Bsc News Magazine - avril 2016 - n°89

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© RON ENGLISH - DOROTHY CIRCUS GALLERY

BSC NEWS N°89 - AVRIL 2016

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EDITO

Une culture stimulante contre la bien pensance Pour ce 89ème numéro, la ré- À première vue, il n’y a pas de padaction du BSC NEWS Magazine rallèle entre ces deux personnacontinue de militer pour le plura- lités qui, chacune à leur manière, lisme culturel. Il est tellement sti- proposent une ouverture culturelle mulant de fouiller et de chercher passionnante, faite de confrontades idées neuves et des réflexions tions, de débats et de réflexion. variées sur des sujets pasIl nous revient de présionnants. Cette conviction server cette chance fornous amène ce mois-ci, midable que nous avons une nouvelle fois, à vous de nous confronter à des proposer des personnalités idées qui ne sont pas les singulières. Paul-François nôtres ou que nous ne Paoli, qui a reçu le Prix des maîtrisons pas. écrivains combattants en Voilà ce qui fait les fonde2012, chroniqueur au Figaments d’une démocraro, publie un nouvel essai tie et d’une émulation @nicolasbscnews culturelle fondamen«Quand la gauche agonise» aux Edition du Rotale qui préservent cher où il analyse les raisons de la toutes deux du prêt-à-penser qui défaite intellectuelle et le naufrage encercle, impose et appauvrit. politique, selon lui, de la gauche. Le propos est acerbe, incisif et ar- Le BSC NEWS Magazine continue gumenté. Plus loin, vous découvri- de maintenir ce cap qui nous paraît rez l’interview du metteur en scène être le fil conducteur de la curiosiPeter Brook pour sa pièce « Battle- té, de la découverte et de l’ouverfield». Il revient et détaille avec en- ture d’esprit. Un nouveau numéro thousiasme son oeuvre théâtrale que nous vous promettons riche et son rapport ténue à l’actualité. et varié ! 2


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L’interview

Paul François Paoli Philosophie

Roland Gori

P.6

L’interview épistolaire

Théâtre EXPO Musique

P.32

Peter Brook 4


Jazz

The Glossy Sisters Classique

Les soeurs Bizjak Jeunesse

La sĂŠlection du printemps 5


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Franc-tireur

Paul-François Paoli :

« Je suis de moins en moins à contre-courant » Paul-François Paoli, chroniqueur au Figaro, est réputé pour ses essais et ses prises de position à contre-courant des idées reçus. Suite à la lecture de son nouvel ouvrage « Quand la gauche agonise», nous avons voulu approfondir avec lui cette idée des erreurs et d’une vision politique erronée dont la gauche se serait rendue responsable selon l’auteur. Une interview qui a le mérite de lancer le débat et de susciter l’échange d’idées. Que l’on soit d’accord ou pas. p Par Nicolas Vidal / Crédits photos DR 8


Votre livre comporte plusieurs thèmes et ne se concentre pas sur une étude de la gauche. Le propos est bien plus large. Néanmoins, on se penchera notamment sur le « quand » de votre titre ? Quelle en est sa signification ? Nous vivons un moment sans doute historique. Pour la première fois depuis 1945, la gauche n’est plus hégémonique en France sur le plan des idées. Elle était autrefois le parti de la rupture avec la capitalisme. Elle ne l’est plus. Elle s’est longtemps voulue à la pointe du combat contre le libéralisme et ce n’est plus le cas. À vrai dire on se demande quelle est sa raison d’Être, puisqu’elle n’est plus marxiste, ni vraiment socialiste, à peine social-démocrate. Il lui reste un vague discours républicain d’ailleurs partagé à droite. Il est très difficile désormais de distinguer la pensée de M. Valls de celle de Sarkozy ou encore Hollande de Juppé. Ce qu’il reste de la gauche 9

de rupture commence à Martine Aubry. Et il y a bien sûr Mélenchon qui s’agite et tente de capter l’héritage de Jean Jaurès, rôle où il est bien peu crédible. À vrai dire ce qui frappe le plus concernant la gauche aujourd’hui, c’est son inconsistance. Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots ce que vous nommez « la république des bons sentiments » ? L’effondrement idéologique de la gauche est aujourd’hui patent et un homme avisé comme Jacques Julliard en a fait le constat. Les bons sentiments, c’est ce qui reste quand on n’ a plus ni idée ni projet. Par exemple, la loi contre la prostitution qui est animée des meilleurs sentiments du monde a contre elle les premières intéressées, à savoir les prostituées elles-mêmes. On a ici l’exemple type de ce qu’il ne faut pas faire en politique : prétendre moraliser la vie intime des autres.


