Saisons d'émancipation (v2)

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es éditos de Filigranes

Aux membres du collectif de Filigranes d'hier, d'aujourd'hui et de demain acteurs de cette belle aventure.

Saisons d'émancipation 1984 - 2011 Éditos, photos, texte d'accompagnement, maquette Odette et Michel NEUMAYER Invités Teresa ASSUDE, André BELLATORRE, Michèle MONTE, Françoise SALAMAND-PARKER

Classe de CE1 d'Antoinette BATTISTELLI (Marseille)

© Filigranes, revue d'écritures www.ecriture-partagee.com


"Qu'est-ce que l'archive ? C'est ce qui reste, dira-t-on, mais c'est aussi, dit l'étymologie, ce qui commence." Nathalie Léger, Le lieu de l'archive (Introduction à Matériaux du rêve de Maurice Olender - IMEC1)

Saisons d'émancipation, est le sens donné à notre action. Ces deux mots accolés en forme de titre, rassemblent autour du bonheur de se connaître et de se reconnaître capables d'écrire, de créer ensemble. Filigranes, au-delà de l'objet, ce sont surtout les personnes qui l'accompagnent depuis 27 ans et goûtent l'indépendance et les contraintes d'une production commune. Réunir en seul tenant l'intégralité des éditoriaux de Filigranes ? Pourquoi ce projet ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi l'intuition que ceci est à faire ? "Comment envisager le passé de son propre travail, quelle en est la matière, quels en sont les objets, quelle est la part de l'effacement et de la destruction, comment commencer avec ce qui reste ?" se demande Nathalie Léger2 dans sa courte préface au Matériau du rêve, de Maurice Olender. Sans vouloir forcément y répondre, nous faisons nôtres ces questions au moment où nous tentons de comprendre ce qu'a été la vie de notre revue modeste, mais entêtée.

Une mémoire festive

Les paris tenus

Chaque anniversaire - notamment celui des dix, puis des vingt ans -, a été l'occasion d'un retour sur le passé, d'un état des lieux, pour mieux redémarrer ensuite. Nous avons souvenir d'une promenade nocturne, ponctuée de textes et de musique, dans les jardins de La Baume les Aix, en 1994. Nous repensons avec émotion à la richesse des ateliers proposés en 2004 par nos amis venus de Belgique, d'Allemagne et de France ; à notre CD anniversaire ; à la naissance de notre site !

Faire exister un lieu, un cadre dans lequel l'écriture est une clef pour comprendre autrement le monde et les humains. Prendre le fait d'écrire pour une ingénieuse fabrication, pour une expédition à pas lents vers une intelligibilité accrue.

Cette fois-ci, l'entreprise est d'une autre nature. En réunissant ces 80 textes, échos des quelques quatre mille pages imprimées depuis 1984 - une forêt ! - nous avons en quelque sorte passé notre parcours en revue : cohérences, bifurcations, hasards, innovations. L'important est dans le mouvement, dans la vie affirmée. Chaque édito, pour chaque numéro, ouvre un espace de réflexion, invite à la lecture sans jamais refléter exactement ce que les textes apportent. L'édito déplie la problématique, propose des dépassements, trace des perspectives et préserve la poétique de la question.

Installer l'amour des mots, nommer le monde pour l'apprivoiser, même si, irréductible, un écart sépare le réel (qui nous échappe) et la langue (qui dit des proximités malgré tout). La langue, les langues car les mots sont pluriels. Les langues qui réfléchissent nos appartenances, rappellent notre histoire, témoignent de nos inscriptions passées et présentes dans le temps. Partir d'intitulés souvent inattendus, mystérieux parfois, où chacun se reconnaît. Des problématiques qui méritent que l'on s'y frotte car elles nous viennent de l'air du temps : Fragments ; L'exception et la règle ; Morceaux de rêves pris dans un coin ; Actes de voyage ; Mémoires d'encre ; Ailleurs et autres lieux ; et plus récemment Corps palimpseste, Preuves obstinées, Tapis de la mémoire, Promesses prémices, Histoires de papiers, Entre-deux…

(1) Matériau du rêve, de Maurice Olender, Le Lieu de l'archive, Supplément à la Lettre de l'IMEC, 2010.

(2) Nathalie Léger est directrice adjointe de l'IMEC (Institut Mémoires de l'édition contemporaine).

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Laisser résonner en nous les mots qui, annoncés noir sur blanc, finissent toujours par faire lien avec ce que nous vivons malgré l'agitation du quotidien qui cherche à les recouvrir, à étouffer tout engagement. Nous avons assumé, à travers le temps, individuellement et collectivement – le mot "collectif de Filigranes" pèse son poids léger, mais tangible - une signature pérenne qui est notre privilège et notre plaisir.

Un homme, une femme sans qualité, ordinaire, mais non pas sans audaces et volontiers prophétique. Bricoleur et penseur, ne craignant pas les hypothèses car il sait que le sens n'est jamais donné mais toujours à élaborer par soi, pour soi.

Portraits En effet, les éditos dessinent en creux le portrait d'un homme / d'une femme du commun à l'ouvrage3 à la charnière de deux siècles.

Éloge de la triangulation

C'est un être inscrit dans un présent en tension, soucieux du passé, optimiste lucide quant à l'avenir. Pétri d'émotions et de convictions. Toujours "singulier" et partie prenante, à égalité, à parité, d'une communauté humaine. Non pas solitaire mais entouré, nourri de références. Il sait la valeur de l'expérience, curieux qu'il est de sa mise en patrimoine. Un sujet producteur de traces, les scrutant. Un être de langage, qui accepte d'en être constitué, traversé, travaillé.

N° 27 L'âge du faire

Une homme, une femme pour qui l'écriture c'est aussi la vie et la vie aussi un récit, un poème, une prose. De l'un à l'autre, les chemins sont à inventer. Une fois les textes réunis, les numéros diffusés, il fait fond sur son lecteur, par essence indocile, son semblable, son frère.

Non pas spectateur mais, par le fait même d'écrire, acteur collectif, il occupe une place, et fait exister un espace de dévoilement, de mémoire et de création.

"Quand au faire succède le dire, quand le faire est union d’expérience et de connaissance, alors s’annoncent les saisons d’émancipation."

Les éditoriaux de Filigranes peuvent se lire pour eux-mêmes : on sait à présent que le temps a passé et que l'écart nous permet de réinterroger nos archives et d'en apprécier la modernité. Les photos et les petits textes qui les accompagnent comme autant de cartels ne cherchent pas à les illustrer mais, sourire en coin, ils viennent en dépayser la lecture. La contingence est la loi ! L'écriture poétique n'a que faire de la nécessité… La balle est dans le camp du lecteur. À lui d'entrer en connivence, de se laisser susciter, de repérer les liens subtils qui s'esquissent entre éditos, photos et cartels et en font un nouvel objet à découvrir.

(3) Selon la belle formule du plasticien Jean Dubuffet. Formule que nous avons adoptée.

Odette et Michel Neumayer Carnoux, le 1er Mars 2011

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Éditos des numéros 1 à 39 ☞ Page 5 2

Accroc à la photo ? ☞ Page 42 3

Éditos des numéros 40 à 79 ☞ Page 45


Fragments L'exception et la règle Morceaux de rêves pris dans un coin Sur les pas du palimpseste

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° 1 Paru en juin 1984 ° 2 Paru en février 1985 ° 3 Paru en juin 1985 ° 4 Paru en octobre 1985 Photo : Liège

Filigranes : des textes, des ateliers, des pré-textes. Filigranes : écrire dans une autre temporalité, risquer cette traversée singulière dans la matérialité de la langue, cette recherche d'un destinataire au-delà de toute adresse. C'est l'écriture en chantier ! Filigranes : lieu où s'inscrit notre parole dans le risque des malentendus du sens ; reconnaissance d'un désir / désir de reconnaissance. C'est la rémanence de la trace, le texte (im)primé, moment créateur où se déchire le sujet : ce qui le produit lui échappe, ce qui lui échappe le produit. Filigranes : une aventure collective pour la multiplication des lieux, des règles (contraintes productives) dans l'écriture contemporaine ; moment de ce mouvement de l'Histoire qui la rend possible. C'est agir dans et sur l'écriture. Construction hasardeuse et fragile ! Filigranes : appel au lecteur d'oser l'écrit dans tous ses états ; aller vers d'autres pratiques d'édition et de socialisation, en rupture. C'est la revue, matrice d'écriture.

Penser exige de la souplesse, un goût de l'équilibre, l'acceptation de la complexité

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texte, subir avec succès l’épreuve de l’écart entre le CTES prévisible et l’imprévu, celle DE de la différence entre VOYAGES l’angoisse du labyrinthe et la jouissance de celui qui balise des terres nouvelles. Mais un matériau merveilleux est à PROLOGUE disposition : bagage d’images et de structures Où on décide que la pièce pourrait s’appeler " Maladie réelles ou inventées, conscientes et inconscientes. d’ailleurs " ou " Voyage au centre du texte ", que tous les À condition de passer contrat et de choisir entre le parcours parcours seront permis au cours des cinq actes. Mais la horizontal du récit et la question posée restera : " le scrutation verticale de la voyage est-il une solution ? " poésie.

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large, laissant le sujet dans sa langue. L’écart se creuse, l’écriture sera différante. Il est confirmé que le but est atteint et comme en un miroir capté l’objet de la quête : on s’y reconnaît. Leurre. C’est ici qu’on atteint le point de non-retour.

°5 Paru en janvier 1986 Photo : Arles

ACTE 5

Où le voyage se donne à lire. Indéfiniment différable, reporté, reproduit, parce qu’il a eu lieu et s’est produit comme texte. C’est la gloire. Le sujet, de retour, trouve un destinataire, agit sur d’autres ACTE 3 ACTE 1 sujets : envies de départs, Où s’érige le code désirs d’écritures. La boucle Où l’on éprouve comme un organisateur. Où s’affirme la est bouclée. état de saisissement. Le sujet construction du sujet. Car on est agi. Il y a nécessité de partir, car on est cerné par le a retrouvé les matrices NOTA BENE originelles et presque manque. Des lectures conquis l’objet de la quête. préalables ont à la fois donné Les cinq phases du voyage l’envie et le code, le chiffre C’est le temps du créateur se chevauchent. Les et le langage. Des choses ont mûrissement : les images se limites ne sont pas toujours structurent et se tissent en été dites qui appellent le nettes. La succession des mots, selon une geste où le palimpseste : mes pas dans moments n’est pas malentendu est toujours les pas de l’autre. La immuable. Le malentendu possible. Pérouse, Gaston Leroux, reste entier. Le voyage Kenneth White, Heine, raconte-t-il le voyage ? attendez-moi ! Je me ACTE 4 prépare ! Tissage à partir de quelques hypotextes : Où l’on prend de la distance W.PROPP, Morphologie du conte par rapport au voyage, car se D.ANZIEU, Le corps de l’oeuvre ACTE 2 I.CALVINO, Lettre Internationale N° 5 pose la question du sens. Où J.DERRIDA, Oeuvres diverses les mots cachent une autre Où l’on a peur du flou, de l’inconnu et de la vacuité du scène, entre réalité et fiction. Il n’y a pas de compte-rendu temps perdu. Il faut se adéquat. Le texte prend le qualifier, dépasser le pré-

Le rapide fonçait. Le feu ou le vert Étirés à l'envi. Banderoles… Paperolles… Flammeroles…

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'ÉCRITURE DU LECTEUR

PROPOS – Dans ce paysage, pour que chacun (scripteur, lecteur) trouve son chemin, il n’y avait qu’à imaginer un atelier d’écriture : quelques bonnes consignes auraient fait l’affaire, pour gagner le pari de l’écriture du lecteur. – Il fallait pour une fois renverser les rôles. As-tu pensé qu’ils s’inversent sans arrêt dans la vie, mais que cette inversion se fait à notre insu, autour du livre, dans cet espace intermédiaire où transitent tous les sens possibles et d’autres encore, innommables sans doute. Sens, que ni scripteur ni lecteur ne maîtrisent totalement. As-tu pensé que, lisant le livre, tu l’écris à ton tour, pour toi et en silence. Personne n’en saura rien. – Mais écrire n’est pas si simple. Même si certains l’ont fait, le font et réitèrent. Il est des barrières à franchir, et des résistances à vaincre. "Écrire, c’est d’abord vouloir détruire le temple, avant de l’édifier." dit Maurice Blanchot. – Casser le mythe du "bon texte", comme une tirelire trop pleine, trop belle. Ne vois-tu pas que cela t’empêche de vivre, de lire-écrire. Quoi ! Tu te laisserais prendre au leurre de la qualité, tu remettrais à plus tard, tu abandonnerais aux autres sous le prétexte qu’ils seraient mieux que toi, parce que tu aimes ce qu’ils

écrivent. – Mais tu me parlais bien de "modèles" pourtant ! Tu n’arrêtes pas de citer l’un ou l’autre. – Oui, pour les transgresser. Vois toimême ce qu’en dit Italo Calvino. Goûte le paradoxe de la citation : "On écrit un livre parce qu’on a lu un autre livre, écrit par quelqu’un d’autre, qui nous a donné envie d’écrire, et ma vraie passion a toujours été d’écrire le livre des autres : je lis un livre qui me frappe, et me frappe surtout parce que je pense que moi je n’aurais jamais pu écrire une chose pareille, je ne sais pas comment c’est fait. Et après, je commence à réfléchir et je dis : Ah, cet effet-là, mais peut-être on peut y arriver de cette façon, on met cette notation de paysage, après le personnage est décrit avec tels mots, etc. " ("Souvenirs d’égotisme" Radio Canada) – Oui, le rapport au texte de l’autre... l’autre qui porte un nom, que l’on rattache à un lieu, à une époque, à un souvenir, une technique aussi. L’autre que je classe, archive, empile sur mes étagères, en bonne ou mauvaise compagnie, avec ses voisins de palier, ses relations de travail. – Travail du texte, tu veux dire. Quand je lis, c’est ce travail-là que je lis. Ce qui m’intéresse, c’est l’écart : faire autre chose, déplacer ce qui existe déjà, de façon infime, à peine perceptible, aux limites de la dissidence. Écrire "sur les pas du palimpseste".

– Quand je lis, face au texte présent de l’autre, il y a mon texte absent. Absent, il est là, sous la cendre : tout a déjà été écrit, brûlé.

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°6 Paru en mai 1986 Photo : Arles

– Mais c’est encore un autre texte que tu écriras, peut-être la copie nonconforme, le faux de celui-là que tu portes en toi. Et tu me l’adresseras, à moi que tu ne connais pas. Tu m’auras imaginé, ou non. Je serai à mon poste, sans même que tu le saches, mais tu ne peux écrire sans moi. L’essentiel c’est que tu veuilles bien croire que j’existe quelque part, un jour. – Je ne te connais sans doute pas, mais je sais que tu me ressembles, "hypocrite destinataire". Je t’institue lecteur et tu me fais scripteur. Dialectique de nos légitimations croisées. – Oui, mais tu ne me connais pas. – Qu’importe ! Pas besoin de te connaître pour te connaître, pour que tu fasses tache d’huile dans ma vie. Je te retrouve de texte en texte, de lecture en lecture : je te suis à la trace. – Ne t’inquiète pas, je t’écrirai bientôt ! On est de la revue…

Ornement tribal. Achèvement du trait. La perfection faite homme, bras, jambes, épaules… Tout se dit symboliquement, sans mots. Emblème à même la peau, À la vie, à la mort !

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NTRE L’ÉCRIRE ET LE TRADUIRE

D’un titre à l'autre : surprise pour le fidèle lecteur ! La revue annonce un titre : Traduction, Sens / Savoir, et en imprime un autre : Entre l'écrire et le traduire ! Que s’est-il passé dans l’entre deux, que recèle l’intertitre ? Combien de mises en cohérence, du rêve à la réalité, de la conception du numéro à sa naissance ! Élaborations successives, malentendus fertiles au fil des textes qui nous sont parvenus. Sens ? Savoir ? Effets inattendus des mots. Chacun des textes en témoigne à sa manière. La polysémie du mot "traduction" lui fait jouer le rôle d’inducteur d’une réflexion sur l'écriture. Dans ce numéro, la traduction sera pour nous, non traducteurs professionnels, comme une métaphore de l'écriture. "Entre l'écrire et le traduire", les textes comme reconquête par chacun de ses propres territoires de langue, sur les marges de la langue commune, normée, normalisée, d’où invention, recherches, dispositifs expérimentaux.

Notre hypothèse productive : nous sommes tous plurilingues, pris dans un rapport singulier à nos langues plurielles. Des choix sont à faire : ce sont les joies de l’écriture.

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°7 Paru en automne 1986 Photo : Le Moule

Si "traduire" devait se penser comme superposition de textes, ou calque de langues, nous plaiderions alors pour l’écart, le reste, l’impossible gémellité. "Je ne puis être le même que parce que je suis autre". De nécessaires libertés sont à prendre, risque du texte, pris à payer pour qu’il existe. Ce numéro pose au lecteur la question des lois et des contraintes de la traduction / transposition, que l’objet souche soit un texte premier, une situation vécue, des souvenirs, une machine à tisser les mots (l’ordinateur). Obligation, mais aussi profit d’une mise à distance. La mise à distance ne seraitelle pas le dénominateur commun de tous les textes, faisant du lecteur comme un arpenteur du sens ? Enchevêtrements au sommet. Il faut procéder au déliement ligne à ligne feuille à feuille

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ÉMOIRES D’ENCRES

MÉMOIRES D’ENCRES Le thème, métaphore productrice. Le thème, qui permet de dépasser le thème et le texte, est un franchissement. Le thème, c’est l’impossible consensus auquel nous aspirons, et où nos discours, malgré tout, parviennent à se recouper. MÉMOIRES D’ENCRES Les textes ci-après organisent l’oubli, sous couleur de travailler la mémoire. Il s’agit d’assigner dans les mots une place à l’absence, en quelque sorte la formuler. Construire une mémoire à la mesure de son oubli.

MÉMOIRES D’ENCRES

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°8 paru en février 1987 Photo : Vernou

L’oubli est inscrit dans la langue, créé par elle, en ce qu’elle ne dit pas. Et le texte est le miroir brisé, tous fragments confondus, sorte de puzzle originel, réinventé sans cesse. Nous étions tous des Belle au Bois Dormant. MÉMOIRES D’ENCRES Le texte, arrêt sur l’image, hypothèse de souvenirs, faille délicieuse et amère entre le vrai et le faux. Lieu géométrique, territoire illimité de la mémoire, où se répondent champ et hors champ. Par les traces reconnues, convoquées, mises à distance, traduites : persistance de notre identité. Marie-Christine Duflau, Véronique Van Helst, Odette et Michel Neumayer

MÉMOIRES D’ENCRES Souvenirs-fiction de ce qui n’est pas encore écrit, mais déjà inscrit. Monde sous-marin, sédimentaire, lieu de l’algue et de la seiche. Incipit, et le texte glisse vers un ailleurs, passé, futur, qui amplifie le présent.

À même la peau du mur, qui se trouvait là, une inscription sauvage. Affirmation toute gratuite ?

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’OMBILIC DU TEXTE

Et d’abord des mots lancés sans hasard : anamnèses, sous-jacences, mythes, genèses, nourritures, références… autour desquels se sont noués les textes reçus. L’hypothèse fut faite que tout texte possède / procède d’un ombilic, qu’il est motivé. Il n’est pas / ne naît pas pour rien, à partir de rien. Un sens se lit, nous lie, dans le retour à contresens, vers l’ombilic originel, adresse d’un indicible destinataire premier. Des ombilics, chacun reconnaîtra les siens : événement, rencontre, perte, souvenir, nom ou prénom, rêve, livre, sommeil, langue, récit… autant de matériaux fondateurs. Mais il y a rupture, déplacement, transposition, palimpseste. Une organisation plus ou moins hasardeuse ou consciente préside à l’élaboration du texte. J’écris, donc j'existe.

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°9 Paru en juin 1987 Photo : Le Lavandou

Une fois tranché le cordon, ce noeud, cet enchevêtrement inextricable... le mystère qu’il renferme ne sera jamais dénoué. Trace indélébile de l’autre, de la Mère absente et nourricière. Le thème proposé ouvre à l’écriture elle-même, il est à côté d’autres outils (le fragment, l’exception et la règle, le rêve, le palimpseste, le lirécrire, la traduction…) un puissant moyen de lancer et relancer l’écriture pour tous, c’est à dire les questions à l’écriture. Mais ce supposé retour en arrière est comme un pas en avant, car maintenant le texte existe. Lire alors le texte comme un pont entre amont et aval. Le lire en sachant n’être qu’un lecteur de hasard, qui l’apprivoisera, tissera des liens avec lui, l’arrimera à son tour à ses propres ancrages, lui donnant vie au-delà même des attentes de son scripteur.

Il s'était figé là En attente d'éternité Les rares passants lui payaient tribut de quelques mots d'amour.

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ILLEURS ET AUTRES LIEUX

TOPIQUES Zoom et gros plans d’un cinéma en noir et blanc, et s’étirent à travers l’espace des mues de moi abandonnées, insolites, que je suis à la trace. Remontée dans le temps, d’images en souvenirs. Retrouvées les odeurs de l’enfance. L’écriture est fille de la mémoire.

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°10 Paru en automne 1987 Photo : Bâle

Autre lieu, le corps, à lire comme un paysage extrême de jouissance, de souffrance et de mort. Autre lieu encore, la date fait irruption, s’incruste dans le texte et se joue du temps à le toucher. Autres lieux enfin, des bribes encore insignifiantes tissent l'ailleurs dans les sons de la langue. Dans la magie des mots se livre quelque chose du signe de l'Autre, absent.

