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préface | preface richard leeman
préface preface
richard leeman
Maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université de Bordeaux, Richard Leeman est spécialiste de Cy Twombly et est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Cy Twombly. Peindre, dessiner, écrire (Paris, Editions du Regard, 2004). Lecturer in Contemporary Art History at the University of Bordeaux, Richard Leeman is a specialist of Cy Twombly and is the author of several books including Cy Twombly. Peindre, dessiner, écrire (Paris, Editions du Regard, 2004).
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la parole* de Dan Miller
Les dessins que Dan Miller fait depuis l’enfance sont le seul moyen par lequel sa famille, comme le rappelle sa sœur, pouvait accéder au petit Danny. L’autisme se caractérise en effet, entre autres symptômes, par des troubles de la communication verbale. Or ce qui rend son œuvre si singulière et si émouvante, c’est précisément que ces dessins constituent un langage. Et un langage est un moyen non seulement de communiquer mais plus généralement de se représenter le monde. Aussi l’œuvre de Dan Miller nous dit quelque chose de sa représentation du monde. Le musée d’art moderne de New York a présenté des œuvres de Dan Miller dans une exposition intitulée « Glossolalies » ; le terme est bien choisi, il désigne une parole idiosyncrasique, propre à un individu, l’invention d’un langage. Il faut rappeler que, parmi ceux qui se sont le plus intéressés à ces productions, Jean Dubuffet – l’inventeur de l’« art brut » – travaillait aussi, comme Henri Michaux et quelques autres, à des langages inventés. Au point que Michel Thévoz pouvait dire qu’« à l’origine de l’activité littéraire de Dubuffet, il y a donc l’utopie, ou l’uglossie, comme disent les linguistes, c’est-à-dire la croyance en une langue première, pré-babélienne ». Comme son nom l’indique, l’art brut a quelque chose à voir avec ce langage des origines, cette question de la genèse du langage. Chez Dan Miller on pourrait aussi penser à cette uglossie qui n’est jamais très loin ; et ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’un autiste qui éprouve face au monde une difficulté majeure de communication verbale, produise graphiquement une uglossie, c’est-à-dire quelque chose comme un langage universel. Mais un langage qui dit aussi, comme l’écrivait Nicolas de Cuse, l’ineffable. Ou encore Ludwig Wittgenstein : il y a assurément de l’inexprimable – « ceci se montre ».
L’œuvre de Dan Miller réalise quelque chose du programme d’André Breton quand il parlait, au sujet de l’automatisme, de l’expression du « fonctionnement réel de la pensée » ; ce programme, à l’exception de quelques tentatives de Robert Desnos ou d’André Masson, n’a jamais donné de résultats convaincants au sein du surréalisme, mais bien plus chez des artistes qui, comme Cy Twombly, dans les pas d’un Paul Klee, ont entrepris un travail de régression et d’auto-analyse par l’« exploration du moyen plastique » (Klee) qui extirpa le dessin et la peinture de savoirs constitués, vers un fond archaïque ou le geste de la main, libéré de la conscience et de la rationalité, permet une expressivité pure, qui prend la forme la plus primitive d’un gribouillis, d’une lallation. Entreprise dangereuse, à maints égards, que cette anamnèse : à descendre aussi profondément en cet en-deçà du langage, l’artiste se retrouve confronté à une impossibilité à dire, une impossibilité à s’exprimer,
*parole au sens Saussurien. Saussure différencie le langage et la parole. La parole est, pour lui, l’utilisation concrète des signes linguistiques dans un contexte précis.
