sur la recherche scientifique supposée désintéressée. D’un autre côté, la promesse d’un mode d’intelligence décentralisé caractéristique des plantes (c’est-à-dire une pensée semblable à un entrelacs de racines ou à un essaim 8) peut être grandement exagérée. S’il est vrai que l’état de l’art des théories des xixe et xxe siècles nous considérant en tant que totalité organique modelée sur un corps animal est dépassé, il n’y a aucune garantie que le décentrement végétal (ou de toute autre sorte) soit la clef magique de l’émancipation. Nous vivons déjà dans un monde de réseaux dépourvu d’un centre de commande et de contrôle unique, autrement dit, dans une réalité sociale et politique elle-même végétale, alors que nous n’avons pas encore pris connaissance de cette transformation. Il n’est pas facile de se défaire de définitions millénaires de l’humain en tant qu’animal politique (Aristote) et de nous considérer comme des plantes politiques. Cependant, la flexibilité du capitalisme signifie qu’il peut s’adapter à ce changement de cap, sinon en tirer profit, car la production de valeur passe du mode industriel au mode post-industriel. Lorsque les désirs, les plaisirs et les connaissances dispersés sont exploités à des fins de création et d’extraction de valeur, « la plante en nous » devient alors le lieu central de méta-plus-value, c’est-à-dire la tâche aveugle de tout le système diffusé, qui donne sens à ce système et qui permet la poursuite, plus ou moins imperceptible, de l’exploitation. Les critiques de la subjectivisation de la forme marchande dans le capitalisme de consommation doivent encore faire face à la forme végétale de subjectivité décentralisée, « le réseau interne » (comprenant à présent la structure du cerveau 9), assurant le bon fonctionnement 8. Cislak et al., 2012. 9. Heuvel et Pol, 2010.
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du réseau « extérieur » social, économique et politique. Ou, plus fondamentalement encore, avec l’interface de deux types de réseaux qui se fondent sans faille dans la façon d’exister des plantes, évitant les barrières strictes entre intérieur et extérieur. Le défi végétal à l’égoïsme enraciné dans la théorie de l’évolution peut effectivement interférer et perturber le substrat subjectif de la variation capitaliste sur la métaphysique, à savoir un individu possessif et massivement utilitaire. Lorsque la séparation hyperbolique entre une entité vivante et une altérité (autre entité vivante, les écosystèmes, le monde inorganique des éléments, etc.) est réduite ; lorsque les cloisons solides se métamorphosent en membranes respirantes, alors, une compétition acerbe sur les ressources finies, que la pensée évolutionnaire et l’idéologie capitaliste tiennent pour acquises, se défait de l’inévitable. De plus, depuis que les plantes ne stockent plus, mais acheminent l’énergie verticalement (selon l’axe Terre-atmosphère), horizontalement (entre elles) et latéralement (entre elles et les formes de vie non végétales), l’accumulation de valeurs non restituées qui définit le capital, leur est étrangère. Ce qui est vital pour elles, circule à la surface : les feuilles déployées et réceptives à l’énergie solaire, l’humidité et les minéraux que les racines absorbent par osmose… Les plantes n’ont pas besoin de recourir à des opérations d’extraction, de destruction des coquilles extérieures des choses, d’énucléation de ce qui en est l’essence. Là aussi, les processus végétaux s’écartent des opérations capitalistes intrinsèquement extractives, dans la mesure où elles arrachent la valeur d’échange immatérielle de la matérialité de la valeur d’usage. Si l’extraction de pétrole, de gaz naturel et de charbon issue du corps de la Terre a autant de points communs avec l’extraction de main-d’œuvre et de connaissances des corps et des esprits humains et non humains, c’est parce que les deux sont des formes d’extractivisme de valeur, fréquentes en métaphysique et perfectionnées dans son incarnation capitaliste. Dans la tradition de la philosophie allemande, Marx appelle une série de séparations hyperboliques entre chaque individu humain et tous les autres, de la même manière qu’entre humanité et nature non humaines, l’aliénation. Différents types d’aliénation sont
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mutuellement incitateurs : plus nous sommes aliénés des compagnons des êtres humains, plus la distance entre chaque individu et le monde non humain s’ouvre ; plus l’humanité (notre espèce-être) est détachée de la vie non humaine, plus les spécimens d’Homo sapiens sont divisés sur le plan psychique et social. Le devenir plante, à l’inverse, laisse entrevoir la perspective d’une coïncidence directe entre individualité et collectivité, étant donné que chaque individu végétal est intrinsèquement collectif. Sur son terrain, le bien d’un être et celui de tous, les intérêts « privés » et « universels » ne font qu’un et sont immédiatement identiques. Qu’est le devenir plante si ce n’est le communisme ? Cela dit, surmonter l’aliénation en affirmant que les éléments aliénés sont en fait indifférenciés et immédiatement identiques, est finalement la recette d’un désastre. Outre l’envie irrépressible de transformer la vie végétale en utopie, par opposition à sa représentation en tant que « jungle » face à la guerre qui fait rage contre tous, le problème de cette solution est qu’elle considère cette vie comme un modèle, comme si un mode d’existence était directement transposable en un autre (la transposabilité directe est en fait le complément de la non-aliénation totale). Il est vrai que l’écart entre l’individu et les niveaux universels de la vie humaine s’est creusé de façon abyssale. Il est également vrai que, même chez l’humain, « l’individualité » est plurielle (« dividualité »), et que sa consolidation en une quête résolue de l’intérêt privé est un sous-produit de la répression du patrimoine végétal de notre subjectivité qui prolifère de manière sauvage. Néanmoins, peu importe comment nous réussissons à le réduire, un écart minime entre l’un et le multiple dans l’existence humaine est irréductible, ce qui rend le travail dialectique de méditation d’autant plus nécessaire. Croire le contraire, c’est balayer une contradiction réelle et concrète sous un tapis théorique à l’allure de joli dessein végétal. À l’instar de la pluralité ontologique, la dispersion de l’intelligence en une multiplicité d’esprits, répartis le long de l’extension sentiente des plantes n’est pas une échappatoire assurée de la domination métaphysique et capitaliste. Dans nos « économies du savoir », l’intelligence est la marchandise qui produit et se reproduit
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elle-même grâce à l’excès de plus-value située au-delà de ce qui est strictement requis pour son autoreproduction. Pourquoi l’intelligence des plantes serait-elle différente ? Le capitalisme et la métaphysique amalgament les connaissances à extraire, leur attribuent des valeurs et les trafiquent. Le surplus du savoir et du connu est la capacité de connaître une possible antériorité à son actualisation. La montée d’intérêt pour l’intelligence des plantes ne vise-t-elle pas (et ne profite-t-elle pas de) cette capacité des plantes qu’elle convertit ensuite en principes de robotique végétale, de détection de l’environnement ou encore de signalisation biochimique ? Il n’y a rien de mal en soi à apprendre ces choses à partir de plantes, selon une pédagogie inter-espèces ou inter-royaumes qui ne se limite pas au capitalisme. Le problème est la forme que cet apprentissage et ses résultats objectifs supposent : une marchandise. Bien entendu, rien ni personne n’est assuré contre le pouvoir de grande portée de la marchandisation, s’insinuant dans les domaines de la vie jusque-là non économiques (notamment dans le discours de l’économie : « les externalités »). Si toutefois l’intelligence des plantes tombe aussi sous le charme de la forme marchande, alors nous ne pouvons pas affirmer qu’elle conserve et favorise un potentiel de rédemption inné au sein de l’assaut capitaliste-métaphysique actuel. C’est pour cette raison que je préfère de loin la pensée des plantes (Plant thinking), une expression que j’ai inventée en m’inspirant du phutiké noesis (« esprit végétal ») de Plotin, à l’intelligence des plantes. En un mot, l’intelligence est essentielle : penser ne l’est pas. L’intelligence est vouée à la résolution de problèmes et à l’accomplissement d’objectifs précis : penser problématise les choses et les fait devenir indéterminées. L’intelligence est l’application triomphale et vérifiable (Calvo Garzón, 2007) par des algorithmes de l’esprit sur la matière (ou bien l’environnement). La pensée se produit au moment où l’approche instrumentale échoue : c’est un signe positif d’échec, d’une recherche infinie bien que finie. L’intelligence est l’outil du succès évolutif, permettant la survie du plus apte ; la pensée est une marque d’in-adaptation, sans laquelle, néanmoins, l’adaptation n’est pas possible. Enfin, l’intelligence permet la marchandisation, tandis que la pensée peut résister à ce phénomène tentaculaire.
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La pensée végétale (Plant thinking) n’est donc pas l’intelligence des plantes. Il se pourrait même très bien que ces deux expressions soient mutuellement incompatibles. L’extension des différentes parties d’une plante – les feuilles, les racines, les pousses – vers l’autre, leurs tendances à s’étendre dans toutes les directions à la fois, est une image vivante, dynamique et matérielle de l’intentionnalité 10. L’intentionnalité étendue et s’étendant du végétal va au-delà de l’utilisation de ce à quoi elle s’efforce, premièrement parce qu’elle ne représente pas la lumière solaire et les autres « ressources » vitales en tant qu’objets, et deuxièmement parce que la cible solaire de son effort est inaccessible. Se déroulant entre ciel et terre depuis la bifurcation initiale de la graine en germination, la pensée spatialisée de la plante est l’agitation du milieu, mais aussi au milieu (Koller, 2011). La pensée-plante est un entre-deux de croissance, la place du milieu ou le milieu, ensuite formalisé en environnement. En un sens, la pensée-plante est la pensée environnementale. La plupart du temps, l’agitation humaine est carrément non végétale, dans la mesure où elle s’exprime par une insatisfaction vis-à-vis du lieu physique ou symbolique où l’on se trouve. S’appuyant sur des turbulences existentielles, l’inquiétude de la plus-value autoreproductrice (c’est-à-dire le capital) s’infiltre dans nos vies, ce qui nous déracine, en invoquant par exemple le besoin de rendre le travail « flexible ». Cela revient à laisser tout attachement personnel derrière et se déplacer parallèlement aux mouvements constants des conditions du marché du travail. Il se peut que la pensée suive son inachèvement génétique en présentant chaque lieu comme un point de passage vers un autre sur le chemin de nulle part. L’état d’entre-deux des plantes indique leur appartenance à plus qu’un seul élément ; elles habitent à la fois le jour et la nuit, se prélassent au soleil au-dessus du sol et naviguent sur des labyrinthes d’eau, de minéraux, de champignons et de bactéries souterraines. Par opposition, l’état d’entre-deux des humains est un gage de notre non-appartenance, de notre exclusion de tout milieu objectif. Accentuée par la métaphysique et le capitalisme, 10. Cf. le chapitre intitulé « The Wisdom of Plants » dans mon livre Plant-Thinking.
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cette différence transforme la non-instrumentalité de la pensée en une force de pure négativité, mortelle dans son rejet de toute forme indéterminée et de tout lieu d’existence finie. À réitérer : quelle est la tâche d’une philosophie qui rencontre la vie des plantes ? (Serait-elle toujours identifiable en tant que philosophie ?) Ainsi formulée, la question relie ontologie et épistémologie, de même qu’éthique et politique. J’ai mis de côté le truisme qu’une meilleure compréhension de qui ou de ce que sont les plantes devrait fonder, une manière de les traiter plus sensiblement. Si la pensée évince la connaissance, alors la compréhension par laquelle le sujet intériorise son objet, n’est désormais plus la référence d’une entreprise proprement philosophique. Ainsi je pose la question : comment penser avec les plantes, ce qui revient à être avec elles dans l’entre-deux ? Et comment le faire tout en restant vigilants face aux décalages temporels, aux écarts et aux divergences entre les modes de pensée-être humains et végétaux ? Une grande partie des enjeux sur le sens de la pensée et sur l’être ne se réfléchit pas à travers le prisme de la philosophie moderne, notamment au travers de la triangulation du sujet, de l’objet et de leur relation. Il est tout à fait irréfutable d’annoncer qu’en dehors de ces catégories, les bases de l’épistémologie et de l’ontologie deviennent essentiellement environnementales (et donc végétales). La prémonition selon laquelle notre sortie d’urgence des échanges et pratiques philosophiques pourrait intensifier davantage l’expansionnisme capitaliste est moins évidente et moins consensuelle. Le capitalisme de consommation et les économies de connaissance ont subjectivisé la forme marchande en tirant de la valeur et de la plus-value du sujet connaisseur ou du consommateur. Aujourd’hui, quelque chose d’autre se dessine. Tout autour de nous, les « sujets-objets binaires » se décomposent en ontologie objetorienté (OOO) : humanités environnementales, post-humanisme, actions de recherche participatives… L’effondrement de la relation sujet-objet affecte indéniablement le statut des plantes et, au vu des avancées de la physique quantique, ce qui était autrefois considéré comme matière inanimée ne l’est plus. Descartes est enterré à maintes reprises, sous les applaudissements de ses fossoyeurs.
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Mais que se passerait-il si la forme marchande avait une fois de plus muté ? Et si, ni objectivement, ni subjectivement, cela provenait de la rupture du couplage sujet-objet ? Considérez ce qui suit : les frontières du sujet ont été distendues dans la mesure où rien n’est à présent plus un objet (manipulable), ce qui aboutit à la fin de la subjectivité en tant que concept déterminé. Que tout soit un objet – du réchauffement climatique au décalage horaire, d’un arbre à une licorne – est le revers d’une même pièce de monnaie et favorise certains courants de pensée, tel l’OOO. L’affirmation totalisante à propos de la nature du « tout », vide l’objectité de son sens. Les articulations des extrêmes, chacune prétendant avoir pris le dessus sur l’autre, fonctionnent mal et de façon irréparable : nous sommes maintenant dépassés par les corrélations, les correspondances sujet-objet ou les synthèses dialectiques. Par conséquent, nous survivons au milieu des ruines de la dyade, recevant subrepticement une énergie négative de sa désintégration en cours. La poussée de fragmentation initiale cède le passage à l’accumulation aléatoire de multiplicités. Ce n’est pas par hasard que le logos, traduit non pas comme « étude » (dans les interprétations classiques de la socio-logie, de la bio-logie, etc.), mais comme « articulation », est à présent devenu un mot vulgaire et que l’écologie est devenue incompréhensible 11. En réponse aux encouragements de Timothy Morton (2009) pour l’écologie sans nature, je dirais que notre époque est celle de l’environnement sans écologie – nos alentours, nos environs sont dépourvus de connexions intégrales. Tout comme notre métaphysique est la chute et la faillite de la métaphysique. En ce qui concerne la logique d’auto-valorisation de valeur ou de capital, les ruines amassées de la division sujet-objet (et nous ne devrions jamais oublier que « nous » faisons partie de ces ruines) servent un double objectif : elles cachent les relations d’exploitation et substituent imperceptiblement l’organisation hylémorphique 11. Certaines des traductions légitimes des logos en éco-logie sont incompatibles. Ainsi « l’étude du logement » exclut de « l’articulation pratique du logement », tout en augmentant la distance entre les habitants et leurs demeures.
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(du grec « matière formée » ou encore « forme-matière ») d’êtres ayant une forme étrangère (ou extraterrestre), ce qui n’est rien d’autre que celle de la marchandise. La subjectivisation de la marchandise a déjà atteint dans une large mesure le premier objectif d’obfuscation. Tenant compte des potentialités les plus profondes du sujet intelligent et consommateur, traité comme marchandise, l’exploitation est allée se cacher, liant ses routines à des rêves, des plaisirs et des désirs, y compris ceux du savoir – « la pulsion épistémophilique » de Sigmund Freud et Mélanie Klein. La rupture du paradigme presque psychotique sujet-objet masque davantage les relations d’exploitation, dans la mesure où elle empêche l’articulation de toutes relations. La scission sujet-objet est elle-même scindée, donnant lieu à une explosion conceptuelle semblable à celle provoquée par la fission nucléaire. Le tristement célèbre « effet papillon », selon lequel tout est interconnecté, et que toute action peut entraîner toute réaction, aussi lointaine soit-elle de sa source, est la plus grande étape de cette désarticulation analogue aux déclarations « Tout est un objet » ou « Tout est un sujet ». Et cela nous amène au deuxième objectif, qui consiste à remplacer la matière formée par la forme marchande. Si, paradoxalement, l’interconnexion mondiale coïncide avec l’absence de relations extérieures, sans parler de la théorie de la relationnalité, cela est imputable au manque de relations intérieures (ou d’auto-relations si vous voulez, si harmonieuses ou conflictuelles et contradictoires soient-elles) entre la forme et le contenu des existences. La désintégration qui s’ensuit dépasse de loin la structure ouverte non organique de la vie végétale : sans cohérence, sans logos, les fragments du paradigme sujet-objet reçoivent leur sens de l’extérieur, de la forme marchande imposée à la place de la lueur phosphorescente de leur sens intime. En ce qui concerne les plantes, elles (ainsi que toute autre entité et processus dont la science expérimentale s’occupe) sont analysées physiquement et conceptuellement, en termes de réseaux hormonaux et d’éléments biochimiques, de signaux électriques et de génomes, de voies de transduction du calcium et de protéines transmembranaires. La plante en tant que plante disparaît. D’un côté, ce qui est mis en avant à sa place, ce sont les tendances végétales que la forme
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phénoménologiquement accessible des plantes avait jusqu’à présent obscurcies. D’un autre côté, ses composants disjoints fournissent des matériaux sans forme, facilement manipulables. La promesse par laquelle la vision dynamique des plantes nous attire, soulignant ses tendances (je résiste aux « fonctions » scientifiquement correctes) par opposition aux structures fixes, décline dès que la science, la technologie et le capital qui les animent, recrutent ses capacités. Inutile de préciser que la logique que je décris n’est pas nouvelle. Son prototype est le système métaphysique qui subtilise le sens des entités, qui explique le seul, omnipotent et omniprésent concept ou Être. Deux des nouveaux aspects essentiels de cette instanciation actuelle logique sont : 1) sa remarquable capacité à construire la réalité, non seulement au niveau idéationnel-idéologique, mais aussi au niveau physique-matériel ; et 2) sa dérivation des valeurs philosophiques, socio-culturelles et économiques de la désintégration des unités conceptuelles et corporelles antérieures. Pendant des siècles, la métaphysique a influé de manière oblique sur les vies humaines et non humaines, en dessinant les plans de notre approche de ce qui est et de nous-mêmes. À présent, dans sa forme antimétaphysique et perverse, elle façonne le monde, donnant à la fantaisie cauchemardesque un corps réel. Prenez le brevet des séquences génétiques des plantes (Jefferson, 2015) ou leurs propriétés médicinales connues des guérisseurs traditionnels, avant l’avènement du capitalisme. S’appuyant sur l’appareil de la science appliquée, et partant de l’extermination et de l’éviscération de la matérialité, la recherche biomédicale et biogénétique offre une base idéale – le code : la vie traduite en information – pour une possible reconstruction de ce qui a été détruit. Le code est une propriété privée et la réalisation de la possibilité de redonner vie au squelette abstrait qui repose sur le paiement de celui-ci. La moitié du passage de l’idéal au réel est transformée en capital, tandis que l’autre moitié, s’éloignant du réel, aboutit à un désastre écologique, à la déréalisation irrémédiable de la biodiversité et à l’extinction de masse. Les banques de gènes et les réserves de semences, telle celle de Svalbard, en Norvège (Gruber, 2017), relient artificiellement la thèse dialectique et son antithèse : elles sont les référentiels
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d’informations des plantes, réduites à de simples matériels génétiques (plasma germinatif) et estimées utiles, ou potentiellement utiles aux êtres humains qui pourraient y avoir recours en cas d’extinction. La métaphysique prémoderne n’est pas une solution aux impasses des plantes objectivantes et subjectivantes, de même qu’à l’effondrement extrêmement rentable de la scission sujet-objet. L’idéalité du génome, sa prééminence et son indifférence à l’égard des phénotypes passés, présents et futurs sont toujours ceux des idées platoniciennes. Leurs visages froids sont perceptibles derrière les masques de mort de la « neutralité » scientifique et technologique, ainsi que celle de l’antimétaphysique. Au contraire, Platon était un philosophe de l’intelligence, des opposés polaires, mal à l’aise avec ce qui les séparait. Socrate, pour sa part, était un penseur, conscient de sa place au centre (en tant que « sage-femme des idées »), du non-accomplissement, voué, non pas à extraire des idées, mais à les faire avancer, les laisser circuler dans des conversations avec d’autres, jusqu’à ce qu’elles grandissent, sans pour autant avoir une destination finale en vue. Bien qu’il ne crût pas qu’il pouvait apprendre quoi que ce soit des plantes, il était un penseur-plante par excellence 12, qui devait être physiquement éliminé pour que la tradition métaphysique puisse s’enraciner (d’où la tragique complicité de Platon dans le verdict qu’il déplorait). Sachant qu’il ne savait rien, à part sa propre ignorance, Socrate trouva sa place en réalisant qu’il ne poursuivait aucun but déterminé et ne résolvait aucun problème, mais qu’il en créait abondamment, y compris pour le penseur lui-même. Devons-nous retourner à Socrate sans Platon, dans le but de résister à la marchandisation ? Ou accompagner Heidegger dans son cheminement vers les présocratiques, en dessous et au-delà de la métaphysique, afin de précipiter l’autre commencement de la pensée après la fin de la métaphysique ? Et y a-t-il finalement un « après » qui vienne le suivre ?
12. « Vous voyez, j’aime apprendre. Maintenant, les endroits à la campagne et les arbres ne m’apprendront rien, et les gens de la ville l’utilisent. » (Platon, Phèdre 230d.)
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Il est devenu évident que la querelle intellectuelle du xxe siècle sur le sens de la fin par rapport à la tradition métaphysique, est un débat sur la fin du capitalisme déguisé, à condition que le capitalisme soit notre avatar pour la métaphysique. La vision nuancée est que, plutôt qu’une coupure abrupte, la fin de la métaphysique (et de l’histoire, qui est invariablement de la métaphysique) est elle-même sans fin, une répétition apparemment infinie des possibilités épuisées du passé et un nihilisme prolongé, approfondi et englobant. (En 1888, Nietzsche pensait que l’histoire future du nihilisme durerait pour encore deux cents ans 13.) Cela signifie que la fin du capitalisme et de la marchandisation totale à la György Lukács, serait de manière égale, sans fin, prolongée et de plus en plus profonde. La difficulté réside dans le fait que la métaphysique et le capitalisme ont mis en danger une planète habitable, de sorte que leur infinité théorique puisse être écourtée par la fin du substratum matériel qu’elles ont présupposé et dépouillé en silence. La fin du monde serait ainsi une « extériorité » contingente dans la simple logique de l’histoire de la métaphysique, idéalement indifférente à la réalité ou à l’irréalité de l’existence. Même ici, dans les effets pratiques du dernier programme métaphysique, on détecte l’inversion de l’influence végétale : cette dernière rend le monde habitable, le précédent – inhabitable. Nous sommes confrontés à un choix entre plantes et philosophie qua métaphysique, pensée et philosophie, monde et philosophie. De plus, le moment de l’inversion n’est pas un événement singulier, unique : il se répète constamment tant que la vie végétale, parmi d’autres formes de vitalité, persiste avec ténacité, malgré toutes sortes d’obstacles. Et le choix décisif que nous devons faire est encore et encore répété : plantes ou philosophie, pensée ou philosophie, monde ou philosophie. C’est ainsi qu’une revalorisation de toutes les valeurs inspirées par Nietzsche se produit, ou devrait se produire, aujourd’hui. Bien loin d’un retour à une figure ou à une période historique donnée, il est nécessaire de revenir en arrière 13. Gillespie, 2017, p. 35.
