Quinzaine Littéraire n°106

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I.A QUINZAINE

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Adolfo Bioy Casares Journal de la guerre au cochon Robert Laffont éd., 264 p.

Estimant que les individus qui ont dépassé la cinquantaine ont fait leur temps, les jeunes gens de Buenos Aires, pendant une semaine, s'appliquent avec allégresse à les exterminer. Les raisons pour lesquelles se déchaîne cette « guerre au cochon» ainsi qualifie-t-on toute personne d'un certain âge -n'apparaissent pas clairement. Tout ce que l'on sait, c'est qu'il ne s'agit pas d'une révolte contre le gouvernement en place puisque le chef de ceux qui secouent si fermement le cocotier diffuse ses ordres à la ra· dio, et que les crimes demeurent impunis. On apprend aussi de la bouche de l'un des jeunes qui consent à parler de l'affaire avec Vidal - le protagoniste du roman - que « derrière tout cela, il y a des gens qui réfléchissent. Quantité de médecins, de sociologues, de statisticiens, et, tout à fait entre nous, il y a même des gens d'Eglise ». Donc, serait déçu le lecteur qui, après les premières pages, s'attendrait à trouver dans ce livre un commentaire ou une transposition de cette révolte des jeunes qui, depuis quelque temps, mobilise les sociologues et, souvent, les déroute. La révolte aux contours mal définis mais aux conséquences sanglantes et nettes dont il est question dans ce livre, est d'une ambiguïté fertile : elle laisse sa chance à de multiples interprétations. La « guerre au cochon » rappelle plutôt les horreurs que propose la science-fiction avec ses invasions d'êtres supra-terrestres ou, plus simplement, celles que le racisme ne cesse de nous offrir et qui, pour l'invention dans la cruau· té, dépassent les cauchemars dl' la littérature. Cependant, dès les premières pages, le livre semble vouloir projeter, dans l'espace qu'il compte remplir de son anecdote, l'arc d'une allégorie et l'on peut se permettre alors, de supposer que les faits et les personnages qui vont surgir, se fondront dans le symbole qui, à son tour, les exaltera. Cette guerre déclenchée par les jeunes est vue à travers un groupe d'hommes qui ont tous franchi le cap des cinquante ans, mais qui n'en continuent pas moins de s'appeler entre eux « les garçons ». Le soir, ils se réunissent dans un café pour y jouer aux cartes et se raconter leurs petites aventures senti-

La guerre au cochon mentales, ce qui les aide à se sentir encore vivants. Mais les meurtres qui sont perpétrés en ville, troublent leur vie faite d'humbles habitudes. Ils assistent à l'assassinat, dans la rue, du marchand de journaux du quartier ; ils apprennent qu'un jeune homme est remis en liberté après avoir tué un Il cochon» automobiliste qui ne démarrait pas assez vite à un feu rouge. Le fils de Vidal, quand ses amis tiennent une réunion chez lui, oblige affectueusement mais fermement son père à se cacher au grenier. Des bûchers sont allumés dans certaines rues et l'on y jette de vieilles gens; un des « garçons », invité par son fils à un match de football, est précipité du haut des gradins, puis piétiné jusqu'à ce que mort s'ensuive. Pendant la veillée funèbre, les « garçons », qui lisent dans le journal les nouvelles concernant « la guerre au cochon », apprennent que le fils de la victime n'a pas été étranger à l'assassinat. Entre temps, les habituelles par· ties de cartes étant interrompues, les « garçons», s'inquiétant du sort l'un de l'autre, se rendent mutuellement visite à la maison et découvrent, par hasard, des aspects cachés de la vie privée de leurs amis. Ainsi se révèle la nature dérisoire des exploits amoureux dont ils se vantaient dans les conversations de café. Ils ressentent peu à peu une répugnance mutuelle qui reste inavouée, mais qui, lorsqu'ils se retrouvent, les pousse à vouloir faire admettre que, somme toute, les jeunes ont bien raison' de traiter de « cochon» une personne de leur âge. Ainsi, indirectement, se font-ils des procès. Les actes criminels dont il leur arrive d'être les témoins ou dont les informent la radio et la presse. les renvoient à eux-mêmes; chacun des personnages se pénètre de son indignité sous les yeux d'un autre qui en fait autant. Le sentiment d'être un poids mort dans la société, le submerge. Le rayonnement de la jeunesse est tel que, de continuer à vivre comme par le passé, peu à peu les remplit de honte. Ils se sentent voués à la vindicte universelle. Dès' lors qu'ils s'y résignent, ils ne sont pas étrangers à leur propre destruction. Rongés par les regards, les jugements des autres, ils se rongent jusqu'à entrevoir, d'une façon obscure mais tenaillante, que ce qui est à vivre est, dans la vie, précisément ce qui se détourne d'elle et s'écoule, goutte à goutte, et se perd comme