À quand datez-vous le déclin de l’hégémonie intellectuelle et morale de la gauche ? Quelles en sont les raisons ? Ce déclin a été progressif. Le dernier grand penseur qui fut revendiqué par la gauche, ou du moins par une gauche marquée par Mai 68, fut Michel Foucault. Or la pensée de Foucault comme je l’explique dans mon livre, est une bombe qui a explosé à la face de la gauche, car Foucault, qui est anti-marxiste et anti-hégelien réduit à néant les valeurs d’une gauche qui s’était identifiée à l’idée du Progrès dans l’histoire. Comme Claude Lévi Strauss, Foucault était un sceptique profond. Il ne croyait plus aux lendemains qui chantent ni au socialisme. La fin du mouvement ouvrier et du Parti communiste ont, par ailleurs, déconnecté la gauche des classes populaires. La gauche a perdu à la fois les intellectuels et les classes populaires et ce en l’espace de quelques années seulement. 10

Quelle crédibilité accordez-vous aux « valeurs républicaines » brandies par la gauche ? Répondent-elles au débat sur l’identité de la France ? Non les valeurs, quelles qu’elles soient, ne font pas une identité. Ce qui constitue l’identité d’un peuple ce sont ses moeurs, sa langue et sa culture. Et surtout pas les valeurs républicaines qui prétendent relever de l’universel humain. Or qui dit identité dit particularité. La France vit une très grave crise d’identité en effet car sa civilisation a été bouleversée depuis les années 60. La France était un pays encore rural et catholique et elle a été confrontée à une modernité marquée par le modèle anglo-saxon. Par ailleurs, depuis les années 80, elle est confrontée à la montée en puissance de l’islam politique. Son modèle républicain fondé sur l’école n’est plus intégrateur et il est inadapté à l’immigration massive qui est la notre depuis si longtemps.


résiste viscéralement aux mutations qu’on veut lui faire subir au nom du progrès. Vous parlez du « noeud de l’illusion multiculturelle ». En quoi les élites françaises ont failli selon vous ? Elles ont failli parce qu’elles ont, sans le dire, rallié dans les années 80 le modèle multiculturel anglosaxon qui a lui même du plomb dans l’aile dans le monde entier.

Comment expliquez-vous l’émergence d’intellectuels appelés par certains « néo-réactionnaires » comme Eric Zemmour ou Michel Onfray ? Ces intellectuels courageux sont en phase avec la révolte d’un pays qui 11

Vous faites référence au dernier roman de Michel Houellebecq « Soumission ». Selon vous, quelle est la grille de lecture qui doit être utilisée pour lire cet ouvrage ? Et y-a-t-il des éléments qui font écho en vous dans cette projection politique et sociale de la société française ? Soumission est un livre profond sur le plan psychologique. Il met le doigt sur la tendance collaborationiste de certaines élites françaises qui, pour acheter la paix « sociale


» sont prêtes à aller très loin dans la coopération avec l’islam radical. La France est aujourd’hui un pays investi par des gens, les islamistes, qui imposent, ici et là, leurs manières de vivre et instaurent une véritable rupture civilisation. Selon certaines indications, 25 % des musulmans européens seraient installés en France. Il est question également dans « Quand la gauche agonise » de la perte du soutien des classes populaires par la gauche. Quel en est l’origine ? À ce sujet, est-ce que la gauche a conscience de ce renversement de cet électorat ? Lagaucheena,àcepointconscience qu’à l’exception de Mélenchon qui n’est pas du tout crédible dans ce rôle, elle a renoncé à s’adresser aux classes populaires et en particulier au monde ouvrier. Elle s’adresse en particulier aux classes moyennes urbaines, aux femmes et aux jeunes issus de l’immigration.