Lieux lointains, lieux passés réinventés alternent dans le présent du texte. Même si tout texte, lecteur, te propose une géographie et une histoire à explorer, le lieu du texte sera celui de la non localité fondamentale : ici est tourné vers ailleurs, hier adossé à demain. Tantôt ce lieu existe déjà et l’espace jusqu’à lui t’est ouvert. Voyage passé sous silence. Tantôt, ce lieu derrière la courbure, tu ne le connais pas encore, ne l'ayant jamais nommé, mais il existe en puissance, espace encore à naître et déjà advenu… en rêve.

Combat de l'ombre et de la lumière. Ventre de la terre où se tient la promesse du jour à venir.

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°11 Paru en février 1988 Photo : Le Lavandou

OURRITURES

Nous travaillons contre le vent à écrire la vie, quand morts et folies sont à dire ; quand ne plus manger est devenu le seul moyen de parler encore avec l’autre, de s’en faire entendre, de s’en défendre. Refuser de manger, et, pour que l’histoire prenne corps, se détacher de son corps en prenant tout son temps, en un lent suicide porteur d’un sens ultime. Force de celui qui, pour protester, retient son désir de nourriture, et appelle son mourir au bord des lèvres. Mortelle mathématique. À partir de quelles faiblesses physiologiques le point décisif et symbolique du nonretour est-il atteint ? L’histoire du corps de l’autre implique aussi le nôtre.

Toi qui joues de ta présence / absence, devras-tu, pour me convaincre de ton innocence ou de ton bon droit, aller jusqu’au bout de ta logique suicidaire ? Maigre territoire, abandonné déjà, tu pratiques la vengeance de la porte fermée. Écrasé par le temps qui passe dans tes veines et vient battre en ton corps sa chamade perverse, tu accèdes au renoncement suprême. À peine as-tu encore conscience que l'instant est marqué d’avance, et que bientôt, très vite, il ne sera plus temps. Et plus le temps de la fin approche et plus la jouissance est grande de le perdre, goutte à goutte. Comme si la décision ne dépendait plus que de toi. Seul.

Interstices et plis où demeurent

S’abstenir. Manger. Fin ?

les secrets du monde. Formes à susciter l'émerveillement. Ô pierres, vous êtes les gardiennes du temps !

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°12 Paru en juin 1988 Photo : Bern

ORRESPONDANCES

Correspondre n’est pas seulement écrire, mais c’est aussi écrire. C’est traduire le désir en signes, à la fois précaires et définitifs, lettre à lettre, langue à langue. C’est (s’)ouvrir sur l'AUTRE et lui signifier sa présence à soi, en soi, en lui. Pendant quelques instants il y a rapt, prise de pouvoir sur tes yeux pour que tu me lies, me lises et me relises en te demandant : "pourquoi moi ?" L’affaire est ici facile, le destinataire connu, la connivence établie, le code admis d’avance. Le besoin crée l’attente. Alors, complicité promise comme terre profonde où je plante mon verbe à renaître en ta chair ? Quand on ne peut plus parler, quand on est dans l’obligation de vaincre et l'absence et l'espace et le temps, le plus court chemin entre toi et moi est la ligne droite ou penchée. Mots illisibles, parfois ultimes…

Il y a aussi des adieux, une histoire dans l’histoire. Correspondre n’est pas seulement écrire, mais c’est aussi écrire, c’est risquer l’échange, entendre l’altérité. Donc une histoire d’eau et de sel, d’amour avec un pays, un paysage. Résonances subtiles avec un livre, une peinture, une musique, "affinités électives", goût du paradoxe. Le décalage avec l'objet, est-ce l'oeil qui le produit ou effet du réel ? Jusqu’où ira le percipi du vent, avec ses accents de folie sous-jacente et ses mots lourds d’une atmosphère que je ne connais pas ?

Il ne manquait plus qu'une bande d'oiseaux agités prêts à prendre l'envol pour peu que l'un d'entre eux, étourneau en chef, l'ait décidé.

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OTS DE PASSE

Il sera donc question de sens, connaissance, reconnaissance. Non transparence de la langue. Derrière le mot de passe, un caché à construire, un invisible en chantier déjà. Comme si la langue était un mur, il nous invite à la traverser, à y écrire : ouverture, brèche, Check Point, état limite, à la fois lieu et mouvement dans le lieu. Écrire équivaudrait ici à mettre en lumière pour laisser l'ombre advenir, à négocier autrement - par les mots l'écart entre visible et invisible. Les mots attirent toujours les mots. Le mot de passe : chapeau magique, d’où sortent en chapelet, en chaîne, en théorie, en cortège les mots sonores ou assourdis, propres à chacun. Moment du rebond où le mot se prend au mot.

Détricotage et bricolage.

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°13 Paru en octobre 1988 Photo : Liège

Écrire serait ici une première et provisoire mise en ordre selon notre arbitraire du moment, mais avec le désir, l'urgente nécessité de briser l'exclusion de l’autre, non-initié. Fonction signal du mot de passe. Il est l'incipit qui ouvre sur le mythe. Il installe des relations, fait sauter des verrous. Il évoque des frontières, des ruptures, des intersections. Il date et donne du sens à ce qui se dit. Point de contact, il prétend que dans son contexte, des choses peuvent se dire qui le précèdent et qui le suivent. Il réunit et rassemble des fragments de sens épars qui sans lui seraient perdus, oubliés.

Seuls l'arbre, branches, feuilles et racines ont entendu ma déclaration.

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’AUTEURS FÉTICHES

"Le paradoxe est ici de la forme : plus je crois aux héros, plus c’est en moi-même que je crois. Plus j’imite, d’une imitation active, délibérée, construite [...] plus c’est moi-même, que je construis. La mimésis authentique est l’intériorisation du modèle, c’est à dire une reconstruction. [...] La dépropriation la plus extrême est la seule chance de l’appropriation authentique". Philippe LACOUE-LABARTHE, L’imitation des modernes.

Chacun sentira, au chevet de son texte, la présence d’ombres, un pouvoir fluide qui circule, une intertextualité à l'oeuvre. PASSIONNEMENT FÉTICHE Des affinités se nouent, des analogies se découvrent, une connivence s’instaure : je te porte en moi depuis longtemps. Choc de la rencontre. Elle a eu lieu au bon moment. Admiration, émerveillement. En toi, je me retrouve. Tu es mon souvenir. De toi je me suis nourri. Dans les interstices de ton texte, j’ai cultivé mes fleurs. Filiations avouées, reconnues.

PROVISOIREMENT FÉTICHE "Fétichiser crée d’un coup le relief de ce qui est choisi et le creux de ce qui est exclu" Jean-Guy ANGLES

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°14 Paru en mars 1989 Photo : Schluchsee

Des choix sont à faire, des correspondances à établir, des réseaux de sens à retrouver, des distances à ménager. Mais dans ce jeu dialogique, pourquoi et jusques à quand poserai-je l’autre comme prétexte à mes propres questions ? Quel est le prix à payer pour n’être qu’UN ? Possible délit d'infidélité. Un fétiche chassera l’autre : Moi. IRRESPECTUEUSEMENT FÉTICHE À trop me plaire, tu me menaces. Ôtetoi de là, que je m’y mette, fantôme qui me servait de modèle. Je tire sur ma longe et me libère. Toi qui m’as travaillé, permets que je t'emprunte. "Utiliser le coursier de l’agresseur pour sa propre chevauchée. Mais que de force et d’adresse cela n’exige-t-il pas ! Et quelle heure est-il ?" Franz KAFKA, Journal.

Quel Dieu, quel héros, fendant les monts de son seul pas, aura éventré la terre avant de s'abimer dans le lac ?

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ERRES SECRÈTES

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°15 Paru en juin 1989 Photos : Îles Borromées

Alchimie souterraine, humaine tentation que d’écrire pour savoir, pour nommer l’innommable. Et le texte ne garderait aucune trace apparente de ce combat entre soi et soi ?

“ Écrire ses secrets n’était pas qu’une idée d’enfant : c’est peut-être la clef de tout art, qui se propose, au-delà du langage, un langage à soi, la création de signes, à la manière de Matisse ou de Kandinsky ". ARAGON

Le secret teinte le mot terre. On parlera ici de topographies à usage interne, relevés de sites, aires mythiques connues de nos seules mémoires. Histoires encore inouïes, paysages de l’âme, terres d’exil peut-être, lieux de nos parcours initiatiques, où nous délimitons nos territoires, dressons nos lignes de partage, retrouvons nos sources, nos racines. Autrement dit, l’écriture serait un détour d’une intime durée dans nos royaumes d’énigme et d’innocence, où chacun pourrait lire son identité dans tout ce tu qu’il porte en lui et qu’il cherche à se dérober à lui-même par écrit.

Nous dirons à hauts cris notre droit de nous taire pour ce que l’Homme en soi pressent de son silence jusqu’à croire en sa transparence, et pour ce devenir à lui-même secret. Nous dirons notre bon droit à disposer de ce qu’en marge de nos fictions la terre secrète : terres à taire, terres battues, terres tues. Et, si le secret est la raison même du texte, à chacun d’élaborer sa vérité. Mais nous savons qu’il n’adviendra pas sans la nécessaire présence de l’autre. Alors, jeu de masques, car "il faut que cacher se voie" R. Barthes. Nous dirons donc notre exigence que le secret se tisse dans les mots, comme si la langue, terre secrète et ultime protection, pouvait le dévoiler et dire quelque chose de son universalité.

Ils courent à tire d'aile. Cachent le bleu du ciel. Ils sont chargés de grêle. Abritent l'hirondelle. Là, j'en vois deux qui s'emmêlent.

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ES YEUX QUAND ILS S’OUVRENT

"Les yeux quand ils s’ouvrent découpent dans le réel un ordre du visible ... " Marc Le Bot

Si voir c'est questionner le monde sur ses apparences, écrire serait donner à lire une ambiguïté, une épaisseur, une non transparence qui sont les réponses mêmes du monde "avec sa part d’obscurité irréductible." Philippe Jaccottet Écrire pour donner corps à d’autres savoirs. Écrire pour se voir sous le masque des mots. Découper le réel avec la langue, le faire advenir dans la langue car, semblable à l’oeil qui crée l’image regardée, le texte crée le monde qu’il évoque, feint d’évoquer. Le texte, lieu de notre audace, porte les marques de notre trouble, et nous révèle ce que sans lui nous ne verrions pas. Mais la présence de l’observateur ne modifie-t-elle pas la chose observée ?

Lecture élective. Laisser s’exacerber le regard, puis risquer le sens à partir de ce rien : rendre lisible, c’est rendre visible. Voir suppose qu’on puisse nommer jusqu’à l’illisible l’étrange en filigrane sous le familier.

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°16 Paru en novembre 1989 Photo : La Palme

Paradoxe du lire. L’image meurt d’être nommée, mais sans regard sur lui le texte n’existe pas. Fugacité du travail de l’oeil, permanence du texte. Porte qui mène à d’autres portes. ...en ce jour où les peuples ont eu raison de leur mémoire divisée, de leurs paupières murées.

"S’il convient maintenant d’ouvrir les yeux, ce sera comme on remonte du fond d’un lac, brasse lente de la pensée, vers la surface enfin, où nous attend d’une seule vue l’étrangeté des commencements. " Patricia CASTEX-MENIER, Chemins d’éveil

Obscurci par les fumées d'un feu de forêt, le soleil nous regardait d'un oeil orangé. Impuissants à détourner le vent d'autan, nous nous marierons demain.

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°17 Paru en mars 1990 Photo : Le Barcares

CRITS DES COMMENCEMENTS...

Advient le texte, surgit le sens, s’énonce un savoir toujours plus complexe sur "La création du Monde soi, sur le monde.

mort. Jamais je n’ouvrirai mon jardin à ce brutal !"

À ces mots, le géant déchaîna sa colère, envoya le feu et la foudre contre les arbres du jardin enchanté. Le poids des choses devint brûlant. La faim et la soif brûlant de Muspell demanda naquirent spontanément de à Voluspa de lui ouvrir son l’immensité. Quelques jardin, à lui, Surtr, car il sait étoiles se morcelèrent... Mais que fertile est la fraîcheur. Voluspa tint bon ! Il connaît le drame de la O. N. nature, quand, desséchée, l’herbe s’embrase, la terre cuivrée se couvre de vapeurs Écrire, penser l’ordre du de cendres et le ciel monde en usant de la langue. rougeoie. Et si l’acte fondateur, O Voluspa, prie-t-il, ouvre follement démiurgique, de pour moi tes jambes vertes. celui qui écrit était d’oser J’espère l’eau vivace de tes participer au chaos initial printemps, moi qui sans les écrits des autres - en y trêve habite le désert ajoutant son propre texte ? jusqu’au vertige. Passer d’une parole autre à O Voluspa, verse sur mes une parole mienne : de douloureuses vertèbres l’eau l’autre de l’autre à l’autre de de vie et ma mémoire ne moi. Plurivocité de la croisera plus le chemin des mémoire des temps, pour dragons morts. que toujours renaisse la Mais Voluspa qui connaissait langue dans l’activité les destinées répondit : "Les créatrice des hommes virils arrivent commencements. toujours avec la pluie et j’ai souvenance qu’un géant violent appelé Surtr a autrefois battu la nuit à

étant la création par excellence, la cosmogonie devient le modèle exemplaire pour toute espèce de création" Avant le temps de l’oubli... Mircea Eliade, Aspects du mythe Surtr, gardien du pays

Écrire, penser l’ordre du monde en usant de la langue. Y fonder sa propre langue au sein de la langue. Aux origines, cette absence, chaos fait de violence indicible, de tensions, d’énergies. En ces temps, les Mots attendaient infiniment d’être Verbe pour éclairer l’inexplicable de la pensée. Pour tenter de cerner l’ombre mythique des premières fois, on écrit et chaque fois le réel renaît sous le travail des mots. Recherche inscrite à jamais au coeur des hommes. Obstiné devoir d’humanitude. Écriture toujours recommencée des commencements pour que s’engendrent une suite, un devenir, une possible fin. Ligne de démarcation entre ordre et désordre, entre visible et invisible.

Parce que trois brins font un bouquet, parce que deux baisers fondent un amour, parce qu'une glace fond au soleil...

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B

ELLES THÉORIES ET PURES FICTIONS...

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°18 Paru en juin 1990 Photos : Cap d'Agde

Tissages au fil des éditoriaux existants

découvrir l’objet, il le masque. Opposée à l’idée de totalité, l’idée de dispositif d’accueil et d’assemblage de fragments : en cercle, spirale, damier, arbre, chaîne, selon le T... comme Théorie numérique, l’alphabétique, l’aléatoire, "La théorie, le travail théorique serait par taille croissante... la façon qu’a le sujet de retarder le O... comme Origines retour de ce qui l’inquiète" aurait dit Sigmund Freud, cité par Deleuze. "Et d’abord des mots lancés sans Dilemmes... La théorie prise au jeu hasard : anamnèses, sous-jacences, de l’explicatif : volonté de maîtrise, mythes, genèses, nourritures, donc volonté de pouvoir ? Ou bien la références..." théorie comme hypothèse, grille de R... comme Réalité lecture, pari qu’un sens naîtra du "L’écrivain n’est pas celui qui sait Écrire, mais celui à qui cela pose des problèmes." Thomas Mann.

travail d’un lecteur ? La théorie comme réassurance de soi (auteur et/ou lecteur) par la présence du texte théorique, lisse, clos et pétri de certitudes, ou la théorie comme lieu de recherche provisoire dans la langue, le temps d’un désir de savoir ? H... comme Hypothèse Et si tout récit (qu’il soit théorique ou de fiction) était de l’ordre d’une construction de savoirs ? Et si tout texte était une hypothèse sur le monde : un énoncé conditionnel, un rapport à la réalité construit dans les mots, dans la langue ? Belle fiction...

É... comme Écriture Écrire une théorie qui ne "colmate" pas : choix de l’écriture fragmentaire. Écrire la théorie par fragments ; laisser ouvert l’espace inter fragmentaire incitant le lecteur à la mise en relation. Suspendre le texte avant l’instant crucial où prétextant

Le point commun entre théorie et fiction, serait leur caractère "d’invraisemblance", de non réalité, de fictivité, opposé à la pratique. Théorie et fiction : deux façons différentes de ne pas tenir compte de la réalité tout en en parlant sans cesse (…) deux façons de contourner l’incontournable. I... comme Interprétation La lecture comme interprétation créatrice. Il fallait, pour une fois, renverser les rôles. "As-tu pensé qu’ils s’inversent sans arrêt dans la vie…"

F... comme Filigranes "Le thème, métaphore productrice. Le thème, qui permet de dépasser le thème et le texte, est un franchissement. Le thème, c’est l’impossible consensus auquel nous aspirons, et où nos discours, malgré tout, parviennent à se recouper." I... comme Imaginaire "Nous travaillons contre le vent à écrire la vie, quand morts et folies sont à dire." C...comme Complexité "Pas de théorie sans fiction" dit Mannoni, donc inséparabilité, osmose, éclairages réciproques de l’une à l’autre. La théorie serait ce qui donne fondement et nécessité à la fiction. Et inversement, la fiction offrirait une existence, "un être-là" à ce que sans elle on ne pourrait appréhender. "Pas de fiction, sans théorie", même non conscientisée, empirique... "S’ouvrir sur l’Autre et lui signifier sa présence à soi, en soi, en lui."

Écrire pour expliquer, raconter ou répondre à d’autres textes ? Écrire pour entrer en dialogie. "Le paradoxe est ici de la forme : plus je crois aux héros, plus c’est en moi-même que je crois. Plus j’imite, d’une imitation active, délibérée, construite [...], plus c’est moi-même, de moi-même que je construis." Philippe Lacoue-Labarthe "L’imitation des modernes" O... comme Ordre Fiction et théorie postuleraient chacune à leur manière un ordre, une cohérence des choses. Permanence des formes, des noms, des objets que l’on retrouve. "Écrire, penser l’ordre du monde en usant de la langue. Recherche inscrite à jamais au coeur des hommes. Obstiné devoir d’humanitude". N... comme Nomination "Le nom est le temps de l’objet", dit Lacan. Théorie et fiction passeraient par les mots, par la nomination. Le discours théorique et le discours fictif "parlent" l’objet assujetti à leurs découpages.

T... comme Traduction

"Les textes comme reconquête par chacun de ses propres territoires de langue, sur les marges de la langue "Lieux lointains, lieux passés commune, normée, normalisée... Si réinventés, alternent dans le présent traduire devait se penser comme du texte. Même si tout texte, lecteur, te superposition de textes, ou calque de propose une géographie et une langues, nous plaiderions alors pour histoire à explorer, le lieu du texte l’écart, le reste, l’impossible sera celui de la non localité gémellité." fondamentale : ici est tourné vers ailleurs, hier adossé à demain". I... comme Intertexte E... comme Espaces

… et pure théorie !

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N

°19 Paru en novembre 1990 Photo : Îles Borromées

J

’attends du poème…"

Mais alors dites-moi, les mots, fluides traducteurs, pourquoi les mots appellent-ils

"… une attente, en avant de toute pensée" Yves Bonnefoy

Façon choisie d’aller vers l’au-delà par une audace singulière,

les larmes sur les chemins désertés de l’enfance ? Dès que se tisse le souvenir, je perds la mémoire de mon ironique défense

dans l’obscur de la langue,

et pourtant il me faut clamer le refus des choses

chaque poème témoigne

pour entrer au cœur des choses,

du désir nôtre

l’espace d’un soupir, le temps d’une pause.

de scruter les rythmes, les parcours, du quotidien à l’ultime. Fol espoir d’un possible apprivoisement du Tout ! Fragments par-ci, fragments par-là, se construit un sens. Le temps n’a pas lieu d’être. Le temps n’a plus de sens. Et rien n’est encore dit,

L'obstacle ? Était tombé à l'eau !

ne le sera,

Le problème ? Le ciel s'en était chargé !

qui ne passe par ma langue…

La rupture ? Restait à consommer.

mais comment le saurai-je si le poème - suprême ponctuation,

Heureusement, le paysage n'avait pas dit

espace qui n’a jamais de fin -

son dernier mot !

ne me le fait savoir ?

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C

omme si… Même si…

Comme si… les mots en eux-mêmes portaient la preuve que les apparences sont sauves et que ce qui est nommé est. Poser 'comme si' serait postuler des mondes en abîmes, supposer d’impossibles rencontres, paroles ou passerelles.

Et cette voix qui affirme que rien - non rien - ne sera jamais plus comme avant! ! Comme si je ne le savais déjà ! Et ce désir de garder quelque chose de l’enfance ! Jouer à faire semblant, fabulations et simulacres, à l’abri des conséquences.

N

°20 Paru en mars 1991 Photo : Le Lavandou

Quelle loi serait donc transgressée à écrire COMME SI… MÊME SI… ?

Ainsi on compare pour identifier, pour reconnaître et rendre présentable ou pensable. Tant qu’aucun mot ne peut encore dire, on nomme pour masquer ce qui ne peut ou ne veut se montrer. Jouissance et audace de convoquer, terme à terme, l’hypothétique… Lecture subtile ne cédant à aucun pressentiment, avec volonté d’anticiper ou retarder le temps. Ce qui serait écrit ne serait que l’affleurement visible d’un langage intérieur, trace du travail d’un sujet. Écrire pour mettre le vrai en balance, en regard, à tout prendre et en dépit des évidences.

S'étirer longuement sur la pierre chaude, s'y lover encore un peu. Soulever lentement la paupière. Enfin, jouir d'exister à sa façon.

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F

rontières, l’étrange de l’autre

"Max PLANCK, pionnier de la physique quantique, a en 1931 exprimé de la façon suivante les prémisses de sa science : il existe un monde extérieur réel indépendant de ce que nous faisons pour accéder à sa connaissance, et nous ne pouvons jamais avoir une connaissance directe du monde extérieur réel [...]." Lars Gyllensten, Le visible et l’invisible, Lettre Internationale N° 29

Il est d’autres frontières que celles des douaniers ou des soldats, mais sur quelle expérience de l’intériorité, sur quels espaces à écrire ouvre ce monde où se décèle, facette du mystère, la présence de l’autre ? Le maintenir à distance ou l’approcher au plus près ? Lui qui se tient hors d’atteinte, absent et témoin, comme préservé par son attirante étrangeté, immortel et multiple dans son enveloppe de silence.

