Rapport CCIF 2020

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au final moins pour fonction de dissimuler le corps que d’en dissiper les formes, pour des raisons avant tout figurales et aniconiques, plutôt que des raisons liées au désir et à la séduction entre les sexes (même si désir et image sont évidemment liés). Ne peut-on pas envisager le vêtement ample — pour la femme et pour l’homme — comme le signe graphique du corps en mouvement ? C’est-à-dire de considérer que l’art du vêtement musulman a installé, dans l’espace de la vie réelle (et non en art — d’où le fait que la peinture coloniale va être séduite par ce motif, le mêlant à la nudité, donc au dévoilement), le drapé de la toge comme forme plastique et ornementale. En tant qu’instrument d’inscription dans l’espace public, on peut le comprendre notamment par la posture de certaines femmes musulmanes qui, parfois contre l’avis de leur entourage familial, portent le foulard par résistance à une certaine conception du corps, alors qu’elles sont d’avis qu’il n’est pas une obligation religieuse (ce qui, pour certaines, les fait l’enlever lorsqu’elles se trouvent dans un entourage musulman, pour travailler l’effet inverse : une approche strictement intracommunautaire qui consiste à provoquer la réinterprétation des textes religieux en dévoilant une tendance — tout aussi problématique que l’entreprise coloniale — à essentialiser le port du foulard). Comme résistance à une histoire coloniale, notamment la mémoire des cérémonies de dévoilement à Alger en 1958 52 , le port du foulard devient une image, plus ou moins travaillée, qui agit à la fois comme la question du « débat sur le voile » (qui n’est étrangement toujours pas résolue en France) et comme sa réponse : c’est-à-dire comme argument des premières concernées qui, faute de ne pas être entendues dans les médias, participent visuellement au débat, dans l’espace public, dans une forme de démocratie strictement visuelle et scénique.

En une semaine de débats sur le voile en octobre 2019, Checknews (Libération) a recensé 85 débats sur le voile, 286 invitations et 0 femme qui porte le foulard. L’expression (notamment visuelle) massive de ces femmes s’est déployée le jour de la Marche nationale du 10 novembre 2019 contre l’islamophobie.

Au-delà de l’expression sur la place publique, qui constitue déjà un geste esthétique fort, investir dans la culture reviendrait à occuper le champ artistique en contribuant au débat par la production d’œuvres picturales, littéraires, photographiques et cinématographiques, en acceptant de ne voir apparaitre les résultats de cet investissement que sur le long terme, à travers les générations. Cette nouvelle esthétique, pendant un certain temps, convoquera des formes de réaction, de résistance : une manière d’abord de dire « non » aux représentations répandues. Mais au final, son effet pourrait être très simple : provoquer le chemin inverse de problématisation du voile, en donnant les outils visuels pour le « dé-regarder ».

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Voir à ce sujet « L’Algérie se dévoile », in L’An V de la révolution algérienne, de Frantz Fanon (1959).

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