La Quinzaine littéraire n°19

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Ulnzalne littéraire

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Numéro 19

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15 janvier 1967

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Les falDilles politiques. Fourier. Un antistructuralislDe. George FriedlDann : Mass lDedia. ~tranger : USA, AllelDagne, Pologne


SOMMAIRE

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LB LIVRB DE LA QUINZAINE

William Golding

La Nef

par François Erval

6

LITTilRATURE eTRANGÈRE

Hermann Broch

par Henri Ronse

Granby Blackwood Carlene Pollte Melvin Van Peebles

Création littéraire et connaissance Un sang mal mêlé Les Flagellants Le Chinois du 14·

Michel Deguy .

Actes

par Denis Roche

Agnon à .Paris

propos recueillis par Erwin Spatz

8

.,

:liSSAIS

8

ENTRETIEN

par Jean Wagner par Geneviève Serreau

POJ!;SIE

Jean Arp

Jours effeuillés

par Alain Jouffroy

11

LANGAGE

Nicolas Ruwet, « Langages»

La Grammaire générative

par Delphine Todorova

12

MISE AU POINT

Botis Vian et les jeunes

par Paul Nazikian

14

INCONNU EN EN l'RANCE

Un graphomane génial

par K.-A. Jelenski

18

ART

Francis Bacon Ce que m'ont dit les peintures de Franci.'i Bacon L'amateur chinois des Han au xx· siècle

par Jean-Louis Ferrier

L'Auberge des Adrets Robert Macaire

par Luciend Gallmand

Michel Beurdeley 18

BIBLIOPHILIE

par Jean Selz

DICTIONN AIRB

Dominique Frémy

Quid ?

par Jean-Louis Bory

t9

PHILOSOPHIE

Emile Lehouck

Fourier aujourd'hui

par Edith Thomas

20

POLITIQUE

Edward Jay Epstein Mark Lane E. Deutsch, D. Lindon, P. Weill

Le Rapport Epstein L'Amérique fait appel Les Familles politiques aujourd'hui en France

par Claude Cohen

Télévision et politique

par George Friedman!}

Etudes sur les (( stromates » de Clément d'Alexandrie

par François Wahl

21

par Pierre Avril

Il

LETTRE DES ilT A TS· UNIS

23

THilOLOGIE

26

QUINZE JOURS

Le Domaine musical

par Pierrê" Bourgeade

28

HUMOUR

L'escargot et le rhinocéros

par Josanne Duranteau

28

REVUES

De Fabre d'Olivet à Lévi·Strauss

par Frédéric Lamotte

Huston et la Bible

par Roger Dadoun

Publicité Littéraire: 71 rue des Saints-Pères, Paris 6 Téléphone 548.78.2l.

Crédits photographiques

29

André Méhat

PARIS

François Erval, Maurice Nadeall

Comeiller Jo.eph B:reitbach

Comité de Rédaction Georges Balandier, Bernard Cazes, François Châtelet, Françoise Choay, Dominique Fernandez, Marc Ferro, Michel Foucault, Gilbert Walusinski. Informatiom: Mue Saporta

La Quinzaine

Direction arristique Pierre Benaud

littéraire

Administration Jacques Lory Rédaction, administration: 43 rue du Temple, Paris 4 Téléphone 887.48.58 Imprimerie: Coty S.A. Il rue F .-Gambon, Paris 20 J

Publicité sénérole: au joumal. Abonnements: Un an: 42 F, vinst-frOÙ numéro•. Six mois : 24 F, douse numéro•. Etudiants: six mois 20 F. Etranger: Un an: 50 F. Six mois: 30 F. Tarif postal pour envoi par avion, au journal. Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal. C.C.P. Paris 15.551.53.

Directeur de la publication : François Emanuel. Copyright lA QuÏIUI4Îne Unénrire

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Jerry Bauer Roger Viollet Gallimard éd. Jérôme Martineau éd. Lüfti Ozkok Albin Michel éd. 9 K. éd. 10 Roger Viollet 13 J .-J. Pauvert éd. 16 Galerie Maeght 17 Giraudon 19 Pierre Faucheux 20 Sunday Times 21 Quinzaine littéraire 23 Erich Hartmann, magnum 24 Roger Viollet 23 Roger Viollet 29 Eve Arnold, magnum


LE LIVRE DE LA QUINZAINE

Le rODlancier du Dlal

William: Goldin8

William Golding La Nef Trad. de l'anglais par Marlière Gallimard éd., 275 p. Depuis ses débuts, en 1954, William Golding a écrit cinq romans, dont quatre ont été traduits en français. Peter Brook a tiré un film de Sa Majesté des mouches, sans trop trahir l'esprit du livre. On ne peut donc accuser ni les éditeurs de négligence ou de retard, ni les producteurs de cinéma d'ignorance. Pourtant, William Golding reste un inconnu en France, où très peu de gens savent que cet écrivain, âgé d'une cinquantaine d'années, est, depuis que Henry Green s'est enfermé dans le silence, le romancier le plus important de l'Angleterre d'aujourd'hui et peut-être même, tout simplement, le romancier de langue anglaise le plus important de l'aprèsguerre. Son insuccès en France donne à réfléchir. Il est connu partout à l'étranger et Sa Majesté des mouches a été pendant plusieurs années le roman le plus lu dans les universités américaines et au cours de deux années consécutives il a remplacé aux Etats-Unis, à la première place de la vente des livres de poche l'Attrappe-cœur de J. D. Salinger qui semblait pourtant Inamovible. D'où vient sa méconnaissance chez nous? Bien sûr, Golding est un écrivain difficilement classable. Ah ! s'il était un autre Graham Greene, comme

tout serait simple ! On le cataloguerait brillant conteur, avec des prolongements métaphysiques, marqué par la situation spéciale du catholicisme anglais. Golding, lui, est un remarquable conteur, sans concession aucune. Parfois il raconte une histoire compliquée, a v e c des moyens techniques nouveaux qui le relèguent automatiquement parmi les auteurs prétendus difficiles. Cela lui arrive pourtant rarement, car Golding est un auteur d'inspiration classique, mais Chris Martin ou Chute libre ont dû décourager certains lecteurs. Sa conception du monde ne se laisse pas non plus facilement définir. Dès son premier roman, Sa Majesté des mouches, il était évident que le problème du mal se trouvait au centre de toutes ses préoccupations. Nous sommes habitués en France qu'un romancier, dont le thème majeur est le mal, vienne du catholicisme. Golding est-il catholique? Je ne le sais pas et si, parfois, on aurait tendance à le croire, des aspects multiples de son œuvre laissent planer un doute. Son œuvre ne satisfait donc entièrement ni catholiques ni agnostiques, ni défenseurs du roman classique ni ceux qui cherchent avant tout une nouvelle technique romanesque. Si l'on ajoute que Golding passe du réalisme le plus violent au symbolisme et même à l'allégorie, on comprendra que cet auteur a tout pour déconcerter. On se souvient peut-être du sujet de Sa Majesté des mouches. Une

La Quinzaine littéraire, 1" au 15 janvier 1967

bande de garçons est jetée sur une île déserte. Ils cherchent d 'abord à organiser une vie sociale, mais y renoncent assez rapidement. Ils rejettent toute loi et bientôt une anarchie sauvage s'installe sur l'île. La barbarie a triomphé. Ce qui triomphe aux yeux de Golding est le maL Ces enfants ne s'intéressent à aucune organisation rationnelle, mais uniquement à la sauvagerie et à la force. C'est un microcosme de la société humaine que l'auteur a voulu montrer et écrire, en même temps une contrerobinsonnade où les bons sentiments sont loin d'être les plus forts. Golding s'inscrit dans la tradition littéraire anglaise tout en la contestant : pour lui le bon sauvage n'existe pas, pas plus d'ailleurs que le bon civilisé. Il a essayé de tirer quelques conclusions philosophiques de son roman qui restent, évidemment, bien en deçà de sa véritable signification. Golding est professeur et il croit étudier les éléments de base de la nature humaine dans les jeux d'enfants. Pour lui le désordre de notre monde n'est que « la reproduction sur une plus grande échelle des réactions enfantines ». Si Golding, penseur, est décevant, le romancier avait bien compris qu'il fallait aller plus loin. Sa Majesté des mouches se déroulait sur un plan psychologique et social : The lnheritors, son second roman - le seul qui ne soit pas encore accessible en français - est surtout vage, etc.) a disparu dans Chris historique. Il faudrait même dire, Martin où l'homme est réduit à pour être exact, préhistorique, car l'existence nue. Golding nous montre une tribu de C'est peut.être Chute libre qui pré-Néanderthaliens. Ici encore il permet le mieux de comprendre s'agit de voir et d'examiner la cons- les motivations de William Golding. titution d'une société et ici encore Le mal n'y est plus historique, géo. il s'agit d'étudier, comme chez les graphique ou allégorique, mais se enfants, une mentalité prélogique. . trouve solidement ancré dans le La tribu primitive des lnheritors monde moderne. On a même parest vaincue par une autre tribu fois l'impression que Golding en plus évoluée, mais l'auteur nous remet avec son héros, artiste raté, met en garde contre la théorie du fils d'une prostituée, adopté par un . progrès. Pour lui l'évolution sur curé pédéraste, etc. Golding le fait le plan biologique ne comporte au- vivre dans notre monde, le conduit cun progrès social: l'homme reste à travers la guerre civile espagnole enchaîné au maL avant de le retrouver entre les William Golding a dû croire qu'il mains de la Gestapo au cours de avait posé les bases sociales de sa la dernière guerre. Le côté réaliste doctrine dans ces deux premiers ro- et même naturaliste n'est pas essenmans. Les suivants sont, en effet, tiel chez Golding : mais brusqueconsacrés essentiellement à l'hom- ment quand Sammy se trouve seul me seuL Dans Chris Martin et dans sa prison, nous sommes en Chute libre ses héros sont isolés, présence de quelques pages hallu· repoussés de la société. Dans Chris cinantes et impitoyables, comme Martin un marin anglais, jeté contre dans Chris Martin, où le matelot est un rocher dans l'océan tente de seul entre sa falaise, le ciel et la survivre, en affirmant son indivi- mer. dualité par un désespérant « je suis, La descente aux enfers, semble je suis ,je suis ». Chris Martin est vouloir dire Golding, se fait toucertainement le roman le plus dif- jours seul, mais Chute libre montre ficile de Golding où les souvenirs aussi les marches qui y conduisent. personnels se heurtent à la condi- Il se peut que nous cherchions trop tion du naufragé d'un dénuement chez lui des motivations religieutotal. Avec Sa Majesté des mouches ses et métaphysiques et que nous ce roman est peut-être le plus obsé- oubliions que son pessimisme vient dant de son auteùr, le plus tragi- du monde où il a vécu, où nous que, le plus « bouclé » et littérai- avons tous vécu. Il a 'd'ailleurs écrit rement le plus réussi. Même ce qui que celui qui a été témoin de ces subsiste encore d'un certain opti- dernières dizaines d'années doit être misme dans Sa Majesté des mouches fou ou aveugle s'il tente de nier (l'île fertile, sans aucun animal sau~

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ÉDITEURS ~

Le romancier du mal

« l'homme produit le mal comme l'abeille le miel ».

que

Il semble bien que ces quatre romans forment un ensemble. L'auteur a exploré les différents aspects du mal et sa conclusion est d'un pessimisme radical. En lisant son dernier roman La Nef, on croit comprendre que Golding cherche à rompre le cercle qu'il a tracé. Mais on y retrouve un élément qui existait dans ses premiers romans et avait tendance à disparaître, surtout dans Chris Martin: la société. Dans la Nef elle est réintégrée et même omniprésente. L'action de La Nef se passe au Moyen Age. Jocelin, le doyen du chapitre a décidé d'ajouter une flèche à sa cathédrale. C'est en vain que tout le monde tente de le convaincre de l'irréalité de son entreprise : les fondations, lui dit-on, ne supporteront jamais la nouvelle construction. Jocelin s'entête et lentement la flèche monte dans le ciel. A mesure qu'elle s'élève, le monde des constructeurs se dissout et se dégrade, car tous craignent la catastrophe, conséquence du rêve fou de Jocelin. « Meurtriers, coupe-jar-

rets, braillards, voyous, fornicateurs notoires, sodomites, athées », voilà ce qui reste autour du maître d'œuvre. Encore une fois, la société pourrit tout. Elle le fait au nom de la raison, alors que Dieu n'a jamais « demandé aux hommes de faire des

choses raisonnables. Les hommes peuvent agir de la sorte pour leur propre compte. Ils peuvent acheter ou vendre, guérir et gouverner. Et puis un jour, venu de quelque endroit profond, arrive l'ordre d'exécuter ce qui paraît n'avoir aucun sens ». Ce qui distingue la Nef de tous les autres romans de William Golding est la réalisation d'un rêve. Partout ailleurs c'est la débâcle : ici le doyen meurt, mais la flèche, malgré tous les craquements, malgré le vent déchaîné reste debout. Elle plie comme un pommier et c'est peut-être la première fois chez Golding qu'une main d'homme _ a réussi à égaler la nature.

Programmes 1967 Le Seuil Le programme du prochain semestre comprend un certain nombre de noms qui ne peuvent manquer de retenir l'attention. Parmi les romans, figure le premier tome, tant attendu, de la Saga du peuple noir à laquelle travaille André Schwarz-Bart, depuis de longues années, sous le titre général la Mulâtresse Solitude. Depuis le Dernier des Justes, on se demandait si le romancier renouvellerait son premier succès. On le saura dès la publication de ce nouveau livre : Un plat de porc aux bananes vertes - oui sera signé conjointement par André et sa femme, ;'lInune Schwarz-Bart. Cette dernière est martiniquaise . Le sujet de ce premier tome est l'enfance d'une vieille mulâtresse qui, dans l'hôpital où elle achève sa vie, se remémore le passé. Simone Schwarz-Bart est eile-même en train d'écrire un roman, qu'elle signera seule. Jean Cayrol a terminé un livre qu'il considère comme la clef de voûte de son œuvre. Il n'y manque que le titre. L'ouvrage devrait paraître avant Pâques. François-Régis Bastide, qui continue à travailler au deuxième tome de la Vie rêvée, s'est interrompu, pour écrire un roman de transition, la Palmeraie, à paraître incessamment. Il s'agit des souvenirs d'un françaiS revenu du Maroc. Hervé Bazin termine le Matrimoine, histoire d'un ménage. La publication du livre est prévue pour le printemps prochain . José-Luis de Villalonga reprend, après un détour par le cinéma, l'étude d'une famille de Grands d'Espagne : Allegro Barbaro, récit de la chute d'Alphonse XIII et de la guerre civile, à travers les membres de cette famille . Pierre-Henri Simon publiera en janvier un petit pamphlet Pour un garçon de vingt ans, Maurice Duverger donnera en février la Démocratie sans le peuple - une étude de la vie politique française. J.-M. Domenach développera le thème du Retour du tragique, les sociétés et les auteurs les plus divers : l'Antiquité, Saint-Just, Nietzsche, Staline, sans oublier Ionesco et Beckett. Sa conclusion : dans une société de consommation, l'homme ne peut être lui même que dans la mesure où il accepte la notion de tragique dans sa propre vie. Roland 'Barthes a terminé une étude qu'il n'a cessé de mener, parallèlement à ses autres travaux, sur le langage de la mode. On y verra, exploré en profondeur, le vocabulaire de la mode du point de vue de sa signification structurelle.

De Jacques Nobécourt et Jean Planchais, une Histoire politique de l'armée française. Chacun des auteurs en a écrit un tome : le premier De Pétain à Pétain (c'est-à-dire de Verdun à Vichy) ; le second De de Gaulle à de Gaulle (de Londres à l'Elysée). Enfin, toujours parmi les essais, Théâtre public de Bernard Dort - sur la rencontre entre le théâtre et le public -, une biographie de Ho Chi Minh, par Jean Lacouture, et Paysages de Chateaubriand de Jean-Pierre Richard. Le domaine étranger comprendra des traductions de l'Argentin Ernesto Sabato (Alejandra), du Polonais Marek Hlasko (le Dos tourné). de l'Anglais Sillitoe (la Fille du chiffonnier), de l'Allemand Alfred Andersch (Un amateur de demi-teintes), du Roumain Petru Dumitriu (le Sourire sarde). Calmann-LéV)' Pour le semestre à venir, c'est surtout sur les livres politiques que comptent les éditions Cal mann-Lévy. Non seulement Georges Chaffard y publiera le tome deux des Cahiers de la décolonisation, mais encore trois volumes de la collection • Questions d'actualité. permettront à Pierre Viansson-Ponté, à Philippe Bauchard et à F.H. de Virieu de présenter le bilan de la V' République. Une série spéCiale de quatre volumes, Naissance et Mort des Républiques, fera l'autopsie des quatre autres. Hors collection, Michel Philipponeau étudiera la Gauche et les Réglons qui tiendra compte à la fois de l'implantation de la gauche et de son action en faveur de l'aménagement du t~rritoire. Et dans la série • Liberté de l'Esprit. une étude collective intitulée De Marx à Mao Tsé-toung, le communisme dans le monde moderne réunira les signatures de Raymond Aron, de Milorad Drachkovitch, de Richard Lowenthal etc. Il s'agit de rapports présentés à un colloque de Stanford. Il y aura quand même deux romans français, au moins: celui de Roger Bordier qui, depuis son prix Renaudot, a pris courageusement le risque de se faire malmener par la critique. Son Age d'or se situe dans un petit village abandonné que le dernier habitant, un instituteur, fait revivre par le souvenir. Un roman aussi de Pierre Molaine - aussi ex-lauréat du Renaudot - mais qui rappelle curieusement les préoccupations politiques de la maison: l'action a lieu en 1940 et l'on y voit passer et agir certain colonel de Gaulle. On retrouve la politique avec Jean-Jacques Thierry la Politique extérieure du Vatican, de la grande guerre à nos jours, et de

façon moins actuelle avec la thèse de Leon Poliakov Les Banquiers juifs et le Saint Siège, du XIII au XVI' siècle. Un livre d'espionnage : la Découverte du Dr Dong du romancier tchèque Josef Nesvadba, est une œuvre nettement politisée de tendance antichinoise. Une aventure vécue est celle que racontera Allen Dulles dans Reddition secrète, le récit des pourparlers menés par les Américains en Italie avec les généraux allemands. Cal mann-Lévy en assure la publication pour 7.000 dollars. De John Toland, les Cent Derniers Jours - l'un des grands bessellers américains - paraîtra au printemps. Autre aventure, plus exotique, dans la collection • Temps et continents» : l'Afrique occidentale en 1818, vue par un explorateur français, Theodore Gaspart Mollien. Pour les romans étrangers, on nous promet un Herbert Gold, L'homme qui n'était pas dans le coup, qui confirmera sans doute le succès remporté par cet écrivain américain avec Sel. Enfin, malgré le titre, la censure n'aura pas à sévir contre le prochain ouvrage de la série • Histoires de Sports. et que Patrick Chapuis a appelé Histoires d'eau. Buchet-Cha.tel En 1967, Buchet et Chastel. qui avaient découvert Irène Monesi mals l'ont laissée partir entre-temps, lanceront deux débutants de classe: un instituteur de 21 ans, Jean-Claude Sordelli, avec l'Ecorce, une étonnante expérience de parler paysan dont on devrait beaucoup discuter et Claude Réau, une jeune Bordelaise dont l'inspiration, pour noire qu'elle soit, doit peu à Mauriac, mais beaucoup à la vie de province. Un inédit des sœurs Brontë Juveni· lia, sera inséré dans une vaste étude de Charlotte Maurat le Secret des Brontë. Un nouveau texte de CarlGustav Jung, Psychologie et Alchimie, est en cours de traduction et l'on signale un curieux ouvrage du romancier Marcel Moreau. Ce sera un essai , les Chants du paroxysme, suivi de Nukai, un genre de journal intérieur. Dans la collection • les Traditions musicales. qui vient d'être créée avec Musique de l'Inde et Musique de l'Iran, Tran van Khe publiera Musique au Vietnam. Le rayon musical est en effet l'orgueil d'Edmond Buchet qui y a fait paraître, outre sa propre étude récente sur Beethoven, des textes importants pour les mUSicologues, tels les Carnets de conversation de Beethoven, la correspondance de Schumann et quelque 25 autres titres.

« Les démons tenaient encore la nef, bien qu'ils eussent été chassés de la flèche. » Pour la première fois,

chez Golding, un homme s'évade de la condition humaine. On ne peut que constater ce fait, sans pouvoir encore l'interpréter : l'œuvre de J ocelin est-elle une réussite humaine ou représente-t-elle un acte de folie? Le doyen a-t-il tenté Dieu, s'est-il rendu coupable d'angélisme? Nous ne pouvons encore y répondre, mais il semble certain que ce dernier roman, raconté :dans une prose classique, traversé d'une étrange poésie, inaugure un nouveau cycle. Il reste pot~rtant le titre du livre qui semble indiquer dès maintenant le choix de l'auteur : non pas le titre français, La Nef que les démons tenaient encore, mais le titre anglais The Spire, la flèche, d'où ils ont été chassés.

François Erval

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LITTtRATURE

tTRANG~RE

De Joyce à Musil Hermann Broch

Création littéraire et connaissance traduit de l'allemand par Albert Kohn Gallimard éd., 378 p.

Romancier des valeurs et de la pensée dont les personnages ont cessé d'obéir à des motifs psychologiques pour céder à un destin purement logique, rom a n cie r « expérimental » (puisque le monde germanique définit ainsi, depuis quelque cinquante ans, l' « art moderne »), Hermann Broch double son œuvre d'une théorie de la littérature. Sans doute ce projet théorique se découvre-t-il chez lui dans l'épaisseur même de la fiction: les Somnambules, la Mort de Virgile ou les Irresponsables contiennent plus d'une interrogation pathétique sur leur propre possibilité d'exister en tant que récits que l'on peut dire abstraits. Récits qui sont théorie d'euxmêmes selon le mouvement où s'exalte ia modernité d'un art, de Stravinsky à Joyce et de Musil à Picasso. Récits brisés, fragmentés, morcelés, qui dénoncent le cloisonnement des genres, entrelacent méditation et narration, réflexion et lyrisme. Récits uniques et multiples à la fois, dispersés sur plusieurs registres, distribués à plusie urs voix du monologue intérieur objectivé, à la troisième personne, de Virgile à la multiplicité des « voix» dans les Irresponsables ou au btyle post-romantique du premier tome des Somnambules. L'écrivain s'y désigne à lui-même sa parole. Mais l'œuvre d'Hermann Broch comme créateur d'un univers d'images ( et combien fascinantes si l'on se rappelle les admirables descriptions de forêts nocturnes qui se retrouvent à travers l'œuvre entier) et homme de pensée, poète et théoricien, déborde le roman comme en témoigne l'importante publication, présentée par Hannah Arendt et traduite par Albert Kohn (qui sut si justement nous restituer en français la rigueur métaphysicienne de la Mort de Virgile) d'un recueil d'essais qui unit explicitement 'Création littéraire et Con-

nazssance. Hofmannsthal et son temps, James Joyce et le temps présent, la vision du monde que le roman informe, l'héritage mythique de la littérature, des remarques à propos de la Mort de Virgile, une admirable philosophie de la traduction, une analyse du mal dans les valeurs de l'art et de la naissance de l'art de pacotille, autant d'essais qui présentent un intérêt double: pour eux-mêmes d'abord, pour une plus juste appréhension de l'œuvre d'Hermann Broch ensuite. Pour eux-mêmes? L'étude sur Hofmannsthal, par exemple, représente certainement le plus large essai dont on dispose, en ·France, sur l'auteur de la Lettre de lord Chandos. Investigation et situation

mais aussi d'une abstraction et de Hofmannsthal en face de l'Au- phétisation m y t h i que, Broch triche décadente d'une part, des oppose son projet d'une prophétisa- d'une organisation plus grandes épiphanies joyciennes rapprochées tion logique (qu'avec la trilogie des pour s'en rendre maître», lit-on dans des « extases » de lord Chandos de Somnambules, il accomplit) ; au la postface des Irresponsables. l'autre. Investigation et situation de lyrisme de confession, il oppose L'œfI,vre de Broch, ici encore paBroch lui-même qui s'expose et se après Hofmannsthal - un lyrisme rallèle à Joyce, s'ouvre à un tel d'intellection. La littérature est mouvement, qualifié de naturaprotège à la fois sous le masque cl 'Hofmannsthal (comme il le fit pour lui une impatience à connaî- lisme élargi (sans doute faut-il sous celui de Virgile). Qu'il s'agis- tre, mais non pas au sens de prendre quelque peu ses distances se, en effet, d'Ulysse ou de Lord l'orphisme poétique de George ou en face des séquelles d'une concepChandos, c'est la problématique de de Mallarmé; il s'agit pour lui de tion ' de la littérature-reflet qui trouver, là où la science se tait, un subsistent chez Broch). Il suscite son œuvre personnelle que Broch a en vue. De l'œuvre composée com- équivalent de la démarche scienti- le roman polyphonique, instrument me malgré l 'homm~ de science fique : upe logique de la littéra- symphonique d'exploration (voire qu'il était, chef d'entreprise, venu ture. d'anticipation) de la totalité_ tardivement - à quarante-cinq ans A l'art de pacotille, Broch oppose Roman qui diffère de la biographie - à la littérature; de l'œuvre née . une expérience de la totalité. « A.u . inventée, de la fiction cohérente d'un corps à corps avec l'irréel ou fond de l'inconscient de toute acti- par son projet d'éclairer « cet obscur l'irrationnel irréductible à la vision vité artistique, dit-il, repose le déanonymat au sein duquel toute vie scientifique, à la logique ; de l'~u­ sir ... de représenter encore une fois humaine se déroule avec tous ses vre et de l'existence de ce juif la totalité de l'univers. » Là où la efforts vers des valeurs, dans lequel viennois issu de l'afflux des com- science se fragmente, où disparaît elle est, pour ainsi dire, plongée et merçants des ghettns de Bohême et l'idée de scie~ces fondamentales, la dont aucun fait historique ne donne et ne pourra jamais donner connaissance », l'œuvre de Broch apparaît comm,e une mimesls, exhaussant jusqu'à la fête la totalité, inventant, éveillant à mesure le monde comme architecture logique, non comme chaos. La littérature .et la musique ont en commun ce désir de rationalité à l'ombre duquel croît une irrationalité toujours plus grande: « Toutes les fois qu'en

Hermann Broch

de Moravie à la fin du XVIIIe siècle, littérature surgit comme ce 'plus écartelé comme Hofmannsthal profond fondement, comme ce entre les cultures germanique texte plus originaire de la totalité. et latine, isolé au cœur du tourExpérience qui fut celle de Joyce billon viennois qui lui semble à ou de Musil ou de Hofmannsthal, l'heure du déclin où monte l'hidéqui reconstrui~ par le langage un rismf(' un avertissement sépulcral univers cohérent, substitué à la de ce qu'il nomme « la joyeuse apodiscontinuité du monde. Expériencalypse de Vienne » et le triomphe ce qui passe par le reniement du de l' « art de pacotille »2. Broch langage reniement qui, il est vrai, interroge Hofmannsthal, Joyce ou frôle de très près le désespoir à Musil; il leur demande, il leur l'égard du langage, dit Broch), la extorque des raisons de poursuivre méfiance à l'égard de la littérature, .son œuvre. La Mort de Virgile, par - la crispation sur soi-même, la proxi..J exemple, se soutient dans sa commité du renoncement d'où, pourparaison à Ulysse : la dernière jourtant, s'élance la chance du texte, née de Virgile fait pendant à celle comme la chute dans le vide du de Léopold Bloom. maçon Finnegan ou le saut du Sous une apparence d'objectithéâtre de l'Opéra qu'accomplit vité, ces essais s'affirment donc Hofmannsthal : la dissolution mupour ce qu'ils sont: un moyen de sicale du langage.. sonder les possibles de la littéraThéorie de la connaissance et ture. Il s'agit pour Broch, comme théorie de la littérature se 'nouent pour ceux qu'il étudie, de substien ce lieu où if s'agit de reconnaîtuer à l'esthétique exclusive de l'art tre une connaissance fOrmelle, au de pacotille (nous disons aussi: double sens de connaissance des « l'art pour l'art») une littérature formes et de connaissance par les éthique (qui est aussi une éthique formes. « Le roman a besoin d'iin littéraire - et fo~elle). A la promatériel plus étendu qu'autrefois;

La Quinzaine littéraire, 1" au 15' janvier 1967

«(

musique on s'est avancé vers' quelque chose de nouveau, on a reproché au .compositeur « ses écarts de la norme », et chaque fois le com. positeur en question a réussi à fournir la preuve de sa conformité avec les règles normales de la théorie de la composition. La' stylistique ne possède pas de pareil canon de composition' d'une valeur scientifique universelle, mais elle n'en est pas moins _logique et là aussi précisément, comme la musique, on peut déduire de cette' ·logique certaines règles. plus ou moins aprioristiques. Il est superflu de dire qu'on n'en a pas fait une recette, placée en tête de la Mort de Virgile, mais sans doute le livre permettra-t-il d'en trouver des illustrations. » Que ces essais, fermant ainsi le c e r cie don t Broch, comme lIof mannsthal., est l'homme\ nous renvoient à ses livres nocturnes, somnambules dont l'éveil est la mort, voilà peut-être ce qu'll convient de souhaiter pour un savoir toujours plus intérieur, pareil à celui qui jaillit malgré lui du monologue aux phrases interminables de Virgile mourant à Brindisi.

Henri Ronse 1. Emprisonné par les nazis au moment de l'Anschluss, Broch réussit à s'enfuir en 1938 et, aidé par des amis (dont Joyce), il gagna les Etats·Unis emportant avec lui le manuscrit de la MoH de Virgile, commencé en prison, dans le côtoiement de la mort. Broch, devenu citoyen américain, fut ,l'hôte des universités de Princeton et de Yale où il mourut en

1954. 2. Le traducteur rappelle que le mot allemand Kit3Ch n'a pas d'équivalent français. Il désigne' à la fois, nous dit-il, l' « art de pacotille J> et l' « art tape-àl'œil ». Et, chez Broch, toute forme d'esthétisme. 3. Dans le Livre à venir, Blanchot a réuni ainsi Hofmannsthal, Broch et Rilke, autour de la figure du cercle et de l'anneau.

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• • Trois rOlnanClers nOirs Granby Blackwood Un sang mal mêlé « Les Lettres nouvelles » Denoël éd., 224 p. Carlene Polite Les Flagellants Christian Bourgois éd., 272 p.