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cette difficulté qui est au cœur de la vie même d’un Dan Miller. Le cas de ce dernier, cependant, est différent. L’affection dont il souffre le place a priori dans un rapport au monde qu’il faut bien se garder d’idéaliser, ni même d’imaginer. Tout au plus peuton supposer que pour lui l’enjeu n’est pas celui d’une déconstruction, mais celui d’une accession au langage, à l’expression. Du point de vue pictural, l’œuvre de Miller voit coexister trois modalités : la première est celle d’un gribouillis, « geste pur, rythme, incantation » (Masson) ; la deuxième, celle de l’image, « un vestige, une trace, une épave » : une ampoule électrique, le toit d’une maison, signes d’un rapport incertain au monde ; la troisième, celle des mots. Le gribouillis se déploie en un réseau dense de lignes enchevêtrées recouvrant presque totalement la surface [p.59, p.69, p.71]. Presque, la nuance est importante : ce n’est pas all over comme on a pu le dire imprudemment : le graphisme est centré, et il existe un rapport travaillé du centre à la périphérie, moins dense, voire non peinte ; Miller redouble le cadre du papier par des marges, qu’il souligne parfois par des lignes qui viennent redoubler le bord du papier [p.59, en haut à gauche]. Ce qui frappe immédiatement dans les œuvres de Miller, c’est un art consommé de la composition, par le jeu des recouvrements qui tantôt noircissent le papier, tantôt laissent libre des zones blanches. Le degré de hachure ou de biffure crée des noyaux plus denses, saturés qui animent l’espace en des compositions équilibrées et subtiles, ces nodules plus serrés
26 induisant selon les cas un effet de lévitation ou de profondeur. Dans ces écheveaux se repèrent parfois des signes plus précis : une diagonale, qui contribue à organiser l’espace pictural, des formes circulaires ou des S qui accrochent l’œil et permettent de restituer une lecture ; on se prend alors à suivre la ligne dans ses circonvolutions ; de même pour les chiffres dont la suite (1, 2, 3…) permet de restituer un ordre de lecture, généralement de gauche à droite. Il y a quelques temps, Dan Miller a commencé à travailler avec une vieille machine à écrire ; il a découpé ses papiers en lés qu’il puisse ajuster au format de la machine. Or, retenant parfois le chariot, Miller réécrit, parfois plusieurs fois, par-dessus une ligne, ces ratures reproduisant les effets de recouvrement et de noircissement obtenus à la main dans ses dessins. La répétition, ici – « click click click », onomatopée reproduisant le cliquètement de la machine – répond à la dimension littéralement automatique de l’écriture, mais le choix de retenir le chariot est un choix esthétique, qui rompt avec la monotonie de l’interlignage pour créer une forme inédite de tapuscrit expressif. La couleur vient après. Dans son œuvre qui était d’abord une œuvre graphique, mais aussi dans la pratique : Miller commence par un dessin constituant dans le lacis des griffonnages, une structure ferme, que la couleur vient recouvrir. Mais pas totalement : ici, comme dans ses dessins, Miller ménage des effets de transparence et d’opacité, un jeu de nuances et de tonalités plus ou moins saturées – par exemple de bleu et de gris – [p.39] qui témoignent
d’un sens très sûr de la couleur et, là encore, une extrême élégance.
Une caractéristique de ce langage est l’écholalie, la répétition compulsive de traits, de mots, qui reviennent sur eux-mêmes à en noircir la page par endroits ; retour aussi de noms, d’objets se rapportant au quotidien de Dan Miller ou à ses obsessions. On remarque notamment des séries entières consacrées à la construction, à des métiers : l’électricité (electrician, plug, cord, lamp, lightbulb…), la menuiserie (carpenter, hammer, lumber), la quincaillerie (hardware, Grainger, nom d’une société de matériel industriel, aluminm, race – dans le contexte, peut-être une bague de roulement à billes, ball bearing race). L’ensemble trouvant écho dans les mentions de la maison et de ses parties (House, wall, ceiling, door, window, roof, ce dernier, le toit, étant picturalement indiqué dans plusieurs œuvres [p.35, p.41]. Dans tous les cas, la dimension éminemment personnelle, le fonctionnement allusif des mots renvoie le spectateur – et le commentateur – à des significations indécises. Certaines stéréotypies cependant peuvent émouvoir plus que d’autres, en ce qu’elles évoquent, comme ces murs (wall) indéfiniment répétés, l’enfermement qui constitue la position de l’autiste. De même on /off, à le rapporter aux ampoules électriques qui reviennent obsessivement dans l’œuvre de Miller, c’est allumé / éteint ; c’est aussi, plus généralement, une pure opposition : ouvert / fermé, oui / non, 0 / 1, c’està-dire le principe-même de tout langage, de toute pensée. Comme le note Miller en bas d’une page : « Black white. Signal » [p.123]. Fiat lux.