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« Les bons sentiments servent à masquer le vide de la pensée … » Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ? On ne fait pas de bonne politique avec des sentiments. L’action politique consiste à faire des choix et donc à déplaire. Parfois même à utiliser la force. En 1963 lors de la grande grève des mineurs De Gaulle a utilisé l’armée contre les mineurs en grève et Clemenceau a fait tirer la troupe sur des viticulteurs en colère, à une époque où l’on ne s’indignait pas pour la moindre égratignure. Vous définissez le communautarisme dans le sens lorsque celui-ci devient un fait politique. Vous poursuivez en évoquant « ce ressort idéologique qui prend en otage l’identité des individus » Quand se manifeste selon vous ce ressort idéologique ? Le communautarisme n’est pas le fait communautaire mais son instrumentalisation idéologique. Il y a


toujours eu un communautarisme corse par exemple mais celui ci n’a pas toujours été nationaliste. De même il a toujours existé des communautés juives, mais une organisation comme le CRIF est une organisation politique. À votre avis, est-ce que l’Europe en tant qu’entité politique est en mesure de réduire cette fracture communautaire ou est-ce le rôle exclusif de l’Etat français ? L’Europe a activé les pulsions communautaires et identitaires en affaiblissant symboliquement et politiquement la légitimité des Etats nations historiques. On peut observer ce fait partout aujourd’hui depuis la Catalogne à la Corse en passant par l’Ecosse. Pour finir sur la question du communautarisme, quand et pourquoi la République française selon vous a failli dans cette dérive communautaire ? Tout remonte aux années 80 13

lorsque la gauche choisit le parti des minorités qui représente pour elle le monde du mouvement alors que la classe ouvrière est désormais « has been » historiquement. La gauche post 68 va généraliser et vulgariser le clivage dominantdominé qui fut cher à Pierre Bourdieu en le projetant partout. Les femmes, les immigrés, les bretons car dès lors que nous faisons partie d’une minorité ou d’une autre, nous sommes appelés à nous libérer de « l’ordre dominant ». Cette grille de lecture sommaire est aujourd’hui pire qu’éculée : elle est ringarde. Il y a beaucoup de débats sur les notions d’assimilation et d’intégration. Quel est votre positionnement sur ce sujet ? L’intégration ne veut rien dire. Les frères Kouachi étaient intégrés au mode de vie techno consumériste qui est le nôtre. Assimilation signifie que le Français d’origine étrangère s’identifie progressivement à son nouveau pays et se détache


de son origine sans pour autant la répudier. Lino Ventura était devenu français sans avoir renié ses racines italiennes. Il s’agit d’un processus de longue durée qui suppose le désir d’être partie prenante du pays qui est devenu le vôtre. Cela suppose que ce pays soit suffisamment consistant pour qu’on ait le désir de s’y identifier. Ce processus fonctionne d’autant moins que la France est un pays dont la civilisation est moins distincte qu’autrefois. De jeunes Français de souche qui ne connaissent ni leur langue ni leur pays peuvent être totalement désafiliés, alors comment s’étonner que des jeunes d’origine maghrébine comblent leur quête d’identité avec un islam imaginaire ? Quelle pourrait être la ou les réponses politiques valables et efficaces sur les problèmes que vous soulevez dans votre ouvrage ? La seule réponse est de renatio14

naliser la République et de ne pas se contenter d’un discours sur les valeurs. Nul n’est obligé d’être Français et les frontières sont ouvertes. Il doit y avoir un lien entre la nationalité et l’identité de l’individu. Il faut redonner son sens à l’affectivité en politique. Les Français de droit qui détestent ce pays existent et après tout ils en ont le droit. Mais pourquoi ne renonceraient-ils pas à une nationalité qui n’a aucun sens à leurs yeux ? La France doit être dirigée par des gens qui se sentent concernés par ce pays. J’ai de la sympathie pour des gens aussi différents qu’Henri Guaino, Philippe de Villiers, Marion Maréchal le Pen ou Hervé Mariton. Malgré leurs divergences, ces personnalités sont d’authentiques patriotes qui font de la politique par amour de leur pays. Pour terminer, Paul-François Paoli, vous êtes l’auteur de


nombreux essais qui vont chacun à leur manière à contre-courant des idées reçues. Qu’est-ce qui vous passionne tant à porter une voix discordante ? Vous avez notamment obtenu le prix des écrivains combattants en 2012. Je suis de moins en moins à contre-courant ! Et je ne cherche absolument pas à me faire remarquer par des paradoxes ou des provocations. Je pense que nous vivons une période dramatique de l’histoire de ce pays et que les élites politiques ont une responsabilité certaines dans son déclin. Le sur-

