La Quinzaine littéraire n°17

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• • Un grand conteur nleXICaln Juan Rulfo Le Llano en flammes Trad. de l'espagnol par Michelle Levi-Provençal Les Lettres Nouvelles Denoël éd., 207 p. Longtemps, l'image même du Mexique fut obscurcie chez nous par un pittoresque de pacotille, une imagerie dérisoire où le folklore naïf se mêlait aux échos déformés de la révolution de 1911, les ponchos rutilants et les nouveaux flonflons des orchestres « typiques » aux pistolets énormes de Pancho Villa. Vinrent ensuite, après la seconde guerre mondiale, les films de l'Indien Fernandez, leurs péons rudes et fiers sous la moustache de Pedro Armendariz, et les grands agaves photogéniques soigneusement léchés par l'objectif de Figueroa. La falsification, pour être d'origine nationale, cette fois, ne s'en perpétuait pas moins, sous une forme plus pernicieuse encore, à travers cette stylisation truquée, ce pseudo-primitivisme qui fit un moment figure d'art officiel et dont les écrivains subirent le contrecoup. Quelle pente à remonter pour un romancier attentif avant tout à la réalité rurale de son pays, et reponssant d'emblée la moindre sollicitation cosmopolite ! Juan Rulfo a tenu ce pari et a su le gagner dès ses deux pre mie r s livres : un bref roman, Pedro Paramo, traduit chez Gallimard dans la collection « la Croix du Sud )J, et le recueil de nouvelles que voici, qui eût suffi à faire de lui un des meilleurs représentants de la jeune littérature mexicaine. Né en 1918 dans l'Etat de Jalisco, dont les étendues sauvages lui sont familières, ayant une connaissance intime - par ses fonctions d'enquêteur de l'Institut indigéniste - des régions les plus difficilement accessibles et des milieux paysans les plus déshérités, Rulfo sait de quoi il parle et il en parle sans fard. Non qu'il se propose, certes, de fuir la convention régnante par un recours au document à l'état brut, en nous fournissant un dossier mi-scientifique mi-littéraire à la façon d'Oscar Lewis dans son Pedro M artinez, par exemple. Rien de plus éloigné de son style sobre et dense, au contraire, que les mérites ambigus du magnétophone, tel que l'emploie l'anthropologue américain. Et sans doute celui-ci brasse-t-il plus de matière et nous donne-t-il davantage d' « informations» concrètes sur les divers aspects de la vie quotidienne, mais sans atteindre jamais à cette unité de regard ni à cette dimension intérieure qui sont présentes ici et qui font tout le prix de l'écriture, au sens créateur du terme. Car l'auteur de ces quinze récits poignants ne se fie pas non plus, comme bien souvent les romanciers de la génération précédente un Mariano Azuela, un Martin Luis Guzman - , à la seule

