"Camus l'artiste"

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L’artiste en prison (1952) « L’artiste en prison », d’Albert Camus, a été publié pour la première fois le 25 octobre 19523 aux éditions Falaize à Paris. Ce texte servait d’introduction à l’édition bilingue de la Ballade de la geôle de Reading, dans la traduction de Jacques Bour.


Jusqu’au moment où il écrivit De profundis et La Ballade de la geôle de Reading, Wilde s’est appliqué à prouver, par l’exemple de sa vie, que les plus grands dons de l’intelligence et les plus brillants prestiges du talent ne suffisent pas à faire un créateur. Il ne désirait pourtant rien d’autre que d’être un grand artiste et, l’art étant son seul dieu, il ne pouvait penser que ce dieu lui refusât la grâce d’être élu. Wilde tenait en effet qu’il y a deux mondes, celui de tous les jours et celui de l’art ; que le premier se répète fastidieusement alors que l’œuvre d’art est toujours unique. Il avait donc tourné le dos à la réalité pour ne vivre que dans le rayonnement de ce qu’il croyait être la beauté idéale. Son plus grand effort était de transformer sa vie même en œuvre d’art et de vivre sous la seule loi de l’harmonie et du raffinement. Personne n’est allé aussi loin que lui dans l’exaltation de l’art et personne, pendant tout ce temps, ne fut moins artiste. Il méprisait le monde au nom de la beauté et lui-même, à la mesure de l’art véritable n’était presque rien. Toute son œuvre d’alors ressemble à ce portrait de Dorian Gray qui se couvrait de rides avec une rapidité d’autant plus affolante que son modèle semblait rester jeune et gracieux. Quant à sa vie, dont il voulait faire un chef-d’œuvre, il la juge comme il convient dans les premières pages du De profundis. A l’entendre pourtant, il avait voulu mettre son génie dans sa vie et son talent dans ses œuvres. Le mot, qui était brillant, plut à Gide qui lui fit un sort. Mais ce n’était qu’un mot. Le même génie, ou le même talent, suffit à la vie et à l’œuvre. On peut être sûr que le talent qui n’a su produire qu’une œuvre artificielle ne pouvait soutenir qu’une vie frivole et sans portée. Dîner tous les soirs au Savoy n’exige pas forcément du génie, ni même de l’aristocratie, mais seulement de la fortune. Gide décrit Wilde comme un Bacchus asiatique, un Apollon, un empereur romain. « Il rayonnait », dit-il. Sans doute. Mais que dit Wilde dans sa prison ? « Le vice suprême est d’être superficiel. » Il est douteux que Wilde ait jamais pensé, avant sa condamnation, qu’il existât des prisons. S’il y a pensé, c’est avec la conviction tacite qu’elles n’étaient pas faites pour les hommes de sa qualité. Il estimait même que l’appareil judiciaire n’avait pas d’autre fonction que de le servir, lui, privilégié, puisqu’il fut le premier à citer devant les tribunaux le père de Lord Douglas. Par un étrange retour, ces tribunaux le condamnèrent lui-même. Ayant voulu mettre la loi à son service, il lui fut asservi. C’est alors qu’il sut qu’il y avait des prisons. Auparavant, il n’y pensait pas : le Savoy était chauffé. Bien qu’il admirât Shakespeare, qui a mis en cellule tant de grandeurs et tant d’altesses, on peut dire aussi qu’il l’admirait sans l’avoir compris puisque dans toutes ses pensées et ses actions, il se désolidarisait du peuple des prisons. Si l’art était sa seule religion,