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(et d’avancer, en veillant à ce que les mouvements se poursuivent), à ces instances révolutionnaires, violemment fondatrices, éparpillées à travers l’histoire de la métaphysique et du capitalisme, qui prétendent s’achever sans fin. En appuyant sur le bouton pause de notre rediffusion historique de ces moments précis, nous nous attarderons sur le bord, à la frontière séparant la philosophie des plantes, la philosophie de la pensée, la philosophie du monde. Là, au no man’s, no woman’s et no plant’s land, nous aurons expérimenté le pouvoir impuissant de la pensée. Bibliographie Calvo Garzón F. (2007), « The Quest for Cognition in Plant Neurobiology », Plant Signaling & Behavior, 2(4), p. 208-211. Canguilhem G. (2008), Knowledge of Life, trad. S. Geroulantos et D. Ginsburg, New York, Fordham University Press. Cislak M. et al. (2012), « Swarming Behavior in Plant Roots », PLoS One, 7(1), e29759. Gillespie M.A. (2017), Nietzsche’s Final Teaching, Chicago/London, University of Chicago Press. Gruber K. (2017), « Agrobiodiversity : The Living Library », Nature, 544, p. 8-10. Hall M. (2011), Plants as Persons : A Philosophical Botany, Albany (NY), SUNY Press. Heuvel M. van den et Pol H.H. (2010), « Exploring the brain network : A review on resting-state fMRI functional connectivity », European Neuropsychopharmacology, 20(8), p. 519-534. Jefferson O.A. et al. (2015), « The Ownership Question of Plant Gene and Genome Intellectual Properties », Nature Biotechnology, 33, p. 1138-1143. Kohn E. (2013), How Forests Think : Toward an Anthropology Beyond the Human, Berkeley/Los Angeles, University of California Press. Koller D. (2011), The Restless Plant, Cambridge (MA), Harvard University Press. Marder M. (2013), Plant-Thinking : A Philosophy of Vegetal Life, New York, Columbia University Press.
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PARTIEÂ 3
SYMBOLISME DES PLANTES
VII La plasticité du corps et l’intériorité des plantes dans les mythes d’Ovide et au-delà Claudia Zatta Parues en l’an 8 avant J.-C., Les Métamorphoses d’Ovide nous présentent un monde imaginaire où la mort s’est presque complètement évanouie et où de nouveaux êtres continuent à apparaître à travers la transformation physique d’êtres précédents. Il s’agit d’un monde en mouvement, fluide et fuyant. Si la naissance existe encore, la métamorphose du corps constitue un phénomène parallèle qui se manifeste dans les situations les plus variées et sans solution de continuité, depuis une origine primordiale jusqu’à présent. Les dieux et les mortels en font également l’expérience, mais avec une différence significative. Pour les dieux, la métamorphose est un instrument puissant qui leur donne le pouvoir de changer leur forme à volonté ; pour les mortels, au contraire, elle déclenche en un éclair une voie transformationnelle sans possibilité de retour 1. Sans surprise, la plasticité illimitée des dieux est remplacée chez les hommes par une capacité de transformation bornée. Ainsi, si Jupiter prend temporairement la forme d’un taureau ou devient une pluie d’or afin de satisfaire ses désirs d’amour, le roi Lycaon devient un loup et la nymphe Syrinx un roseau creux. Daphné se transforme quant à elle en laurier et Actéon en cerf. Leurs métamorphoses sont irréversibles. 1. Ovide, Les Métamorphoses 8, 728-730.
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Plus rarement aussi les êtres inanimés changent de forme. On peut rappeler ici l’humanité durable qui a émergé de pierres jetées par Deucalion et Pyrrha, proches de Prométhée. La terre était alors une vaste solitude à cause du déluge ordonné par Jupiter. La transformation des pierres en êtres humains se produisit en douceur, d’une manière presque prévisible : La partie de ces pierres où quelques sucs liquides se mêlent à la terre devient de la chair Ce qui est solide et ne peut fléchir se change en os Ce qui était veine subsiste sous le même nom 2.
Composés de parties analogues et même homonymes, pierres et êtres humains consistent en corps qui – Ovide nous le révèle – ne sont pas très différents, après tout. Ils ont tous deux des parties douces et dures en plus des veines, et ce réseau d’analogies facilite la transformation linéaire et progressive des uns dans les autres. Dans ce cas, comme ailleurs au cours du poème (et plus généralement dans la mythologie classique), l’origine détient une force explicative et révélatrice. Le fait que les êtres humains proviennent de pierres n’explique pas seulement leurs éléments anatomiques (la chair, les os et les veines), mais aussi leur caractère : la jeune humanité est dure et durable comme étaient les pierres avant d’être transformées. De cette façon, sa constitution corporelle retient les qualités des corps originaux et se reflète à son tour dans sa structure psychologique 3. « Des formes tournées dans des corps nouveaux » est le sujet du poème – comme l’auteur nous le dit au début de sa narration. Mais il ne s’agit pas d’une transformation erratique parce que chaque métamorphose s’inscrit dans le corps qui se transforme 2. Ovide, Les Métamorphoses 1, 407-410. Toutes les traductions du texte d’Ovide sont réalisées par Georges Lafaye dans l’édition des Belles Lettres (1925-1928). 3. Sur la métamorphose en tant que phénomène préservatif, voir Anderson, 1963 et Barkan, 1986.
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et les correspondances qu’il entretient avec le corps dans lequel sa transformation aboutit. C’est en particulier dans le domaine qui concerne le corps avant et après la métamorphose qu’Ovide montre toute son inventivité et génie, en créant de surprenantes connexions en même temps qu’il puise dans la tradition classique, c’est-à-dire dans les mythes de ses prédécesseurs grecs et romains et leurs connaissances « scientifiques » du monde naturel. Et parmi ce jeu de correspondances, la métamorphose d’êtres humains en plantes a revêtu une position particulière dans l’élaboration du poème. Peupliers et lauriers, sapins et chênes, cyprès et arbres à encens et à myrrhe ou myrtes portant un bon nombre de fleurs fragiles et inquiétantes émergent d’un processus de métamorphose qui implique hommes et femmes, nymphes et garçons. Comment devient-on plante dans ce cas ? Quelles sont les parties du corps qui acheminent cette transition ? Et, comme à propos des pierres abordées auparavant, est-ce qu’on trouve aussi dans ces mythes de transformation une correspondance plus profonde ou des arcanes qui transcendent les simples anatomies du corps ? La métamorphose des plantes paraît assez tôt dans le poème. Juste après que la nouvelle race humaine soit sortie des pierres. Daphné devient un laurier lors d’un épisode qui révèle les correspondances physiques fondamentales entre corps anthropomorphes et végétaux, correspondances qui deviendront paradigmatiques pour d’autres histoires similaires dans le cours de la narration ovidienne. Poursuivie par Apollon, la nymphe invoque son père Pénée afin « de la délivrer par une métamorphose de sa beauté trop séduisante 4 », tandis qu’une torpeur progressive accompagne la transformation de Daphné pendant que les membres de son corps deviennent les parties correspondantes d’une plante. À peine a-t-elle achevé sa prière qu’une lourde torpeur s’empare de ses membres ; Une mince écorce entoure son sein délicat ; Ses cheveux qui s’allongent se changent en feuillage ;
4. Ovide, Les Métamorphoses 1, 547.
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Ses bras en branches ; Ses pieds, tout à l’heure si agiles, adhèrent au sol par des racines incapables de se mouvoir ; La cime d’un arbre couronne sa tête ; De ses charmes il ne reste plus que l’éclat 5.
Ovide se concentre sur la surface du corps de la nymphe, en suivant son changement du milieu vers le bas, puis de nouveau vers le haut comme s’il voulait recréer la trajectoire du regard amoureux d’Apollon. Une douce écorce commence à couvrir le tronc de Daphné, ses cheveux deviennent feuillage, ses bras branches, tandis que ses pieds cèdent leur place aux racines ancrées au sol. Enfin une cime verte feuillue s’empare de sa bouche réprimant sa voix. Quand Apollon finalement la saisit, il embrasse un laurier, mais il sent encore au-dessus de l’écorce son cœur pulsant. Si de manière cohérente au focus du poème, la métamorphose affecte les formes du corps en créant des corps nouveaux et en réduisant les capacités expressives de l’être métamorphosé (l’expression verbale et le mouvement 6), c’est une autre question de savoir si elle change aussi son sens de l’identité et sa capacité de conscience. Que se passe-t-il dans l’intériorité de l’être qui a été transformé ? Reste-t-il le même ou est-il aussi transformé avec la surface du corps en métamorphose ? Sur ce point, Ovide déchaîne son génie créatif. Souvent il s’engage dans la description du conflit entre la nouvelle forme physique et l’esprit qui y est piégé et à présent devenu incapable de s’exprimer par les moyens qu’il avait auparavant. Par exemple, quand la princesse Io est transformée en vache, elle essaie en vain de révéler son identité par des mots et gestes affectueux (étant devenue un animal à quatre pattes, elle ne possède plus de bras pour embrasser son père !). Similairement, Alcyone, transformée en oiseau homonyme, échoue à embrasser avec son dur bec le corps de son mari 7. Parfois, 5. Ovide, Les Métamorphoses 1, 548-553. 6. Solodow, 1988, p. 189-190. 7. Ovide, Les Métamorphoses 11, 735-738.
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1. Baldassare Tommaso Peruzzi, L’histoire d’Apollon et Daphné, 1530-1560, gravure, The Elisha Whittelsey Collection, The Elisha Whittelsey Fund, 1949, The Metropolitan Museum of Art, New York.
au contraire, le nouveau corps et les phénomènes qui y sont associés cristallisent un état émotionnel chargé en le rendant à la fois dominant et permanent. Ainsi, la transformation de Niobé en pierre est emblématique de son intense et paralysante douleur, tandis que
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de Myrrhe on comprend que restent seulement des larmes. L’arbre homonyme dans lequel elle a été transformée a perdu tous les sens (que le corps antérieur possédait) mais a continué à pleurer en émettant des gouttes de résine. Ce cas-ci est vraiment intéressant, et pas seulement eu égard à la cristallisation des larmes liée au phénomène physiologique caractéristique de l’arbre (l’extrusion de la myrrhe). On l’a constaté auparavant dans le poème où les sœurs de Phaéton, ayant trop pleuré à son tombeau, ont été transformées en peupliers qui « pleurent » de l’ambre d’une façon similaire à celle de Myrrhe 8. L’intérêt dans le développement de la métamorphose de Myrrhe réside plutôt dans le fait que c’est la fille même qui l’invoque à propos d’elle-même en tant que moyen d’échapper à la mort et à la vie en même temps. Ô dieux, si vos oreilles sont ouvertes aux aveux des coupables J’ai mérité mon sort et je ne refuse pas de subir un terrible châtiment ; Mais je ne veux pas souiller les vivants en restant dans ce monde, ni les mortes qui ne sont plus ; Bannissez-moi de l’un et de l’autre empire ; Faites de moi un autre être à qui soit interdites et la vie et la mort 9.
Incapable de soutenir son crime (elle a couché avec son père), Myrrhe veut disparaître complètement du monde des vivants et des morts. Et sans préserver la mémoire et le sens de soi, elle devient un arbre qui même s’il est inconscient du corps précédent est toutefois capable de souffrir. L’intériorité de la nymphe se matérialise dans les gouttes de résine, qui, usées en tant qu’encens, vont disparaître dans l’air (les vœux de Myrrhe sont alors réalisés). Plus souvent toutefois, dans les mythes de transformation végétale, l’intériorité n’est pas écrasée mais persiste en silence 10. Dans le cas de Daphné par exemple, le laurier dans lequel elle est incarnée semble 8. Ovide, Les Métamorphoses 2, 344-366. 9. Ovide, Les Métamorphoses 8, 483-487. 10. Pour la métamorphose en tant que phénomène qui implique des plantes qui ne sont pas comestibles et la relation avec les végétariens et les enseignements de Pythagore dans le livre 15 du poème, voir Sissa, 2019.
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être capable d’entendre les mots d’Apollon et de les accepter en agitant sa cime verte feuillue. Significativement, dans le réseau des correspondances entre corps anthropomorphe et corps végétal qui a été activé par la métamorphose de la nymphe, c’était cette partie de l’arbre (la cime) qui s’était emparée de la bouche. Quant à l’intérieur de son corps, rien ne nous a été dit, à l’exception du cœur qu’Apollon sent pulser et dont on ne sait pas s’il continuera à exister au-dessus de la peau transformée en écorce. On comprend néanmoins que dans ce cas le mouvement du laurier a remplacé les mots de Daphné et qu’il est devenu l’expression d’une intériorité silencieuse. De fait, cette substitution (des mots par le mouvement) n’était pas vraiment originale, mais reflétait plutôt une ancienne connaissance philosophique 11. Plusieurs années avant, au vie siècle avant J.-C., Thalès, le philosophe présocratique de Milet, avait dit que les arbres possédaient une âme parce qu’ils bougent et plus d’un siècle après, Anaxagore de Clazomènes soutenait que les plantes sentaient joie et douleur, avec comme preuve du deuxième phénomène le fait qu’elles laissaient tomber les feuilles en saison 12. Dans le poème d’Ovide, il y a d’autres histoires de métamorphose qui poursuivent l’exploration de l’intériorité de plantes. Et elles ne font pas cela seulement en décrivant l’oscillation du corps des arbres que ce mouvement vient revêtir, comme dans le cas de Daphné, mais plus profondément pour révéler une réalité profonde ou un sens caché lié à la vie intérieure des plantes. Il s’agit d’une physiologie qui, constituée de sang, fait des plantes des êtres vivants très proches des animaux : en tant qu’êtres sanguins, elles aussi sont douées de sensations et deviennent dans l’action dramatique du poème des sujets de souffrance. Dans ces cas, on le comprend, la métamorphose a seulement affecté la surface du corps métamorphosé, c’est-à-dire ses parties externes 11. Voir discussion générale à propos des modèles grecs d’Ovide ; voir Lafaye, 1971. 12. Aëtius 2.26.1 et DK 59 A 117. Pour une discussion des théories présocratiques sur les plantes, voir Zatta, 2019, chap. 4, et pour l’influence de ces théories sur la conception de la métamorphose végétale dans Ovide, voir Zatta, 2016.
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et visibles selon le réseau de correspondances identifiées auparavant (pieds/racines, bras/branches, etc.), mais elle a laissé presque intacte une partie substantielle de leur corps interne. Car dans les mythes d’Ovide, quand une plante est déchirée, elle saigne. Les coupures et déchirures sont en fait des blessures. Et le dénouement d’une telle physiologie constitue la représentation graphique de son intériorité silencieuse. Les arbres souffrent et ont peur de souffrir. Ils ont conscience de leur environnement et s’aperçoivent quand un danger est imminent en réagissant selon la gamme limitée d’expression qui leur est possible de déployer : outre le mouvement de cimes ou de branches, ils subissent aussi des changements perceptibles dans leurs feuilles. Les mythes de Dryope et Érysichthon sont à ce propos emblématiques. Dryope était une nouvelle épouse et avec son petit enfant, elle allait sur la rive d’un lac pour recueillir des fleurs et en faire des guirlandes pour les nymphes. Le scénario idyllique devint rapidement un théâtre de l’horreur. Dès que Dryope déchira la fleur de lotus pour amuser son fils, du sang se déversa de la fleur en même temps que les branches de la plante s’agitèrent avec terreur. La métamorphose s’abattit soudainement. Dryope essaya d’échapper à ce scénario sinistre, mais sa fuite fut bloquée immédiatement par ses pieds en train de devenir racines qui l’enchaînèrent à la terre. À présent, seul son torse pouvait encore bouger tandis que l’écorce la couvrait progressivement, ses cheveux devenant feuillage. En plein désespoir, Dryope essaie de les arracher, mais ne trouve que des feuilles dans ses mains. Ovide se plaît à décrire l’impuissance de la nymphe et le conflit entre ses désirs et son corps qui est en train de se métamorphoser. Même l’expression de désespoir de Dryope s’évanouit et l’on doit imaginer une exacerbation de cette émotion. Finalement, la nymphe devient une plante de lotus, la même que celle qu’elle avait déchirée, une fleur déclenchant mystérieusement sa propre transformation. Dans son discours final, juste avant que sa bouche soit fermée par l’écorce, Dryope demande à son père et son mari (qui sont accourus sur la scène) d’amener sur cette place-là son petit-fils et de lui révéler que sa mère était cachée dans l’arbre.
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2. Antonio Tempesta, Dryope métamorphosé en lotus, gravure, 1606, The Elisha Whittelsey Collection, The Elisha Whittelsey Fund, 1951, The Metropolitan Museum of Art, New York.
Il devrait être effrayé par la vue du lac et ne jamais déchirer les fleurs des plantes en pensant que chaque arbre était le corps d’une déesse. Elle avait aussi un conseil pour son père et mari : Si vous m’aimez, protégez mon feuillage contre les blessures de la serpe tranchante Et contre les morsures des troupeaux 13.
À travers le mythe de Dryope, Ovide dramatise le phénomène de métamorphose végétale parce qu’il met en rapport une nymphe qui va être transformée en arbre et un arbre qui sort de la transformation 13. Ovide, Les Métamorphoses 9, 383-384.
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d’une nymphe. De cette façon, il inclut un épisode métamorphique dans un cadre narratif plus ample qui nous révèle allusivement les suites cachées, ce que, par exemple, il ne nous avait pas dit à propos de Daphné et que l’on ne pourra jamais savoir avec certitude. Est-ce que le laurier dans lequel Daphné a été transformée souffre chaque fois que ses rameaux sont déchirés pour orner la tête d’un athlète victorieux dans les jeux Pythiens ? Jusqu’à quel point de cruauté a été l’amour implacable d’Apollon ? Avec Dryope, il faut faire une pause et revenir en arrière. Car cet épisode révèle que la fleur de lotus avait versé du sang parce que cet arbre-là était une nymphe métamorphosée, Lotis, qui, répétant l’expérience de Daphné, avait réussi à échapper au désir impérieux de Priape. « Elle avait quitté sa forme première, sans changer de nom, pour prendre celle de cet arbre 14 » nous dit-on. Cependant dans ce cas, la plante préserve plus que le nom de l’être duquel elle a résulté par transformation. Significativement, les gouttes de sang indiquent une blessure physique et la sensation de douleur. De plus, les rameaux de lotus tremblent seulement après que la fleur ait renversé du sang, et ce fait signifie que la conscience de l’arbre n’est pas extemporanée, mais se trouve projetée dans le futur immédiat. Le trembler dans ce cas exprime la peur de l’arbre qu’une autre fleur encore soit déchirée avec pour conséquence de souffrir. À ce propos, les derniers mots de Dryope qu’on a cités auparavant nous offrent un commentaire explicite. Outre le cueillir, l’élaguer par l’agriculteur et le paître par les animaux seront source de souffrance pour elle transformée en arbre. Tous les arbres sont les corps des déesses malgré leur silence et immobilité ! Toutefois, Dryope est ambiguë car elle ne définit pas le type de relation qu’il y a entre la nymphe et son arbre. Est-ce que la nymphe métamorphosée est simplement cachée dans l’arbre ? Son avis à propos de ce qu’il faut dire à son fils paraît indiquer cela. Ou bien l’arbre de lotus figure-t-il son propre corps ? En fait, elle a aussi dit que son fils devait considérer les arbres comme « les corps des déesses ». 14. Ovide, Les Métamorphoses 9, 347-348 ; pour l’identification de cet arbre dans le jujubier, voir Ovide, Les Métamorphoses, vol. 2, p. 104, n. 1.
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Entre les deux possibilités, envisager d’être cachée reflète peut-être la réluctance de Dryope à être complètement transformée, son instinct de préservation et le fait qu’elle soit attachée à son identité. D’autre part, l’épisode montre que l’arbre n’est pas un simple récipient. Le fait que l’arbre de lotus déverse du sang manifeste l’inextricable mélange entre nymphe et arbre : l’existence de Lotis est désormais transfusée dans la vie de l’arbre et dans toutes les parties de son corps. Ces biologies fondues forment une créature hybride et merveilleuse qui combine des phénomènes physiologiques, qui dans le monde réel, hors de la fiction narrative, appartiennent à des êtres vivants d’ordre différent : le sang de la nymphe reste dans l’arbre qui fleurit. Ses fleurs rouges sont le signe d’une vitalité prospère et elles évoquent sur le plan narratif sa nature sanguine 15. De même, il n’est pas surprenant que quand, dans un autre mythe, la mère des Héliades essaie de mettre fin à leur métamorphose en arrachant les rameaux de leurs corps changeants, elle assiste au déversement de gouttes sanglantes comme si elles venaient de blessures et entend à plusieurs reprises le même dernier cri : Arrête, je t’en conjure, ma mère ; C’est notre corps que tu déchires dans un arbre 16.
Les nymphes et les corps des arbres peuvent être verbalement distingués (mon corps est déchiré dans cet arbre), mais tous les deux sont inextricablement (et pour nous mystérieusement) liés. La subjectivité de la nymphe donne à la plante une dimension vitale qu’on n’aurait pas pu soupçonner. Le mythe d’Érysichthon rend aussi ce mélange de vies explicite. Il révèle l’histoire d’un chêne majestueux qui dominait une forêt sacrée à Cérès, la déesse romaine de la croissance. Indifférent à la 15. En fait, s’il s’agit de l’arbre de jujubier comme l’a soutenu Lafaye, les fleurs en question devraient être blanches et non rouges. Il semble donc qu’Ovide en a altéré la couleur pour évoquer la nature extraordinaire de l’arbre qui possède du sang et non de la lymphe. 16. Ovide, Les Métamorphoses 2, 361-362.
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sacralité du lieu et à son évidente importance religieuse, Érysichthon est déterminé à couper l’arbre. Mais dès qu’il s’apprête à frapper son tronc puissant avec une hache de fer, le chêne tremble et émet une lamentation ; le feuillage et les glands deviennent blancs et cette pâleur s’étend à son tour sur le corps végétal entier 17. La peur a ainsi provoqué une transformation corporelle subtile affectant dans ce cas plutôt la couleur que la forme. Et en transmettant à la surface de l’arbre le mouvement psychologique qui l’agite à l’intérieur, il trahit l’identité mystérieuse de l’arbre, une présence secrète. Lorsque le tronc est frappé, un écoulement abondant jaillit de son écorce coupée, comme celle d’un taureau immolé sur un autel. Et puis après qu’Érysichthon ait infligé de nombreux coups au chêne, une voix vient du plus profond du bois : Je suis, sous ce bois qui me cache, une nymphe très chère à Cérès ; Je te prédis en mourant que le châtiment de tes forfaits approche et c’est ce qui me console de quitter la vie 18.