Dans un pamphlet déjà ancien publié dans les Lettres nouvelles, le jeune écrivain noir LeRoi Jones s'en prenait non sans injustice (surtout pour Wright et Himes) à tous les écrivains noirs d'aujourd'hui. Il défendait en substance la thèse selon .laquelle le roman négro-américain ne vivrait que s'il échappait aux mythes de la bourgeoisie blanche, que s'il créait lui-même ses propres mythes. Les deux romans qui nous occupent aujourd'hui, aussi différents qu'ils soient par le projet, le propos, l'écriture ou l'univers, semblent obéir à l'injonctio:::1 de LeRoi Jones : ils s'efforcent d'échapper à la tentation du document à l'usage' du lecteur moyen américain. Un sang mal mêlé, de Granby BI!lckwood, c'est le drame du métis. L'auteur se replace ainsi naturellement dans l'un des plus antiques , schémas de la littérature universelle, celui des frères ennemis. L'un est blanc, l'autre est noir. Si Blackwood, par la force des choses, relate le drame par la voix du Noir, il essaie en même temps de le sublimer. Bien que le héros sOit américain, que le métissage soit au cœur même du problème racial (à cause des conditions de l'esclavage, il n'y a pratiquement plus de Noirs «purs» aux Etats-Unis), dès les premières pages, l'auteur entraîne son héros loin des Etats-Unis vers les îles Cana~ies, lesquelles deviennent anonymes sitôt le décor planté. Le héros reste donc nu avec son drame. Ce n'est plus le récit d'une expérience, c'est une tragédie qui se termine, comme dans toutes les légendes de frères ennemis, dans le sang : « La seule chose dont j'arrivais à me souvenir était la plus insensée de toutes, c'est que sur un point mon frère avait eu raison et moi tort. Il avait toujours cru que, quoi qu'il pût me faire, je ne cesserais jamais de l'aimer. Et, somme toute, c'était vrai. Je l'avais aimé. Et en même temps j'étais heureux de l'avoir tué. De nouveau, j'entendis au loin les cloches des troupeaux. Cette fois, il ne me sembla plus qu'elles sonnaient le glas d'une civilisation passée, mais le mien. Car à présent, je savais qu'il me fallait mounr. » Mais pourquoi, après avoir éliminé toutes les fioritures anecdotiques, l'auteur s'encombre-t-il de cet artifice éculé qu'on appelle l'amnésie ? Ce n'est certes qu'un artifice mais on ne l'oublie jamais : dans le déroulement du récit, il reste toujours au premier plan. Et ce qui aurait pu être une œuvre forte et tragique devient seulement un bon livre bien fait et bien écrit.

Les Flagellants est le premier roman d'une jeune Noire américaine qui a choisi de vivre à Paris, Mme Carlene Polite. Il est plus réussi dans la mesure où l'auteur est un écrivain né dont la voix se reconnaît dès les premières lignes. C'est une voix qu'on n'oubliera pas, une voix sourde et secrète, traversée de fulgurances poétiques. Mais, en même temps, ce livre est manqué dans la mesure où il n'existe pas. On enrage de voir ce roman bâclé, avançant cahin-caha alors qu'i.! aurait suffi d'un peu de travail pour qu'il devienne une pierre de la plus belle eau. Que viennent faire, par exemple, ces pages (chap. 9) didactiques bourrées de lieux communs '!

Le projet de Mme Carlene Polite était très ambitieux : elle aussi a voulu transposer une expéri~nce banale jusqu'au mythe universel. La dégradation d'un couple noir n'est pas une simple histoire d'amour malheureux mais le symbole même de l'expérience humaine. La négritude est toujours présente, mais elle n'est plus un fléau sociologique : « Les mêmes portes n'ouvrent pas pour tout le monde. Certaines ne s'ouvrent pas devant les Blancs, d'autres ne s'ouvrent jamais devant les Noirs, les femmes, les hommes, les idiots, les sages, les enfants, devant personne. C'est la porte qui choisit ceux qui frappent. Et elle ouvre sur le monde. ».Et par-delà les chutes de tempo, les passages

à vide, les chapitres pour rien, s'impose une écriture vitrifiée où les mots vont au-delà des mots, où toute situation concrète se traduit en langage second. Et s'impose surtout un univers où plane l'ombre de William Faulkner, un univers où la douleur est le lieu commun à tous les hommes. Ces deux livres sont le signe que la j~une littérature noire améri= caine sort du ghetto dans lequel on l'avait enfermée, le témoignage dont la publication est la bonne conscience de la bourgeoisie libérale. Et c'est un signe dont nous pouvons nous réjouir : au cours des prochaines années, c'est peut-être par ses écrivains noirs que l'Amérique nous surprendra. Jean Wagner

Melvin Van Peebles Le Chinois du 14< Jérôme Martineau éd., 176 p.

Melvin V an Peebles est tellement sensible. Ce 'sont récits de petites gens; les mêmes mythes, indéfiniment recuits dans les marmites de France-Soir, traînaillent dans leur mémoire : cosmonautes et bombes atomiques, la pléthore des voitures, la mort de Churchill, les vertus de la race canine, la Résistance, les amours de Soraya, etc. De ce bricà-brac chacun tire une philosophie, la confronte à sa propre histoire, la modèle à sa mesure, en sorte qu'elle devient sagesse - ou sottise - per-

Il yale prisonnier qui, trois ans durant, de sa cellule regarde une fille se déshabiller dans la fenêtre d'en face. Il yale petit « cul d'oignon », humilié par ses camarades et qui plonge un matin d'été du haut de la falaise, pour accomplir un exploit, et va s'écraser sur les rochers . . Il y a le veilleur de nuit innocent, dont la femme fait le tapin et apporte le bien-être au foyer, sans que le mari reconnaissant ait jamais compris l'origine de ce Pactole. Melvin Van Peebles adore les histoires et c'est un conteur né, de ceux qui écoutent d'abord, savent se taire au bon moment, et accueil· lent dans leur imagination (et non pas au magnétophone) ce qu'ils entendent, pour le mêler à leurs rêves et le réinventer à leur usage - et au nôtre. Tendresse et humour - cela rappellerait le meilleur Salinger, le Salinger de l'Attrape-cœurs, celui qui ne se prenait pas encore pour Salinger. Il est vrai que M.V.P. est américain, bien qu'il ait pensé et écrit ces histoires directement en français. J'allais oublier de dire que M.V.P. est noir américain. L'un des premiers à tirer du ghetto des « problèmes noirs » la littérature noire américaine. Au milieu du livre, comme une signature secrète, l'auteur a introduit le « Conte de l'Américain noir» ; c'est l'un des meilleurs. Et l'on se dit tout à coup qu'il est bon d'avoir passé par là, d'avoir, par exemple, traversé en train tout l'Etat - raciste - de Virginie avec une femme blanche endormie par hasard sur votre épaule, en crevant de peur d'être lynché, que cela aiguise infiniment une sensibilité au réel quotidien, un humour, un sens de la vie et de la mort qui sont fort utiles qui sont peut-être indispensables - à tout écrivain, qu'il soit noir ou blanc. Geneviève SerreaM

Un Chinois de bistrot, purement mythique. Une bénéfique grève d'électricité. Dehors, la nuit de Paris s'est mise à ressembler à la nuit de nulle part, et des étoiles apparaissent, improbables, « dans le corridor entre les buildings ». Dans le bistrot du 14e - de ceux qu'aimait Henri Calet, lui aussi - pendule,

('ne üllUtration de Topor pour Le Clùnois du 14'.

juke-box, machine à sous, espresso, tout s'arrête en même temps, et des visages hésitants s'assemblent autour d'une lampe à pétrole, heureux soudain d'être là et que la parole humaine remplace l'habituel mécanique vacarme. Dans cet interlude, une dizaine de récits prennent forme, qui font le livre. Récits très divers, et par la façon et par le débit du narrateur - cette respiration du langage parlé à quoi

sonnelle et ne ressemble jamais à celle du ' voisin. Il y a la bonne à tout faire, que les patrons d'un bistrot engagent pour jouer les filles enceintes (à l'aide de coussinets bien placés), afin de lui faire endosser le bâtard de leur propre fille. Il y a l'assassinat, très feutré, d'un vieillard encombrant que J'on place comme par hasard dans un courant d'air meurtrier .


ESSAI

L'acte poétique Michel Deguy Ouï-dire Actes Gallimard éd_ Qu'un homme ait écrit, ait pu dire à ceux qui l'entouraient: « Entre la poésie et la rhétorique' il y a une différence: la poésie, tenant pour suffisante la variété de ses formes, est resserrée et obscure; la rhétorique, elle, se complaît dans son aspect riant et, par son compte rythmique véritablement splendide de mètres, de pieds, d'accents, de tons et de syllabes, elle consolide son ampleur et sa beauté », cela pourrait donner à penser que la plus extrême liberté (et clarté) a des chances d'induire en la plus extrême des erreurs_ Mais c'était alors un grammairien du VIC siècle qui portait le doux nom de Virgile (mais celui-là était dit (( de Toulouse »). Il se permettait même, au hasard des chapitres de son bon plaisir, de faufiler une plume d'oie qui ne manquait pas de ressembler à celle (de bambou malgache) de l'académicien Paulhan (grammairien du xxe siècle). Entre les deux, un certain Dumarsais devait cataloguer des Tropes, sortes de bourgeons devant éclore un jour en Fleurs de Tarbes. La filière ainsi définie pourrait être considérée comme typique, je veux dire par là qu'elle est exemplaire, ni Virgile de Toulouse, ni Dumarsais, ni Paulhan ne pourront jamais souffrir d'avoir été confrontés de la sorte. Cette filière, ce réseau de délibérations et d'écritures partagées, est en même temps celle de mon propos, qui est de vous parler d'une autre filière: celle de l'œuvre d'un seul, qui se trouve être une telle (( recollection » de savoirs d'époques et de tons si dissemblables que de les trouver réunis eri. deux seuls volumes parus ces joursci m'émerveille. Depuis que je tiens en main les deux derniers livres de Deguy, j'en parle avec lui, je force aux autres les portes, je m'efforce qu'on en parle, puis' que enfin je vous le dis: Ouï-dire (recueil de poèmes) et Actes (recueil d'essais) sont deux grands livres. Ce sont les deux pièces maîtresses qu'ait jusqu'à présent données Deguy. Ces deux livres >doivent certainement faire partie de la petite douzaine d'ouvrages de poésie sur laquelle s'édifient aujourd'hui de nouveaux équilibres, de nouvelles données, de nouvelles limites de sens et d'images. La poésie s'en affirme déjà, comme si déjà elle s'en était (( assurée ». C'est un mouvement complexe mis en branle. Quelques critiques s'en émeuvent et en recherchent une définition. Ceux qui rendent publiquement hommage à Deguy sont encore bien peu nombreux. Je peux leur assurer qu'ils se distinguent bien de la masse amorphe des autres en ceci qu'ils n'auront pas comme eux à lui devoir bientôt

payer tribut. L'envie et la dissimulation se sont penchées sur ces deux livres. Pourquoi ? Le caractère de Michel Deguy, son énorme pouvoir créateur, la violence de sa rhétorique le portent naturellement à poursuivre une œuvre de grande densité et dont on pourrait définir la marche - le pas - (on pouvait dire autrefois le souffle) par ceci: la langue qui est devenue la sienne en cinq volumes de vers paraît véritablement s'être nou..rrie charnellement d'un enseigneme.nt multiface. On le sent d'une page à l'autre: Deguy a l'art confondant de traverser des apparences d'ceuvres, d'y joindre le seul suc qu'U sache profitable et de l'assimiler si biell qu'il devient impossible dès lQrs de le reconnaître dans ce qui se tJ:Ouvera ainsi écrit (( à neuf » ... Ce steek est alors vitrifié, l'apparence franchit une sorte de Précellence de la langue française. Elle défile devant elle en s'y aiguisant et deviendra ce qui peut marier la terre et le nom confondant ainsi, comme en la notant, tine fête re-créative, recréatrice. (( C'est une célébration locale, la poésie, l'(( acte poétique», mariage de la MER et du DOGE. La (( poésie» pareille à ces franciscains joachimites qui partirent baptiser tous les hommes pour que le monde et son histoire fussent achevés, pour hâter donc la fin du monde, la poésie comme acte part célébrer les noces du lieu et de la formule» (( L' (( acte poétique », poursuit Deguy, comme on marque les bêtes au sceau rougi, rapproche les noms et les choses, pour un temps et pour longtemps: dans le moment festival du marquage, et pour le long temps de sa remémoration. » Dans les huit pages qui forment ainsi l'Interview de Rio (à partir de la page 123 d'Actes) on peut trouver les lignes de force directrices de la pensée poétique de Deguy. C'est une sorte de court manifeste à propos duquel on retrouve quelle pouvait être mon intention en commençant cet article par la description d'une filière exemplaire à travers le temps et les formules de vie. De cette liberté indispensable des poètes qui ne peuvent que (( renommer » ce dont ils parlent, les choses qu'ils veulent dire sans cesse, Deguy se ressaisit à son profit. On peut dire qu'il renomme doublement. C!,ux qui s'essaient à écrire des poèmes qui soient autre chose que des mascarades ou des chansons savent ce que je veux dire par là. Et ce n'est pas coïncidence que Deguy ait lu pour nous Dante, Sappho, Gongora, Mallarmé, Holderlin, Klee. Il a fait sien leur pouvoir de nommer. Et c'est le début même de son livre que d'avoir mis là l'intuition phénoménale de Novalis: (( L'erreur risible et étonnante, c'est que les gens s'imaginent et croient parler en fonction des choses. Mais le propre du langage, à savoir qu'il n'est

La Quinzaine littéraire, 1"' au 15 janvier 1967

Michel Deguy

tout uniment occupé que de soi- Une fête non loin n'y être pas. même, tous l'ignorent. C'est pourla réentendre quoi le langage est un si mer- Ainsi ne sommes-nous à plusieurs veilleux et si fécond mystère ... Si ensemble que . pour seulement on pouvai~ faire comen relief dans la mémoire Alors prendre aux gens qu'il en est du Elles s'y disposent en effet plans langage comme des formules maau théâtre thématiques: elles constituent un Se croisent comme en un bal ou monde pour soi, pour elles seules, voisins étrangers elles jouent entre elles exclusive- Dans le prisme Le polyèdre jour ment, n'exprimant rien si ce n'est clivé ' leur propre nature merveilleuse, ce Par les geste, à la fenêtre et linges. qui justement 'fait qu'elles sont si tendus à ouvrir expressives, que justement en elles Les axes différents du labyrinthe se reflète le jeu étra'nge des raptransparent ports entre les choses. » Novalis ne A la fenêtre l'oreille croisant comm.e croyait pas si bien dire (mais ce bateaux n'est peut-être que prétention de Dans le port Ainsi la musique ma part): les premiers traités de légère de la mathématiques, conçus dans quel- Foire oi:. nous n'allions que pour que île d'Egée, étaient écrits en être heureux vers. Ce soir d'assister à son évocation Deguy a mille fois raison quand parmi des il dit que le poème moderne (( fait Femmes sur' les axes croisés de apparaître »••• Le poème est callil'étoile jour gramme non point d'un contour L'étoile terre l'espace oursin cristal (( imité» comme d'une bouteille ou A branches d'ombre de mémoire d'une figue, mais plutôt de la le rayonnement. configuration secrète de notre existence, de son rythme complexe... » Mon intérêt à lire Deguy reIl apparaît <JU:e le monde peut se double souvent à cette constatation faire jour comme, s'il pouvait se que jamais livres ne s'étaient aussi faire qu'un chant soit vu dans un bien adressés au lecteur. Car enfin miroir. Le (( chant.» de nos pré- il est constamment question de lui, décesseurs est devend un (( enchan- «(( J'écris pour que tu me comprentement ». C'est la phanopoeia de nes » affirme Deguy) et c'est sans Pound si bien vue par D,e guy 'dans ~oute l'un des paradoxes (mais le chapitre remarquab1~ qu'il peut-être tout simplement un corolconsacre à l'intonation: (( Ainsi laire) de la nouvelle poésie que de Pound, psyché moderne encagée la voir, alors même qU'elle est préprès de la Tour de Pise, fait appa- sentée par la critique réticente raître cantatoirement autour de ce comme de moins en moins pénélieu où des soldats l'astreignent à trable, redoubler de sens immédiat, fixer le centre durablement en redoubler le pas de son approche, l'emprisonnant, les barreaux, zé- redoubler l' «.isthme de vivacité» brures, le lézard, le lynx, et ainsi et (( l'œil de cohérence chez le toute l'histoire ocellée, profilée sur nouveau lecteur» (comme dirait son fond dionysiaque... » une nouvelle Scudéry). Car à p0éPlongeons-nous d&ns cette (( exac- sie nouvelle lecteur nouveau. C'est titude poétique de la terre qui donc d'une autre intelligence p0épasse par la tête », un poème passe tique qu'il est aujourd'hui quesobligatoirement (quand Deguy par- tion en même temps que, d'une le de la Muse en termes que n'au- lignée bi-millénaire, la poésie rait pas dédaignés un Marinetti continue de nous jouer et que lançant le manifeste futuriste. notre esprit de finesse .s'en trouve Voyez page 119 d'Actes) . par l'au- réévalué, de mesure en mesure, au dace à laquelle s'offre la gram- plus haut de notre hausse. matre: Denis Roche


ENTRETIEN

POÉSIE

, Agnon a Paris J'avais rencontré Agnon il y a trois ans, alors que tout Israël fêtait son 75e anniversaire. Il m'avait reçu simplement dans sa petite maison du quartier Talpiot, près de Jérusalem, où il vit en compagnie de sa femme et d'une immense bibliothèque d'in-folio talmudiques. Je le revois dans le salon d'un hôtel luxueux voisin de l'Opéra, Agn1)n a maigri, son dos s'est voûté; sa femme, modeste et discrète, qui a été longtemps malade, paraît toute menue. Le lauréat du prix Nobel est filmé pour la télévision, interrogé en plusieurs langues (lui qui ne parle qu'hébreu) pour la radio, ébloui par les projecteurs. Samuel-Joseph Agnon naît en 1888 en Galicie autrichienne; il publie très jeune ses premiers écrits en hébreu et part à vingt ans pour la Palestine, peu avant la fondation de Tel-Aviv, la première ville juive, et de Deganiah, le premier kibboutz. L'écrivain (qui se vante de n'avoir reçu qu'une éducation traditionnelle) retourne en Europe à la veille de la première guerre mondiale. Il reste une douzaine d'années en Allemagne avant de s'installer définitivement dans la Ville sainte, Jérusalem. Agnon a retracé l'histoire de sa ville natale, Buczacz (où vécut également le père de Freud), sous l'anagramme de Chbouch depuis l'époque hassidique jusqu'au « temps perdu », révolu à jamais, vers lequel, en dépit des regrets du vieil Agnon, tout retour est impossible. (Son voisin, Bruno Schulz, décrit un processus identique de transmutation des valeurs dans certains chapitres du Traité des mannequins.) Contre le désespoir, une solution bien imparfaite, le départ des héros d'Agnon vers la Jérusalem terrestre. Que pensez-vous de l' œuvre de Nelly Sachs? S.-J. A. Absolument rien: depuis deux mois, je suis si sollicité que je ne m'appartiens plus. 11 y a quinze jours, j'ai été à Stockholm, où la cérémonie fut retardée d'une demiheure afin de ne pas me faire profaner le Sabbat. Puis on m'a conduit à Londres, à Strasbourg. A Paris, je n'ai encore rien vu de la Ville Lumière ... Ajoutez à cela qu'il me faut non seulement une nourriture rituelle mais encore que je suis végétarien. Je me sens d'autant plus déraciné, depuis que j'ai quitté Jérusalem, que j'ai à peine le temps de relire la Bible, selon mon habitude; ces jours-ci, je n'ai réussi à lire que trois chapitres du Livre des Rois... Pour revenir à Nelly Sachs, elle m'a donné ses œuvres à Stockholm et je compte m'y plonger dès mon retour en Israël.

Vous avez longtemps vécu en Allemagne. Comment voyez.vous 8

l'avenir des relations entre le peuple juif et la culture allemande ? S.-J. A. Quand je vivais en Allemagne, je ne m'intéressais qu'à l'hébreu. Depuis la guerre, depuis notre holocauste, j'ai interrogé la littérature et la pensée allemandes pour essayer de comprendre comment on en est arrivé là. Malheureusement, cela ne m'a pas donné grand-chose; le cœur de l'homme est insondable. Quant à l'aspect concret des relations judéo-allemandes, je ne suis pas politicien ...

Quelle place croyez-vous occuper dans l'évolution de la littérature mondiale? S.-J. A. Depuis que j'ai reçu le prix Nobel, on m'a mis à la place d'honneur ! Pour parler sérieusement, il ne m'appartient pas de me prononcer à ce sujet. Si vous voulez

On a publié votre correspondanpe avec votre éditeur Schocken. Vous y affirmiez pourtant, il y a un demi-siècle, votre admiration pour Flaubert. S.-J. A. En effet, cette vie consacrée à l'écriture, cet effort vers une prose qui tiendrait par elle-même, me semblait l'idéal vers lequel devait tendre chacun de nous; c'était un sommet, une réussite qu'on ne pouvait espérer dépasser. J'ai relu Madame Bovary il y a deux ans: hélas! ce n'était plus ce que j'avais entrevu dans ma jeunesse; afin que ce passé ne fût pas détruit, j'ai refermé le livre sans le terminer.

Peut-on influence œuvre?

alors parler d' une française sur votre

S.-J. A. Avant que je quitte l'Europe, les surréalistes faisaient beaucoup de bruit. Quels sont les grands hommes actuels ?

J'énumère des noms célèbres qui ne provoquent aucune réaction : Agnon a tourné le dos au monde non juif depuis longtemps. Il m'interroge à nouveau: Quels sont, en France, les maîtres indiscutés ?

Proust, Joyce, Kafka ... S.-J. A. Mais ce sont des hommes de ma génération ! Voyez-vous ça : deux juifs et un sioniste !

Samuel-Joseph Agnon

parler des influences, je profite de l'occasion pour une mise au point. Des gens qui ne connaissent pas mon œuvre se contentent de me définir comme un produit de Kafka et de Chagall. On me dit inspiré par des œuvres que je n'ai jamais connues! J'avais dépassé la soixantaine. quand, étant malade, j'ai lu la Métamorphose et le Procès qu'on venait de traduire en hébreu. Je vous ai déjà dit que vivant en Allemagne je ne m'intéressais pas à ce qui était publié en allemand. Ces deux ouvrages m'ont fait une profonde impression mais c'est tout : je n'ai rien lu d'autre de cet auteur et il y a une quinzaine d'années mon œuvre suivait sa voie propre. En peinture, j'ai été frappé par Rembrandt. Venu à 19 ans de ma Galicie natale, je l'ai découvert au musée de Vienne, où je restais des heures à contempler ses toiles. Je ne savais rien de lui car chez nous les juifs refusaient de s'intéresser aux activités profanes. J'ai appris qui était Rembrandt quelques années plus tard, dans un livre sur l'histoire de l'art.

Monsieur Agnon, une dernière question. Vous êtes un israélite pratiquant. Ecrivez-vous aussi pour des juifs non religieux ou pour des non-juifs? S.-J. A. On dit que je suis intraduisible. L'esprit humain est un, l'intelligence aussi ; toute pensée noble, tout ce qui existe peut être traduit ; on l'a vu pour la Bible ; il y a plus d'un siècle on a réussi une traduction allemande d'Homère restée inégalée ; elle a fait désespérer des écrivains allemands d'arriver à une telle pureté dans leurs œuvres. Quant à mes rapports avec autrui, j'estime beaucoup les jeunes écrivains israéliens; 0::1 trouve chez eux des pages magnifiques, ce sont mes amis, même si je n'approuve pas toujours ce qu'ils disent. Je ne fais aucune différence entre juifs religieux ou non, entre juifs et non-juifs. J'ai 78 ans; j'ai expliqué tout à l'heure qu'à mon âge il y a longtemps qu'un écrivain poursuit sa route solitaire ; plus personne ne peut l'influencer ; je ne lis presque plus, je me souviens à peine pourquoi j'ai aimé tel ou tel auteur dans ma jeunesse, quoique tous m'aient inspiré. De même, je vous déclare: je n'écris plus que pour moi. Propos recueillis par Erwin Spatz

Jean Arp Jours effeuillés Poèmes, essais, souvenirs 1920-1965 Préface de Marcel Jean Gallimard éd., 669 p. Peut-on croire à la mort de Jean Arp quand on lit Jours effeuiltés, ce volume criant de vie, qui ouvre sur les lieux de notre présent? Comment un mort pourrait-il nous éveiller? Jean Arp a écrit des textes qui franchissent tous les caps, parce qu'ils déjouent les mécanismes de fermeture que s'invente la pensée pour se cacher l'immensité du monde, et parce qu'ils « rendent manifestes », comme le dit Arp des poèmes de Kandinsky, « l'absence, la nullité de la perception et de la raison ». En lisant les poèmes d'Arp, on invente une vie où l'idée fixe de la mort est annulée. Leur extraordinaire liberté, c'est la liberté de cette vielà, qui change en transparence la mort physique de leur auteur, comme elle change le monde en une liberté de jeu illimitée. Chacun de ces poèmes est un toboggan où les mots, les phrases tombent à toute vitesse dans le blanc de la page : jamais, peut-être, sauf chez Benjamin Péret et dans les premiers poèmes de Breton, l'écriture automatique n'a été mise en pratique avec autant de pureté que par Arp. Que de confusion, pourtant, a été entretenue autour de cette écritllre ! Parce qu'il s'agit de quelque chose sur quoi l'analyse rationnelle a peu de prise, et parce que les critères esthétiques ne lui sont pas applicables, le lieu commun de la critique littéraire d'aujourd'hui consiste à affirmer qu'elle participe du « bric-à-brac de l'inconscient ». Autant dire qu'elle participe de n'importe quoi et qu'elle se dérobe à la science de la littérature expérimentale, comme elle échappe à la tradition, celle du développement harmonieux d'un thème, celle du « sens» communicable. Eh bien non, l'écriture automatique se définit précisément par l'abolition des distinctions classiques entre le signifiant et le signifié: en inventant son objet (le poème) au fur et à mesure qu'elle se déroule sur la page, cette écriture opère la fusion nécessaire du sujet et de l'objet, c'est-à-dire qu'elle se manifeste, en même temps, comme littérature pure et comme réalité concrète. La poésie d'Arp, sa souveraineté, sa beauté, sa facilité même, c'est le « paradis sur terre»: on y touche à l'inconnu de l'homme, un inconnu qui le déborde, mais qu'il est seul à pouvoir signaler, parce que le langage est un médium.

Poésie concrète - c'est la défi,. nition même d'Arp, où la liaison n'est, bien entendu, pas cs: logique» entre les vers, où elle ne se définit pas non plus de manière visuelle - par « collages» - comme les fameuses « rencontres» d'objets


Dada et Arp surréaliste, mais où elle fait voir· le domaine de la pensée non représentative, organique si l'on peut dire, où les choses apparaissent par agglutination, comme des concrétions - stalactites, stalagmites de langage - qui font de chaque page une grotte où le monde résonne dans « l'énorme espace de l'énorme tête ». Mais comment tous ces poèmes viennent-ils jusqu'à nous, comment nous touchent-ils ? Il est périlleux de répondre à cette question. L'humour de préférence noir serait la forme centrifuge de chaque poème. André Breton n'a-t-il pas inséré Jean Arp dans son Anthologie de l'humour noir, de même que les autres peintres-écrivains, Pablo Picasso, Marcel Duchamp, Salvador Dali,. Leonora Carrington, Jean-Pierre Duprey? Quand Arp écrit: « L'éléphant est amoureux du millimètre », je me demande cependant si ce n'est pas le « non-sens lo/!,ifTUe » qui fait ici illusion. l . \ . nctte affirmation - pcr t 0rmdLive et non constative ne relè, I! de l'humour que dans la mesure où elle réveille en nous les -fascinations suscitées par certains ôbjets, certains êtres, et nous renvoie négativement à notre vie quotidienne, au pouvoir terrorisant, émerveillant qu'elle continue d'exercer sur nous:

D'ailleurs, et le mérite en revient aussi à Marcel Jean, qui a organisé et préfacé le volume, les textes « en prose» les « souvenirs », les courts essais critiques d'Arp se situent sur le même plan que celui de ses poèmes: Arp ne les séparait pas les uns des autres dans sa propre pensée. C'est toute une conception de l'écriture, nouvelle vraiment, qui se dessine ainsi. La « poésie» n'est plus un genre, elle devient une certaine vitesse du langage, cette vitesse pouvant être atteinte «en prose» comme « en vers l). Les souvenirs, s'ils font

grammaire, ni l'esthétique, ni Bouddha, ni le Sixième Commandement ne sauraient le gêner. Il cocorique, joue, gémit, bredouille, yodle comme ça lui chante. Ses poèmes sont comme la nature: ils prient, rient et riment comme la nature. D'un souvenir - l a rencontreArp en arrive immédiatement au langage, et son explication du langage est encore langage, son jeu sémantique présent jusque dans l'analyse, la Poésie automatique entrant ainsi dans le texte, comme

Dada est pour le sans-sens ce que

rie signifie pas le non-sens. Dada

La puce porte son pied droit son oreille gauche et sa main gauche dans sa main droite et saute sur son pied gauche par-dessus son oreille droite derri~re

Cela peut passer pour du nonsens, de l'absurde, et donc comme une revanche sur le bon sens et sur la nécessité, mais c'est aussi tout autre chose, où le sérieux et la gaieté se confondent absolument. La puce accomplit calmement cet impossible: le poème l'établit. Et . Arp écrit exactement de la même écriture, avec le même calme, la même indifférence passionnée, ceci, qui peut passer pour un poème d' « amour» :

Tu r~vais sur le doigt du ciel, parmi les derniers flocons de nuit la terre se couvrait de larmes de joie le jour se réveillait dans une main de cristal Tous les poèmes qui gravitent autour de la femme de sa vie, Sophie Taueber-Arp, qu'il identifie toujours au ciel, aux étoiles, aux fleurs, sont de cette veine. Je veux dire qu'entre l'humour du « Bestiaire sans prénom» précité et le merveilleux de « Sophie rêvait Sophie peignait Sophie dansait », il n'y a pas de différence essentielle. Ainsi Arp se situe-t-il au-delà des catégories qu'il pourrait contribuer à créer lui-même par les lois particulières de son œuvre.