n'a pas toujours su résoudre. Les tomber dans un « behaviourisme J) se changent parfois en farce tragi- réchauffé et d'ignorer la part de que, comme on peut le voir dans mystère qui demeure an fond des Ils nous ont donné la terre, où un choses. L'obsession de la mort, la groupe de paysans harassés sillon- fascinatiQn macabre même, consne désespérément le plateau aride tamment présente au Mexique, que vient de leur attribuer un délé- des masques aztèques aux gravures gué du gouvernement, plus prompt populaires d'un Posada et jusque à répartir des titres de propriété dans les crânes en sucre des confiqu'à s'inquiéter des moyens de la seurs, étend sur ces récits son mettre en, valeur. Le village de ombre inquiète. C'est le côté nocLuvina, avec ses vieillards éden- turne du réel, son autre face en tés, ses femmes en châle noir à la quelque sorte. Le meurtre, la porte de l'église et ses manœuvres cruauté font partie de l'ordre, ne agricoles qui reviennent une fois sont pas seulement le fruit de si· l'an « planter un autre fils dans tuations historiques exceptionnelle ventre de leur femme», surgit les. Il y a, bien sûr, les grandes d'une expérience personnelle qui rébellions et leurs horreurs; ces évoque irrésistiblement celle de hommes qu'on attache par les pieds Bunuel filmant, à la veille de la pour les traîner, affreusement, la guerre civile espagnole, les atroces tête en bas, par un lasso noué au masures des Hurdes. Ici comme là, pommeau de la selle, et qui nous c'est la même détresse prenant fi- font penser à certaines images du gure de destin, la même impuis- Que viva Mexico d'Eisenstein, l'ilsance, les mêmes illusions bien in- lusion épique en moins. Mais aussi tentionnées de pédagogues qui font le piège quotidien de la violence passer la morale et l'alphabet avant où l'on se trouve poussé presque le pain. Un monde où la mort d'une malgré soi, le coup de machette ou vache emportée par les crues en- d'aiguillon qui part tout seul, polU traîne, par une pente toute natu- ronsi dire, et qui reste présent à relle et que nul ne songe à remet- l'esprit comme "une issue toujours tre en question, les filles à la poss~ble. « Remigio Torrico, c'est . putasserie. Où leurs frères écono- moi qui l'ai tué», déclare, sur le misent pendant des mois pour ton le plus naturel du monde, le payer l'intermédiaire marron qui '" petit fermier de la Côte des Compromet de les faire passer au Texas. mères. Ensuite, eh bien, on re· Où l'on inculque la peur de l'enfer garde les morts, leur visage étranaux dégénérés mentaux, que l'on ge envahi de mouches bleues, et, conduit à la messe les poings liés avant qu'ils sentent trop mau· pour les poursuivre ensuite à coups vais, on les enfouit sous la terre, de pierres dans les ruelles. avec beaucoup de pierres dessus pour qu'ils ne se lèvent pas de leur ' Mais Juan Rulfo, poète et Mexi- tombe. Problèmes qui subsistent encore cain, reste à cent lieues de Stein· Cette familiarité morbide, en efaujourd'hui, à bien des égards, et beck ou de Caldwell, avec tout ce fet, s'intègre parfaitement, chez les que la révolution, pour « institu- qu'ils font, parfois, d'un peu naive. humbles héros de ce livre, à toutes tionalisée » qu'elle soit, selon ment photographique. Son enraci· les superstitions et à tous les délil'étrange terminologie officielle, nlment national le préserve ici de ~

insuffisances de la réformt> agrairt" magic de l'événement, à ces multiples épisodes dc l'épopée révolutionnaire dont le caractère dramatique ct coloré suffisait à retenir notre attention. La révolution, il n'en a d'ailleurs connu pour ainsi dire que les séquelles, cette chouannerie dcs « Cristeros » qui tinrent la campagne au nom du « Christ roi» jusqu'aux environs des années trente et qu'il utilise parfois comme toile de fond. Mais ce n'est plus, justement, que cela. L'épopée est mise au rancart. Les chefs de bande prestigieux plient bagage, et les grands mouvements de l'histoire passent à l'arrière.plan. Ce qui compte, désormais, c'est l'acuité d'une vision qui s'attache à la réalité immédiate, à l'homme de tous les jours emporté dans ce tourbillon dont il ne voit plus le sens, devenu prisonnier d'une violence qui ne débouche sur rien et qui n'est que l'horrible exutoire de la misère. Ainsi le héros (si l'on peut dire) du magistral Llano en flammes, qui donne son titre au recueil, court-il la montagne et le maquis parce qu'il ne peut plus redescendre dans la plaine et n'échappe-t-il au gibet que par les humbles détours du hasard. Ceux d'en bas, pour reprendre un titre fameux d'Azuela, sont peints maintenant à leur propre hauteur, sans mépris ni lyrisme postiche, sans emphase ni larme à l'œil, avec leurs problèmes véritables : la faim, la promiscuité, l'ignorance, le manque de travail.

La Quinzaine littéraire, 1" au 15 décembre 1966

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