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°21 Paru en septembre 1991 Photo : La Palme

Avec lui le dialogue est-il possible ? Je n’ai à déclarer que ce que j’écris. Je poursuis un but qui ne peut être atteint, parce qu’il est, par sa nature même, insaisissable. Il pourrait se nommer "l’autre", évoqué, invoqué, mais il est innommable celui qui se meut dans un horizon différent du mien, au-delà de mes espaces de prédilection, là même où l’exil est un risque. Attiré, repoussé, dans l’impossibilité de transgresser l’invisible, je m’aventurerai, contournerai, négocierai pour connaître l’étendue de mes biens, de mes manques. Tout ce qui serait de ce côté-ci de la ligne de démarcation, dans ces régions incertaines – marines et langues de sable – m’appartiendrait, porterait mon empreinte. Travail permanent pour lutter contre l’effacement et recommencer le texte de mémoire.

Pour écrire, je franchirai en son nom maintes barrières successives, irai de métaphore en métaphore, lèverai les écrans entre "je" et "moi", le forcerai dans mes derniers retranchements. Puis, d’une tension qui oppose et unit à la fois, je me détacherai de lui pour qu’advienne dans le texte le blanc et le noir du temps, l’autre de lui. Aujourd’hui, se devine le fantôme clair de midi. Disposant que je sois, que je signe. Sais-tu que je suis dans ton histoire ? Sur la pointe des pieds j’énonce mon identité.

Au départ, nous avons un état de nature qui n'est pas sans histoires. Nous serions bien en peine de les raconter toutes. Pour l'heure, c'est la culture qui l'emporte... Le rouge est mis.

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N

°22 Paru en décembre 1991 Photo : Liège

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, Rue des Artistes

"Le regard que l’homme de la rue porte à l’artiste est à peu près le même qu’il porte au curé". Jean Dubuffet

L’atelier du 22, rue des Artistes. Une rue. Une maison mise en scène, pas forcément depuis ses origines, mais prise dans une tranche de son histoire, selon un précaire équilibre. En partage, la matière, le regard, l’humain. À l’intérieur, de case en case, l’unité de lieu libère la foule des possibles. Assemblages composites que chacun juxtaposera selon l’humeur du moment. À la fenêtre, figure de l’artiste et son modèle.

Le temps d’un séminaire, nous avons habité cette résidence provisoire aux mille et une facettes mais encore l’irréductible écart de ce monde-là d’avec les mots. Féconde coupure, mystère celé, l’entredeux serait à rendre visible, à révéler peut-être. Place du hasard dans la main qui touche et va chercher son bonheur. L’outil y apparaît de soi. Un cul de petit pot est devenu pinceau, un mot a fait naître un texte, la feuille de papier s’est muée en peau. Les occurrences font signe que cela est possible ainsi, qu’il y a matière à oeuvrer.

Merci Georges Perec pour le 11, rue Simon-Crubellier. Ce champ de culture ne serait pas exempt de bruits, de rumeurs, de désirs. Un réseau d’appels en couloirs, escaliers, et fenêtres sur coeur. Des murs aussi, portes palières, jalousies. L’art, objet de transgression, y laisserait sa trace, graffitis sur plâtres griffés, toiles, textes, affiches, témoignages d’un jeu d’espaces et de temps mêlés.

L'ombre de l'orage n'était qu'un reflet prisonnier d'une flaque. Poussé entre les pavés, le clocher affirmait une présence...

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U

N JOUR, UN MUR

"Sur le mur d’un marabout, la pluie avait écaillé la chaux et tracé une forme dans laquelle je reconnus un visage, un visage immense, aux contours indécis. Je décidai que c’était le visage de Dieu, mais je ne fis part de ma découverte à personne." Abdelfattah KILITO, Révolte du Msid Lettre Internationale N°30

Ceci serait à lire comme un possible assemblage des jours de pierres, ou de papier ; inventaire de ces instants où même les miroirs sont cruels, où l’histoire érige en nos têtes un mur pour mémoire. Question de confiance, on s’y appuie ou pas, on y écrit ou pas ! Dressés par une civilisation de l’affiche, trop bien élevés peut-être pour les couvrir de graffiti, sagement nous les longeons, identifiant au passage les signes quotidiens qu’ils nous livrent. Mur ? Abri qui protège du monde environnant, ou forteresse jalouse de ses ouvertures, comme exilée de l’intérieur dans ses propres ruines, abritant la retraite d’une armée de lézards entraînés dans sa chute ?

N

°23 paru en mai 1992 Photo : Lège

Mur ? Partage de l’espace et du temps : il n’est de mur que l’absence, diront les uns, dans "amour" il y a "mur" et nos adolescences successives, diront les autres. À chaque bâtisseur son architecture, ses mises en perspective, ses labyrinthes, ses remparts contre l‘angoisse, construits à même le vide, comme on dit peints à même la peau. Car il en est des textes comme des murs, montés brique à brique, mot à mot, histoire de dépasser l’obstacle, de bousculer les interdits. Sans doute, nous faudra-t-il toute une vie pour apprendre à cerner la page, à reconnaître notre pan de mur, posant et reposant sans cesse les premières pierres, enfin escalader et crier LIBERTÉ ! Ce soir-là, c’est le mur qui l’aura emporté. Le jour reste l’infranchissable.

L'espoir joue à cache-cache. Une armée de troncs barre l'entrée de la forêt !

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P

RESQUE L’INFINI

Presque l’infini, aux limites du cadre, c’est l’imperceptible déplacement, l’invisible d’un mouvement. L’inconnu esquissé, où dans les mots, s’annoncent le hors-cadre, l’impensé, l’impensable. Mais que saura nous dire la langue de nos mystères, de nos misères. Glisser, s’arracher, sortir.

N

°24 Paru en octobre 1992 Photo : Lac des 4 cantons

L’infini, c’est l’incommensurable. Prétendre n’aller pas plus loin que la surface des choses, vouloir résister à l’attrait du large, à ces terres promises qui ne sont que des îles, c’est déjà se trouver aux marges, dans le compromis, l’entre-deux, la frontière. Dans la nonchalance de ce grand huit couché on voit se profiler l’insomnie. Féconde ligne de fuite où se révèlent, au carrefour du tout et du rien, du temps et de l’espace, nos savoirs d’éternité.

Écrire, cerner l’infini de la langue, toucher le point de rupture, la limite entre fini et infini et s’en revenir raconter le voyage, cette traversée d’espaces que la vie ordinaire sépare et désigner ainsi ce que l’on a apprivoisé. Que la mer soit métaphore de l’infini, le "presque" en est la promenade, pieds nus, sur le sable dur et mouillé du littoral quand les vagues offrent à vos pas ce qu’il faut d‘écume et de lichens pour faire, par endroits, un tapis. Par le "presque" advient le pas-tout-à-fait, cette paille inscrite dans le métal. Le pas donne valence d’impureté.

La Fortune allait et venait, au gré des événements. En bas, en haut. Et nos coeurs... Tout cela prendrait-il fin ?

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Le

"A"

N

°25 Paru en mars 1993 Photo : La Bégude Blanche

Voici que l’on se prend à faire le grand écart du petit a minuscule jusqu’à l’A Majuscule, échelle double dont on tente, rêveur, l’ascension.

Au commencement était le Verbe et au commencement du Verbe était le A,

Alors ? Rien d’autre ? Si, des histoires d’âmes.

racine de toutes lettres.

Certains, fous de savoirs, indexent leur vie de A à Z. D’autres apprivoisent les signes pour un monde meilleur.

Marque du féminin, de la possession et du don, c’est depuis son ouverture que l’on s’adresse au destinataire choisi, privilégié. Il installe la dialogie et joue la gamme des relations à l’autre. Symbole des débuts, évidence première de l’alphabet, le A serait, dans sa verticale solitude, la zone d’engendrement du sens et du non-sens.

D’autres enfin, appellent la rencontre, épellent des prénoms, déclinent le "Grand A", à tout coeur, à tout va, dans une odeur d’arbres frais.

Aventure, Amant, Amen. Passé simple, passé recomposé !

Abracadabra ! La formule est bien magique et sa puissance évocatrice. Dans la mosaïque des A se tissent fantaisie et sagesse : on fait mine d’écrire ceci, et c’est cela qui se dit. Que l’on joue à saute-voyelle, et l’on s’aperçoit au bout du compte que tout est trafic de lettres, disparition peutêtre, puis résurgences serrées. Que l’on joue sur les formes, la répétition, la série voici que nous saisit la tentation du calligraphe : un geste pour une respiration.

Jamais fortuite, jamais gratuite. La forme n'est pas venue là par hasard ! Elle fait sa vie. Veut être dans la ronde.

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F

OLIES PLURIELLES

"Trouvez-moi quelqu’autre démence, Et je vous cacherai Dans le bois du mystère..." Jacques Girard, Mobiles

Est-ce bien raisonnable de vouloir cerner par écrit les divers moments ou formes de folie ; leur nombre et leur variété nous effare. C’est comme tenter de passer en contrebande derrière le mur toujours debout de nos vieilles peurs toujours à vaincre! Preuve que chacun porte en soi des fragments de tempête dont il est innocent, l’imaginaire contemporain lourd de violences, léger de fantaisies, suscite des textes qui énumèrent autant de rapports à l’excès. Complices au fond, les mots autorisent un jeu de distance et de rapprochement sur l’amour, la guerre, l’insensé des hommes et des nations, leur accordant ainsi, le temps du texte, un pouvoir relatif. Est sage celui qui écrit, témoin de l’absurde qui advient en lui et hors de lui, qui le défie.

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°26 Paru en juin 1993 Photo : Chaumie

L’écriture alors soutient l’exploration, se fait raison, permet la maîtrise provisoire de situations qui font énigme, devient protection contre tous les surgissements d’images. Les désastres magiquement éloignés pour un temps, le sens de l’histoire retrouvé après avoir été perdu. Les mots s’interposent donc. Peut-être ne sont-ils que bouffons de papier, déplacements noir sur blanc de nos incertitudes et de nos impuissances. Mais n’offrent-ils pas le lieu où se croisent souffrance, espoir et passion?

Nous suivrons les chemins de traverse, laisserons la belle route droite et blanche à ceux qui ont besoin d'être vus. Nous chercherons la vérité, qui étanche toute soif.

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°27 Paru en novembre 1993 Photo : Font Romeu

’âge du faire

"Il y a des moments où l’on oublie expérience et précautions" Jacques ABEILLE Les carnets de l’explorateur perdu, Ed. Ombres

Le feu continu est là, au sein même de la question. "Qu’est-ce qu’écrire ? Écrire, pour quoi faire ?". Les textes, chantiers où l’on s’aventure seul et pourtant accompagné, témoignent de la persistance têtue du faire pour que se construisent des réponses toujours singulières. Pris dans nos limites et nos explications, nous tentons de démêler la polysémie du faire. Le temps n’appartient-il qu’à l’urgence ? Que sais-tu de ce que tu fais ? Comment parles-tu de ce que tu as fait ? Tu t’ingénies à lancer des passerelles entre l’être et l’invisible du faire, à trouver, d’activités infiniment réinventées en quête délibérée d’hominisation, un mode d’emploi inédit à cet horizon qui t’échappe sans cesse.

Certains textes ne s’écrivent que pour traquer l’énigme de leur propre production. Détricoter la trame et la retricoter. Ils portent plus que de coutume la trace apparente d’un faire en travail, au-delà du texte et l’englobant. Travail d’écriture, cristallisant des lois, des normes, des rites, à l’échelle de la page et pour le plaisir d’exister. La langue contrainte, arrondie, tordue parfois, sort pourtant de l’épreuve comme vierge à nouveau, l’air de couler de source. Subtilités du jeu comme acte de faire avec de l‘absence. D’autres textes, souvenirs d’un faire particulier, sont matières à histoires, jubilations, desseins donnant du sens aux actes. Quand au faire succède le dire, quand le faire est union d’expérience et de connaissance, alors s’annoncent les saisons d’émancipation. Les rayons du soleil venaient s'y prendre au piège. Tout le paysage à l'entour s'y mirait : la forêt proche et ses couleurs mêlées de ciel. L'appel des coquelicots.

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T

rop vrai pour être beau.

... "Il n’y aura point ici combat d’anges : Vérité contre Beauté. Pas de puits d’où elles sortiraient nues, crues et belles, mais fâchées d’être comparées." ..."Chacun tente avec ou sans pudeur de "médiatiser l’obscénité du réel" pour le saisir ou, au moins, l’apprivoiser en lui offrant des mots, en l’appelant de ses différents noms." ..."Nous envisagerons d’autres aperçus du monde et des choses. Un mot à la place de l’autre, inversée l’image, et voilà qu’un sens inédit parcourt les textes, que s’insinuent de nouvelles évidences, voilà que s’installe une acuité originale du regard." Mais la conséquence attendue n’adviendra pas et la suite de l’histoire n’est pas celle qu’on espérait.

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°28 Paru en mars 1994 Photo : Cerdagne

Las, le lendemain... coupé le fil du sens. La machine froidement refuse de restituer l’écrit. Le corps du texte, sa vérité, au nom du beau sans doute évanouis, sont partis en fumée. L’objet de l’activité - unique et donc, inestimable - pas même conservé dans un reste de mémoire vive ! *** Pour faire face à la disparition, pour témoigner de ce qui fut, nous explorons l’écart entre nos désirs et une réalité parfois trop vraie pour être belle. La question reste d’assumer l’héritage humain, de traiter de la douleur historique en les retraduisant sans relâche pour les faire nôtres. Nous décidons qu’aucun virus, aucune folie meurtrière n’aura raison de notre nécessité à mettre en mots ce que je sais du monde et de ses leurres : trop provisoires pour être éternels !

Il paraissait immense et fragile. Vu de près, avec ses croisillons, ses fils tendus, ses traverses, les coeurs les plus timorés se rassuraient. La technique était au point... semblait-il.

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ix ans en Filigranes

Pour le plaisir de s’inventer des inventaires. "Jeter ses mots dans l’inconnu des autres n’est jamais innocent". Françoise Salamand-Parker

"... si j’écris ça, c’est à cause, pour, grâce à FILIGRANES. Je ne vois pas que j’eusse pu le faire ailleurs. Dix ans déjà. Eh bien longue vie!" Bernard Pèlegrin

C’est une insoluble problématique que celle de la dizaine et pourtant les démonstrations sont plus irrésistibles quand le nombre des ans passe à deux chiffres. Se pourrait-il que l’on atteigne alors l’âge du faire ? Les yeux, quand ils s’ouvrent sur nos textes, s’émoustillent de nos folies plurielles. Une revue, n’est-ce pas, un jour, un mur donnés à bâtir à grands morceaux de rêves pris dans un coin ? Une revue : lieu matériel et immatériel, réseau de liens où se tissent, dans une cohérence chronologique, des bribes d’histoire ; là, peu à peu, les frontières, l’étrange de l’autre, se révèlent presque à l’infini.

Les écrits des commencements, travaillés ailleurs et en d’autres lieux, lui parviennent, comme si la langue était l’universel passage, même si...le A se rit de l’alphabet.

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°29 Paru en juin 1994 Photo : Villefranche de Conflant

10 ans donc après avoir décidé de se mêler des mots, la revue, en son 24ème séminaire, fut le rendez-vous des terres secrètes. Tous les "J’attends du poème", ou presque, étaient là, faisant acte de voyage. Les mémoires d’encre se retrouvaient à l’ombilic du texte. Et, le temps que s’épanouisse une rose, des mots de passe furent échangés, établies des correspondances entre les visages et les noms. Les liens de fragment à fragments étant renoués, et réinstallé le cours ordonné ou désordonné des choses, des nourritures circulèrent entre l’écrire et le traduire. Non, ce n’était pas trop vrai pour être beau ! 10 ans d’écriture du lecteur passés à faire fête à des z’auteurs fétiches ; à trouver des filiations anciennes et nouvelles ; à coucher sur papier l’exception et la règle, quelques belles théories et pures fictions, nos pas sur les pas du palimpseste, tous référents avoués. Ainsi se trace le chemin qui va de l’actuel au futur.

L'âme s'usait de nos pas, des retours et des détours. La vie continuait d'aller et de venir. Mine de rien. Tout était dans l'ordre des choses.

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La

Leçon "Or cela même qui fait la vie fait problème quand on veut le transmettre". Peter Handke, La leçon de la Sainte-Victoire

Transmission d’expérience, elle tisse et retisse sous nos yeux les fils imaginaires du savoir, qu’elle rend visible. Histoire de se réconcilier avec la chose, des futurs se dessinent, des espaces s’aménagent.

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°30 Paru en novembre 1994 Photo : Castelnau d'Auzan

Il suffit d‘une fois pour en garder mémoire et marques. Critique experte, la vie délivre aussi ses messages que nous traduisons en retour, émerveillés parfois du goût amer des mots. Alors, et plus souvent qu’on ne pense, la leçon, discret dialogue de soi à soi ou de soi à la page, tendrait à se donner comme parole solitaire. Mais pourquoi conseils et recommandations témoignant de l’humaine condition ne pourraient-ils pas être autant de voies, offertes en partage, de l’auteur au lecteur ?

De doutes en certitudes, chacun s’insère, bon gré, mal gré dans la ronde patrimoniale, entre révérer et désobéir, quand la leçon se prend elle-même pour objet. De nos maîtres, héros sans le savoir de nos histoires d’apprendre, nous tenons raisons d’être et horizons. Commerce symbolique pour l’exemple, origine de tant d’interdits, de tant d’écrits ! Nos fictions sont le gage reconnaissant qu’il fût marché dans leurs pas, sur leurs traces. Car telle est la leçon que, porteuse de vérité ou remontée de bretelles, elle donne à lire ses effets dans le temps et l’espace, dans les corps et les coeurs.

Au bout de la ligne droite, se rencontrent les paralèlles. Le plus court chemin d'un point à un autre n'est-ce point la courbe ? Non, Monsieur, vous avez tout faux !

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F

IGURES DU DETOUR

"Le détour n’est ruse profitable que si le retour le féconde: non pas retour au rêve d’origine, à l’Un immobile de l’Être, mais retour au point d’intrication, dont on s’était détourné par force; c’est là qu’il faut à la fin mettre en oeuvre les composantes de la Relation, ou périr." Édouard GLISSANT, Le discours antillais

Étonnantes résonances dans ce numéro où sont amorcés chemins obliques et sentiers de traverse. Sous couvert de mémoire, on prend le risque de se perdre, on tente d’aller audelà de l’ordinaire, loin de l’habitude, jusqu’au coeur du silence. On cherche en d’autres personnages l’écho de sa propre vie. Renvoyé à l’inconnu, à l’impossible, on interroge déplacements et ruptures dans les discours. Les interprétations avancent bon train, bondissent, s’enroulent, circulent. Et le désir sera fort de prendre la partie pour le tout, le rêve pour un rapt, le point de départ pour un point d’arrivée.

N

°31 Paru en mars 1995 Photo : Andernos

Et le bonheur sera grand d’être ailleurs, sur d’autres scènes, dans d’autres temps, fût-ce provisoirement, pour enfin comprendre ce que l’on vit ici et maintenant. Voir dans ce retour les signes avantcoureurs d’un changement. Que reste-t-il de nos parcours? ... fragments de textes, traces objectives, qui nous engagent et nous mettent en mouvement. Mais jamais ne nous sera donnée la totalité du voyage, ni même son sens caché. Comme si l’écriture à bâtons rompus, l’oscillation de la parole entre vouloir dire initial et dit final, n’étaient que ruses face à la mort dont les hasards de la vie nous auraient un instant distraits. Les saisons, dans ce pays sans pesanteur, s’intriquent jusqu’à ne plus savoir exactement si les petites morts du soleil sont vraies.

Démêler l'écheveau des signes. Encore eût-il fallu connaître l'idiome. Chacun trace son destin. Le sage laisse filer le sens au gré de la marée.

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L

es faux-pas du temps

"... Il avance aveuglément, ses pas écrasent tout. L’humanité sait où la prochaine empreinte va s’enfoncer, se fixer, écraser. Mais incompréhensiblement elle se masse dans cet endroit-là où aura lieu le pas suivant..." Paul Salamand

Le temps, vérité subjective, pour les uns, clopine et traîne la jambe, pour les autres, gambade et se pavane. Sûr qu’il nous entraîne tous dans ses extravagances, dans ses petits et grands écarts au risque de nous jeter dans de mauvais pas !

N

°32 Paru en juin 1995 Photo : Marignane

Entre espoir et folie, nous ressentons le besoin de solliciter la mémoire pour ce qu’elle peut transmettre aux héritiers que nous sommes. Et si nous convoquons le passé, c’est pour l’embrasser, le reconquérir, tisser au présent ses liens avec le futur, maîtrisant par là de nouvelles temporalités qui nous font un peu plus vigilants, un peu plus citoyens. Mais, habiter cette matrice de toutes les fictions qu’est pour nous le temps, tous contes faits, n’est-ce pas la plus belle des ruses que nous ayons trouvée pour en suggérer la musique, pour en révéler les secrets, les prophéties et les rebondissements ?

Quant à l’Histoire, ce n’est pas une autre histoire : elle tempête, brûle et tranche, comme d’habitude au nom de l’ordre ! Par dépit, ou pour concéder encore quelque crédit à une humanité toujours cruelle à elle-même, nous faisons de ces manquements matière à récit. Comme si, désarmés, il nous revenait de peser sur les mots pour qu’ils témoignent encore et encore, affirment des solidarités et apprivoisent pour nous le sens de la durée.

Il met sa grande cape, chausse ses bottes de 7 lieues et s'en va errer par les chemins. On reconnaît aisément les traces de son passage aux empreintes démesurées de son pas.