La Qulnialne Uttéralre, du 15 au 30 novembre 1970

l'eau dans l'eau, dans le mouvement anonyme de l'histoire. Ils ne se reconnaissent plus aucun droit. Ils s'observent et inspectent autour d'eux, de façon soupçonneuse, êtres et choses, et tout - les rencontres les plus fortuites, les plus banales, la lumière au bout de la rue ou sur les objets d'une chambre leur apparaît comme un signe hostile. Si ce livre autorise des lectures diverses, sous plusieurs angles, à plusieurs niveaux, il me semble toutefois que ne serait pas juste celle qui ne s'attarderait pas sur ces quelques lignes et ne saurait pas y déceler le battement qu'elles transmettent à l'ensemble du roman : « Il pensa que ces présages - peutêtre de simples coïncidences '-- vous rappellent que la vie, si limitée et concrète pour celui qui y cherche des symboles de l'au-delà, peut toujours vous faire vivre des cauchemars désagréablement surnaturels ( ...) Il crut comprendre pour la première fois pourquoi on disait que la vie est un songe : si on vit assez longtemps, les faits d'une vie, comme ceux d'un songe, deviennent intransmissibles parce qu'ils n'intéressent plus personne. Qui est, en fait, le protagoniste du roman, Vidal, qui se croit indigne de l'amour que lui porte une jeune fille ? C'est un homme qui, dans la pénombre de sa chambre, pendant qu'il sirote un interminable maté, rumine la pensée la plus triste que l'on puisse avoir, et qui est chez lui d'autant plus poignante qu'elle lui paraît couler de source : à ses yeux, une vie, aussi brève qu'elle soit, suffit pour deux ou trois hommes. L'amour qui, dans sa jeunesse, lui avait semblé une grâce et, avec les années, comme une hygiène désespérée pour conjurer le vieillissement, soudain est devenu l'interdit absolu. Il finira par accepter le refuge que lui offre la passion de la jeune fille. (Il crut soudain comprendre par intuition que l'explication de l'univers était dans l'acte d'amour), mais quand il lui fera cette promesse d'amour éternel qu'elle attend de lui, il saura qu'il a commencé à mentir, non qu'il mette en cause la sincérité de leur engagement réciproque, mais parce qu'il sait, désormais, que le pire peut se produire à chaque instant, et aussi parce qu'il se dit: J'ai pris d'habitude, depuis quelque temps, de me demander si ce qui m'arrive ne m'arrive pas pour la dernière fois.

Ainsi, de même que l'incertitude s'est infiltrée dans l'esprit des personnages, ruinant leurs modestes ambitions, dans l'espace allégorique du roman s'est introduit insidieusement un élément qui va miner le symbole que l'on avait cru voir se dessiner au début. On pense à ces vastes symphonies au projet littéraire bien arrêté, et où, au chœur du somptueux édifice sonore, s'installe en parasite un petit ensemble à cordes qui finit par imposer, au discours inébranlable du grand orchestre, son intime et tenace mélodie. Dans ce livre qui partait pour être une allégorie, les thèmes éternels de la fuite du temps, de la vieillesse, des vicissitudes de l'amour, se sont glissés et y ont pris de l'ampleur jusqu'à constituer l'essentiel de la trame. Dans le naufrage final, la seule vérité qui surnage c'est, pour les personnages, de n'être qu'un corps que chaque minute dégrade. Mais voici qu'au bout d'une semaine, la l( guerre au cochon» s'achève. Les vieillards se risquent à nouveau à profiter du soleil, assis dans les squares. Nos « garçons» reprennent leurs parties de belote. Et ils ne sont devenus les symboles de rien, sinon, à la limite, de cette grisaille à laquelle ils participent depuis toujours. Il me semble que dans tous les livres célèbres où un personnage quelconque se trouve pris et broyé par les rouages d'une société - bornons nos souvenirs à Melville et à Kafka - il en sort grandi et comme auréolé par un mystérieux prestige. On peut imaginer que sa disgrâce est la conséquence d'une fatalité suprême qui inspire toutes les lois de ~

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