Une œuvre « brute » comme celle de Dan Miller, dans sa complexe simplicité, échappe par définition aux questions, modes, névroses, etc. de ce qu’il est convenu d’appeler l’art contemporain. Non seulement elle y échappe, mais elle montre à quel point la culture dite savante ou, mieux, légitime, n’est jamais autant apparue, aux dires mêmes, d’ailleurs, de certains ses propres protagonistes, aussi asphyxiante. Plus qu’aucune autre, l’œuvre de Miller nous oblige à penser l’art brut dans les termes d’une esthétique ; il y a là en effet une évidence, au sens étymologique du terme : quelque chose qui se voit, de cet œil si problématique du connoisseur, ce jugement esthétique qui sous-tend toujours implicitement, quoi qu’on en dise, le discours de la critique et de l’histoire de l’art – et qui explique qu’une instance aussi légitimante que le Museum of Modern Art ait intégré Miller à ses collections. Pierre Bourdieu, dans sa critique de la « culture légitime » a dit des choses très justes et au fond assez embarrassantes à ce sujet, mais qui ne sauraient contribuer à comprendre pourquoi cette œuvre, loin du document clinique, est aussi évidemment une œuvre d’art et même une œuvre d’art importante. Et bien, assez simplement, parce que Dan Miller fait en sorte qu’elle le soit.
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the Dan Miller’s parole
The drawings that Dan Miller has been producing since he was a boy are the sole means his family has of reaching in to him as a child, as his sister reminds us. One of the symptoms of autism is difficulty in verbal communication. What makes Dan Miller’s work so unique and so moving is the way his drawings represent a language in their own right. Language is not only a means of communication, but also, more generally, of representing the world. Dan Miller’s oeuvre has much to teach us about the way he sees the world. New York’s MoMA presented some of Dan Miller’s work in the exhibition Glossolalia: Languages of Drawing. The term “glossolalia” was well chosen: it refers to the idiosyncratic use of language unique to a given individual, an inventor of a language. It should be borne in mind that one of the first artists to take an interest in such works, Jean Dubuffet, who coined the term “art brut”, also worked with invented languages, as did Henri Michaux and a number of others. So significant was the interest in invented languages at the time that, as Michel Thévoz has written, “at the root of Dubuffet’s literary activity there lay utopia, or ‘uglossia’, to use the term favoured by linguists – that is, the belief in a primitive, pre-Babel Ur-language”. As its name suggests, art brut is connected to this original language and the issue of the genesis of language. Dan Miller’s work also calls uglossia to mind, since language is always just below the surface. It is quite a paradox that an autist who experiences major difficulties in communicating verbally with the world around him should draw works so reminiscent of uglossia, a universal language – one that expresses the ineffable, in the words of Nicholas of Cusa. Or Ludwig Wittgenstein; some things are certainly inexpressible: “it shows itself”.
Dan Miller’s oeuvre implements part of André Breton’s scheme for automatic art to express “the real functioning of thought”. The scheme never produced credible results from the Surrealists, apart from a few attempts by Robert Desnos and André Masson; it was much more convincing in the hands of artists such as Cy Twombly, who, following Paul Klee, set out on a journey of regression and selfanalysis through “an exploration of artistic means” (Klee) that took drawing and painting out of the corpus of established knowledge and into an archaic world where the hand, freed from consciousness and rationality, was free to engage in pure expression in the primitive form of scribbles and babbling. This anamnesis was a dangerous undertaking in may ways: the artist who dug so deeply into the hinterland of language found himself confronted with the impossibility of speaking, of expressing the difficulty
*Saussurean parole. Saussure distinguishes between langue (language) and parole, the latter referring to the concrete use of linguistic signs in a given context.