Une nymphe vit sous l’arbre et meurt en même temps que l’arbre reçoit les coups mortels de l’homme impie. Ne résultant pas de la transformation physique d’un autre être vivant, le chêne de ce récit est en fait un être vivant « originel », c’est-à-dire une plante dont la vie au moment de la naissance a été totalement enchevêtrée à la vie d’une nymphe, telle la merveilleuse Dryope après sa transformation en lotus, les Héliades en peupliers et probablement Daphné aussi. En concevant un arbre de cette façon, Ovide a emprunté à la tradition mythologique grecque, et à ce propos maints commentateurs ont indiqué dans Callimaque un antécédent paradigmatique. Dans l’Hymne à Déméter, le poète hellénistique présente le même Érysichthon (qu’Ovide assimilera au seul auteur de l’acte sacrilège) accompagné d’autres hommes et les décrit armés de haches entrer dans le bois luxuriant sacré de Déméter.
17. Ovide, Les Métamorphoses 9, 757-760. 18. Ovide, Les Métamorphoses 8, 771-774.
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Parmi une grande variété d’arbres fruitiers et de pins, leur première victime est un massif peuplier atteignant le ciel. Quand l’arbre est frappé, il lance un cri désespéré aux autres arbres voisins. La déesse Cérès, nous dit-on, comprend que son bien-aimé peuplier souffre. Cependant, Callimaque ne s’étend pas sur la nature ambiguë de l’arbre. Il la dépeint seulement comme pleurant, exprimant son intériorité et laisse le soin aux lecteurs érudits de comprendre qu’il s’agit là d’une nymphe. En fait, ailleurs, Callimaque pose même la question de savoir si la vie des arbres et des nymphes serait compatible. Concernant l’élaboration des mythes de transformation végétale par Ovide, il faut regarder plus loin. Le modèle explicite se trouve à l’origine de la tradition mythique grecque et plus précisément dans le portrait de nymphes qui vivent sur le mont Ida et dont Aphrodite révèle l’existence à Anchise après une nuit d’amour. Ce sont ces nymphes-là qui vont s’occuper du fils de ce couple mal assorti 19. Elles habitent la montagne sacrée et jouissent d’une longue vie qu’elles vivent en symbiose avec des arbres, chênes ou peupliers. Lorsqu’une nymphe naît, un arbre jaillit de la terre, et quand la nymphe est sur le point de mourir, l’arbre dépérit, son écorce se dessèche et ses rameaux s’effondrent. Enfin, l’âme de la nymphe et celle de l’arbre quittent la lumière du soleil ensemble 20. Dans la coïncidence de ces vies, on peut trouver un moyen pour ce mythe ancien de rendre compte de l’extraordinaire longévité des arbres et de leur vitalité vigoureuse, qui presque mystérieusement parviennent à vaincre la condition mortelle. En effet, dans le monde réel (hors de la fiction ovidéenne), il faudrait maintes générations d’hommes pour assister à la mort d’un chêne vivant dans les zones escarpées d’une montagne ou d’une forêt où il est interdit de couper les arbres. Mais cette symbiose entre nymphe et arbre indique aussi une conception de la vitalité végétale 19. En fait, dans la mythologie grecque, il y a maintes catégories de nymphes qui se distinguent pour être liées à des lieux différents du paysage (lacs, fleuves, grottes, etc.). Voir Larson, 2001. 20. Hymne à Aphrodite, 264-273.
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qui va au-delà de la naissance et de la mort et englobe toute une gamme de phénomènes psychologiques et physiques comme la joie et la douleur ou la nutrition et la reproduction. En fait, si les nymphes l’expérimentent, pourquoi l’arbre qui partage ces moments fondamentaux avec elles en tant que sujets, ne devrait-il pas avoir l’expérience des autres phénomènes vitaux en dehors de la naissance et la mort ? Absents dans le récit homérique, ces aspects de la vie des plantes étaient en fait des points centraux de la réflexion présocratique. Car au début de la philosophie grecque, les naturalistes avaient attribué au monde végétal sensations et pensée. On avait aussi essayé de comprendre la génération et la croissance des plantes, leur relation avec la spécificité du sol où elles vivaient et leurs différents types de nourritures. Les plantes en tant qu’êtres vivants avaient elles aussi une âme 21. Ovide s’appuie sur cette riche tradition, c’est-à-dire sur les mythes ainsi que sur les théories philosophiques des Grecs. Et c’est avec une grande créativité et espièglerie qu’il les remodèle dans ses histoires de métamorphoses où la plasticité du corps devient un artifice pour articuler la relation insaisissable entre arbres et nymphes et poursuivre l’exploration de l’intériorité silencieuse des plantes. Aujourd’hui, la nymphe (ou en l’occurrence tout personnage impliqué dans une métamorphose végétale) et la plante sont unies dans le même corps. Et le lecteur devrait conserver précieusement l’avertissement de Dryope et l’interpréter à la lumière des autres transformations physiques qui paraissent dans le poème, ce dont, dans son expérience limitée, Dryope n’était pas consciente. Qu’ils résultent de la transformation d’une nymphe ou non, les arbres sont des corps vivants doués de sensation 22, tout du moins dans le monde imaginaire de Métamorphoses.
21. Voir note 9. 22. À ce propos, il faut penser au catalogue des arbres dans le livre 10 du poème (86-142). On y trouve énumérées des plantes qui sont issues de métamorphoses avec d’autres qui ne le sont pas, toutes deux également réceptives aux chansons d’Orphée.
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Bibliographie Anderson W.S. (1963), « Multiple Change in the Metamorphoses », TAPA, n° 94, p. 1-27. Barkan L. (1986), The Gods Made Flesh : Metamorphosis and the Pursuit of Paganism, New Haven/London, Yale University Press. Lafaye G. (1928), Ovide. Les Métamorphoses, Paris, Alcan. — (1971), Les métamorphoses d’Ovide et leurs modèles grecs, Hildesheim/ New York, Georg Olms. Larson J. (2001), Greek Nymphs : Myth, Cult and Lore, Oxford, Oxford University Press. Sissa G. (2019), « Apples and Poplars, Nuts and Bulls : The Poetic Biosphere of Ovid’s Metamorphoses », in Antiquities Beyond Humanism, Oxford, Oxford University Press, p. 160-185. Solodow J. (1988), The World of Ovid’s Metamorphoses, Chapel Hill/ London, The University of North Carolina Press. Wright R., A Dictionary of Classical Mythology, <http://mythreligion. philology.upatras.gr/pages/en/dictionary.html>. Zatta C. (2016), « Plants’ Interconnected Lives : from Ovid’s Myth to Presocratic Thought and Beyond », Arion, n° 24.2, p. 101-127. — (2019), Interconnectedness. The Living World of the Early Greek Philosophers, Baden-Baden, Academia Verlag [2e éd. révisée].
VIII Espace critique entre installation artistique et immersion écologique Anaïs Lelièvre
Si la mythologie, la littérature et les arts de l’image ont donné lieu à des figures de plantes et forêts manifestant sensibilité, langage et mémoire, celles-ci étaient reléguées dans une sphère isolée de la réalité scientifiquement observée : celle d’une création poétique procédant de projection animiste ou anthropomorphique. De la même manière que la science actuelle articule de plus en plus étroitement géologie et biologie, mettant en question la distinction conceptuelle entre le minéral et le vivant par des porosités de fait, et ouvrant par résonance à la relecture de textes (Ovide, Breton, Caillois par exemple), des études récentes proposent d’envisager que le végétal soit animé d’une forme d’intelligence. Plutôt qu’anticipation ou illustration de découvertes scientifiques, l’art qui puise dans « l’indéfinissable » (Valéry 1) ou « l’incertain » (Chiron, 1998, p. 9), comme point d’« ébranlement des certitudes » (ibid.), peut-il générer dans ses retentissements esthétiques et théoriques une tension questionnante au regard de la science ? En amont, une approche poïétique, fondée sur l’expérience du « faire » (poïen) de la création, permettra de se déplacer d’une analogie des formes à un comparatisme des processus, entre œuvre artistique et références biologiques. Éloignés des conceptions de l’art comme imitation des apparences ou des activités de la nature, 1. P. Valéry, « Première leçon du cours de poétique au Collège de France », 1937.
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ces rapprochements entre arts et sciences viseront au contraire à percer des « écarts 2 » et à déployer cette différenciation en dynamique réflexive (Jullien). À partir notamment de l’installation évolutive et participative Populus 3, qui reproduit une vue microscopique de peuplier jusqu’à générer un milieu immersif, à la fois organique et architecturé, différentes modalités d’être à l’espace seront mises en dialogue. Si l’architecte Yona Friedman propose de penser un « espace granulé » à partir de la dimension erratique de l’univers (Friedman, 2018), la thèse d’une intelligence végétale porte-t-elle aussi dans ses conséquences le dévoilement d’un espace particulier ? Tandis que la vie des plantes implique des modes de sensation et de communication (telles la faculté de voir sans image, la diffusion chimique d’informations), et des temporalités (telles la croissance indéfinie, la lenteur des mouvements, la mémoire sans neurone) à la fois comparables et spécifiques, quelle en serait la spatialité ? Emanuele Coccia (2016, p. 47-49) extrait de la vie des plantes le paradigme de l’être-au-monde comme « immersion », qu’il étend à tout être vivant et dont il retrouve l’intensité à travers l’écoute de la musique. Également, s’ils paraissent fixés en un lieu, les végétaux, par une « compénétration » avec l’« atmosphère », sont autant actifs et peuvent procéder singulièrement d’une croissance potentiellement « indéfinie » (Bell), se développant par un réseau racinaire et collaboratif. Dans quelle mesure cette extension et « décentralisation » (Mancuso) pourraient-elles être mises en regard, dans le champ artistique, avec un work in progress participatif (dans la suite de l’art processuel, fondé sur des principes organiques 4) ?
2. En s’appuyant sur la pensée de l’« écart », proposée par François Jullien, comme ce qui ouvre un « entre » réflexif et interrogatif, une relation dialogique qui produit du commun (au lieu de la « différence » comme séparation entre des catégories descriptives). 3. Les temps d’art 3, Domaine de Rentilly, Bussy-Saint-Martin, du 25 septembre au 18 décembre 2019. Cet article est écrit au commencement de cette installation évolutive. Elle sera documentée sur le site <www.anaislelievre.com>, qui présente également les étapes des autres installations évoquées. 4. Chevalier, 2011.
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L’hypothèse que nous éprouverons est que l’œuvre proliférante Populus, qui réfère à la biologie végétale, ne semble tendre à reproduire cette spatialité particulière que pour exprimer l’impossibilité de cette tentative, devenant dès lors tension au sein d’un espace critique (issu du grec krinein, « séparer », « discerner »). L’expérience artistique rejouerait, en la pointant et en la dépassant, la tentative de comprendre l’altérité du monde végétal, tentative vaine qui, à mesure qu’elle progresse, dévoile aussi en creux sa qualité de projection. Plutôt qu’échec, cette tentative persistante ouvre le champ d’un mode d’existence au monde, qui « tend vers », dans l’attention à ses propres limites. Aussi le terme même d’« intelligence » des plantes, comme ceux de « mémoire », « sensibilité », « vision » sont-ils étendus, avec précaution, depuis le champ de la pensée rationnelle. En cela plutôt qu’art écologique « pour la nature » (Ardenne), cette installation, dans son ambivalence entre architecture et germination, porte en question l’oikos, là où l’« habiter » a lieu, au sens existentiel d’une « dotation-d’-espace » (Heidegger 5), mais d’espace critique, qui rend instable toute installation-habitation. Suivant une approche poïétique, en remontant les racines de Populus, nous repartirons de ses prémices : deux séries d’installations qui puisent également dans la référence végétale, Atemoia et Pinnaculum. En pointant des écarts et ambiguïtés, au fondement de la création, le processus de croissance viendra se nouer à la reconstruction d’une décroissance, l’enracinement contextuel au déracinement pour des réimplantations en d’autres lieux, la décentralisation collective à l’affirmation de singularités.
5. Heidegger, 1958, p. 182-188 ; Heidegger, 1986, p. 151-152.
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1. Anaïs Lelièvre, Atemoia 4 (détail), 2019, installation immersive d’impressions numériques sur papier du dessin Atemoia (Juazeiro), planches et socles récupérés au CACLB, h. 2,6 × L. 4,1 × l. 4 mètres, CACLB Centre d’art contemporain du Luxembourg belge, Belgique © Anaïs Lelièvre.
Atemoia : espace en croissance/décroissance Atemoia se déploie à partir du dessin d’un fruit découvert lors d’une résidence de création au Brésil 6. Sa forme irrégulièrement sphérique est rythmée d’excroissances dont les reliefs augmentent progressivement entre les deux extrémités et manifestent, dans cet état arrêté, son processus de croissance passé. Le dessin fait émerger cette figure d’une multiplicité de tracés vibratiles, traces d’une percussion de la pointe de l’outil rotring sur le support, dans une tension qui vise à traverser les surfaces pour restituer des dynamiques internes. Face à la complexité infiniment détaillée de la texture du fruit, chaque tentative de transcription est éprouvée comme ratée et dérive en ratures (incluant aussi du texte comme autre tentative 6. Résidence CArtes au département Arts visuels de l’université UNIVASF, Juazeiro, Brésil.
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de formulation), dont la quantité insistante fait in fine émerger la qualité d’une autre vitalité, celle interne au processus graphique. Dans sa tentative d’approcher le sujet au plus près, le trait ne fait que s’en éloigner et sa trajectoire devient errance, le dessin achevé persistera « non fini ». Cet état « non fini », plus qu’une esthétique historiquement ancrée, est aussi ce qui permettra la mise en acte d’une suite : les dessins déployés en installations sont nommés « dessin-source » ou « dessin-matrice », désignant un statut transitoire qui ouvre à des devenirs indéfinis, à la fois imprévus et indéfiniment multiples. Par un processus de reproduction numérique généralement sur du papier de format A3, ces dessins sont multipliés à profusion, avec des rétrécissements et agrandissements progressifs qui le font tendre jusqu’à l’infime du point ou l’étendue de la surface. Telle une graine, le dessin de l’atemoia est lui-même mis en croissance, chaque impression découpée venant par assemblage s’étendre par le prolongement en feuilletage de reproductions d’échelles plus grandes. Aussi le dessin dans sa totalité n’est-il apparent que sur le point le plus réduit de l’installation, point si infime et lointain qu’il en est imperceptible, tandis qu’au plus près du spectateur, l’accroissement démesuré des lignes détruit toute image jusqu’à ne mettre en présence que d’une masse sombre, floue et fragmentaire. Cette répétition du même génère ainsi de la différence, une diversité de textures, de dynamiques et d’évocations : au gré des assemblages, d’autres dessins germinent ou s’actualisent, contenus dans le dessin-source telles des virtualités, et ne se découvrant que dans le mouvement empirique de leur développement. Bien que là de toutes parts, la figure de l’atemoia n’est plus une forme identifiable, elle donne lieu à une dynamique qui excède la reconnaissance du fruit, et a pu réveiller l’imaginaire du flux, fluide ou respiratoire, du battement d’ailes ou d’air, animal et nuageux, solaire et sous-terrain, interne et externe, organisé et chaotique, dans une indécision qui unit les contraires en une atmosphère englobante, incluant aussi le regardeur dans ce qu’il regarde. Tout en étant contenu entre les murs, ce dessin du fruit atemoia en déploiement, devient lui-même un lieu, contenant, à la fois clos et ouvert, dans cette réversibilité par
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laquelle Emanuele Coccia (dans sa « Théorie de la feuille ») définit le climat, où le monde est unitaire (Coccia, 2016, p. 41). Assimilant l’immense et l’infime, la partie et le tout, cette installation immersive pourrait être comparable aux fractales, structure génératrice dans la nature et géométrisée dans le champ des nouvelles technologies, mais ne l’est qu’irrégulièrement. Si la numérisation est une part du processus, cette logique de croissance progressive est activée par une seconde, jouant de l’accidentel et de l’errance, dans la rencontre sensible avec l’espace existant. Le dessin de l’atemoia n’est déployé que par un corps qui s’y anime en en suivant les dynamiques, autant qu’il s’y épuise ou dépasse, de la minutie concentrée au lâcher de l’extension sur la durée. Ce prolongement incarné des processus vitaux du fruit vient aussi reconfigurer et redéfinir l’espace architecturé investi. Les installations Poros, à partir du dessin d’une pierre de lave, donnent lieu à des recouvrements eux-mêmes poreux ; Stratus, à partir d’un schiste s’effritant, à une stratification à la lisière de l’effondrement ; Cristal, à partir d’un éclatement des blocs angulaires structurants… Au fil des cinq versions d’Atemoia 7, des panneaux ajoutés viennent briser les angles, ouvrir des trouées pour en faire saillir des formes, rendre impossible à localiser les murs, sol et plafond, déstructurant l’architecture ou la restructurant selon une autre logique, en un feuilletage organique extensif. Les éléments adjoints sont souvent récupérés localement. Dans Atemoia 4, il s’agit de planches et socles trouvés au Centre d’art contemporain du Luxembourg belge, dans leur réserve grandissante au fil des ans, dont les résidus gardent trace des expositions précédentes qui ont participé de son développement. Ces plans et blocs, initialement de composition orthogonale, sont positionnés de biais, en équilibre, ou taillés obliquement, pointant comme les reliefs de l’atemoia, 7. Em Construção, Centre culturel Joao Gilberto, Juazeiro, Brésil, 2017 ; Stolon, Artistes sur artistes, HLM Hors Les Murs, Marseille, 2017 ; Efflorescence, Galerie La Ferronnerie-Brigitte Négrier, Paris, 2018 ; Y Croître, commissariat Françoise Lutgen et Pauline Lisowski, CACLB, Mautauban, Belgique, 2019 ; 30 ans de la Galerie La Ferronnerie, Paris, 2019. <www.anaislelievre.com/anaislelievre_installation_atemoia.html>.
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2. Montage de l’installation Atemoia 4, extrait vidéo © Anaïs Lelièvre.
géométriquement transcrits. Ces structures se superposent et s’enchevêtrent, à mesure que les feuillets de papier imprimés s’y chevauchent également, et que le corps y entre et l’arpente pour trouver place dans les recoins les plus éloignés puis s’en dégager pour transiter encore ailleurs. Tel du lierre réagissant diversement aux particularités des murs, le dessin se développe en s’adaptant aux aspérités de l’espace, pour découvrir aussi progressivement des possibilités accrues dans l’agencement des feuilles, jouant de strates et dépassements, créant des passages d’un volume à un autre, tout en marquant les différences de plans en d’autres points. Et c’est à mesure que le dessin croit, que la transformation architecturale s’opère, avec des tâtonnements, placements et déplacements, intégrant les expériences précédentes pour les développer. Les murs, sol et plafond deviennent vibration, les tracés avancent ou reculent, optiquement ou réellement, et l’espace apparaît insituable, impossible à discerner. À partir de la croissance végétale rapportée au médium dessin et à l’espace bâti, ce jeu d’adaptation réciproque ouvre à une approche transitoire de l’architecture. Étendu à l’échelle d’une pièce, le processus erratique et constructif du dessin déstabilise et régénère la structure architecturale pour mettre en exergue autant qu’en crise ses processus
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de formation et d’appréhension. Le cheminement des lignes vibratiles, transcrivant recherches, flux, traversées, se déploie en un environnement à arpenter, dans une expérience instable où basculent les repères orthonormés. Les feuilles imprimées, posées en quantité sur le sol, où le visiteur est invité à circuler, ne sont d’ailleurs pas fixées et peuvent réagir par de légers glissements. L’expérience au Brésil, où le fruit atemoia fut prélevé, porte une dualité de processus, rencontrés dans le même temps : celui d’une grande fertilité et diversité végétale, avec la présence récurrente de fruits vendus aux abords des routes ; et celui d’une précarité architecturale, les étendues de favelas aux assemblages composites et fragiles, à l’échelle des paysages de montagnes ou mêlées aux immeubles au cœur de grandes villes, et les tas de matériaux de construction. Laissés à l’abandon du fait de chantiers interrompus, marquant l’esthétique urbaine et la manière de se déplacer. Le regard focalisé sur la forme de l’atemoia découvert sur l’étal d’un supermarché, cristallise en miniature une relation à l’environnement éprouvé. De la même manière que le dessin cherche à être au plus près de son sujet pour ne devenir qu’une répétition de ratures restituant in fine une vitalité du processus ; sa mise en croissance jusqu’à l’échelle d’une installation opère en même temps une déconstruction architecturale pour exprimer les dynamiques et transformations qui traversent un lieu. Telle la suite d’un feuilletage d’échelles entre le petit et le grand, la partie et le tout, le détail est mis en tension avec le global, entre croissance et décroissance. L’installation propose dès lors une immersion dans un espace qui, plutôt que structuré par des limites et plans orthogonaux, traduit l’extension croissante d’un motif végétal qui produit son propre espace, par adaptation à/de l’existant. À la fois illusionniste et illusoire, cette expérience d’une spatialité organique n’existe que dans sa tension avec une décroissance architecturale, entre précarité et bricolage, et une vidéo, diffusée à proximité de l’entrée de la pièce, montre autant l’invasion progressive du dessin que le processus de construction/déconstruction du bâti. Le mimétisme processuel est aussi lieu d’émergence critique, dans une ambiguïté sensorielle qui persiste devant la présence fixe de l’installation. Y entrer, c’est à la fois y être happé et repoussé, dans un mouvement réflexif, trouver place ou donner place.
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Pinnaculum : installation enracinée/déracinée Immersion dans un espace critique, cet incertain esthétique prolonge une instabilité poïétique. Le corps en acte réside dans le mouvement de son installation provisoire : un habiter transitoire, sans habitat pérenne, qui réactive sans cesse son processus d’habitation, chaque mouvement étant son développement autant que sa mise en crise, au risque de déséquilibres, basculements des plans structurant/destructurant l’espace en cours de constitution. Cette instabilité excède la production d’une installation et s’étend à un processus élargi, incluant des déplacements de lieux en lieux. À nouveau telle une graine, à une autre échelle, le même dessin-matrice Atemoia (Juazeiro) a donné lieu à cinq installations différentes, et pourrait l’être encore ailleurs indéfiniment, disséminant ses possibles en des espaces et temps distincts, reliés en soubassement par cette même origine. Les facultés de croissance indéfinie de certaines plantes et de reproduction par dissémination de semences, trouvent là résonance, dans le champ artistique, avec un dispositif qui dépasse le site d’une seule installation pour englober une durée et spatialité plus étendue, potentiellement d’une étendue indéterminée. Si Atemoia a son ancrage contextuel au Brésil, l’installation se réactualise de manière transverse par des implantations dans d’autres lieux spécifiques. Aussi la quatrième version au CACLB, au sein de l’exposition Y Croître, abordait des enjeux locaux actuels, le centre d’art étant situé dans des containers et un ancien bureau des forges, sur le site des ruines de Montauban, dans une forêt qui fut fermée du fait de la peste porcine, partiellement rouverte, dans l’inconnu des décisions à venir. Aussi le processus dépasse souvent la production d’une seule installation, et trouve sa suite dans plusieurs espaces, où le même dessin évolue, s’enrichit aussi des résidences récemment vécues, et se reconfigure selon le nouveau site. Tout en développant une approche contextuelle très ancrée, des lignes traversent les différentes résidences et avancent – en jouant d’aller-retour – par l’adaptation aux particularités de chaque lieu. L’ailleurs se poursuit ici puis en pointillé encore ailleurs, et découvre des résonances transversales d’un espace à l’autre. La croissance, qui est enracinée chez les végétaux,
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3. Anaïs Lelièvre, Pinnaculum 2, 2019, installation de 87 volumes en PVC forex imprimé du dessin Racines de faux cyprès coupées, dimensions variées (h. max. 1,90 m), cloître de la cathédrale Saint-Étienne, Cahors © Anaïs Lelièvre.
s’étalant en réseaux, est dans ce processus nomade de création, une expérience d’enracinement-déracinement, qui dans sa répétition, devient une modalité d’existence. La coïncidence de la partie et du tout se prolonge des entrelacs entre coupure et continuité, prochelointain, ailleurs-ici (selon la terminologie de François Jullien 8). Ce principe d’un dessin incessamment réactivable et d’une installation instable s’affirme dans la forme modulaire de Pinnaculum 9, construite à partir du dessin-source Racines de faux cyprès coupées. En 2018, ce projet s’enracine en premier lieu dans l’histoire complexe de l’architecture du couvent puis du musée des Augustins (changement de fonction, transformations du bâti par démolition, 8. F. Jullien, Ailleurs, 18 novembre 2015, BnF, Paris. 9. Cloître du musée des Augustins, Cahors Juin Jardins, 2018 ; cloître de la cathédrale Saint-Étienne de Cahors, 900e anniversaire de la cathédrale, Cahors Juin Jardins, parcours Chantiers, 2019. <http://:www.anaislelievre.com/anaislelievre_installation_pinnaculum.html>.