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A

u pied de la lettre

"L’important est de savoir distinguer l’esprit de la lettre, car c’est la lettre qui tue." A. Césaire

Comment savoir ce qui se passe au pied de la lettre si ce n’est en l’écrivant ? Écrire, c’est faire advenir des agencements à nuls autres pareils, ouverts à toutes les lectures, livrés à toutes les interprétations, et ce, dans le désir d’être lu au-delà des mots mais aussi avec le risque d’être "fait" au pied de la lettre, exactement. Donc, ruser. Jouer de soi et de son énergie. Traduire l’alphabet, signes anonymes, en un fieffé texte où de l’humain circule entre les lignes, en filigrane. Réinventer le code tous les jours. Alors, des correspondances s’établissent. Des échanges épistolaires se nouent autour de lettres fétiches. Des missives mettent l’amour en mots, et les ardeurs. Parfois des malentendus se dressent, apaisés par un post-scriptum, par quelque billet doux.

N

°33 Paru en novembre 1995 Photo : Font Romeu

Il arrive que s’introduise subrepticement entre les lignes l’espace d’une dérive, le glissement furtif d’une scène à l’autre, d’un monde à l’autre. Là, quelqu’un tente de déchiffrer l’énigme qui le travaille. Repérer l’écart ou regarder dans les marges, telle est l’activité ludique donc esthétique à laquelle le lecteur, peutêtre surpris, est convié. Mais l’enjeu est aussi de prendre la liberté de ne pas suivre à la lettre les injonctions de la lettre. À l’ombre de la lettre se mènent des luttes contre l’intolérable, pour s’en affranchir, pour accomplir son devoir de désobéissance. L’ordre initial est alors un point d’appui à l’idée même de résistance. Ça réfute dur quand la lettre comme un levier ouvre le texte !

Blessure au coeur de l'arbre. Rongé en silence, il était. Personne ne le savait. Par cette trouée, la vie s'est envolée.

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É

crire la nuit

"Nous sommes nés comme le feu des mots que nous échangions pour traverser la nuit et nommer l’aube..." Patrick JOQUEL

De la lune et des étoiles, de leur éternelle réapparition nous avons fait objets d’écriture, postulant que l’expiration provisoire du jour fait surgir l’envers d’une réalité toute métamorphosée par ce carnaval nocturne. Serions-nous condamnés aux songes qui toujours s’enroulent sur euxmêmes, nous souvenant le soir des heurs et des malheurs du jour ? Cohortes de chimères, liées aux peurs de l’enfance, par quelles formules magiques, par quelles précautions oratoires conjurons-nous votre retour ? Inutile de nous le cacher, quand c’est noir, c’est noir ! Les idées, l’humeur, la colère. Le soleil disparu au creux de la colline livre parfois nos coeurs aux vaines imaginations. Pourtant...

N

°34 Paru en mars 1996 Photo : Massif Central

La nuit, page blanche, douce aux récits de l’intime, nous la portons en nous de science immémoriale et savons mille et une manières de fêter nos accordailles... Si j’ai le malheur de détourner les yeux d’elle, le soir rose s’impose, frais coulant, et le vent souffle la bougie quand j’aime... La nuit, temps de l’écrire et matière à aimer. Chacun y mène ses trajets, attentif à déchiffrer les jeux de l’ombre, cette autre face de la lumière. Puis, le sommeil ouvre ses espaces de liberté et suspend les contraintes de l’habitude. Bref oubli, peut-être, de ce qui doit rester sans pardon. Au matin, prière à notre vigilance de guerroyer à nouveau les forces de l’obscur ! Le bienfaisant réveil approuvera les intuitions, les engagements, les pactes.

Plénitude du paysage vu de haut. Chanson pour l'oeil. Peau tachetée de la panthère... Il nous prend des envies de rondes enfantines. Les souvenirs s'égrènent et les poèmes...

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L

es ciseaux d’Anastasie"

"Je n’ose pas ouvrir tes cahiers de silence" Françoise ILLE, Rivaginaires, N°21

L’écriture, la création sont affirmation de liberté, volonté de comprendre et d’inventer. Et pourtant, il ne se passe pas de jour, ici ou là-bas, sans que tel écrivain, tel cinéaste, tel créateur, atteint dans son intégrité, dans son existence même parfois, ne fasse l’expérience de l’arbitraire et ne paye cher son engagement. Notre travail, notre réflexion, nos textes sont fraternellement dédiés à tous ceux qui, un jour, se sont heurtés à Elle. Elle porte un petit nom : Anastasie, d’aucuns l’appellent aussi Censure. Ses maîtres en intolérance lui ont donné les traits d’une femme. Ce qui la fascine, c’est la vérité, au point de vouloir l’embastiller. L’imaginaire est son obsession, sa bête noire. Tyrannique, soupçonneuse, elle met en fiches, elle tranche, elle condamne, elle fait le vide à coups de carrés blancs. Son passif est lourd de tout ce qui s’est perdu, n’ayant pas pu se dire, de tout ce qui n’est pas arrivé jusqu’aux mots, témoins supprimés, témoignages défaillants.

Plus secrètes mais non moins harcelantes, se profilent sur la scène de nos fantasmes les ombres de tous nos censeurs et persécuteurs, de tous ceux qui nous ont fait obligation et contrainte. Pour les conjurer ou pour vaincre la crainte de devoir se taire, d’être empêchés encore une fois, nous provoquons les mots.

N

°35 Paru en juin 1996 Photo : Rives du Léman

Mais paradoxalement, la plus archaïque des censures n’est-elle pas cette méfiance à l’égard de nous-mêmes qui parfois nous envahit, la peur que dire ne nous déborde, qu’ÉCRIRE ne nous trahisse, nous mette à nu, à vif ? Nos ruses alors consistent à suggérer, à contourner à laisser seulement entrevoir. Ce risque, toujours à calculer, fait de l’écriture une éternelle négociation. oOo N.B. Dans notre quotidien, il nous arrive de reconnaître comme un air de famille entre Anastasie et les écrits de sa cousine Bureaucratie : "Monsieur, Par une décision du 25 avril 1996, la Commission Paritaire des Publications et Agences de Presse a décidé de ne pas délivrer à votre publication le certificat d’inscription demandé. [...] En effet, conformément à la réglementation en vigueur, les revues de poésie, comme les autres publications doivent présenter par l’ensemble de leur contenu un lien suffisant avec l’actualité, laquelle doit être interprétée en fonction de la nature, de l’objet, du public et de la périodicité de la publication. [...] En application de cette notion, la commission est donc conduite à refuser les recueils de poésie dont chaque numéro est consacré à un seul sujet ou à un seul auteur, chaque fois différents. En conséquence... "

Peigne géant ? Non ! Mise au pas d'une imagination échevelée. Essai réussi pour ordonner la nature.

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S

'entendre avec l'ange"

“L’ombre de la nuit Cherche Vacille Je pleure L’ange meurt d’aimer" Salima AÏT MOHAMED, AIger, triste soir Temps poétique, Éditions Autres Temps

Singuliers ou pluriels, anges à l’image complexe et multiforme, vous qui ne serez jamais vieux, anges remis cent fois sur le métier, qui êtes-vous, d’où venez-vous, pourquoi promenez-vous dans l’entre-deux du ciel et de la terre vos ailes tourmentées ? N’êtes-vous qu’invention humaine ? Allégories ? Messagers des dieux, vous nous annoncez ce qu’il faut de regrets et d’amour pour vivre et recréer nos matins. Êtres de fiction, vous nous confrontez au divin et nous renvoyez au sens de notre existence comme si vous portiez en vous réponse à nos questions et consolation à nos peurs. Sacrifiant à l’angélologie ambiante, nous admettrons que vous êtes présents, bien qu’invisibles, de l’autre côté des apparences, dans l’irréel d’un monde qui nous restera éternellement obscur.

Il nous a plu de vous imaginer, à l’instar de Primo Lévi, derrière chacun de nous comme un “Doppelgänger" : “frère muet et sans visage, qui partage pourtant avec nous la responsabilité de nos actes, et par conséquent de nos pages".

N

°36 Paru en décembre 1996 Photo : La Bégude Blanche

Et si nos relations se déclinent sur le mode de la prière, de la confidence, de l’apostrophe familière ou de l’accusation, c’est que nous croyons que les mots peuvent être nos intercesseurs, nos témoins. Le verbe sera donc notre terrain d’entente privilégié. Il y aura les jours où en bonne complicité vous nous tiendrez la main, nous croirons écrire sous votre dictée ; et ceux où le travail sera notre seul partenaire. Ceci n’est pas pour nous déplaire ! Quand nos désirs se combattent l’issue est toujours la même... Quelques plumes rompues, imprimant votre marque et déjà, vous êtes envolés!

Des pas sur le sable mouillé ? Les tracés se croisent, puis s'abandonnent. Prends le chemin des aiguilles, moi, celui des épingles. Rendez-vous dans le Grand Tout.

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A

u rendez-vous des contraires

"Le soleil a rendez-vous avec la lune Mais la lune n’est pas là et le soleil l’attend" Charles Trenet

Les contraires viennent ici, hors des sentiers battus de l’antithèse, se donner "rendez-vous", à l’écart, dans la forêt des signes. Autrement dit, et pour faire pièce aux lieux communs, qui dissemble s’assemble. Ça change tout. Les extrêmes, c’est bien connu, s’attirent (satyres !) mais en même temps les contraires "ça tire !" ; on est même parfois à la limite de la rupture. Ainsi, à travers le jeu de l’amour et de la mort, des mots et des choses, se jouent, dans des silences assourdissants, des belligérances amoureuses, des accouplements belliqueux, des unions batailleuses. Il s’agit de leur prêter quelque peu considération. C’est à dire au sens fort de revenir au ciel que promettait l’exergue.

N

°37 en mars 1997 Photo : Bruxelles

On connaît bien sûr "cette obscure clarté qui tombe des étoiles" mais on n’y voit goutte quand, du ciel baroque, il pleut des oxymores, ces comètes rhétoriques. Or, dans ce clinamen sidéral, des mots météores se télescopent, ils n’en sortiront pas indemnes, et leurs traces traverseront la page noire des cieux à moins qu’elles ne préfèrent à ce firmament décidément un peu trop aérien la céleste page blanche qui devient alors un des lieux de l’utopie. Il est vrai aussi que "l’oxymore est étymologiquement un oxymore ! " Par le mot par commence ce poème..." dit Fable de Francis Ponge. On peut se laisser prendre à ce vertige.

André BELLATORRE

Le bleu rejoint la pierre, s'y mire, donne de la couleur au gris, puis se fragmente, s'éclate géométriquement...

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D

ans l’intimité de la langue

À celle qui jamais n’est donnée une fois pour toutes !

La contrainte, pour la circonstance, était que chaque auteur offre à la lecture deux textes liés, quelle que soit la nature du lien. Une explication du texte par le texte ? Non, mais l’invitation à affirmer sa propre façon d’user de la langue, d’en jouer, de la conquérir, de la singulariser en se singularisant. Prescription donnant lieu à traduction et à fiction chaque fois différentes. Se défaire de la langue machinale, quotidienne, glisser du commun à l’intime et négocier, mot à mot, un sens qui peut-être n’appartiendra qu’à soi. Pour offrir aux textes leur histoire, leur profondeur, fallait-il relever les traces des langues autrefois habitées qui, évanescentes, s’en sont allées ? Fallait-il, dans l’entre-deux, accoler force fragments sans affinités ? Ou en confidence, énumérer les tâches que l’on s’impose plus ou moins consciemment, au moment d’écrire ?

Ou encore, brouillant les pistes, refaire le chemin à contre-sens vers les origines, nourricières d’imaginaire ?

N

°38 Paru en juillet 1997 Photo : Andernos

Écrire un métatexte en écho n’est pas chose facile. Où se situe le méta ? Audelà, me direz-vous. Mais encore ? À côté, au-dessus ? Loin devant ou tout près derrière ? Quelle juste distance tenir entre écrire et écrire ? De quoi cherche-t-on à s’affranchir ? Des deux textes, lequel témoigne de l’autre ou s’en porte garant ? Le second se veut-il repentir, illustration, re-connaissance, mise à distance ? Geste aventureux qui recourt au miroir pour explorer un continent - la langue -, quand il y a mille et une manières d’envisager les termes de cette réflexion. Mais à se pencher sur la "méthode", Narcisse en arrêt sur l’image, ne risquet-on pas de se laisser prendre au piège toujours tendu de la transparence, comme si le travail d’écriture n’était pas, lui aussi, une énigme, une ouverture ?

Le potiron - n'était-ce pas plutôt une ronde courgette ? - devisait avec le bois d'une table de jardin. - "Hélas, je serai mangé demain", prédit-il. Impuissant, l'autre resta impassible et muet.

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V

oix de scènes

"All the world a stage and all the men et women merely players, they have their exits and their entrances, and one man in his time plays many games" W. Shakespeare

Filons hardiment la métaphore shakespearienne ! Hommage au théâtre, espace ritualisé, dédié au dire quand le silence même devient parole. Si donc le monde est un théâtre, nous en sommes tous acteurs, avec nos entrées et nos sorties ; interprétant plusieurs rôles au long de notre vie. Trois coups pour un départ, les dés sont jetés. L’heure n’est plus au doute, aux tergiversations. Faites vos jeux, rien ne va plus ! On se plonge dans le feu de l’action et des conversations. On tisse les voix. Puissance et ivresse de la parole mise en actes ; cris auxquels nous sommes livrés, confidences partagées. Autant de répliques, autant de flèches ! Dans chaque scène, il y a toutes les scènes, de tous les temps. La vie à jamais recommencée, phénix qui renaît chaque soir. Intimiste et spectaculaire.

Factice et totalement vraie. Répétitions, peut-être. Variations certainement.

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°39 Paru en novembre 1997 Photo : La Ciotat

On y renoue avec l’humain. Au tomber du rideau, tout s’arrête, mais chacun sait que la pièce reprendra. Même si l’on feint de croire que cela est fini. Longtemps après resurgiront encore les échos d’autrefois, le souvenir des querelles, le grand jeu du je t’aime et je te tue, je te crois et je te soupçonne. Coups de feu, coups de coeur. Sur scène, lieu des métamorphoses, les objets s’animent. Le monde y prend le large. Oripeaux, accessoires, vieilles tentures et décors en carton, tous témoins muets auxquels s’accrochent des lambeaux de mémoire. Le texte sera le lien et maintiendra l’écart entre la scène et le public : il faut garder la distance pour y croire, pour ne pas être dupes à ce jeu de miroirs. Pourtant, les corps sont de vrais corps, offerts à la vue, à l’ouïe. Ils sont montrés mais interdits. À la scène on ne touche pas. Serait-ce le prix à payer pour avoir le droit d’imaginer ?

Dernier salut d'une fleur froissée. Coupée de ses racines, elle a chu tige en l'air, jupons retournés, offrant sa délicatesse.

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Accroc à la photo ? ☞ Page 42

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A

ccroc à la photo ?

"Je me dis alors que ce désordre et ce dilemme, mis à jour par l'envie d'écrire sur la Photographie reflétait bien une sorte d'inconfort que j'avais toujours connu : d'être balloté entre deux langages…" Roland Barthes, La Chambre claire (Gallimard / Seuil)

Vous les prenez. Vous les rangez. Avec soin, vous les archivez. Vous avez le goût de l'exactitude : le lieu, le mois, l'année. Vous pourriez y ajouter quelque information sur l'appareil, sur ses réglages, mais vous ne le faites pas. Vous préférez un nom, une activité : chez J., anniversaire de B., voyage à Z. Vous les retouchez, dites-vous. Vous éclaircissez, vous cherchez la netteté. Ou pas. Vous aimez le flou aussi, la vue volée à très grande vitesse à travers la vitre du train. La prise acrobatique derrière les essuie-glace. C'était dans la descente de Vizille, non, c'était du côté de Sète. Il pleuvait ce jour-là et votre regard se délavait. Non, le Mistral, la Tramontane s'étaient levés aiguisant les couleurs entre vigne et montagne, non loin des étangs.

Il arrive que vous vous immobilisiez. Sur le chemin des douaniers, vous êtes en arrêt devant un rocher. Vous laissez passer les promeneurs et soudain vous dégainer. Le doigt sur le déclencheur, vous captez, vous saisissez, vous mémorisez. Vous avez vu. Vous l'avez eue. Votre rêve, dites-vous, ce serait un bon appareil. Un très bon appareil, ni trop petit, ni trop grand, ni trop lourd. Un boîtier qui n'aurait que des qualités, une batterie toujours pleine, une mémoire toujours vive, un déclencheur rapide, une mise au point immédiate et parfaite. Régulièrement, vous revisitez vos albums. Vous vous extasiez, vous détestez. Vous décidez de trier. Vous vous souvenez. Vous vous étonnez. Vous imaginez des collections. Les quatre saisons de C.. La terrasse, matin, midi et soir. Métamorphoses de Z et Z. Bouquets d'anniversaires. C., de l'enfance à l'adolescence. P. à un âge déjà avancé. Le jardin tropical de D. Oiseaux, fleurs, sous-bois, après le passage du jardinier. Les nuages sont vos amis. Le soleil, vous l'aimez quand il se cache. Il feint l'absence, mais vous le savez là. Sans lui pas de photographie. Il fait loi. Il éblouit et vous le voulez dans votre dos. Il

disparaît à l'horizon, vous voulez le retenir, derrière les maisons lointaines, de l'autre côté de la baie, au-delà des hôtels, là où l'avion de Paris trace dans le ciel avant de disparaître sur la gauche, laissant l'île dans sa mélancolie et son désir d'ailleurs. Vous adorez la technique. Vous pensez qu'elle doit vous aider. Le logiciel vous ravit. Vous aimez le voir tourner et retourner les vues, en extraire les visages, les assembler comme pour un film. Vous fréquentez les photographes. Vous admirez leurs réflexes. Vous vous étonnez qu'à l'heure du numérique, B. fasse ses tirages au platine et palladium. Vous lui enviez la netteté de la feuille de bananier. Vous allez au musée. Après son tour de France, Raymond D. expose à la TGB ses travaux réalisés à la chambre. Vous êtes en arrêt devant un petit restaurant savoyard. En Arles, H. présente ses Polaroïd™. Vous aviez aussi un appareil de ce genre. Georges S., lors d'un fameux voyage en Afrique, a réalisé toutes sortes de reportages : des ports, des bateaux, des amantes, de très jeunes filles. Vous le saviez écrivain à succès, vous le découvrez reporter, vous l'enviez. L'autre s'appelait Wee Gee. Photographe de presse, branché illégalement sur la fréquence de la police, le type flashait les visages et les corps des assassinés avant même l'arrivée du FBI. "Un livreur de bière noyé fut hissé sur la table / Quelqu'un lui avait coincé entre les dents / un aster

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couleur de lilas chair et d'ombre". (Morgue, Gottfried Benn). Quant à Victor S. qui, sur pellicule en noir et blanc, a rapporté de Chine d'innombrables vues de la campagne du début du 20ème, aujourd'hui encore les Chinois lui en sont infiniment reconnaissants. Vous êtes soucieuse des limites. Vous voulez préserver l'intimité. Vous n'êtes pas intrusive. Le visage de l'autre est un espacetemps que lui seul est autorisé à arpenter. Vous savez d'intuition que les roches parlent bien mieux de nous que nous ne savons le faire. Pour peu que nous les scrutions. Pour peu que nous apprenions à les capter et à les lire. Pour peu que, de veine en veine, de concrétion en concrétion, dans les linéaments, nous sachions reconnaître nos rivières souterraines, le réseau de nos espoirs enfouis, ce qui nous relie à l'humain éternel, ou presque.

l'équilibre d'une composition, la justesse d'une proportion, le rapport parfait entre un objet et son écrin. Elles recèlent tout cela. Elles le dérobent au tout venant car elles ne se laissent voir qu'appareillées.

Photo : Zweisimmen

Mais cet ordre en cache un autre, plus secret encore. Les photos sidèrent et inquiètent. Ici ont séjourné des géants. Làbas, à la nuit tombée, des animaux fabuleux sortent des sous-bois. Les arbres tutoient le ciel. Indifférents au danger, les escargots s'exposent. Le mythe n'est jamais loin. Toujours la photo parle d'éternité. Elle le fait dans l'instant. Elle est suspension, artifice technique, artefact auquel vous consentez. Car ce monde que nous parcourons, c'est lui qui nous possède quand nous croyons le prendre.

Ou presque, car à vos yeux, ne sont irréprochables que les photos des autres. Les vôtres ont pourtant cette imperfection substantielle qui nous les font aimer. À l'image du photographe qui sur le vif les a volées, elles sont ou pâlichonnes ou trop vives ou "malheureusement", comme vous dites, "bougées". Vous n'aimez pas la pose. Elles non plus. C'est la vitesse, la saisie, comme on le dit d'un viande "saisie", qui vous sied. Puis, de retour devant votre écran, vous vous laissez séduire par les formes et les structures que vos prises révèlent. Les photos rassurent sur le devenir du monde. Elles témoignent d'un ordre à nul autre pareil : la régularité d'un alignement,

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Éditos des numéros 40 à 79 ☞ Page 45

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C

élébrations

Cela ne va pas sans une nuit d’insomnie pendant laquelle tous les moments de la cérémonie seront repassés en mémoire dans leur déroulement quasi immuable. Le grand prêtre, appelé aussi célébrant, paraîtra, grandi par son humilité même. Une fois encore, une fois toujours, il affirmera qu’il n’est qu’un initié en apprentissage perpétuel : il n’est pas bon de manifester trop de superbe au moment d’entrer en contact avec l’alpha et l’oméga. Des énergies secrètes, entre les lignes, pourraient se libérer, et qui sait ce qui alors adviendrait... Autour du célébrant, les fidèles se pressent, curieux de contempler de près, de toucher même, pour les plus hardis, les objets vénérés. Ce ne sont qu’objets simples et quotidiens, mais comme ennoblis par l’usage imminent, enrichis par maints gestes doux et posés...

