La Quinzaine litéraire n°15

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LE LIVRE DE LA QUINZAINE

Le faux-fuyant hUDlaniste autres, Français et associés, tout potre avenir derrière nous, dans l'ombre de Racine à la Ferté-Milon? « Nous ne sommes plus la lumière du monde. Nous sommes deBrice Parain Entretiens avec Bernard Pingaud venus un pauvre petit pays qui aurait besoin de retrouver la vie Gallimard, éd. 168 p. perdue. l'ai lâché le mot. Nous ne vivons qu'à moitié. Bien confortaVoici, en tous cas, un de nos blement, tranquilles, considérés, maîtres. Ce qu'il a découvert, de- même un peu aimables, aussi ? On puis plus de trente ans, il l'a expo- ne vient plus chez nous que pour sé, modestement et fermement, et nous écouter. Nous n'avons rien à il l'a imposé. Son pouvoir a chemi- dire. Sauf, peut-être, notre ennui, né discrètement, hors de la mode que nous savons habiller avec éléet de l'emphase, sous les aspects gance. Nous sommes des enfants divers, de l'analyse philosophique gâtés. que voulez-volts. Nous at'ons Brice Parain La France marchande d'églises Gallimard, éd. 128 p.

Brice Parain avec Anoa Karin" dans

Vivre sa vie, le film de Jean-Luc Godart.

au roman en passant par l'autobiographie, mais avec l'opiniâtreté de ceux qui sont bien un peu gênés de dirc ce qu'ils veulent et qui n'hésitent pas à faire savoir ce qu'ils ne veulent pas. Et, ceux de ma génération, philosophes et littéraires, savent bien ce qu'ils doivent à ces Recherches sur la nature et les fonctions dit langage, à l'Essai sur le Logos platonicien, alors que la pensée française s'ingéniait encore, méconnaissant les linguistes géniaux qu'elle avait engendrés, à déterminer si le langage est un bon ou un mauvais instrument de la pensée. Brice Parain est à l'automne de son âge. Il se retourne sur soi, sur nous, qui, finalement, quels que soient nos différends et nos différences, sommes quotidiennement comme lui, pauvres Français, angoissés et engoncés, rêvant du passé - qui fut plutôt glorieux et riche - , satisfaits du présent qui, dans l'ensemble, n'est pas trop déplaisant - , sans goût pour l'avenir - qui, de toute évidence, manque de vitalité - . Il y a un côté « ancien combattant » chez Brice Parain ; mais, nous, fils de Jeanne d'Are, de Louis XIV, de Marat, de Napoléon, du colonel Dreyfus, de Verdun et de l'appel du 18 juin, ne le sommes-nous pas tous devenus un peu ? N'avons-nous pas nous

tout eu, la gloire, la richesse, la puissance. Après, c'est toujours un peu difficile ». Mais quoi ? Cette situation, pour pénible qu'elle soit, offre ses avantages. Elle invite à prendre ses distances, à chercher à savoir de quoi il retourne, de quoi il s'agit. La France, marchande d'églises est une méditation libre, qui va de ci, de là, de la signification de l'offensive de 1915 à celle de l'Analytique de Kant, et qui s'articule autour de cette question que n'a cessé de p0ser Brice Parain : celle du sens de la parole, dite ou fixée dans l'écriture. Et grâce à la clarté exemplaire de Bernard Pingaud qui, par ses questions, sait ramener son interlocuteur à l'essentiel, les Entretiens qu'ils eurent et qui furent diffusés à l'O.R,T.F. ap. printemps 1964, cette méditation, volontiers flottante et allusive, se trouve ramenée à quelques idées claires et fortes. Ancien combattant, Brice Parain l'est décidément! Mais sans gloriole. Il l'est comme un homme qui, des tranchées à l'expérience de la Russie en passe de devenir stalinienne et aux responsabilités de l'éditeur, ne peut cesser de se demander ce que parler et écrire veulent dire, qui découvre, pour ainsi dire, à la fois originairement et empiriquement, le poids et la vacuité

La Quinzaine littéraire, du 1"' au 15 novembre 1966.

du langage, qui sait que là est l'énigme et que toutes les modes se brisent, les unes après les autres, à ne pas vouloir prendre, de plein fouet, le problème qui se pose alors.