L'abandon sans mesure au langage est un abandon sans mesure au monde. Les écrivains qui sousestiment les pouvoirs du langage en Il! séparant du monde, ceux qui creusent un fossé entre ' le signe et la chose signifiée sont ceux-là mêmes qui s'enferment, par les limites qu'ils assignent au langage. Aussi bien faut-il suivre, jusqu'au bout de la pensée, le poète qui fait du langage la création d'un autre ordre, d'une dé-mesure. Au nonsens logique des théories réactionnaires de l'art et du langage, Arp oppose le sans-sens illogique de Dada:

Grav.ure de Jean Arp pour t'édition de . - . "oome3: Siège de l'air.

partie de la chose que l'écriture transmet, perdent leur caractère de « peau de chagrin» - de réduction arbitraire ...,.--, parce qu'en eux les mots jouent avec la même liberté qu'en toute chose. Tel ce fragment: Je rencontrais Tzara et Serner à l'Odéo"n et' au café de la Terrasse à Zurich où nous écrivîmes un cycle de poèmes: Hyperbole du crocodile-coiffeur et de la canne à main. Ce genre de poésie fut plus tard baptisé « Poème automatique » par les surréalistes. La poésie automatique sort en droite ligne des entrailles du poète ou de .tout autre , de ses organes qui a emmagasiné des réserves. Ni le Postillon de Longjumeau, ni l'alexandrin, ni la

.La Quinzaine littéraire, 1"' au 15 janvier 1967

un perSOnnage dn texte. Car, Arp le dit encort'! :

De plus en plus je m'éloignais de' l'esthétique. Je voulais trouver un autre ordre, une autre valeur de l'1z.omme dans la nature. .JI ne devait plus être la mesure de tbute chose, ni tout rapporter à sa ~­ sure, mais au contraire toutes cho.ses et ' l'homme devaient être comme la nature, SIJRS mesure. Ainsi le langage même, qui, par les victimes d'un dualisme aberrant, est encore considéré comme un moyen de s'emermer, « d'éehapper à la ré.aüté », est-il conçu par Jean Arp comme un moyen d'abolir toute frontière et de confondre l'homm.e avec la totalité du monde .

est sans sens comme la nature. Dada est pour la nature et contre l'art. Dada est direct comme lanature. Dada est pour le sens infini et les moyens définis. Du sans-sens au sens infini, la porte est ouverte. Mais les ennemis de la poésie et du sans-sens, eux, s'excluent du sens infini et oublient du même coup de définir leurs moyens. Voilà la contradiction ... comique. Qu'est-ce que l'humour, sinon la saisie du sans-sens, qui ouvre sur un sens infini? Dada, que l'on présente volontiers comme une en. treprise de destruction, et qui le fut, a été SQuterrainement stimulé par un formidable besoin de construction et de conquête, qui devait trouver son débouché dans le surréalisme. On oublie souvent que Breton participa d'abord à Dada, qu'il écrivit. deux manifeStes Dada, et que, avant de devenir surréaliste, Arp (comme Max Ernst, comme Eluard, comme Aragon) fut Dada. Mais quand Breton enrageait d'entendre des onomatopées volontairement imbéciles de Tzara,c'était sans , doute le non-sens, présent aussi dans Dada, qui le révoltait. C'est là où se séparent très subtilement les esprits apparemment les plus fraternels. Le Dada de Breton n'était pas celui de Tzara. De même, quand Arp s'oppose à Mondrian : « Je me souviens qu'en discutant avec M.ondrian, il opposa l'art à la nature en disant que l'art èst artificiel et la nature naturelle. Je ne partage pas son opinion et pense que la nature n'est pas en opposition avec l'art », il s'oppose au dualisme d'un monde humain, qui serait nourri de sens, et d'un monde naturel, qui serait privé de sens. Il conçoit l'art comme le lieu où s'illumine la totalité du monde et de la pensée, ce lieu étant indifféremment le livre, la peinture ou la sculpture. L'impression d'égarement que donnent certaines de ces associations de mots coïncide avec la découverte de l'une de ces irrégularités qui sont pour nous ' le signe même de l'imprévisibilité de notre pensée, de son mouvement perpétuel. Encore faut-il laisser le 18ll-


HISTOIRE LITTÉRAIRE ~

Mauron et la Dléthode psychocritique

Dada et Arp

gage « pousser» - Arp le dit dans ' le Manifeste millimètre infini:

il faut d'abord laisser pOllsser les formes , les couleurs, les mots, les tons et ensuite les expliquer il faut d'abord laisser pousser les jambes, les ailes, les mains et ensuite les laisser voler chanter se former se manlfester je ne fais pas, moi, d'abord un plan comme s'il s'agissait d'un horaire d'un calcul ou d'une guerre l'art des étoiles, des fleurs, des formes, des couleurs appartient à l'infini. Ici comme chez Breton, comme chez Rimbaud, Lautréamont et Apollinaire, la théorie ne peut se distinguer de la poésie, l'intention du poète ne se superpose pas à la poésie comme un couvercle, l'une émane de l'autre, devient la « manifestation» de l'autre, car le jeu formel remet en cause toutes les explications. Dérisoires, alors, nous semblent rétrospectivement les prophéties d'un Jacques Rivière, qui écrivait: « La plupart des premiers Dada sont non seulement indéchiffrables, mais illisibles et il n'y a pas lieu de leur consacrer plus d'attention que leurs auteurs, dans le fond, ne leur attribuent d'importance.» Il s'est trompé sur toute la ligne, comme se trompent toujours ceux qui cherchent le sens, au lieu de s'ouvrir au sans-sens qui ouvre au sens infini. Non seulement la pensée d'Arp, de Breton puis d'Artaud n'est pas iudéchiffrable, mais elle nous permet de déchiffrer aujourd'hui le présent, l'avenir. Il a fallu attendre quarante-six ans pour que cette démonstration soit faite. Comme « l'homme appelle abstrait ce qui est correct », il déclare souvent « illisible» ce qu'on n'arrête pas de lire. Une poésie qui est son propre modèle, comme celle d'Arp, ne court certainement pas le risque de « vieillir ». Elle occupe l'espace littéraire comme une planète que l'o~ a tardé à découvrir, mais qui est là, et qui t01une. Alain louffroy

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Charles Mauron Le Dernier Baudelaire José Corti éd., 188 p.

Charles Mauron est mort VOlCl quelques semaines. Mais au moment même où il disparaissait, il livrait au public un petit livre au titre sobre - et comme prémoni. toire - , le Dernier Baudelaire, qui offrait une ultime défense et illustration de sa méthode psychocritique. Illustration, car c'est à un texte précis et limité, les Petits Poèmes en prose, qu'il s'efforce d'ap. pliquer son système de lecture. Défense, parce qu'une « note annexe » de ce livre contient une précieuse réponse aux attaques, réserves ou contestations dont la psychocritique Caricature : BaudeIo.ire dans a pu être ' l'objet. les Fleu.."S du mal. Peut-être est-ce à cette note qu'il convient de s'arrêter d'abord. On sait que depuis son Mallarmé l'obscur (1941) Charles Mauron n'a cessé de plaider en faveur d'une fuse à réduire quoi que ce soit à utilisation délibérée de l'analyse de ses seules découvertes, qu'elle se l'inconscient dans l'interprétation veut partielle et non totalitaire : des œuvres littéraires. Il a montré « Elle opère son analyse au niveau comment une nouvelle critique, des structures inconscientes, étant refusant dans ce domaine une atti- bien entendu que les structures tude franche ou trop marquée, était conscientes subsistent intégralement née « ambiguë comme un symp- avec leur valeur propre. » Et, pour tôme, adoptant à la suite de Bache- mieux préciser sa pensée, il ajoute lard des façons de penser psycha- ceci: « La participation de l'innalytique tout en refusant la vraie conscient à la création est d'ordre psychanalyse ». Il a essayé, lui, onirique, donc préverbal : quel fou d'aller jusqu'au bout, d'abord dans réduirait Phèdre à un élément préson ouvrage sur l'Inconscient dans verbal? » (on imagine d'ailleurs l'œuvre et la vie de Racine (1957), tout de suite le genre de contestaensuite dans sa thèse Des métapho- tion auquel pourrait être soumise res obsédantes au mythe personnel une telle affirmation à la lumière (1963) où il fait, en s'appuyant sur des travaux du Dr Lacan, mais cela l'exemple de la création poétique, est une autre histoire et nous ne une dém~>Dstration précise de sa mé- nous y aventurerons pas). thode (démonstration étendu,e non sans bonheur à un domaine bien Les soucis maudits différent dans sa Psychocritique du genre comique (1964). On sait On voit donc les extrêmes précomment il procède : aux libres associations sollicitées par l'analyste cautions que prend Charles Mauron dans le secret de son cabinet, il pour montrer que sa méthode ne substitue de patientes superpositions vise à rien d'autre qu'à éclairer les de textes, la mise en évidence de œuvres et le processus obscur de réseaux de thèmes, d'images et de leur élaboration, non à les déchifmétaphores aboutissant à la décou- frer d'un point de vue unique. Mais verte de vastes constructions de l'in- la position qu'il affirme avec force 1 conscient. Il se réclame de l'objec- et de laquelle il n'entend pas se ! tivité scientifique, ne veut avancer laisser déloger est qu'à ses yeux 1 qu'avec prudence el prétend sou- l'homme qui vit et l 'homme qui mettre ses explorations à un cons- écrit partagent nécessairement le tant contrôle des textes. Or, malgré même inconscient. C'est armé de cette rigueur de méthode et cette cette conviction qu'il aborde le relative modestie d'ambition, il s'est Baudelaire des Petits Poèmes en trouvé en butte à des assauts assez prose, le « dernier Baudelaire » vifs menés contre son œuvre par non chronologiquement, mais psy, des hommes aussi opposés que Ray- chologiquement, pense-t-il. Toute mond Picard et Serge Doubrovsky. son étude repose en effet sur l'idée Charles Mauron, dans sa « note qu'à partir de 1861, à l'époque des annexe », n'a aucune peine à mon- « soucis maudits » qui empoisontrer ce qui peut faire contre lui nent sa vie, il y a chez Baudelaire l'unité de ces deux adversaires : une étoffe de préoccupations, d'anils dénoncent, dans la psychocriti- goisses, de rêves, de fantasmes inque, l'un au nom de la spécificité conscients qui appartiennent à son des intentions littéraires, l'autre au moi social aussi bien qu'à son moi nom de la totalité existentielle du créateur. Et Charles Mauron a voulu projet créateur, une dangereuse étudier les relations obscures et protentative d' « explication réduc- fondes qui unissent l'un à l'autre. trice ». Mauron leur répond sim- C'était au départ une tentative non plement qu'ils n'ont pas lu ses dépourvue de hardiesse et peut-être écrits, que la psychocritique se re- même d'imprudence, après les étu-

des de Georges Blin, les analyses de Sartre et les variations de Michel Butor qui, toutes, ont tourné autour des rapports de l'homme Baudelaire et de l'écrivain ·Baudelaire. Mais il faut reconnaître que personne n 'a su, mieux que Mauron, faire porter son attention sur le rôle que l'argent, la dation iudiciaire, les dettes, l'obsédante insécurité matérielle, les relations financières avec Ancelle ou Mme Aupick ont joué dans la terrible lutte entre forces d'inhibition et forces de création qui s'est jouée dans l'âme du poète et dont le témoignage peut se lire dans le Spleen de Paris. L'analyse qu'il propose de la prodigalité de Baudelaire comme forme d'inadaptation ou celle de sa hantise de la pauvreté comme fondement d'un univers tragique sont à cet égard parfaitement révélatrices. On y voit les soucis du jour présent ou de la veille s'unir à ceux d'une enfance oubliée, former, avec tous les matériaux que draine la totalité d'une vie humaine, une sorte de « protopoème » où l'œuvre vient puiser et se nourrir. Ce n'est qu'à partir de l'analyse de ce proto-poème donné comme l'assise, la base nécessaire - ou plutôt inévitable - de l'entreprise littéraire que Charles Mauron prend la mesure du champ du travail créateur, apprécie la fonction de la liberté créatrice. Mais il ne perd jamais de vue les interventions du désir, des défenses psychiques, de l'angoisse du mal, de l'agressivité surtout sur ces opérations de l'esprit. On constatera, à la lumière de ces investigations, que des thèmes comme celui de la Veuve, du Vieux Saltimbanque, de l'Enfant pauvre, du Fou au pied de la V énus, prennent une nouvelle résonance de signification et on verra que les schémas, les réseaux - religion, art, sensualité ou pauvreté, histrionisme, prostitution que Charles Mauron décèle dans les Petits Poèmes en prose y font transparaître de vraies structures. Certes ces découvertes pourront ne pas sembler révolutionnaires et l'on aura souvent le sentiment d'avoir pressenti ou intuitivement ùompris les choses que Charles Màuron nous fait toucher du doigt. Maig précisément l'avantage de sa méthode est de constamment vérifier les hypothèses qui peuvent venir à l'esprit, de les confronter à ~a vérité des œuvres. Rien ne sauraIt mieux nous préserver des vertiges de l'idéalisme, du subjectivisme, de la préciosité captieuse, de « l'ivresse de dominer agressivement » - pour reprendre un mot de Mauron, l~i­ même - qui font tant de degats aujourd'hui dans le domaine de la critique. Il fallait entendre professer cet homme aveugle, comme cela m'est arrivé quelquefois, pour comprendre, non sans émotion, to~t ce qu'il y avait d'exigeant, de patIent, de probe dans son enseignement. Son exemple restera un exemple d'humilité scientifique et de respect des textes. Raymond 1ean


LANGAGE

Un linguiste anti-structuraliste La Grammaire generative présentée par Nicolas Ruwet in « Langages » IV, déc. 1966 Didier Larousse éd. La revue Langages dont le premier numéro a paru en mars 1966 n'est pas simplement lme nouvelle revue de linguistique. Elle s'intéresse à tous les systèmes signifiants qui fonctionnent comme un langage, ce qui explique le pluriel de son titre. C'est, d'autre part, une publication à mi-chemin entre la revue et le livre: chaque numéro est consacré à un thi>me et confié à un auteur qui en assume la responsabilité. Ce numéro 4, sur la grammaire générative de Noam Chomsky, a été préparé par Nicolas Ruwet. Aux Etats-Unis Chomsky est célèbre depuis plus de dix ans. La publication de Syntactic Structures en 1957 suscita beaucoup de curiosité et devait marquer un tournant dans la linguistique américaine. Ici, avec le retard qui caractérise la France en ce domaine, le nom de Chomsky commence seulement à être connu. C'est pourquoi, dans un premier article, Nicolas Ruwet expose les aspects les plus généraux de la théorie, la situant par rapport à celles déjà connues, et plus particulièrement par rapport au structuralisme. Suivent deux articles traduits de l'américain, parus en 1961 et 1962: ({ La notion de ({ règle de grammaire » et ({ Une conception transformationnelle de la syntaxe » ; puis une étude de Nicolas Ruwet sur J'auxiliaire où il applique les méthodes de la grammaire générative au français. Peut-on parler, à propos de Chomsky, d'une véritable révolution? L'un des points les plus indiscutables de sa contribution à la linguistique est d'avoir posé avec rigueur certains principes fondamentaux et de les avoir suivis, en d'autres mots, d'avoir eu parfaitement conscience de ce qu'il faisait et de l'avoir exprimé. Pàrmi ces principes, le plus important sans doute est l'exigence qu'il a posée pour une théorie d'être explicite, c'est-à-dire précise. En effet, comme il l'écrivait dans sa préface à Syntactic Structures : ({ Les notions obscures, liées à l'intuition subjective, ne peuvent ni conduire à des conclusions absurdes, ni fournir des conclusions neuves et valables, en quoi elles sont doublement inutiles sur deux points essentiels ». Avant lui, Hjelmslev avait postulé qu'une théorie doit être explicite mais c'est avec Chomsky que cette notion prend véritablement de l'ampleur. Une théorie explicite doit se comporter comme un algorithme, une suite d'opérations qui peuvent s'appliquer mécaniquement. (Il se révèle en fait que le programme d'une théorie linguistique est plus complexe que celui d'une machine à calculer. ) Cette exigence a pour mérite essentiel de permettre de tester n'importe quelle théorie: on

peut savoir ainsi, comme le disait Chomsky plus haut, si elle mène à des conclusions absurdes ou se révèle trop compliquée. En l'appliquant au modèle distributionnel de Harris, Chomsky est parvenu à le perfectionner et à lui en substituer un autre qui répondait mieux au but qu'il recherche : une grammaire capable d'engendrer mécaniquement toutes les phrases grammaticales de la langue. La linguistique structurale, qu'il a baptisée taxinomique, croyait pouvoir décrire exhaustivement le langage à l'aide de deux opérations seulement : segmentation et distribution; Chomsky a montré les difficultés qui surgissent si l'on suit fidèlement ce programme et a introduit une nouvelle notion, celle de transformation, qui permet de saisir le mécanisme constitutif du langage. Il est évident que l'exigence d'explicitation donne à la linguistique le statut d'une science et non plus d'une idéolog~e_ Comme l'explique Karl Popper, dans un système explicite, toute modification qui apparaît change entièrement le système. Il n'est plus question alors d'absorber les modifications, la conscience en repos, dans le système antérieur. La. grammaire doit donc engendrer seules les phrases grammaticales de la langue. Ici se pose un autre problème. Comment reconnaître qu'une phrase est grammaticale ou non? Ce qui en décide, pour Chomsky, est l'intuition de ceux qui parlent couramment la langue; et la grammaire, ainsi comprise, doit rendre compte de l'intuition des sujets parlants. Cette notion d'intuition en linguistique a toujours suscité beaucoup de méfiance et de controverses. On a reproché à Chomsky de l'introduire en linguistique, car l'intuition, diton, égale subjectivité. Pourtant, les grammaires traditionnelles, en dressant essentiellement des listes d'exemples et d'exceptions, n'expliquent pas les régularités qui sont sous-jacentes au bon fonctionnement de la langue, et ne peuvent donc offrir que certaines indications aux lecteurs qui connaissent déjà bien leur langue. C'est plutôt de telles grammaires, qui font appel à l'intuition des sujets parlants au lieu d'en rendre compte, qu'on pourrait accuser de ce péché.

Un antagonisme US-Europe Il semble, d'autre part, comme l'a souligné Nicolas Ruwet, que les linguistes européens qui déclarent impensable de faire une analyse sans tenir compte du sens veulent dire en fait,.par le mot sens, intuition. Ce qui signifie: connaître la langue comme un sujet parlant natif ou du moins « avoir accès d'une manière ou d'une autre à la masse des données qui témoignent de la compétence des sujets parlants ». Cette insistance à prôner la pri-

La Quinzaine littéraire, 1" au 15 janvier 1967

mauté du sens sur la forme a d'ailleurs des racines très profondes en Europe et on peut remarquer sur ce point un véritable antagonisme entre les U.S.A. et le vieux continent. Il suffit de se rappeler la passion exclusive des néo-hloomfieldiens pour la forme (ou plutôt les sons) du langage. Chomsky pourrait à nouveau être taxé avec mépris de ({ formaliste » puisqu'il a pour objet la grammaire comme système formel, médiateur abstrait entre les signaux acoustiques et le sens.

Un s)Ystème Préoon9U Il est un autre point fort discuté où Chomsky a pris une position opposée à celle des structuralistes, celui de la méthode même à suivre en linguistique. Pour les structuralistes, au début sont les données, c'est-à-dire les énoncés, de la langue. Puis vient le linguiste qui, à l'aide d'une procédure de découverte, pourra reconstituer mécaniquement la grammaire de cette langue. Pour Chomsky, au début sont des hypothèses, à partir desquelles on construit une grammai-

re capable d'engendrer les phrases de la langue. On pourrait définir la première rpéthode comme inductive et la deuxième comme déductive. Toutefois, cela ne recouvre pas exactement la réalité. Des linguistes comme Bloomfield et J oos ont nommément prone la méthode inductive, car les langues, disentils, peuvent ({ différer entre elles radicalement et de manière imprévisible », aussi ne doit-on pas se référer à un système préconçu pour les décrire. En réalité, les descriptions de langues, qui se réclament du structuralisme, se fondent sur des universaux du langage pour une raison pratique: le présupposé que les langues diffèrent radicalement revient à nier la possibilité de construire une science. Comment inventer chaque fois une description nouvelle? D'autre part, chez Chomsky, les hypothèses de départ peuvent être obtenues à partir de toutes sortes de techniques ( ou d'intuitions) qui ne sont pas forcément si éloignées de celles des structuralistes. Mais il s'agira bien de déduction pour lui dans la mesure où l'hypothèse sera 'jugée à

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MISE AU POINT

• Un linguiste

anti-structu~aliste

sa simplicité, son élégance, sa fécondité. Chomsky a violemment critiqué la ::lotion de procédure de découverte et donc cette méthode défendue - en t~éorie - par les structuralistes, car il nie que l'on puisse, dans l'état actuel de la linguistique, établir des procédures de découverte « effectives», explicites, exprimables par une série d'opérations mécaniques élémentaires. Et il se trouve que les seules procédures employées par les structuralistes ne sont pour la plupart que de simples techniques heuristiques partielles, auxquelles s'ajoutent des principes proches de ceux. de Chomsky: recherche d'une grammaire qui soit la plus simple, la plus générale, et qui re::lde compte de l'intuition des sujets parlants. Parmi les autres aspects de la théorie qui marquent sa divergence avec le structuralisme, il en est un très séduisant : celui de la créativité du langage. Cette idée n'est pourtant pas neuve. Humboldt l'avait déjà formulée au 'XIX· siècle. Le nombre des phrases est bfini. Le sujet parlant peut à tout moment comprendre et émettre des phrases qu'il n'a jamais entendues auparavant, grâce à un système de règles. Les mathématiques modernes nous ont appris qu'il est possible de rendre compte de ce caractère infini au moyen de règles récursives. (Et il est à noter que Harris, dont Chomsky a été l'élève, avait parlé de ces règles récursives). Cette question débouche sur le problème de l'apprentissage du la!lgage par l'enfant. Car il est à penser que l'enfant qui n'a entendu qu'un nombre limité d'énoncés se constitue une grammaire qui lui permettra de formuler des phrases nouvelles. Grammaire qui, pour Chomsky, est possible grâce à des traits héréditaires: l'homme a une disposition innée au langage. Cela ouvre une perspective très intéressante quoique encore lointain~ car les études sur ce domaine n'en sorit qu'à leurs débuts. Selon Chomsky,~ toutefois, le linguiste quj construit une grammaire et l'enfant ' qui apprend à parler font en un sens le même travail. Il est donc permis de c:roire que les résultats qu'il obtiendra auront une répercussion directe sur ce problème de l'apprentissage. Après avoir fait le tour de ces points théoriques, on peut se reposer la question initiale : la grammaire générative est-elle révolutionnaire? Certainement dans le sens de la clarté. Chomsky se révèle peut-êtr~ comme le premier linguiste de bonne foi, ce qui est plus importaD.t qu'on ne le croit. D'une certaine manière, il a seulement dit ce que les autres avaient toujours fait. Mais l'apparition d'une motivation implicite au niveau verbal est en fait la seule chance pour qu'un discours cesse de se répéter. A tout début, il faut un verbe. Delphine . Todorova 12

Bori& Vian 1

Ses différents avatars ont conduit Boris Vian à une destinée pleine de malentendus qui relèvent à la fois de l'auteur et de son public. Il semble, depuis quelques années seulement, que protéiforme, après un fulgurant passage parmi nous, il trouve son visage définitif: « Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change » ... Ce vivant multiple, aux dons variés, se coule entre les arêtes vives du futur. Quelques jalons indiquent son itinéraire. De 1946 à 1949 environ, il est aux yeux de tous - ou presque un noctambule de SaintGermain-des-Prés, « prince d'un petit royaume dont trois cafés et une église marquent les frontières »; il Y apparaît aux côtés de Jean-Paul Sartre et de Juliette Gréco. Homme des « caves », musicien de jazz, il appartient au folklore. Bientôt un masque supplémentaire, celui de Vernon Sullivan, va encore mieux dissimuler son expression véritable. Tous les lecteurs de journaux à scandales le connaissent, il est l'être du tapage et de la publicité. En même temps, Boris Vian se révèle, tente de se révéler, par des romans comme Vercoquin et le Plancton, l'Ecume des jours ou l'Automne à Pékin. En vain il essaier.a de faire oublier le scandale, qui fut pour lui un canular, de l'irai cracher sur vos tombes... Parèsse du public, attrait de Saint-Germain-des-Prés, « quartier où l'on s'amuse» ? Son nom reste lié à la pornographie (il suffit de se rappeler les interventions de l'inénarral!le D. Parker dont Boris Vian se vengera dans Les morts ont tous la même ~au), au roman noir (dont on est loin de soupçonner la grandeur et l'importance sociologique). Longtemps le canular va cacher l'œuvre, la trompette recouvrira la musique intime et · la joie exposée dissimulera la déchirure: « On est toujours déguisé, alors autant se déguiser, de cette façon on n'est plus déguisé»; Hélas! l'existence ne se laisse pas toujours saisir par des formules.

Pourquoi lui? C'est qu'il n'était guère possible, même pour FranceDimanche, de réduire Sartre à une formule et à un quartier: le mot d'existentialisme traînera encore quelque peu dans les journaux à gros tirages, et Sartre continuera son œuvre. Dans un autre domaine, bien connu aussi de Boris Vian, Juliette Gréco saura prendre un recul admirable et devenir une étoile un peu lointaine. Tandis que lui, mort, restera longtemps circonscrit dans ce quart&r, comme l'incarnation même de l'après-guerre et d'une volonté de vivre foudroyée. Cette période, au demeurant, il l'aura scellée avec un Manuel de Saint-Germain-des-Prés.

Ce qui attire son public actuel, c'est, de prime abord, sa liberté d'allure, une absence de pesanteur sensibles 'dans les moments heureux de ses personnages. La légèreté de sa phrase est sentie comme un don d'accueil, un charme qui manifeste l'ouverture de l'œuvre: le style n'est pas pris dans sa propre structure; un ton parlé domine, en ce qu'il est de perpétuelle invention ; une voix se fait entendre, comme stimulée par un auditoire; l'art de Boris Vian est alors celui d'un conteur. A cet aspect, il est possible de rattacher les plaisanteries, les volte-face verbales, tout ce qui établit entre lecteurs une complicité d'anciens de même école. De plus, dans un univers qui De 1950 à 1959, il n'aura plus refuse tout réalisme rappelant la vedette; il travaillera, sera bal- l'absurdité du monde, de ses valotté par les nécessités quotidien- leurs, le langage manifeste un état nes. Après sa mort - à 39 ans! de disponibilité adolescente, indiles éditions de poche lui attireront que le lieu d'une camaraderie, où un public attentif qui semblait l'at- les « héros» ne sont pas soumis tendre!. Or ce public s'étend des au sérieux pesant des adultes: un ' étudiants (on songe à des diplômes riche donnera une partie de sa forsur son œuvre) aux lycéens et aux tune à un ami, on envisagera des secrétaires. Nous sommes loin du échanges de femmes avec facilité ; Tabou et de Vernon Sullivan! dans l'ensemble, les individus ont Aurions-nous méconnu, dans les moins d'importance que les grouheures crépusculaires, ce que cette pes d'amis, les bandes. Or la bande, longue silhouette cachait d'inten- ' tant qu'elle est préservée, vit en sité? dehors des lois accablantes du ren. dement dans la liberté absolue du désir (voir les lignes saisissantes Les masques sur les travailleurs qui surgissent, monstrueux, devant les jeunes époux de l'Ecume des jours, et qui Il est certain que Boris Vian sont la première manifestation du nous apparaît maintenant débar- mal). Pour ces jeunes gens (ceux de rassé des multiples « masques » qui faussaient son vrai profil : toutes Boris Vian et ses lecteurs), tant ces activités, ces heures consaèrées que la lézarde de l'existence n 'est aux variété;, aux traductions, aux pas visible, tant que le « nénu. cabarets, au monde ... présentaient phar» n'a pas commencé ses un personnage effervescent, mais ravages, les choses se présentent ont fait méconnaître le èréateur comme de merveilleux « gadgets D tendre et vulnérable. Fut-il lui- (un peu inquiétants parfois), leur même conscient de son importan- univers est sans obstacle, accueil. ce? Le canular et la pochade lui lant et fraternel aux humains : « Il ' ont peut-être dérobé des instants tendit sa carte d'abonnement qui plus denses et plus authentiques ? fit un clin d'œil au contrôleur à A vivre longuement à la surface, l'aide de-deux trous déjà perforés D. peut-on ensuite respirer dans les Nous sommes loin du monde morprofondeurs ? celé et immobile des adultes. A


Boris Vian et les jeunes portée de la tendresse, il est un rêve de sécurité et d'amitié: les rues ne portent point le nom de Poincaré mais celui d'Armstrong. L'aspect heureux de cet univers est semblable à un dessin animé : sans aspérités; mais, bientôt, désinvolture et insouciance font place au cauchemar et à l'épaississement. Il faut se rendre à l'évidence: l'allure folle des marionnettes de l'Equarrissage pour tous, rallégresse merveilleuse de l'Ecume des jours sont remplacées par une peur sourde devant le monde qui se lézarde, par une angoisse qui suinte de toutes parts. La mort est présente : aimable, certes, cet assassinat de JeanSol Partre, mais terrible cette disparition de Chloé, inquiétant cet énigmatique schmürtz et inéluctable cette fuite devant le néant dans les Bâtisseurs d'empire. C'en est fait de la loufoquerie et de la vivacité! L'âme de l'enfant ne peut s'adapter à cet univers méchant: au monde de l'innocence se substitue le monde du mal et l'homme, jusqu'alors protégé, n'est pas à la hauteur de ce qu'il ne comprend pas; la grâce est fragile et les choses reprennent vite leurs angles agressifs.

L'âge d'or Et il faut bien revenir ici, directement, vers Boris Vian. Comment oublier sa mort? Son succès, est-il abusif de le lier également à sa disparition précoce? Personnage qui incarne à jamais l'éclatement d'une adolescence débridée par la paix, il émane de lui comme une nostalgie de l'âge d'or; il apparaît pur, sans compromissions, comme tous les rayonnants aux dons multiples, trop tôt frappés, et qui gardent éternellement un visage auréolé de jeunesse. La lente agonie de Chloé, la présence du nénuphar, l'atmosphère délétère qui gangrène les êtres, comment ne pas y deviner la conscience aiguë que Boris Vian avait de sa prochaine disparition ?

Je mourrai d'un cancer à la colonne vertébrale

Je mourrai d'un éclat de

minute sera plénitude, mais plénitude menacée, d'où cet univers en perpétuel rétrécissement, en peau de chagrin: l'appartement de Colin qui change et dont murs et plafonds se rapprochent au point de pouvoir coincer une souris ... la famille qui fuit un bruit d'étage en étage, laissant un membre à chaque palier, jusqu'au saut final du père par la fenêtre ...

Le monde des adultes La quête du bonheur pour chacun sera naturellement vouée à l'échec: le mal est là qui ronge inlassablement, et aussi son autre précieux auxiliaire: le monde des adultes qui se résume, parfois, en une monstrueuse volonté d'accaparement et d'immobilisme. L'enfant est chassé hors de sa pureté drame du « vert paradis » perdu et, projeté, i] ne trouve pas son point d'impact parmi nous: ,( Je veux des envies et des désirs et je prendrai ceux des autres », dit un personnage de l'Arrache-Cœur. Comment vivre quand la connaissance de soi ne mène pas au bonheur ? quand l'impression persiste que le bonheur est inaccessible: « Et s'il n'yen avait pas pour tout le monde des ouapitis ! » Sans bonheur possible, quelle autre dignité que cet accent de plaisanterie 't L'obsession du temps qui use et défait, lancinante, rend la vie d'une densité menacée, d'une fragilité dé· risoire: « Cent ans sur une petite terre dans un petit système solaire dans une petite galaxie d'un petit univers. Rien quoi. Vraiment rien. Et tout en même temps, mais de l'intérieur seulement.» Comment lutter avec ce sentiment de l'inéluctable? « Les idées que je voudrais coincer au passage. Mais perdues irrémédiablement. corn me des battements de cœur. »

Les moments heureux L'impression dominante sera bien, pourtant, celle d'un dévorant amour de la vie qui pousse jusqu'à l'anéantissement:

Je voudrais pas crever

vo~x.