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saut, s’il vient, viendra d’hommes et de femmes qui sauront rompre avec des appareils politiques sclérosés et soumis à des luttes intestines dérisoires.

Paul-François Paoli Quand la gauche agonise Editions du Rocher 17,90 euros


Théâtre

PETER BROOK un metteur en scène passionné et engagé 16


Metteur en scène reconnu, amoureux de Shakespeare, réalisateur et écrivain, Peter Brook est un artiste accompli. L’homme aux 91 bougies présente « Battlefield » au Printemps des Comédiens. Une incise au monument indien Mahabharata qu’il avait adapté à Avignon, il y a 36 ans, dans une immense fresque de neuf heures. Il revient pour nous sur les fondements de l’une des oeuvres les plus marquantes de sa carrière, sur sa nouvelle pièce et sur la société d’aujourd’hui. Rencontre. Par Jonathan Rodriguez / Crédit Photo Marian Andreani

Pourquoi avoir revisité votre oeuvre majeure Mahabharata ? Quand on voit l’actualité tous les jours et tout ce qui se passe dans le monde, on peut se demander pourquoi on continue à nous montrer des événements qui se passaient il y a cinq ans, cinquante ans, ou même dix siècles auparavant… Et malheureusement ce qui était prévu il y a trois mille ans à une résonance aujourd’hui… C’est dans le titre de notre nouvelle pièce Battlefield. Qu’est-ce que vivre avec la victoire ? Ceux qui ont gagné une guerre, avec toutes 17

ses atrocités, sont responsables de l’avenir maintenant. Tous les hommes d’Etat, qui sont élus et qui viennent faire des discours à l’ONU, se retrouvent devant cette situation : quelle est notre responsabilité ? Alors le Mahabharata et sa sagesse, qui vient de si loin, nous mettent face à la réalité d’aujourd’hui, à tous les niveaux, tout ce qui concerne les conflits, les tentations, les confusions. Et en même temps le message du Mahabharata est positif. Si on regarde les informations tous les jours, on ne peut pas rester confiant pour l’avenir


du monde et de l’être humain. Le Mahabharata va plus loin dans la nature du conflit et dans la nature humaine. Il nous amène du courage et de la confiance. Cette fois-ci, vous vous être concentré sur une petite partie de cette fresque. Pourquoi ? Quand on a repris ce thème, parmi des centaines, il s’est imposé naturellement à nous, Marie-Hélène Estienne, Jean-Claude Carrière et moi-même. Il parle du monde d’aujourd’hui. Avec Jean-Claude Carrière, un ancien collaborateur, on a commencé à se poser la question de ce choix et il m’a dit que dans l’immense texte du Mahabharata, c’est une petite phrase qui résume tout ce que nous voulions faire : « La victoire est une défaite. » Vous revenez à ce texte, après une fresque immense de 9 heures il y a 30 ans au festival d’Avignon. Aujourd’hui vous adaptez un format minimaliste, très épuré, avec seulement 4 comédiens, un 18

décor simple. Est-ce pour donner une dimension plus humaine au public ? En fait, il y a deux aspects. Même si on a du mal à le croire aujourd’hui, lorsque nous avons commencé à travailler sur le Mahabharata au tout début, le mot était inconnu de tous, en dehors de l’Inde. Même pour certains savants et professeurs. C’est comme si on découvrait un endroit où personne n’avait entendu parler de la Bible ou du Coran. En Inde on dit « quelque chose qui n’est pas dans le Mahabharata n’existe nulle part ». À l’époque, on avait senti que c’était le moment de présenter au public occidental, cette oeuvre immense que personne ne connaissait. C’était une responsabilité pour nous de la présenter mais c’est aussi une responsabilité du public de s’ouvrir à Mahabharata. Si on voulait faire un spectacle sur le texte entier, ça prendrait dix-huit jours. En faisant un spectacle de neuf heures, c’était déjà une réduction immense. Il fallait donner cette dimension extraordinairement riche,