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that lies at the very heart of a life like Dan Miller’s. However, Miller’s own case is very different. His autism seems to give him a relationship to the world that we should by no means be tempted to idealise, or even imagine. At most, it can be supposed that in his case, the stakes are not those of a deconstruction of language, but rather an accession to language and verbal expression. Three modes of drawing co-exist in Miller’s work. The first is scribbling, what Masson calls “pure gesture, rhythm, incantation”; the second is figurative – “vestiges, traces, wrecks” – with a lightbulb or the roof of a house indicating an uncertain relationship with the world; the third is the presence of words. The scribbles spread over almost the entire surface of the work, forming a dense network of tangled lines [p.59, p.69, p.71]. Almost the entire surface: this is an important detail. The scribbles do not extend all over the work, as some commentators have somewhat carelessly claimed: the drawing is centred and there is a carefully thought-out relationship between the centre and the periphery, which is less dense, or even left unpainted. Miller echoes the frame of the paper in the margins, which are sometimes highlighted with lines that follow the edge of the paper [p.59, top left corner]. The most immediately striking aspect of Miller’s work is his consummate art of composition, playing with overlapping elements that blacken the paper here while leaving it blank there. The cross-hatching or scribbling varies in intensity, creating denser, saturated nodules that shape the space into subtly balanced compositions, thereby producing effects of lightness or depth. These tangled skeins sometimes hold more precise signs, such as a diagonal line that helps to shape the space of the page, or circles and S-shapes that catch the eye, allowing the viewer to read the work, following the convolutions of the line, or figures arranged in numerical order (1, 2, 3), thereby creating the linearity indicative of a text to be read, usually from left to right. Some time ago, Dan Miller began working with an old typewriter, cutting his papers into strips adjusted to the typewriter format. He then blocked the carriage return to write over the line just typed, sometimes several times, so that the over-typed letters produced the same effects of layering and blackening he creates by hand in his drawings. The repetition – the onomatopoeic “click click click” of the typewriter – echoes the literally automatic dimension of the writing, while the decision to block the carriage return is an aesthetic choice breaking with the monotony of line spacing to create a brand new form of expressive typescript. Colour comes later, both in his work as a whole, which was initially drawn in black and white, and in individual works. Miller begins with a drawing whose
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tracery of scribbles forms a solid structure that is then covered in colour. But again, not totally: as in his drawings, he plays with effects of transparency and opacity, using more or less saturated nuances and hues of blue and grey for example [p.39] that reflect a very sure eye for colour and, once again, create an impression of considerable elegance. One characteristic of Miller’s language is echolalia – the compulsive repetition of words that are layered to the point of blackening the paper in some places. These include names and objects somehow connected to Dan Miller’s daily life and his particular obsessions, with entire series devoted to words from the building trade – electricity (electrician, plug, cord, lamp, lightbulb), carpentry (carpenter, hammer, lumber), industrial hardware (hardware, Grainger [an American industrial supplies chain], aluminum, ball bearing race). Such terms are echoed by words for houses and their parts – house, wall, ceiling, door, window, roof. Roofs are also drawn in several of the works [p.35, p.41]. In all instances, the deeply personal dimension of Miller’s work and the allusive nature of the words mean that their precise significance must forever remain unclear to the viewer – and the commentator. However, some elements are move moving than others: the infinitely repeated walls, for instance, evoke the autist’s feeling of being locked in. Another example is on/off, which can be linked with the light-bulbs that Miller repeats obsessively in his work, but also more widely with the notion of pure opposition, open/closed, yes/no, 0/1, which is the key principle underlying all language and all thought. As Miller footnotes one of his pages, “Black white. Signal” [p.123]. Fiat lux. A “brut” body of work like that of Dan Miller is of such complex simplicity that by definition it escapes the questions, fads, and neuroses of what is commonly called contemporary art. Not only does it escape them, in fact, but it also highlights the fact that mainstream, or rather legitimate, culture has never been so asphyxiating – something even some of its own protagonists now recognise. Miller’s oeuvre, more than any other, forces us to think of Art brut in terms of an aesthetic. It is self-evident, in the etymological sense of the word – something that can be seen by the oh so problematic gaze of the connoisseur, whose aesthetic judgement always implicitly underpins the discourse of art critics and historians, however ferociously they might deny it; this in turn explains why an institution with such legitimising power as the Museum of Modern Art accepted Miller into its collections. Pierre Bourdieu’s critique of “legitimate culture” offered some highly accurate and actually rather discomforting thoughts on the subject, but even these cannot explain why Miller’s oeuvre, far from being a medical record, is so self-evidently a significant body of art. Well, the answer is quite simply that Dan Miller makes it so.
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