Dans un monde plein de flics, auxiliaires de la camarde, il faut vivre comme un dandy, généreux et élégant, avec violence, frénésie et ironié. Jacques Prévert écrira de lui:

Il savait trop vivre Il riait trop vrai Il vivait trop fort. Cependant, de' violentes crises cardiaques alertaient l'entourage de Boris Vian; sa femme dira « qu'on entendait son cœur battre à un mètre de distance» (in Bizarre, p. 185). Si l'on ne peut savourer la vie dans sa durée, il faudra donc l'épuiser dans l'instant: chaque

Avant d'avoir goûté La saveur de la mort. Les possibilités de Boris Vian, ses activités incessantes, sa vitalité d'homme condamné, le foisonnement de ses romans (l'Automne à Pékin notamment), cette richesse dispersée à tout vent et dont il ne se sentait guère comptable, cette ard~ur ravageante, son jeune public, isolé au milieu d'une société réduite en Occident, dans sa majorité, à ses fonctions métaboliques, y adhère d'enthousiasme; cet univers est bien le sien. Une belle image du monde adolescent n'estelle pas donnée par cet argument de nouvelle que relève François Caradec dans sa postface4 : « Nar-

La Quinzaine littéraire, le, au 15 janvier 1967

cisse. Il aime à recevoir des lettres. Il n'en reçoit jamais. Un jour il a l'idée de s'en envoyer. Il s'en envoie. L'idylle se noue. Le ton monte. Et il se donne rendez-vous sous l'horloge à trois heures. Il y va bien habillé. Et à trois heures il se suicide. » A l'âge de tous les possibles, s'oppose celui de la seule réalité, celui dans lequel le temps se débite en parcelles étriquées ; les livres de Boris Vian témoignent d'une vie plus large, d'un « univers en expansion », disait Pascal Pia. Pour nous, sans doute trop proches de lui dans le siècle, il n'aura guère été qu'une silhouette appartenant à quelques moments heureux et intenses de la Libération; aujourd'hui, cette apparence s'estompe et nous le voyons s'éloigner, avec nostalgie et satisfaction, vers d'autres générations; n'oublions pas que c'est là sa vraie place, que cet écrivain tendre et discret, qui n'a pas été insensible au drame de l'existence, est en voie de trouver son public ; un public pour lequel Saint-Germain-des-Prés n'est plus une réalité mais de l'histoire ne peut saisir cette époque que par Boris Vian. Ce ftlnambule qui traversa rapidement rêve et réalité nous quitte, ver luisant encore visible. cherche et trouve sa dimen-

sion véritable. Et sans doute ne s'enlisera-t-il pas comme son train dans le désert, car il vaut mieux que beaucoup d'autres:

Hannetons lourds de vos vers blancs, tous déca';"pez! Car de l'esprit volant je ne suis que la fiente, Mais je tombe de haut tandis que vous rampez. Paul Nazikian 1. Dans la collection« 10/]8», les œuvres de Boris Vian atteignent environ les 100.000 exemplaires. Il s'agit de : l'Ecume des jours et de l'Automne à Pékin. A signaler essentiellement deux autres beaux romans: l'Herbe Rouge et l'Arrache·Cœur chez J ..J. Pauvert et, chez le même éditeur, un fervent numéro spécial de Bizarre auquel nous nous référons. 2. A remarquer l'importance accordée par les jeunes lecteurs de Boris Vian aux chansons, notamment au Déserteur. Beaucoup reconnaissent être venus aux romans parce qu'ils aimaient les chansons, assimilées aux productions de Joan Baez et de Bob Dylan. La guerre d'Algérie et celle du Viet-nam ont donné un regain d'actualité à l'auteur de chansons; or, il n'y a pas de solution de continuité entre le Déserteur et lea Fourmis. Les jeunes découvriront tôt ou tard toute l'œuvre romanesque de Boris Vian dont l'ouvrage le plus cité est, de très loin, l'EclLme des jour.s. 3. y rattacher sa collaboration, dès 1952, au Collège de Pataphysique. 4. L'automne à Pékin, Coll. « 10/18 », 300 pages.

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Ezra

Pound Les Cantos Pisans (poème) A.B .C. de la Lecture Comment Lire

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2 numéros des Cahiers'd? l'Herne: Ezra Pound 1 témoignages, interviews, COI'" " ;·-:mdance, textes sur Rimbaud, Crevel, ie Vorticlsme. 336 pages, 14 photos

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Ezra Pound 2 le's Cantos devaht la critique, l'héritage poétique, l'artiste complet, le poète dans la cité. 360 pages, 16 photos

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L'Herne

Rédaction: 27, rue de Bourgogne, Paris 7e Diffusion: Minard, 73, rue du Cardinal Lemoine, Paris 5e

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INCONNU EN FRANCE

Un graphoDlane génial La Quinzaine littéraire publie dans cette rubrique des articles consacrés à des auteurs étrangers importants encore ~ncon­ nus en France. Les premières études que nous avons publiées ont examiné les œuvres de Leo Spitzer, Erich Alterbach et Mario Praz. « Nous étions trois écrivait Gombrowicz il y a quelques années dans « les Lettres nouvelles » - , trois mousquetaires de l'avant-garde polonaise entre les deux guerres. » La critique polonaise associait alors en effet Gombrowicz à Bruno Schulz et à Stanislaw Ignacy Witkiewicz (surnommé Witkacy). Tandis que Gombrowicz et Schulz ont avec vingt ans de retard gagné une audience internationale, Witkacy, leur aîné et parfois leur précurseur, n'a été « découvert» qu'en Allemagne, où l'on a joué deux pièces de lui cette année et où les éditions Piper annoncent la publication de son grand roman l' 1nassouvissement. En Pologne même, le prestige de Witkacy reste quelque peu ambigu. Tout le monde s'accorde pour lui trouver « du génie ». Mais il fut un « génie» universel, projet dangereux au vingtième siècle: à la fois philosophe, dramaturge, romancier, peintre et théoricien de l'art. Ecrivain, il n'a ni la rigueur intellectuelle et artistique d'un Gombrowicz, ni la densité poétique d'un Schulz. Philosophe, il l'est en «amateur», lorsqu'il découvre pour son propre compte les fondements de l'existentialisme, sans avoir jamais lu Heidegger. En peinture, ses théories sont de «Forme Pllre », mais ses tableaux - toujours figuratifs restent marqués par un mélange de Modern Style et d'expressionnisme: ils font penser à Kubin, Egon Schiele, en plus convulsif. Stanislaw Ignacy Witkiewicz fut pourtant dans tous les domaines en avance sur son temps et il est sans doute un des esprits les plus originaux de la première }lloitié du xx' siècle.

Un improvisateur Ses contemporains ne savaient pas trop comment situer ce créateur déconcertant. Pour le doyen des philosophes polonais, Tadeusz Kotarbinski, Witkacy est un « talent philosophique génial, mais sans formation » qui « mettait au monde non pas des œuvres finies, mais plutôt des embryons d'œuvres». Chez Boy-Zelenski, le critique dramatique polonais le plus perspicace de son temps, un accent plus positif: « Je n'hésite pas à déclarer que cet improvisateur de génie est un des talents les plus puissants et les plus originaux du théâtre contemporain - et pas seulement en Pologne. » Enfin, le père de la critique moderne polonaise, Karol Irzykowski relève chez Witkiewicz « une 14

obstination créatrice et une graphomanie peut-être géniale ». Le prestige de Witkacy s'est affirmé aujourd'hui en Pologne, mais il est dû non pas tant à un regard nouveau sur son œuvre, qu'à sa qualité de « précurseur », comme s'il avait été un prophète annonçant toute une série de messies. C'est ainsi que le situait vers 1956 le programme de la première reprise, après la guerre, d'une de ses pièces: « La lutte de W itkacy contre le sentimentalisme, contre les émotions dévalorisees et sa curieuse théorie du jeu des acteurs devancent Brecht; le « catastrophisme» de W itkacy annonce Beckett et toute la littérature « noire» de l'Occident; son humour surréaliste, apparemment absurde, peut concourir avec l'humour d'Ionesco ... »

La drogue Les premiers écrits de Witkacy adolescent datent de 1903. Il est donc directement issu du « modernisme» dix-neuf cent de la « Jeune Pologne» et ses contemporains, futuristes et progressistes, révoltés contre la rhétorique « décadente » lui ont plus tard reproché - tout en reconnaissant sa puissante originalité d'avoir des points communs avec un hier compromis à leurs yeux. Ainsi, son théâtre leur semblait influencé par celui de Wedekind ; ils attribuaient son érotisme à « l'agonie romantique»; son obsession des drogues révélait des affinités avec De Quincey et les Paradis Artificiels de Baudelaire; sa révolte paraissait par trop individualiste, post-nietzschéenne. Or, si Witkacy est à la fois « épigone.» et I( précurseur», le côté de son œuvre tourné vers l'avenir n'annonce pas Brecht, Beckett ou Ionesco, comme le croyaient ses enthousiastes polonais il y a une dizaine d'années. Ce n'est que tout dernièrement - on ne l'a pas encore remarqué en Pologne - que l'œuvre de Witkacy a acquis une actualité frappante. Sinon son théâtre - par trop hétérogène du moins sa théorie théâtrale préconise le happening. Son érotisme, brutal et narcissiste, annonce celui des voyous vêtus de cuir noir enfourchant des motocyclettes en quête de quelque « rodéo» ou « barlu ». Dans la drQgue, il ne recherche pas l'évasion ou le rêve, mais bien une eXpérience « mystique» et son mode d'emploi est celui du L.S.D. Je n'ai pu retrouver ici son livre sur les narcotiques - un de ses derniers ouvrages - mais j'ai encore sous les yeux sa couverture: les noms de tous les narcotiques, morphine, cocaïne, opium, jusqu'à l'alcool et le tabac, étaient imprimés en un noir sinistre - seul le peyotl en blanc. Trente ans avant Huxley et Michaux, Witkacy accordait à cet ancêtre de la mescaline une adhésion sans limite. Sa révolte enfin - abstraite dans la Pologne arriérée qui était la sienne - est dirigée

contre une société de bien-être à venir, contre une société industrielle trop bien organisée: c'est celle des beatniks, des jeunes révoltés soviétiques, des « provos» d 'Amsterdam. Conscient de la « mort de Dieu », il avait aussi une soif métaphysique qui faisait défaut à ses contemporains: il s'agissait pour lui (en capitales dans le texte) de « Vivre le Mystère de l'Existence en tant qu'Unité dans la Multiplicité ». Rien d'étonnant à ce que son théâtre, conçu à partir de sa théorie de « Forme Pure» (tout à fait compatible avec l'esprit de l'avant-garde de son époque) débouche sur deux conceptions dramatiques en honneur aujourd'hui: le théâtre de la cruauté et le happening. Dans une de ses pièces (Eux, 1920) un des personnages décrit ainsi le théâtre à venir: « On vous fait entrer en scène en toute liberté. Habillés n'importe comment, sobres ou saouls. Et vous faites la comédie, celle qui vous passe par la tête: chacun pour soi, sans coordination, vous improvisez les pires choses, jusqu'à en crever. » Dans son essai. le Théâtre, écrit-il, il y a plus de quarante ans, il donne la description suivante d'une «pièce» imaginaire: « Trois personnes habillées de rouge entrent en scène et saluent, on ne sait qui. Une d'elles récite un poème (qui devrait paraître absolument nécessaire à ce moment-là). Un brave petit vieux apparaît avec un chat au bout d'une ficelle. Tout se passait jusqu'à présent sur le fond d'un rideau noir. Le rideau se lève et l'on voit un paysage italien. On entend une musique d'orgue. Le petit vieux parle avec les personnages, mais il ne s'(lgit que d'atmosphère. Un verre tombe de la table. Tout le monde se jette à genoux et pleure. Le petit vieux se transforme en une brute déchaînée et assassine une petite fille qui vient d'entrer en scène en rampant. Sur ce, apparaît en courant un beau et jeune garçon qui remercie le petit vieux pour cet assassinat, tandis que les personnages rouges chantent et dansent. Le garçon se met à pleurer penché sur le cadavre de la petite fille et dit des choses extrêmement drôles, le petit vieux redevient bon et gentil, il rit dans un coin, en proférant des phrases élevées et transparentes. Les costumes peuvent être n'importe lesquels - historiques, fantastiques. On entendra à certains moments de la musique. Un asile de fous sur scène ? Ou plutôt le cerveau d'un fou sur scène? Peut-être bien, mais nous maintenons qu'à partir de cette méthode, en concevant la pièce sérieusement et en la mettant sérieusement en scène, on peut créer des choses d'une beauté sans précédent. En sortant du théâtre, le spectateur devrait avoir l'impression de se réveiller d'un rêve étrange, où les choses les plus ordinaires avaient un charme indéfinissable, caractéristique de l'onirisme, ne poùvant être comparé à rien. »

Witkacy écrivit une trentaine de pièces entre 1918 et 1926. Leurs tittes sont en eux-mêmes révélateurs: les Pragmatistes, l'Indépen . dance des triangles, l'Œuvre anonyme, la Locomotive démente, Mis\ ter Price ou le fada tropical, la Métaphysique du veau à deux têtes, Gyubal Wahazar, ou sur les cols de ['absurde ... Le lieu scénique et les personnages sont presque toujours identiques: « la Pologne ou nulle part» à la veille d'une révoi lution, ou encore carrefour de civilisations, tiers mondes et tristes tropiques avant la lettre, où évoluent tyrans, dictateurs, aristocrates déchus, mathématiciens et artistes de génie, femmes fatales, révolutionnaires, avec des personnages historiques, des momies, des monstres imaginaires (<<rhinocéros à vapeur», « Napoléon à vapeur»). Ces personnages correspondent souvent aux caractères traditionnels du théâtre européen, mais sous une forme dérisoire. L'ingénue devient quelque Lolita ou Zazie; l'amant romantique est transformé en crétin prétentieux; l'héroïne tragique en nymphomane dégénérée (appelée Donna Scabrosa Macabrescu ou Donna Lubrica Terramon). Witkacy décrit ses personnages avec une preCISIon maniaque. En voici quelques-uns : « Lord Arthur Persville: quatrième fils du duc d'Osmond (futur Duk of Osmond, Marquess of Broken-Hill, Viscount of Durisdeer. Master of Takoomba-Falls), le plus grand démon de la Central and General M athematical Office et le plus grand des criminels impunis. On le nomme « King of Hells », roi des enfers et des tripots (amphibologie du pluriel de Hell). 33 ans. Disciple de Hilbert. Roi de la mode. Jaquette et haut de forme, une canne à la main. Visage d'un jeune homme de beauté inouïe. Rasé de près, yeux noirs. Brun costaud, à mi-chemin entre un véritable lord et un bagnard. Mouvements distingués. Ses yeux ne rient jamais, tandis que ses lèvres, merveilleusement dessinées, serties dans une mâchoire délicate, mais douée d'une force monstrueuse, ont le sourire d'une fillf;tte de trois ans. Avec ça, un homme (si on peut le désigner ainsi) qui éveille la plus terrible jalousie, la plus infernale envie sur le globe tout entier. » « Georginia Fray, appelée le Pelican noir. 24 ans. Cocotte. Mi-siamoise, mi-anglaise. Peau jaune, yeux bridés noirs. Cheveux noirs, Comble de la lubricité siamoise. »

La nausée et l'angoisse Il n'y a pas, dans ce théâtre, de trame traditionnelle, car il est gouverné par des lois physiques et psychologiques particulières: des personnages assassinés au premier acte peuvent bien revenir, sans explication aucune, au deuxième. Dans la Nouvelle Libération, deux . actions se déroulent simultanément: d'un côté de la scène, Richard III


'ECRIVAINS

(de Shakespeare) se démène, entouré de tortionnaires; de l'autre, sur un canapé, un groupe de bourgeois « parle pour ne rien dire». C'est donc un « anti-théâtre », mais qui n'arrive jamais au « pure nonsense » que pourtant désirait atteindre Witk.acy, car il est dominé par quelques thèmes: la nausée et l'angoisse de l'intellectuel européen à la veille d'une catastrophe; l'importance de l'art, qui seul donne un sens à l'existence, art menacé par la révolution, qui a pour elle la morale: souvent, à la fin de ses pièces, des révolutionnaires victorieux balaient les personnages hors de la scène, comme des poupées éventrées ; le devenir du tiers monde, ou la, fin de l'exotisme. Il est facile de retrouver l'origine de ces thèmes dans la biographie de l'auteur. Witkacy était le fils de Stanislaw Witkiewicz, le Fénéon polonais, qui, à la fin du siècle passé, combattait le pompiérisme au nom des formes nouvelles de l'art. Il a été lui-même bouleversé par la découverte des Picasso de la collection Chtchoukine avant la révolution. Très- jeune, il accompagne le grand ethnographe Bronislaw Malinowski dans une de ses expéditions et il découvre le témoignage des cultures primitives menacées. Enfin, il assiste à la révolution russe dans des conditions exceptionnelles: officier dans un des régiments les plus « élégants» de la garde tsariste, il est élu en 1917 commissaire politique par le soviet de ses soldats. Mais il revient, dès qu'il le peut, en Pologne et garde à l'égard de la révolution un sentiment ambigu où entrent à la fois l'admiration et la peur. Le 17 septembre 1939, ' fuyant vers l'est l'avance des forces nazies, il se suicide, en se taillant les veines sous un arbre en pleine campagne, à l'annonce de l'entrée en Pologne, en vertu du pacte Hitler-Staline, de l'armée Rouge. Les préoccupations sociales et politiques de Witkacy s'expriment avec le plus de force dans ses deux romans, Adieu à l'Automne et l'Inassouvissement. L'année 1926 - date du coup d'Etat de Pilsudski qui instaure en Pologne une dictature marque d'ailleurs un point crucial dans son œuvre. A partir de cette' date, il abandonne le théâtre. Il n 'écrira plus qu'une s( ule pièce, les Cordonniers (1934), 0 ' i il exprimera le plus clairement 5 j position politique. Il y dit aux apprentis révoltés: « Les hommes, c'est vous maintenant, chacun le sait. Mais, d'autre part, je ne crois plus à cette nouvelle vie que vous devez créer - voici tout mon dilemme. » Il abandonne aussi la peinture, à part les portraits qui sont sa seule source de revenus, mais qu'il tient à dissocier de « l'ait D. Ils seront attribués à « l'officine de portraits S.-1. Witkiewicz D, qui imprime une liste de prix allant (en décroissant) de «très ressemblant, mais en beaucoup ,plus beau D, à «assez ressemblant, quelconque D. La QIDnzaine littéraire, 1"'

GU

Beckett Il se consacre entièrement à son entier est plongé dans l'absurdité, œuvre philosophique et au roman frappé de paralysie. C'est à ce moEtre bilingue, comme l'auteur de qui - selon ses théories de « Forme ment qu'apparaissent dans les villes Molloy, ne va pas sans poser des Pure» - n'est pas un art. Witk.acy des colporteurs vendant clandestine- problèmes. Beckett passe une partie définira lui-même cette mutation ment les pilules Murti-Bing. Murti- de son temps à traduire en anglais avec son auto-ironie habituelle dans Bing est un philosophe 'm ongol qui les œutres qu'il a écrites en françaiS vice-versa. A notre connaissance, un pamphlet social, les Ames mal a découvert le moyen de transmet- et nul n'a encore étudié sérieusement la lavées: « le ne voyais pas ces im- tre une visiQIl du monde par la voie part de création originale que l'auteur, pondérables (il s'agit de problèmes ,organique. Ses pilules contiennent en tant que traducteur, apporte aux , associés maintenant à la notion de sous une forme très concentrée la textes de l'auteur, en tant qu'auteur. Cela promet du travail aux compila· société industrielle) tant que j'étais vision du monde qui constitue pré- teurs des éditions critiques à venir et un schizoïde renfermé en moi-même cisément la force de l'armée chi- servira de sujet de diplôme à quel( ou plutôt dans une petite boule noise. L'Occidental qui en fait 'que futur agrégé. Actuellement, . Beckett prépare la transparente de vision du monde usage se transforme: les questions version anglaise de Nouvelles et texartistique-aristocratique ). le les ai relatives aux difficultés insurmon- tes pour rien, tandis qu'il finit de vus soudainement, après avoir fran- tables de l'ontologie (qui passion- mettre au point la traduction franchi une certaine limite d'épaissis- naient Witkacy) cessent de se poser, çaise de From an abandoned Work sement (vers le type d'extraverti), et l'on devient immunisé contre dont les soixante pages sont déjà au d'une version préliminaire étaque j'ai atteint, mon évolution natu- toute préoccupation métaphysique. stade blie" par Ludovic et Agnès Janvier. relle mise à part, par 1'abandon Celui qui avale des pilules MurtiCe texte serait publié, dans le couradical du tabac. » Bing considère comme des sottises rant de l'année 1967, par les Edid'un autre âge tous les problèmes tions de Minuit, avec trois autres qui ont fait l'objet de tirages limités : de l'art, nés d'un « inassouvisse- Assez, Bing et Imagination morte ima· Un livre prophétique ment par des formes », il cesse de ginez. voir dans l'avance des troupes chiLes deux romans de Witkiewicz noises une tragédie pour sa propre Lawrence Durrell sont du type « fourre-tout», à la civilisation. De plus en plus de gens fois récits, essais, autobiographies, prennent ces pilules et ils considèL'auteur du Quatuor d'Alexandrie science-fiction. L'Inassouvissement rent leurs compatriotes angoissés et vient de publier en recueil Sauve qui peut, neuf nouvelles illustrées par frappera sans doute davantage le désespérés comme des fous. FinaleNicholas Bentley. Pour le Supplément ment, au moment où l'Ouest doit lecteur contemporain par sa prévilittéraire du Times, qui consacre au sion incroyable de la «révolution livrer à l'Est une bataille décisive, livre une note courte et élogieuse, il culturelle» chinoise. Des critiques le chef des armées occidentales, y a là un breuvage intermédiaire entre le punch fort et la coupe d!'l fruits polonais ont rapproché ce roman chef « charismatique» qui jouit déguste dans une réception. de la Nausée de Sartre. On y trouve d'une confiance illimitée, se rend, qu'on Les personnages ont déjà fait leur en effet une forme d'angoisse de seul, à l'ennemi. Pour le récomapparition dans Esprit de corps et l'intellectuel européen à la croisée penser, les Chinois l'exécutent avec Stiff Upper Lip. On ne saurait manquer au respect que mérite l'éminent de deux époques, mais l'opposition tous les honneurs et l'armée oriencritique du journal londonien si . l'on des titres n'est pas fortuite: les per- tale occupe le pays. La nouvelle vie, traduit textuellement son appréciation sonnages de Witkacy ne «rejettent» celle du système Murti-Bing, com- par «ça fuse et ça boume •. pas le monde, ils en ont une frin- mence. Les héros du roman, nagale inassouvie. Un autre rappro- guère tous marqués par « l'inassouJohn Dos Passos chement s'impose en revanche: avec vissement» philosophique, éroti1984 de George Orwell (mais si que, existentiel, passent au service Après le ' Paris est une fête de l'imagination de Witkacy est moins de l'occupant. Les musiciens dodé- Hemingway, c'est au tour de l'auteur abstraite, moins cohérente, ses pré- caphonistes se mettent à composer de Manhattan Transfer de rappeler ses souvènlrs des jours heureux : The visions sont à la fois plus démen- des marches et des cantates harmo- Best Times. tielles et plus proches de la réalité). nieuses. Les peintres abstraits à Première coïncidence : Hemingway Czeslaw Milosz a pris l'Inassou- peindre des tableaux socialement disait dans l'Introduction de son livre vissement (il traduit ce titre, mal utiles. Mais, étant donné qu'une que tout ce qui y était dit pouvait être tenu pour œuvre d'imagination à mon avis, comme «Insatiabilité») partie de leur ancienne personna- et, inversement, que toute œuvre ,pour point de départ de son livre lité subsiste, ils deviennent tous d'imagination éclairait les faits. Dos la Pensée captive, première ana- schizophrènes. Rien d'étonnant à ce Passos déclare : Un écrivain n'écrit' lyse lucide de la fascination intel- que Milosz ait vu dans l'Inassou- pas ses mémoires. Tout ce qu'II dit voit est versé dans ses œuvres lectuelle exercée par le stalinisme. vissement, en 1952, un livre pro- et d'imagination. C'est là que tout aboutit. L'action de cet épais roman de Wit- phétique. Raymond Aron n'avait-il Deuxième coïncidence : dans le kacy deux volumes (1932) se pas intitulé une analyse plus abs- livre de Dos Passos, il est beaucoup situe dans le proche avenir, c'est- traite du même thème l'Opium des question de Scott Fitzgerald et de Hemingway. à-dire dans les années trente, qua- intellectuels ? Isolé ' et méconnu de son vivant, rante ou cinqua~te. Nous y retrouLe bal de Capote vons tous les personnages de ses redécouvert en Pologne à la faveur pièces: artistes, savants, aristocra- de Sartre, Beckett et Ionesco, WitRouge, blanc, noir. Rouge et blanc tes, femmes fatales; généraux. La kacy a-t-il une chance de s'imposer? pour la décoration, noir et blanc pour les dominos, les habits et les maslangue est à la fois précieuse, reques, telles sont les couleurs du grand cherchée et bâclée, si proche de la La oonquête de bal donné au Plaza Hotel de New Yorh langue parlée de l'auteur qu'on pour « quelques amis • - 540 perl'Oooident pourrait croire ce roman dicté au sonnes dont la liste fut communiquée au New York Times en temps utile magnétophone. Des scènes érotiques pour faire de cette petite réception d'une brutalité inouïe y alternent Le meilleur connaisseur de Witintime la plus monstrueuse soirée ayec des pages entières de discus- kacy, Konstanty Puzyna, à qui l'on mondaine de l'année. sions sur Whitehead, Russell, Hus- doit l'excellente édition de son Parmi les élus, des politiciens comme McGeorge Bundy, des acteurs serl ou Carnap: presque tous les théâtre complet, écrivait, avec mécomme Henry Fonda ou Lauren Bacall, personnages partagent la passion de lancolie: «Au tE!mpS de la décou- 1 des danseurs comme Jerome Robbins, Witkacy pour les mathématiques et verte de Kafka, W itkacy aurait pu des auteurs comme Albee ou Norla phénoménologie. L'action se pas- conquérir l'Occident - , Ü est mainman Mailer, des ·ambassadeurs, des princes, que Truman Capote s'est se au moment où la civilisation tenant sans doute trop tard. » Mais pour la somme de 20 000 dollars occidentale est, nous dit l'auteur, Puzyna éc:rivait ces paroles vers 1 payés (dix , millions d'anciens francs). menacée, à la veille d'une invasion 1960, avant un tournant dans la li L'espace consacré à l'événement par l'armée chinoise. Dans cette culture occidentale dont Witkacy par la presse et le.s magazines (notamment quatre colonnes dans nme atmosphère de « finis Latinorum D, me semble à la fois le pro}!hète et rien de moins) valait Inflnment plus les héros sont tous nihilistes, ils se le précurseur. . que cela en termes de budget publisavent condamnés et le pays tout K.-A. /eJ.enski citaire.

15 jlllJlIier 1967

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ART

La larve humaine lui a recours à des photos inactuelles. Au lieu d'être intégrées à la toile, elles lui servent de mécanismes de fascination : il les observe, les copie, les triture, les peint.

John Rothenstein et Ronald Allev Francis Bacon . Thames and Hudson éd. 292 p. et 287 ill. Ce que' m'ont dit les peintures de Francis Bacon par Michel Leiris suivi de Ce qu'a dit Francis Bacon à David Sylvester « Derrière le miroir » n° 162 Maeght éd., 30 p. et 25 ill.

Il y a trois ans, au Sal9mon Guggenheim Museum à New York, avait lieu la rétrospective d'un peintre anglais qui venait d'atteindrc la cinquantaine : Francis Bacon. Ce peintre allait à l'encontre des modes et des manies de l'époque. Il représentait, dans ses tableaux, des chiens, des papes, des 'couples enlacés mis en perspective illusionniste, qu'il cherchait à exécuter comme Velasquez. L'exposition fit l'effet d'une bombe au moment où sonnait le glas de l'abstraction informelle. Elle devait donner naissance à un livre, publié à Londres, qui retrace l'œuvre entière: Francis Bacon, par John Rothenstein et Ronald Alley. Aujourd'hui, Bacon (on avait vu quelques-unes de ses peintures sur le continent à Kassel et à Zurich) débarque enfin à Paris. Dix-sept de ses toiles sont exposées à la galerie Maeght en même temps que paraît un texte de Michel Leiris consacré à l'artiste, suivi d'un entretien de Bacon avec David Sylvester. « A en juger par l'ensemble de son travail, écrit Leiris, il semblerait qu'à peu d'exceptions près le désir de toucher le fond même du réel pousse Bacon, d'une manière ou d'une autre, jusqu'aux limites du tolérable et que, lorsqu'il s'attaque à un thème apparemment anodin (cas de beaucoup le plus fréquent, surtout dans les œuvres récentes), il faille que le paroxysme soit introduit du moins par la facture, comme si l'acte de peindre procédait nécessairement d' une sorte d'exacerbation, donnée ou non dans ce qui est pris pour base, et comme si, la réalité de la vie ne pouvant être saisie que sous une forme criante, criante de ,vérité comme on dit, ce cri devait être, s'il,n'est pas issu de la chose même, celui de l'artiste pf?ssédé par la rage de saisir. » « L'acte de peindre ». « Le cri ». « La rage de saisir ». Ce sont bien là les trois fondements de l'art de Bacon. Un des thèmes constants de l'œuvre du peintre a toujours été la crucifixion qui réapparaît périodiquement sous son pinceau. D'abord sous la forme d'un organisme qui se tord, se distend : chair monstrueuse et lamentable, un peu comme dans les Métamorphoses de Picasso. Puis comme une sorte d'immense larve exprimant la va· nité même d'exister. Bacon, nous apprend John Ro-

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FrancÎ& Bacon: Trois études

de Muriel Belcher,

thenstein, part davantage de la photographie que de l'observation de la nature. Le visage de la femme sanglante qui surgit en gros plan lors de la répression du soulèvement dans le Cuirassé Potemkine, les photographies victoriennes de Muybridge montrant des hommes et des animaux en mouvement comptent parmi ses sources principales d'inspiration. De même que

Rauschenberg, son point , de départ lui est moins fouqrl par le visible que par une image de ce visible. M~is " tandis que le peintre américain utilise surtout le cliché d'actualité afin de renouer avec le réel,

« Intensément vivants, remarque encore Leiris, les personnages de Bacon laissent parfois voir leurs dents, petits bouts de squelette, stalactites et stalagmites rocheuses pointant devant la caverne de la bouche. Cela, sans doute, parce qu'on ne saurait, afin de la connaître mieux et d'en goûter toute la beauté, scruter avec acharnement la vie sans arriver - au moins par éclairs - à mettre à nu l'horreur qui se cache' derrière les revêtements les plus somptueux. »

Michel Beurdeley L'Amateur chinois des Han au xx· siècle 301 ill. en noir, 24 pl. co"ij.l. Bibliothèque des Arts éd, 288 p .