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restauration…) et tandis qu’un chantier de rénovation s’y amorçait. L’aspect stable et imposant du bâtiment s’appréhende dès lors dans sa dimension temporelle et transitoire, qui interroge aussi sur son devenir, ouvrant à la projection d’autres évolutions ou desseins possibles. Évoquant ses pinacles (pointes les plus hautes d’une architecture gothique), des volumes enfoncés dans la terre semblent pousser du jardin d’inspiration médiévale, parmi les végétaux en germination. Tel un bâti souterrain, émergeant partiellement en surface, ils suggèrent une suite encore enfouie et invitent ainsi à une sorte d’archéologie inversée : projection d’un futur impossible, et basculement incertain entre percée du bâti et fouille imaginaire. En écho avec les cyprès du jardin qui tendent à s’élever aussi haut que les pinacles, ces sculptures sont constituées du dessin d’un entrelacs de racines coupées de « faux cyprès » (Cyprès de Lawson). Les tracés vibrants en dématérialisent l’image tel un disegno intérieur, dessein mental, autant qu’ils transcrivent les flux qui animent des processus de croissance ou de métamorphose, tant végétales qu’architecturales. En ramenant les pinacles de leur hauteur céleste au sol de terre, le projet ravive aussi leur terreau originel : l’analogie entre le style gothique et les forêts a animé les plumes littéraires de Goethe, Chateaubriand notamment, et révèle l’architecture comme une cristallisation de forces de la nature. Jurgis Baltrušaitis rappelle les analyses de Friedrich Schlegel : Avec la multitude de ses excroissances, les tours et les tourelles, les arcsboutants, les gables, les pinacles, elle est, de l’extérieur, pareille à la forêt. À l’intérieur, on y retrouve les fières voûtes d’une allée d’arbres gigantesques. Sa nature est végétale, mais c’est aussi une végétation de cristaux, une floraison de polyèdres qui se répètent à l’infini, toujours plus grands, toujours plus hauts et qui s’émiettent, taillés toujours d’une même façon. (Baltrušaitis, 2008 10.)
10. L’auteur remet ensuite en question l’ancrage historique de cette analogie entre l’architecture gothique et la structure des forêts.
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Aussi, plus largement, dit-on planter des graines et planter des fondations, planter sa tente, s’implanter sur un territoire… Entre la dynamique du processus de bâtir et les principes biologiques de germination et de croissance, des coïncidences se ramifient, de formes, de langage, d’histoire et d’imaginaire collectif. La ligne se manifeste là comme la restitution sensible d’un lien entre passé et devenir. Et son inscription (du latin in- « dans » et scribere « écrire ») dans ce lieu croise ces deux significations : l’acte graphique d’écrire, de dessiner, de transcrire, de tracer et de garder trace ; et l’acte existentiel consistant à se projeter dans un espace pour s’y installer. Cette installation nomade et réagençable rend aussi le dessin à sa dimension processuelle. En 2019, elle vient se réimplanter dans le cloître de la cathédrale Saint-Étienne de Cahors pour l’événement rappelant sa naissance il y a neuf cents ans tandis qu’une partie du bâtiment est actuellement en travaux : le jardin donne sur les dentelles de pierres du gothique flamboyant tel un dessin creusé en relief, sur des parties Renaissance qui ont remplacé le cloître roman démoli, ainsi que sur la trame graphique des échafaudages et filets venant se substituer à la vue des murs de pierre qu’elle recouvre. Les modules, disséminés telles des graines dans le jardin foisonnant de Toulouse, sont cette année rassemblés sur les parterres rigoureusement dessinés du cloître de Cahors, pour former des architectures plurielles, composites, à l’image de ce qui a lieu à l’échelle globale du projet, entre ces espaces distants reliés par les modules déplacés dans le temps, et qui se rejoue aussi dans le parcours Chantiers 11 articulant plusieurs expositions en des lieux éloignés. Cette installation qui s’enracine, se déracine, ré-enracine, active une approche dynamique plutôt que statique de l’architecture et invite par retour à creuser l’écart avec la référence végétale : les racines figurées sont 11. Parcours Chantiers, 2019 : Chantiers/Coquilles, Centre d’art Fernand Léger, Port-de-Bouc, Printemps de l’art contemporain, « Des marches, démarches », FRAC PACA, Marseille ; Chantiers/Pinnaculum, cloître de la cathédrale Saint-Étienne de Cahors, 900e anniversaire de la cathédrale, Cahors Juin Jardins ; Chantiers/ Stratum, musée d’archéologie de site gallo-romain, FLAC-espace o25rjj, Loupian.
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ici coupées, extraites de terre, pour entrer dans le champ du visible, devenant dès lors construction, projection architecturée. Populus : participation commune/individuelle Populus, actuellement en cours de création, s’inscrit dans la suite de ces installations en les prolongeant d’une dimension participative : le domaine de Rentilly sollicitait la conception d’un dispositif impulsé par l’artiste à l’inauguration, puis déployé sans sa présence, sur une durée de presque trois mois, par la contribution du public accueilli par des médiateurs. Mettant également en croissance un motif végétal pour produire une installation immersive et modulable qui puise son enracinement dans le contexte environnant, cette création partagée va être mise en tension avec un troisième principe issu du monde végétal : celui collaboratif et diffus de décentralisation que Mancuso déduit de ses recherches sur l’intelligence des plantes. Plutôt qu’un dessin de ma main, la distance impliquée par ce développement collectif a orienté le choix vers une image trouvée : une vue microscopique de tige de populus, écho aux peupliers du domaine ainsi qu’à Gustave-Adolphe Thuret qui, lorsqu’il y habita, amorça ses activités scientifiques en herborisant au château de Rentilly et alentours, et devint un spécialiste de la reproduction des algues qu’il observait au microscope. L’environnement évolutif, work in progress, se nourrit également de l’enracinement historique et structurel du château de Rentilly, bâti au sein d’une terre fertile, dont il contribua à développer les arbres remarquables et à dessiner et redessiner la structure d’un jardin, jusqu’à en devenir plus récemment le reflet, le support de son image changeante (la réhabilitation du château intégrant des façades miroitantes 12). L’image-source est préalablement retraitée graphiquement par contraste, rétrécie et agrandie, puis mise en croissance par le public, selon un principe modulaire : les assemblages produits ne sont pas définitivement fixés en un point du lieu et peuvent s’assembler diversement entre eux pour modifier indéfiniment l’espace de la pièce. 12. Alexis Bertrand, Bona Lemercier, Xavier Veilhan, 2004.
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Cette vue de cellules, investie de manière collective, devient un terreau mouvant où des volumes (des cartons coupés obliquement) germinent ou vacillent telles les bâtisses d’une ville en train de s’ériger ou d’être absorbée. Si populus désigne un genre végétal auquel appartiennent les arbres peupliers, qui pouvaient délimiter et marquer de leurs ombres les places publiques, lieux de rencontre dans la cité, le latin populus signifie également le peuple, la population, et désigne la foule, la multitude, les spectateurs, le champ public, le dehors, le monde, la contrée… en même temps que le verbe populor qui en dérive amène sa dévastation, la destruction, la ruine. Dans ce laboratoire de papier, le public est invité à expérimenter des découpes, agencements, répétitions et variations, pour découvrir les déploiements possibles de cette image cellulaire et créer sa propre cellule-maison au sein d’un grand tout organique. Chaque élément ajouté par chacun venant se greffer aux autres ou prolonger voire ramifier des propositions amorcées, le mode de co-création/co-habitation activé pourrait lui-même être qualifié de « cellulaire ». Chaque partie trouve place au sein d’un ensemble auquel il contribue indissociablement jusqu’à ce que, dans ces entrelacements, l’apport de chacun ne soit plus localisable. Si un élément est prélevé, l’installation n’est pas tant altérée qu’à reconfigurer pour s’adapter à ce changement. Et à la fin du dispositif (qui ne sera pas nécessairement la fin de l’installation, l’image-source pouvant se redéployer ailleurs), chaque participant pourra emporter un fragment (comme une nouvelle bouture), qui probablement ne sera pas celui qu’il aura composé, tant le tout aura mêlé ses parties. Telles des virtualités à découvrir, l’univers qui germine de ce dispositif cellulaire, ramifié, en mutation, n’est pas dessiné à l’avance et émerge de l’exploration des participants. Le processus est autant ouvert à l’inconnu des rencontres, accidents et surgissements que déterminé par les ressources de l’image-matrice, comme replié dans cette cellule mise en croissance. Les combinaisons sont multiples, suivant plusieurs logiques structurantes ou dérives expérimentales, avec des possibles jeux de reliefs, entrelacements, tissages… dont on ne pourrait par principe faire de liste, tant celle-ci resterait non définitive. L’expérimentation encouragée ouvre en même temps la manifestation de singularités : des propositions sont initiées
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individuellement, éventuellement amplifiées par d’autres, dans le même temps ou en différé, les participants se succédant seuls ou en groupes sur la durée. Ainsi, si in fine, l’ensemble semblera probablement tel un amalgame fusionnel, au niveau poïétique l’installation se produit par ramifications, embranchements, réseaux, activant des dialogues et résonances entre des propositions individuelles. Celles-ci prennent part à une dynamique collaborative dans le mouvement même où s’expriment leurs singularités, tant elles sont ce qui permet l’action, par désir et plaisir de création plutôt que de répétition, faisant dévier la reproduction du même en affirmation d’une pluralité. Si ces installations sont nourries des principes de croissance, de développement racinaire et de décentralisation, elles ne les manifestent qu’en procédant de leur contraire : le dessin de l’atemoia s’étend à mesure que l’architecture est déconstruite ; l’enracinement ne se multiplie que dans la condition d’un déracinement du contexte initial ; et la collaboration n’a lieu que dans l’encouragement des singularités. Ce mouvement d’entrelacement des contraires, qui produit un espace critique, vient aussi faire se joindre autant que disjoindre les processus naturels et numériques de virtualisation/ actualisation, ubiquité/dissémination, mise en réseau/à distance. Dans ces installations instables, la virtualité numérique, en appliquant à l’environnement réel sa qualité à être « en puissance », « puissance des contraires », sans cesse muable, porte à concevoir une modalité particulière de rapport au monde, jusqu’à repenser l’habiter comme à la fois enraciné mais hors de toute quiétude et stabilité. Ces installations, plutôt que retour à la nature dans un mouvement écologique littéralement engagé, transcrivent des corrélations et tiraillements ambivalents entre cultures végétales et technologiques. La thèse de l’intelligence des plantes est en question en ce qu’elle porte elle-même en question la manière fondamentale d’être à l’espace et d’y co-exister. Plutôt que projection linéaire ou fusion originaire, l’habiter s’éprouve ici comme un procès contradictoire, une dynamique inachevable, la tension vers un inaccessible : le paradoxe d’une action qui demeure, toujours en acte, réimpulsée par ce qui la met en crise.
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Bibliographie Baltrušaitis J. (2008), Les perspectives dépravées, t. 1 : Aberrations, essai sur la légende des formes, Paris, Flammarion, 2008. Chevalier P. (2011), « De l’art processuel : dérivations sémantiques et esthétiques de l’œuvre », Nouvelle revue d’esthétique, n° 8, p. 31-39. Chiron É. (1998), « Avant-Propos », in É. Chiron (dir.), X, L’œuvre en procès. L’incertain dans l’art, Paris, Publications de la Sorbonne, vol. III. Coccia E. (2016), La vie des plantes : une métaphysique du mélange, Paris, Payot & Rivages. Friedman Y. (2018), L’univers erratique [Paris, PUF, 1994], Paris, L’éclat. Heidegger M. (1958), « Bâtir habiter penser », in Essais et Conférences [1954], trad. A. Préau, préf. J. Beaufret, Paris, Gallimard. — (1986), Être et temps [1927], trad. F. Vezin, Paris, Gallimard.
IX Prêtez l’oreille aux arbres Olga Kisseleva Notre approche retrace et analyse l’expérience de la création de l’œuvre de bio-art Memory Garden pour le Memorial Holocoste Babi Yar à Kiev. Le projet « Memory Garden » est consacré à la tragédie de Babi Yar (fusillade de l’Holocauste en septembre 1941) dans toute sa complexité. L’œuvre commémorative, en cours de réalisation pour ce mémorial, est basée sur la notion de l’intelligence des arbres et leur possibilité de communiquer. Cette démarche innovante est une première dans les pratiques commémoratives. L’événement de Babi Yar étant l’un des actes de l’Holocauste, la recherche d’un langage permettant de le commémorer revêt une grande importance. Même si ce mémorial n’est pas un lieu de créativité collective, il ne vise pas à « éduquer des modèles », mais à créer un dialogue individuel entre la personne et le message artistique, basé sur le fait que chaque personne puisse former sa propre vision. Pour nous, créateurs du projet « Memory Garden », la nécessité de répondre aux exigences changeantes des époques est importante. Il est impossible de créer un mémorial adapté pour « l’éternité ». Par conséquent, le mémorial devrait d’abord se concentrer sur les problèmes éventuels qui se poseront « demain », tout en restant apte à être transformé et à inclure des options supplémentaires. Pour nous, il est fondamentalement important de ne pas transmettre un message précis, mais de créer un espace d’expérience – une expérience du moderne, répondant aux questions contemporaines et créant un avenir par l’intermédiaire du passé.
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1. Olga Kisseleva, mesures des Populus nigra dans le parc Mémorial de Baby Yar (photo : Olga Kisseleva).
Notre projet « Memory Garden » est centré sur l’idée d’un musée multimédia auquel tout le monde pourrait participer à sa manière, centré non seulement sur le spectateur d’aujourd’hui, mais également sur celui du futur. Le projet proposé est une installation interactive de bio-art. L’aspect du mémorial a été obtenu en « rehaussant » la topographie et en recréant le relief naturel au niveau du toit du musée, qui se transforme ainsi en un élément esthétique, sculptural. Le musée se concentre sur une appréciation sensorielle de la tragédie, plutôt que sur une simple approche documentarisée : il ne s’agit pas d’abreuver le spectateur en information, mais de réaliser une performance de bio-art, dont le spectateur fait lui-même partie. Une des composantes les plus importantes de notre projet est l’arbre. Il faut se représenter un jardin « vivant », conçu de manière à entraîner la formation d’une nouvelle manière de comprendre le passé chez une personne se trouvant dans le « Memory Garden ». Pour nous, la métaphore du jardin est centrale dans le projet. Le jardin implique la germination des significations dans différents environnements futurs. Il ne peut exister un avenir qu’à travers la compréhension
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du sens du passé, en le transformant en un message, qui nous permettra d’envisager plus tard nos projets futurs. Le souvenir de la tragédie ne devrait pas être une collection de statistiques sèches, mais une partie intégrante du flux du vivant : c’est ce qui fait du jardin vivant une métaphore nécessaire à l’inclusion du spectateur dans le domaine immersif du mémorial. Pour cela, nous proposons d’utiliser à la fois de vraies plantes vivantes et une installation d’intelligence artificielle qui transforme l’intérieur du complexe commémoratif en un jardin interactif. Nous conserverons les arbres déjà présents sur le terrain où se situera le mémorial. Mais avec les pins, bouleaux et chênes traditionnels qui poussent à Babi Yar, des arbres spéciaux seront ajoutés comme symbole de la renaissance : l’Afarsemon reconstitué de ses cendres, le Sopora toromiro, expulsé de son territoire, et les anciens métushalekh. Le contraste entre les arbres faisant référence à des symboliques bibliques et ceux bien connus du paysage ukrainien crée une sorte de zone de conflits entre le présent et l’éternité, dans lequel on ne peut que comprendre le sens dans lequel une personne peut faire un choix qui déterminera l’avenir. Le travail réalisé sur le symbolisme, associé à l’installation interactive, devient le médiateur des significations qui permettent au visiteur de s’accorder avec l’optique du complexe commémoratif. Dans ce contexte, nous voudrions rappeler l’expérience de nos réalisations dans lesquelles la technique du bio-art est étroitement liée aux problèmes du temps et de traitement des lésions sociales. La combinaison de cette expérience et de notre travail sur l’étude de la mémoire crée un potentiel sérieux pour développer un projet utilisant un langage artistique fondamentalement nouveau pour maîtriser les tragédies du passé. Dans le cadre de notre projet, nous nous intéresserons en premier lieu au Dendro Art 1 en tant que sous-catégorie d’éco-art. Le laboratoire Art & Science de la Sorbonne joue un rôle important dans le développement du bio-art. Les œuvres de Dendro Art « accumulent » 1. Terme introduit par Lila Chak dans Listening to Trees across Jordan River by Olga Kisseleva, Musée d’art contemporain de Negev, Beer-Sheva, Israël, 2019.
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en elles-mêmes tous les traits caractéristiques de la présence des arbres dans l’art au cours des siècles précédents. Il existe trois souscatégories de Dendro Art. La première, la plus high-tech, concerne le travail de l’artiste sur l’ADN des plantes, la seconde explore les relations entre les différents acteurs de la chaîne technologique « homme-plante-modernité », enfin, dans la troisième, les artistes établissent un nouveau type de relation avec la plante à un niveau quasiment dialectique. Les projets Art & Science de la Sorbonne, à commencer par le projet « Biopresence », se situent dans les deux premières catégories. Dans le cadre du projet « Biopresence » (2012-2013), en collaboration avec l’INRA 2, nous avons réussi à créer une nouvelle sous-espèce d’orme méditerranéen, capable de tolérer sans risque l’infection fongique qui a presque détruit les forêts d’ormes du Sud de l’Europe. Pour nos recherches, le message transmis par le projet « Biopresence » est important – le projet, en fait, refuse de reconnaître l’impossibilité de la résurrection. En même temps, l’artiste envisage l’avenir d’une manière surprenante : le nouvel arbre qui a été planté n’est pas une copie exacte de l’ancien, mais en portant son ADN, il relie l’avenir au passé dont témoignait cet ancien orme. Le projet ne cherche pas à réaliser un retour impossible dans le passé, mais en s’appuyant sur ce passé, il nous invite à aller de l’avant. Il est facile de comprendre en quoi cette métaphore de la connexion entre un passé disparu et le futur incarné par un être vivant – un arbre – est importante pour le projet « Memory Garden ». Il est impossible de ressusciter les morts, mais il est très important d’avoir une preuve visible que la vie continue, préservant ainsi en soi la connaissance d’un passé tragique. Le projet de recherche « Eden » lancé en 2012 est particulièrement significatif pour nos recherches. Il comprend plusieurs aspects et a été mis en œuvre dans différents pays. Les travaux sont effectués par le laboratoire Art & Science en collaboration avec le soutien du CNRS, de l’université Tsinghua (Beijing) et d’Orange. « Eden » 2. Julio Velasco, « Art, société et biodiversité », Plastik Art & Science #4, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, 2014.
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poursuit l’idée du projet « Biopresence » axé sur la renaissance de l’orme européen. De nouveaux domaines de travail sont associés à la restauration de l’Afarsemon (désert du Néguev, Israël et Jordanie), de la Sophora toromiro (Chili), du Bodhi jiulian (de Chine et d’Inde), de variétés de pommes et de l’Aport (Kazakhstan). Comme nous l’avons déjà fait remarquer, le projet « Biopresence », outre la restauration des ormes d’Europe occidentale, vise aussi à restaurer la communication sociale traditionnelle dans les petites villes françaises. Le travail sur les afarsemons et les bodhi jiulian vise à restaurer des parties entières de la civilisation. Pour notre recherche, ce travail est important dans le contexte de la construction d’un message commémoratif visant à recréer la conscience de la destruction du monde yiddish en Europe. C’est un message symbolique axé sur le thème d’un monde irrécupérable, dont la place est ravivée dans un paysage culturel sous une forme symbolique. L’effort de restauration d’un monde disparu, est un message symbolique important que nous voudrions réutiliser dans notre propre projet « Memory Garden ». Le projet « Sophora toromiro » a été lancé en France et visait à visualiser la communication entre des plantes très éloignées les unes des autres. L’idée du projet a été provoquée par l’apparition d’un « herbier de plantes éteintes ». Nous avons créé une sorte de « réseau biologique » fonctionnant à l’aide de capteurs d’éthylène installés sur des arbres qui mesurent la température et contrôlent les données hydrométéorologiques. Les capteurs fournissent des informations sur l’arbre et son environnement. Les capteurs détectent et retransmettent les données brutes mesurées via des antennes de répéteur Orange. Le projet « Eden » donne aux arbres une « voix » et crée la possibilité d’observer numériquement un dialogue invisible – un flux particulier d’informations circulant entre les arbres comme s’ils étaient des objets interconnectés. Il couvre les problèmes environnementaux à grande échelle et donne vie à une « écologie numérique ». Le projet connecte les réseaux électroniques et biologiques en temps réel et crée également une vision poétique et originale des communications biologiques, laissant dans ce dialogue une place importante pour que le public puisse « écouter » la nature.
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Il est important que la nature ne soit pas exploitée ici, qu’elle ne soit pas utilisée comme du matériel permettant à l’artiste d’exprimer ses idées. L’idée du projet permet à n’importe qui de devenir un observateur de la flore, de découvrir un monde qui lui est normalement inaccessible. Le message du projet s’avère extrêmement humain avec le rejet d’un monopole sur la vérité et l’idée que le royaume de la nature est son propre souverain. Il est important de donner vie à l’histoire en présentant au public des faits historiques bien connus, à travers le prisme de sa propre opinion artistique. Cette approche de la représentation du passé est importante pour nous dans le cadre du projet « Memory Garden ». Nous nous intéressons particulièrement à la partie du projet « Eden » associée à la création d’installations basées sur les mouvements des plantes. Dans ce cadre, nous avons entrepris d’étudier les peupliers parisiens, arbres aux propriétés multiples et longtemps utilisées par l’homme (croissance rapide, capacité de purification de l’air, absorption de la pollution, capacité de réduction de la température de l’air, etc.). Basés sur la métaphore du peuplier en tant que « machine à remonter le temps » (les racines de l’arbre absorbent l’humidité et les minéraux des couches de sol qui appartiennent désormais à un passé lointain et les remontent jusqu’aux branches), nous avons développé une série de capteurs permettant de mesurer et de transformer un signal variant selon la vitesse et la direction du mouvement du fluide circulant à l’intérieur des plantes. Les scientifiques ont également mis au point un système de traitement électronique des données. L’analyse des informations réalisée par un groupe de scientifiques permet à l’installation de visualiser le biorythme des plantes en lien avec le monde extérieur à travers le langage du son, de la lumière et de l’intensité des couleurs. Dans le parc, l’installation sonore de chaque arbre devient un orchestre. Les données atmosphériques du parc sont lues par l’installation. Les caractéristiques temporelles des données sur le vent, la pression atmosphérique et les réponses biologiques des arbres à ces changements sont transformées par une réorganisation énergétique en fréquences ultra-basses et en infrasons résonnant dans le corps des spectateurs.