il en était le pharisien. Non que Wilde manquât de cœur, il devait le prouver. Mais il manquait d’imagination, et les autres ne lui étaient jamais apparus que comme des spectateurs, non des acteurs ou des patients. Trop occupé à étonner et à séduire, en vrai dandy, il se condamnait à n’être jamais séduit, ni étonné, par aucune sorte de vérité, même celle du bonheur qu’il faisait profession de chasser. Le seul bonheur qu’il connût s’habillait chez le tailleur à la mode. « Mon erreur, dit-il dans De profundis, fut de me confiner exclusivement aux arbres de ce qui me semblait le côté ensoleillé du jardin et de fuir l’autre côté à cause de ses ombres et de son obscurité. » Mais, tout d’un coup, le soleil s’éteint. Les tribunaux, qu’il s’est laissé aller à solliciter, le condamnent. Le monde, pour lequel il vivait, lui découvre soudainement, abject à force de médiocrité, son vrai visage, et se rue à la curée. Du jour au lendemain, le voilà, au nom du scandale, scandaleusement persécuté. Sans trop savoir encore ce qui s’est passé, il se réveille dans une cellule vêtu d’un treillis et traité en esclave. Qui viendrait le secourir ? Si la vie brillante est la seule réalité, alors, c’est la réalité, sous les habits du monde, qui l’a jeté en cellule. Si l’on ne peut vivre que du côté ensoleillé de la forêt, alors Wilde doit mourir dans l’ombre puante où il désespère. Mais l’homme n’est pas fait pour mourir et c’est pourquoi il est plus grand que la nuit. Wilde choisit de vivre, quoique dans la souffrance, parce que dans la souffrance même il découvre des raisons de durer. « Savez- vous, dit-il à Gide beaucoup plus tard, que c’est la pitié qui m’a empêché de me tuer ? » La seule pitié qui puisse toucher celui qui souffre ne peut lui venir du privilégié : elle lui vient de qui souffre en même temps qui lui. Dans la cour du bagne, un prisonnier inconnu, qui jusque-là n’avait jamais parlé à Wilde et qui marche dans son dos, lui murmure soudain : « Oscar Wilde, je vous plains, parce que vous devez souffrir plus que nous. » Et Wilde, bouleversé, lui dit que non, et que tous en ce lieu souffrent également. Me trompé-je en pensant qu’à cet instant précis Wilde a connu un bonheur dont il n’avait jamais eu l’idée auparavant. ? Une solitude pour lui venait de cesser. Le grand seigneur livré à la chiourme, et encore incertain s’il veille ou rêve affreusement, entre brusquement dans une lumière qui remet toute chose à sa place. Il n’a plus d’autre honte, mais cuisante il est vrai, que d’avoir été complice de ce monde qui juge et condamne en un moment, avant d’aller dîner aux chandelles. Il sait que ses frères ne sont pas ceux qui vivent au Ritz, mais celui-là qui, dans la promenade des condamnés, marche devant lui en marmottant des mots sans suite, et cet autre aussi qui va lui dicter La Ballade de la geôle de Reading, et dont les pas entravé se mêlent à d’autres pas, à l’aube, dans les couloirs de la prison. « Il n’y a pas, écrit-il alors au plus frivole de ses amis, un seul malheureux être


enfermé avec moi dans ce misérable endroit qui ne se trouve en rapport symbolique avec le secret de la vie. » Du même coup, il découvre les secrets de l’art. Le jour où Wilde est mené à la Cour des Banqueroutes, par un raffinement supplémentaire de ses persécuteurs, pour y connaître sa ruine totale, les mains liées, entre deux policiers, le jour où il voit alors un ancien ami, seul au milieu de la foule ricanante, lever gravement son chapeau et saluer en lui le malheur, ce jourlà où il comprend et écrit que cette toute petite action a « descellé pour lui tous les puits de la pitié », il devient en même temps capable de comprendre Shakespeare et Dante dont il avait tant parlé sans les connaître et il peut écrire alors l’un des plus beaux livres qui soient nés de la souffrance d’un homme. Dès la première phrase du De profundis un langage en effet retentit, que Wilde, s’il l’avait peut-être cherché, n’avait jamais trouvé, et, à l’instant, les frêles et brillants édifices de ses premières œuvres volent en éclats. Pour l’essentiel, De profundis n’est rien d’autre que la confession d’un homme qui avoue ne s’être pas tant trompé sur la vie que sur l’art, dont il avait voulu faire sa vie exclusive. Wilde reconnaît que, pour avoir voulu séparer l’art de la douleur, il l’avait coupé d’une de ses racines et s’était ôté à luimême la vraie vie. Pour mieux servir la beauté, il avait voulu la mettre au-dessus du monde et, pourtant, sous le droguet du bagnard, il reconnaît avoir ravalé son art au-dessous des hommes, puisque cet art ne pouvait rien apporter à celui qui est privé de tout. Il n’y a rien dans Salomé ni dans Dorian Gray qu’on puisse trouver dans le cœur d’un galérien. Mains il y a dans le Roi Lear ou dans Guerre et Paix une souffrance et un bonheur qui peuvent être reconnus par tous ceux qui pleurent ou se révoltent dans nos ignobles maisons de la douleur. Lorsque Wilde lavait le parquet de sa cellule, de ses mains qu’il n’avait jamais meurtries jusque-là qu’au contact de fleurs rares, rien ne pouvait le secourir de ce qu’il avait écrit, ni de ce qui s’est écrit sous le soleil, sinon le grand cri où le génie fait resplendir le malheur de tous. Ni ses phrases ornées, ni ses contes subtils ne pouvaient alors lui venir en aide. Mais les quelques mots d’Œdipe, saluant l’ordre du monde à l’extrémité de la défaite, le pouvaient. C’est pourquoi Eschyle était un créateur, que Wilde, jusque-là, n’était pas. Dans sa plus haute incarnation, le génie est celui qui crée pour que soit honoré, aux yeux de tous et à ses propres yeux, le dernier des misérables au cœur du bagne le plus noir. Pourquoi crée si ce n’est pour donner un sens à la souffrance, fût-ce en disant qu’elle est inadmissible ? La beauté surgit à cet instant des décombres de l’injustice et du mal. La fin suprême de l’art est alors de confondre les juges, de supprimer toute accusation et de tout justifier, la vie et les hommes, dans une lumière qui n’est celle de la beauté que parce qu’elle est celle de la vérité. Aucune grande œuvre de génie, n’a jamais été vraiment fondée sur la haine ou le mépris. En quelque endroit de son cœur, à