Il n'est pas facile d'être chinois. Mais s'il faut l'être pour goûter pleinement l'art chinois, nous nous sentons tout près de le devenir à la lecture de l'ouvrage de Michel Beurdeley sur ' l'Amateur chinois des Han au Xxe siècle. Expert spécialisé dans les arts asiatiques et, lui-même, grand collectionneur, l'auteur nous apporte le résultat de ses investigations non seulement dans les musées et les collections privées qu'il a plus d:une fois visités en Chine, mais aussi dans les écrits des lettrés, les monographies inconnues en Cependant, si la larve humaine .France et les catalogues des collecoccupe le centre de la peinture de tions impériales. Bacon, l'artiste la place dans un L'originalité de son livre réside univers lui-même inhabitable: ver- dans le but même qu'il s'est assitigineux. On sait que la perspective gné et qu'il a parfaitement atteint : illusionniste avait pour but, à la nous rendre sensible, pour chaque Renaissance, d'inscrire les êtres et objet, la complexité des qualités et les choses selon un ordre hiérar- des caractères qui lui valurent d'être chisé. L'espace avait été symboli- recherché par les grands amateurs que dans la peinture médiévale et il chinois des siècles passés. Cel n'est avait figuré le royaume de Dieu. donc pas avec un œil européen que Maintenant l'homme, « mesure de ces objets sont observés. Mais, à toute chose », allait fixer son regard travers les pages du livre, nos yeux immobile sur la terre, la cadrer, découvrent peu à peu le chemin par l'inventorier. Bacon, à l'inverse, uti- lequel la sensibilité chinoise peut lise la géométrie à isoler l'être hu- s'insinuer dans la nôtre. (Et nous main, à supprimer tout environne- comprenons bien pourquoi les Chiment autour de lui, comme il nois, eux-mêmes d'ailleurs demeurés arrive lors des expériences de lavage indifférents à la culture artistique de cerveau ou dans celles que font de l'Occident jusqu'au siècle derles drogués. nier, se sont montrés si pleins de mépris pour le goût des Européens S'agit-il d'un art traditionnel ou dont la curiosité, soudainement d'une grande œuvre à contre-cou- éveillée au XVIIIe siècle, les fit rant? En aucune façon! Bacon s'éprendre de leur art le plus décan'est pas un « cas », pas plus que lent.) Cézanne ou Matisse. Mais les En outre, la vie de ces collecmoyens de la tradition (la figura- tionneurs passionnés, empereurs, tion, le modelé, la perspective, etc.) princes, ministres, hauts fonctionil les retourne en leur contraire, naires ou lettrés, est si fertile en - et les recrée. épisodes singuliers, tragiques ou burlesques, que le seul récit de la Dans son entretien avec David façon dont ils assouvissaient ]",ur Sylvester, Bacon déclare : « Je convoitise d'un objet rare - par,· pense que l'art est une obsession fois, par la ruse, le vol ou le crime de la vie, et, en fin de compte, - entoure cet objet d'un halo faspuisque nous sommes des êtres cinant. Le procédé le plus honnête, humains, notre obsession la plus très répandu en Chine, était le troc tenace porte d'abord sur nous- qui permet à chacun d'établir une mêmes. Ensuite, peut-être, sur les évaluation personnelle de ses désirs animaux. Les paysages viennent en mêm,e temps qu'il ajoute à l'obaprès. » Puis, celui-ci lui ayant fait jet PQssédé le souvenir d'un renon.. remarquer qu'en somme il respecte cement. C'est ainsi qu'un bibliophile la hiérarchie traditionnellé : pein- put obtenir une édition précieuse de ture d'histoire, portrait, paysage, l'époque Song en échange d'une nature morte, il répond : « Je mo- concubine. Le goût des collections semble difierais cet ordre... Plutôt, pour le moment, les choses étant ce être né à l'époque Chang, c'est-àqu'elles sont, je placerais le portrait d4'e dès le second millénaire avant notre ère, avec le chen-pao, trésor en tête. » Obsession de l'homme ! Bacon est familial où jades et bronzes rituels un homosexuel notoire, un ivrogne constituaient les biens les plus présans domicile fixe, un être déchiré. cieux et apaisaient les esprits par Il se drogue. Il peint, toutefois, la représentation gravée du Dragon sans tourment comme un classique. tutélaire. Ce qui n'était alors que C'est une leçon dans une époque l'objet d'une vénération superstioù tant de pères tranquilles ne , tieuse ' allait devenir dans les siècles connaissent d'autre drame que celle suivants le signe de la culture et de la gestuaJité vide de sens qui du luxe. Le raffinement artistique dont s'étale sur leurs toiles ! lean-Louis Ferrier s'entouraient les empereurs prit ra-


Il n'est pas facile d'être chinois pidement un caractère fabuleux. Dès le Iv" siècle, le roi Che Hou se faisait construire un palais aux toits garnis de guirlandes de clochettes d'or. Des colonnes revêtues de lames d'argent se dressaient dans les galeries destinées à ahriter les trésors des premiers Ts'in. Une telle somptuosité ne s'opposait pas d'ailleurs aux plaisirs les plus barbares. Che Souei, le fils de Che Hou, collectionnait les jolies servantes pour les offrir, rôties, à ses invités. Mais leurs têtes leur étaient présentées intactes afin qu'ils puissent aussi savourer leur beauté. L'anthropophagie chinoise ne manquait pas de délicatesse. Parmi les curieuses figures d'amateurs qui ont laissé dans les annales pierres et aux stèles. Mi Fou, sous

les Song, laissa une importante histoire de la peinture, le Houa-che, où l'auteur, peintre, poète et calligraphe (il fut le premier à tenter la transcription de la calligraphie à la peinture), relate l'eXpérience Je toute une vic vouée à l'amour des beaux objets. C'est à lui qu'on doit également un Traité de l'encrier où sont analysées et définies les règles que doit observer le calligraphe pour le choix de ses accessoires. L'encre et l'encrier, le pinceau et le papier, ces quatre éléments du (c trésor du lettré », faisaient l'objet d'un véritable culte. Chaque calligraphe travaillait avec des pinceaux de sa façon, les uns utilisant les poils de cerf, de renard, de loutre ou de tigre, d'autres,

de beaux objets de bronze, incrustés de métaux précieux et de pierres fines, épousaient la forme d'un pic, tels ces brûle-parfum du type pochan ou « grande montagne ». Un yen-chan, « encrier-montagne », était une des pièces préférées de Mi Fou . Des sceaux, des « posepinceaux »imitaient l'aspect d'une colline. Certaines porcelaines de l'époque Ming n'avaient pas d'autre utilité que d'offrir à la vue l'aspect d'une roche, et « le Sage assis sur un rocher » fut le thème de prédilection des sculpteurs de jade à l'époque Ts'ing. Mais les pierres naturelles étaient les plus recherchées par les amateurs qui les payaient un prix très élevé. Elles leur donnaient le plai-

telle cette perle d'un éclat éblouissant à l'intérieur de laquelle on pouvait voir des oiseaux. Mais la réalité n'est pas moins surprenante que le mythe. Le magistrat Tcheou Mi, sous les Yuan, possédait une agate qui faisait entendre un bruit d'eau. Et, sous les Ts'ing, un riche marchand remplissait sa demeure de femmes nues qu'une mécanique animait d'une manière « provoquante ». L'esprit inventif des Chinois est, on le sait, inépuisable. Qui donc, sinon un Chinois, aurait in· venté, comme Li Yu, auteur de romans licencieux et d'un célèbre traité de peinture intitulé le Jardin grand comme un grain de moutarde, ces « chaises rafraîchissantes » pour l'été, munies d'un sys-

la trace de leur goût, de leurs passions et, parfois, de leurs excentricités, Yuan Tsai, Premier ministre de T'ai-tsong, au vue ~iècle, apparaît surtout comme un maniaque de la porcelaine : la vaisselle de sa maison se composait de trois mille pièces différentes. Mais c'est aux manies des collectionneurs que nous devons des ouvrages d'un grand intérêt lorsque, grands connaisseurs, ils consignaient dans leurs écrits, avec un lyrisme sans lequel la pensée çhinoise ne saurait s'exprimer, la somme de leur érudition. Lieou Yuan-fou écrivit ainsi un traité sur les bronzes rituels de la période pré-Ts'in, et Ngeou-yang Sieou un ouvrage consacré aux

comme Houang Chang-kou, préférant les moustaches de souris. Les pierres étranges, si appréciées des Chinois, et particulièrement vénérées des taoïstes, ont toujours été dédaignées par les collectionneurs occidentaux. Aucun musée européen n'en possède. Le premier ouvrage exclusivement consacré à l'étude des pierres fut écrit à l'époque Song par Tou Wan : le Yan-lin che-p'ou ou Catalogue des pierres des forêts nuageuses. Objet de méditation mystique et de poétique rêverie, la pierre, évocatrice de la montagne, est, comme elle, symbole des forces créatrices de l'univers. Déjà, au début de l'époque Han (ne siècle av. J.-C.),

sir de caresser une montagne, et ils aimaient aussi leurs lignes tourmentées ou leurs cavités étranges comme en offraient ces pierres musicales du Grand Lac appelées par Tou Wan « nids de traits d'arbalète » . Le côté tortueux leur ajoutait Ul} charme, dont Michaux s'est montré agacé : « Tout ce qui· est droit met le Chinois mal à l'aise », écrit-il dans Un barbare en Asie. « Tout ce qui est tortueux dans la nature lui est une douce caresse. )) Le goût du bizarre et du merveilleux a toujours été très développé chez les Chinois, entretenu par les descriptions légendaires d'objets mystérieux qui surgissent dans les annales comme des instants de rêve,

tème de circulation d'eau froide? La relation de ces singularités ne détourne pas Michel Beurdeley de nous initier aux travaux des grands archéologues, de nous faire pénétrer dans les palais impériaux et dans les ateliers d'où sont sortis les plus beaux objets de bronze, de laque, de porcelaine, d'ivoire et de jade. Les nombreux renseignements qu'il nous donne sur les grandes manufactures, sur l'évolution des techniques, sur les fouilles et sur les faux, contribueront à réduire, dans le vaste domaine des arts de la Chine, la distance qui sépare l'amateur chinois de l'amateur occidental. Jean Selz

La Quinzaine littéraire, 1" au 15 janvier 1967

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B IBLI OPHILIE

Retour à Daulnier L'Auberge des Adrets et Robert Macaire Illustré de lithographies de Daumier, Traviès et Gavarni Roissard éd., Grenoble. Les éditeurs d'art, dont les buts lucratifs sont certes légitimes, ne sont pas les seuls à produire de beaux livres. Sans prétendre les concurrencer, dans le seul souci de satisfaire la curiosité intellectuelle et le goût de leurs adhérents, des sociétés - et elles furent, surtout mondaines, florissantes au XIX< siècle et au début du xx" - préparent pour leurs membres, grou-

pés souvent par affinités professionnelles ou par leur origine provinciale, des ouvrages de qualité dont le texte est choisi, par une pléiade de gens cultivés, pour sa valeur littéraire et dont l'illustration, étroitement asservie au texte, ne cède guère à la mode, à la publicité. Ainsi, le cercle des Professeurs bibliophiles a confié à Roissard, éditeur à Grenoble, le soin d'offrir à ses membres une réédition soignée, limitée à 974 exemplaires sur Chiffon Lafuma, de deux pièces qui firent fureur sur le Boulevard: l'Auberge des Adrets et Robert Macaire. Ce sont deux

œuvres inséparables. La seconde, jouée en 1834, a été suscitée et signée par Frédérick Lemaître qui n'en écrivit pas une ligne mais qui voulait de ses nègres un texte consacrant ses trouvailles d'acteur de la première pièce qu'il avait créée en 1824, faisant, par ses improvisations de chaque soir, oublier que l'œuvre initiale avait pourtant déjà trois auteurs: Antier, SaintAmant et Polyanthe, pseudonymes respectifs de Chevrillon, Armand Lacoste et du Dr Charpentier. Sur l'évolution d'une œuvre que cette trinité obscure voulait simple mélodrame, sur l'influence politique et littéraire qu'elle exerça, une

D ICTIONN AI RE

Incollables vraiD1ent? Dominique Frémy Quid ? Plon éd., 960 p. Nul doute que le gadget en forme de livre intitulé Quid? et sous-titré Tout pour tous ne ravisse certains. . J'avoue que je demeure perplexe. Pour acheter Quid ?, me demandet-on, avez-vous envie de savoir combien de femmes mettent du rouge à lèvres? quel est le poids de l'obélisque? combien vaut un fâuteuil Louis XV ? lequel contient le plus de calories : boudin, rillette ou foie gras? quel âge °a Brigitte Bardot? quelle chance avez-vous d'avoir des quintuplés? Force m'est de reconnaître que je m'en fous et contrefous royalement. Mais j'aimerais, que dis-je? je brûlerais de savoir ce que représente le racisme en 1967. L'index se tait. Rachidien, Rachitisme, Racine, Rad, Radar. A la page 350, Races actuelles, j'apprends que les Noirs (mélanodermes) ont la pea~ foncée, les cheveux crépus, le nez largè, les lèvres épaisses, et sont prognathes - mais motus sur le racisme. Faut-il chercher du côté U.S.A. ou Afrique du Sud ? Sur la faIm dans le monde : Famines 317a. La famine est cataloguée dans les désastres et les catastrophes, entre l'explosion et l'incendie: Nord de la Chine, précise Quid? 9.500.000 (fév. 1877 sept. 1878). Ricn, depuis, sans doute. Ouf, on respire. Pâturages, Paupérisation, Pauvreté v. Niveau de vie. Ah bon : la pauvreté est un niveau de vie. Quel est votre niveau de vie: la pauvreté. Et cela relève, non de la question sociale, de l'injustice ou des salaires mais du chapitre Finances, budgets et consommation. En revanche, me voilà bien content d'apprendre que nazi est aujourd'hui employé en termes injurieux sans grand discernement; que la mer de Glace (Alpes, France)

couvre 55 km2 et que, si tous les glaciers du monde voulaient se donner la peine de fondre, la mer monterait de 60 à 61 mètres, recouvrant ainsi 2/5< de la France ; et que la publicité dite compensée à l'O.R.T.F. doit obtenir au préalable l'agrément du ministre des Finances et du ministère de tutelle - l'Agriculture dans le cas des pâtes alimentaires. Je me sens un autre homme. Que dis-je? Prévenu, j'en vaux deux. Aucun moyen de vérification. Je crois donc je suis. Comment me renseigner, sinon dans un autre Quid ? e jusdem farinae, pour con-

trôler si en France il y a bien 49.715 débits de t~ac ou si un enfant de 2 à 4 ans a besoin de 700 à 750 milligrammes de calcium par jour? En littérature, peut-être... et je décquvre, épou-

vanté, que Marguerite Yourcenar est devenue Gourcenar; Bradbury Bradburg; Schwarz-Bart Scharzbart; que c'est Druon Maurice (de l'Académie française) qui a écrit Moderato Cantabile, ce qui justifie à mes yeux soudain dessillés son élection à la dite Académie, et que Marguerite Duras a donc dû écrire La Contessa, tant pis pour elle. Malcolm Lowry est l'auteur d'Audessus, et non Au-dessous, du volcan ce qui change bien des choses. C'est Remarque, et non Von Salomon, qui a écrit le Questionnaire - quel cachotier, ce Remarque; Truman Capote, un ouvrage inconnu de moi les Dossiers à moins que In cold blood ne soit présenté comme « les dossiers» d'une affaire criminelle ? Quant à Lawrence Durrell (encore heureux qu'il ne soit pas d'Arabie) le voilà à la tête d'Un quartier d'Alexandrie. A propos des Goncourt, -apprends-je, avant-guerre seul (sans s, dônc c'est un seul et même livre) Jérôme et la Condition humaine avaient (sont-ce deux livres? Alors ce Jérôme me paraît sans latitude, bien incomplet) « dépassé 100.000 ex. après 18 mois de vente. Depuis 1945, seul Saint-Germain ou la Négociation de F. Walder a pu obtenir ce chiffre ». On nage en pleine fantaisie. Enfin, comble d'honneur, je découvre que moi, Jean-Louis Bory (p. 61), je suis né avec deux ans d'avance sur la date historique. Mézalor, mézalor ... Comment puis-je affirmer, Quid? au poing, qu'un sapeur-pompier célibataire gagne entre 939,90 F et 875,10 F par mois? J'en meurs. Jean XXIII a fait rayer de l'Index (celui du Vatican) Notre-Dame de Paris de Victor Hugo et si c'était NotreDame des Fleurs de Jean Genet? Une conclusion s'impose. La littérature ne peut pas être une science exacte. Tant mieux: les imprécisions de la culture restent possibles. Jean-Louis Bory

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préface érudite mais alerte de Mme Catherine Cœuré, qui a aussi établi le texte, apporte de précieuses révélations. Sans elle, qui se souviendrait que ce premier drame romantique qui alliait, selon Sophie Gay, (c la terreur et la farce » eut le mérite, jalousé par Hugo, d'introduire avant la préface de l'injouable Cromwell « le grotesque sur la scène tragique française», au point de scandaliser la femme d'un préfet de Police, d'inquiéter le pouvoir et ses partis qui, dans des fripons, croyaient se reconnaître? Qui soupçonnerait que Balzac, avant de s'en tenir à son Vautrin, projeta, sacrifiant déjà au franglais qui hérisse M. Etiemble, de mettre en scène un Macairman? Le succès des représentations, coupées parfois de relâches dues à la censure, fut surtout celui des interprètes, Lemaître m ué en Macaire et Firmin puis Serres dans le rôle de Bertrand . De la scène, les larrons de comédie passèrent à l'imagerie populaire et, par elle, à la vie publique, les compères prenant faciès et verbe d'hommes d'Etat. C'est à Traviès, si souvent précurseur de Daumier, que revient le mérite audacieux d'avoir, en août 1834, caricaturé Léopold}<r et Louis-Philippe en des personnages et par des répliques de sa pièce. Uit mois plus tard, Daumier, avec son génie gavroche d'ancien sauteruisseau, adoptait Robert Macaire et, pendant des années, il lui donna le visage du Roi, de Thiers, de Girardin ... Plus tard, Cham le relaya sans éclat. Ce sont trois lithos de Traviès, une de Gavarni, dix-neuf de Daumier, une de Polyanthe qui ont fourni l'illustration du livre. Leur reproduction, dans les teintes de l'original, par le procédé Jacomet, est parfaite et cette fidélité fait même apparaître, d'année en année, un certain relâchement du dessin et quelque vulgarité de composition dans les charges de Daumier, harcelé par l'actualité. Texte et dessins preCIeux, puisque rares dans leurs éditions originales et aussi parce qu'ils font revivre, dans ses goût de frondeur, un peuple de Paris qui savait opposer la satire à l'ordre établi et à ses Vidocq, présentation savante et concise qui n'omet pourtant rien des événements, des hommes qui firent des multiples Macaire la cocasse et quelque peu sinistre galerie de portraits d'une époque, tout est réuni dans le livre dont l'élégance bibliophilique tient à la sobriété voulue de la typographie et de la composition dues aux presses de la Sadag, à Bellegarde, Même, dans le brochage, cette recherche janséniste de la simplicité apparente a peut-être conduit, pour le dos, à un choix de caractères un peu maigres. Mais en ces temps où la fioriture a trop de fervents, le dépouillement surprend d'abord.


PHILOSOPHIE

Un voyant A la mode . Daumier l'est, pour les bibliophiles. Pour tant . ce n'est pas u n écrivain. Les légendes de ses caricatures, les textes des rares livres dont, de son vivant, celles-ci fournissent le pré texte sont, pour la plupart, de Philipon . Mais quand M. Morelle , commissaire-priseur, assisté de M. Fau re, obtient, le 7 décembre der nier, 350 F, dans une vente sans catalogue, pour les deux volumes assez vulgaires de 1839, Les 101 Robert Macaire, c'est à Daumier que va l'enchère. Parce que, moins que Traviès et d'autres, Daumier a collaboré au {( Musée pour Rire », les deux volumes de ce recueil également sans gloire ont, dans la même vacation, été payés 220 F. Le même jour, Me Ader qui est le conn aisseur le m ieux averti de Daumier, la préparation d'un précieux catalogue! - dispersait la deuxième par tie de la collection René G.D., r iche surtout de lithographies en feuilles, de dessins, de bronzes satiriques, issue de modelages que Daumier ne prenait guère au sérieux, comme l'a démontré Jean Le Foyer qui, pour être co::J.iieiller à la Cou r, n'en aimait pas moins Daumier au Palais de Justice (La Colombe éditeur, 1958) De cette vacation, retenons seulement, pour les bibliophiles, le prix de plusieurs séries réunies en volumes : 620 F pour les M usiciens à Paris, 500 F pour le Voyage en Chine, 180 F pour Au bivouac. On a payé 800 F huit pièces détachées Pierre FfLucheux : Quatrième portrait harmouique de Charles ,«'ourier, J965 . de la série des Tabacs, 1 020 F pour autant d'images des « monoma- . nes ». Par ces groupements un peu par-delà Marx et Engels, à ces Emile Lehouck artificiels s'esquissent déjà de prosocialistes dits « utopistes », que Fourier aujourd'hui chains recueils qui viseront au sucl'on a si longtemps négligés, et qui Dossiers des Lettres nouvelles cès mérité des Gens de médecine et ont peut-être à nous dire beaucoup Denoël éd., 279 p. des Gens de justice (Vilo éditeur) plus qu'on ne le croit. A ce point dont la Quinzaine a naguère soulide vue, la révolte d'étudiants de gné l'élégance et l'intérêt. Un tel Strasbourg est significative: ces La . pensée de ce qu'on appelle tri, dans le millier de bois gravés jeunes gens en colère se réfèrent (( la gauche» subit actuellement et les 4 000 lithos qui furent le explicitement à Fourier. Fourier une crise, dont nous voyons chaque gagne-pain de Daumier, s'impose devient à la mode (en attendant jour les effets: les calculs des presque. Rares sont ceux qui peuSaint-Simon, ou Cabet, ou Flora élections à Clochemerle sont dérivent, par goût ou snobisme, payer, Pristan, ou Pierre Leroux. Prousoires et personne ne semble plus comme certains ne se le refusèrent dhon a eu son heure au temps de savoir de quoi l'on parle et ce qui pas en cette dernière vente, 3 100 Vichy). On annonce une réédit~on est en question. Des mots comme francs pour La voilà, ma maison de liberté, démocratie, socialisme, ré- des œuvres complètes de Fourier et, campagne, 2 100 francs pour un aujourd'hui, Emile Lehouck conpublique, sont vidés de. toute signiOmnibus sous prétexte que 1. Del- , fication et recouvrent les attitudes sacre un essai à ce maître confus, teill'avait omis dans son catalogue, déroutant et génial. les plus contradictoires. Le marxisce qu'a découvert M. Lecomte. ! me ne suffit plus à rassurer les Confus : il faut avoir regardé les bonnes consciences. Ses interprétamanuscrits de Fourier pour en A cette époque où l'image prétions sont multiples au même mesurer les labyrinthes. J'ai eu la vaut sur le texte, la mine Daumier moment, et des phénomènes, chance de les retrouver dans un est ouverte à l'exploitation bibliocomme le stalinisme, ont prouvé grenier et de les faire verser aux philique. qu'il ne suffisait pas d'abattre le Archives nationales. Ils avaient eu Lucien Galimand capitalisme pour forger une société, une curieuse aventure, qui n'aurait où l'homme, ce Protée, pourrait pas déplu à leur auteur. Le minis1. Pour alléger les charges des vendeurs, être heureux. tre de l'Education nationale, au les commissaires-priseurs font payer, et temps de Pétain, les avait fait enOn pourrait désespérer. On pourbon prix, leurs catalogues. Il fallait débourser 21 F pour celui de cette vente. rait aussi, quand on n'a pas le goût lever de l'Ecole normale de la rue Déjà, celui de la 1" vacation est offert, d'Ulm, de peur qu'ils ne corromdu mépris, de l'indifférence ou du avec majoration de son coût iuitial, par des pent la jeunesse. C'est à partir de désespoir, faire un effort de clarilibraires. Ainsi, se développe cette biblio· ces manuscrits qu'il faudrait étafication·. Et c'est là précisément philie annexe des documents commerciaux blir une édition critique de Fourier. de la bibliophilie! L'inflation du prix une attitude « de gauche ». des livres aidant, les amateurs peu fortuMais ce serait un tel travail qu'il Le marxisme, qui a eu le mérite nés sont xéduits à se disputer la descripfaudrait Un bénédictin fouriériste de mettre en valeur l'importance tion à appréciation d'expert, et avec quelpour s'y aventurer!. ques xeprodUCtiODB, des pièces soumises ! de l'économie dans l'histoire, a Déroutant : le style d'abord et aux enchères. On est un peu surpris que laissé de côté la psychologie de des officiers ministériels - car les comqui élève immédiatement des barl'homme, son affectivité, son éthimisaaiJ::ee.prileurs en sont - se soient insrières. Si l'on s'accommode facileque. C'est pourquoi, sans doute, tallés éc1îteurs, sans encourir leurs serviment des phalonstères et des sérisl'on éprouve le besoin de remonter, tudes. 1

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La QuiDsaine littéraire, 1- au 15 janvier 1967

tères, indispensables au système, on se hérisse ou s'amuse, selon l'humeur, devant les pOLnstes, les sybils, les puissanciels, les cislégomènes ou les transambules. Et l'on comprend que Queneau se soit réjoui de cette man ipulation du langage. Déroutante aussi cette cosmogonie basée sur l'analogie universelle, où l'on retrouve des échos des gnostiques, de Paracelse et de Swedenborg, où lcs lois de la gravitation s'appliquent aussi bien aux astres qu'aux groupes sociaux, où les droits, les passions, les couleurs et les sons correspondent selon des calculs ~ystérieux. Mais génial aussi par la beauté des images. Ce qui n'exclut pas · l'humour: « La nature en affligeant le canard mâle d'une extinction de voix représente ces maris dociles qui n'ont pas le droit de répliquer quand leur femme a parlé ... » Et pourtant Fourier est extrêmement sérieux. Dans cette œuvre si touffue et si diver se, on trouve d 'abord une critique serr ée de la société capitaliste, de la société marchande. La R évolution française a échoué: la ploutocratie a remplacé l'aristocratie, m ais l'in térêt particulier continue à s'opposer à l'intérêt général. Le libéralisme aboutit à la destruction absurde des marchandises. (1 Le morcellement industriel » développe des cultures anarchiques contraires aux climats, aux terrains et aux besoins réels des hommes. Et l'on arrive à ce paradoxe que la misère du peuple s'accroît en raison de la richesse nationale. Le seul remède, Fourier, comme Jeanne Deroin, comme Cabet, comme Pierre Leroux, le voit dans l'Association. L'originalité de Fourier, c'est d'avoir rêvé son phalanstère avec une minutie, une précision, une imagination géniale,. . par certains côtés, loufoque par d'autres. Le Phalanstère composé de 1.800 phalangistes (Fourier est arrivé à ce chiffre par de savants calculs) est un village dont la description évoque, avec ses arbres, ses jets d'eau, ses bassins, la cité future de Le Corbusier. Au contraire des au:res socialistes, Fourier, tenant compte des différences fondamentales , des hommes, n'y fait pas régner l'égalité. En Harmonie, il y a des riches et des pauvres. Mais tous ont droit à ce minimum vital nécessaire. Et, pour le reste, Fourier pense qu'il ne faut pas écarter le stimulant qu'est l'émulation. Les activités de chaqiIe homme (ou femme, ou enfant) sont choisies en toute liberté et selon les dispositions et les goûts de chacun. Tous les producteurs étant en même temps consommateurs, il ne peut y avoir d'opposition d'intérêt entre eux. L'appareil d'Etat est donc complètement inutile et se trouve remplacé par l'administration des choses : pour Fourier, c'est un point de départ. Pour Marx, un point d'arrivée.

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, POLITIQUE .