lumineuse et poétique de l’oeuvre, on a mis en oeuvre tous les moyens du théâtre pour que cela puisse servir à donner au Mahabharata une version digne de sa première sortie en Occident. On a tellement travaillé sur ce projet. On avait fait énormément de répétitions et c’était extrêmement couteux. Aujourd’hui, nous répondons à un autre besoin. Le but est de faire une pièce qui parle directement aux spectateurs. On n’est pas là pour 19

faire autre chose. C’est pour ça que nous prenons cette direction, entreprise depuis quelques années déjà, de simplement tout réduire à l’essentiel, à ce qui porte le mieux le sujet, sans décoration. Aujourd’hui, dans le milieu du théâtre, il y a une tentation de décorer et finalement on n’en a pas besoin. Dans mon travail il y a une recherche de l’essentiel et de manière naturelle, tout ce qui cache l’essentiel est inutile.


Les textes de Mahabharata sont vieux de plusieurs milliers d’années, pourtant ils ont une résonance forte avec l’actualité et le monde d’aujourd’hui… C’était l’intention principale ? Le théâtre n’est juste que dans le présent. Dans la langue française, on parle d’une « représentation ». J’ai passé ma vie à lutter contre tout ce qui est traditionnel dans le sens moribond, inerte de ce mot. Le présenter, si c’est une oeuvre comme celles de Shakespeare que j’ai adapté à plusieurs reprises, le but n’était pas de reconstituer d’une manière artificielle le monde autour de Shakespeare, mais de le faire dans un intérêt humain avant tout. Aujourd’hui, il ne faut pas être naïf et croire que si l’on introduit des costumes modernes et des téléphones on représente « l’actuel ». Non. L’actualité ne correspond pas à sa représentation. C’est au moment où le spectateur partage avec

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les acteurs un thème particulier, que subitement les mots, les gestes deviennent convaincants et on y croit, dans le présent. C’est pour ça qu’on a mis des costumes très simple. Si on avait mis des costumes d’époque, on perdrait cette notion « d’actuel ». Mais, si on ne fait rien du tout et que tout le monde joue en jean et tee-shirt, il manquerait quelque chose. Je recherche toujours la simplicité. Ce n’est pas un slogan mais le bout d’un chemin qui est toujours difficile à atteindre. L’avantage d’une tournée, c’est qu’on améliore la pièce, on rajoute des choses, on en coupe d’autres. À Montpellier, on va jouer en plein air pour la première fois et ça aussi ce sera un défi pour faire passer un sujet dans des conditions nouvelles pour tout le monde. Vous récusez le terme de théâtre « politique » pour celui de « responsabilité ». C’est important pour vous d’inciter à la réflexion


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à travers vos oeuvres, notamment avec « Battlefield » ? Si on vit dans le monde d’aujourd’hui, soit on se ferme et on devient ermite, soit on ne peut pas fermer les yeux sur la politique. Le théâtre, peut en partie, nous aider à avoir cette liberté d’esprit de reconnaitre que la politique est une tentative désespérée pour trouver des solutions. La politique est basée sur des promesses et des espoirs d’une utopie et très souvent ce ne sont que des mensonges. Alors le besoin de vivre avec une attitude politique doit être continuellement équilibré par le sens de la réalité. La politique est nécessaire mais ce n’est jamais la solution.

chaque personne, qui se retrouve dans cette situation, de parler de ce qu’il le motive au plus profond de lui-même. Mais il n’y a pas de recettes. Hélas s’il y en avait, toute l’histoire l’humanité a montré que nous cherchons désespérément à chaque moment des recettes, parce que sinon c’est trop difficile. Mais on est obligé de reconnaître que le problème est toujours là et que nous en faisons partie. Il n’y a pas de solutions, mais chacun doit faire le mieux possible. Pour nous jouer en plein air, il n’y a pas de solutions ou de recettes mais c’est un nouveau défi. Et les défis pour les êtres humains c’est très honorable. C’est bon pour nous tous.