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Dans le projet « Eden », l’énergie des plantes et le rythme du mouvement des fluides se mouvant à l’intérieur de l’arbre sont convertis en musique. Le principe du projet « Eden » est en quelque sorte une tentative d’obliger une machine à suivre le rythme biologique d’un être vivant, plutôt que comme d’habitude se faire dicter son rythme en fonction des machines. Les spectateurs entendent non seulement le son, mais peuvent également ressentir des vibrations lorsqu’ils touchent le tronc de l’arbre. Sensible à l’énergie électrostatique des organismes vivants, l’arbre réagit quand nous le touchons ou quand nous nous situons à proximité de lui. Ce système nous permet de « réinitialiser » la perception que nous avons de la nature, de réorganiser les hiérarchies de valeurs de l’homme européen. Depuis les Lumières, la science a été perçue comme un moyen de sortir l’humanité du monde chaotique de l’état de nature. Les arts numériques, en particulier le bio-art, font de la science un pont sur lequel une personne peut revenir dans la simplicité organisée du monde de la nature. L’ordre dans lequel le monde naturel voit l’arbre lui confère un sens métaphysique supplémentaire : l’arbre se révèle être une métaphore de la connexion entre la terre et le ciel. Une autre variante de projet reliant le bio-art à une étude socioanthropologique serait l’œuvre visant à diffuser le « message » de ce qu’on appelle « l’arbre de la liberté », le cèdre, planté à Paris en 1823 par François-René de Chateaubriand. En 1994, l’architecte français Jean Nouvel a proposé un projet architectural pour la fondation d’art contemporain Cartier à Paris dans lequel s’inscrit le cèdre planté par Chateaubriand : le bâtiment devient une vitrine pour l’arbre. Notre ambition était de permettre à l’arbre de Chateaubriand de se faire entendre dans d’autres parties du monde. Les résultats furent exposés à la Triennale « Echigo-Tsumari Art Field 3 », en 2018. Le cèdre Chateaubriand fut connecté à de célèbres cèdres japonais. Un lien fut créé grâce à un signal lumineux entre le cèdre de Chateaubriand et ses « parents » japonais, et ce malgré les 9 000 kilomètres de distance séparant les deux espèces, assurant ainsi la mise en place d’une utopie 3. Echigo-Tsumari Triennale d’art contemporain : <http://www.echigotsumari.jp/eng>.
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scientifique et artistique capable de minimiser les dommages causés par les hommes et le temps à la nature. L’idée de l’arbre en tant que « machine à remonter le temps » a également été mise en œuvre dans le cadre d’un projet lié au Wollemine Pine, un arbre ancien poussant en Australie. C’est le plus vieux conifère connu. On pouvait retrouver des arbres de cette espèce en Australie orientale il y a environ 40 millions d’années. Aujourd’hui, cet arbre est classé en voie de disparition dans la liste rouge de l’UICN et est légalement protégé par les autorités locales. Le projet a utilisé des techniques déjà testées sur les ormes d’Europe occidentale. Cette partie du projet « Eden » est particulièrement intéressante dans le contexte du « Memory Garden », car est posée la question : que signifie pour nous la disparition d’un être vivant ? La composante philosophique du projet est basée sur le mystérieux aphorisme exprimé par Héraclite dans le temple d’Artémis à Éphèse aux alentours de 500 avant J.-C. Nous interprétons cette pensée de la manière suivante : l’extinction ou la mort est considérée par l’ancien philosophe comme une conséquence du fait que la nature « préfère se cacher ». Pour l’artiste, cette affirmation est un stimulant pour interpréter les « secrets » de la nature et les signes qu’elle essaye d’envoyer à l’humanité. Cette interprétation d’Héraclite, l’artiste la tire du célèbre texte de l’historien français de la philosophie Pierre Hadot, utilisant la métaphore du « voile d’Isis » comme une image de la nature, que la science et l’art tentent de révéler. Pour notre projet, la métaphore du « voile » semble dissimuler le secret de la vie. La mémoire « cachée », la vie des gens qui nous est « cachée », absorbées par la tragédie de l’Holocauste, est exactement ce que nous cherchons à montrer dans notre projet. La partie bio-art de notre projet vise à créer des moyens discrets permettant au spectateur de vivre l’expérience de la perte, d’acquérir des connaissances sur la vie qu’il ne pourra oublier et que l’on peut lui transmettre à travers l’image métaphorique de la vie régénérée dans les plantes. Les arbres pouvant être utilisés comme des « capsules mémorielles », comme des images symboliques de la connexion entre la terre et le ciel, devraient constituer la trame du « dialogue » de notre projet.
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2. Memory Garden, exposition personnelle d’Olga Kisseleva, Centre d’art contemporain IZOLYATSIA, Kiev, Ukraine, 2019-2020 (photo : Olga Kisseleva).
Nous nous intéressons aux projets bio-art qui actualisent le problème du temps, car le temps peut être considéré comme un support dans notre projet de mémorial. De ce point de vue, notre projet
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« Eden : (h)être le temps 4 » est aussi important. Ce projet poursuit nos recherches dans le domaine de la perception du temps par l’homme, en élargissant le problème du temps à sa cyclicité. La cyclicité s’avère être la technique utilisée par les plantes pour rester dans le temps. C’est la nature cyclique de l’existence du monde qui semble être un moyen de réconcilier l’homme avec sa nature originelle, son identité naturelle. L’image de l’arbre comme une « machine à remonter le temps » apparaît clairement dans ce projet. Le projet « (h)être le temps » lancé en 2016 en collaboration avec Urszula Zajaczkowska, professeure de l’Habilitatus in Forestry, Faculty of Forestry Warsaw University of Life Sciences, fait partie intégrante du projet « Eden » et s’inscrit dans la continuité du projet à grande échelle « ContreTime » (2008-2016) consacré aux problèmes et à la recherche du concept de « temps ». La principale question du projet concerne l’opposition entre l’artificiel et le naturel. Elle montre le mouvement de l’anthropocentrisme vers le post-humanisme qui s’exprime dans le concept d’humanisme écologique. Il semblerait que les idées d’humanisme écologique soient importantes, mais ne recoupent pas directement le problème des pratiques commémoratives. Nous allons montrer que le langage artistique du projet « Eden » est en réalité extrêmement proche de la tâche de la construction d’un mémorial. Depuis les Lumières, la place centrale de l’homme en tant que Sujet de l’histoire est devenue une des pièces maîtresses de toute idéologie. Le principe de cette vision des choses est qu’une personne qui a compris la direction que prennent l’histoire et sa relative régularité, non seulement peut, mais doit également faire tout son possible pour accélérer le mouvement de l’Histoire, afin de sortir l’humanité de la noirceur de l’état de chaos et d’ignorance inhérent aux siècles passés. Les régimes totalitaires du xxe siècle ont porté cette idée à un niveau d’absurdité (ou jusqu’à sa conclusion logique) amenant à la proposition du moyen le plus logique selon eux de construire un monde idéologiquement correct.
4. Lila Chak, Listening to Trees across Jordan River by Olga Kisseleva, Musée d’art contemporain de Negev, Beer-Sheva, Israël, 2019.
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Ainsi, le totalitarisme construit un projet artificiel s’opposant au cours naturel de l’histoire. Dans ce projet artificiel, le temps passe très rapidement, et tout ce qui ne rentre pas dans le projet doit être soumis à une destruction immédiate. Comparer la vie d’être humain à un outil consommable a conduit le monde à commettre ses pires crimes au xxe siècle. La tâche de la composition commémorative n’est pas simplement d’informer les visiteurs sur ces crimes (hélas, dans une telle situation, une personne peut les simplifier très facilement et reconnaître ces événements comme lointains et sans rapport avec elle), mais de créer une installation respectant la vie et l’unité de toutes les formes de vie, et pas seulement humaines. La réorientation de la vision d’une personne d’un mouvement temporel uniquement linéaire et unidirectionnel (selon l’idée de progrès) vers le mouvement cyclique de la nature, introduit le spectateur dans un état de remise en doute de la formation d’un canal où s’écoulerait le temps (résistance à la « coupe des arbustes » dans le contexte de la métaphore de « jardinier » de Zigmund Baum). Ainsi, l’idée d’une composante bio-art dans notre projet est plus susceptible de concentrer l’attention du spectateur sur le phénomène de la vie, la résistance interne à la soumission et à la standardisation de la Vie pour en « améliorer » l’aspect. Nous ne proposons pas de regarder l’histoire comme un processus cyclique ; notre tâche consiste à détourner le regard de l’aspect unique d’un progrès unidirectionnel au nom duquel les sacrifices de vies humaines seraient justifiés. La partie bio-art de notre projet inclut le fait que les spectateurs réfléchissent au manque de vision du passé qu’offre une optique de Big Data, qu’il prépare une certaine perception de la mémoire pour un individu, la diversité des expériences, la nécessité de comprendre l’unicité de chacun, son originalité et ses imperfections. C’est pourquoi le travail de restauration de la vie mis en œuvre dans nos projets dès la série Eden, crée un espoir si important pour surmonter un jour le traumatisme. Dans le même temps, l’espoir est directement lié à la responsabilité et à l’effort quotidien de résister à la mort. En résumé, nous pouvons affirmer que la composante liée à l’intelligence des arbres est une part importante du projet « Memory Garden ». Nous avons l’intention de faire du jardin une partie
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intégrante du mémorial, ce qui permettra au spectateur de former de nouvelles expériences grâce au contact avec des plantes faisant partie du mémorial. Nous prévoyons de passer par l’utilisation de repères invisibles, pouvant être décryptés grâce à des outils de navigation et guidant le spectateur entre les différents points d’intérêt de l’œuvre. Le projet utilisera le langage symbolique des arbres, spécialement installés dans l’espace commémoratif. Nous utiliserons notamment le symbolisme biblique de la plante, qui est commun à la fois à la culture européenne et à la tradition culturelle juive, que notre projet doit représenter. Ainsi, il est possible de considérer le cèdre comme le symbole des justes (« les justes fleurissent comme un palmier, il se lève comme un cèdre au Liban », Psaume 91 : 13). Le « Memory Garden » se concentre non seulement sur la mémoire des victimes, mais aussi sur la perpétuation de ceux qui, au prix de leurs vies, ont essayé de sauver la vie de ceux qui étaient condamnés à mort par l’Holocauste. Il est possible que nous utilisions un prunellier dans le projet en raison de sa symbolique biblique du buisson d’épine qui sert « d’intermédiaire » à la parole divine (« Moïse regarda : le buisson était embrasé mais le buisson ne se consumait pas. […] et Dieu l’appela du milieu du buisson » Ex. 3 : 2,4). De plus, les épines dans la Bible sont un symbole de la souffrance humaine dans sa vie terrestre – au moment de l’exil du paradis, Adam entend que la terre ne lui sera pas généreuse (« Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs » Genèse 3 : 17-18). Le chêne dans la tradition biblique est un symbole de la présence divine : des cérémonies religieuses ont eu lieu à l’ombre des chênes sacrés. Sous les chênes, le roi Saül et ses fils furent enterrés (Premier livre des Chroniques 10 : 12) : « Ils offrent des sacrifices sur le sommet des montagnes, ils font brûler de l’encens sur les collines, sous les chênes, les peupliers, les térébinthes dont l’ombrage est agréable » (Osée 4 : 13) ; « L’ange de Dieu était assis sous un chêne qui poussait près de la ville d’Ofra » (Livres des Juges 6 : 11). Nous avons l’intention d’utiliser un spectre symbolique relativement restreint, en ne prenant que quelques caractères du texte biblique, car nous croyons que les symboles confessionnels très prononcés (telle une épine faisant
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référence à la couronne épineuse du Christ) ne sont pas tout à fait appropriés, compte tenu du contexte particulier de l’Holocauste. Nous prévoyons la possibilité d’un contact interactif avec les arbres en utilisant un équipement transformant le mouvement des fluides le long du tronc en une sorte de dialogue – la sensation de vibration lors d’un contact avec le tronc est prévue dans notre projet comme un moyen d’inviter le spectateur à découvrir les secrets de la vie et la valeur humaine la plus élevée de toutes, la capacité à reconnaître l’inacceptabilité de tout meurtre. La composante biologique de notre projet est contemplative, métaphorique. Utiliser la plante comme une « capsule temporelle » nous permet d’entraîner au moins métaphoriquement le spectateur dans un espace situé au-delà de ce moment particulier, lui donnant le sentiment de rencontrer le passé et de pouvoir prévoir l’avenir. La connexion entre la terre et le ciel à travers les racines et la cime de l’arbre crée en nous à la fois peine et espoir. Il nous semble utile d’inclure dans l’espace du projet des points d’information, permettant de se renseigner sur les projets de restauration de la vie menés par le laboratoire Art & Science : cela crée un espoir supplémentaire utile pour surmonter les traumatismes du passé. Une révérence pour la vie, un exemple de renaissance de la vie et un sentiment d’espoir, c’est le message final que nous voudrions exprimer au visiteur de l’espace commémoratif « Memory Garden ». Pour notre œuvre, il est important de « donner la voix » aux plantes de l’espace de Babi Yar et au paysage qui existait ici avant 1941. La rencontre symbolique de la terre (plantes), de l’eau et de l’air (le ciel) s’avère être la combinaison permettant de vaincre le quatrième élément – le feu – soignant les traumatismes du passé, sans toutefois en délaisser leurs mémoires. Dans un même espace, le passé, le présent et le futur coexistent. Invité dans cet espace, le spectateur ne se voit pas offrir de réponse immédiate aux questions que l’on pose, mais il doit la trouver lui-même, il se doit d’inclure dans sa vie l’expérience de la tragédie. En fait, le bio-art dans le projet crée cet espace dans lequel l’expérience acquise reçue peut être transformée en un effort d’actualisation et de correction de l’orientation des valeurs du spectateur.
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Dans le projet, nous adoptons une approche anti-monumentaliste. La pratique de la création d’anti-monuments nous semble être la base du langage artistique que nous utiliserons dans notre propre projet. Nous sommes proches de l’optique de K. Vodichko, selon laquelle le monument doit être « actif de lui-même » et un lieu pour discuter de problèmes contemporains, et non pas simplement d’« une empreinte vide de l’histoire ». Bibliographie Agamben G. (1999), Remnants of Auschwitz : The Witness and the Archive, New York, Zone Books. Arnheim R. (2010), « The Coming and Going of Images », in Media Art Histories, London/Cambridge, MIT Press, p. 15-17. Ascott R. (1984), « Art and Telematics : towards of the network consciessness », in Art+Telecommunication, Vancouver, The Western Front, p. 25-67. Assmann A. (2013), « Transformations of the Modern Time Regime », in Breaking up time : negotiating the borders between present, past and future, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, p. 39-56. Bauman Z. (1989), Modernity and the Holocaust, New York/Ithaca, Cornell University Press. Berger J. (1972), Ways of Seeing, London, Penguin Books. Doyon M. et Breyer T. (2015), Normativity in Perception, London, Palgrave Macmillan. Duranti L. et Shaffer E. (2012), The Memory of the World in the Digital Age : Digitization and Preservation, UNESCO Memory of the World Programme, Knowledge Societies Division, British Columbia, Canada (26-28 september 2012). Erll A. (2008), Media and Cultural Memory, Berlin/New York, Walter de Gruyter. Fabian J. (2007), Memory against Culture. Arguments and reminders, Durham/London, Duke University Press. Fuller M. (2003), Behind the blip : Essays on the culture of software, New York, Autonomedia.
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X De l’usage de manteaux-Monde à l’ère du Capitalocène Yann Toma Le climat n’est pas l’ensemble des gaz qui enveloppent le globe terrestre. Il est l’essence de la fluidité cosmique, le visage le plus profond de notre monde, celui qui le révèle comme l’infini mélange de toutes les choses, présentes, passées et futures. Emanuele Coccia, La vie des plantes, 2016 1.
La nature humaine est-elle de nos jours à même de proposer d’autres alternatives que son propre effondrement sous le socle de ses images rêvées ? En réponse à la situation désastreuse qui touche notre planète et ses équilibres fondamentaux, j’ai souhaité porter mon regard artistique sur trois phases d’un processus de travail qui interrogent cette situation à travers des mises en situation, phases consubstantielles qui rejoignent les propos des spécialistes de l’intelligence des plantes ainsi que ceux, décriés par les générations au pouvoir, de la jeune Greta Thunberg lors du Youth Climate Summit à l’ONU qui porte les incompréhensions de toute une génération. Il s’agit avant tout de comprendre ce qui se dégage des choix effectués au détriment des réseaux végétaux qui constituent notre planète. Les productions artistiques qui en découlent sont issues de mon rapport privilégié avec les scientifiques qui font vivre les jardins botaniques et des parts de nature auxquelles j’ai eu accès, du traitement des herbiers que j’ai eu à ma disposition, 1. Coccia, 2016, p. 41.
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de la production de schémas holistiques sur différents murs et supports, jusqu’à mon immersion dans le corps végétal. Aussi ambivalent qu’imprévisible, le concept de Capitalocène relève de cette profonde réflexion sur notre devenir, incarnant à lui seul l’irréversible progression des industries et des phases d’épuisement successives qui nous fondent aujourd’hui à douter du monde qui nous attend. « Désignant sensiblement la même réalité phénoménologique que l’Anthropocène, le Capitalocène est un concept qui prend comme point de départ l’idée que le capitalisme est le principal responsable des déséquilibres environnementaux actuels. » (Malm, 2016.) Noam Chomsky nous rappelle que notre système économique est régi par l’idée de croissance exponentielle, ce qui engage concrètement notre survie comme préoccupation première. La collapsologie n’est donc plus un fantasme mais bien l’affirmation d’une catastrophe annoncée. Dans ce cadre, la notion d’efforts concertés prend peu à peu une place cohérente dans un dispositif dit « d’initiatives concertées ». Le concept de Capitalocène (imaginé par le sociologue Jason W. Moore, 2016) permet d’insister sur les conséquences écologiques du capitalisme. Rebondissant sur un sentiment d’urgence ressenti profondément, j’ai été amené à approfondir mes propres réflexions sur une écologie politique portée par l’art, ou plutôt traversée par l’art à l’heure où de plus en plus d’artistes produisent des œuvres en réaction au réchauffement climatique. Cette posture m’a poussé à expérimenter et à mettre mon corps en jeu dans l’espace tant privé que public afin d’aboutir à une Inforaction qui soit en mesure autant de cumuler la force de la réflexion artistique d’un Robert Morris (notion d’antiforme 2) que celle d’un acte
2. « La prise en compte de matériaux et d’activités dont les conséquences débordent tout caractère strictement prévisible, déterminé, incite Robert Morris à définir cette notion dans le contexte de 1968 publié dans la revue Artforum : […] Les considérations d’ordre sont forcément accidentelles, imprécises et non accentuées. […] Le hasard est accepté et l’interdétermination prise en compte puisqu’une nouvelle mise en place entraînera une autre configuration. » (Bosseur, 1998.)
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de transfert d’information tel que Marshall McLuhan le décrivit dans les années 1960 3. Écologie politique L’écologie politique ne peut se mesurer qu’à l’aune de l’engagement corporel qui se joue entre la mise en présence des corps naturels avec nos propres contradictions, nos propres fantômes. La décision de la transformation reviendrait à un niveau de lecture où le citoyen ne pourrait choisir qu’entre deux statuts : celui d’otage ou d’acteur. Dans l’optique de l’action, il devrait autant composer avec l’existant que mettre à profit son intelligence au service de l’innovation 4. Il lui faudrait donc se déterminer sur une méthode et une philosophie. Sa présence au monde, en particulier celle de son corps, deviendrait alors déterminante et à considérer à l’échelle du monde comme celle de la responsabilité du jardinier à l’échelle du jardin 5.
3. « To prevent undue wreckage in society, the artist tends now to move from the ivory tower to the control tower of society. […] In the history of human culture there is no example of a conscious adjustment of the various factors of personal and social life to new extensions except in the puny and peripheral efforts of artists. The artist picks up the message of cultural and technological challenge decades before its transforming impact occurs. He, then, builds models or Noah’s arks for facing the change that is at hand. » (McLuhan, 1964, p. 65.) 4. « En tant que dispositif mental et principe gestionnaire, le jardin planétaire met en perspective un certain nombre d’actions possibles. Certaines d’entre elles se trouvent d’ores et déjà engagées sur la planète. Mais les cartons sont remplis d’études en quête d’un pouvoir décisionnaire pour devenir exécutoires. […] Lorsque le “jardinier des nuages” ratisse les filets où se condensent les brouillards pour alimenter en eau un village du désert d’Atacama, il ne fait pas que s’inspirer de l’arbre à pluie de l’île de Fer (Hierro) aux Canaries, il ne fait qu’expérimenter l’un des nombreux secteurs ouverts par la bionique – cette science qui mime la nature –, il invite les habitants de son village à user de l’eau avec justesse et respect, il responsabilise les individus sur leur terroir, il jardine. » (Clément, 1999, p. 91.) 5. « Si la planète fonctionne avant tout comme un tout vivant et compté, limité par les confins de la biosphère, alors on se trouve bien dans les conditions du jardin : un enclos autonome et fragile où chaque paramètre interfère sur chacun des êtres en présence. Il reste à trouver les jardiniers. » (Ibid., p. 89.)
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L’écologie politique que je convoque émerge de moi et de la réalité d’une situation planétaire à haut risque où le lien énergétique entre les formes de vie naturelle est violenté et séparé. Elle s’étend progressivement en moi depuis de nombreuses années, emplissant mes veines et mes artères, comme un véritable appel à une profonde transformation et une mise en lien avec les forces végétales qui cohabitent avec nous. Je n’ai plus aucun doute sur le fait qu’elle requiert un changement de paradigme économique et social et une rencontre nouvelle entre notre corps et son environnement. Tout en favorisant la transformation de l’expérience humaine par la possibilité de la conduction d’une transition émancipée devenant transformation immédiate (non retardée), elle appelle à une transformation qui pourrait avoir valeur transcendantale et ne supporterait pas la disparition de certains fondements qui reposent avant toute chose sur des avancées humaines. La transformation, à ce stade, s’incarne tout autant par l’ombre du guerrier, Kagemusha 6, que par le guerrier lui-même. C’est elle qui met en garde par l’apparence de son mouvement mais c’est elle aussi qui nous anesthésie. Ce monde de l’anthropocène, qui s’incarnerait en l’activité humaine, est un paradoxe en lui-même, bâti sur l’opposition entre des milieux et des époques antinomiques, des sentiments contraires et des avalanches d’informations inappropriées pour l’organique. Alors que, ne l’oublions pas, le monde a eu toutefois des phases qui ont vu les hommes en synergie avec la nature. Si bien que les multiples marches et manifestations pour le climat, les climate march, apparaissent et disparaissent comme autant de protocoles initiatiques nous menant vers la fin d’une grande épopée capitalistique. L’antemarche est celle qui nous précède, 6. En 1573, le Japon est le théâtre de guerres incessantes entre clans rivaux. Au cours du siège du château de Noda, Shingen Takeda, un puissant seigneur de guerre, est blessé à mort par un tireur embusqué. Pour éviter la désagrégation de son clan, Shingen demande que sa mort reste cachée pendant trois ans. Un ancien voleur, épargné pour sa ressemblance avec Shingen, fait alors office d’avatar avec la complicité de toute la cour, afin de maintenir la stabilité relative du royaume (Akira Kurosawa, Kagemusha, ou guerrier de l’ombre [影武者, Kagemusha], film américano-japonais, 180’, 1980).