~Un

voyant

Qui a tue K.ennedy

Dans cette cité idéale, l'éducaEdward J ay Epstein Le Rapport Epstein tion a pour but de développer libreRobert Laffont édi.. 229. p. ment la personnalité des enfants (nombre d'idées de Fourier se retrouveront dans les méthodes de Mark Lane l'éducation nouvelle). Les femmes. L'Amérique fait appel libérées des travaux ménagers par Arthaud éd. des installations collectives, et de 464 pages, grand format. l'élevage des enfants par des crèches, peuvent s'adonner, autant que les hommes, aux activités Lorsque, il Y a deux ans, furent publiées les conclusions du Rappo~t qu'elles préfèrent. Aucune contrainte donc dans la Warren, bien peu furent ceux qUi. cité de Fourier. Contre la morale du moins aux Etats-Unis, osèrent courante, il reconnaît la valeur du les mettre en doute. Oswald ne possédait pas de mobile? C'était plaisir et le droit aux passions. Repoussant toute idée de « péché », un illuminé, un « nut» (une il se méfie de « l'engorgement des « noix», selon l'expression améripassions » (ce que Freud appellera caine). Ruby'! Un autre « nut n. Toute l'affaire l'assassinat du le refoulement). Tout cela amène sc Fourier à étudier les passions président des Etats-Unis résumait dans la rencontre de deux (ambition, amitié, amour, famillisme), à les grouper en séries, individus au comportement inexselon la loi de l'attraction passion- plicable et dont les destins respecnée, pour le plus grand bien des tifs s'étaient croisés par un malenhabitants de l'Harmonie. La liberté contreux hasard. Inutile de chersexuelle est à la base de la morale cher plus loin. Deux années ont passé. L'opinion fouriériste. Tout cela est raconté à travers est aujourd'hui fortement ébranlée après la publication de deux oudes livres aux titres pesants: Théovrages: celui d'un jeune chercheur, rie des quatre mouvements, le Nouveau Monde industriel et socié- Edward Jay Epstein, et celui de taire, ou invention du procédé l'avocat de la mère d'Oswald: d'industrie attrayante et combinée, Mark Lane. Le propos d'Epstein était d'étudistribuée en séries passionnées, dier le fonctionnement d'un orgaetc., avec une verve, une imagination, un brio dignes des plus grands nisme, la commISSIOn Warren, dont il existe peu de précédents : écrivains. Parfois, on songe à Balzac, et parfois à Rabelais. Parfois elle n'était ni une commission paraussi, on se demande de qui Fou- lementaire ni un organisme gouverrier se moque. Engels, qui pourtant nemental réglementaire. Composée n'aimait guère ses prédécesseurs, ' des plus hauts magistrats de écrivait dans l'Anti - Dühring : l'Union, elle avait été créée dans le but de rassurer une opinion qui « Fourier n'est pas seulement un critique, sa nature éternellement avait besoin de s'entendre dire par des hommes au-dessus de tout soupallègre fait de lui un satirique et çon qu'aucune conspiration ayant l'un des plus grands satiriques de pour objet -d'éliminer ph~siqu~­ tous les temps ... » ment le Président ne pouvaIt VOIr Un critique, certes, mais aussi un voyant. Fourier croyait profon- le jour aux Etats-Unis. La commission Warren a répondu à cet dément que la fondation de cette cité modèle qu'il imaginait aurait espoir. Tout au long de son exisun tel succès « d'attraction », tence, elle a été animée par un strict souci de « sécurité domestiqu'elle gagnerait le monde de proche en proche par son seul exem- que ». ple, et ferait régner le bonheur et E.J. Epstein croit à l'intégrité la paix entre les hommes. Mais des membres de la Commission. Il l'expérience de Condé-sur-Vesgre partage même leur opinion s.ur la n'aura pas plus de succès que l'Ica- culpabilité d'Oswald: ToutefOIS, en rie de Cabet ou l'association de se livrant à une véritable autopsie Pierre Leroux, à Boussac. Et ce- de l'enquête, il en arrive à mettre pendant, après les grandes désillu- gravement en cause et le fonctionsions des révolutions marxistes, les nement de la Commission, et ses expériences manquées des utopistes méthodes, et certaines de ses ne sont nullement négligeables. conclusions. Loin d'avoir été minuPeut-être les désastres, dont nous tieuse, complète et exhaustive, avons été les témoins, auraient-ils comme on le pensait, l'enquête a pu être évités, si on les avait un été en réalité hâtive et superficielle. peu mieux écoutés. La technique Il fallait rassurer vite, mettre démentielle, aussi bien à l'Est qu'à rapidement un terme aux « spécul'Ouest, est en train de créer un lations et rumeurs» propres à inhomme uniforme, consentant et quiéter. Et l'auteur décrit la hâte abruti. On peut se demander si le de ces avocats appointés par la vieux Fourier, avec sa fantaisie, sa Commission, harcelés ' par elle et lihel·té, son optimisme, sa joie, n'a qui implorent constamment de pas aussi quelque chose à nous nouveaux délais pour rédiger leurs dire_ rapports. Ils n'ont eu le temps ni Emile Lehouck a fort bien fait de chercher les mobiles qui aude nous le rappeler. raient pu ipspirer l'assassin préEdith Thomas sumé, ni d entendre les témoins 1. Emile Poulat : les Cahiers manuscrits qui eussent pu les aider à débrouilde Fourier. Introduction par Henri Desler les faits. On est étonné d'aproches, Minuit éd. 20

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fi)

Croquis d'un médecin de Dallas montrant la trajectoire de III balle qui atteignit Kennedy. (Publié ror le Sunday Times.)

prendre qu'aucune des personnes qui se trouvaient à proximité d'un monticule herbeux, d'où pour tout le monde, à Dallas, ce jour-là, provenaient les coups de feu, n'a été interrogée. En revanche on a tenu le plus grand compte de la déclaration du sieur Brennan, le seul témoin qui aurait vu Oswald tirer de la fenêtre du dépôt de livres. A quarante mètres de cette fenêtre et affligé de myopie, il a pu indiquer la taille et le poids approximatifs d'un tireur agenouillé derrière une fenêtre rabattue à mihauteur. D'après cet unique témoignage la Commission a conclu à la culpabilité exclusive d'Oswald. Epstein se horne à analyser un travail bâclé. Mark Lane a refait l'enquête_ Durant trois ans et avec une conscience professionnelle qui force l'admiration, il a décortiqué les 26 ouvrages annexés au Rapport Warren proprement dit, interrogé personnellement les témoins dont les dépositions lui paraissaient avoir été dénaturées, ou négligées, ou systématiquement ignorées. Il a fait enregistrer et parfois filmer leurs dépositions. Son ouvrage est plus ample que celui d'Epstein, mais sa portée est peut-être moins évidente puisqu'il est parti d'une idée exactement contraire à celle qui a inspiré la Commission. Celle-ci veut démontrer qu'Oswald est le seul coupable. Mark Lane veut démontrer qu'il n'en est rien et que, en passant systématiquement sous silence tous les éléments de preuves favorables à Oswald, elle a fait non seulement fausse route mais a révélé une mauvaise foi qui pourrait la faire accuser de forfaiture. Les partis pris de la Commission sont si évidents et la complaisance envers les témoins favorables à sa thèse si affichée, que l'avocat joue sur le velours. Il est impossible, dans le cadre de cet article, d'inventorier tous les éléments qui vont à l'encontre des conclusions officielles. Voici, néan-

moins, ceux que Mark I.ane met en évidence : 1. Oswald n'a jamais été « réellement » identifié comme le tireur. 2. Des témoignages nombreux, précis et concordants, selon lesquels les coups de feu provenaient d'un autre endroit (le fameux monticule) ont été délibérément ignorés. 3. Il n'est pas établi que l'arme du crime soit le fusil de marque italienne qu'Oswald est censé avoir acheté. La seule balle qu'aurait tirée cette arme a été récupérée dans des conditions suspectes. 4. Il n'est pas démontré qu'Oswald aurait été en possession de ce fusil juste avant le crime. 5. L'affirmation, par Marina Oswald, que son mari aurait tenté d'assassiner le général Walker - qu'il aurait manqué - a été retenue à charge comme si cet échec confirmait l'exploit exceptionnel qu'aurait réalisé Oswald en abattant le Président dans des conditions autrement difficiles. 6. Des témoins dignes de foi dépeignent Oswald comme un piètre tireur. Dans l'hypothèse la plus favorable, il n'était qu'un tireur moyen. Or les tireurs les plus réputés des Etats-Unis et s'exerçant sur une cible fixe, dans les meilleures conditions, n'ont pu toucher cette cible deux fois avec le fusil d'Oswald, dont la lunette avait été remise en état pour les besoins de la cause. En tout cas tirer trois coups de feu avec ce seul fusil dans le temps maximum de 5 ou 6 secondes constitue une pedormance presque impossible. 7. Le mêIl1e tireur n'a pu atteindre successivement Kennedy et Connally, touchés à intervalles trop rapprochés_ La fameuse théorie de la « balle unique» frappant la nuque du Président, ressortant par sa gorge et, dans une trajectoire descendante, frappant le Gouverneur au poignet, contredit les images d'un film d'amateur et le


CODlDlent assainir ,le Marais? rapport initial du F.B.I. Cette balle, retrouvée sur la civière du Gouverneur ou dans celle du Président est presque intacte alors que le poignet du Gouverneur recélait des fragments de métal. En outre, Connally, qui a eu le temps de se rendre compte de ce qui aonivait à Kennedy avant d'être luimême atteint, n'a jamais varié dans ses dépositions: il est certain de n'avoir pas été touché par la balle qui a frappé le Président. Que reste-t-il du Rapport Warren en ce qui concerne la culpabilité exclusive d'Oswald? A peu près rien. Pourtant, Oswald demeure un personnage énigmatique. Il possédait bien un fusil qui aurait pu être l'arIpe du crime. Il semble, d'autre part, que des coups de feu ont bien été tirés du dépôt de livres scolaires où Oswald se trouvait avec, il est vrai, des dizaines d'employés. S'il est effectivement l'assassin, n'aurait-elle pas dû éclaircir, le coup fait, les raisons de son comportement ? Elle ne s'est pas demandé pourquoi il n'est pas resté parmi les 45 employés présents à ce moment dans l'établissement alors qu'il quitte aussitôt le Dépôt, comme s'il voulait se désigner en tant que suspect nO l. Il a déclaré qu'en raison de l'événement il pensait que le travail s'arrêterait, il voulait en profiter pour aller au cinéma. Sa version est au moins plausible. Il passe chez lui pour se changer, se munir d'un revolver (comme si d'avoir assassiné le président des Etats-Unis ne lui avait pas suffi) et est interpellé, à bonne distance du lieu du crime, par l'agent Tippitt patrouillant seul. Après avoir « bavardé » avec lui, il le tue. Rien ne prouve qu'il ait été identifié par Tippitt, et rien ne prouve, d'après Mark Lane, qu'il soit bien le meurtrier de l'agent. C'est pourtant pour ce meurtre qu'il est enfin arrêté. Rien ne prouve qu'on lui ait parlé d'autre cnose! 'Interrogé par les journalistes devant des millions de téléspectateurs, il paraît éberlué qu'on l'accuse d'avoir assassiné le Président. Mais de ce qui s'est passé entre les policiers et lui on ne saura jamais rien: sa déposition n'a été ni enregistrée ni même couchée par écrit. En revanche, c'est sous les yeux de ces mêmes policiers et, pense Mark Lane, avec leur complicité, que Jack Ruhy lui ferme la bouche pour toujours. Dans quelques mois Ruhy, qui a supplié en vain Earl Warren de l'entendre ailleurs qu'à Dallas, va disparaître à S9n tour et rejoindre dans la tombe, outre sa vi~time, quatorze témoins qui mettaient plus ou moins en cause la thèse officielle et qui sont passés de vie à trépas de façon plus ou moins naturelle. On comprend que l'Amérique commence à s'inquiéter. Après l'affaire Oswald et l'épisode Warren, on va peut-être se demander là-bas qui a tué Kennedy ? Claude Cohén

Emerich Deutsch, Denis Lindon, Pierre Weill Les Familles politiques aujourd'hui en France Minuit éd., 126 p.

Le comportement politique inspire d'ordinaire deux genres d'ouvrages : les études de spécialistes qui décrivent honnêtement, scrupuleusement même, ce qu'ils observent, c'est-à-dire la confusion; . les commentaires de profanes en sondages qui ne demandent aux données statistiques que la confirmation des idées qu'ils ont sur le sujet. Dans le livre de MM. Emeric Deutsch, Denis Lindon et Pierre Weill, tous trois animateurs de la SOFRES!, les idées ne sont certes pas absentes, mais c'est de l'analyse elle-même qu'elles surgissent, au terme de six enquêtes poursuivies entre 1964 et 1966 auprès de plus de 10 000 personnes représentatives de l'ensemble de l'électorat. Première constation, 10 % seulement des personnes interrogées ont été incapables de se situer sur l'axe gauche-droite qui leur était soumis, mais 31 % se classaient au centre. Intrigués par cette pléthore centriste, les auteurs ont cherché à en élucider le sens en recoupant les réponses obtenues avec les indications relatives au degré d'intérêt

L'originalité de la démarche a consisté alors à regrouper les « faux centristes» avec les 10 % d'indéterminés pour révéler ' l'existence d'un « Marais » qui devient une catégorie capitale puisqu'avec 320/0 de l'électorat français il se présente comme la clé de toute majorité. L'examen de l'éle~tion présiden,tielle suggère d'ailleurs, selon les _ auteurs (p. 69), que c'est la mauvaise humeur de ce Marais, réveillé par- la campagne à la télévision, qui a été à l'origine du ballottage inattendu du 5 décembre 1965. Le schéma auquel aboutit cette première étape est le suivant : Extrême gauche . . ... Gauche modérée Centre ............. Droite modérée .... ' Extrême droite ..... -, Marais .............

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A l'aide de questions portant sur des problèmes « classiques », comme la laïcité ou les nationalisations et sur des problèmes d'actualité (le Marché , com,mun, l'aide aux pays sous-développés, la force de frappe, les institutions), les 'autèurs ont éprouvé ensuite la signification de leur découpage. Ils ont constaté que les révélateurs traditionnels de la droite et de la gauche étaient inopérants mais qu'il subsistait des

aux attitudes à l'égard des différents partis politiques, MM. Deutsch, Lindon et Weill se livrent à une interprétation de l'élection présidentielle' et ils concluent « à la recherche d'une majorité ». Trois idées se dégagent de l'enquête. Tout d'abord la division profonde de la gauche : « Les électeurs d'extrême gauche sont, du point de vue de leurs opinions politiques, très différents de ceux de la gauche modérée » (p. 33) et si les premiers témoignent d'une forte homogénéité, la seconde semble déçhirée entre des tendances contradictoires, qu'il s'agisse des positions sur les problèmes ou de l'attitude à l'égard des partis. L'absence d'idéologie commune est ici cruellement soulignée, de même que l'impasse sur laquelle débouche son incertitude : « C'est à l'extrême gauche que les électeurs sont le plus disposés à se rapprocher d'elle; mais c'est avec le centre que ses propres électeurs, pour la plupart, préféreraient s'allier; et ce centre, quant à lui, est plus attiré par une alliance avec la droite... » (p. 51). L'existence d'un leadership permet certes de franchir une étape, comme l'a prouvé l'élection présidentielle, mais cette étape doit être prolongée et approfondie , par l'élaboration d'un 'p rogramme.

'

pour ,la politique, et ils se sont aper- « tempéraments» distincts. En çus en combinant les deux critères d'autres termes, il n'existe plus de qu'il fallait « distinguer les électeurs critère uniCWe permettant de tesqui se sont placés au centre par ter les appartenances politiques indifférence ou par incompréhen- mais ces appartenances se dessinent sion de la question qui leur était confusément lorsque l'on considère posée, de ceux qui s'y sont placés l'ensemble des positions exprimées, de propos délibéré, soit parce qu'ils car celles-ci se rattachent à une ,considèrent le centre comme une « échelle implicite de valeurs » tendance autonome, soit parce qu'üs , (p. 30). Après avoir caractérisé les refusent consciemment le choix traits pri~cipaux de chacune des entre la gauche et la droite » (p. 20). f~milles et confronté ces réponses

La Quinzaine littéraire, 1" au 15 janvier 1967

En revanche, les affinités entre le centre et la droite modérée (dont l'extrême droite n'est qJ.l'un prolongement peu distinct) condamnent les tentatives du genre de celle qu'avait esquissée la « grande fédération » des socialistes au M.R.P. ' A considérer les opinions et les at,titudes des électeurs centristes, on comprend pourquoi ce projet s'est si 'facilement évanoui au premier

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LETTRE DES ÉTATS-UNIS ~

Comment assainir le Marais?

contact avec les réalités, sans qu'il soit besoin de faire intervenir la malveillance des états-majors politiques : les « pesanteurs sociologiques », pour reprendre l'expression de M. Lecanuet, ont suffi. Ce centre n'est d'ailleurs pas en état, du fait de sa faiblesse, de jouer un rôle autonome, car il ne peut « attirer à la fois un grand nombre d'électeurs de gauche modérée et un grand nombre d'électeurs de droite modérée » (p. 83). Il se trouve donc voué au rôle d'appoint d'une majorité dont l'axe se situe à droite presque fatalement. On discerne ainsi les grandes ~gnes d'une simplification qui s'organiserait autour de deux pôles principaux, de deux tempéraments naturels, et dont les forces respectives seraient équivalentes si l'on s'en tient aux pourcentages cités plus haut. Mais aucun des deux camps n'atteint la majorité et c'est ici qu'intervient le Marais dont la présence est à la fois une tentation (pour ceux qui peuvent attirer ses suffrages) et une menace (pour l'équilibre du régime) en raison de sa disponibilité. Les auteurs s'interrogent alors sur les moyens par lesquels cet électorat flottant peut être réintégré, au moins _partiellement, dans un système organisé ; ils en citent trois, par ordre croissant de préférence: la démagogie, le mythe du Sauveur et l'éducation. Jusqu'en 1945, les oscillations du corps électoral ne présentaient guère d'amplitude en France: il suffisait que les partis du Front populaire eussent gagné 288 560 suffrages en 19'36 pour que la composition de la Chambre fût bouleversée. Depuis 1945, en revanche, cette étonnante ' stabilité des attitudes a fait place à des migrations, des déplacements erratiques dont la mesure reste malaisée en raison de la multiplicité, des partis et du caractère fugace de certains mouvements, mais que l'on évalue à environ 10 à 15 % du corps électoral2 • Les ébranlements provoqués par la guerre, l'apparition

de problèmes nouveaux et, également, l'extension du suffrage aux électrices (l'enquête de la SOFRES indique que 61 % du Marais 'e st, formé de femmes), expliquent le phénomène, qui n'est d'ailleurs pas propre à la France. En GrandeBretagne où il est classique, le système bipartite a permis de le cerner plus rigoureusement et d'en mesurer l'impact d'un scrutin à l'autre3 ; il désigne en effet les électeurs ne votant pas fidèlement pour l'un des deux grands partis et dont les suffrages déterminent l'issue de la compétition. Il atteindrait d'après Jean Blondel le quart de l'électorat mais, compte tenu des chassés-croisés, le vote flottant net tel qu'on peut le mesurer selon la méthode du « swing » se ramène à quelques points en pourcentage. La simplicité et la robustesse des structures anglaises permettent d'ahsorber sans dommage les à-coups provoqués par les mouvements d'une masse aussi importante, alors que l'absence de digues comparables en France laisse planer une menace permanente sur la stabilité du régime lui-même. C'est dire que la mise en place de cadres politiques vigoureux est d'autant plus nécessaire que le caractère dynamique d'une société en pleine nlutation et le développement des mass media y multiplient les occasions de déplacements massifs et imprévus; elle implique l'adaptation des structures à des conditions nouvelles, moins sans doute pour « assécher )) le Marais, comme le suggèrent les auteurs, que pour le canaliser et l'assainir. Pierre Avril 1. Société française d'enquête par sondage. 2. René Rémond: Le vote flottant, in « Société française et démocratie», France FaTum mars-avriI 1963. 3. C'est le fameux «swing» qui se définit par une formule arithmétiqtte: la somme des gains en pourcentage d'un parti et des pertes du parti rival, divisée par deux : cf. Jean Blondel, la Société politique britannique, pp. 67-69 A. Colin. 1964.

••••••••••••••••••••••••••••••••••• BISTOIRE DU II0IJVEMEl\lT OUVRIER Il\lTERl\lATIOl\lAL • POLOGl\lE - ROl\lGRIE :l8S8. • LE SO(;ULlSHE FRAl\lÇAIS textes choisis et traduits par J,-J . ET LE POUVOIR, par Michelle MARIE et Balazs NAGY, :par p, BROUE.

présentés

1 vol. 420 P" , Z4,30 (TU) Ces textes, dont beaucoup sont inédits, replacent les évènements de 1956 dans leur contexte et établissent entre eux un parallélisme saisissant. Cette étude, la seule qui mette- en évidence l'éxistence d'u~ véritable révolution politique en Europe orientale, complète fort heureusement les diverses p,ublications qui n 'ont Das manqué de cé· lébrer ce dixième anniversaire.

PERROT et Annie KRIEGEL. :I:I,SO (TU)

1 vol. 224 p.,

Tirée de conférences prononcées au Centre d'Etudes Socialistes, cette double étude examine la politique du parti socialiste devant le problème du pouvoir, à une 'période cruciale de son existence (1879-1914), et ensuite celle du parti communiste jusqu'à l'époque actuelle.

(Cet out'rage Jfera inclu~ dan, les abonnemem de .• "CahierA du Centre d'Etudea Soc;ali .•te~"). ...

Dans la même CoUection : LEl\lINE. de Georg' LUKACS - LA OUESTIOl\l (;BIl\lOISE DAl\lS L'Il\lTERl\lATIOl\lALE OOHHIJl\lISTE (:l8Z8-Z7), textes présentés par Pierre BROUE - LA l\lOtJVELLE EOOl\lOHIQIJE, d'Eugène PREOBRAJENSKY, présentée par E. MANDEL et P. NAVILLE.

EOI D

PARIS - 29, RUE DESCARTES (se) - C.C.P. PARIS 18462-71

Un événement, dont l'importance qu'elle se développe aux Etats-Unis. ne doit pas être sous-estimée par Mais prenons-y garde! Toutes les qui veut comprendre le présent et sociétés industrielles ont des traits le proche avenir de nos sociétés de communs et le concept d' f( amérimasse, s'est produit le 8 novembre canisme »), naguère si cher aux mo· dernier. L'Etat le plus peuplé de ralistes laud,a teurs de la bonne vieil. la fédération américaine, celui qui le Europe, est désormais, et jusbat les records de la croissance in- tement, mis au rancart. Bien sûr, dustrielle et démographique, la Ca- les techniques ne cessent d'évolifornie, s'est donné pour gouver- luer. Dans dix ans, verra-t-on, sous neur un médiocre acteur, sachant le bras de chacun, un petit télésourire, se maquiller, bien se tenir viseur-transistor? En attendant, devant une tribune ou une caméra, Jack Gould, critique de télévision, doté d'un agréable physique, d'une fort écouté, lance un appel inquiet. voix chaude, dépourvu de toute ex- Notre télévision, écrit-il (New York périence administrative, ignorant Times, 23 octobre), est d'une pertout des problèmes économiques et sistante médiocrité. Dans le systèsociaux auxquels il est maintenant me actuel, rien ne peut l'en faire confronté. Ronald Reagan a béné- sortir : telle quelle, elle suscite ficié d'une avance d'un million de de larges profits et « même s'il se voix sur le gouverneur sortant, Pat produisait une substantielle défec. Brown, politicien chevronné, compé- tion de spectateurs, elle en gardetent, soutenu par l'appareil entier rait assez pour demeurer un effidu parti démocrate et même, con- cace instrument de publicité »). jointement, par Johnson et Bob Néanmoins, si la chute est plus Kennedy. Cet ex-beau quadragé- « substantielle » encore, les trois naire de feuilletons télévisés et cow- Grands1, qui pratiquement détienboy des films de la série B ' s'était -nent le monopole des programmes, fait remarquer à la télévision com- seraient contraints de changer, peu merciale comme vendeur de sau- à peu, leur politique. On retombe cisses grillées et surtout de pâtes sur l'argument, derrière lequel à cirage. Recommandé au parti ré- s'abritent, en fin de compte, les dipublicain par une célèbre firme rigeants des grands réseaux améde relations publiques, Spencer Ro- ricains et qui a été utilisé en France, berts et Haffner, de Los Angeles, dans des structures très différentes, Reagan a été à son tour « vendu », par les responsables de l'O.R.T.F. : avec succès, aux téléspectateurs ca· impossible d'améliorer le contenu et la distributitm des programmes liforniens. Me trouvant à New York durant s'il n'y a pas, en ce sens, une « deles semaines qui ont précédé l'élec- mande » du public. Traduisons : tion, j'ai vu sur le petit écran des éducation d'abord. Mais voici du nouveau. La c.B.S., épisodes de sa campagne qui, je n'en doute pas, est dès maintenant qui s'est assurée les services de analysée de près par les spécialistes Joseph Klapper, auteur du meilleur des mass media, Comme d'au- livre consacré aux effets des comtres, j'ai noté l'influence du mil\eu munications de masse2, l'a chargé californien (où tout ce qui touche de diriger un bureau de recherches à l'industrie du spectacle, acteurs sociales dans son gratte-ciel de la inclus, accroche, plus qu'ailleurs, 5~ Rue. Est-ce un signe des temps l'intérêt des masses) mais aussi le ou, comme certains le murmurent, rôle des femmes, depuis les petites « un petit luxe qu'elle peut s'oflycéennes jusqu'aux matrones déli- frir ) ? En tout cas, l'équipe Klaprantes, fondant en larmes à la vue per vient de mettre en chantier une du héros, et, dans les rallyes du vaste enquête sur « le développecandidat, les foules d'hommes de ment du goût dans la culture de toutes classes, blancs et noirs, en- masse ». Au cours d'une première thousiastes. La télévision, porteuse phase, elle recense tout ce qu'on du meilleur et du pire, a prouvé le sait actuellement, ou croit savoir, 8 novembre qu'elle peut faire élire des facteurs qui assurent le dévelopaux plus hautes fonctions un « com- pement du goût. Un second objectif municateur ») qui n'a rien d'autre est d'explorer ce que les enseignants (écoles élémentaires et seà communiquer que son image une image, il est vrai, savamment condaires) font aux Etats-Unis pour chargée de !outes sortes de signi- informer leurs élèves des programfiants. Il n'est nullement impossible mes de télévision, utiliser des émisque l'an prochain Reagan soit le sions en classe, au cours de leçons candidat du parti républicain à la et discussions, agir sur leur goût Maison-Blanche. Nos connaissan- de téléspectateurs. La troisième ces de l'image et de sa puissance phase comprendra des essais méthovariée, suivant les conditions psy- diques poUr « développer le goût cho}ogiques et soeiales où elle est des enfants dans le domaine des reçue, sont faibles. Elles sont à peu communications de masse )). Le proprès nulles en ce qui concerne l'édu- jet est ambitieux. Il sera passioncation du consommateur d'images nant d'en suivre le déroulement et sans laquelle, pourtant, il n'y a au- d'en connaître les résultats. Peut-on courir le risque de con· cune chance de voir naître une civilisation de l'image digne de cette fier aux pédagogues le soin de concevoir une « éducation de dénomination. L'élection de Reagan n'est qu'un l'écran et de la donner à l'école? ) sipte, à notre horizon, fait pour Par-delà les techniques auto-visuelnous inciter à réfléchir au cours les qui usent du cinéma et de la d'une étape de la télévision telle téJ,évision comme moyens d'ense.'


THÉOLOGIE

Télévision et politique

Le Grec et le Barbare André Méhat Etudes sur les « stromates » de Clément d'Alexandrie Le Seuil éd., 580 p.

Studio de télévision de la N.B.C. à Washington.

gnement, doit-on franchir le pas - le dangereux abîme, pensent certains - qui ferait d'eux des objets d'enseignement? Déjà l'an dernier, Henri Dieuzeide avait attiré l'attention sur le précieux apport de la télévision scolaire lorsqu'elle est utilisée par des maîtres ouverts au monde nouveau3• Ceux-là comprennent qu'ils ont cessé d'être, par essence, l'incarnation d'un savoir encyclopédique, des émetteurs et répétiteurs de connaissances. Ils ont reconnu qu'ils doivent être des animateurs, des guides pour l'enfant submergé par un flot d'images et d'informations, l'aidant à les trier, à cultiver à la fois ses connaissances techniques et son esprit critique. Bref, ils sont « prêts à une véritable conversion pédagogique ». Le mot est de Michel Tardy qui vient de publier un vigoureux petit livre sur le Professeur et les Ima-' ges4 , plein de connaissances et d'idées, mais qui ne nous persuade pas que beaucoup de ses collègues soient prêts à cette conversion. La réflexion de M. Tardy, qui pourtant connaît fort bien la télévision à laquelle il a consacré sa thèse de doctorat, s'exerce surtout sur, ou plutôt contre l'attitude des pédagogues à l'égard du cinéma. Je le regrette, car le cinéma pose aujourd'hui aux enseignants et aux jeunes élèves beaucoup moins de problèmes que la télévisions. M. Tardy est sévère pour tous ceux qui ont tenté d'introduire la culture cinématographique à l'école. Bien sûr, les exemples qu'il cite (dissertations, manuels) mettent les rieur~ de son côté. Mais il y a aussi. en France et ailleurs, des expériences tentées par des pionniers intelligents, qu'il passe sous silence. A l'écart d'une recherche constructive de nouvelles méthodes, adaptées iCI la formation du citoyen dans la civilisation de l'image, il s'absorbe dans une sorte de réquisitoire contre « les pédagogues », tous jeté~ dans le même triste sac avec lui-même car, nous confie-t-il non sans humour, « j'appartiens à la confrérie ». En fin de compte, Mi'tel Tardy mêle heureusement l'opnisme au pessimisme : quant au projet, l'optimisme (qui est l'esl ,

sence même de la pédagogie, puisqu'elle croit possible de transformer l'homme et de l'élever) ; quant aux moyens, le pessimisme : « La modestie des moyens, comparée à l'immensité du projet, fait apparaître la pédagogie comme une entreprise dramatique. » Somme toute, une telle critique est salutaire. Elle nous rappelle la nécessité d'une pensée hardiment novatrice pour former le consommateur des communications de masse et, par cOQséquent, celle aussi d'une éducation de l'éducateur dont la mission, aujourd'hui souvent niée ou raillée, se trouverait aussi revalorisée intellectuellement, moralement, socialement. Un « phénomène Reagan », bien des choses étant inégales par ailleurs, peut se produire en France dans un non lointain avenir. Comment aider les téléspectateurs de demain, les enfants cernés par l'image? « Comment définir une action régulatrice sur l'imaginai"e? » (H. Dieuzeide.) Déjà à travers un brouhaha de discussions et d'expériences se dessinent les premiers principes de ce qui doit être à la racine de toute action :- l'éducation des éducateurs, renouvelant leur vue du monde, adaptant leur {onction aux mutations de la société industrielle. Mais comment '\Voir quelque chance d'y parvenir si l'Etat ne comprend pas que ces problèmes, dont dépend la possiiiZité même d'institutions démocratiques dans le monde des communications de masse, exigent une attention aiguë, de considérables investissements, des moyens dignes <le " l'immensité du projet? A travers l'école, les chances de l'homme dans la civilisation technique 'lont en jeu. George Friedmann 1. American Broadcasting Corporation, Columbia Broadcasting System, National Broadcasting Corporation : A.B.C., C.B.S. ,t N.B.C. 2. The effects of Mass Communications (Free Press, New York) dont une nouvelle édition, mise à jour, va paraître. ~. Les Techniques audio-visuelles dans l'en" seignement (Presses Universitaires). 4. Presses Universitaires. . S. Cf. « Enquêtes auprès des enseignants ", Communication, nO 5 (Editions du Seuil).