Vous avez déclaré « notre vrai public, c’est Obama, Hollande, Poutine et tous les présidents… » Quelle est la place de l’art, et du théâtre, dans l’éveil de la conscience des spectateurs ? Je ne veux pas généraliser. C’est à

C’est vraiment propre à chaque auteur de théâtre ? On peut comparer le théâtre à un restaurant ou un médecin. Ce sont les mêmes choses. Lorsqu’on va au restaurant, les cuisiniers ont la responsabilité de la qualité de leur cui-

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sine sur les deux cents personnes qui vont venir manger. Si les gens ont une indigestion ou s’ils ont été mal nourri, c’est qu’on a mal fait notre travail. La force du théâtre est de partager quelque chose en prenant en compte les spectateurs. Ce n’est pas élitiste mais réaliste. L’élitisme vient du prix des places, mais notre but principal est d’avoir des spectateurs de tous horizons, de toutes cultures, comme pour les acteurs. On fait en sorte de le rendre accessible, pour les jeunes notamment. Une fois que l’on obtient ça, c’est comme aller à l’hôpital, ça doit être immédiatement accessible et on doit sortir en se

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sentant mieux. Si ce n’est pas le cas, c’est que nous avons mal fait notre travail. La place de la lumière semble essentielle dans votre nouvelle pièce étant donné qu’il y a très peu de décor. C’était le but du travail avec Philippe Vialatte de créer un monde, une atmosphère, juste avec de la lumière ? Philippe Vialatte est un collaborateur de longue date. On a participé à des projets très différents où les besoins sont toujours renouvelés. Il n’y a pas de lieux identiques et pour Philippe, il n’y a pas manière similaire d’aborder son travail.


Mais il est suffisamment doué et sensible, avec une grande expérience, il fait partie de la pièce et contribue à rendre l’expérience unique au spectateur. Il partage tout avec nous. Il voit sur la scène ce qui nécessite une lumière forte et d’autres choses qui se livrent mieux si la lumière est plus douce, et parfois dans la pénombre. 24

Vous agrémentez également votre pièce d’une musique très simple… quelle est son importance au sein d’une pièce comme celle-ci ? Toshi Tsuchitori est, lui aussi, un long compagnon de route, depuis au moins 30 ans. Sur Mahabharata, il faisait déjà partie intégrante du projet. Il a une gamme


extraordinaire et on n’a pas besoin de plusieurs instruments pour rester concentré. Il a étudié et travaillé dans toutes les parties du monde : au Japon, en Inde. Il fait du free jazz depuis longtemps aussi. Avec son instrument de percussion africain, on a vu qu’avec ses doigts, il avait fait une immense recherche de sons qu’il peut faire ressortir. C’est plus qu’un orchestre, c’est 25

un tout. Il fait partie du groupe qui raconte l’histoire. Comment s’est effectué la distribution des acteurs ? Marie-Hélène a un don extraordinaire pour trouver au bon moment l’acteur qu’il faut. Je lui fais une confiance aveugle, elle ne s’est jamais trompée.


Quel effet ça vous fait de venir jouer au Printemps des Comédiens? C’est quand même une manifestation particulière pour le théâtre en France… Quand on nous a contactés, on a donné notre accord très rapidement. C’est un événement très chaleureux et on est forcément ravi d’y participer et de donner de la visibilité à notre pièce.

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Printemps des Comédiens Domaine d’Ô à Montpellier Du 3 juin au 10 juillet 2016

BATTLEFIELD Théâtre des Micocouliers Dates : les Vendredi 3, Samedi 4 et Dimanche 5 juin à 22h. Sites internet : www.printempsdescomediens.com www.printempsdescomediens. com/2016/programme/battlefield. html www.newspeterbrook.com www.bouffesdunord.com


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Le dormeur de Beauval

Pierre Lemaitre a-t-il survécu à la tempête du Goncourt 2013 ou, comme les habitants de Beauval, demeure-t-il durablement ébranlé par le saccage de la lenteur qui rythmait jusqu’alors ses travaux et ses jours ? Par Marc Emile Baronheid 28

