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mardi 11 janvier 2011 LE FIGARO

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étudesPOLITIQUES

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L’extrême droite en Europe: des crispations faceàla «société ouverte» Sortie de l’euro et de l’Europe, protectionnisme culturel et nationalisations nourrissent un chauvinisme d’État-providence. PASCAL PERRINEAU

DOBRITZ

DIRECTEUR DU CENTRE DE RECHERCHES POLITIQUES DE SCIENCES PO (CEVIPOF)

LES DÉBATS qui précèdent le passage imminent du témoin entre le fondateur du Front national et sa probable héritière, Marine Le Pen, ont revigoré l’extrême droite. Ils ont enrayé le processus de marginalisation entamé par Nicolas Sarkozy en 2007 sans toutefois parvenir à la « dédiabolisation » d’une formation rejetée par l’opinion depuis plusieurs décennies. Fait significatif, la « bulle de popularité » de Marine Le Pen ne se traduit pas par une forte dynamique d’intentions de vote et ne suscite aucun « effet femme » dans l’électorat. La prétendante à la présidence n’élargit pas l’audience du Front national dont le socle électoral se compose principalement d’ouvriers et d’employés, de quadragénaires et de jeunes de moins de vingt-cinq ans. À l’instar des formations populistes et d’extrême droite installées dans le paysage électoral européen qui pèsent dans les débats politiques, le Front national « articule les angoisses générées par la société ouverte ». La crise économique, « le passage d’un capitalisme d’assistance avec son État-providence à un capitalisme post-industriel plus individualiste », la globalisation néolibérale de l’économie ont favorisé le renouveau idéologique du populisme et de l’extrême droite. La plupart de ces mouvements préconisent une sortie de l’euro et de l’Europe ; ils prêchent« un recentrage national » ; ils ajoutent maintenant au protectionnisme culturel le protectionnisme économique assorti de nationalisations. Toutes ces crispations vivifient, selon Pascal Perrineau,« un chauvinisme d’État-providence ». ■ JOSSELINE ABONNEAU

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epuis quelques années, l’extrême droite et les populismes de droite rencontrent des succès électoraux importants dans certains pays lors des élections législatives : 29,5 % en Serbie (2008), 29 % en Suisse (2007), 28,2 % en Autriche (2008), 19,6 % aux Pays-Bas (2010), 17,2 % en Norvège (2009), 16,7 % en Hongrie (2010), 13,9 % au Danemark (2007), 11,4 % en Italie (2008). Dans nombre d’autres pays, ces partis ont dépassé la barre des 5 %. Ces réussites électorales au cœur de l’Europe ne peuvent cependant être interprétées comme les signes d’une poussée irrésistible de l’extrême droite. De nombreux pays y échappent parmi lesquels l’Allemagne, l’Espagne ou encore le Royaume-Uni. Cependant, dans plusieurs pays européens, des formations populistes ou d’extrême droite pèsent sur l’agenda politique et même campent aux portes du pouvoir comme cela est le cas aux Pays-Bas ou au Danemark.

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L’extrême droite politise le sentiment antipolitique qui remet en cause les partis traditionnels et leur système d’alliances

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Comment interpréter ces poussées de fièvre ? En Europe de l’Est, la question des minorités nationales et des frontières est un vecteur puissant de la fièvre nationaliste. Une fièvre qui se nourrit d’une désillusion politique précoce qui prospère sur fond de culture autoritaire. La désillusion touche aussi les vieilles démocraties de l’Ouest. L’insatisfaction des électorats vis-à-vis de systèmes politiques bloqués, où le quasiconsensus peut sembler étouffer le dé-

bat public, est particulièrement évidente dans des pays comme l’Autriche, la Belgique, les Pays-Bas et la Suisse. Les extrêmes droites apparaissent alors comme autant de populismes antisystème dénonçant ceux qui ont « accaparé » le pouvoir d’État au point de se confondre avec lui. L’extrême droite politise ainsi le sentiment antipolitique qui remet en cause les partis traditionnels et leur système d’alliances.