Quinzaine littérllire, 1"' au 15 janvier 1967

C'est entendu que stromate signifie en grec couverture de lit et par dérivation la bigarrure des , laines de couleur dont on fait ces tissus; que Clément (sans ' doute athénien d'origine) fût un maître et propagandiste (un « catéchiste ») de l'église d'Alexandrie vers 180 (soit sous Marc-Aurèle, puis Commode et Septime Sévère) - nous étions plus d'un à ne pas le savoir. Mais que ces sept livres paléo-chrétiens de mélanges ne nous concernent pas et que l'étude que vient de leur consacrer quelqu'un que nous ne connaissions pas non plus, André Méhat, appartienne au simple champ de l'érudition - c'est ce que nous aurions bien tort de conclure. L'ouvrage est passionnant, à tous les niveaux. Par la méthode d'abord. En apparence, ces Stromates de notes gnostiques selon la vraie philosophie (c'est le titre le plus complet) placent le lecteur devant un problème assommant et insoluble. Imaginez quelqu'un (il a écrit d'autres ouvrages parfaitement organisés et ·de son cru : un Protreptique, un Pédagogue) qui note au fil de ses lectures tout ce qui l'intéresse et peut lui resservir dans ses conférences contradictoires (entre chrétiens et païens) ou ses cours (à des catéchumènes cultivés) ; qui, la plupart du temps, n'a pas affaire aux textes mêmes des anciens philosophes ou de la Bible, mais à des recueils de seconde ou troisième main; qui reproduit ce ~i lui convient sans que le plus souvent on puisse savoir quelle est la source ni ce qui dans la masse est de lui - à supposer qu'il y ait là quelque chose de lui; qui enchaîne le tout non pas même par suites cohérentes mais, malgré quelques annonces de plan, dans un tel désordre que la plupart des commentateurs modernes l'ont jugé tout à fait incapable de maîtriser son matéria~. C'est un de ces ouvrages devant lesquels il nous semble que nous manquons complètement de mode d'emploi. De la façon la plus modeste, sans aucune déclaration de principe, presque sans crier gare, André Méhat va pendant 300 pages tenter de. préciser le genre d'écriture auquel appartiennent ces notes qui, tout de même, ont été « publiées » par leur auteur - , montrer comment elles relèvent d'un des grands courants littéraires de l'époque - que donc si elles nous étonnent, il n'en allait pas de même autour de 200 - , retrouver ce qu'elles doivent à ces découpages systématiques des matières et des thèmes de « traités » si caractéristiques de la période hellénistique ce n'est pas par hasard qu'il trouvera ici son premier appui dans un autre livre de V. Goldschmidtl - ,

nous apprendre enfin à lire les Stromates en nous montrant de quelle façon s'est fait, comme il dit, leur « tissu ». S'agit-il simplement du goût? Pour une tradition qui s'achève autour de nous, c'est l'originalité qui fait d'abord la qualité d'un ()uvrage; mais pour l'Antiquité finissante, l'art était citation; le lecteur et l'auditeur n'avaient pas de plus grand plaisir que de reconnaître

derrière un discours la masse des références, allusions, évocations dont il était gros : la culture était donnée, et l'art était répertoire; c'est l'époque des épitomès, questions, histoires, encore baptisées prés, rayons de miel, péplos. A. Méhat cite ici pour compar~i­ son Montaigne, mais sommes-nous après tout si loin de ce qui, depuis Joyce, nous paraît comme un des discours de la modernité? Aussi bien la modernité propre de Çlêment - le christianisme, en , l'occurrence - réinvestit à sa façon, que nous devons entendre, le genre à la mode dont elle s'empare : si pour l'exhortation et l'enseignement préparatoire, l'écrit continu convenait, il n'en va plus de même lors-


~

Le Grec et le Barbare

qu'on en arrive à des vérités plus graves, qu'il importe de préserver. 11 faut dès lors, explique Clément, que les semences soient dispersées et jetées « à la volée les étincelles des dogmes de la vraie gnose ». Ainsi commence de s'éclairer une esthétique de la citation amassée. « Les Stromates, commente Clément, ressemblent, non à ces jardins soignés et plantés en quinconce pour le plaisir des yeux, mais plutôt à un" montagne ombreuse et touffue, peuplée de cyprès et de platanes, de lauriers et de lierre, mais en même temps de pommiers, d'oliviers, et de figuiers, où se mêlent à dessein les essences des arbres aussi bien fruitiers qu'improductifs à cause de l'audace des maraudeurs et des voleurs de fruits, car l'écrit veut rester caché. »

Présenee totale Un des problèmes fondamentaux de la philosophie hellénistique et surtout stoïcienne a été celui de l'enchaînement - de l'acolouthia - : si toutes les vérités se tiennent en système, l'ordre dans lequel on les expose est tout le contraire d'indifférent; il concerne, par-delà la pédagogie, la logique et la théorie. C'est pourquoi on a eu bien tort de tenir longtemps pour secondaire la question des divisions et du plan de la philosophie : si la vertu est de nature, exposera-t-on d'abord l'éthique ou la physique? « Nous devons découvrir aussi l'acolouthia de la Vérité » écrit Clément, et A. Méhat montre comment à replacer les Stromates dans une trilogie reçue des mœurs (où va le Protreptique), de la morale (où va le Pédagogue) et de la science (ou gnose), leur parti commence à s'éclaircir. Ce qui vaut ici pour le tout, vaudra plus loin pour l'intelligence des parties : ainsi pour ce goût de la « symétrie » ou de la « composition en échiquier d) dont A. Méhat marque qu'il explique tels emboîtements déconcertants mais ré~tés du cc faux » dans le cc juste » et 0

o

du « juste » grec dans le cc vrai » chrétien, tel surgissement de 15 pages de chronologie au milieu de 30 pages de théorie, etc. On ne dira jamais assez que l'art des combinaisons atteignait dans l'écriture de l'Antiquité une subtilité auprès de laquelle les subtilités de jeunes écrivains devant quoi s'effarent Ode vieux critiques ne sont encore qu'enfance de l'art. Pour revenir à Clément, c'est jusque dans le détail des thèmes auxquels sont consacrées ses notes que se retrouve un découpage classique, l'enchaînement d'une série de cc lieux » : se demander ce qu'il en est des fins, ou qui est le parfait, c'est encore demeurer dans une architecture stoïcienne des problèmes; ce qui s'y introduit enfin de chrétien ne s'en détachera que plus clair. Ainsi, lorsque le parfait gnostique de Clément déclare : (c Seigneur, muni de ces armes, donne-moi l'occasion et reçois la démonstration de mes talents ; vienne cette épreuve : je mépnse le danger par amour de toi », tout, fait remarquer A: Méhat, pourrait être d'Epictète, la coupe du thème comme son développement : tout, sauf les quatre derniers mots. Faisons le point. La cc matière première » des Stromates, ce sont de brèves citations ou képhalaia que nous entendrons mal si nous les référons d'abord à celles qui, dans le discours de Clément, leur font un contexte délibérément éclaté; il nous faut au contraire savoir (comme faisait le lecteur du ne siècle) isoler chaque référence, l'arracher au tissu des Stromates pour la replacer dans le texte d'où originellement elle provient : la lecture, donc, ne trouve son sens qu'en se fragmentant. Mais à un autre niveau les képhalaia sont groupées en brèves séquences qui composent une suite, cernent un cc lieu », déploient un raisonnement; et une nouvelle fois, ces séquences se rangent en larges sections qui correspondent aux classiques traités de philosophes hellénisants : la lecture, donc, doit rassembler les lignes

d'une organisation, SaISIr à la surface du divers l'unité d'un plan. Telle est, au terme de cette analyse exemplaire, la réponse d'A. Méhat à la question de l'emploi des Stromates. Et aussitôt reprend sa saveur un déchiffrement qui nous demande de jouer à la fois le un et le plusieurs, le découvre et le tisser. 11 faut, pour aborder les Stromates, une lecture qui nous partage (est-ce hasard si je recoupe ici le titre du roman récent de Pierre Rottenhert ?). Et ce partage dit le sens (ajouterai-je en poussant quelque peu à la limite un exposé qu'A. Méhat veut garder plus prudent), s'il est vrai que séquences et sections appartiennent à une logique du déploiement pas à pas, plus hellénique, tandis que les képhalaia supposent une présence à chaque fois totale du tout dans sa moindre partie où une autre forme de pensée se reconnaît. 0

La gnose Le Grec et le Barbare : le partage en deux des cultures, avec ce qu'il importe de jugement de valeur, Clément s'y réfère encore, à chaque instant. Et rien ne fait mieux sentir l'étrange condition mentale de ces premiers siècles : l'Ancien et le Nouveau Testament ne sont que de la cc philosophie barbare », mais ils portent une lumière qui fait ~éfaut aux Grecs : un surcroît de vérité vient se ranger du côté qui reste marqué du signe du moindre. Clément sent si bien le paradoxe qu'il développe complaisamment la thèse du cc larcin des Grecs » : lesquels auraient, avec la complicité de quelques anges, dérobé telles vérités dont Moïse eût dû, selon l'ordre, être seul découvreur. Et c'est encore une formation de transaction que cette gnose vers quoi Clément (comme nombre de ses contemporains : hérétiques plus encore qu'orthodoxes, non chrétiens tout autant que chrétiens) veut conduire son lecteur : parce qu'il s'agit d'un enseigne-

ment à ne transmettre qu'oralement, nous y trouvons une atmosphère de secte et de mystère mais qui vient se mouler pour Clément d ~als la forme des écoles philosopluques tournées vers la tradition de leur fondateur ; parce qu'il s'agit de révélations touchant les rapports de Dieu au monde et à l'homme, la dynamique de la création et du salut, nous y voyons l'ordre des raisons s'effacer devant la déraison dràmaturgique du mythe - mais justement la gnose ne double-t-elle pas pour le temps au-delà du temps le savoir philosophique, comme le mythe doublait chez Platon par une figure de temps des vérités sans temps ? Devant cette vacillation du propos entre deux types de cc vérité », il faut qu'A. Méhat, une seconde fois, nous apprenne à lire. Se demander si la place que Clément accorde à chacune de ses cultures est une fois pour toutes fixée n'aurait de sens que si les Stromates formaient un exposé purement théorique. Mais le but de Clément (comme de toute l'époque hellénistique) est autre : de convaincre et de convertir. Autrement dit, on ne fera pas un emploi correct du texte hors de son adresse aux interlocuteurs qu'il se suscite. Après les structures, il faut déchiffrer les fonctions. Or, ce qui apparaît d'abord, c'est que l'interlocuteur des Stromates est toujours étranger à la gnose ; on perdrait donc son temps à chercher, même sous une forme dispersée, un exposé interne de la doctrine; il faut ne demander à une œuvre que ce qu'elle donne: ici, les chemins qui, du dehors, conduisent vers une révélation, à jamais en suspens. Ce qui frappe ensuite, c'est qu'on n'est jamais exempt d'à qui on s'adresse. Convaincre les savants ou ignorants, les païens ou les chrétiens, . ne va pas sans adopter leur point de vue, sans é1,'ouser autant qu'on peut leur système : l'autre vers lequel il se porte est toujours à l'intérieur du discours de Clément. S'agit-il, par exemple, de convertir


QUINZE JOURS

DODl.aine nlusical le philosophe ? On le conduira de la défense de la vérité (contre les sophistes) à la connaissance de la providence (progrès où il peut rester grec); c'est cette science qui, avec la « fréquentation » des Barbares, pourra se remplir pour devenir foi. Ainsi, « de l'état de bon serviteur, il en est venu, grâce à la charité, à celui où il a été considéré comme fils ». Mais retournons la proposition : que serait cette foi sans d'abord la sagesse! Où se pense-t-elle, hors des catégories que son adresse au philosophe lui fournit? La foi ne se pose comme tout autre que si elle abolit son interlocuteur; chez un auteur comme Clément, il n'y a pas, note A. Méhat, place pour le « ou bien ... ou bien ... », mais seulement pour le « et ... et ... » Prenons-y garde, pourtant. Ce qui fonde ici la démarche de Clément, c'est l'espoir qu'il a, en devenant l'autre, de le réduire à devenir le même. Propos considérable, propos où se tranche à mon sens la primauté du chrétien dans les Stromates : car, à la méthode platonicienne de l'accord dans le dialogue, se substitue l'idéal d'une transformation essentielle, d'une pénétration altérante. Socrate pédagogue s'est mué en Clément jardinier. Voyez seulement cette séquence capitale, dite des quatre greffes : « Insérer le greffon entre le bois et l'écorce: ainsi sont catéchisés les païens ignorants, car ils reçoivent superficiellement la Parole » ; pour les philosophes et les juifs, « on fend le bois... on coupe en deux leurs dogmes... pour y introduire la branche noble » de la vérité; une « méthode violente )) convient pour les « sauvageons hérétiques »; enfin, pour les chrétiens pas encore gnostiques, « on découpe un œil dans le surgeon noble en lui conservant tout autour un cercle d'écorce... puis on taille dans l'arbre franc un œil d'égale dimension... et on lie; mais on laisse l' œil lui-même intact. » Dans l'œuvre de Clément passent tous les discours de son temps, mais portés par une métaphore où se rêve leur annulation. Et c'est cette occultation du dialogue par une image non analysée, cette éclipse du discours au profit d'un phantasme, qui nous fournit la dernière leçon de la lecture des Stromates. ' Leçon double. On n'a pas saisi l'organisation et le fonctionnement d'un texte s'ils s'articulent à une image, tant que reste inexploré ce que cette image a précisément pour fonction de dérober. Et. c'est sans doute par le non-dit de telles images que devait être manqué l'accord de ce dont l'Occident n'a pas cessé d'être fait, en partie double ou triple accord dont, trois siècles après les Stromates, on peut rêver encore '_aux parois de Ravenne : un christianisme resté grec. François Wahl 1. Victor Goldschmidt, le Système doicie~ et l'idée de temp!, Vrin éd., 1953. 2. Pierre Rottenberg, le Livre partagé, con. « Tel Quel », Le Seuil éd., 1966.

Je suis un zoulou, pour la musique. Je ne distingue pas' Corelli de Beethoven. Le seul orchestre qu'avant cette date fatidique (7 décembre 1966) j'eusse entendu fut, dans les années 50, l'orchestre Ducousso, de Samadet (Landes), spécialisé dans l'accompagnement des « courses landaises ), dans un rayon de 50 kilomètres autour de Dax. L'orchestre Ducousso se compose d'une grosse caisse et de six pistons : le paseo des « écarteurs » landais, à demi ivres, démarrant du pied gauche, dans le bruit des pétards, sur les arènes peu sanglantes de Samadet, tandis que l'orchestre Ducousso entame, à tout casser, les premières mesures de la Marche cazérienne, est un spectacle auquel les voyageurs qui ont couru le monde connaissent peu d'équivalent. L'oreille ainsi formée, j'étais prêt à me rendre au -3' concert du Domaine musical. J'eus l'honneur d'y accompagner une abonnée, Mlle Lydie Chantrell, poétesse sapphique d'une renommée justifiable, et peintre remarquable par la violence obscure, éro-

J'ajoute à ça que Mlle Chantrell a des yeux marron foncé mais éclatants, et que, lorsqu'elle rit, elle n'y va pas que d'une glotte. C'est pourquoi, lorsque le quintette de Baden-Baden eut entamé, au cours du deuxième mouvement des Improvisations de Peter Schat, cette admirable et lente promenade des musiciens les uns auprès des autres, le flûtiste Diloo, gras et léger, menant ce surprenant ballet et sollicitant, par l'extrême alacrité de son jeu, les réponses différentes et nécessaires de ses quatre partenaires, le rire de Mlle Chantrell, s'élevant soudain à me~ ' côtés, irrépressible, communicatif et pur, invita l'assistance à concéder ce qu'elle pressentait peut-être: qu'une intention baroque et, de toute évidence, humoristique, dirigeait cette mémorable procession. Pour moi, qui n'avais jamais entendu de musique moderne, je fus plongé, dès les premières notes du quintette, dans le ravissement : le jeu des cinq instrumentistes, d'une, extraordinaire subtilité, la manière exquise, en particulier, dont la flûte et la clarinette, se sollicitant l'une l'autre, se parlaient et se ré-

Cathy Berberian

tique et baroque de son art. Des pondaient, en des phrases d'une téyeux purs que l'horizon déchire, nuité et d'une rapidité prodigieuses, des lèvres inexprimables qui tom- me faisaient me croire au matin bent en pierres, un portrait tragi- de mes jours, ou des jours des homque de Mandiargues que dévore la - mes, prêtant l'oreille à l'évident pourpre de la toile et du temps, et disharmonique premier chant. Après ces passages intimes de la femme cette œuvre, le quintette opus 26 qui s'étirent dans l'ombre, et le de Schonberg, plus classique et masrêve; et la mort, dans tous les sens, sif, nous jetant au visage une masse voilà ce que l'on voit chez elle. Si orchestrale, c'est-à-dire orchestrée, j'étais un collectionneur, que j'eus- où la voix propre à chacun des insse de l'argent, des obsessions, un truments me parut composée pour sexe, voilà ce que j'aurais chez moÏ; tenir un rôle cousu de fil blanc

La Quinzaine littéraire, 1·' au 15 jarwier 1967

dans quelque trop savant ensemble, sembla d'une froideur banale. Ce fut l'entracte. J~ fus présenté à Bona de Mandiargues pour la seconde fois en quatre jours. 'Je_ l'avais vue rousse et tropicale,_ les bras couverts de bracelets barbares : elle fut italienne et brune, les cheveux serrés, en costume d'homme de velours noir, au ras du corps, et c~avate de soie, piquée de perles. Nous reprîmes nos places à tâtons, dans des vapeurs d'encens aphrodisiaques. On n'y voyait pas à quatre mètres. Le programme annonçait: la Passion selon Sade, mystère de chambre avec tableaux vivants, de Sylyano B~tti - et Cathy Berberian, sOprano, dans un triple rôle: Justine, Juliette, O. _La scène est dans l'ombre. On devine, sur le plateau, un mic-mac raisonné d'instruments hétérogènes : harmonium, divan, chaînes; prieDieu, lit d'apparat, potences et, sous l'aigle sadique aux ailes d'acier inoxydable, le fauteuil où Mme de Gernande s'asseyait, offrant ses veines aux lancettes, et où ce soir, Cathy Berberian, la suppliciée-reine, va s'asseoir. La voici qui avance, dans une mante noire, et parmi quelques rires purifiants (l'assistance), tirée par un bourreau peu vraisemblable, vers le lieu de son élévation. Sa voix s'élève, alors, soudainement, ailée, puissante et pure, tandis que ses vêtements tombent. S 'y mêlent des râles, des sanglots. Les lumières s'accroissent, la musique prend forme, la profanation se fait plus nette. La cantatrice est attaquée. Elle oppose à l'ardeur érotique et quelque peu hétéroclite des musiciens qui, non contents de démolir leurs mstruIIients, l'assaillent, l'apparence plâtrée, indestructible, séminale de son corps nu, de ses bras délicieux, de son beau visage tragique (que surmonte une perruque phalliforme, poudrée, piquée de diamants, de quatre-vipgtdix centÎJJtètres). Des moments de repos sont pris par les acteurs sur scène, l'action s'interrompant d'un coup, au scandale évident des mélomanes, qui sifflent, mais conformément à la volonté expresse du Marquis : connaissant, mieux que tout autre, la faihlessè des forces humaines, il ordonna cent fois que l'acte serait interrompu, et que l'on reprendrait des forces dans la conversation, la nourriture, le sommeil. Ici, les acteurs se vautrent ensemble sur un lit, et assistent à une séance de cinéma. On reprend, on-, se poursuit, on se torture, on fait l'amour, on meurt: tout cela sous la voix sans failles, accrochée définitivement aux cintres, du soprano. La fin venant, trois musiciens apparaissent, en habit, occupent l'avant-scène, et , jouent un trio mélancolique, tandis que derrière eux, la scène et les acteurs s'anéantissent, dans les pâles lumières de la_ mémoire et de l'oubli. Sifflets. Acclamations. La poésie. triomphe. Hourra pour Berberian et pour Bussotti !

Pierre Bourgeade


LETTRES A 1 HUMOUR «LA QUINZAINE»

L'escargot Sigma

n

A propos de l'article de Marc Saporta sur la « Semaine Sigma II » à Bordeaux, nous avons 1"eçu diverses lettres, dont celle-ci:

... De quelle sociologie M. Saporta veut-

il parler? Non, cette comédie ennuyeuse n'a rien à voir avec la sociologie. Une '1 machine électronique hypacritement et démagogiquement exposée au public, l'utilisation de ce type grotesque d'enquête dont le procès avait été définitivement fait la veille l'homme et la cité ») ne peuvent constituer une étude sociologique. Ce qui s'est seulement révélé au cours de cette Semaine, c'est qu'un certain nombre de personnes, fortes de leur « culture », ont voulu vendre leur marchandise en se servant de ce truc publicitaire que peut être aux yeux du public snob « l'avantgarde )), la recherche. Si l'on avait voulu parler sociologie, sciences humaines, on aurait invité Roland Barthes et la « nouvelle critique ».:. le me refuse à penser que le « prix de la seconde chance )) exprime les goûts d'un public de masse et ses « opinions ». Jean-Pierre Lecourt

«(

Multiple Miahauz Notre collaboratrice Geneviève Bonnefoi regrette qu'en tête de son étude sur Michaux, publiée dans notre dernier numéro, nous ayons signalé l'Espace du dedans qui ne faisait pas partie de son propos. Elle ne veut pas laisser croire qu'elle n'avait rien à dire sur cette importante réédition. Au contraire :

~J Sempé. ----~-

« Tout homme attend quelque

miracle... Ou de son esprit; ou .i.e son corps; ou de quelqu'un ,· ou des événements. (Ceci est pure observation_ ) Valéry. Le dernier album de Copil, fait·il autre chose qu'illustrel « l'observation» de Valéry, et célébrer une existence vouée à l'attente de l'improbable? Il convient d'être assis pour bien attendre : la femme imprécise, depuis si longtemps qu'elle est là, s'est doucement effondrée sur sa chaise :

Il y aurait tant à dire que deux nouvelles pages de la Quinzaine n'y sulfiraient pas. Contentons-nous de signaler que l'essentiel de son œuvre poétique (de Michaux) est là, dans ce recueil depuis longtemps introuvable (la première édition date de 1944) et heureusement complété.

Ces compagnons de solitude n'accèdent jamais à la possession du signe extérieur de l'attente miraculeuse qui pourrait bien être en somme le fin mot de notre mystérieuse dignité. De même que l'escargot découvre avec un sentiment profond d'injustice qu'il ne peut pas se faï:re moine parce qu'il est escargot, de même le poulet, tout prêt à partager les rêves, les souvenirs et les facéties de 'la femme assise, est pourtant ramené sans -pitié à sa condition. Le poulet que la privation de ch~ vient lui rappeler à tout moment.

...

HomonJ"DÜe Nous recevons de M. Jean Wa«ner, professeur de littérature et civilisation américaines à la Faculté de Grenoble, une demande d'explications sur « l'usurpation d'identité » que constitue à ses , yeux la publication dans la Quinzaine d'études signées Jean Wagner qui ne sont pas de sa plume. Notre ami Jean Wagner s'excuse de porter le même nom ' que notre correspondant. Nous nous excusons à notre tour de lui avoir attribué, sur la foi de renseignements erronés, une thèse sur les Poètes nègres des Etats-Unis dont- la paternité revient à son homonyme. Le rédacteur de la Quinzaine est en fait l'auteur d'un lean-Pierre Melville publié chez Seghers et d'un Mais, oui, vous comprenez le jazz aux Editions du Jour, à Bruxelles. Bien qu'il s'intéresse lui aussi aux écrivains noirs, à leurs problèmes et à leurs productions, son activité ne relève aucunement de l'Université.

Ronald Searle.

Vœ1Ul:

A l'occasion des fêtes de Noël et du Nouvel An nous avons reçu, de France et de l'étranger, un assez grand nombre de vœux de II. bonne continuation » et de « réussite ». Nous remercions nos correspondants et leur souhaitons, ainsi qu'à tous nos lecteurs, de fructueuses lectures pour 1967. Comme cette année, la Quinzaine littéraire se mettra, sur ce plan, tout entière à leur service.

le haut de son persopnage semble s'être vidé au profit du séant, comme se vide un sablier. La fonction d'attente a modifié -cette morphologie incertaine, au point que la chaise, socle et support de la patience, apparaît comme un prolongement naturel du corps humain, organe supplémentaire plutôt que mobile accessoire. « Les poulets n'ont pas de chaise », eux, et Copi le rappelle à propos.

Les dures déterminations de la naissance pèsent sur les rares êtres que Copi invente dans un univers désertique, et cependant tout en eux aspire à les oublier. Deux petites bêtes figurées par des points (à moins qu'il ne s'agisse d'êtres humains vus de très, très loin), sur la page d'un autre livre illustré par Copi, s'adressent l'une à l'autre: « Quel drame, Gustave, si tu savais! »

L'utilisation par Copi des prénoms entre poulets, fourmis, oiseaux, escargots par exemple, souligne l'importance et la délicate~ des relations inter-individuelles là où même l'observateur un peu hâtif ne distingue pas nettement les individus. Des oiseaux grossièreme~t figurés peuplent un arbre au pied duquel gît un autre oiseau. Et un des oiseaux remarque: « Jérôme s'est cassé la gueule ». Les illustrations de cette Petite Folie collective n'en sont pas le seul attrait. Michel Corvin y ras. semble une grande variété de bizarreries padois profondes, et qui donnent à rire, peut-être, moins qu'à penser. Les surréalistes y tiennent le haut du pavé. Et démontrent avec éclat que les jeux du langage ont souvent cet intérêt second de produire aussi des ilolées. Entraîné peutêtre par cet esprit d'aventure, "le crayon de Copi fait un peu plus ici .que de quitter la femme assise. Il invente -des monstres, et se précipite aux amours bizarres jusqu'à l'extrême de quelques informes accouplements. Des êtres un peu chien, un peu baleine ' se rencontrent ici et là, avec, sur leur visage encore humain, tout l'embêtement de ce qui leur arrive. L'inquiétude et la douleur rôdent confusément autour de ces demi-bêtes rampantes. La protcstation de Copi dénonce à la fois leur absurde con~ damnation et leur irrémédiable bêtise: l'abîme est à l'intérieur ... On sait que ChavaP, au contraire, n'hésite pas à clairement représenter l'abîme, à le prendre '. même pour sujet. Ce n'est pas haut' à ses Espagnols au bord du désespoir que je pense ; on les connaît, plantés au bout de la falaise, et attendant (eux aussi!) Dieu sait quoi. Non. Plus près de l'abîme, ou pour mieux dire les pieds dedan , assis sous la lune qu'il contemple, le fameux Imbécile en train de se poser des questions communie avec le vide dans une pascalienne union à l'infini. Le silence éternel des espaces trouve sa correspondance et son double sous le crâne chauve renversé vers le croissant de ce premier quartier. Rencontre aussi intime que l'effondrement postérieur de l'homme inconfortablement affalé sur le rocher. Cependant, si cette image est grande, si elle donne à rêver - av\!C


et le rhinocéros des foules, sa gentillesse nous épargne les réquisitoires pesants, les mises en question angoissantes, les dénonciations rancunières. Ce petitcousin de Raymond Devos promène ses étonnements et ses « doutes ]) sans nous attrister. Il suggère, et n'insiste pas. Une des raisons d'aimer les dessins de Sempé, c'est qu'ils sont avec évidence ceux d'un homme de cœur. losane Duranteau

la double appartenance humaine au néant et à la pesanteur représentée par une si rigoureuse économie de moyens - , combien plus n'admirerons-nous par le troisième des abîmes de Chaval ! Là, il n'est plus question de station assise. L'homme du dessin court le plus vite qu'il peut, vers l'abîme justement, poursuivi ' qu'il est par un rhinocéros à la corne trop proche. Et la légende explique: « Homme pratiquement perdu s'il ne rêve pas ». A celle-ci, on mesure sans équivoque toute l'importance d es légendes dans l'œuvre de Chaval. Car le dessin ne laisse pas d'espérance - et le texte en donne deux: cc Pratiquement » laisse entendre que l 'homme dont il est question peut encore trouver une faible chance de salut et surtout l'hypothèse du rêve est heureusement suggérée. Hypothèse majeure, et source d'un courage toujours renouvelé: ce rhinocéros de songe, avec quelle témérité ne l'affronterions-nous pas, le dos au vide ? Ou bien, cet abîme onirique, pourquoi ne pas nous y jeter, les bras étendus,

en confiance? Ainsi donc l'évidence pessinri"lte de l'image cède entièrement aux ambiguïtés réconfortantes de la pensée. On assiste à l'éclatement du dessin par sa propre légende: on assiste à un combat d'intentions de l'image avec le texte. La tension des forces contraires maintient à grand peine le spectateur tout juste au bord de l'abîme, avec un sentiment mêlé qui est celui-là même du vertige : désir de tomber, désir de ne pas tomber.

La même revue, Bizarre, où triomphe Chaval, en recueillant un Carnet de croquis4 de Wolinski, renonce à la perfection pour dévoiler le stade où un dessinateur prend des notes et cherche des idées. Celles de Wolinski donnent dans l'atroce, dans l'érotisme, et - variante dans l'érotisme atroce. Pour l'horreur et la cruauté, et, l'agressivité d'une sexualité grimaçante, Wolinski peut faire r~nser parfois au terrible Tomi Ungerer Cet artiste plus nerveux que délicat a donné ses premières œuvres, paraît-il, à Hara-Kiri. Il est clair qu'il ne re-

cherche pas l'agréable: et,. en fait, ses dessins peuvent apparaître comme aussi laids et vulgaires qu'il le souhaite sans doute, avec un diabolique ricanement. Il faut fuir ces rictus abominables et retrouver au plus tôt le précieux, l'exquis, le savant Ronald Searle, dont les dessins sur l'Allemagne ont inspiré à .Heinz Huber un ouvrage peu conventionnel: Entre vieilles connaissances6 • Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales ... Si heureux, si gracieux est le trait de Ronald Searle qUe ses plus impitoyables caricatures gardent un charme vif, une gaieté aimable: on n'a pas à se détourner, horrifié, et le cœur malade. Ainsi retrouve-t-on avec toujours la même joie amicale le monde tel que le voit Sempé. Il a beau s'affoler dans tous ses titres, et passer de l'excel~ent Sauve qui peut à la Grande Panique, dernier ouvrage paru, et tout aussi excellent, il a beau s'effarer des cruautés du monde mod~rne, s'étonner de l'agitation générale, chercher son chemin dans l'inextricable absurdité

1. Copi: Les poulets n'ont pœ de chaises. Denoël éd. 2. Michel Corvin et Copi: Petite Folie collective. Tchou éd. 3. Chaval: Petit Bilan. « Bizarre »~ Pauvert éd. 4. Wolinski : Carnet de croquis. « Bizarre' ». Pau.vert éd.

Copi.

5. Toni Ungerer : Carnels secre"'. Denoël éd. 6. Ronald Searle· et Heinz Huber: Entre vieüles connaissances. Stock éd. . 7.Sempé: la Grande Panique, Denoël éd_

1 J

Chaval: Homme pratiquement perdu s'il ne rêve pas.

La Quinzaine littéraire, 1"' au 15 janvier 1967

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REVUES

De Fabre d'Olivet à Lévi-Strauss Numéro 1 Il ne se passe pas de mois sans que paraisse, modeste ou ambitieuse, une nouvelle revue. Mais à qui ce genre de publication s'adresse-t-II donc ? D'abord, bien entendu, aux membres du groupe qui l'a suscité ; et qui avait publié, de 1950 à 1958, des "olonté, à condition qU'ils en connaissent l'existence ; enfin aux autres revues déjà vivantes, et parmi lesquelles la nouvelle venue veut avoir sa place. Ainsi, il s'engage entre les revues un incessant dialogue dont les participants n'ont peut-être pas toujours conscience, mais auquel un observateur intéressé peut donner voix et relief. En cette fin d'année , trois nouvelles revues voient le jour : Caractères qui reparaît après huit ans de silence, toujours dirigée par Bruno Durocher, et qui avait publié de .1950 à 1958, des textes de nombreux poètes (Fargue, Frenaud, Jacob, Queneau, Pou n d, Tzara, Valéry, etc.). En tête de ce premier numéro, .Bruno pu rocher est fier de livrer aux lecteurs un extrait du • Discours sur l'essence et la forme de la poésie » de Fabre d'Olivet (1768-1825) persuadé, dit-il, que c'est un texte capital et l'un des plus marquants parmi les textes consacrés à ce sujet dans la littérature mondiale. En voici quelques lignes : • Car il ne suffit pas, comme le dit encore Platon, d'avoir le talent poétique, il ne suffit pas de faire des vers pour être appelé poète ; il faut encore pOSSéder cet enthousiasme divin, cette inspiration qui élève l'âme, l'éclaire, la ravit, pour ainsi dire jusque dans les régions intellectuelles, et lui fait percer à sa source l'essence même de cette science. Combien s'abusent ceux qui, trompés par l'habitude s'imaginent follement que la haute réputation d'Orphée, d'Homère, de Pindare, d'Eschyle ou de Sophocle, et l'immortalité dont ils jouissent, tiennent seulement au plan de leurs ouvrages, à l'harmonie de leurs vers, et à l'heureux emploi de leur talent! Ces dehors flatteurs, qui constituent la forme de leur, poésie, auraient disparu dès longtemps, ils se seraient brisés, comme des vases fragiles, sur le torrent des siècles, si l'intelligence qui les anime n'en eût éternisé la durée. Mais cette intelligence secrète ne réside pas, comme se le persuadent quelques autres lecteurs superficiels, en s'abusant encore, dans le simple intérêt des personnages mis en scène; cet intérêt, qui résulte du contraste des caractères et du choc des passions, est une autre sorte de forme plus intérieure, el moins fragile il est vrai, que la première, mais aussi variable à la longue, et soumise aux grandes · révolutions des mœurs, des lois et des usages. La véritable poésie ne dépend pas de là ; elle dépend des idées primordiales que le génie du poète., dans son exaltation, a saisies dans la nature intellectuelle, et que son talent a manifesté ensuite dans la nature élémentaire, pliant ainsi le~ simulacres des choses physiques au mouvement inspiré de son âme, au lieu de soumettre ce mouvement à ces simulacres mêmes, comme font ceux qui écrivent l'histoire. » Raison présente, dont la maquette a é;té exécutée sur un dessin d'Edouard Pignon constatant que le rationalisme se meurt, se propose de lutter contre tous les fidéismes et tous les dogmatismes, et pour des solutions rationnelles aux grands problèmes de notre temps à la lumière des Sciences de la nature et des Sciences de l'homme. Au sommaire de ce premier numéro: une présentation, de Victor Leduc, un débat : • Psychologie et Philosophie » (avec Jean Piaget, Paul Ricœur, Paul Fraisse, René Zazzo, Francis Jeanson; Yves Galifret) et différents articles de synthèses dont le • XVIII' siècle et nous » de Jacqueline Marchand, qui se termine par cette phrase: 0 Peut-être

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nos contemporains commencent-ils à comprendre que nous manquons de pamphlétaires, de satiriques indignés, d'humoristes généreux, que les Lettres persanes et Candide sont de remarquables instruments de critique sociale, et qu'on trouve dans Jacques 'Ie Fataliste plus de poésie réelle et de perspicacité philosophique réunies que chez tels professionnels de l'inspiration poétique ou de la métaphysique transcendantale. » Essais, dont c'est aussi le premier numéro, est imprimé avec beaucoup de recherche. Thème général : du Suicide. On y trouve les réponses de Marcei Jouhandeau et E.-M, Cioran, dont on devine pour chacun la teneur, et des textes de Pierre Daix, Francis Jeanson et le Chanoine R.R. qui se demandent si ' on a le droit de se suicider ; tandis que Philippe de Saint-Robert et Maurice Chavardès s'inquiètent de savoir si le suicide est une expression de la lâcheté ou du courage; une intéressante étude de Pierre Boutang sur Stravroguine, présenté comme le • Chevalier à l'araignée » ; des textes poétiques de Jacques Finet, Maxence, Acre, etc. Enfin, il faut noter le regret. que le Dr Gaston Ferdière exprime au sujet d'A. Artaud, dans le P.-S. à son texte: 0 Des surréalistes se sont suicidés: si j'ai un regret, c'est d'avoir ouvert trop tôt les portes de Rodez. Le poète avait peut-être encore des chefs-d'œuvre à nous donner, et à la !ll0rt, je préférerai toujours l'art et la mort. » Une autre nouvelle revue s'est inquiétée sinon du suicide, du moins du nihilisme, c'est Aletheia (n° 5 : • Qu 'en est-il du nihilisme? ») où Pierre- Verstraeten s'interroge sur le suicide du jeune ethnologue Lucien Sebag.

