Spectres du Cinéma #3 - Eté 2009

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Mais ce partage ne semble pas encore convenir totalement pour rendre compte de ce que nous avons vu. En effet, de l’image « objective », peut apparaître la subjectivité via le texte récité en voix off. Ainsi nous voici proposé de superposer aux images objectives de pelleteuses détruisant et jetant les gravas, les restes de la guerre, dans la mer, le mythe de Jonas. Suivant cet énoncé, ces images prennent une autre dimension, s’extirpe déjà d’elles ce que l’on n’en aurait pas vu, ce que le poète, pour nous, y a vu. L’écrit a ainsi tissé à l’image « objective » dénudée, une robe de « subjectivité ».    La manière dont étaient filmés les champs de blé, tout à l’heure, qui ne nous montrait pas ce que Deneuve ne voyait pas en dormant à côté du conducteur, mais qui évoquait ce à quoi elle pourrait alors rêver, empruntant au réel l’entourant, la matière de son rêve, répond à un transfert opposé des deux régimes d’images décrits précédemment. Le subjectif se nourrit d’une situation on ne peut plus objective : le sommeil de l’actrice.

Elles ont vu quelque chose (à gauche Judith Lerner dans Notre Musique, à droite la Deneuve dans Je veux voir)

Ainsi, il y a bien dans Je veux voir, ainsi que ses auteurs le désiraient, contre une lecture sommaire des propos de Jean-Luc Godard1, et comme Jacques Rancière le soutient ailleurs2, un impossible partage, un mélange entre deux catégories esthétiques d’images : celles de fiction et celles documentaire.    Sans chercher aucunement à « détruire » le film des deux cinéastes libanais, mais plutôt à le « déconstruire » un peu plus avant, ainsi que les discours des uns et des autres – cela demande certes plus de patience –, on peut vivement s’interroger sur la légitimité d’une telle réplique massive aux propos de Godard. Si l’on peut savoir gré aux cinéastes libanais d’avoir pris cette remarque comme tremplin pour lancer leur projet de film, quand bien même celuici ne révolutionne pour ainsi dire rien du tout dans l’art3 comme dans la réalité géopolitique de la région, on ne se laisse pas d’être étonné d’entendre Rancière clamer ici et là sa lecture superficielle de cette fameuse scène de Notre Musique. 1  « Nous avions en tête la phrase de Godard qui fait le parallèle entre Israëliens/Palestiniens et fiction/documentaire, pour voir si on pouvait, avec une actrice incarnant le cinéma, échapper à cette dichotomie. Pour tenter cela, il nous a semblé nécessaire de mettre en scène une rencontre, entre donc Catherine Deneuve, qui porte ce statut, et Rabih Mroué, acteur et performer avec lequel nous travaillons depuis nos débuts, qui participe à notre réflexion, qui invente sur scène des questionnements dont nous nous sentons proches. Nous avions besoin, entre C. Deneuve, qui est alors pour nous un corpsfiction, et la réalité du Sud-Liban, de quelqu’un qui avait lui aussi une histoire avec les images, mais également un lien avec ce territoire puisqu’il vient du Sud-Liban. Un face-à-face direct entre Catherine et les habitants l’aurait installée dans une posture fausse, celle de témoin ou d’ambassadrice. Il fallait échapper à la dichotomie de la télé qui fonctionne sur le face-à-face entre personnalités connues et passants lambda réduits à des généralités, matériau pour les médias qui les privent de leur singularité, de leur histoire. » J. Hadjithomas et K. Joreige, Cahiers du cinéma n°640, décembre 2008. 2  Par exemple dans son dernier livre Le Spectateur émancipé, Jacques Rancière, p. 85. 3  « De façon générale, le reportage n’a d’intérêt qu’inséré dans la fiction, mais la fiction n’a d’intérêt que si elle se vérifie dans le documentaire. La Nouvelle Vague, justement, se définit en partie par ce nouveau rapport entre fiction et réalité. » Jean-Luc Godard, entretien, Cahiers du cinéma n°138, décembre 1962.

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