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nombreux observateurs considéraient que les sociétés postindustrielles étaient soumises à une véritable « révolution silencieuse » porteuse d’une « nouvelle politique » où les enjeux tels que l’égalité des sexes, la qualité de la vie ou la promotion des minorités devenaient essentiels. Le retour en force de l’extrême droite a constitué un défi à cette grille d’analyse. Face au pôle libertaire de la « nouvelle politique » les préoc-

À la « nouvelle gauche » et aux mouvements sociaux des années 70 ont succédé, depuis les années 80 et 90, la « nouvelle droite » et les mouvements identitaires

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Contestation d’autant plus virulente que les loyautés partisanes fondées sur les clivages de classes ou de religion qui sous-tendaient la plupart du temps les partis traditionnels en Europe sont en crise. La classe ouvrière s’est étiolée, les engagements religieux se sont affadis, d’immenses classes moyennes se sont développées et les valeurs se sont détachées des matrices religieuses d’antan. Autour de nouveaux enjeux - l’Europe, la globalisation, l’immigration - l’extrême droite fait naître de nouvelles lignes de partage. En insistant sur le critère national contre le multiculturalisme réel ou supposé de ses adversaires, le nationalisme ethnico-culturel tente de s’imposer. Ce nationalisme essaie également de renouer avec un ensemble de valeurs traditionnelles mises à mal par le « libéralisme culturel » de nos sociétés. Depuis l’attentat du 11 septembre 2001 et le développement d’un terrorisme islamiste, il a trouvé un ennemi à sa dimension et la tonalité anti-islamiste de son combat s’est accentuée : en témoignent la large victoire du référendum suisse sur l’interdiction de la construction de minarets qui a remporté 57,5 % de suffrages le 29 novembre 2009 ou encore le débat tonitruant engagé en Allemagne autour des propos de Thilo Sarrazin sur l’impossible intégration des musulmans dans son ouvrage L’Allemagne court à sa perte. Jusqu’au début des années 1980, de

cupations de la loi et de l’ordre, le respect strict de l’autorité, une moins grande tolérance pour les minorités, l’attachement aux coutumes et aux valeurs morales traditionnelles ont fait retour, portés entre autres par le vieillissement sensible des populations européennes. D’une certaine manière, à la « nouvelle gauche » et aux mouvements sociaux des années 1970 ont succédé, depuis les années 1980 et 1990, la « nouvelle droite » et les mouvements identitaires. Avec le délitement des liens sociaux, le sentiment d’insécurité et l’anomie ont progressé et entraîné une demande d’appartenance, de communauté et d’identité à laquelle l’extrême droite et les néopopulismes tentent de répondre. Cependant, au-delà de cette explication largement culturaliste des succès de l’extrême droite, une explication plus globale en termes de réponse politique à un nouvel état économique et social de nos sociétés mérite d’être développée. Le passage, au cours des dernières décennies, d’un capitalisme industriel d’assistance (avec son État-providence) à un capitalisme postindustriel davantage individualiste, s’est accompagné d’un véritable bouleversement du monde marqué par la fragmentation sociale, la désaffiliation vis-à-vis des groupes d’appartenance traditionnels (classes sociales, familles idéologiques, cultures locales), l’individualisation des risques, la mobilité croissante et le double mou-

Marine Le Pen face au défi de la « dédiabolisation »

epuis de nombreux mois, Marine Le Pen est à l’affiche. Certaines cotes de popularité l’annoncent à un niveau élevé : 27 % de jugements favorables à son action dans la cote Ipsos début décembre, 19 % de cote d’influence chez BVA. En revanche, la cote d’avenir de la Sofres, mesurée en décembre 2010, reste plus modeste : 14 % de personnes interrogées « souhaitent lui voir jouer un rôle important au cours des mois et des années à venir ». La popularité, même si elle est avérée, reste très minoritaire et n’a pas beaucoup réussi à réduire les préventions qui sont à l’œuvre contre le FN et sa future dirigeante. 86 % des personnes interrogées par la Sofres en décembre ne souhaitent pas « lui voir jouer un rôle important au cours des mois et des années à venir », c’est le cas de 74 % des sympathisants de droite. 80 % ne lui font« pas confiance pour gouverner le pays », c’est

le cas de 86 % des sympathisants de l’UMP (Ipsos France 2, 3-4 décembre 2010). 74 % sont « opposés à une alliance entre l’UMP et le Front national pour gouverner le pays », c’est le cas de 68 % des sympathisants de l’UMP (Ipsos). La popularité relative n’a pas réussi à faire céder le rejet dont le FN fait l’objet depuis plusieurs décennies.

