Alexandre renaud, chair à canon, 1935

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Il me tend la boîte. Elle contient une cinquantaine d'images de communion, de ces images primitives sur lesquelles se détache, découpé, un enfant au brassard blanc avec un cierge a flamme très rouge et au dessus une colombe qui apporte l'hostie dans son bec. Je lui rends son larcin : « Tu peux garder ça ! » Voilà tout ce que le petit illettré a trouvé de plus beau dans les magasins d'Ypres. * Pelletier nous attend auprès du canal. Il nous fait signe de nous hâter. Il leur se tenir prêts à partir en avant. Nous avons juste le loisir, avant de nous déplacer, de bourrer nos musettes de petits-beurre « Lu » et de boîtes de conserve. Les belles bouteilles de luxe aux cols étincelants sont enfouies au fond de la tranchée. Comme des bêtes de proie nous cachons notre superflu d'aujourd'hui en prévision des disettes de demain. Nous passons toute la nuit en seconde ligne, l'équipement sur le dos, le sac à portée de la main. À deux cents mètres des premières lignes nous ne savons rien de ce qui se passe. De temps à autre, des essaims de balles passent au-dessus de nos têtes, puis les deux artilleries se mettent à aboyer et s'engueulent aux dépens des infanteries. Des blessés français de notre division descendent des premières lignes. L'un d'eux le bras cassé semble ne pas sentir la douleur. Nous lui demandons ce que l'on fait en avant : « C'est ma compagnie, à droite du secteur, qui a lâché un bout de tranchée parce qu'on ne nous relevait pas assez vite. Vous comprenez, les corvées avaient fait plusieurs tours à Ypres dans la journée. On était tous un peu « chlasses ». Alors les Boches sont arrivés tranquillement et quand la compagnie de relève s'est amenée, elle a été reçue comme une sœur. Il y a eu du grabuge. Le commandant est venu nous supplier de lui éviter le Conseil en foutant les Boches dehors. Tout le monde a compris. Si vous aviez vu ça, les gars! Pas besoin d'artillerie... L'artillerie, on l'avait dans le ventre ! En pleine nuit, on a foutu le camp en hurlant La Marseillaise. Tous les Bochetons détalaient, et ceux qui ne détalaient pas assez vite, vous pouvez croire qu'ils n'iront pas le raconter à Berlin ! Vous parlez des andouilles, aussi, de venir 110118 emmerder quand on ne leur demandait rien! » L'homme en était encore à la période d'excitation alcoolique. Il agitait son bras sanglant : « Vive le pinard ! », criait-il. Il fallut encore lui donner à boire pour le faire partir. On nous releva au petit jour. Barbaud venait d'avoir la tête ouverte par un obus. Malgré sa calotte de fer, il s'était fait décalotter ! On nous fit descendre des lignes par un autre chemin plus près d'Ypres et nos bouteilles restèrent sous la terre dans la tranchée. Peu à peu, à mesure que les heures passaient, le bruit de la canonnade diminuait, s'estompait dans le lointain, n'était plus qu'un murmure. Quand, le soir, le soleil disparut à l'Ouest derrière une ligne de peupliers, on ne l'entendait plus tout. Le front s'était évanoui, nous étions à l'arrière et quarante kilomètres nous séparaient du cadavre de Barbaud. * Nous nous réveillons après une nuit passée en camion, dans la bourgade d'où nous sommes partis. Un renfort nous attend. Nous refaisons le plein. Je touche trois hommes pour ma demisection ; de Péraudiais passe à la deuxième demi-section. Pour la première fois depuis cinq jours, nous recevons du ravitaillement.

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