Que l’on ironise ou que l’on se réjouisse, notre fin de siècle est friande d’hommages et d’anniversaires. Des commémorations toutes prêtes nous attendent au coin de chaque rue. On est en foule, on fait la fête, on dresse des monuments, des stèles ! Au besoin, on réinvente rites et rituels de pacotille.

N

°40 Paru en avril 1998 Photo : Perpignan

Mais lorsqu’un sujet choisit de faire par écrit l’éloge d’un objet... c’est tout différent. L’admiration assigne à chacun sa place. Célébrer, alors, signifie être présent aux êtres et aux choses, se prêter à leur jeu gai ou triste, le temps de mettre à distance, de trouver les mots adéquats. Facile ! Non. Une forme est à éprouver, et la bonne mesure, et le destinataire, et la pointe d’humour, et le ton juste... Magie de voir naître sous les mots, sur la page, une vie, un monde ! Alors la boucle est bouclée. Si écrire, c’est élire, c’est aussi célébrer et peutêtre, à notre grande délectation ou à notre insu, ne faisons-nous que l’éloge de la langue. Il est des marbres qui délivrent des messages, si l'oeil ne craint d'y lire ce que les hasards ont décidé de lui offrir.

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C

arnets & calepins

"Écrire en somme pour délier la plume et l’esprit […] j’ai plaisir à retrouver et à relire ; il m’arrive alors d’être agréablement surpris. Je n’aurais pas eu sur le coup cette tendresse pour moi". Pierre Loche

Greniers où sont engrangés des grains de mémoire. Qui n’a jamais acquis, avec délices, un de ces objets familiers, épais ou mince, à grands ou petits carreaux, cartonné ou broché, dont il a fait sa terre secrète, à labourer d’une plume rageuse ou légère? C’est une douce manie que de consigner sur un espace resserré, une fois par jour, année après année ou bien selon l’humeur du moment, ce qui fait l’ordinaire ou l’extraordinaire de la vie. Pratique quotidienne, parfois minutieuse, parfois oublieuse, la production de ces écrits intimes n’est d’abord que griffonnage, entraînement négligeable, mais elle est peut-être aussi laboratoire du texte à venir. Ces écrits d’avant la forme vont bien au-delà du plaisir de voir s’accumuler les pensées les plus "pense-bête".

S’astreindre à garder traces de ce qui a été, de ce qui ne sera plus, donne du sens à nos existences de carnetistes, stabilise notre univers, rassure notre besoin de mettre à l’abri. Les mots déposés dans l’instant, décousus, fragiles comme peuvent l’être les souvenirs, je sais, de science sûre, que, retrouvés ou relus des années plus tard, dans ce petit bleu, tout usé par mes prises et reprises, me feront mesurer le chemin parcouru.

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°41 Paru en septembre 1998 Photo : Villefranche de Conflant

Et puis, il y a les jours de grand inventaire, jours d’incursion dans nos bricolages, nos listes, nos logiques chronologiques. Les pages livrent alors quelque énigme lisse, quelque lumineuse vérité. Une cohérence après coup s’installe, on se ressouvient de telle image, de telle ambiance. Des liens se nouent d’un fait à l’autre. Retravailler est alors possible. Lentement, d’abord des mots, parfois une ou deux phrases…, un petit poème…, une histoire cherche le meilleur moyen de parvenir à l’existence. Toujours le hasard y joue son rôle. L’écriture, la vraie, celle qui décidera enfin de se donner à lire, de se montrer sur la place publique, ne commence-telle pas là, dans carnets et calepins, humblement, obstinément ?

Nos secrets, cachés dans la maille compacte des mots, ont teinte de soupirail. Il y a si longtemps que nous sommes partis !

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B

ALADE CHEZ LES ANCIENS

Mythes précieusement gardés dans l’argile des grands récits épiques, langues de nos jeunesses studieuses dans les mots desquelles s’ouvrait un autre monde, les Anciens vivent en nous, jamais très loin, dans les sédiments de la mémoire, dans les racines de nos questions. Mêlés à la terre qui les a engloutis, ils nous émeuvent par leur clarté voilée de cendre ; nous retrouvons en les lisant le piétinement de l’humain dans les mêmes angoisses, sa quête éperdue de clarté, ses ignorances et ses élans. Devant tant de lucidité ou de sagesse, nous nous sentons parfois bien ridicules à vouloir mettre nos pas dans les leurs, nous étouffons dans ces balises, et sautons par-dessus les moulins, bienheureux soudain d’être amnésiques et ingrats, échappant ainsi au « tout est dit » avec l’enthousiasme un peu naïf des défricheurs. Mais le temps nous rattrape, nous retrouvons dans nos fossettes ou nos rides les marques laissées par les parents de nos parents, nous découvrons combien ces témoins souvent muets nourrissent notre amour

et notre colère. Ils n’étaient guère prestigieux mais leur vie parlait pour eux, et leur peau était plus douce que les marbres antiques.

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°42 Paru en décembre 1998 Photo : Lectoure

D’autres fois, c’est avec un lieu ou un tableau que s’établit un dialogue imaginaire, un compagnonnage enrichi par tous les regards qui, depuis si longtemps, ont caressé ces couleurs et ces formes, et y ont trouvé un aliment. Loin des commémorations aseptisées ou d’une adaptation étroite à un futur prédécoupé, ces va-et-vient entre passé et présent nous donnent la force d’inventer un chemin qui soit nôtre, en choisissant dans l’héritage ce qui pourra lester l’esquif sans l’alourdir. Et c’est ainsi que nous avançons, dans ce réseau de fidélités qui nous innervent des pieds jusqu’à la tête et donnent à nos mots l’épaisseur féconde du temps. Michèle MONTE

Ils ne mènent nulle part, ils ont déjà tant donné ! Les fleurs et la mousse s'en sont emparées... doucement.

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H

umain, inhumain

L’inhumain hante l’humain. Face à l’humain, il manœuvre. On voudrait croire que les mots contribuent à dresser les limites à ne pas franchir, concourent à identifier ce contre quoi nos énergies sont à mobiliser. Immergés que nous sommes dans notre humanité, il semble en notre pouvoir, grâce à l’écriture, de prendre la mesure de toute l’expérience élaborée au cours des âges, de mettre à distance, de tirer des leçons. Or ce siècle, comme aucun autre auparavant, a pratiqué l’éloquente perfidie, la duplicité des mots, la folie des concepts destructeurs, les discours préparant et légitimant haine, déportations, exterminations, et pourtant c’est le nôtre ! Cette langue, capable de tuer, est la face honteuse de la nôtre ! Notre seule riposte est de nous expliquer avec elle, d’en interroger les usages, sans fin. Sous couvert de littérature des tabous sont, ici et là, allègrement franchis.

Au nom du plaisir ou de l’innocence du jeu, il nous arrive de nous aveugler. Sous prétexte de dénoncer, nous risquons de banaliser. Même si nous savons que la ligne de partage est ailleurs que dans les mots, toute notre vigilance est requise, et ce, vis-à-vis de l’écriture d’abord.

N

°43 Paru en mai 1999 Photo : Perpignan

Alors, ne plus écrire ? Non, mais écrire pour ajouter de l’humain à l’humain, pour déchirer l’ombre, pour rendre lisible ce qui nous fait avancer. Avec la conviction que cela est possible. Avec l’immodestie de prétendre que l’écrit recevable est celui qui élargit notre monde, le façonne et le complexifie. Écrivons l’inouï de nos désirs, de nos rêves, de nos peurs. Faisons connaître le travail des "hommes du commun à l’ouvrage", pourvu que l’écrit affirme ce qui est chargé de sens et de valeurs, l’absolu auquel nous aspirons, la relativité de nos ouvrages : l’humain, opposé à la barbarie, à l’indifférence, à la brutalité des forces malfaisantes. De texte en texte se décline la façon dont s’organise, par l’écriture, le champ de l’humain. Ici, un témoignage ; là, une indignation ; ailleurs, un silence si fort qu’il fait violence.

Quand les choses s'en mêlent, elles finissent par nous ressembler. Ce cordage abandonné aurait-il décidé de nous attendre ?

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À

coller… sur le frigo... & ailleurs !

Pour le plaisir de l'accumulation, l'enchaînement des possibles... coller, inscrire, fixer, placer, apposer, placarder, répondre, révéler, découvrir, déclarer, nommer, prévenir, signaler, communiquer, décommander, annuler, repousser, interdire... Il y a mille et unes manières d'utiliser sa porte de frigo, ce ventre singulier, à la fois contenu, contenant et surface. S'il est des écritures qui se font puis se cachent dans l'intimité de "carnets et calepins", il en est d'autres qui s'affichent... qui se posent là, papillons évanescents de notre vie journalière. Voici le réel fragmenté en une multitude de papiers déchirés, petits rituels d'amour ou... d'organisation, qui finissent, roulés en boule, dans une corbeille ou au fond d'une poche. Écrits domestiques, griffonnés au crayon sur un bout de papier, adressés à soi-même comme à un autre ou à un destinataire de connivence qui saura les lire, en tirer profit ou plaisir, si ce n’est contrariété ou dépit.

N

°44 Paru en septembre 1999 Photo : Petit-Bourg

On y découvrira, en désordre, ces têtes de chapitre d’un possible roman de l’intime, qui seraient à développer : horaires, dates, rendez-vous à surveiller ; souvenirs de prière, d’invocation ; admonestations, récriminations et autres grognements ; décisions (héroïques) à propos de choses pas près de se faire ; croquis insignifiants, sentences de cabinet ; mots d’amour folâtres ou apaisants ; annonces énigmatiques pour lecteur unique ; questions insolubles là, tout de suite… L’implicite du texte légitime son existence. Mais aussi… Dans ce monde d’écrits multipliés, à la limite du privé, au bord de l’exhibition, quels ailleurs ? Quelles surfaces reconquises, détournées ? Murs, troncs d’arbres, vitrines, où jaillissent tags et graffitis comme autant d’inscriptions pour attirer l’œil du passant. Le spontané du texte légitime son existence. Quelques mots suffisent parfois, et nous voilà dans l’action !

Giromon. Labyrinthe inattendu, filaments enchevêtrés. Au coeur du coeur, il y avait des pépins. Promesses du fruit à venir.

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O

blique espace de la passion"

« …et c’est bien cela l'effroi même de la littérature, c’est toujours en deçà, quand ça commence, c’est déjà révolu. » Georges-Arthur Goldschmidt, La matière de l’écriture.

Passion : vient de « souffrir ». Mouvement violent, impétueux, de l'être vers ce qu'il désire ; émotion puissante et continue qui domine la raison. Sur le coup, la passion ne peut que se crier, mais on sait, d'avance et d’expérience, que l'élan ne durera pas. Un jour, une fois passée, apaisée, la passion s’écrira. Elle sera le manque qui précède l’écriture. Car il faut une preuve après coup que quelque chose flamboyant a eu lieu. Dans le prisme de l'écriture, l’objet de la passion, disparu de la scène – mais ne cessant de l'obséder - apparaîtra tout autre. Alors, dans l'attente peut-être d’un nouveau surgissement de soi-même, chacun s'ingéniera à discerner ce qui aliéna sa lucidité et exalta de façon éphémère et à jamais sa vie.

N

°45 Paru en janvier 2000 Photo : Lectoure

L’écriture sera cette démarche difficile et patiente, révélant les conséquences et piégeant les dissonances. Tentative de reconquérir un rivage devenu inaccessible, elle dira les détours du destin, l’amour, la mort, les ruptures, le frémissement du souvenir, l’indicible du bonheur, l’impuissance et la violence, la perte… mais aussi les amoureux ébats entre la plume et le signe, le burin et la pierre. L'écriture sera dans le même temps, hommage à la mesure et quête de dépassement ; tirée d’un bord à l’autre dans cet espace du dedans, oblique, désaccordé, que l’on ne reconnaît plus, mais que l’on sait être profondément sien, elle fondera, en contrepoint la fugitive vérité.

D'un bord à l'autre du monde, il y avait Toi, le soleil et Moi. Les nuages n'étaient que de passage. Et c'était bien.

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J

e m'souviens du 20ème…"

Si on pouvait imaginer une lecture à retardement, ce numéro serait à lire dans 5, 10 ou 100 ans, pour retrouver alors comment certains jugèrent bon de dialoguer avec le siècle écoulé, avec ce qui tenait tellement à cœur que les mots pour le dire arrivaient malaisément. Donc, ils ont joué de la disparité entre l'objet choisi et le texte, entre les faits et la page accordée. Ni récit historique exhaustif, ni analyse, ni commémoration. À peine peut-être un lien entre écrire et choisir, entre affleurement de la mémoire et émergence en chacun d'un point de vue. Sachant que l'histoire de ce siècle, audelà de tous les écrits déjà produits ou encore à naître, continuera longtemps de nous obséder, laissant à jamais ouvert notre besoin de comprendre, de raconter, de transmettre.

galeries de portraits, états des lieux, autant de pièces contributives au grand jeu des bilans. Regards singuliers, tour à tour ironiques ou amers. Engagements secrets et promesses d'avenir. Inventaire de ce qui, dans notre mémoire d'homme, de femme, est planté comme possible repère.

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°46 Paru en mars 2000 Photo : Îles Borromées

Voici sous nos yeux un panorama collectif, né de notre volonté et de notre imagination. Voici le fruit d'un corps à corps avec les mots, la trace ponctuelle de peines et de joies d'hier et pour demain. Au lecteur d'agir maintenant, de composer, de bâtir, de tisser. À lui de reconnaître les textes et les faits, de fabriquer la fresque, en un mot, de lire ce siècle à trous, renouant avec sa propre connaissance, sa propre expérience, sa propre histoire.

Dans un château du Moyen-âge s'enfonce un escalier en colimaçon. En bas, dans les profondeurs,

Fragments pour mémoire, entre rêve et cauchemar. Images dévoilées. Témoignages portés qui font revivre un désir, une colère, une indignation, un amour. Éphémères éphémérides,

un oeil noir, fait reproche à notre légèreté.

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P

artage de l'obscur

[...] un cri peut faire résonner l'obscur." Robert Amat

Du flou de l'origine à l'énigme de notre disparition, notre vie se passe à apprivoiser l'obscur, en nous et autour de nous. Parfois l’incompréhension s'étend, gagne les confins du monde, s’installe et rampe jusqu'à l'avenir, jusqu'à la solitude. Vouloir donner un contour à cette impression trouble, la cerner, la reconnaître, la nommer, tout cela pour la mettre en partage, voilà bien le paradoxe d'esprits raisonnables, appelant à la rescousse l’imaginaire, l’intuition, le poème.

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°47 Paru en août 2000 Photo : Sélestat

Nous avons tenté de formuler ce qui échappe et ne s'explique pas ; qui est absurde comme la souffrance ; beau comme la musique ; ce qu'il faut avoir le courage d'oser regarder et affronter… Des expériences ont été masquées de mots, les mots, ne sont-ils pas des leurres ? Nous les disons lumineux et par nature, chargés de sens, de significations. Et pourtant, l'obscur ne se partage pas. Même fixé dans un texte, il gardera toujours sa part de mystère. Chaque lecteur qui en fera son bien l'affectera d'incertitudes ou de clartés inattendues, reconnaîtra ce qui en lui résiste et résiste aussi en moi. Peut-être y aura-t-il communion, dans le sens d'épiphanie poétique ?

L'obscur, nous l'avons décliné de bien des façons. Nous avons tenté d'étreindre, par un acte de parole, ce qui n'a pas d'objet déclaré ou déclarable, la trace d'un désir appelant un autre désir, la fugacité d'une perception. Curieux de ce qui adviendra de cette intime négociation entre l'ombre et la lumière, de ce que l'écriture pourra en dévoiler.

Il portait un nom qui sonnait à lui seul comme une friandise. Il fallait néanmoins du courage pour oser attaquer le mystère craquant de son intimité !

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P

aroles de pierres

Elles se brisent et roulent dans le lit des rivières. Elles deviennent galet.

L’exploit, dit-on, serait de faire parler les pierres.

Et l’homme, frêle témoin, arrache le galet rond à son milieu naturel, en fait son matériau premier pour des figures offertes à l’éternité des formes.

Avec le temps, c’est vrai, les pierres se couvrent de signes, elles se confient des messages et dialoguent ainsi de siècles en millénaires par-delà et à l’insu des générations humaines.

Alors, la pierre n’est plus roche, mais objet apprivoisé, travaillé par l’habileté de l’homme. La pierre n‘est rien, tout est dans l’œil qui la scrute, dans la main qui l’entaille, la polit, la grave.

Elles sont des lieux de caractères : écriture sacrée, placide, hiéroglyphique ou tags rageurs, amoureux, voués à un rapide effacement. Dressées ou abattues, elles nous parlent, nous racontent des moments d’histoire.

Il en est des paroles comme des pierres. Elles résistent à la durée. Parfois, elles nous impressionnent tant, qu’elles suscitent en nous des désirs de conquête, des besoins d’affrontement ou d’explication.

Voyez ce mémorial élevé à dessein : "Passant, souviens-toi !", où sont inscrits les noms de ceux qui ont signé leur vie.

Parfois aussi elles s’effacent.

Mais ne se souvient que celui qui veut se souvenir ! Certaines pierres sont fragiles et c’est à la mémoire qu’il revient de les soutenir. Le temps humain est si court ! Les pierres se laissent faire, amasser, empiler, caresser, ciseler. Cela commence par les assauts de l’eau contre la roche : usées, érodées, elles perdent de leur tranchant mais gagnent en inertie.

N

°48 Paru en décembre 2000 Photo : Andernos

Sans doute était-ce pratique pour passer le gué. L'homme a toujours su se donner des facilités durables.

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P

olars & compagnie

Manière d’apprivoiser le quotidien ou attrait pour la part sombre de l’âme humaine, qu’est-ce qui pousse à écrire dans le registre du polar ? Il y a l’envie, le plaisir de tâter d’une forme connue, voire rebattue, de se mesurer aux codes d’un genre dit "mineur". Pour dénoncer, épingler, exorciser un réel toujours sur le point de basculer, on va donner une consistance réaliste à des lieux, des personnages, des émotions : ici, ce sera l’énigme, le mystère ; là, le crime, le sordide. L’imagination désormais organe de la peur, et l’abominable mis à distance par le récit. Et puis, pourquoi ne pas se la jouer au privé - en inventer un au besoin -, facétieux ou bonasse ? Lui tailler un lexique sur mesure, laxiste ou marxiste. Le créditer au choix de quelques bons côtés. Lancer contre le mal ambiant de ce siècle quelques-uns de ces héros, grands amateurs de bonne chair, subtils connaisseurs de crus, piliers de bar, lampant le whisky comme du lait frais…

En moins de deux l’atmosphère peut être créée, plus ou moins glauque. On se laisse aller au morbide, au pathologique… comme dans la vraie vie. C’est sur le palier d’à côté, non c’est loin là-bas, dans une ville inconnue, théâtre d’un fait divers inouï, encore inédit.

N

°49 Paru en avril 2001 Photo : Lac des 4 Cantons

Dans cette rhétorique de l’hypothèse, de la déduction, c’est parfois le texte lui-même qui cache la solution ou qui prématurément l’annonce. L’écriture est en recherche de son efficacité que ce soit par l’économie de moyens ou la saturation d’indices, pour atteindre ses fins, même les plus tortueuses. Elle raconte et du même coup révèle ce qui nous tourmente, du politique au social, de l’historique au drame antique. Tout cela en trois pages, suspens compris. Tel est le défi de ce numéro.

Il y a le dessus et le dessous. Le noir velours est sans limites.

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°50 Paru en juillet 2001 Photo : Vallorcine

U

ne photo... un texte

En connivence avec le temps qui passe, En illustration et comme pour l’exemple, En parti pris d’innocence, En opposition à l’entropie, En échos polysémiques, En soutien subtil du souvenir, En rupture voulue car inévitable, En lumière rouge, En oblique espace de la passion, En nostalgiques retrouvailles, En témoignage de ce qui fut, En reconstruction de sens épars, En récit arrêté par manque de Toi, En obscure clarté, En liens secrets et détournés, En langage sans mots, En calligraphies incertaines, En continuités généalogiques, En désirs surpris, En flux et en reflux... ... une photo, un texte.

Il se prend pour le soleil. Il trône et même plastronne, l'escargot doré, sûr qu'il est d'avoir effacé ses humides traces.

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R

aisons d'enfance

Comment l'histoire du Livre de Raisons est-elle venue ce jour-là dans la conversation ? Les dates importantes concernant la famille y étaient notées : naissances, mariages, décès, les bonnes et mauvaises récoltes. Le Livre se transmettait de génération en génération. Il était traditionnel qu'il soit légué à l'aîné qui le conservait, y ajoutait les archives futures. Charge à lui ensuite de le transmettre à qui de droit, c’est-à-dire au plus digne de le recevoir. À longueur de vie nous déclinons l'enfance. L'infini des aventures microscopiques quotidiennes. À longueur de texte l'enfance est déclinée. Fenêtre ouverte. Inclination à prendre l'enfance comme référence, comme mesure de ce qui va suivre. Redire aujourd'hui, encore une fois peut-être des récits tant de fois réitérés dans des contextes toujours différents, tant, que les couleurs en sont modifiées. Les liens tissés sont autres aujourd'hui. Ce que l'on croit savoir sur les débuts de l'Homme et du petit d'homme.

Lecteur, pris à témoin par l'adulte au regard d'enfant retrouvé par l'écriture. Pas collection d'anecdotes, mais œuvre collective de retour aux originelles explications.