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avant même que nous mettions nos corps en mouvement, elle ne serait ainsi que peu influencée par le présent, bien au contraire elle le serait plutôt par l’avenir. Elle convoquerait ce que Pierre Bayard considère comme des forces qui s’exercent sur nous depuis le futur 7. Les marches et les incursions végétales que je convoque ne sont pas des actes qui opèrent uniquement sur notre actualité, elles agissent sur notre capacité de nous projeter autrement que dans un état social arrêté ou suspendu. Ainsi, c’est le soma que je vise à travers cet acte de transport de fonds. J’accélère mon lien avec la planète autant que je l’accélère pour le bien commun. Je romps la chaîne temporelle pour plonger le regardeur dans un espace « entre », à l’aide d’un entrelacs d’événements propices à susciter en lui une forme de paramnésie, générant le plus souvent possible un sentiment d’empathie et d’adhésion, et créant un événement mobilisateur provoqué et disruptif, où l’adhésion immédiate de l’autre à la nature fonctionne uniquement comme catalyseur de nos pulsions/répulsions. Un sentiment de loyauté contradictoire à celui de l’appartenance à une éthique entrepreneuriale peut alors éventuellement émerger intérieurement. L’intériorité invitant de ce fait le corps de l’individu à une marche momentanée dans le sens de la marche du manteau-Monde. Un conflit de loyauté naîtrait et mettrait tout à coup l’individu, sous influence de son statut social, en situation de rupture potentielle avec ce dernier. Dans le flux de cette rupture, un dépassement de soi serait en mesure de convoquer les principes de responsabilité ou de charge d’âme. Ces éléments seraient convoqués par ce que Pierre Bayard utilise pour décrire la manière dont l’éthique peut permettre de s’affranchir de certaines
7. « Or est-il interdit de poser autrement les choses et de se demander dans quelle mesure l’œuvre ne serait pas, au moins dans certains cas, influencée par l’avenir plutôt que par le passé ? Pourquoi penser toujours les faits dans le même sens, en se refusant à prendre en compte les forces qui s’exercent sur nous depuis le futur, alors même que de nombreuses œuvres et les expériences communes que chacun peut faire pour son compte en portent les traces manifestes ? » (Bayard, 2005, p. 15.)
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inhibitions sociales et de venir en aide à une personne en condition de crise historique 8. Il s’agit bien de porter en soi des mots et des slogans qui nous habitent autant qu’ils proviennent, d’ailleurs, tantôt de la cime des arbres, tantôt des profondeurs de la croûte terrestre, surtout de nous-mêmes. « Le lieu et le moment de [leur] réverbération conditionnent aussi fortement la manière de l’entendre » nous rappelle le philosophe François Noudelmann (2019, p. 166). Le concept de réverbération nous oblige à nous déplacer et à comprendre ce que le monde de la nature, des animaux et des plantes subit de nos jours continuellement. Les réseaux, les équilibres, les connexions entre les matières vivantes sont tous très mis à mal 9. Alors, par réaction spontanée, on assiste à une intensification des processus d’affinités entre les éléments. Mais qu’en est-il de ces montagnes que nous souhaiterions voir bouger et se dédire alors même que nous les appelons de nos vœux ? Herbarium C’est au plus haut des montagnes les plus reculées de Roumanie que l’on découvre encore aujourd’hui certaines espèces inconnues des herboristes. Quelles soient mousses ou fleurs sauvages de types inconnus, elles sont une forme de nouvelle Arcadie, une forme de promesse au monde que l’équilibre n’est pas tout à fait rompu. À elles seules elles permettent de penser une « présence immersive [qui] est au fondement d’une réflexion philosophique, voire mythologique, sur l’essence sonore [des plantes]. Elle permet de concevoir
8. « Mais adepte de l’éthique des principes, Lorin se retrouve face à un redoutable conflit de loyautés, puisqu’il se doit d’être loyal envers la Révolution et loyal envers son ami, avec le risque de trahir l’un ou l’autre. Son absence d’hésitation manifeste qu’une autre valeur est chez lui en cause – permettant de dépasser ce conflit –, que l’on pourrait appeler un principe de responsabilité ou de charge d’âme. » (Bayard, 2015, p. 105.) 9. « Des affinités se construiront alors, constituées de sensations en correspondance et d’une imagination associée à ses vibrations. » (Noudelmann, 2019, p. 166.)
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une écologie, c’est-à-dire un mode d’habitation des sons, à même le langage » (Noudelmann, 2019, p. 171). Les herbiers sont autant de traces que de promesses irrésolues de protection de la nature. On les trouve ainsi réunis et protégés au cœur des jardins botaniques et des lieux d’études de la biologie de la nature, et ils nous renvoient tout autant à la vie qu’à notre volonté de tout vouloir circonscrire et cerner, de contrôler vie et mort de la nature. Les assemblages des herbiers sur leurs planches de présentation sont autant d’incarnations d’un réel tangible que d’une forme d’onirisme cristallisée en une imagerie visuelle, ce qui en fait un univers pré-symbolique où, dans notre inconscient, « les événements s’organisent et s’articulent en un langage non verbal, sensible aux subtilités émotionnelles les plus ténues 10 ». Le caractère onirique des herbiers fait écho à une zone en nous-même où la socialisation n’aurait pas encore réussi à s’imposer à notre « moi », un instant pré-verbal de notre existence. Au plus proche de la compréhension de la mère-nature. L’herbier est une forme de réification de la nature et le point culminant d’un processus culturel commencé quatre siècles auparavant. Immergé dans une perspective du monde où les créations humaines et organiques étaient perçues comme la manifestation physique d’une mystérieuse force cosmique, « l’âge des merveilles » ancrait toutes les implications transcendantales à leurs correspondances terrestres. Pendant près de trois cents ans, les objets portaient une autonomie inédite en tant que pourvoyeurs des énigmes de l’univers 11.
10. « De façon fragmentaire et sélective, l’inconscient fait passer ses messages par des processus de condensation, d’association et de répétition qui saturent notre imaginaire de souvenirs et de rêves. » (Olalquiaga, 1998, p. 60.) 11. « Cette épiphanie matérielle succomba sous les coups de sa propre création, le discours scientifique rationnel, avant d’être ressuscitée par le Romantisme, malgré les protestations irritées de ses critiques contemporains. » (Ibid., p. 181.)
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1. Yann Toma, Heritage, série Capitalocène, 2019, photographie, 80 × 60 cm © Yann Toma.
La série photographique Capitalocène, issue de l’herbier de l’université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca, fait sens avec cet état des lieux de notre planète et avec ce que l’on peut caractériser comme les organes du merveilleux que l’humain s’évertue à collectionner depuis le Moyen Âge,
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notamment lorsqu’il colonise, s’approprie et entend manifester sa supériorité sur la nature. « L’appropriation des merveilles par la chrétienté médiévale 12 » en est une illustration très parlante. L’herbier fonctionne autant comme trace que comme objet, ce qu’Arthur Danto nomme « instrument d’autorévélation » (Danto, 1989, p. 41), la fixation des plantes les ayant transformés en autant d’œuvres composées que d’« images réfléchies » (ibid.). Ce constat étant établi, on peut également considérer que cet objet à image figée trouve sa limite dans le dilemme euripidien qui consiste à « se demander en quoi il s’agit encore, compte tenu d’un phénomène de présence, d’une œuvre d’art 13 ». La série que j’ai voulu réaliser à Cluj est une mise en relation photographique avec des rêves perdus et un reste-lumière de ce que furent les plantes prélevées depuis le xixe siècle, elles qui sont restées jusqu’alors confinées sur des planches de présentation dans les placards protecteurs de l’herbarium. Le fonds du travail artistique et photographique est issu de mes prospections et ce qui a pu être mis à ma disposition dans les laboratoires du jardin botanique de Cluj. Les apports sont principalement des mots destinés au réchauffement climatique pour incarner l’engagement et la défense de notre planète. La mise en relation entre un support historique et scientifique (la planche de l’herbier) et les mots du développement durable, apposés comme autant de vœux pieux, permet de mettre en lumière photographiquement une relation entre la plante et ce qu’on lui transfère. Toutefois ce transfert ne s’opère qu’à moitié, voire pas du tout, étant donné que les mots sont apposés sur une matière morte à l’aspect vivant, et que ces mêmes mots restent souvent lettres mortes eux-mêmes lorsqu’ils sont employés dans un cadre d’entreprise. La présentation en exposition de ces « planches photographiques » nous révèle autant nous-mêmes qu’elle nous appelle à 12. « L’appropriation des merveilles par la chrétienté médiévale dépassa la simple extension du sens de “mirabilia” pour inclure les miracles, car Saint Augustin affirmait que toute création était le produit de l’intervention divine. » (Ibid., p. 183.) 13. « Le dilemme euripidien réside dans le fait qu’en se conformant au programme mimétique on produit un objet qui ressemble de si près à un objet réel qu’on peut se demander en quoi il s’agit encore d’une œuvre d’art. » (Danto, 1989, p. 69.)
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réagir immédiatement à cette parodie de relation à la nature. Il s’agit d’une œuvre à vocation politique qui serait en mesure de retourner le sens même des mots en présence en les redistribuant comme autant de questions vis-à-vis de nos contradictions profondes, à l’heure où le monde sombre dans le chaos climatique et où la mobilisation des élites et des états semble construite sur la base de faux-semblants. Schémas holistiques Le schéma holistique est une conversation silencieuse, en creux, qui nous permet d’approfondir nos interrogations sur les dégradations de notre planète. Il investit des territoires étendus et variés, souvent des étendues qui n’ont plus de situation stable. Faire œuvre a, dans ce sens, une fonction rédemptrice. Y est clairement énoncée la nécessité d’un art de la résistance, de l’information, du rayonnement et de l’invention. Ce sont de véritables reports-flux qui jouent le rôle d’instruments tant rétrospectifs que prédictifs. Au gré de mes dessins, je tente de faciliter des trajectoires de la pensée et de canaliser des flux invisibles, de les réorganiser selon un savant mélange où l’énergie déployée fait sens sur les murs ou dans mes cahiers. Le schéma holistique est pour moi un moyen de reporter des impressions, des positions, une dimension autre du réel qui m’environne. C’est aussi un moyen d’échapper à un certain déterminisme qui me contraint et m’enferme et d’étendre les possibles. Trois types de schémas holistiques se distinguent : 1) les dessins/captations en prise in vivo lors d’une conférence ou d’un événement ; 2) les dessins/captations en prise en différé (Beuys, Deleuze, etc.) qui permettent de capter l’énergie de l’intervenant à plusieurs années d’intervalles ; 3) les dessins/captations en association avec une thématique particulière (planète Mars, énergie quantique, etc.). Ici nous évoquerons exclusivement le dessin/captation qui s’associe aujourd’hui autant à la série photographique de Capitalocène qu’à l’action de création de manteaux-Monde. À Cluj, en Transylvanie, avec Celui qui parlait aux plantes (Cel ce vorbea cu plantele), il s’agissait d’entrer en résonance avec la notion d’intelligence des plantes et d’étudier les réseaux qui se tissent entre
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2. Yann Tom, Vegetal Coats at the UN, sept. 2019, installation © Yann Toma.
les plantes pour qu’elles communiquent non seulement entre elles, mais qu’elles résistent concrètement aux agressions humaines. J’ai ainsi retransmis de nombreuses figures et associations d’idées lors de ces conférences internationales de haut niveau. Les schémas holistiques ont été réalisés in situ sur l’intégralité des murs de l’atrium de Centrul de Interes. Le sujet de ces inscriptions portait principalement sur l’intelligence des plantes, en liaison avec le dialogue des plantes entre elles. Le protocole de réalisation est souvent le même. Je reçois des informations orales qui circulent dans l’air (informations, conférences, enregistrements, lectures) puis je les restitue. Ce processus fait pour moi écho aux recherches d’Yves Klein sur l’immatériel. On pourrait tout à fait renommer les schémas holistiques « architectures de l’air » (terme de Klein) tellement ils se présentent comme autant de figures d’adaptations structurées et de figures immatérielles en phases d’adaptation à la captation. Yves Klein considérait que « les architectures de l’air devaient s’adapter aux données et conditions naturelles,
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aux montagnes, vallées, moussons, etc., si possible sans nécessiter l’opération de grandes modifications artificielles » (Klein, 2006, p. 75). Les schémas holistiques sont de vrais paradoxes car ils sont la constituante d’une structure qui s’effondre, logés entre « le temps de l’événement historique et le temps de l’événement psychique, deux temps opposés à la rencontre desquels l’écriture se situe » (Bayard, 2005, p. 118). À Iasi, en Moldavie, pour l’exposition En l’écoute des secrets du monde (Ascultă secretele lumii), tout l’espace de la Victoria Galeria avait été transformé en un énorme wall drawing que j’investissais dans ses moindres recoins par des schémas holistiques en résonance avec le langage des plantes et leur intelligence avérée. Je m’inscrivais moi-même corporellement dans l’espace d’exposition comme un élément de réseau constitué. Le manteau-Monde était en permanence présent dans l’espace et y servait par intermittence. Il favorisait l’émergence des mots sur les murs. À la fin du processus, j’ai entamé une marche vers le môle de la ville. Manteaux rituels Les manteaux végétaux incarnent autant le corps au contact de la nature végétale que la nature végétale s’incarne à travers eux. À l’image des corps collectifs de Nicola L., ils rassemblent un corps au sein d’une même ressource végétale. Ils habitent un espace collectivement, organiquement, et le voient sous l’angle d’une seconde peau qui transcende le corps porteur. Constitués d’un tissu long de plusieurs mètres et percé en son centre, les manteaux végétaux se laissent habiter par les plantes et sont le support d’un recyclage éphémère qui n’aura de vie que le temps d’une marche. Le corps de l’artiste n’est plus le corps de l’artiste. Il invite tout le monde à participer, à faire corps par la performance, à ce que Michel Onfray appelle « l’odyssée de la chair ». Épouser le végétal implique l’acceptation de sa propre disparition, d’être en capacité de se défaire du corps. Détruire le soi pour soi et co-construire le soi pour les autres. Un être-corps renouvelé et purifié alors même qu’il retient l’attention de la norme et qu’il la tire de sa torpeur le temps d’un rendez-vous avec l’essence du monde.
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Dans un acte métonymique ultime, le manteau végétal se transforme en manteau-Monde et les plantes qui y sont transplantées incarnent métaphoriquement nos organes à cœur ouvert, des médiums quasi fonctionnels qui sont autant de fragments de nos propres corps. Ces manteaux sont connectés et en appellent à une médiation/ méditation-réseau vers un certain niveau de conscience terrestre. Deux des inspirateurs de cette orientation pourraient être l’artiste Frans Krajcberg et le preneur de son Bernie Krause qui revêtent chacun, à leur manière, des manteaux végétaux. Le premier, sculpteur activiste brésilien, puise dans sa découverte de la forêt amazonienne pour se parer de restes calcinés. Peu après, il s’appuie sur la rage qui l’anime lorsqu’il prend conscience de la politique de déforestation, par le feu, et de la pression agricole qui pèse sur la forêt et ses équilibres. Il puise ses forces dans l’énergie de stupeur qui accompagne la dépossession des Indiens qui s’ensuit. Son art s’inscrit au cœur même de sa relation à la nature et aux outrages qu’elle subit. Bernie Krause, quant à lui, musicien et bio acousticien, enregistre et étudie scientifiquement la musique des animaux du monde. Il révèle, par le son, la diversité et la complexité des langues des animaux sauvages, ainsi que leur extinction progressive, un monde en soi réduit au profit de la rumeur grandissante de l’activité humaine. Krause nous donne de la matière « son » pour réagir. Tous deux opèrent comme de grands témoins en consacrant leur vie à révéler ce que nous nous cachons à nous-mêmes : notre incapacité à entendre les conversations qui animent les acteurs de la nature. Une troisième personnalité vient nourrir ce duo engagé. Il s’agit de Greta Thunberg qui incarne étonnamment, avec tact et les mots justes, une jeunesse mondiale qui réclame la fin des énergies fossiles et la réduction accélérée des émissions de gaz à effet de serre. Cette jeune suédoise de seize ans, révoltée contre l’inaction des gouvernements, use de la force des mots et des postures dramatiques à leur égard. Au sein de l’Organisation des Nations unies, avec la bénédiction de ses dirigeants, elle conspue l’attitude des dirigeants du monde et expose les chiffres réels avancés par les scientifiques du monde entier. Ce cadre d’action mobilise aujourd’hui une partie importante de la jeunesse mondiale sensibilisée par cette situation.
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Cette posture catastrophiste est plébiscitée par la jeunesse et ébranle les plans des gouvernements mondiaux. Le travail de fond de Greta Thunberg ne peut être que soutenu et utilisé comme une force de résistance opérante. Le manteau végétal se renverse tout autant et revêt le rôle d’un Kagemusha qui présiderait aux intentions du combattant résilient tout à fait incapable d’agir, bien que présent. L’étoffe revêtue devient autant incarnation que signal faible, murmuré en soi pour soi, à entendre pour agir face à une réalité qui nous laisse impuissants et qui nous rejoint, depuis l’Amazonie ou depuis les terres asséchées par l’homme et qui se rebellent. Ce guerrier Kagemusha végétal s’appliquerait à lui-même des préceptes tirés des codes de conduite des guerriers samouraïs qui viseraient à accepter sa propre disparition, la souhaiter même radicalement, faute de résultats probants. En quête d’un second souffle, le végétal se laisse porter et en appelle à un sursaut de l’humanité. La notion de transposition, voire de transsubstantiation, éveille en lui une autre temporalité de la rencontre, entre le corps et les plantes, un corps qui change de consistance et se révèle plante, gagne en autonomie et en empowerment (pouvoirfaire) en contexte de crise, se connecte plus aisément avec l’autre côté de la forêt. Il s’agit dès lors d’inscrire le manteau-Monde au cœur d’une pensée concrète et de l’ancrer dans une reconfiguration du réel en s’appuyant littéralement sur ce qu’il porte en lui. Une autonomisation de mon propre soma vient de fait présider à cette transformation devenant forme d’art en action en soi. La démarche de réactivation des plantes accompagnant ce processus et s’opposant radicalement aux réseaux que Jeremy Rifkin nomme ceux des prestataires 14. Il est question ici de se reconnecter à une substance que nous avons largement contribué à désagréger. Le manteau-Monde fait pour moi écho au travail que la danseuse Loïe Fuller, muse de l’Art nouveau 14. « Ces réseaux de prestataires et d’usagers favorisent la concentration du pouvoir aux mains d’un petit nombre d’organisations, et ce de façon encore plus efficace que sous un régime de propriété traditionnel reposant sur des marchés de vendeurs et d’acheteurs. » (Rifkin, 2000, p. 79.)
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3. Yann Toma, Vegetal Coat, 2019, Centrul de Interes & Grădina Botanică « Alexandru Borza », Universitatea Babes-Bolyai, Cluj © Yann Toma.
et des symbolistes à la fin du xixe siècle, développa autant sur le niveau énergétique que sur le niveau des dispositifs scéniques, fascinant ainsi metteurs en scène, photographes, cinéastes et scientifiques. Loïe Fuller incarna à elle seule une forme de mimétisme
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esthétique jumelée à une énergie spirituelle que matérialisait le sillage lumineux tracé par ses voiles. Le mouvement de ses bras, répété et sinueux, générait une forme aérienne qui conférait à la danseuse une autonomie naturelle. Le corps s’affranchissait de ses pesanteurs et se réenvisageait autrement. Plusieurs phases de réalisation ont ponctué la création des manteaux végétaux. Il y eut tout d’abord l’émergence spontanée du premier manteau, produit de la récupération et du recyclage, constitué d’écorces de bambous et réalisé dans le jardin botanique de Palerme en Italie (avril 2019). Le manteau revêtu, une série de photographies fut réalisée, ainsi qu’un film dans lequel plusieurs personnes le partagèrent et l’habitèrent à tour de rôle en parcourant l’intégralité de l’Orto Botanico di Palermo dell Università degli Studi. Puis il y eut une phase de réflexion de plusieurs mois en immersion en Roumanie où je présentais une œuvre à l’échelle du pays « Transmission Romania ». Il y eut tout d’abord le manteau en feuilles de bananiers réalisé dans le jardin botanique de Cluj en Roumanie (Grădina Botanică « Alexandru Borza », Universitatea Babes-Bolyai) en collaboration avec le professeur associé Mihai Pușcaș. Cette réalisation donna lieu à la construction d’une installation monumentale dans le Centrul de Interes de la ville intitulée « Celui qui parlait aux plantes » ainsi qu’à une série de marches au cœur de la ville, premières incursions concluantes en immersion dans le tissu urbain. Deux autres manteaux furent également réalisés : l’un à Iasi avec le jardin botanique Anastasie Fătu de Iaşi intitulé « En l’écoute des secrets du monde » ; l’autre de façon plus informelle au parc municipal de Timisoara, intitulé « Liberté pour les plantes et nouveau pacte pour l’humanité ». Ces deux dernières créations entraînèrent chacune une incursion dans les môles commerciaux des deux villes et la mise en confrontation du manteau-Monde avec l’incarnation ultime du Capitalocène. L’intervention de Timisoara s’agrémenta d’une intervention de la sécurité qui exigea que je sorte immédiatement du môle car je n’étais pas le bienvenu dans ce haut lieu du consumérisme. Ces marches, voulues et organisées spontanément sur des parcours décidés sur carte, donnèrent à chaque fois l’occasion
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de dialoguer avec les personnes qui me croisaient en manteau-Monde. On me questionnait, on me prenait en photo, on me conspuait, on voulait m’étreindre. Toutes sortes de réactions se faisaient jour. Des films documentent parfaitement ces situations et le processus fut parfaitement référencé et documenté. Ainsi la création de manteaux rituels, les manteaux-Monde, m’a poussé à agir et à quitter le lieu d’exposition traditionnel pour réaliser plusieurs marches en Roumanie, vêtu d’une surface végétale organisée pour l’occasion, une référence directe aux rites ancestraux d’appel à la pluie présents parfois dans les Balkans. Cette politique de la charge entendait attirer l’attention de l’individu, en toute proximité, sur une conscience écologique planétaire à explorer et sur la critique du Capitalocène. Elle nous plongeait dans une histoire impliquant les plantes de toute la région des Balkans, une histoire aussi locale que régionale. Se basant sur ce que les plantes et les habitants passés/présents/futurs de Cluj, de Iasi et de Timisoara me transmettaient, il s’agissait de convoquer certains secrets de l’histoire de la planète, de les révéler par une marche-rituel au cœur de la ville et par des jeux d’écritures spontanées. À travers ces marches, j’incarnais symboliquement, de par mon vêtement rituel, les savoirs ancestraux et la totalité des savoirs secrets de la planète. Pour moi il s’agissait de plonger instinctivement le regardeur dans les méandres de sa propre histoire par l’intermédiaire d’une fiction réelle qui nous engage, celle de prendre en charge une part de l’énergie collective connectée profondément à cette planète. L’action s’inscrivait comme une forme d’esthétique relationnelle (Bourriaud, 1998) et questionnait l’individu en envisageant de nouveaux réseaux « analogiques » de communication sociaux à l’époque de l’Internet, des réseaux susceptibles de le connecter aux plantes directement. La ville de Iași fut particulièrement bien choisie pour ce type d’intervention artistique : en étant témoin d’une industrialisation forcée pendant le communisme, la ville a connu une période de crises économiques après la révolution de 1989, pour renaître aujourd’hui sous l’impulsion d’entreprises multinationales implantées, ce qui a changé radicalement la vie sociale. Dans le cadre d’une installation à Casa de Artelor, j’eus l’occasion d’initier de manière éphémère
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une chaîne humaine de transmission de lumière-morse au cœur de la ville de Timisoara, sur la place Uniri. L’intervention à Timisoara, intitulée « Liberté pour les plantes et nouveau pacte pour l’humanité », fut l’occasion de mobiliser un large éventail de population. Cette intervention accompagna le transfert d’une énergie accumulée pendant des mois et m’aida à établir un pacte nouveau, incarné par mes marches successives et l’adhésion générale de cette démarche dans un contexte qui m’était pleinement inconnu. Un art de la transformation. Si la dimension chamanique devait être interrogée, elle renverrait principalement à une loi bien connue de l’histoire des religions : on devient ce qu’on montre. Dans le chamanisme, « les porteurs de masques sont en réalité les ancêtres mythiques figurés par ces masques. Mais il faut attendre aussi les mêmes conséquences – à savoir la transformation totale de l’individu en quelque chose d’autre – des signes et des symboles divers, parfois seulement indiqués sur le costume ou directement sur le corps : on s’approprie la faculté de réaliser le vol magique en portant une plume d’aigle, ou même le dessin fortement stylisé d’une telle plume, et ainsi de suite. […] » (Eliade, 1968, p. 151). Si le manteau-Monde peut sembler s’apparenter au costume du chaman, il n’en est rien. Il revêt avant tout une dimension parallèle, celle de la mise en présence d’un nouveau corps, évocatrice d’une forme de hiérophanie et d’une cosmographie, évocatrice également de l’idée de présence sacrée mais également de symboles cosmiques et métaphysiques. Énergie artistique L’énergie déployée par le manteau végétal n’est pas quantifiable et se mesure par l’effet qu’elle produit sur l’individu, c’est un flux de faire-usage. Ainsi, elle ne prend valeur d’échange (faculté de produire quelque chose avec l’énergie et de le faire fructifier) que si, dans le même temps, elle prend valeur d’usage (utilité de proximité). La valeur d’usage, souvent considérée comme secondaire, est toujours majorée dans ma démarche. Tout le monde est en mesure de faire usage de l’énergie artistique. L’énergie, concept abstrait
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4. Yann Toma, Cel ce vorbea cu plantele, 2019, Centrul de Interes, Cluj © Yann Toma.