A.E. A E. est le pseudonyme du poète mystique irlandais, George William Russell, que présente dans son numéro 3, la revue Hermès. On avait pu lire en 1952, le Flambeau de la vision, le chef-d'œuvre de ce poète, dans une traduction de L.-G . Gros, éd. des Cahiers du Sud. Georges Bataille lui avait alors consacré dans Critique un important article qui débutait par ces mots: 0 Ce petit livre d'un Irlandais, dont la traduction est aujourd 'hui donnée au lecteur français, est tout à fait extraordinaire. Ce' n'est pas seulement un chef-d'œuvre littéraire; de ce dont il nous entretient, jamais, sembie-t-il nous n'avons entendu parler. Diarmuid Russell, son fils, nous explique dans un article intitulé 0 Mon père » l'origine de son pseudonyme: o Soit dit en passant, son nom de plume AE. est dû à son illisible écriture: un imprimeur, ne pouvant pas déchiffrer le pseudonyme 0 AEon » au bas d'un article, imprima ce qu'il pouvait en lire, les deux premières lettres ». Plus loin, il donne de son père qui fut un grand ami de W.B. Yeats, un portrait. assez vif. Citons: 0 Ces multiples activités: coopération , peinture, poésie, rédaction d'un hebdomadaire, étaient alimentées par une prodigieuse énergie qui ne laissait guère de temps pour la détente. Cette dernière prenait généralement la forme de lecture de romans policiers, dont il fallait à père de six à dix par semaine, et l'un de mes devoirs attitrés consistait à en renouveler constamment le stock. Si la quantité de romans policiers était inférieure à sa capacité de lecture, ce qui arrivait quelquefOis, il errait tristement dans la maison, espérant en dénicher un quelque part -. Ailleurs il parle de la sainteté de cayactère de son -père, 0 si émouvante, dit-il, et si attachante qu'au moment de sa mort, écrivit un ami -, même le , chirurgien, qui doit se défendre de toute sentimentalité, se détourna un instant, les yeux pleins de larmes. De son côté, Simone Téry, dans ses Souvenirs d'A.E., nous décrit ainsi

une sOiree chez le poète: 0 Dans la même soirée, A.E. nous parle de Confucius et des philosophes de la Chine; il expose la stratégie d'après un générai chinois mort il y a cinq mille ans' et puis pour nous prouver que la sa: gesse est éternelle, il expose une cosmogonie d'après un penseur américain encore inconnu, et la rapproche de la phi,losophie de l'Inde, qui remonte dans la nuit des temps; à un tournant de la conversation, il se précipite vers une étagère, en tire vivement un livre et nous lit des passages des légendes anciennes, le portrait de la belle Etain, puis le dialogue d'Ossian et de Saint Patrick; et il les commente avec magnificence. A .E. alors a l'air d'un barde inspiré. Ses yeux lancent des éclairs, il secoue sa barbe comme une bannière; sa voie mélodieuse et cadencée roule des torrents d'argent. Un dieu le possède; cette fols il ne nous voit plus: du regard il suit au loin ~n~ vi~ion de beauté et, pour nous la decnre, Il lance impétueusement des images magnifiques ou charmantes au-dessus de nos têtes penchées... _ Au sommaire du numéro: Jacob Bœhme: Theoscopia ou de la contemplation et la bibliographie internationale (1962-1963) .

L'athéisme Les Etudes philosophiques consacrent leur numéro 3 à l'athéisme. François Châtelet termine son article (la question de l'athéisme de Marx) par une citation de Marx (ou il est dit en substance que 0 le reflet du monde religieux ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l'homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature 0 et que » cela exige dans la société un ensemble de conditions d'existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d'un long et douloureux développement _) qu'il fait suivre de cette sienne courte phrase. Quant au problème de Dieu (et de l'athéisme) il ressortit à la niaiserie ou à un folklore outrageusement présent et passablement e.nnuyeux. Quant à Jean Beaufret qui y traite de l'athéisme et la question de l'être; il commence par s'interroger et par s'étonner ainsi: ' les hommes ont-ils vraiment besoin du divin, des dieux ou d'un Dieu pour être vraiment hommes? Ne leur suffit-il pas de compter sur eux-mêmes? Le rapport de l'homme au divin n'a-t-il pas le sens d'une mystification? Et d'une mystification encombrante, obsédante, peut-être funeste, en tout cas ridicule? Le plus étonnant dans ce plus animal qu'est l'homme est bien, en effet, que le plus haut déplOiement de son être fut initialement porté par son propre rapport au divin. F x (a): F y (b) F x (b):

F a

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1 (y)

Cette formule que CI. Levi-Strauss a proposée pour l'étude des mythes (VOir Anthropologie structurales) est vérifiée par Pierre Jilt Elli Maranda dont l'équipe du CECMAS résume l'article paru sous le titre 0 Structure Models in Folklore », in Midwest Folklore, 12 (3), dans le numéro 8 de Communications entièrement consacré par ailleurs, dans le cadre· des recherches sémiologiques, à l'analyse structurale du récit. Le numéro 4 de cette même revue Inaugurait, on s'en souvient, ces recherches avec le messagè' narratif de C. Brémond, la description de la signification en littérature de Tzvetan To.dorov, la rhétorique de l'image (sur une publiCité Panzanj) de Roland Barthes qui donnait dans ce même numéro ses 0 Eléments de sémiologie -, en même temps qu'il définissait ce terme à partir du sens établi par Saussure (0 On peut concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale... nous la nommerons sémlolo-

gie ») en écrivant lui-même prospectivement - puisqu'elle n'est pas encore constituée la sémio logie a donc pour objet tout système de signes qu'elle qu'en soit la substance qu'elles qu'en soient les l imites .. : C~mme il n'est pas du tout sûr qu'il eXiste dans la vie sociale de notre temps des systèmes de signes d'une certaine ampleur, autres que le langage humain, la sémiologie a eu jusqu'ici à traiter que de codes d'intérêt dérisoire, tel le code routier. Car dès qu'on passe à des ensembles doués d'une véritable profondeur sociologique on rencontre de nouveau le langage. Ainsi, quoique travaillant au départ sur des substances non linguistique, le sémiologue des sociétés contemporaines (pour nous en tenir au champ des communications de masse) est appelé à trouver tôt ou tard le langage (le • vrai ») sur son chemin. Toutefois, Ge langage-là n'est plus tout à fait celui des linguistes: c'est un langage second, dont les unités ne sont plus les monèmes ou les phonèmes mais des fragments plus étendus du discours renvoyant à des objets ou ?es .épisodes sous le langage, mals Jamais sans lui. La sémiologie est donc appelée à s'absorber dans la translinguistique, dont la matière sera bientôt le mythe, le récit, l'art icle de presse. C'est chose en partie amorcée avec ce numéro 8 où l'on trouve entre autres: 0 Eléments pour une théorie de l'interprétation du récit mythique » de A-J. Greimas; • James Bond: une combinatoire narrative - d'Umberto Eco; • Un récit de presse: les derniers jours d'un • grand homme _ (l'agonie et la mort de S.S. Jean XXIII) de Jules Gritti; • l'Histoire drôle _ (à partir des histoires drôles parues dans France-Soir pendant 180 jours consécutifs) de Violette Morin.

Blanohot et Nietzsohe En tête du sommaire de la N.R.F. (déc.), des notes de René Char, En Compagnie. La première note concerne Maurice Blanchot; elle est tout de même assez obscure: • L'œuvre de Blanchot [ ... ] n'est là que pour creuser et assoiffer les esprits très clairvoyants en même temps que réversibles, en re· gard de saisons qui ne se perpétuent en notre avenir et nous que grâce à des marges trompeuses et des prodigalités de graminées. A la suite, la première partie d'un texte de Maurice Blanchot, • Nietzsche et l'écriture fragmentaire » pages écrites en marge des livr:'lll de Foucault. Deleuze, Fink et des articles de Derrida. Cet essai sur la parole de fragment est lui-même fragmenté, mals avec beaucoup de rigueur et de clarté. En voici un fragmE;nt: 0 Cette parole de fragment. il est difficile de la saisir sans l'altérer. Même ce que nous en a dit Nietzsche la laisse Intentionnellement recouverte. Qu'une telle forme marque son refus du système, sa passion de l'inachèvement, son appartenance à une pensée qui serait celle du Vel'such et des Versucher, qu'elle soit liée à la mobilité de la recherche, à la pensée voyageuse (celle d'un homme qui pense en marchant et selon la vérité de la marche) sans doute. Qu'elle paraisse proche de l'aphorisme, c'est vrai aussi, puisqu'il ·est convenu que la forme aphorlstlque est la forme où il excelle. 0 L'aphorisme où je suis le premier des' maitres allemands est une forme d'éternité, mon ambition est de dire en dix phrases ce que cet autre dit . en un livre - ne dit pas en un livre -. Mals est-ce vraiment là son ambition, et ce terme d'aphorisme est-il à la mesure de ce qu'il cherche? 0 Moi , je ne suis pas assez borné pour un système pas même pour mon système. » Plus loin, Blanchot distingue chez Nietzsche deux pluralismes: 0 L'un est philosophie de l'ambiguïté, expérience de


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PARIS

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i l'être multiple. Puis cet autre étrange pluralisme, sans pluralité ni unité, que la parole de fragment porte en elle comme la provocation du langage, celui qui parle encore lorsque tout a été dit.' Dans ce même numéro des poèmes de E.E. Cummings, traduits par Denis Sigal, qui prépare une thèse sur ce poète.

Huston' et la Bible Mettant la Bible en images, John Huston affrontait un Goliath bicéphale. Un, le Livre sacré, monument enseveli sous les stratifications dévorantes des gloses et des catéchismes. Deux, le principe même d'une superproduction pour public planétaire, soit, . concrètement, neuf milliards d'anciens francs, quatre années de travail, des décors fantastiques, des milliers de techniciens et de figurants. Frondeur hollywoodien, Hustori traverse tous ces obstacles, les interprétations et ses propres machineries avec l'intrépidité d'un David; il atteint l'Ecriture en son cœur, qui est sa Lettre, et obtient qu'elle retentisse aujourd'hui, en des lieux voués à d'autres cultesl miraculeusement comme un chant originel. Encore qu'il ne traite que

Sommaires Etudes anglaises, n° 3, présentation par Jacqueline allier d'un jeune poète américain, Galway Kinnell, né en 1927; l'un des plus doués, dit-elle. Les Lettres nouvelles (déc.), ecnvains du Canada (entre autres: Brault, Chamberland, Ducharme, Blais, etc ... ) Commerce (n08, automne-hiver 1966). Au sommaire des textes de : J.-M. Synge (trad. par Pierre Leiris), André Dalmas, Michel Deguy, Roland Nadaus, Bernard Noël, Jean Grojean, Novalis (trad. par de Gandillac), Félix Fénéon.

souins glissent sans fin dans les mers nourricières. L'amour de la Vie, de la création, ({ seule religion que se reconnaisse» Huston, anime cette grandiose ouverture du film. S'adressant à un large public, Huston construit un récit aux articulations nettes: trois drames, qui ont pour héros Adam, Noë et Abraham, se succèdent, autour de trois thèmes archétypaux, la Femme, l'Arche, le Sacrifice. Et, chaque fois, l'humanité franchit une étape nouvelle dans le sens de son accomplissemertt ; de la mythologie biblique, Huston dégage une dialectique de l'aventure humaine. Pré-humaine, l'histoire d'Adam et Eve s'estompe dans l'aube voilée, dorée, des commencements impensables. Des acteurs inconnus, aussi neutres que possible dans

Les Temps modernes (nov.). problèmes du structuralisme. Tel Quel, n° 27, • Autour du récit • (Faye, Todorov) Dans un autre article, • Sartre entend-il Sartre?· J.P. Faye accuse notre philosophe de parler aujourd'hui et depuis quelques années, comme un spenglérien innocent. Denis Roche: • Eros énergumène. (d'une intarissable fraîcheur). Cahiers pour l'analyse, n° 4 (publié par le cercle d'épistémologie de l'Ecole normale supérieure) Jacques Derrida; Nature, Culture, Ecriture (de Lévi-Strauss à Rousseau) et les onze premiers chapitres rep:'oduits d'après l'édition Belin X 1817, de l'Essai sur l'origine des langues de Rousseau. L'Arc, Sartre aujourd'hui. (N° 30.) Critique, (déc.), Serge Fauchereau, William Carlos Williams : de l'ima· gisme à Paterson. Preuves (nov .) , Yves Bonnefoy, Rome 1630, définition du baroque, extrait d'un livre à paraître à Milan, aux éditions Il Parnasso , Convivium (juin), Oma9Jlio a Dante (en particulier une longue étude qui ouvre le numéro: le passage péril· leux, de R. Dragonett) .

" La Bible n. photo de plateau sur l'Arche.

Revue française de psychanalyse, n° 4, le problème de la régression. Essai critique sur l'histoire et les vicissitudes de l'hypothèse freudienne, de R. Baraude . Revue philosophique de la France et de l'étranger, n° 3, philosophie du langage. Le choix du locuteur, d'André Martinet; linguistique et mathématique, de J.P. Benzecri; la langue et la pensée japonaise, de L. Eiders. Revue de poésie, n° 60, Gongora (Soledad primera, texte, traduction et commentaire) . Europe (nov.-déc .), numéro spécial sur Apollinaire. La Revue de Po~is (nov.), E. de La Rochefoucauld pO'lrsuit son analyse des cahiers de Pau l Valéry (tome XXIII, 1940). Les Cahiers du ~ud Il 389, aspects de la littérature fraloçai~e des voyages au XVIII' siècle. On y trouve citée une amusante description du cigare par Dom Antoine Joseph Pernetty (1761-1801). bénédictin érudit qui ac· compagna Bougainville au Iles Malouines en qualité d'aumônier, et qui en 1767 quitta l'habit religieux pour devenir un disciple de Swedenborg. Frédéric Lamotte La Quinzaine littéraire,

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de la Genèse jusqu'au sllcrifice d'Isaac, son film mérite de s'appeler la Bible, tant il déploie ces qualités qu'on a coutume d'inscrire sous le terme de biblique : simplicité et grandeur, beauté et gravité. Le scénario biblique, par ailleurs si prolixe (David et Bethsabée, Samson et Dalila, Moïse), est, pour la partie filmée par Huston, sec. « Béréchith bara Elohim Au commencement Dieu créa la terre et les cieux... Dieu dit « Que la lumière soit» et la lumière fut. .. Il fut soir, il fut matin - premier jour. » De divers points du monde, le photographe Ernst Haas rapporte des images simples, qui se donnent totalement pour ce qu'cHe!> sont: cieux, océans, lm' cs, bêtc:> et Huston les orchestre avec sobriété et magnificence: le soleil, majesté de sang et de sperme, se détache de l'horizon ct frémit de féconder la terre; formes, rythmes et pullulations des espèces se répondent: les oiseaux élargissent l'espace de leur vol; raies, phoques et mar-

au 15 janvier 1967

leur aspect, leur comportement, leur expression, passent sur l'écran comme figures de rêve. Dans la splendeur de l'Eden, l'Arbre de la connaissance fait éclater sa menace: un feuillage aux milliers d'yeux blancs qui fascinent et dérobent le tronc noir où s'enroule le Serpent. Après la faute, Adam et Eve prennent un aspect humain; l'être biologique de l'homme s'accomplit, dans la séparation, la division: l'homme et la femme, le corps et son image, le bien et le mal, la vie et sa malédiction, le travail. Noë surmonte la malédiction, la confusion et division adamiques; la construction de l'Arche instaure le travail de l'homme comme réalité créatrice créatrice de l 'homme comme être créateur et responsable. Prométhée bonhomme, joyeusement interprété par Huston lui-même, Noë joue avec Dieu un jeu serré, où ruse et ténacité équilibrent curieusement la soumission. Est-ce avec ou contre Dieu - Dieu

jaloux, irritable, puncheur qui cogne fort, ô Caïn, ô Déluge - que Noë sauve l'humanité et les espèces fraternelles ? Il est le héros de la seconde naissance, la naissance humaine de l'homme. Huston développe ici, avec force, une dialectique primordiale, celle du dehors et du dedans; à la nature cataclysmique où roule la rage de Dieu s'oppose l'intérieur paisible, fécond de l'Arche traitée comme une matrice, avec ses poutres-fibres, ses loges-cellules, ses sécrétions nourricières. L'Arche s'ouvre, et la terre, gorgée d'eau, de mollesse, d'attente est livrée à l'homme, qui va la mQdeler à son image. L'histoire d'Abraham s'épelle lentement: effort décisif, lente maturation qui mène à la victoire de l'homme sur lui-même, à l'instauration de la première Loi: Tu ne tueras pas ton fils! Traversant les ruines de Sodome, cité-squelette d'épouvante, Abraham fait le bilan du sadisme de Dieu; du crâne d'un enfant exterminé aussi à Sodome, sort un serpent, et voici la pierre pour l'égorgement d'Isaac, le fils de la longue attente stérile, donc du grand refus. Isaac lit dans les yeux du père le décret de mort; Abraham agrippe l'enfant, le ligote et l'étend; le vieillard exterminateur (interprétation prodigieuse de George C. Scott) brandit le couteau. Instant sublime, pivotaI, de la sublimation primordiale : au meurtre du fils se substitue le rite svmbolique, le Pacte, l'Alliance, Abraham invente la circoncision. Le Père et le Fils dansent sur la montagne; l'humanité devient possible; la préhistoire de l'homme est terminée. Parce 'q u'il est à la fois superbement biblique et hustonien, le film de John Huston fait grincer beaucoup de dents - laïques ou vaticanes. Tant de critiques auraient voulu voir Adam et la Bible recréés à leur image! Au moins disent-ils merveille, par-ci par-là, de telle ou telle beauté de l'œuvre - et cela finit par composer un éblouissant tableau, dont voici quelques touches: le texte limpide de Christopher Fry; le . charme d'Ava Gardner, Sarah surgie du Cantique des Cantiques; Caïn frappe Abel de trois coups terribles, et c'est le meurtre qui entre dans le destin de l'homme; Caïn maudit, frappé au front, fuit dans un paysage sorti des pages les plus inspirées de la Légf!1!de de.s sii>de, ·.illstan relayant Hugo; la iour (~,~ Babel, rousse érection de l 'orgu(·j~ ~k- Nemrod: Sodome, enceinte fantasmatique, qui appelle la légende de Gustave Moreau: « Ce sont de.~ êtres dont l'âme est abolie. aliendant slLr le bord des chemins le bouc lascif monté par ICI lUXltre ... »; le cauchemar d'Abraham, pur joyau de cinéma surréaliste ; ct mille scènes, tableaux, mouvements et paysages qui font de la Bible de John Huston une œuvre inépuisable. Roger Dadoull 1. Cinéma Empire.

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• TOUS LES LIVRES • • •

" UNE ANNEE

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les événements du monde des livres, les

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DICTIONNAIRE DE LA LANGUE

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L'ouvrage de base de toute bibliothèque

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ROMANS ÉTRANGERS

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Lucien Lemoine Onze et un poèmes d'amour Seghers, 56 p., 9,90 F

Eugène Pottier Œuvres complètes réunies et présentées par P. Brochon Maspéro 254 p., 46 F L'auteur de c L'Internationale •

BIOGRAPHIES

Denis Clavel Fenêtre sur la mer Gardet éd . (Annecy) 126 p., 25 F. Premier recueil d'un j eune poète .

Yves Cosson Cour d'amour Seghers, 80 p., 9,90 F

Mohammed Khair-Eddine Le roi (Ed. de luxe limitée à 270 ex .) En vente chez Maspéro 65 F.

Robert Dargeant Les Suisses Gallimard, 192 p., 10 F La bonheur suisse démystifié

Albert Maréchal De mes peurs à ma personnalité Centurion, 228 p., 12,35 F L'art de devenir ce que l'on est

Richard Hofstadter Bâtisseurs d'une tradition trad . de l'américain Seghers, 512 p., 5 F Jefferson. Lincoln, Jackson . Th. Ro osevelt, Wilson F.-D. Roosevelt

Erich Kock L'abbé Franz Stock trad . de l'allemand par J. Ancelet-Hustache Casterman, 256 p., 12 F 16 hors-textes Vie et apostolat d'un aumônier des prisons pendant la Deuxième guerre mondiale

HISTOIRE

Jean-Jacques Mayoux Shakespeare Seghers, 200 p., 7,10 F Shakespeare et son temps.

POÉSIB

Georges Charaire Aventures Seghers, 64 p., 9,90 F.

Emilien Carassus Le snobisme et les lettres françaises de Paul Bourget à Marcel Proust 1884·1914 Armand Colin, 639 p., 59 F Symptômes et métamorphoses du snobisme

Nina Gourfi~kel Anton Tchekhov Seghers, 200 p., 7,10 F Genèse, épanouissement et postérité du génie de Tchékhov

Robert Phelps Colette Fayard, 416 p., 24 F Colette par Colette

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Jane Kieffer Jean des Bruisses Seghers, 120 p., 9,90 F

Fernand Ouellette Edgar Varèse Seghers, 304 p., 16 ill., 19,60 F Une étude sur le grand musicien

C. Amort et LM . Jedlicka On l 'apoelait A. 54 adaptation française, préface et postface de Roger Gheysens Laffont, 272 p., 15 F Le destin Singulier d'un des chefs du contre-espionnage de 1936 à 1942

Joachim Kramarz Vie et mort d'un officier : Stauffenberg 15 novembre 1907 • 20 juillet 1944 trad . de l'allemand Fayard , 248 p., 17,50 F Le promoteur de l'attentat du 20 juillet 44 contrl Hitler

BSSAIS Robert Lacour-Gayet Histoire du Canada 608 .p., 29 F

Frédéric Bon Michel-Antoine Burnier Les nouveaux intellectuels Préf. de Jean-Pierre Vigier Cujas, 384 p., 15 F Les conséquences de la révolution scientifique et technique sur les nouvelles couches intellectuelles

Jacques de Launay Histoire de la diplomatie secrète 1789-1914 Rencontre, 400 p., 13,55 F Les interventions étrangères de la Révolution à la Première Guerre Mo.ndiale


Bilan de déeeDlbre

Ouvrages publiés du 5 au 20 déoembre

Robert E. Meriam La bataille des Ardennes trad. de l'américain Stock, 256 p., 19,10 F Un journaliste américain étudie la dernière tentative d'Hitler pour gagner la guerre.

Rachel Mine L'enfer des i" "ocents Centurion, 208 p., 12,35 F Les enfants juifs dans la tourmente nazie.

Claude Pailla, L'échiquier d'Alger 1. Avantage à Vichy Juin 1940 Novembré 1942 2. De Gaulle joue et gagne Novembre 1942 Août 1944 Laffont, 416 p .. ;C F L'Afrique du :-Jorn française pendanl la Deuxième !1ue r ~e mondiale

Philip John St'}ad Le deuxième bureau sous l'occupation trad. de l'angiais Fayard, 240 p., 15 F Les Services ~péciau.: militaires

ART

Pierre Alechinsky Idéotraces Denoël, album de dessins , 120 p., 85 reprod., 56,50 F

B. Holas Arts de la Côte d'Ivoire préf. de HouphouëtBoigny P.U.F., 120 p., 202 planches, 24 F

Histoire de l'Art Tome Il L'Europe Médiévale Sous la direction de Jean Babelon Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 65 F

HUMOUR

Peter Knesevits L'auto-stop ou la route galante J. Martineau, 192 p., 12 F Les bonnes et les mauvaises fortunes de deux jeunes Gretchen

Ronald Searle-Heinz Huber Entre vieilles connaissances Stock, 208 p., 66 ill., 95 dessins, 38,10 F Un tableau impitoyable de l'Allemagne inspiré à l'écrivain par le grand dessinateur

Luda et Jean Schnitzer Marcel Martin Le cinéma soviétique par ceux qui l'ont fait Ed. Français Réunis 63 ill., 224 p., 24,70 F Une série d'interviews des cinéastes soviétiques des années 20.

Hermann Tirler Le paresseux 32 III. couleurs Coll. Livres de Nature Stock 124 p., 16,50 F.

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SUCCÈS DE VENTE

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- .. E. Charles-Roux J, Cabanis A, Philipe 4 J.P. Chabrol 5 G.D. Painter 6 G. Cesbron 7 1. Monési 8 D. Lapierre 9 J. Maritain 10 R. Frison-Roche

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Oublier Palerme La Bataille de Toulouse Les Rendez-vous de la colline La Gueuse Marcel Proust C'est Mozart qu'on assassine Nature morte devant la fenêtre Paris brûle-t-il ? Le paysan de la Garonne Peuples chasseurs de l'Arctique

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O'Flaherty Insurrection Livre de Poche

DIVERS

Laurent de Brunhoff Bonhomme Hachette, Album 23/31, 8,50 F Par le fils de l'auteur de « Babar •

Bellus Une famille bien Française Fayard, Album 176 p., 17,50 F

SUCCÈS DE CRITIQUE

Gérard de Nerval Aurélia et autres contes fantastiques Marabout Géant.

D'après les articles publiés dans les principous quotidiens et hebdomadaires de Paris et de province.

Rabelais Le tiers livre Livre de Poche

Ernest Wiechert L'enfant élu Livre de Poche

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7 POCHB ESSAIS R. Bragard, D. Ferd et J. de Hen Les instruments de musique dans l'Art et l'Histoire Société Française du Livre, 264 p., 119 pl. couleurs, 55 111.,95 F Histoire, incidence des instruments sur l'invention musicale et les arts plastiques

Julien Clay Du sang sur le Grand Livre Fayard, 188 p., 3,70 F Prix du « Quai des Orfèvres •

George Pillement Paris disparu Grasset, 432 p., 27 FEdifices disparus, églises sacrifiées à Paris au lon9 des siècles

Lucette Descaves Un nouvel art du piano Fayard, 330 p., 21 F L'expérience d'un professeur du Conservatoire

Henri Terrasse L'Espagne du MoyenAge Civilisation et arts Fayard, 208 p., 24,33 F

Georges W. Roucayrol Les lions à table Stock, 320 p., 24 F La gastronomie et le Tout-Paris

La Quinzaine littéraire, 1" au 15 janvier 1967

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S. de Beauvoir A. Philipe G.D. Painter Cl. Mauriac H. Arendt P.A. Lesort A.E. Hotchner G. Apollinaire P. Hartling L. Deharme

Les Belles Images Les Rendez-vous de la colline Marcel Proust L'Oubli Eichmann à Jérusalem Vie de Guillaume Périer Papa Hemingway Œuvres complètes Niembsch ou l'Immobilité L'Amant blessé

Gallimard Julliard Mercure Grasset Gallimard Le Seuil Mercure Balland et Lecat Le· Seuil Grasset

Michel Barlow Bergson Editions Universitaires

Henry Bogdan Histoire de la Hongrie Que sais-je ?

Ariel Ginsbourg Nizan Editions Universitaires

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE VOUS RECOMMANDE Littérature

Histoire mondiale de l'Art Tome 6, Les arts primitifs, L'art moderne Marabout Université (Inédit)

M. Frisch P. Hiirtling

P. Lévi H. Michaux J. Rulfo

Le Désert des mtrotrs Niembsch ou l'Immobilité La Trêve Les Grandes épreuves de l'esprit Le Llano en flammes

Gallimard Le Seuil Grasset Gallimard Denoël

Eichmann à Jérusalem Papa Hemingway Enquête L'Amérique fait appel Fourier aujourd'hui Le Dernier Baudelaire Marcel Proust

Gallimard Gallimard Laffont Arthaud Denoël Corti Mercure

Essais . Claude Mossé Le travail en Grèc~ et à Rome Que sais-je

E.-G. Peeters Le cancer Marabout Université

H. Arendt A.E. Hotchner E. Jay Epstein M. Lane E. Lehouck Ch. Mauron G.D. Painter

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Hall d'exposition du Collège Expérimental de Sucy-en-Brie.

une révolution technique au .service de la réforme de l'enseignement Le

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Plan prévoit, dans les cinq années

à venir, la construction de 1200 CES, 300 CEG, 26800 classes primaires et maternelles, que nécessite la scolarisation de 8 millions d'enfants. Une expérience de sept ans, un souci constant de perfectionnement technique permettent à GEEP CIC de répondre à ces trois impératifs: Rapidité • Quantité • Originalité. En 1966, GEEP CIC réalise les collèges expérimentaux de Sucy-en-Brie, de Gagny, de Marly-le-Roi, dont l'architecture particulière a été étudiée pour répondre aux besoins pédagogiques nouveaux : salles de cours transformables, équipées pour l'enseignement audio-visuel, prolongées par des terrasses, « studios » d'équipe, combinant salle d'étude et chambre. Ces trois réalisations de GEEP CIC démontrent que l'assemblage des modules industrialisés ne signifie pas monotonie mais variété, élégance et harmonie.

GEEP C1C -

Bâtiment Externat du Collège Expérimental de Sucy-en-Brie.

Chantiers Industrialisés de Construction Procédés ALUMINIUM FRANÇAIS/SAINT-GOBAIN 22, rue St-Martin Paris 4" Tél. 272,25.10 1-887.61.57


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