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Les communautés de pratique co-apprendre pour transformer les modèles
Par Joël Nadeau // co-directeur général de Projet collectif
Illustrations : Projet Collectif, Isadora Lima
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L’importance d’apprendre tout au long de la vie est bien reconnue. Face aux transformations du monde professionnel et à la complexité des enjeux sociaux, acquérir de nouvelles connaissances, affiner l’esprit critique et développer les capacités d’action individuelle et collective deviennent essentiels. Si la formation formelle est intégrée dans les plans de développement des compétences et dans les budgets des organisations, d’autres formes d’apprentissage ont fait leurs preuves, comme le co-développement professionnel, le mentorat et le coaching.
La communauté de pratique (CdP) est également une approche potentiellement riche. Elle s’appuie sur un apprentissage par les pairs et elle est ancrée dans la pratique. Elle permet de partager des connaissances explicites comme tacites, de coconstruire de nouveaux savoirs et de développer le potentiel créatif d’un groupe, en s’appuyant sur des espaces de collaboration et de soutien mutuel. Dès que nous collaborons, nous apprenons les uns des autres. Cependant, rendre ces processus visibles et mieux les comprendre permettent de les rendre plus accessibles et fonctionnels, avançait Etienne Wenger lorsqu’il a théorisé les CdP au début des années 19901 . La manière la plus fréquente de définir une CdP est celle proposée par Wenger, McDermott & Snyder, en 20022: « un groupe de personnes ayant en commun un domaine d’expertise ou une pratique professionnelle, et qui se rencontre pour échanger, partager et apprendre les uns des autres, face à face ou virtuellement ».
1 Wenger, E. (2005). La théorie des communautés de pratique. Apprentissage, sens et identité. Presses de l’Université Laval. 2 Wenger, E., McDermott, R. et Snyder, W. M. (2002). Cultivating Communities of Practice: A Guide to Managing Knowledge - Seven Principles for Cultivating Communities of Practice. Harvard Business School Working Knowledge.
LES FACTEURS DE SUCCÈS
Si les recherches sur les CdP confirment leur grand potentiel d’apprentissage, elles mettent également en évidence la difficulté de les mettre en place. Concevoir, déployer, dynamiser et faire évoluer les CdP demandent du temps et de l’énergie. Une revue de littérature sur le sujet a permis d’identifier 17 conditions de succès3, dont : • la qualité de la conception; • l’engagement mutuel; • la pertinence du mandat; • un contexte favorable; • l’autonomie du groupe; • le temps disponible; • un soutien adéquat; • des outils numériques appropriés; • un langage commun; • un rythme adéquat; • une diversité des niveaux de participation; • un climat de confiance; • une ouverture d’esprit; • une coopération entre les CdP; • une capacité à faire évoluer la démarche; • des résultats concrets et une reconnaissance.
S’il n’y a pas de recette infaillible ni d’unanimité sur les conditions de succès, un facteur est mentionné systématiquement : l’importance de l’animation soutenue.
Les personnes responsables de l’animation peuvent planifier des activités, offrir du soutien, stimuler la participation, accroître la confiance entre les membres, travailler sur l’identité du groupe ou encore contribuer à l’organisation des contenus. Toutes ces actions sont nécessaires au bon fonctionnement de la communauté.
DES PERSPECTIVES ET DES CONTEXTES VARIÉS : AVANTAGES ET DÉFIS
Les CdP ont surtout été étudiées dans un contexte organisationnel, notamment au sein d’entreprises privées, alors que le groupe est relativement homogène. Elles font alors partie d’une stratégie de développement des compétences, mais également de gestion des connaissances et des expertises internes, ici vues comme un avantage compétitif qu’il faut systématiser et préserver. La CdP est également une stratégie de collaboration et de transfert de connaissances utilisée dans une variété de contextes, par exemple en santé, en éducation ou dans un milieu communautaire. On y retrouve alors plus souvent des membres qui sont issus d’une variété d’organisations et occupant des postes différents. Cette variété de contextes et de perspectives est susceptible d’enrichir les processus, de stimuler l’innovation et de multiplier les possibilités d’intersections entre CdP, tout comme elle présente des défis supplémentaires de mobilisation et d’animation.