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des relations de mouvement, fait corps avec la toute-puissance des idées. Elle s’introduit autant dans le processus que dans le produit final distribué, mais le processus dont elle suit le cours (par exemple mental) permet de construire un terrain d’égalité pour tous et d’alimenter les trajectoires de chacun 15. C’est une masse héritée (la mémoire du monde) et une masse en devenir (l’histoire qui se fabrique avec le végétal) que la collectivité peut ou non recevoir. L’énergie, c’est la formation et le transport du symbole de la libido, d’une « force spécifique jamais transformable » (Freud, 1965, p. 71). C’est une « action magique à distance » (ibid.). Elle peut transporter le spirituel car c’est un élan de conscience. Elle peut faire apparaître le Merveilleux, force de renouvellement. Vouloir goûter cette énergie, c’est viser la metexis, « l’expression sous une forme concrète d’une idée, d’une spiritualité 16 » qu’on ne peut atteindre, c’est se diriger vers une nature vive, un élan vital, une ivresse inconnue 17. Il s’agit de la prolongation des réflexions menées en leur temps par Joseph Beuys. La « sculpture sociale », terme porté par Beuys qui introduit pour l’artiste « le seul acte plastique véritable, consiste dans le développement de la conscience humaine », se construit ici même en Roumanie par le simple frottement que produit le manteau-Monde en mouvement et en friction avec la ville en activité. Ainsi, nous sommes rigoureusement confrontés au même écart que Beuys introduit dans son œuvre à la Documenta 7 de Kassel pour « 7 000 chênes » (1982) lorsqu’il élabore un protocole liant chaque chêne planté à une colonne de basalte, cette dernière 15. « Les voies préexistantes déjà frayées sont de dures réalités, aussi indéniables que la réalité historique de l’homme partant du trou-abri pour arriver à construire une ville. Cette évolution, c’est évident, n’a été possible que par l’établissement de communautés qui, à leur tour, n’ont pu se produire que grâce aux restrictions imposées à l’instinct. » (Freud, 1965, p. 139.) 16. Catalogue de l’exposition Joseph Beuys, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 17. 17. « Ainsi parlait Zarathoustra et il se trouva de sa couche au pied de l’arbre comme s’il sortait d’une ivresse inconnue ; or voici que le soleil était encore juste au-dessus de sa tête. À bon droit on pourrait en déduire que Zarathoustra n’a pas dormi bien longtemps. » (Nietzsche, 1983, p. 327.)
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fonctionnant autant comme objet témoin de la poussée annoncée de l’arbre que comme symbole de la rigidité face au mouvement de la transformation du monde. Le manteau-Monde est un électron libre qui franchit l’Amazonie sans cesse depuis l’intérieur comme depuis l’extérieur. Lors de l’assemblée générale de l’ONU de 2019, à New York, j’ai entrepris de transporter les protocoles décrits plus haut dans le cadre du Youth Climate Summit, du Climate Summit et de la General Assembly de l’ONU. Pour cela, j’ai construit un accord avec le Jardin botanique de New York, Columbia University, puis avec le Global Compact de l’ONU. Le résultat fut la création de trois Vegetal Coats qui furent créés au Botanical Garden de New York (Bronx), puis acheminés au centre de l’institution grâce à la participation du Global Compact et de volontaires étudiants. Les manteauxMonde, déambulant au beau milieu de l’ONU, donnaient un sens nouveau à ce travail. Une accessibilité exceptionnelle, le sentiment qu’ils étaient devenus de véritables attracteurs, tout comme Greta Thumberg l’avait été deux jours auparavant. Le réseau était activé et nous pouvions alors traverser New York dans notre nouvel étatplante. Les manteaux-Monde se plongeaient désormais dans le jardin planétaire, embarquant auprès d’eux ce que Gilles Clément nomme un « jardin de résistance » (Schaffner, 2019), conscients de notre effondrement proche, agissant « sans espoir 18 », mais transcendés toutefois par l’acte de résistance que nous mettions au jour dans l’épicentre du Capitalocène. Bibliographie Bayard P. (2005), Demain est écrit, Paris, Les Éditions de Minuit. — (2015), Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?, Paris, Les Éditions de Minuit. Bosseur J.-Y. (1998), Vocabulaire des arts plastiques du xxe siècle, Paris, Minerve. 18. « Au fond quand Descartes disait : “Se vaincre plutôt soi-même que le monde”, il voulait dire la même chose : agir sans espoir. » (Sartre, 1970, p. 51.)
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Bourriaud N. (1998), Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel. Clément G. (1999), Le jardin planétaire, Paris, Albin Michel. Coccia E. (2016), La vie des plantes, Paris, Payot & Rivages. Danto A. (1989), La transfiguration du banal, Paris, Seuil. Eliade M. (1968), Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Paris, Payot. Freud S. (1965), Totem et tabou, Paris, Payot. Klein Y. (2006), Vers l’immatériel, Paris, Dilecta. Malm A. (2016), Fossil Capital : The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Londres, Verso. McLuhan M. (1964), Understanding Media. The Extensions of Man, Toronto, McGraw-Hill Education. Moore J.W. (2016), Anthropocene Or Capitalocene ? Nature, History, and the Crisis of Capitalism, Oakland, PM Press. Nietzsche F. (1983), Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Le Livre de Poche. Noudelmann F. (2019), Penser avec les oreilles, Paris, Max Milo. Olalquiaga C. (1998), Royaume de l’artifice, Paris, Fage. Rifkin J. (2000), L’Âge de l’accès, Paris, La Découverte. Sartre J.-P. (1970), L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel. Schaffner M. (2019), Un sol commun. Lutter, habiter, penser, Paris, Wildproject.
ANNEXES
PLASTIR REVUE TRANSDISCIPLINAIRE DE PLASTICITÉ HUMAINE Directeur de la revue Marc-Williams DEBONO (Neurobiologiste, poète, essayiste)
Comité éditorial Anne DAMBRICOURT MALASSE (Paléoanthropologue) Ezio M. INSINNA (Psychologue clinicien, ingénieur) Frédéric ROSSILLE (Compositeur, neurologue)
Comité scientifique Joseph E. BRENNER — Directeur associé (International Center for the Philosophy of Information, Jiaotong University of Social Sciences, Xi’An, Chine), biochimiste, logicien. Jean-Pierre LUMINET — Astrophysicien, directeur de recherches au CNRS (Laboratoire d’astrophysique, Marseille), poète, écrivain. Edgar MORIN — Socio-anthropologue, directeur de recherches émérite CNRS-EHESS, Président de l’agence pour la culture auprès de l’Unesco et de l’Association pour la Pensée Complexe. Ubiratàn D’AMBROSIO — Professeur émérite de mathématiques à l’université de São Paulo (Brésil), consultant à l’Unesco, ethnomathématicien.
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Revue trimestrielle bilingue en ligne éditée par l’Association Plasticités Sciences Arts PSA Éditeur / PSA Publishing House ISSN N° 2105-279
© 2019-2020 PSA Research Group. Office éditorial & correspondance : Plasticités Sciences Arts : Association loi 1901 enregistrée à la sous-préfecture de Palaiseau (France) n° 0913011571. Site officiel : http://www.plasticites-sciences-arts.org
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SOMMAIRE DE LA REVUE
• NUMÉRO 55 (09/2019) L’individuation selon Simondon — par Henri Van Lier Derniers écrits gnostiques du poète Yves Bonnefoy — par Claude Berniolles Quand le chiffre deux (2) est un aléa — par Bernard Troude Des zones d’activité où s’activent arts et sciences — par Christian Ruby • NUMÉRO 54 (06/2019) Le paradigme intégral de la science. Manifeste de l’institut Laszló de recherche de nouveaux paradigmes — par Ervin László Le paysage, réelle imagination du réel — par Hervé Bernard Pour un dispositif atmosphérique. La rencontre entre geste et image dans les installations d’Adrien M. et Claire B. — par Valéria De Luca Le rôle anti-entropique de l’art — par Ana Rewakowicz • NUMÉRO 53 (03/2019) Les 4 parts de l’être humain. Pour une critique de l’anthropocentrisme — par Michel Boccara L’œuvre de science dans la belle forme et la belle forme dans l’œuvre de science — par Christian Ruby De l’être. Un petit récit — par David Levrat Épistémologie minimale — par François Vaucluse • NUMÉRO 52 (12/2018) Clinique et théorie de l’hypnose ericksonienne. Approche non-classique de la conscience et de ses états modifiés — par Olivier Penelaud Les éléments créateurs et récréatifs de la boîte à joujoux d’Hellé et Debussy — par Ly Lan Magniaux De la plasticité d’un archipel artistique et scientifique — par Christian Ruby
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Le langage de la nature acte i et manifeste de désynchronisation de la nature — par Ingrid Paola Amaro • NUMÉRO 51 (09/2018) Il devient tout aussi passionnant de rechercher l’organisation des processus de pensée que de découvrir l’organisation du mouvement des planètes — par Herbert A. Simon Fréquences manuscrites — par Joëlle Dautricourt Herméneutique d’une différence subtile de volume cérébral. Stratégies pour une donnée — par Bernard Troude Voyage dans le yunnan — par Claude Berniolles • NUMÉRO 50 (06/2018) Un cerveau jardiné — par Catherine Dolto N56u3N4A — par Jean-Marc Chomaz Voyage autour de mes plasticités multiples — par Catherine Nyeki Assurer la résilience stratégique à travers les motifs haïku — par Anthony Judge • NUMÉRO 49 (03/2018) Plasticités de l’or — par Frédérique Lecerf Le réel : ontologie plastique d’un monde flottant — par NicolasXavier Ferrand L’intelligence du mot « soi ». Phénoménologie d’un concept fascinant — par Danielle Boutet L’inconscient neutre. Étapes psychologiques de la genèse d’un concept chez Wolfgang Pauli et Carl Gustav Jung — par Bruno Traversi • NUMÉRO 48 (12/2017) À propos de survie et de transcendance — par Ubiràtan d’Ambrosio La révélation du vide au cœur de la nature — par Auguste Nsonsissa
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Les mathématiques de la morphogenèse chez René Thom — par Abdelkader Bachta Mutations et nébuleuses : le dialogue entre la philosophie et les sciences — par Mar Thieriot • NUMÉRO 47 (09/2017) Prendre soin de l’humain « robuste et vulnérable » au temps des technosciences — par Thierry Magnin Comment écouter une baleine à bosse ? — par Aline Pénitot et Olivier Adam Le fini et le non fini en biosémantique — par Kaled Aït Hamou Chant de gestes : tentative d’ambiguïté — par Olivier Goulet • NUMÉRO 46 (06/2017) Le palimpseste des batailles — par Benoît Virole Les limites plastiques du corps hybride — par Judith Nicogossian Discours à l’interface de l’art digital d’Yvaral et de la musique minimaliste — par Frédéric Rossille Le cartésianisme des modèles scientifiques — par Abdelkader Bachta • NUMÉRO 45 (03/2017) La traduction plastique de la musique par Fantin-Latour : un processus évolutif — par Michèle Barbe Neuroplasticité, quand le vocable don apparaît — par Bernard Troude Le Don Quichotte de 1615 seconde partie. Suivi de regard sur le mythe au cinéma et dans l’art lyrique espagnol — par Claude Berniolles Transdisciplinarité et sculpture de soi — par Matisse Makwanda • NUMÉRO 44 (12/2016) De l’informe au multi-forme — par Anaïs Lelièvre Cervantès : la fiction Don Quichotte (de 1605). Retour au siècle d’or espagnol. Partie II — par Claude Berniolles Le temps onkalo, objet transdisciplinaire. De la réitération de pre-enactments à la fabrique des mondes possibles — par Jean-Luc Aimé
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Transdisciplinarité et postmodernité : le tiers montré — par Mariana Thieriot Loisel • NUMÉRO 43 (09/2016) Des cages épistémologiques à la transdisciplinarité en tant que système ouvert de connaissance — par Ubiràtan d’Ambrosio Esquisse d’une poïetique disciplinaire des théories à la constitution épistémologique de la restauration des biens culturels — par Alfredo Vega Càrdenas Les modèles scientifiques et les théories de la connaissance — par Abdelkader Bachta Spéculations transdisciplinaires / des cyborgs aux polyphibiens, de la bionique à la polyphibionique — Par Ziva Ljubec • NUMÉRO 42 (06/2016) La déchirure de l’espace et la naissance du sujet. Selon C.G. Jung et W. Pauli — par Bruno Traversi La créativité, enfer cérébral. De l’infini possible au périmètre cérébral fini chez les artistes — par Bernard Troude Cervantès : la fiction Don Quichotte (de 1605). Retour au siècle d’or espagnol — par Claude Berniolles L’hommage à Marcel Mariën pour commencer… Traverser les genres — par Lorraine Alexandre • NUMÉRO 41 (03/2016) La poétique de la plasticité chez Aragon : l’écriture à la rencontre des arts — par Julie Morisson Le positivisme de comte et le modélisme de Thom — par Abdelkader Bachta Essai sur la libre nécessité — par Henri Atlan La commémoration du centenaire de la naissance de Roland Barthes, suivi de barthes au miroir de Gide : un aspect de l’histoire littéraire — par Claude Berniolles • NUMÉRO HS (12/2015) Les plis de la mémoire (édition numérique : issn 2491-8458)
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• NUMÉRO 40 (09/2015) Virginia Woolf : complexité, plasticité, identité — par Adèle Cassigneul Conflit intérieur — par Hubert Reeves Adhérer au présent : la participation au service d’une esthétique du contemporain — par Julien Verhaeghe René Thom philosophe — par Abdelkader Bachta • NUMÉRO 39 (06/2015) L’esthétique de l’ineffable. Fragments herméneutiques de l’œuvre de Yoel Tordjman — par Nathalie Roudil-Paolucci La philosophie du bonheur chez Wittgenstein à la lumière du Tao — par Claude Berniolles Rencontres et performances : ouverture et opiniâtreté des imaginaires — par Pascale Weber et Jean Delsaux S’engager avec le sentiment d’un ordre supérieur. Réconciliation entre la complexité et la simplexité au travers d’une métaphore mémorable — par Anthony Judge • NUMÉRO 38 (03/2015) Témoigner pour faire mémoire du réel. Réflexions sur l’œuvre de Jochen Gerz — par Gilles Guigues Les clés pour une compréhension à la création. Pouvoirs cognitifs et pouvoirs créatifs en milieux synesthésiques — par Bernard Troude Les haïkus comme objets poétiques — par Nicolas Grenier La sémantique chez Tarski et Thom — par Abdelkader Bachta • NUMÉRO 37 (12/2014) Les danses chamanes du site rupestre de Dahongyan, province du Guizhou, Chine du Sud — par Cao Bo, Zhan Pu, Dambricourt Malasse Anne, Shen Guanjun, You Quian Sheng L’interthéoricité : sémiotique de la transférogenèse. Plasticité, élasticité et hybridité des théories — par Astrid Guillaume Pensoir de poche. Fragments d’une pensée à l’œuvre — par Virginie Boutin Le Taijiquan : une voie d’incorporation et de compréhension des nouveaux paradigmes — par Éric Caulier
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• NUMÉRO 36 (09/2014) Au bord de l’indicible : le réel multiple, la diversité des langages et notre relation au monde — par Luciano Boi L’art et la plasticité du cerveau — par Bernard Troude Anticiper le moment où les merles chanteront en chinois — par Anthony Judge La plasticité des émotions et le facteur humain — par Mariana Thieriot et Brian Lynch • NUMÉRO 35 (06/2014) Cyberterre et noosphère — par Philippe Quéau Pratique du débat dans le bouddhisme tibétain : un espace d’intelligence artificielle — par Bernard Carmona La valeur de l’espèce — par Philippe Lherminier René Thom et l’analyse cartésienne (mathématique et linguistique) — par Abdelkader Bachta • NUMÉRO 34 (03/2014) Vision transdisciplinaire de la logique dynamique du tiers inclus contradictoire — par Claude Plouviet La forêt invisible — par Augustine Leudar Plastir, c’est écrire, mais écrire, est-ce plastir un peu ? — par Jean-Pierre Desthuilliers Adonis et le soufisme : comment penser autrement le renouvellement poétique ? — par Bénédicte Letellier • NUMÉRO 33 (12/2013) Le dévoilement adogmatique — par Michel Maffesoli Théorie des systèmes généraux en sciences humaines : Gilles Deleuze, René Girard et la question de la méthode scientifique au sein des systèmes culturels — par Robert Drury King Les représentations des empereurs romains julio-claudiens en Égypte : bilan d’une analyse — par Déborah Moine Un plasticien à la rencontre des sciences cognitives — par LouisJosé Polet
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• NUMÉRO 32 (09/2013) Les arts, la poésie, la musique et le réductionnisme — par Danielle Boutet Des parcours littéraires en mosaïques — par Georges Chapouthier Perpétuer l’éphémère ? Notes épistémologiques pour la conservation de l’art contemporain d’après la philosophie de Xavier Zubiri — par Alfredo Vega Cardenas La théorie des catastrophes et son fondement ontologique chez Lemoigne et Thom — par Abdelkader Bachta • NUMÉRO 31 (06/2013) De la nature des sciences — par David Levrat Considérations épistémologiques sur le concept de sense data : esquisse d’une problématique russellienne de l’apparence et la réalité chez Bertrand Russell — par Auguste Nsonsissa Diogène de Sinope, la réalisation du rêve. Proposition d’un jeu transdisciplinaire — par Rémy Bastide Les racines de la science et de la théologie dans la philosophie classique : premiers éléments de réflexion sur la place du père dans l’élaboration du savoir — par Mariana Thieriot Loisel • NUMÉRO 30 (03/2013) Entre l’œuvre et le cerveau. Penser autrement la plasticité de l’art — par Florian Gaité Unité psychophysique, synchronicité et théorie quantique — par Pierre Uzan De la plasticité de la langue à la plasticité dans la langue — par Jean-Pierre Desthuilliers Ingénium transdisciplinaire — par Bernard Carmona • NUMÉRO 29 (12/2012) Sémiotique plastique et pratique musicale au risque de la plasticité sémiotique — par Frédéric Mathevet Dynamique et modélisation chez Thom et en analyse compartimentale — par Abdelkader Bachta
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Heuresthésie. Pour une topologie matricielle dynamique de l’univers physique, des sens et de l’esprit — par Vincent Mignerot Sur les pas d’anatole france — par Claude Berniolles • NUMÉRO 28 (09/2012) Biosémantique — par Kaled Ait Hamou Art et science, deux façons de percevoir le monde — par Anne-Marie Pochat Deluol : quand l’esprit sculpte la matière — par Marc-Williams Debono Sur les traces de Patanjali. Une relecture des « yogas sutra » xv à xx de Patanjali — par Mariana Thieriot Loisel • NUMÉRO 27 (06/2012) Dionysos : figure emblématique de la postmodernité — par Michel Maffesoli Quelques écrits sur l’art d’yves bonnefoy au miroir de la psychanalyse — par Claude Berniolles Mutations sémantiques des différentes appellations des arts plastiques d’Afrique Noire : de l’art nègre à l’art contemporain — par Babacar Mbaye Diop René Thom : critique des sciences cognitives — par Abdelkader Bachta • NUMÉRO 26 (03/2012) La cybersémiotique : fusion des perspectives évolutionnaires sémiotique et cybernétique de la réalité et de la conscience vers une vision transdisciplinaire de la réalité — par Særen Brier La femme et la pensée : une identité transculturelle — par Mariana Thieriot Loisel Paradigme et histoire des sciences chez thomas kuhn — par Abdelkader Bachta Quelques remarques historiques sur la formation des sciences de la cognition — par Herbert A. Simon
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• NUMÉRO 25 (12/2011) Forme fluens : notes sur la plasticité et la complexité des systèmes vivants — par Luciano Boi L’art des metaxu — par Philippe Quéau Air de famille de Wittgenstein avec Tchouang-Tseu. Sur une idée de Soun-Gui Kim — par Claude Berniolles Imaginaire géographique et allégorie de la mort dans trois voyages extraordinaires de Jules Verne — par Lionel Dupuy • NUMÉRO 24 (09/2011) Clôture opérationnelle et philosophie : aspects ontologiques et épistémologiques des théories des systèmes constructivistes — par Robert Drury King L’intersubjectivité chez Edgar Morin comme paradigme de construction de l’objectivité scientifique — par Auguste Nsonsissa Science et musique depuis l’antiquité jusqu’aux années 2000, alliances et « désalliances » vers une réconciliation — par Nicolas Brunelle Société apprenante et écologie de l’esprit — par Mariana Thieriot Loisel • NUMÉRO 23 (06/2011) Paradigmes littéraires, paradigmes scientifiques : quelques enjeux poétiques de la pluridisciplinarité — par Christine Baron De Jean Piaget à Ersnt von Glaserfeld. Retour sur un itinéraire épistémologique — par Jean Louis Le Moigne L’intersection entre la science et l’art au xxe siècle : à la recherche de « la beauté philosophique » — par Paulo Nuno Martins Wittgenstein, le devoir de génie par Ray Monk — par Claude Berniolles • NUMÉRO 22 (03/2011) L’unité des arts et des sciences : la psychologie de la pensée et de la découverte — par Herbert A. Simon
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L’intentionnalité de la conscience — par Mariana Thieriot Loisel et Marc-Williams Debono Écholalies : la logique de l’oubli — par joseph e. Brenner Les livres qui ont compté — par Edgar Morin • NUMÉRO 21 (12/2010) Restaurer la solidarité entre tous les phénomènes : intelligence de la complexité — par Mioara Mugur-Schächter Dialogue sur l’obligation morale de souscrire à des obligations morales — par Pierre-Marie Pouget Le pont d’un ingénieur entre l’art et la science — par Jacques Honvault À propos du dernier roman de houellebecq : la carte et le territoire — par Claude Berniolles • NUMÉRO 20 (09/2010) La cognition « incarnée, désincarnée et réincarnée ». Possibilités offertes et obstacles rencontrés lors de la confection d’interfaces ordinateur-humain élégantes — par Rachel Zahn Wittgenstein et les bosses de la philosophie — par Claude Berniolles Le statut de la pensée critique dans les processus de création plastique : expression et/ou évaluation. Deuxième partie : La pyramide des créateurs ; du bricoleur astucieux au pdg de la création — par Daniel Danetis Sur les traces de Patanjali. Une relecture des « yogas sutra » ix à xiv de Patanjali — par Mariana Thieriot Loisel • NUMÉRO 19 (06/2010) Bhl, de la guerre en philosophie ou du « guère philosophique » : le retour du mythe — par Patrick Menneteau La musique : rationnelle ou irrationnelle, art ou science, émotion ou analyse ? — Par Nicolas Brunelle Le statut de la pensée critique de création plastique : expression et/ou évaluation. Première partie : Le temps d’un espace entre le rêve et la réalité — par Daniel Danetis