N

°51 Paru en janvier 2001 Photo : Cassis

Encouragement à être attentifs aux souvenirs mis en page. Que manque-t-il au tableau pour mettre en lumière le patrimoine intime ? L'enfance, lieu, période privilégiés, à reconstruire mot à mot, à réinventer aussi précisément qu'on le peut. Pouvons-nous croire que tout soit joué une fois pour toutes ? Faut-il être adulte pour se retourner sur ce moment oublié pour les uns, inoubliable pour les autres ? Il ne semble pas. À peine sortis de l'enfance, certains adolescents se penchent déjà avec une sagesse toute neuve sur un passé récent. L'enfance n'a pas toujours raison d'avoir raison. On aurait tendance à accorder l'innocence à l'enfance, air lisse et dégagé.

Ceci n'est pas une ardoise ! Zorro serait-il passé par là ? Dressé sur ses étriers, cape au vent, moustaches conquérantes, marquant son signe à la pointe de l'épée...

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E

t pourtant, elle chante !

"Que reste-t-il ? Sinon cette façon de poser la question qui se nomme la poésie et qui est vraisemblablement la possibilité de tirer de la limite même un chant [...]" Philippe Jaccottet, Eléments d'un songe, 1961.

Entre chant ou chanson, pourquoi choisir ? Chant secret qui affleure aux lèvres du poète. Chanson bien douce que chacun fredonne "… longtemps, longtemps, longtemps…". De vous, nous aimons la scansion et le rythme, la retenue et l'exaltation, la jubilation du chant et le mystère du poème. Tour à tour publics et intimes, solitaires et si généreusement solidaires, vous êtes l'énergie qui passe dans la langue et la tendresse aussi. Plaisirs et douleurs de vivre ou simplement d'exister, vous mettez tout cela en paroles et musique. Vous ponctuez les grands moments comme les petits. Dans la gaieté, l'amour, la colère, la révolte, la tristesse et le deuil, vous êtes illimités…

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° 52 Paru en avril 2002 Photo : Gargnano

Avec vos airs de ritournelle, vos délicieux roulements, vos savantes articulations, vous dévoilez les paysages du cœur. Vous offrez l'instant dans l'instant, sans craindre la répétition. Et pourtant, si votre simplicité est poussée à bout, la moindre virgule vaut obstination, le point s'exclame pour de bon et les mots deviennent nos meilleures armes ! Dans nos mémoires, vos refrains et couplets s'impriment l'air de rien. Un souffle de révolution s'en mêle. Des voix à jamais disparues se glissent. Voix d'hier, voix présentes, qui nous relient et nous façonnent à leurs rythmes. Poésies fredonnées, vous donnez à tous l'accès aux textes quand la mélodie ordonne et soutient l'espérance. Vous résistez au silence, vous déroutez le sens… Mais quoi donc et jusqu'où ? Parfois, je préfère ne pas comprendre. Tant de choses restent encore à chanter !

Une bouche d'ombre. Le passant approche un peu la main et tend un peu l'oreille. Que se murmure-t-il entre pierre et ciment ? Mystère !

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C

ollages, savants chaos.

"Tout le monde sait que l'artiste tient à la fois du savant et du bricoleur." Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, 1962.

Sachant que tout est vanité et que le monde – intérieur comme extérieur – est désordonné, morcelé, en un mot, complexe, quel regard portons-nous sur l'écriture ? Quels échos de cette réalité mouvante tentons-nous d'inscrire dans les textes ? Quelle idée nous faisonsnous de ce qu'est un auteur : démiurge jouant au mécano, combinant mots épars, expressions choisies, arguments élus ? Architecte décidant de la construction de son œuvre, forçant le lecteur à trouver son propre sens ? Ou l'égarant sciemment sur des chemins de traverses ? Collages, bricolages : proximité de sens et de sons. Glissement de l'un à l'autre. Coïncidence ? Le bricoleur ruine l'idée de génie inspiré. Inventif, il est porté sur l'expérience. Il tire parti des mots et veut être conscient de ses savoirfaire, toujours curieux de la fécondité de ses intuitions, même quand elles l'entraînent aux limites de l'absurde.

Il accommode ses ressources, aménage ses archives, nomme ses savoirs jusqu'à l'ivresse. Il consigne de multiples projets, quitte à n'en suivre aucun en particulier.

N

°53 Paru en août 2002 Photo : Soulac

Certes, le hasard joue encore son rôle, mais c'est un art, un sublime bricolage que d'organiser la contingence ! Couper court, coller, juxtaposer, composer le dedans, le dehors. Désir de maîtriser. D'un côté, des fragments, des bribes, quelques morceaux de rêves pris dans un coin, et de l'autre, le dessein de créer un ordre à partir du désordre, un semblant d'unité. Les relations cachées entre les parties, l'idée fixe poursuivie, tout est du ressort de la fantaisie imaginative qui préside aux arrangements. Et le passage de l'informulé à quelque chose de compréhensible, sinon de cohérent pour l'autre, sera toujours un mystère. Comme si par l'écrit, on pouvait apprivoiser les "causes premières". Essentielle utopie ! L'écriture ouvre alors des fenêtres d'ordre dans nos chaotiques pensées. Mais, si elle offre une apparence construite, le paradoxe de cette construction est qu'elle signifie et laisse percevoir l'incertitude-même, un irréductible enchevêtrement.

Il éclate, se dresse, s'éparpille, se confond en excuses d'être. Il accroche l'oeil, vous renvoie à vos propres excès. Il se souvient de vos joies à votre insu. Et finit par prendre la tangente.

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J

Qu'elle soit infâme gribouillis ou de la plus belle eau, la signature symbolise un sujet, qui, par la présente, affirme qu'il s'investit, qu'il lègue, qu'il convoque ou assigne… Mais il est des héritages voulus et d'autres pas, des filiations, souhaitées et d'autres récusées.

Si elle avait le loisir de parler, la signature, cet abrégé de l'être, dirait sans doute : regardez bien qui je suis, qui je signe ! Je suis apposée là pour donner corps à des savoirs qu'à peine vous soupçonnez.

Force nous est faite souvent - parce qu'entre-temps il y a eu la vie, la nuit, les rêves - de devoir réinventer notre histoire, de replacer les événements dans une configuration, chaque fois un peu la même, chaque fois un peu une autre.

e, soussigné(e)…

Regardez-moi, voyez ce blanc territoire, balisé de mes alphabets en un ordre étudié, expertisé. Voyez ces grammes qui scellent mon accord. Cet agrégat de signes accolés, emmêlés, bousculés marque un non-retour car tout se passe au-delà ou en deçà. Observez le jeu de miroir. Comparez ! Est-ce bien la même personne, celle qui s'annonce au début du texte et celle qui clôt de son sceau le bas de la page ? Le "Je" du commencement est-il sorti indemne de l'écriture, hasardeux parcours dans la langue ? L'identité déclinée n'a-t-elle pas souffert des assauts du sens ? La reconnaissance de soi a-t-elle eu lieu dans l'entredeux ? S'est-elle réalisée dans la difficulté de l'enfantement ou dans la jouissance de l'engagement ?

N

°54 Paru en décembre 2002 Photo : Carnoux

Heureux qui connaît le bonheur du paraphe souple et aisé, son automaticité, son allant de soi prolongé jusqu'au point final ou jusqu'au trait soigneux et fondateur. À celui qui n'a jamais su, on trempera l'index dans l'encre et sa peau parlera pour lui, attestant qu'il est unique, qu'il est celui-là et pas un autre, qu'il est reconnu pour être celui qu'il prétend être : l'anonyme. Sans cesse, la question de confiance est posée. Face à Je, soussigné(e)…, et à cette trace qui le rassemble, qui lui ressemble, il revient au regard de l'autre, des autres, de confirmer ou non l'authenticité, d'accorder ou non le crédit. Il faut une communauté de NOUS pour accueillir celui qui ose dire : c'est MOI ! "Lu et approuvé. Nous, soussignés..."

Elle avait la marotte des crayons. Un dada, une obsession. Pas un, pas deux, pas trois, mais par dizaines. Toutes formes, toutes couleurs. À bille, à encre, à mine. Un jour, elle ÉCRIRAIT !

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C

E SONT ARMES RIDICULES

"La poésie est le contraire du retrait et de l’évasion, de je ne sais quelle frileuse fuite de la réalité concrète. Elle n’existe que comme saisie furieuse du réel…" Jean-Pierre Siméon, 1996

Quel pouvoir occulte mystérieux ont les mots du poète pour constituer un danger pour des ordres établis qui veulent les mettre sous le boisseau, les faire taire à jamais. Ils génèrent des haines en plantant leur graine d’incertitude, leurs semences d’idées nouvelles ! Ils s’emparent de la langue pour un nouvel agencement du monde. Là où il y a blessure et chaos, remettre du sens et de la vie. Armes offensives, ils élèvent leur voix contre la barbarie. C’est Maïakovski contre Kalachnikov. Ils tirent à versets rouges, envoient des rafales de rimaillettes. Ils inventent la stratégie de l’encerclement poétique pour assourdir le bruit et remplir le silence. Armes défensives, ils combattent le froid et la peur pour créer dans l’éphémère des poussières de tendresse.

L’écriture tente de reconstruire ce qui a été déchiré. Aiguille de couturière, elle plante son dard dans l’armure de l’adversaire, atteint son talon d’Achille, là où la chair est à nu.

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°55 Paru en mars 2003 Photo : Aubagne

Et elle recoud les morceaux désarticulés dans une patience infinie à faire renaître une nouvelle harmonie, à raccommoder le tissu du texte au-delà des déchirures. Son apparente fragilité la ferait paraître ridicule si, par tous les moyens inventées par la censure, ceux qui veulent éteindre sa petite voix ne montraient par là sa puissance. Il y a des mots pour les luttes sociales et des mots pour les combats intimes. Des mots qui lèvent leurs petites têtes de mots face au vide et à la peur. À chacun de fourbir ses armes, d’aiguiser ses vocables, d’épuiser ses cartouches dans cette volonté de mettre au jour l’événement. Tourner autour du pot, c’est tourner autour du mot. Colorée, masquée, peinte, Françoise SALAMAND-PARKER

Elle étale sa puissance - créer, détruire et sa capacité de préhension. Qui la recevrait sur la figure en serait marqué pour les temps à venir.

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P

oétique du reste

"Toute poétique est un palliatif d'éternité" Edouard Glissant, Poétique de la Relation, 1990.

Thématique du reste ou poétique du reste ? Le reste obsède et fascine. Porteur de possibilités créatrices, il s'impose, il est irréductible. À la fois indice d'une essence et promesse de renaissance, il est la preuve que quelque chose a existé : un presque tout, singulier… dont est sauvegardé, parfois à contrecœur, un résidu signifiant. Par le pouvoir du regard, il sera accessoire inutile ou objet pertinent, esthétique même. Il possédera ou pas une valeur. Le reste, précieux éclat d'expérience : le moindre fragment, la plus petite bribe peuvent déclencher en nous un retour philosophique, une manière d'explorer, par le récit ou le poème, notre mémoire de l'infime, du détail.

N

°56 Paru en juillet 2003 Photo : Vérone

Fonder une poétique du reste, c'est franchir une étape supplémentaire, aller au-delà. C'est se donner l'occasion de mieux comprendre notre relation au monde, poser qu'il est possible de l'appréhender autrement. Conservation muséale, re-présentation, re-création : quel inventaire établir ? Il s'agit de concevoir une nouvelle unité à partir d'éléments épars ? De texte en texte, un savoir s'élabore et circule. S'ouvre l'infini d'une réflexion sur les marges et le centre ; sur ce qui est révolu, promis à l'oubli du temps, à l'absence ; sur ce qui est détourné, transformé, vers un à venir encore. Faire du reste un scandale, une passion de connaître. Un plus, un rien, un quasiment trop !

En attendant Luisa, je lui dis que je l'aime et que je l'aime encore ! D'autres avant moi ont aimé auprès du parapet. C'est écrit, là. En attendant Luisa.

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I

ci, Midi

"Pour le reste, tout art qui supposera des frontières ne sera pas art. Un "art local" ne vient jamais que manifester et vanter les particularismes qui s'opposent à l'universalité, au contraire de la singularité qui est le propre de l'art. [...] Une oeuvre qui est d'art, qui est singularité, est donc universelle." Gérard Wajcman, Collection, 1999.

L'heure est au sud, le soleil dans l'accent et le zénith sur nos têtes ! Ici, midi, c'était bien avant, du temps des mythes, des rusés navigateurs, des grands empereurs et des modestes soldats. "Ici, Midi", deux vocables accolés, sonorités à la saveur piquante. N'estce qu'une invitation aux lieux communs, un désir d'identification à un espace géographique et historique archi décrit, intimidant à force d'être connu ? Ou est-ce un appel à regarder avec humour et étonnement le lieu où l'on se trouve, pour en penser la singularité et l'élever à l'universalité : "Voisins sur une même terre", disait Aragon ? Fausse simplicité de l'intitulé, avec le risque de coller aux stéréotypes locaux entre indolence et tourisme. Terre promise, terre acquise ?

C'est pourtant bien de mise en tension qu'il s'agit. Mon ici suscite le tien, amical ou hostile. Invitation à me rejoindre, au lieu d'où je te parle, qu'il soit d'espoir ou de désespoir, j'y ai mes aises, j'y construis mon histoire. Polémique toujours possible, tant les perceptions restent relatives.

N

°57 Paru en novembre 2003 Photo : Cotignac

Mystère ! "Ici" et "Midi" n'ont de sens que par rapport à une situation donnée. Il y aura toujours le coup de force du sujet qui décide. Les objets, fugitives amarres, n'en peuvent mais. Il y aura l'enracinement et l'exil : les douceurs de l'un, les douleurs de l'autre, masquant avec subtilité leur lieu d'élaboration, celui de l'écriture. Entre ombre et lumière, au mitan des terres, l'écriture s'enracine, l'imaginaire se nourrit de ces allersretours entre monde du dedans et celui du dehors. Si notre compréhension du monde est travaillée par notre perception, l'écriture est plus que répétition ou redoublement : elle est inscription dans un espace et mise à distance de cette inscription.

Pour regarder le soleil en face,

L'ailleurs de l'écriture fait irruption dans l'ici de la vie.

que de le morceler,

il faut une fière audace ! Pas d'autres moyens que de le diviser et le subdiviser en tesselles minuscules, en milliers d'éclats de lumière. Enfin, l'apprivoiser.

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D

u rouge dans le paysage

"L'audacieuse affirmation du rouge parmi le vert dominant des arbres." Pierre Alechinsky

Notre regard est curieux du rouge, naturellement attiré par lui qui captive et altère les couleurs alentour. Il prend toute la place dans un cadre que l'œil découpe pour le servir, le mettre en valeur. Tout concourt à ce qu'on le voie et lui seul, le paysage réduit au rôle d'écrin, de contenant. L'objet qui le porte – est-il là par hasard ou par la main de l'homme ? -, bouscule ce qui l'entoure, comme si son être-là transformait le reste, signifiait, invitait à l'interprétation. Chant de vie et de révolution, il est le plus fort de tous les symboles. Puissant parce que polysémique et parce qu'il affirme l'espoir de garder vives nos capacités de refus et d'indignation... d'aucuns n'y voudraient voir que du bleu. Cri avant-coureur du danger, il pourrait être l'annonce brandie, agitée comme un drapeau, d'une résistance souveraine…

Mais l'innocence de l'intitulé est presque suspecte. Personne ne conteste qu'il y ait à raconter sous couleur du rouge ; familière, acceptée et reconnue d'avance, la symbolique en impose, semble aller de soi. L'écriture ne risque-t-elle pas d'en pâlir, de s'enfermer dans les heurs et malheurs d'une promenade ou l'éclat des coquelicots de mai ?

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°58 paru en mars 2004 Photo : La Marlagne

La magie du rouge opère inlassablement, va-t-on la réitérer jusqu'à satiété ou négocier ? Rester en surface ou chercher en profondeur et tenter l'échappée belle ? Dès que le sang a coulé, il devient noir. Noir des envies de meurtrir, de briser, de rompre. Alors, proclamer quelque chose du silence, du mistral tenace, du sens et du non sens des choses, autant de faits divers, toutes les douleurs de la terre mais aussi les naissances, admirations, filiations. Le soleil par-dessus tout ça promène sa tête de clown.

Combat de coqs. Le premier de nous deux qui y perd ses plumes y perdra aussi la vie.

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20

ans en Filigranes

Vivre en revue est affaire de suite dans les idées, d'allégresse, de lente sédimentation, d'assidue conquête de l'écriture. La cohérence advient quand on déplie le temps. Une fois tous les dix ans, par envie de modeler son histoire, par besoin de reconsidérer l'objet de l'engagement commun, Filigranes ouvre ses chemises, ses cartons, ses trente derniers numéros. Elle rassemble ses amis et remercie vivement ses fondateurs, ses auteurs, ses lecteurs, ses imprimeurs, ses graphistes, ses photographes, ses abonnés, ses banquiers, ses petites mains. Anniversaire rime avec imaginaire… l'imaginaire de l'instant, de la durée, des saisons flamboyantes ou grises, de la nostalgie et de l'espérance vive qui impulse l'acte créateur.

La création est ce qui aimante le champ conceptuel : chaque thème annoncé, chaque numéro paru cherchent à nous confronter à ce qui est en tension.

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°59 Paru en juillet 2004 Photo : Andernos

Pôles contradictoires qui invitent aux détours, aux échappées vers d'autres imaginations, prévenant les interprétations trop étroites ou convenues. Dans ce franchissement d'obstacles, chacun trouve à se positionner, à se connaître soi-même, écrivant, dans son rapport aux autres, au monde, à la pensée, à la langue. L'écriture ? Ni don, ni apanage de quelques-uns, Filigranes l'envisage comme une aventure de l'esprit, conviviale et parfois polémique. Quant à l'amour des mots, au désir d'écrire ? Cela reste la part énigmatique et privée de chacun. L'essentiel n'est-il pas que le chantier soit ouvert ?

Le petit bois d'une cagette, Quelques vieux papiers, même pas filigranés, une allumette. Il a suffi d'animer le feu, d'attiser la braise, par des souffles croisés puis de laisser faire le vent.

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e don du texte

Le don suggère un au-delà à ce qui est donné : le lien, la confiance et non le calcul.

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°60 Paru en novembre 2004 Photo : Bordeaux

Son texte trouve dans la revue un espace de vie, une problématique, un lectorat. Il s'enrichit d'un sens nouveau en se mesurant à l'aune des autres textes.

Parce que nous avons appris à vivre dans l'ombre portée de textes fondateurs, nous savons d'intuition qu'un texte donné est secrètement accompagné d'un dit encore à dire, d'un plus qui engage l'avenir.

Puis, par l'autonomie qu'il prend, une fois accepté, l'objet-texte laisse derrière lui le donneur comme le receveur. Il se libère de leur emprise. Il est en devenir : de nouvelles potentialités de lecture, d'intelligence, d'opacité peut-être, s'ouvrent à lui. Il vit sa vie de texte, il va, prodiguant le sens à tout venant.

Donner, recevoir, rendre. Mystérieuse triade ! Elle fait le quotidien des hommes et nous ne cessons d'interroger sa raison d'être. Depuis des millénaires, elle nous inscrit dans le commerce des autres. Elle initie et régule nos relations.

Lettres d'amour, mythes et récits, poèmes, témoignages, testaments, choses pensées, rêvées… Le texte, s'il dit la vie, ne peut s'y substituer.

Elle atteste de notre appartenance à un groupe, à une société, à une communauté. Les relations d'un auteur à une revue n'échappent pas à cette règle. Par ce fragment d'écrit détaché de lui et offert, l'auteur devient destinataire du travail du Collectif.

La violence, la douceur, la force des mots, des images et des souvenirs qu'il fait naître sont pour nous autant de présents. La pluie a effacé les mots, mutés en longs filaments inutiles. Le ciel prend soin de ce qui reste

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'autres chats à fouetter…

"Dans ma cervelle se promène, Ainsi qu'en son appartement Un beau chat, fort doux et charmant [...]." Charles Baudelaire

Fouetter un chat ? Pas facile ! Le félin se rebiffe. Il vous glisse entre les mains et vous laisse à votre animosité à moins que la tentative ne se solde par un coup de griffes magistral. Bien fait ! D'autres chats à fouetter… Mais s'agit-il bien ici de prendre l'expression au pied de la lettre ? Imaginons que nous nous intéressions à l'écriture et que la proposition d'écrire s'attire cette réponse brutale et peu amène. Autrement dit : "Je ne suis ni intéressé ni disponible, d'autres tâches m'appellent". Voici donc l'écriture et le temps d'écrire lui-même repoussés, récusés, bannis avec un empressement et une violence qui surprennent. Tous les biais, tous les prétextes sont bons pour expliquer l'évitement. Comme si, mesurée à l'aune des choses vitales, l'activité en question ne valait pas la peine.

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°61 Paru en mars 2005 Photo : Martigues

Entre le futile et l'essentiel, est-ce l'alternative ? Quels arguments pourraient légitimer et autoriser la procrastination, joli mot pour remettre à demain. D'autres chats à fouetter… Cette fin de non recevoir, destinée à décourager, inciterait à briser là. Mais cherche-t-on sous les mots, se profile alors l'ombre d'un regret. Optimistes, nous supposerons que la rudesse de la réplique cache malgré tout un certain désir d'écrire, et paradoxe, ce refus même donne lieu à écriture. Les textes disent comment chacun est attiré hors de lui par toutes sortes de chimères, de souvenirs, de spectacles du monde occupant l'esprit et le temps, empêchant d'écrire tout en offrant matière et substance. Alors, écrire, c'est choisir la bonne distance, la focale, l'angle d'attaque. Nommer par défaut. Creuser la langue. Prétexter un objet en lieu et place d'un autre. Évoquer ce qui fait barrage et advient néanmoins. Ce qui n'a pas à être dit. Parfois l'attente, l'espoir, un appétit trop puissant et voilà le sens hors de portée. Les mots se moquent de ce que vous voulez dire, s'égarent sur des pistes marginales.