quelque moment de son histoire, le vrai créateur finit toujours par réconcilier. Il rejoint alors la commune mesure dans l’étrange banalité où il se définit. Combien d’artistes qui refusent ainsi avec hauteur d’être un homme de peu ? Mais ce peu aurait suffi à leur donner le vrai talent que, sans lui, ils ne peuvent plus atteindre. Sans lui encore, les voilà esclaves malgré eux, et au-dessous de cette commune mesure qu’ils méprisaient si fort. Combien d’autres, il est vrai, qui croient qu’il suffit pour atteindre au génie, de rejoindre la commune mesure, et la rejoignent en effet, mais pour y demeurer à jamais ? Ces folies pourtant se complètent. L’art qui refuse la vérité de tous les jours y perd la vie. Mais cette vie qui lui est nécessaire ne saurait lui suffire. Si l’artiste ne peut refuser la réalité plus haute. Comment la justifier si on décide de l’ignorer ? Mais comment la transfigurer si on consent à s’y asservir ? A la rencontre de ces deux mouvements contraires, comme le philosophe de Rembrandt entre l’ombre et la lumière, se tient tranquille et étrange, le vrai génie. C’est pourquoi, au sortir de sa prison, Wilde, épuisé, ne trouva nulle autre force que d’écrire cette admirable Ballade et de faire retentir à nouveau les cris qui jaillirent un matin de toutes les cellules de Reading pour relayer le cri du prisonnier que des hommes en frac pendaient. La seule chose au monde qui pût encore l’intéresser était ses frères de peine et, parmi eux, celui que l’on suppliciait honteusement au nom de la décence. Dans les dernières phrases du De profundis, Wilde s’était juré d’identifier désormais l’art et la douleur. La Ballade de la geôle de Reading, dont Jacques Bour nous donne une belle et sensible traduction, devait tenir cette promesse, achevant ainsi l’itinéraire vertigineux qui l’avait mené de l’art des salons, où chacun dans les autres n’écoute que lui-même, à celui des prisons, où toutes les cellules crient du même cri d’agonie qui vient à l’homme assassiné par ses semblables. Alors, peut-être, commence une autre folie qui, sous le choc de la découverte, identifie aveuglément toute vie avec la douleur. Mais, à ce moment, Wilde ne mérite plus que tendresse et admiration ; son siècle seul, le monde où il vivait, est responsable. C’est en effet la culpabilité des sociétés serviles, comme est la nôtre, qu’il leur faille toujours la douleur et la servitude pour entrevoir une vérité qui pourtant se trouve dans le bonheur ? Mais, après tout, il s’agit de ceux qui, par naissance ou par pente, ne peuvent se faire, selon le mot de Saint-Just, qu’une idée affreuse du bonheur, alors que la douleur est pour eux l’une des faces, quoique la moins noble, de la vérité ; et la vérité de l’esclave vaut mieux que le mensonge du seigneur. La grande âme de Wilde, élevée au-dessus des vanités par la souffrance, aspirait pourtant à ce fier bonheur qu’il lui restait à trouver au-delà du malheur. « Ensuite, disait-il, il me faudra apprendre à être heureux. » Il ne l’a pas été. L’effort vers la vérité, la simple


résistance à tout ce qui dans la prison tire l’homme vers le bas, suffisent à exténuer l’âme. Wilde ne produisit plus rien, après la Ballade, et il connut sans doute l’indicible malheur de l’artiste qui sait les chemins du génie, mais qui n’a plus la force de s’y engager. La misère, l’hostilité ou l’indifférence firent le reste. Le monde pour qui il avait vécu a dû sentir qu’il venait d’être à jamais jugé par un prisonnier et jugé pour ce qu’il était. C’est pourquoi il tourna le dos à celui qui avait été le héros de ses fêtes vides. Et, se jugeant alors lui-même une seconde fois, ce monde condamna encore le poète, non pour le vice d’avoir été superficiel, mais pour l’impertinence d’avoir été malheureux. Même Gide avoue qu’il fut gêné de rencontre Wilde à Paris alors que ce dernier manquait de ressources et n’écrivait plus. Sans doute ne sut-il pas le cacher assez puisque Wilde fut contraint de lui dire cette phrase, qui donne envie de l’avoir encore parmi nous : « Il ne faut pas en vouloir à quelqu’un qui a été frappé. » A ce moment, Wilde, misérable, solitaire, désormais stérile, rêvant parfois de revenir à Londres pour être à nouveau « le roi de la vie », a dû se dire qu’il avait tout perdu, même la vérité qui lui était apparue dans une cour de prison. Il se trompait pourtant. Il nous laissait un royal héritage. De profundis et La Ballade de la geôle de Reading. Il est mort tout près de nous, dans une de ces rues de la rive gauche où l’art et le travail fraternisent dans la gêne. Mais que sou pauvre convoi ait été suivi par le petit peuple de la rue des Beaux-Arts, au lieu de ses brillants amis d’antan, témoignait justement de sa noblesse nouvelle et annonçait aux initiés qu’un grand artiste, né depuis peu, venait de mourir.

Albert CAMUS


























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