Lifting politique Cette bulle de popularité, variable selon l’instrument de mesure utilisé, est sensible – sur un mode mineur – en termes d’intentions de vote. Dans le dernier sondage d’intentions de vote à l’élection présidentielle de 2012 (TNS SofresLe Nouvel Observateur, 19-20 novembre 2010), Marine Le Pen oscille entre 13 et 14 % d’intentions de vote. Cela est un peu mieux que le niveau atteint par

Jean-Marie Le Pen en 2007 mais, pour l’instant, il n’y a pas de dynamique électorale irrésistible. Certes, le processus de marginalisation du FN qu’avait entamé Nicolas Sarkozy en 2007 est stoppé et le renouveau du FN qui accompagne la passation de pouvoir entre Jean-Marie Le Pen et sa fille y contribue. Ce lifting politique et le climat de protestation amplifié par la crise économique et financière ont redonné un espace politique au Front national. Cependant, les urnes n’ont pas encore P. P. parlé. ■

L'extrême droite en Europe lors des dernières élections législatives en % des suffrages exprimés Moins de 5

Âge 20 %

Employé Ouvrier Prof. intermédiaire

A

Inactif, retraité Cadre, prof. intellectuelle

18 % 14 % 10 % 6%

Qui vote ?

25 - 34 ans

Femme

10 % 17 %

35 - 49 ans

13 %

50 - 64 ans 65 ans et plus

Homme

17 %

18 - 24 ans

8%

10 %

16 %

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I nte nt io n s de vote e n fave u r de Ma r i ne Le Pe n DANS LE CADRE D’UN PREMIER TOUR D’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE OÙ LE PS SERAIT REPRÉSENTÉ PAR MARTINE AUBRY

7 ,7 0

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Profession du chef de ménage

10 à 19,9 Plus de 20

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N orvège ge

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vement de diversification culturelle et ethnique à l’intérieur des sociétés et en même temps leur interdépendance croissante. La crise économique et financière de l’automne 2008 n’a pas inversé la tendance. L’émergence de l’extrême droite est une réponse directe à ces mutations. Le rejet de l’immigration et parfois la xénophobie sont alors devenus la réponse au défi d’un monde mobile, de plus en plus multiethnique et multiculturel. Peu à peu, le rejet de l’autre présenté comme véritable moyen de « protectionnisme culturel » s’est prolongé d’un ralliement au « protectionnisme économique » et d’une remise en cause du credo néolibéral du début. L’extrême droite a alors développé un véritable « chauvinisme d’État-providence » qui a fait recette auprès des milieux populaires directement menacés par l’avènement de la société post-industrielle. Elle a de plus en plus condamné la mondialisation néolibérale, prôné la sortie de l’Union européenne et de l’euro, revendiqué des mesures économiques protectionnistes, appelé à une renationalisation de l’économie… Ainsi, face à l’ouverture croissante de nos sociétés à la fois au plan économique, mais aussi au plan culturel et politique, l’extrême droite s’articule sur les angoisses générées par la « société ouverte » et tente d’inventer l’alternative de la « société du recentrage national ». ■

29 ,55

3, 2 Ro u m a n i e

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Source : Sondage TNS Sofres Logica/Le Nouvel Observateur, « Intentions de vote à l’élection présidentielle de 2012, Vague d’automne », enquête réalisée par téléphone auprès d’un échantillon national de 1000 personnesreprésentatif de l’ensemble de la population française âgée de 18 ans et plus, 19 et 20 novembre 2010.


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