souplesse du langage pour développer une rhétorique pseudo progressiste du cc pour », du « contre ) et du « dépassement » afin de digérer, imaginairement, la dramatique efficacité du mensonge. Pour Bien avant, en effet, que la ré- remplacer le grand Absent, il inflexion ait fait du langage le thème vente aussi le sujet libre, puissance privilégié de la recherche, Brice créatrice, toujours capable, finaleParain a montré que dans la ma- nient et pourvu qu'il prenne sur soi nière dont il conçoit et pratique le de se mettre à distance de lui-même langage, l 'homme se définit et cons- et des autres. Mais où est-il ce sutitue l'image implicite qu'il a de jet existant ? Rien qu'un postulat soi-même. Il y a trente ans, déjà, ou, plutôt, un mythe, Ce n'est jail nous adressait cet avertissement : mais que dans le langage qu'il se traitez ainsi la parole et l'écritul'ù et donne, comme une fiction grammavous serez traité en conséquence ! ticale, comme un terme qui permet Et déjà il mettait en évidence le de -relier, _en un discours acceptable, faux-fuyant humaniste, qu'il re- des incarnations successives, tout prend et développe, avec une ten- entièrœ elles-mêmes pénétrées de dresse ironique dans la France, langage. « Brice Parain, ça n'existe marchande d'églises et dans ses En- pas... Le moi Parain est un moi tretiens. L'humanisme ne com- entraîné dans un mouvement poétiprend pas à quoi il s'engage et, du que et métaphysique, qu'il n'a pas coup, il rend possible, par ses équi- voulu, qui date de la nuit des voques qu'il entretient, les menson- temps, et qui s'en va très loin, très' loin, au delà de lui, on ne sait trop I!:('~ qui ont fait notre vie si fausse. où, qui est peut-être au service de la vérité, une sorte de travail imL'alternative est simple: ou bien, nous nous plaçons dans l'optique possible à refuser ... » d~ la théologie et nous avons bien Au service de la vérité. Laquelraison de penser alors que nos paroles vraies seront sanctionnées, vé- le ? Brice Parain, quant à lui, mo~ rifiées à plus ou moins brève éché- destement, ironiquement, tire pluance par l'ordre divin, dont la tôt du côté de la théologie ; il la perfection ne pourra que réaliser regrette ; et pour faire bon poids, il l'authenticité qu'elles portent ; ou va à la messe, « bien qu'il ne soit bien nous renonçons à cette garan- pas messeux ». Ce « radoteur de tie transcendante et nous devons langage », comme il se nomme luilaisser à l'homme lui seul, avec les même, n'oublie rien de sa campamoyens dont il dispose, le soin gne natale, du cerisier qu'il aime d'administrer la preuve. Or, non voir fleurir, « comme un repos », seulement ces moyens sont passa- de sa famille « où on ne parlait pas blement débiles, mais encore l'hu- bien ». Mais il ne dit rien, ni dans maniste, mal conscient de ses limi- son essai ni dans ses entretiens, qui tes et des dommages que lui a cau- soit une leçon. Il ne propose pas sés la mort de Dieu, refuse de com- une nouvelle conception de Vhomme, de l'histoire ou de l'Etre. Il se prendre ce nouvel état de fait . contente de souhaiter une réforme pédagogique mineure ; la suppresA la vérité, souligne Brice Pa- sion de la dissertation comme exerrain, « il n'y a pas de compromis cice scolaire ( qu'il compare aux entre l'humanisme et la théologie ». tristes sermons du dimanche) mais, Cela, le théoricien de l'homme-dieu quelle que soit la volonté qu'il a ne le saisit pas bien ; il continue de ne pas jouer le prophète, d'être confusément à croire que quelque toujours en retrait, il nous invite, part, dans le je par exemple, le sans outrance, à la plus audacieuse verbe est écrit, qui attend qu'on le des entreprises : il nous signale dise. Il oublie que, désormais, la qUe, peut-être, le moment èst venu seule preuve légitime qu'il puisse - toute la vie est bête, bête à en donner, c'est son acte et la réussite. pleurer - d'essayer de réapprendre Le prêtre consacre l'hostie : celle- à parler, de comprendre que le lancie devient effectivement le corps gage est, précisément, ce qu'il y a du Christ. cc L'humaniste qui n'en- de plus difficile à manier - parce treprend pas ce qui est nécessaire qu'en vérité, c'est lui qui nous mapour mettre sa conduite en accord nie - que nous devrions nous conavec ses paroles est un croyant at- duire dans cette civilisation où les tardé, ou clandestin. De même moulins des paroles sont plus stril'écrivain qui n'est pas un militant». dents et lancinants que les moulins Il suppose encore une Providence, à prière des Thibétains -:- comme ce qu'il affuble de noms divers et par- paysan qui, arrivant à la ville, s'efle, par exemple, de l'efficacité pra- force d'énoncer patiemment, en se tique de la théorie comme telle. ou, reprenant, face à des interlocuteurs encore, se confie au jeu de l'his- trop habiles, ce qu'il a à dire et ce toire, tribunal universel... pourquoi il est venu. Ce porte-à-faux, qu'il accepte trop souvent, il le doit à son origine. N'est-il pas, en effet, un théologien laïcisé ? Pour maRquer son ambiguïté foncière, il invente la dialectique, forme moderne du « divertissement » théorique, qui use de la

Si Brice Parain n'était pas né dans la campàgne· française mais dans les taillis allemands, il aurait été quelqu'un comme Heidegger. Tout compte fait, je préfère Brice Parain. Malgré la messe. François Châtelet 3


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