LES APPRENTISSAGES DE PASSERELLES
L’expérience de Passerelles, qui se déroule au Québec depuis 2018, a permis d’étudier le fonctionnement de 120 CdP dans le champ de l’innovation sociale. Passerelles est à la fois une plateforme numérique collaborative et une démarche de soutien à l’animation, initialement portée par Territoires innovants en économie sociale et solidaire. Une grande partie de ces CdP ont éprouvé des difficultés de déploiement ou de maintien dans le temps. Une analyse réalisée dans le cadre de l’évaluation de Passerelles et d’un mémoire de maîtrise a permis de valider l’importance des facteurs de succès énumérés plus haut et de dégager certains constats, dont trois sont présentés dans cet article.
UTILISER DES OUTILS NUMÉRIQUES ADAPTÉS
Premièrement, la démarche permet de confirmer l’importance d’utiliser des outils numériques adaptés aux besoins des CdP. Plusieurs groupes ont tendance à utiliser des réseaux sociaux ou des logiciels commerciaux qui sont accessibles et déjà intégrés aux habitudes des membres. Or, ces outils soulèvent des préoccupations éthiques, brouillent parfois la frontière entre la vie privée et professionnelle et ne permettent pas de constituer une mémoire collective du groupe, pourtant essentielle pour son évolution. Certains outils sont coûteux et développer une plateforme sur mesure représente de nombreux défis, en plus de limiter les possibilités de collaboration entre CdP.
RÉSERVER DU TEMPS À LA CDP
Si l’environnement numérique est important, il n’est pas déterminant dans le succès de la CdP. L’obstacle le plus souvent mentionné est le manque de temps, que ce soit pour la participation ou pour l’animation. Or, nous avons pu constater que le manque de temps découle généralement d’une mauvaise reconnaissance du rôle des CdP dans l’apprentissage. Pour que les personnes puissent s’y consacrer et pour que les ressources soient au rendez-vous, ces démarches doivent être visibles et considérées comme stratégiques aux yeux des organisations et des bailleurs de fonds, ce qui est rarement le cas. Le fait que la composition des CdP soit variée amène des défis supplémentaires, puisque cela exige une coordination entre des organisations qui ont des mandats et un rythme qui ne sont pas toujours compatibles. Les silos, les tensions entre organisations, la compétition pour le financement et la culture d’impact social, qui peut avoir une influence sur les priorités organisationnelles, constituent également des enjeux.
Finalement, nous avons identifié une nouvelle condition de succès, soit la présence d’une stratégie de mobilisation des connaissances. Pour que les membres d’une communauté puissent apprendre les uns des autres et constituer un répertoire commun, encore faut-il qu’ils soient en mesure de capter leurs propres apprentissages, de les rendre accessibles aux autres et de les faire évoluer. Nous constatons que ceci demande des compétences, que ces processus doivent être reconnus et valorisés, et que le design des CdP doit en tenir compte. De plus, ces connaissances ne doivent pas être considérées comme des ressources stratégiques visant à donner un avantage compétitif, mais comme des communs à partager librement et à garder vivants. La circulation des connaissances entre les CdP au sein d’un écosystème ouvert peut bénéficier à l’apprentissage de tous. Surtout, le libre accès aux savoirs théoriques et pratiques est crucial pour transformer les modèles et pour relever les défis sociaux et écologiques auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés.
Constituer une infrastructure numérique éthique et mutualisée, développer une culture de la collaboration et faciliter l’accès aux connaissances apparaissent comme des leviers prioritaires pour créer une société plus équitable et écologique. C’est du moins le postulat de Projet collectif, qui y travaille au Québec, en collaboration avec plusieurs réseaux. L’approche de la CdP est ici un cadre de référence pertinent, en plaçant la collaboration, l’expérimentation et la mise en commun des connaissances sur un large continuum pour stimuler l’apprentissage ainsi que l’action individuelle et collective.
GÉOMÉTRIES VARIABLES
Les CdP prennent des formes et des envergures variables. Il peut s’agir autant d’un regroupement professionnel d’agents et d’agentes de développement territorial qui partagent des trucs et des astuces, d’organisations hétéroclites qui coconstruisent des modèles et des ressources pour transformer des églises, d’acteurs et d’actrices qui mettent en commun leurs efforts pour accroître l’autonomie alimentaire d’une région ou encore d’un réseau informel de personnes militantes qui veulent tisser des liens entre des luttes locales isolées.