Imaginez le temps nécessaire

Finalement, ne serait-il pas plus simple de fouetter les chats ?

empiler, griffonner, empiler encore,

pour étaler, sècher, plier, découper, gratter, tacher, relire, corriger, coucher, confier, jeter, cocoter, brûler, cacher, dépouiller... Et pourquoi pas mâcher tant que vous y êtes ?

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a vie au vif

"De la vie à la vie, quel chemin !" Milosz

Infinie et pourtant déjà brève, la vie au vif est un sourire, un paysage, le timbre d'une voix, une naissance peut-être… Alors une profondeur s'ouvre, aussitôt refermée. L'instant d'après se déroule comme pressenti ou redouté et nous restons saisis, transformés à notre insu, par ce grain de réalité reconnue dont nous appréhendons soudain pleinement le sens. Cet instant privilégié ne fera pas plus de trois pages dans la revue. La vie est à prendre bleue ou à point ! Comme une photo dont on ne verrait que le visible et les options du photographe. Si l'écriture donne à voir l'invisible, quels appareils parviendront à surprendre ces instantanés ? Quels choix d'écriture, apparents ou cachés, inventeront le vif ? Un vécu, même ardent, même violent ne produit pas à coup sûr l'intensité du texte.

Une consigne serait : tenter de cerner la réalité au plus près et ensuite voir ce que l'on a fait pour s'en approcher, s'y attacher, comment on est entré dans le vif du sujet.

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°62 Paru en juin 2005 Photo : Carnoux

Identifier le moment où l'on tourne autour du pot. Trouver la métaphore qui mettra du liant et donnera à comprendre l'improbable trajet reconstituant la scène perdue. Vivre puis raconter fidèlement, au risque d'arpenter du banal, de se laisser entraîner par les mots. Ou alors, inventer ce qu'on raconte, faire du récit une manière de vivre ? Brefs haïkus ou longs développements, la vie à vif, se souvient des misères du monde et fait sujet de petits riens qui restent en mémoire et sont le sel de l'existence. Des images naissent de fluides assemblages de mots qui seront pour certains des mots de passe, des messages inouïs. L'écriture, procédé de retardement, capte ces moments de lucidité ou les reproduit dans un lent travail de mise en scène pour restituer la fugace vision et l'attirer, la fixer vers la lumière. "La bourse ou la vie" menaçaient autrefois les brigands de grands chemins. L'écriture ou la vie, semble induire notre titre. La réponse ne balance pas, nous voulons l'écriture pour la vie, à tous les sens du terme !

Elles seront passées depuis longtemps déjà, que je me reverrai les découvrant joyeusement, les déshabillant de leur papier cristal. "Ces pivoines sont pour vous, Madame !"

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écouper le monde avec la langue

"La langue aimée et vive vous donne toute vie et tout amour : rien n'est réel pour la pensée que d'être nommé dans la langue." Marc Le Bot "Voyons, d'où vient le verbe ? Et d'où viennent les langues ? De qui tiens-tu les mots dont tu fais tes harangues ? Écriture, Alphabet, d'où tout cela vient-il ? Répond." V. Hugo, Dernière gerbe. (1902) "Désir et mort sont deux des noms que nous donnons à l'innommable." Marc Le Bot, Images, Magies, 1990.

Imaginons un monde vierge, encore innommé. Voilà que survient l'homme qui pose sur toutes choses un nom, voilà qu'il baptise à tout va. Babel aidant, le même objet héritera de plusieurs désignations qui l'établissent, le disposent en catégories, au risque de s'y perdre. Fruit ou légume ? Qui a décidé pour la tomate ? Qui dira la violence de toute nomination ? La langue tourne et retourne. Et voilà le fameux Verbe des commencements qui va se complexifiant, les discours ajoutés aux discours, les dictionnaires aux dictionnaires. Divine surprise : le monde s'énonce ! Je peux le faire exister, apparaître et disparaître à mon gré, avec délicatesse ou avec démesure.

La langue tourne et retourne.

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° 63 Paru en novembre 2005 Photo : Paris

Vivante, verte, maternelle, étrangère, mais tout amour… la langue ! Descriptions, récits, proses, romans, grandes scènes du II, poèmes – ô, le poème ! –… autant de manières de détailler pour saisir, inventer au besoin, maîtriser, subjuguer. Même les enfants s'amusent à feuilletonner ! Au début était la langue ? Toute histoire, fable, prophétie, passent par son primat. L'écriture est elle-même un fait de langue, l'outil privilégié en est la métaphore, cédant au scripteur et au lecteur, conscients d'une impossible adéquation, la tâche de faire coïncider au mieux leurs découpages. Elle condense tout un univers en une page, écran fictif où viennent s'inscrire les traces du monde du dedans et du dehors, l'un et l'autre advenus par magie langagière. La langue tourne et retourne. Elle prétend parfois à l'apaisement d'un silence partagé ou à la mutité finalement acceptée, débordée par le sens, le non dit encore, et le reste pareillement opaque.

- Quelqu'un nous observe, ne vous semble-t-il pas ? - Oui, j'ai aussi cette impression. - Une forme qui vous ressemble. - Non, qui vous ressemble ! -Disons qu'elle nous ressemble.

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ne date, forcément"

"L'ange. C’est une statue moscovite aux pieds pris dans un nuage de pierre. L’ange demeure ange." Nathalie Ferrier, Filigranes, N°63, nov. 2005.

Entre les dates et nous, quoi ? La mémoire, captée par cette borne précise et fiable, s'accroche mais le fil est ténu. Il est des événements qui vous prennent en traîtres et s'abattent dans votre vie sans que vous ayez vu le coup venir. Une date est-elle autre chose qu'un petit amas de chiffres, sorte de talisman, qui ouvre sur un temps hors du temps présent ? Peut-être, mais la date ordonne, range, assigne une place dans une succession. À peine évoquée, elle fait se lever des images, des fantômes et probablement des anges. Mais qui nous dira sa vérité vraie ? Cette nuit-là (celle du 26 au 27 novembre 2005), vous étiez chez des amis, ambiance joyeuse, loin, à 100 000 lieues de l'évidence et du désespoir. Notre volonté d'en faire des repères rend certaines dates rayonnantes quand d'autres se transmettent dans le secret du cœur, tirant force et vertu de leur discrétion même. Et puis, vous apprenez la funeste nouvelle. Pourquoi? Chaque anniversaire les recharge d'émotion. Dates heureuses pour les uns, sombres pour les autres et néanmoins les mêmes qui nous laissent sans réponse, privés pour toujours.

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°64 Paru en avril 2006 Photo : St Paul de Vence

Des mondes s'appellent, se repoussent, se répondent, se différencient. La date fait lien. Consciente de ses enjeux, elle se gonfle de significations multiples, d'interprétations. Elle veut être lue à la lumière de l'histoire. Fatal, l'accident, improbable la veille, a eu lieu et on veut le comprendre, au moins en saisir le sens, se le raconter, lui donner un avant et un après. Plus tard, l'événement prendra racine, deviendra date. Il sera matière à souvenirs, à récit. Écrire… Moyen que les hommes ont trouvé pour faire comme si… , et accepter dans un même mouvement passé et lendemain ? Dans ce monde de calendriers, nous écrivons pour penser autrement le temps, pour mettre en relation hier et bientôt, l'héritage et l'à venir et ainsi prendre place dans la filiation. Oui, nous écrivons pour ne pas oublier, pour donner à la relation humaine l'épaisseur de la mémoire. Pour faire exister malgré tout ces dates impossibles qui nous habitent, celles dont on ne sait ni le jour, ni le mois, ni l'heure. Celles qui, sous nos yeux impuissants, resteront à jamais silencieuses… Nathalie F. n'est plus de ce monde. Elle l'a quitté dans la nuit du 26 au 27 novembre 2005. Depuis, cette date nous meurtrit et nous blesse.

Autrefois, ici même s'élançait un bel arbre. Chevelure bruissante, obscure. Il parlait toutes les langues et celle des oiseaux... Pourquoi a-t-il fallu que l'orage le brise net ?

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rejoindre les anges… Peutêtre de là-bas veille-t-elle encore : le flambeau a été repris et les fils renoués grâce à l'engagement et à l'amicale ténacité de Carole Foullon, à Nathalie F. qui a tenu envers et contre tout à faire vivre le projet.

Ces quelques lignes offertes à des lecteurs inconnus sont en soi un message, du moins pouvions-nous les considérer ainsi et l'échange se faisait en retour.

Oleg, Sacha, Olga, Inna, Micha, Sergueï, Irina et les autres - tous francophones et francophiles - se sont mis de la partie et ont envoyé leurs pages de Dostoïevski, Gogol, Gorki, Maïakovski, Pouchkine, Oulitskaïa, Boulgakov, Harms, Akhmatova, Tsvetaïeva, Pasternak... comme autant de textes souches. Du côté français : Jaccottet, Butor, Koltès, Duras, Glissant, Michaux, Jauffret, Proal, Aragon, Colette, Bouvier, Rimbaud, Prévert… cinquante mails plus loin, nous avions fait le plein de pages d'anthologie.

déjà bien, mais l'essentiel était encore devant nous : écrire ! Et là, que l'on soit Russes ou Français, se frotter à la langue est toujours un risque et une aventure. Quelles forces d'attraction ont joué ? Quels mots ont ouvert la voie ? Chacun mesurera la distance introduite du texte souche au texte réplique : transposition, réponse, déplacement.

st - Ouest et retour

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°65 Paru en novembre 2006 Photo : Moscou

Les textes envoyés,

"Rien ne disparaît de ce qui enregistrés et reçus, le a dû être abandonné " Alors, elle a battu le rappel et bonheur d'entendre des Henri Wallon nos lointains correspondants sonorités nouvelles, c'était

Tout a commencé par un pressant défi de Nathalie Ferrier, en poste au Centre Culturel français de Moscou : ce serait bien si les liens déjà tissés entre Moscou et Marseille perduraient dans un autre numéro de Fili ! Faisons mieux connaissance avec nos littératures respectives. Offrons-nous réciproquement des textes d'auteurs auxquels nous tenons, représentant pour nous ce que nous aurions envie de faire savoir aux autres. Et à partir de là, chacun pourrait choisir et écrire en écho, en écart, en voisin ou en étranger. Les textes seraient comme des miroirs où se mirer, se reconnaître autre ou pareil... Les "prétextes " joueraient le rôle de tremplin, d'apport, d'horizon en trouvant leurs destinataires. Tout cela était bel et bon... Mais Nathalie, sans avis préalable, une mauvaise nuit de novembre, s'en est allée

Comment se sont faits ces choix ? Mystère ! Certes, ils disent quelque chose de nous, de nos goûts, de nos désirs de communiquer, mais que veulent-ils affirmer de notre rapport au monde, à la littérature, à la vie comme elle va ? Ils témoignent secrètement de nos singularités, différences et appartenances.

Dans cette sorte d'atelier à distance, aux lecteurs de lire entre les lignes, de découvrir les affinités électives, de percevoir les fils invisibles. Donner - Recevoir - Rendre. Au-delà du lien, se construisent don et contre don. Chacun appréciera l'humaine signification de ces modestes transmissions. En ces temps où trop souvent la violence préside aux relations entre pays, le seul choix possible est d'aller à contre-courant à la rencontre des autres, de leur culture et de leur imaginaire.

Ôte ta chapka fourrée, Pouchkine. Entre dans la basilique. Sous le clocher à bulbe ou pointu rutilant de couleurs. Méthode et Cyril t'y accueilleront.

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L

udo-

textes

Vrai, le terme "ludotexte" n'existe pas, mais tout le monde comprend l'intention : interroger l'apparente gratuité de cette écriture, refuser l'esprit de sérieux, lui opposer le rire, la surprise, l'iconoclasme. À écriture créative, lecture légère ! Laissons prise au jeu ! De fatrasies en pirouettes, de fariboles en plaisantes plaisanteries, demandons à la langue de nous séduire, par ce qu'elle porte d'incongru, par ce qu'elle forge entre sèmes et sons, par ce qu'elle accepte de nouer. Ce fil à retordre, sens et contresens unis en colloque toujours singulier. Soyons à l'écoute de ses hasards, que cela sonne, que cela slame : voyelles en couleur, consonnes en tambour. Pour de rire peut-être, pour de bon toujours, dans le risque à chaque fois.

Ne serait-il pas plus facile d'émouvoir ?

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°66 Paru en novembre 2006 Photo : Quinson

Bref, il y a du plaisir à étirer la pâte tous azimuts. À s'en donner à coeur joie, à pousser la chose aux limites, parfois comme on pose sa dernière carte. Rire et faire rire, distraire, détourner, certes tout est dans la manière. Mais l'effet attendu sera-t-il au rendezvous ? C'est le pari. Plus imprédictible que jamais, tout entier confié au hasard, à la rencontre d'un auteur avec ses lecteurs. Et s'il arrive que le texte grimace, s'il fait grincer les dents, ne serait-ce pas, en dernier ressort, en désespoir de cause ? Dans une approche toute pascalienne du divertissement ?

Je joue à être le poisson-joue. Insidieusement je m'attaque à plus gros que moi. Je joue à pouvoir le croquer. Mais seulement l'embrassé-je.

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Toute littérature n'est-elle pas marquée au vif par cette part de soi - normes et vérité assumées - que l'auteur engage dans ses écrits, consciemment ou à son insu ? Façonnée par cette relation ambiguë nouée avec son lecteur ?

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ntime Versus

Extime

Ce qu'on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l'écrire. Jacques Derrida 1930-2004

Nous pourrions rapidement nous accorder sur l'essence de l'intime : le plus brûlant, le plus secret dans l’être, à peine connu de lui, uniquement privé. Mais pour ce qui est de l'extime ? Michel Tournier nous a offert le néologisme en qualifiant ainsi son journal1. Chaque auteur fait la part entre ce qui ne se dit ni ne se montre et ce qu'il proposera au vu et au su de tous. Le texte est un coup de force sur l'intime, un aveu qui se voile de mots et qui a trouvé sa forme, son genre. L'écriture tient du choix et de la décision : obscurité ou transparence, on ne dira pas tout car tout n'est pas dicible, mais on se dira. Qu'il s'agisse de solitude, de rêves, de regrets, de l'enfance et de ses peurs, mais aussi de la voix et du silence, du mystère de la mort, de la prière, de la joie...

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°67 Paru en mars 2007 Photo : Ferrières

Intime versus extime : sait-on lequel engendre l'autre ? Ruban de Möbius ou bouteille de Klein. Sait-on ce que l'écriture gagne à cette complémentarité ? Facile de jouer l'opposition comme on le ferait du jour et de la nuit, entre ce qui se passe au-dedans et ce que l'on perçoit au-dehors. Il y aurait la partie visible de l'iceberg et l'autre. Sur la ligne de flottaison où des signes affleurent, fragments d’un intime qui demande à se dire, l’écriture, tantôt poétique, tantôt narrative, sera le lien. Le lecteur quant à lui resingularise, fait œuvre d'interprétation. Il a souvent l'intuition, la perception subtile, parfois désagréable, d'avoir franchi un seuil, d'être témoin d'une scène qui ne lui appartient pas, qu'il ne comprend pas ou trop bien. Pas de solution toute faite, à chaque ligne un nouveau sens se lève, d'autres se pressentent. À peine ordonnés et sitôt lus, les mots renforcent l'énigme.

Sait-on à quel moment le dedans rejoint le dehors et se fond à lui ? Quand voit-on les feuilles avec les yeux de l'âme ? Juste au point de fusion. Étranger à soi-même.

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G

alerie de contemporains

La contemporanéité implique un être ensemble dans un maintenant qui bouleverse le temps ordinaire. L.C. www.reseaux-creation.org

Que se cache-t-il sous l’aspect lisse, vague et vaste de l’intitulé : "Galerie de contemporains" ? Ouvrir une galerie, c’est créer un lieu voué à l’observation, à la contemplation. S’agit-il de nous prendre à témoins, de nous rendre un peu plus sensibles à notre temps en accumulant sous nos yeux les preuves de sa diversité, en organisant la mise en scène de sa richesse, de ses douleurs, de ses courages ? Paradoxe que de vouloir forcer l’attention, attirer le regard sur ce qui est notre spectacle quotidien, tellement présent qu’il en devient invisible. Mais, 6 milliards et plus de contemporains ! C’est sûr, on oubliera du monde et nos limites en seront tracées. Pour une âme d’archiviste pointilleux et féru d’exhaustivité, toute galerie souffre d’absences, manque de couleurs.

Une sorte d’archive sera malgré tout produite. Au fil des chroniques, transcriptions d’une réalité provisoire, se dessinent un début de cohérence, peut-être une volonté de signifier.

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°68 Paru en juillet 2007 Photo : Bern

Même un savant désordre peut prouver quelque chose, affirmer une vérité... Écriture de réalité et non de fiction. L’auteur se fait narrateur de ses semblables, il les choisit comme objets d’histoires, entre dans leurs préoccupations, dans les valeurs qui sous-tendent leurs actes ordinaires, dans leurs difficultés et petits plaisirs. Chacun transmet à sa manière, voit du dedans ou du dehors, tait sciemment, ou au contraire valorise tel ou tel fait, qui prendra de l’importance d’avoir été mis en mots. Maints détails en disent autant sur le regard porté que sur ce qui est vu. Les lecteurs — spectateurs que nous sommes, déchiffreront peut-être dans la succession d’aventures arrivées à d’autres, les contours secrets de leur propre histoire : correspondances, convergences. Entre proximité et distance, ils retrouveront à l’oeuvre ce qui structure des vies d’aujourd’hui dans le miroir d'une humanité partagée.

Tous semblables et tous différents. Mais à chacun son assiette, son anse, sa porcelaine son chapeau rond. Tous semblables, tous frères.

La contemporanéité a ses points aveugles.

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C

ourbes & Figures "Il était une feuille avec ses lignes Ligne de vie / Ligne de chance / Ligne de cœur" Robert Desnos

Ellipses, hyperboles, paraboles, autant de mots polysémiques invitant à croiser le langage de la géométrie et celui de la rhétorique. Polyptotes, syllepses, antanaclases, conchoïdes, lemniscates, cissoïdes, autant de mots barbares pour voyager en terre étrangère, et changer de focale. Au ras des mots et de leurs ruses, au gré des courbes et de leurs charmes, nous voici partis au pays des figures, celles qui tournent les mots vers des directions imprévues, celles qui apprivoisent l’espace en le schématisant. Un point de vue se matérialise en mots qui donnent corps à la pensée, et rendent perceptibles ses fluctuations, ses hésitations, ses carrefours. Et quand l’observateur se déplace, le point de vue change, et le texte se dédouble, se ramifie, se recompose… Grossissements, non-dits, réticences amplifient ou contractent le texte et dans cette pulsation entre trop dire et trop cacher, litotes et hyperboles explorent la géométrie côté pile - un point c’est tout – et côté face – une infinité de possibles là où l’œil limité du bon Euclide ne voyait qu’une seule solution –.

Envisager son texte comme une figure, c’est s’attacher à mettre en lumière son principe organisateur, sa dynamique interne, ses élans, ses retours… C’est aussi travailler sur la difficile analogie entre l’espace limité de la page et l’espace infini du réel : cerner les frontières, repérer les symétries, confronter l’expansion et la concentration, le cadre et ce qui s’en échappe, le haut et le bas, l’envol et la chute… Ainsi les contraintes de l’écriture permettent-elles d’explorer les aléas de la vie, ses sinuosités et ses points de fuite.

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°69 Paru en novembre 2007 Photo : St Pons

Rythmes du cœur, cycles de la végétation, cristaux, nervures, trajectoires stellaires, enclos et labyrinthes, routes et cadastres, autant de figures où se forme et se transforme notre rapport au monde, et qu’il s’agit de projeter sur la page sans trop les simplifier. À chacun de conjuguer esprit de géométrie et esprit de finesse, d’incorporer les formes du monde aux méandres de l’écriture ou de retrouver la simplicité fulgurante de la trajectoire rectiligne. Et toi, lecteur, à ton tour, entre dans le jeu, déplace les lignes, pour que dans le texte que tu reconfigures, se tende à nouveau la corde du chant…

Mollement étendue sur son lit d'herbe tendre, une feuille se prélassait.

Michèle MONTE et Teresa ASSUDE

L'automne était passé par là. Elle finirait peut-être entre les pages d'un livre !

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M

ondes industrieux

"Le fer se rouille faute de s'en servir, l'eau stagnante perd sa pureté et se glace par le froid. De même, l'inaction sape la vigueur de l'esprit." Léonard de Vinci, Codique Atlantico.

À première vue, pas de tension visible, pas de problématique apparente et forte dans cet intitulé. Mais écriture oblige ! Elle nous invite à plonger dans les détails, elle ouvre sur des descriptions d'organisations extraordinaires, sur des champs qui se croisent et s'étagent, sur des arrangements de plans qui nous échappent et elle laisse présager des abîmes de complexité. C'est sa force. C'est son risque. Sans nul doute, la création est le propre de l'homme, mais il ne le sait pas ! Une sorte d'oubli machinal l'a envahi. Pourtant, ces univers ne se sont pas faits tout seuls. Il a fallu les créer, siècle après siècle, jour après jour, heure après heure, au prix de quelle sueur grise ? Qui dira l'inventivité, les mille et un tours de main et savoir-faire recelés par l'adjectif "industrieux", si obsolète et précieux ? Comment et sous quelles formes signifier que, malgré les arts et le patrimoine accumulés, on souffre encore de non reconnaissance, on hésite entre corvée et fierté ?

On en appelle à l'écriture ! Elle s'invente à l'usage, elle amène à penser. Même si le malentendu guette, le vécu mis en mots témoigne. C'est une gageure acceptée que de faire tenir en quelques lignes des mondes si vastes !