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Sur les traces de Patanjali. Une relecture des « yogas sutra » i à viii de Patanjali — par Mariana Thieriot Loisel • NUMÉRO 18 (03/2010) L’infini aujourd’hui — par Edgar Morin Le complexe de plasticité. États des lieux et immersion — par Marc-Williams Debono Le paradigme de l’enaction aujourd’hui. Apport et limites d’une théorie cognitive « révolutionnaire » — par Olivier Penelaud Le rouleau de Golemah — par Joëlle Dautricourt et Anne Dambricourt • NUMÉRO 17 (12/2009) En deux mots, la création — par Gladys Fabre Deux pianos préparés. Quatrième partie : Transpositions métaphysiques — par Mariana Thieriot Loisel Deux pianos préparés. Cinquième partie : Mutation et législation : au nom du père — par Mariana Thieriot Loisel Adonis et le transreligieux — par Basarab Nicolescu • NUMÉRO 16 (09/2009) « Advienne que pourra ! » Empathie et neurones miroirs : l’œuvre thérapeutique du clown intérieur — par Fernand Dendoncker Deux pianos préparés. Deuxième partie : Constance ou mutation : les défis du contexte — par Mariana Thieriot Loisel Deux pianos préparés. Troisième partie : Une mutation impromptue : sens, texte et contexte — par Mariana Thieriot Loisel Les tremplins de l’incertitude — par Maurice Couquiaud • NUMÉRO 15 (06/2009) Triangulation de la perception : le biface et l’os de seiche — par Jean-Pierre Desthuilliers Éthique et mondialisation : quelques réflexions sur le monde actuel — par Juli Minoves Triquell Bonnes nouvelles des étoiles — par Jean-Pierre Luminet et Élisa Brune
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De la souffrance à la joie : à propos de l’esthétique de Nietzsche — par Olivia Bianchi • NUMÉRO 14 (03/2009) La dialectique de la plasticité : une analyse lupascienne — par Joseph E. Brenner L’empreinte digitale de l’âme — par Philippe Quéau Du concept de la plasticité à la plasticité du concept — par Éric Combet Deux pianos préparés. Première partie : À l’ombre : désir et neutralité — par Mariana Thieriot Loisel • NUMÉRO 13 (12/2008) Naissance de la plasticité ? L’air d’Anaximène — par Jean-Paul Galibert L’essence première du mouvement. Notes de libre propos — par Éric Bois À propos de la symétrie des bifaces acheuléens — par Michel de Caso L’intelligence neuroscientifique au service de l’intelligence neuroéconomique — par Daniel-Philippe de Sudres • NUMÉRO 12 (09/2008) Une explication « esthétique » de la symétrie des bifaces acheuléens : quelques éclairages neuropsychologiques — par Derek Hodgson Théories de la « prédiction ». L’intelligible connaissance esthétique — par Louis-José Lestocart Jules verne ou le merveilleux géographique. Le superbe orénoque (1898) — par Lionel Dupuy Introduction au rêve de Diogène de Sinope — par Rémy Bastide • NUMÉRO 11 (06/2008) Carl Friedrich von Weizsäcker, grand penseur de la globalité — par Ilke Angela Marechal Le numéro de l’écuyère — par Régine Detambel Philosophie et société : enjeux éthiques — par Mariana Thieriot Loisel, Ubiratan d’Ambrosio et Marc-Williams Debono Henri bosco, conteur « de provence et du monde » — par Roger Buis
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• NUMÉRO 10 (03/2008) L’homme peut-il vivre heureux sans spiritualité ? — Par Basarab Nicolescu L’art à l’œuvre. Les métaphores de la plasticité — par Patricia Proust-Labeyrie Entre Orénoque et Amazone : aux sources du mythique Eldorado. Un cadre géographique propice à l’imaginaire classique… et vernien — par Lionel Dupuy La musique, dieu et l’amour — par Michel Cazenave • NUMÉRO 9 (12/2007) Morphogenèse(s) : la forme en tant qu’elle se déploie et vit — par Louis-José Lestocart À propos des apprenants aînés : une contribution pour défaire les mythes qui entourent la vieillesse — par Madeline Deriaz Penser le temps — par Marc-Williams Debono Dialogues des herméneutiques ou dialogues des philosophies du monde — par Jean-Yves Leloup • NUMÉRO 8 (09/2007) Recherche scientifique, plasticité et transdisciplinarité. Une chaire transdisciplinaire possible dans les universités — par Mariana Lacombe, Marc-Williams Debono, Patrick Loisel, Paul Ghils et Ubiratan d’Ambrosio Ubiquité temporelle et imaginaire géographique. Voyage au centre de la terre… et dans le temps — par Lionel Dupuy Syntaxe et plasticité musicales depuis 1945 : nouvelles technologies, nouvelles écritures — par Nicolas Darbon L’intelligence collective par les contes. Comment créer ensemble à partir du tout possible ? — par Marie-Noëlle Tournemain et Jean-Pascal Debailleul • NUMÉRO 7 (06/2007) Premiers éléments pour un dialogue transdisciplinaire sur le concept de sagesse — par Mariana Lacombe Loisel Nicolas Auguste Pomel : un naturaliste et un moderniste de la paléontologie algérienne du xixe siècle — par Djillali Hadjouis
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Vouir ou l’émancipation d’une pensée polyphonique — par Frédéric Wallich (alias Wall°Ich), Frédérique Bruyas et Pascal Marzan L’effet bbb (brûlée par le bleu) (troisième épisode) — par Ana Léonor Madeira Rodriguez • NUMÉRO 6 (03/2007) Musicalité de l’œuvre plastique de Victor Vasarely — par Frédéric Rossille Territoires « élargis » : distributions et topologies complexes de la réalité virtuelle — par Louis-José Lestocart Enfance et plasticité — par Mariana Lacombe Loisel Inter et intrasémioticité dans l’œuvre de Jules Verne — par Lionel Dupuy • NUMÉRO 5 (12/2006) Science et art : aux portes de l’espace intérieur — par Ilke Angela Marechal Comment on devient scientifique et poète — par Georges Friedenkraft Style et esprit des haikous Français — par Georges Friedenkraft L’effet bbb (brûlée par le bleu) (second épisode) — par Ana Léonor Madeira Rodriguez • NUMÉRO 4 (09/2006) Camille Arambourg, le dernier des encyclopédistes naturalistes du xxe siècle — par Djillali Hadjouis La virtuosité : une nouvelle approche de la pratique instrumentale — par Hélène Jacquet L’effet bbb (brûlée par le bleu) (premier épisode) — par Ana Léonor Madeira Rodriguez Sens et connaissance : la place de la conscience du sujet dans un parcours de formation scientifique — par Mariana Lacombe • NUMÉRO 3 (04/2006) Vers une plasticité architecturale — par Charlie Fricaud Rêves d’univers : lorsque art et science convergent — par Anne-Marie Pochat et Jean-Pierre Luminet
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La créativité, une composante essentielle du développement personnel et collectif — par Madeline Deriaz Éducation artistique, pratique des arts visuels (ou des arts plastiques) et développement cognitif — par Madeline Deriaz • NUMÉRO 2 (11/2005) Concept artistique de parcours multisensoriels pour personnes handicapées — par Isabelle Chemin Ma grand-mère est âgée de douze mille ans — par Khaled Ait-Hamou Le non-modèle et ses modèles : réponses aux internautes — par Élie Bernard-Weil Henri bosco, un écrivain de notre temps — par Roger Buis • NUMÉRO 1 (06/2005) Le non-modèle et ses modèles. Des égyptiens à luther — par Élie Bernard-Weil La relation à l’œuvre d’art : présence indicible et sensation irréductible — par Lili de Vooght Peut-on parler d’une biologie de la personne ? — par Pierre Karli La vérité ne se trouve pas par simple réflexion — par Dominique Laplane
Biographies Luciano Boi est titulaire de la chaire de Géométrie, Théorisation scientifique et Philosophie de la nature à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Ses travaux portent sur plusieurs sujets de la géométrie et de la physique théorique, de la biologie des systèmes et de la morphogenèse, de la philosophie des sciences et des relations entre mathématiques et arts. Il est l’auteur de nombreux articles de recherche et de plusieurs ouvrages, notamment : Le problème mathématique de l’espace. Une quête de l’intelligible (Springer, 1995) ; Science et philosophie de la nature : un nouveau dialogue (Peter Lang, 2000) ; Geometries of Nature, Living Systems and Human Cognition (World Scientific, 2005) ; The Quantum Vacuum (The John Hopkins University Press, 2011) ; Morphologie de l’invisible (Presses universitaires de Limoges, 2011) ; et Pensare l’impossibile : dialogo infinito tra arte e scienza (Springer, 2012). Emanuele Coccia est maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris. Il a d’abord suivi une formation en agronomie avant de s’orienter vers la philosophie et la philologie. Après des études à Florence où il a obtenu son doctorat en 2004, Barcelone, Berlin, Francfort et Aix-en-Provence, il est nommé professeur assistant d’histoire de la philosophie à Fribourg, puis est invité en tant que professeur-chercheur par les universités de Tokyo (2009), Buenos Aires (2010), Düsseldorf (2013-2014), Columbia (2015-2016) et Weimar (2019). Il a publié avec le philosophe italien Giorgio Agamben une anthologie sur les anges dans les contextes chrétien, juif et islamique : Angeli. Ebraismo, Cristianesimo, Islam (Neri Pozza, 2009). Passionné de botanique, il est l’auteur de La vie sensible (Payot & Rivages, 2010) et de La vie des plantes. Une métaphysique du mélange (Payot & Rivages, 2016). Marc-Williams Debono, neurobiologiste de formation, a fait des recherches pionnières en électrophysiologie végétale qui reviennent
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aujourd’hui au cœur de l’actualité. Plus généralement, ses travaux sont centrés sur la plasticité des systèmes vivants et une vision transdisciplinaire du champ art-science-humanité. À ce titre, il est président fondateur de l’association Plasticités Sciences Arts (PSA), où il dirige la revue PLASTIR depuis 2005, actuellement en charge du pôle Art & Science IDF du collectif Culture 91 et membre du comité de pilotage de La Diagonale, université Paris-Saclay. Parmi ses publications : Mémoires singulières, mémoires plurielles (L’Harmattan, 2018) ; « Flux d’information sensoriels et stratégies de communication intelligente chez les plantes » (in J.-P. Llored, M. Augendre et Y. Nussaume [éd.], La mésologie, un autre paradigme pour l’anthropocène ?, Hermann, 2018) ; Écriture et plasticité de pensée (Anima Viva, 2015) ; Perceptive levels in plants : a transdisciplinary challenge in living organism’s plasticity (Atlas Publishing, 2014) ; La plasticité des mémoires (EME, 2009) ; L’Épissure des mots (L’Harmattan, 2008) ; et L’Ère des plasticiens (Aubin, 1996). Plus d’informations sur le site internet de PSA : <http://www.plasticitessciences-arts.org/>. Quentin Hiernaux est actuellement chargé de recherches au FNRS (post-doctorant) et enseigne à l’université libre de Bruxelles où il a soutenu une thèse de philosophie sur la problématique de l’individualité du végétal. Ses recherches portent sur l’histoire et l’épistémologie des sciences végétales et se concentrent actuellement sur les questions de comportement des plantes, ses enjeux historiques, philosophiques et éthiques. Ses travaux concernent plus généralement le statut de la plante à travers l’histoire de la philosophie et dans l’éthique de l’environnement. Il a récemment publié avec Benoît Timmermans, Philosophie du Végétal (Vrin, 2018) et Biologie et mésologie : une perspective végétale (in J.-P. Llored, M. Augendre et Y. Nussaume [éd.], La mésologie, un autre paradigme pour l’anthropocène ?, Hermann, 2018). Olga Kisseleva est artiste-chercheur et enseigne en art et science à l’École des Arts de la Sorbonne (université Paris 1 PanthéonSorbonne). Sa pratique prend forme à travers des projets à long
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terme, toujours à la frontière entre l’art et la recherche fondamentale. Elle mène un travail de création en articulation avec les sciences et les technologies contemporaines. Ses œuvres et expositions peuvent être considérées comme les matérialisations ponctuelles et nécessaires de ses projets et impliquent toutes sortes de médiums tels que la sculpture, l’installation, la vidéo ou la programmation. Son approche tend à offrir de nouveaux protocoles et des nouvelles modalités d’apparence pour les œuvres d’art. Olga Kisseleva a acquis une reconnaissance internationale en tant que pionnière du net-art. Aujourd’hui, son œuvre continue à se développer à travers différents musées dans le monde (MoMA de New York, Guggenheim, KIASMA, Reina Sofia, Consortium, ZDM, Van Abbemuseum). Anaïs Lelièvre est artiste plasticienne et maître de conférences agrégée en arts plastiques (université Aix-Marseille). Fondée sur une pratique d’installations d’images numériques dans l’espace public, sa thèse de poïétique, L’art d’habiter par la création numérique : de l’espace fragmenté à l’acte d’installation (dir. Éliane Chiron, université Paris 1, 2012), mène au principe d’installations instables, par une extension environnementale de l’expérience technesthésique (virtualité, ubiquité). Les recherches se portent sur des processus qui excèdent la création d’une œuvre pour englober ce qui transite, se transforme et se stratifie entre plusieurs productions, médiums et lieux. Actuellement, son travail artistique procède de déplacements en résidences, entre ancrages et nomadisme, croisant le dessin de matières locales et leur déploiement en installations, qui se prolongent après-coup par des variations recontextualisées ou modulaires. Des environnements sont ainsi générés à partir de dynamiques puisées dans des formes minérales et végétales pour aborder l’espace architectural dans sa dimension transitoire. Site internet : <www.anaislelievre.com>. Michael Marder est directeur de la chaire de recherche Ikerbasque au département de philosophie de l’université du Pays basque (UPV-EHU) à Vitoria-Gasteiz en Espagne. Ses écrits couvrent les domaines de la phénoménologie, de la pensée politique
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et de la philosophie environnementale. Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques et de quinze monographies, dont : PlantThinking (Columbia University Press, 2013) ; The Philosopher’s Plant (Columbia University Press, 2014) ; Pyropolitics : when the world is ablaze (Rowman & Littlefield International, 2015) ; Dust (Bloomsbury, 2016) ; Energy Dreams (Columbia University Press, 2017) ; Heidegger : phenomenology, ecology, politics (University of Minesota Press, 2018) ; et Political Categories : Thinking beyond Concepts (Columbia University Press, 2019). Pour plus d’informations, visitez son site web : <https://www.michaelmarder.org/>. Jacques Tassin est chercheur en écologie végétale au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). Il s’intéresse au végétal comme modèle de représentation du vivant. Après s’être attaché aux déterminants culturels de la représentation des plantes invasives, il se penche désormais sur notre regard sur la plante en tant que sujet d’altérité. En ce sens, il accorde un intérêt tout particulier aux formes de projection opérées depuis les modèles animaux, voire humains, sur notre perception des plantes. Il plaide pour la reconnaissance d’une dimension essentiellement sensible chez tout être vivant. Il est l’auteur, aux éditions Odile Jacob, de : La grande invasion : qui a peur des espèces invasives ? (2014) ; À quoi pensent les plantes ? (2016) ; Penser comme un arbre (2018) ; et Pour une écologie du sensible (2020). Passionné de l’œuvre de Maurice Genevoix, il a écrit avec Aurélie Luneau une biographie de l’écrivain, publiée en 2019 chez Flammarion. Yann Toma est artiste contemporain et artiste-observateur en résidence permanente à l’ONU. Il positionne son travail, les formes singulières qu’il crée, ainsi que sa réflexion, à la frontière de l’expression artistique et citoyenne et les inscrit dans l’actualité politique et médiatique. Son travail artistique fait partie de nombreuses collections. Son œuvre est notamment intégrée à la collection du Centre Georges Pompidou. En 2011, son exposition participative personnelle au Grand Palais, Dynamo-Fukushima, réunit plus
Biographies 237
de 24 000 personnes en près de trois jours en résonance avec les populations touchées par la catastrophe de Fukushima. De même, avec Human Energy (2015), l’artiste investit la tour Eiffel dans son intégralité pendant la semaine des négociations de la COP21 et additionne les calories de 80 millions de runners en une semaine. En 2016, il fait danser autour de Human Greenergy 42 000 personnes pour sensibiliser la population de Pékin sur la transition énergétique. Il est professeur des Universités à l’École des arts de la Sorbonne et dirige l’équipe de recherche Art&Flux (institut ACTE) qui se consacre à la question de l’entreprise-artiste et au croisement entre art, diplomatie, innovation. Il est également membre de l’IHEST (Institut des hautes études en sciences et technologies). Claudia Zatta, PhD en lettres classiques, Johns Hopkins University, enseigne à l’American College of Greece après avoir enseigné à Northwestern University (Evanston, USA). Ses intérêts de recherche portent sur la philosophie et la littérature grecques, la mythologie classique et Ovide. Elle est l’auteur de Interconnectedness. The Living World of the Early Greek Philosophers (Academia Verlag, 2017 [2e éd. 2019]) et de nombreux essais qui sont parus aux États-Unis et en Europe. Son nouveau livre Aristotle and the Animals : the Logos of Life Itself est à paraître chez Routledge.
Table des matières
Prologue par Marc-Williams Debono .............................................................................. 7 PARTIE 1 ÉCOPHYSIOLOGIE DES PLANTES I. Intelligence végétale : les maux des mots par Jacques Tassin .............................................................................................. 21 II. Imagination de la nature et complexité des formes végétales par Luciano Boi .................................................................................................. 33 III. L’électrome des plantes : une intelligence ancrée dans un corps, un milieu et un monde par Marc-Williams Debono ........................................................................... 65 PARTIE 2 PHILOSOPHIE DES PLANTES IV. L’intelligence des plantes : entre subjectivité, plasticité et adaptation par Quentin Hiernaux ..................................................................................... 91 V. La naissance de l’intelligence : le « moi » des plantes par Emanuele Coccia ..................................................................................... 105 VI. Plantes et philosophie, plantes ou philosophie par Michael Marder ....................................................................................... 119
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L’intelligence des plantes en question PARTIE 3 SYMBOLISME DES PLANTES
VII. La plasticité du corps et l’intériorité des plantes dans les mythes d’Ovide et au-delà par Claudia Zatta ........................................................................................... 143 VIII. Espace critique entre installation artistique et immersion écologique par Anaïs Lelièvre ............................................................................................ 159 IX. Prêtez l’oreille aux arbres par Olga Kisseleva ........................................................................................... 175 X. De l’usage de manteaux-Monde à l’ère du Capitalocène par Yann Toma ................................................................................................ 191 ANNEXES PLASTIR : revue transdisciplinaire de plasticité humaine ........ 215 Biographies ........................................................................................................ 233
Mise en pages : Élisabeth Gutton
Achevé d'imprimer
Sous la direction de Marc-Williams Debono Qu’il s’agisse d’adaptation sensible au milieu, de neurobiologie végétale, de comportement intelligent ou de pensée sylvestre, la botanique connaît aujourd’hui un rebondissement inattendu. Les plantes - et par extension la nature - sont-elles douées d’intelligence ? Et si oui, le phénomène intelligent, au sens large du terme, existe-t-il en dehors de la représentation anthropocentrée que l’homme s’en fait ? Cet ouvrage tente de répondre à ces questionnements (qui dépassent de loin la quête scientifique) de manière résolument transdisciplinaire. Existe-t-il une ou plusieurs formes d’intelligence, de sensibilité ou de cognition ? Est-on face à un problème de sémantique et de zoocentrisme ou assiste-t-on au contraire à un changement de paradigme regardant autant la pyramide évolutive que la plasticité du vivant ? Pour la première fois depuis longtemps dans l’histoire des sciences occidentales, des biologistes, des écologues ou des généticiens s’ouvrent à une réflexion commune avec les sciences humaines et la société. Et ce dépassement conduit à des bouleversements sur nos représentations des écosystèmes comme des racines de l’humanité. Tout l’enjeu de cet ouvrage est de prendre en compte cette prise de conscience collective et l’altérité unique des plantes sous un prisme kaléidoscopique : celui conjoint des mythes fondateurs, des universaux partagés et des formes d’intelligences singulières du vivant. Un véritable challenge à l’heure de l’Anthropocène et de la renaissance d’un vrai dialogue entre les arts, les sciences et les humanités. Avec les contributions de Luciano Boi, Emanuele Coccia, Marc-W. Debono, Quentin Hiernaux, Olga Kisseleva, Anais Lelièvre, Michael Marder, Jacques Tassin, Yann Toma et Claudia Zatta.
ISSN 2105-2794 ISBN 9791037003065