N

°70 Paru en mars 2008 Photo : Ste Marie aux Mines

Dans cet essai de dévoilement de l'infime, de l'invisible du quotidien, on joue sur l'ombre et la lumière des portraits, des monologues intérieurs. On reste modeste. On sort par l'humour de l'indicible et du banal, on tente d'inventer l'avenir, de prendre de la hauteur. On raconte comment, dans l'adversité sociale, l'expérience humaine est niée ; l'intelligence, investie dans des gestes et des outils, muée en aliénation. On dit l'impuissance à penser l'activité. La polysémie du mot travail ajoute à la difficulté de parler de ce qu'on y fait, de ce qu'on y produit, des liens que l'on y tisse. Au risque du contresens, "industrieux" et "industriel" s'amalgament et se contaminent. Heureusement, le récit dit tout cela. Le poème s'indigne. Hommage est rendu. Puisque l'homme semble ignorer que la moindre de ses pensées peut entraîner des révolutions, les textes sont là pour rendre justice.

Droite sur mon socle, je m'érige en cathédrale de fonte. Le feu ne me fait pas peur ! Au contraire, il me met en joie. On a enfin besoin de moi.

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A

u prétexte de lieux communs

"Mais nul, sinon Écho, ne répond à ma voix..." Plainte, Joachim du Bellay

Nos compères et proches voisins belges étaient d'accord pour tenter l'aventure. Il nous fallait un cadre, déclinable à l'infini. Il nous fallait une butée temporelle, ce serait les années 80. Chacun mettrait dans la corbeille un fragment de texte d'un auteur contemporain qu'il aimait, incitant par là les autres à s'initier à cette littérature au-delà des frontières et, franchissant le pas, à écrire en écho. Le pari étant de nous stimuler mutuellement "la racontouse", comme aurait dit G. Perec. Le passage du recevoir au produire s'avéra plus ardu que prévu : ne pas craindre cette rencontre inégale, se laisser séduire par les ruses de l'imaginaire. L'échange de textes souches entre Belges et Français fut fait ! Le lieu comme élément commun minimal, comme permanence humaine : la contrainte joua pleinement son rôle fédérateur, libérant les goûts, suscitant la variété.

Paradoxalement, notre proximité linguistique nous amenait à proposer souvent hors des sentiers battus - une image originale et atypique de nos proses nationales.

N

°71 Paru en juillet 2008 Photo : Scherwiller

Ce fait même ouvre des perspectives nouvelles : dévoiler l'intertexte, montrer comment - par quelles images, voire par quels mots - les écrits entrent en correspondance, tissent leur toile, en un jeu de ricochets dont on ne sait s'il fera ou non des ronds dans l'eau, tout cela invite à être encore plus attentifs au travail d'écriture. Affinités reconnues, acceptées même dans leur ténuité. Certains passages – mais pourquoi ceux-là ? - nous ont révélé la possibilité d'écrire à notre tour, en nous détachant du plaisir de lire pour nous colleter à nos propres mots, dans l'approfondissement ou dans l'écart, dans le même esprit ou non, mais toujours dans l'intelligence du propos initial. Chacun connaît intimement les liens qui le rattachent au texte souche. C'est dans cette reconnaissance que se tient la subtilité du partage, la jouissance du presque pareil et radicalement différent.

La margelle du puits ne répond plus. Bourrée, figée, elle a abandonné. La poulie aussi reste coite. Plus personne ne vient tirer de l'eau.

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S

cience & Fiction

"Le réel est inatteignable, tout au plus peut-il rendre le mouvement." Francis Ponge

On s'aventure dans un espace incertain en posant qu'un dialogue est possible entre Science et Fiction, en envisageant des circulations de l'une à l'autre. Deux logiques, deux modalités d'investigation et de production de savoirs se feraient-elles écho, et même se féconderaient-elles, avec pour sources vives et pour avenir : fantaisie, imagination, hasard ? Entre savoir et inventer, des liens s'engendrent et se tissent à la faveur de récits. L'étonnement et la fascination sont au rendez-vous, se traitent sur le ton de l'ironie, de la crainte, de l'espoir, de la prophétie. Puisqu'il faut nommer le monde pour l'apprivoiser, la science visera la formule juste, la fiction puisera dans les infinies ressources de la narration. Si la fiction se mesure le plus souvent à l'aune du singulier, elle atteint parfois à l'universel. Elle comprend les balbutiements de ce qui n'a pas encore été dit, vu ou entendu, mais qui est en voie d'être pensé.

N

°72 Paru en novembre 2008 Photo : Charleroi

Elle anticipe et annonce, elle imagine des rapports nouveaux entre les objets et les êtres. À sa manière, elle construit des mondes. Parfois, elle se donne des allures de science-fiction. Elle en expérimente le discours et se plaît à jouer de son jargon. Par chance, ce n'est pas là son seul mérite ! Elle sait aussi nous émouvoir. Entité qui se décline de mille et une manières, la science irrigue nos imaginaires. La fiction en fait miroiter les multiples facettes. Leurs mises en scène conjointes répondent à notre désir de cohérence et de vérité, nous font rêver et croire à tous les possibles. Ni l'une ni l'autre n'aura dit son dernier mot, tant que les hommes existeront et chercheront à saisir les tenants et aboutissants de toute vie dans l'univers.

Les deux amants, tels Roméo et Juliette, avaient trouvé un lieu de rendez-vous secret. Déguisés en appareils photographiques, ils jetaient un voile pudique sur l'intensité de leurs rencontres.

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M

ille maisons + Une

"Tout l'effet d'annonce est là : dans le dévoilement ou la révélation soudaine à un individu bien précis d'un lieu où, imagine-t-il, vivre lui serait possible" Marc Augé, Domaines et châteaux (1989)

Poème à la banalité d’habiter quelque part ou fiction productive que nous avons laissé proliférer ? Par tacite contrat, nous postulerons qu’elle existe, a existé ou existera… et qu’elle est unique ! De toutes les maisons que nous avons fréquentées, il en est une et une seule à laquelle nous sommes attachés plus qu’à toute autre par des liens ténus, obscurs, presque invisibles : une lumière, une exposition dans l’espace, une couleur, une odeur, un sentiment de sécurité et de bien-être. La mémoire en a sauvé quelques images, des moments, des habitudes. Je me souviens qu’ici, sur ce mur, il y avait la pompe et que dans ce hangar était suspendue une balançoire que l’on se disputait entre enfants du voisinage… et le puits au fond du jardin… C’est tout un art d’élire cette maison-là, de la reconnaître pour sienne, de s’y installer après l’avoir rêvée. Inscrite dans le paysage, elle s’inscrit en nous, et nous y inscrit à notre tour. L’occuper ne suffit pas, il faut aussi l’apprivoiser ! Elle est inaccessible dans sa totalité. On y a pénétré par le jeu d’un détail.

On a ressenti le poids de ses murs, deviné peut-être la présence de quelque fantôme tutélaire.

N

°73 Paru en février 2009 Photo : La Bégude Blanche

Il y a ce qu’on en montre et ce qui reste intime ; ce qui se voit de l’extérieur, et ce qui, de manière singulière, se vit à l’intérieur. Tout témoigne d’un ardent désir d’abri et de protection, mais aussi de projets rendus possibles par la présence même de ce lieu propre. Si l’on s’adapte à elle et elle à nous, la maison devient notre deuxième peau (la peau, les murs, même combat !), jusqu’à nous représenter et ne faire plus qu’un (si, si, cette symbiose se produit plus souvent qu’on ne croit !). Entre elle et nous, le dialogue s’engage et se poursuit au gré des réalités de l’existence. Évoquer la maison, c’est être conscient que l’on découpe dans le vaste monde une petite carte mentale revêtue d’une subjectivité subtile. Le mot engendre sans difficultés récits et souvenirs. Il dit un rapport au temps, à l’espace, aux régimes diurnes et nocturnes de la vie, aux êtres et aux choses, au travail et à la langue, à la possession et à la perte. C’est de la matière mise en forme ou plutôt mise en scène, chaque élément jouant sa partie. Le lecteur est renvoyé à sa propre manière d’habiter. À lui de faire jouer la comparaison et les hasards. À lui de créer en écho cette poétique de l’espace, fruit de son expérience et de son imaginaire et qui n’appartiendra qu’à lui.

Toute accumulation de pierres ne fait pas un mur. Tout mur ne peut être maison. Toute maison ne s'habite pas. J'en connais que l'on a abandonnées sans espoir de retour...

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C

orps palimpseste

"Ce qu'il y a de plus profond en nous, c'est la peau" Paul Valéry

Notre meilleur ami, notre plus fidèle prison, notre interface au monde, en un mot : notre corps, sera ici le sujet élu. Il est possible de le considérer de mille manières, dessus et dessous ; dedans et dehors ; avant et après, du spirituel au matériel et réciproquement. L’examen butte d'emblée sur cette barrière souple et protectrice, la peau ! Elle résiste aux égratignures, écorchures, griffures, et se souvient des caresses, des baisers. Elle vit, mais ses transformations nous échappent le plus souvent, comme nous échappe le mystère de cette enveloppe qui grandit en même temps que nous, qui est soumise à l'entropie et pourtant garde la mémoire de notre mêmeté. La tentation est grande d'assimiler cette surface finie à une page. Tatouages voulus ou subis, cicatrices, rides, blessures visibles ou secrètes, autant d'écritures insolites, à même la peau. Chacune de ces traces engendre une histoire, est le support d'un souvenir.

Celle-ci a suscité la honte et le désir d'effacement ; celle-là est portée avec fierté ; telle autre restera à jamais invisible, sauf aux yeux intimes.

N

°74 Paru en juin 2009 Photo : Reillane

À l'œil exercé de qui sait lire l'ancien sous le nouveau, le corps révèle toutes les chroniques du monde : la naissance, la maladie, la pureté, le déclin, le devenir, les strates du temps, les ancêtres, le visage, le paysage, l'injustice, la limite, l'affolement, la fragilité, les empreintes, la peur, la résignation, le langage, le foudroiement, les étapes de la vie… Ces métamorphoses remontent à la surface, se donnent à lire dans l'épaisseur. Mais seul celui qui a éprouvé la meurtrissure dans sa chair en connaît le poids et sa voix est comme un appel. Qu'avions-nous donc à prouver pour faire ainsi corps avec notre corps et nous considérer comme des parchemins ? Cette métaphore a-t-elle ouvert sur l'écriture ? Avons-nous décelé une identité ancienne ou toute nouvelle ? Pour chacun des auteurs, les couches discrètes du texte ont-elles transparu en filigrane ? Il reste au lecteur à le discerner.

Fier comme Artaban, un Être de fer et de fil se dresse sur le chemin. Prenez garde de vous gausser lorsqu'il vous racontera sa vie. Il en est ressorti cabossé, tendre sous des dehors cruels.

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P

reuves obstinées

"(…) Car les véritables souvenirs ne doivent pas tant rendre compte du passé que décrire précisément le lieu où le chercheur en prit possession." Walter Benjamin, Denkbilder

Il semble que certains anniversaires aient plus d'importance que d'autres. À Fili, nous sommes un peu comme ce centenaire qui s'étonnait de vivre encore… et pourtant notre revue n'a que 25 ans ! La tendance en pareil cas est de regarder par-dessus l'épaule le chemin parcouru, mais d'un commun accord, nous avons décidé de lier passé et futur sous l'intitulé "Archives d'avenir", tant il est vrai que ce que le passé a fait ou n'a pas su faire interroge l'avenir. Dans notre quotidien, la preuve a un aspect matériel, palpable, irréfutable. Elle atteste qu'un événement a eu lieu, c'est l'intime conviction contre le doute et la dénégation. Faut-il pour autant hausser au statut de preuves des traces accumulées sans réelle volonté de faire archive ? Derrière des traces en apparence inoffensives : une réalité est en attente d'hypothèses et de sens. Pour que la preuve existe, il faut quelqu'un qui sache la lire.

Un jour, dans le feu de l'écriture, au moment où on ne s'y attend pas, des lambeaux de vérité font résurgence.

N

°75 - Archives d'avenir 1 Paru en novembre 2009 Photo : Lège

Ce n'est pas notre mémoire qui nous joue des tours, mais seulement une image qui s'impose, ramenée à la conscience. Quel est donc le "je" qui s'obstine ? Alors, nous nous faisons poètes de l'infime et du détail comme pour réaffirmer la force suggestive du fragment, la valeur du peu. Nous acceptons que l'inachevé nous "habite et nous obsède". Il est appel. Il nous séduit. Il nous retient. Et nous nous engageons. Même si l'inexorable censure du temps a déjà fait son œuvre, témoigner, dire et garantir que cela fut, reconstituer avec minutie, est devenu notre lot et notre tâche. Dans un monde en recherche d'identités, de quelles singularités nos textes portent-ils témoignage ? Pour un bouquet d'anniversaire vous auriez pu trouver plus moelleux ! Tous ces piquants me donnent le frisson. C'est pour mieux fabriquer du souvenir, mon enfant !

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T

apis de la mémoire

Tapis de la mémoire, la formule est séduisante, magique et semble facile à investir ! Prétexte à un regard en arrière, elle évoque de possibles superpositions et sédimentations. Le temps préside aux agencements, temps minéral, végétal, humain. Le tapis infini de nos vies donnerait fond, forme et cohérence aux fragments dépareillés de nos expériences. Fiction productive. Le texte reconstituant l'histoire cachée sous les arabesques, la rendant présentable. Il nous a plu d'associer notre réflexion sur l'archive à l'art millénaire de nouer des tapis, jusqu'à en faire un lieu commun d'archivage et de stockage. Il nous a plu de nous interroger sur la manière dont nos mémoires captent et retiennent les souvenirs, entre chaine et trame. Comme si, dans cette mise à plat de nos fêtes et de nos deuils, de nos joies et de nos peurs, prévalait le besoin de nous protéger de l'oubli.

Nous nous sommes vus en archéologues du savoir. L'horizontalité invitant à chercher la profondeur sous le plan, à scruter les motifs, à comprendre les origines.

N

°76 - Archives d'avenir 2 Paru en mars 2010 Photo : Moscou

Il est des tapis faits main, avec des trous, des défauts, en un mot rudimentaires. La mémoire serait-elle contingente ? Il en est qui sont faits pour vivre, moelleux, rares, réservés à la méditation. La mémoire serait-elle un luxe ? On sait que la singularité de l'oeuvre tient à la personne qui l'a faite et au lieu qui l'a vu naître. Autant de personnes, autant de nobles desseins. Chacun associe couleurs, matières, douceur du velours, épaisseur de la laine et décide en maître tisserand de la destinée de cette archive vivante, imprévisible, qui - paradoxe - se patine et se régénère. Mais où iront, plus tard, ces chronologies inédites, ces héritages ? Envolé le tapis ! Marcher sur des sols d'agathes, pas tout à fait indifférents au luxe de pouvoir fouler ces pavés. Chaque carreau charme l'oeil, Malgré l'irrégularité, on pressent une violence qui attire.

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P

romesses, prémices

"apres sa sète otchoze qui vien sé pa forséman moinbien fovoir…" Jean Dubuffet, La Botte à nique. 1973.

Incorrigibles optimistes, enclins à l'utopie, sensibles aux promesses et à leur magie, nous nous étonnons devant l'inespéré, nous nous délectons de l'inattendu. Considérons avec l'œil du jardinier nos archives d'écritures. Avons-nous le sentiment d'avoir planté en nos commencements ? L'une ou l'autre graine aurait-elle été fécondée à notre insu, laissant advenir au fil des ans les aspects de cette vie qui nous passionnent et nous inspirent ? Les archives ne sont pas lettres mortes. Bien qu'elles portent en germe le futur, elles le masquent et le dérobent au regard du contemporain. Et c'est folie d'aller chercher dans les écrits passés les promesses qu'ils contiennent, l'ébauche d'une perle, l'amorce d'une trace, la virtualité déjà là et encore absente !

Savons-nous lire après coup les indices, dater ces signes fragiles ? Peu habiles à en déchiffrer le devenir, nous voulons cependant y croire. Mais, aucune certitude en la matière, des conjectures plutôt, un pari sur le fait qu'il y aurait des liens et que ceux-ci pourraient être mis à nu.

N

°77 - Archives d'avenir 3 Paru en juillet 2010 Photo : Carnoux

Sans cette conviction, point d'histoire, pas de continuité même minimale entre un avant et un après, point de temps ! Le poème naissant nommera les possibles, qui prendront racine dans le cœur des hommes. Le sort du texte sera de se réitérer, de s'affiner, de produire fidèlement ses propres métamorphoses. Et si, au fond, au-delà des fatalités, par un bel effet de lecture, la promesse ne commençait à vivre que par l'écrit déposé sur la feuille, par cet humble geste qui marque des repères et nourrit l'archive à venir ? Attendez-vous à découvrir un trésor au pied de l'arc en ciel. Si vous ne le trouvez, c'est que vous ne le méritez pas, incroyants que vous êtes !

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H

istoires de papiers

"La poésie se trouve à l'endroit où les mots sont en contact avec ce qui n'est pas des mots" Pierre Tilman, L'évidence N°5, juin 1995

"Frontières" ? Ce sont d'abord pour nous des histoires de papiers, de ces papiers, fidèles témoins qui jour après jour accompagnent tous les moments de la vie. Des histoires ? Les vivre, les raconter, les écrire, quelle que soit l'option, le texte alerte, prend acte, met à distance. Il rappelle aussi quelques évidences : pas de passage sans gages à l'appui, sans documents établissant le droit de circuler d'un pays à un autre. Pour franchir la ligne virtuelle, mais limite bien réelle qui sépare deux États souverains, nous exhibons l'épaisseur d'un passeport, sésame pour l'ailleurs. La frontière n'a rien d'imaginaire, elle impose son ordre, elle barbèle ! Et pourtant, sans avoir en main ce laissez-passer, une partie croissante de l'humanité entreprend la traversée, en assume le risque (parfois mortel), en revendique le droit, la légitimité au nom de la vie même. Réduire l'être humain, sa dignité, sa richesse à ce bout de carton appelé carte d’identité ? Injustices !

À nos corps défendant, des dates, des mots nous dévoilent, des tampons exposent nos vies et les fixent en des temps et des lieux qui nous ont vu passer… mais ils ne disent pas tout.

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°78 - L'imaginaire des frontières 1 Paru en novembre 2010 Photo : Arles

S'ils laissent percevoir des mondes et pressentir des relations, reste à reconstruire en l'actualisant une réalité possible grâce à cette ténuité de papier, à la fois preuve avérée et inscription incertaine. Interprétations ? Chaque être humain porte en lui des milliers de souvenirs, fragments à déplier et livrer à ceux qui veulent bien l'entendre. Papiers, feuillets ambivalents qui recèlent petits bonheurs, enthousiasmes, mais aussi pleurs, indignations, révolte. Retours sur des instants vécus pour en attester la singularité ! Quels murs, murets, murailles traverse celui qui écrit ? Pourquoi une vieille lettre le ramène-t-elle à la frontière de son oubli ? Surgie de l’écart, la force des mots… Écrits sur écrits !

Le grand rassemblement a lieu Là-haut, dans les airs. Ils passent et repassent les oiseaux, cherchant où se poser. La terre est si petite, si fermée vue du ciel !

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E

ntre-deux

"Entre deux mots, le blanc Dort une éternité. Le silence y veillit. Personne". Marcel Migozzi, Qu'est-ce qu'on imagine, écrire ?

Deux rives : ”Au milieu coule une rivière”, étirant paisiblement ses eaux. Vision idyllique ! On raconte qu’à l’origine était un grand Tout. La Terre Mère. Une séparation ou un arrachement advint qui permit la différenciation. La terre, le ciel enfin reconnus. Ainsi les choses purent exister. Le temps était né dans de mouvantes limites, toujours à se toucher. Dans notre entendement, la frontière est tracée comme une ligne nette, durable. Fixée une fois pour toutes… Or la réalité dément cette représentation, ruine le désir égoïste et fou de se mettre à l’abri d’un même côté du trait, du mur. Fruits d’un entre-deux initial, nous ne sommes jamais d’un seul tenant, mais toujours (ou presque) entre deux… mers, guerres, cœurs, mondes, dates, infinis… Ballotés d’un bord à l’autre, en deçà, audelà, astreints à des choix de pays, de nationalité, de religion, de langue.

Déchirés, nous le sommes. Ce serait là le point de départ de notre capacité à envisager les pluriels et à les relier. Naissent alors d’autres espaces, d’autres utopies, d'autres rêves.

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°79 - L'imaginaire des frontières 2 Paru en mars 2011 Photo : Pointe-à-Pitre

Dans ces états intermédiaires tout peut advenir : mélanges, bifurcations, fécondations. Édouard Glissant aurait parlé de créolisation. Pour les décrire, notre imagination est fertile , mais quel angle, quel point de vue choisir ? Un côté, l'autre, au-dessus ? Sirius ? Quels mots, figures, récits, poèmes ce choix entrainera-t-il ? On collera au thème ou on tentera de trouver son chemin dans la langue, entre les langues. La langue, justement, tétée avec le lait maternel, apprise à l’école ou à coups de crosse. Là encore, écartèlement ou interaction salvatrice. L'une, jamais traduction transparente de l’autre. Pour sortir des dilemmes, voire de l’enfermement, une solution paradoxale : choisir son camp, celui de nommer et ainsi introduire la nécessaire distance, cerner les contours, donner corps à l’écart en prenant pouvoir sur lui. Les mots le permettent. Ce qu’ils révèlent en passant le pont, c’est que l’écriture se moque des rivalités, prend acte de ce qui a eu lieu et redistribue à son gré le chaos. Dans ces déplacements, le lecteur retrouve l’auteur autour du texte offert. Qu’il l'observe, et en fasse son miel ! Peut-être comprendra-t-il mieux ses propres cheminements, hésitations, interdépendances.

Tourne, vire, ondule. Petit fantôme fragile, je vis Retiré en mon bocal. Mon amie, c'est l'algue verte, végétal supérieur. Quand je danse L'univers tout entier me regarde danser.

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à suivre… Tirage Provence Imprimerie - 13400 Aubagne Version 2 - 29/06/2011

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