Pour admirer le talent de Lemaitre, les gourmets de chez Drouant ont eu le bon goût de ne pas attendre qu’il soit passible de Durassic Park. Après 7 livres – dont 6 multiplement laurés – , l’auteur de Sacrifices et Alex continue de tracer le sillon du suspens, au long d’un récit construit comme une coquille de nautile. Dans les derniers jours du XXe siècle, Beauval, village de la France anodine (on trouve le nom dans un département glorifié par Michel Delpech) est sidéré par la disparition du petit Rémi, six ans. De


quoi enclencher la mécanique toujours en alerte du voyeurisme médiatique. Une liste des candidats à la culpabilité circule bientôt parmi les bonnes âmes. « La rumeur est une sauce fragile. Elle prend ou elle ne prend pas. Celle-ci ne prenait pas. » Tout est parti du massacre du chien Ulysse, dont personne ne soupçonnait qu’il occupât une place centrale dans l’univers d’Antoine et son désolant triangle affectif des Bermudes : père absent, mère rigide, copains éloignés. Antoine, 12 ans, est le voisin de Rémi, qui lui voue une réelle admiration. Qui irait le soupçonner ? D’autant que les gendarmes s’inté-

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ressent beaucoup à un commerçant de l’endroit, au patronyme polonais. Faut vous dire, monsieur, que chez ces genslà... Ce roman dont l’écriture coule de source est une allégorie parfaite du poème hugolien « La Conscience ». Tirant sa force d’une grande sobriété, il s’adapte à notre temps avec une étonnante précision . « On dirait que ça te gêne de marcher dans la boue », chantait Delpech, dans un album intitulé « Ce lundi-là au Bataclan »... « Trois jours et une vie », Pierre Lemaitre, Albin Michel, 19,80 euros


Tableau des expositions

PAR MARC EMILE BARONHEID - Visuel Expo Dali

Dali et le monde ferroviaire, une histoire ininterrompue. Après le sacre de Perpignan, il s’arrête en gare de Liège, où une exposition lui est consacrée dans un édifice imaginé par l’élégant Santiago Calatrava Valls, sculpteur, céramiste, aquarelliste, dessinateur et aussi architecte d’une certaine sensualité. La rencontre de deux Catalans, de deux tempéraments, de deux personnalités controversées, sensibles à la musique du dollar et suffisamment déterminés pour imposer une griffe qui irrite autant 30

qu’elle enthousiasme. La relation de Dali au chemin de fer ne s’arrête pas là. Dans une de ses nombreuses – dont certaines estimables – incursions en littérature, il a donné sa version du premier train de marchandises préhistorique.. « À l’époque, relativement proche en millions d’années, de la gare de Perpignan, la première caverne qui gara un homme préhistorique et son train de marchandises fut. Train de marchandises en chair, locomotive en chair, et probablement les rails eux-mêmes en


mou de veau » (extrait du Traité des guirlandes et des nids). L’exposition de Liège piste Dali à travers trois périodes marquantes de son parcours : le poids de l’enfance perturbée, l’empreinte du surréalisme, la construction de la célébrité et la maîtrise de la communication. On n’est pas loin de Gainsbourg, ni de Jean-Edern Hallier. La manifestation est tenue en laisse par les prêts de la fondation Stratton, institution au mécénat réaliste qui a constitué une grande collection d’œuvres sculptées de Dali, reflétant sa vision en trois dimensions. On croit reconnaître notamment Surus, l’éléphant d’Hannibal qui passa par la Catalogne, territoire de Dali, lors de sa marche sur Rome. Faudra-t-il admettre désormais que tous les chemins mènent aussi à la Catalogne ? A condition qu’ils passent par Liège et cette exposition agrémentée de créations d’artistes régionaux inspirés par le Maître. « De Salvador à Dali », ouverte jusqu’au 31 août 2016 à l’espace muséal de la gare TGV de Liège Guillemins, l’exposition s’accompagne d’un catalogue. (www. expodali.be) Robert Charlebois chante les crucifix de Dali et les taureaux de Picasso. Ceux-ci sont montrés à « Picasso. Sculptures », 31

première exposition d’envergure du musée national Picasso-Paris et plus important rassemblement de sculptures depuis « Picasso sculpteur » en 2000 au Centre Pompidou. Plus de deux cent quarante œuvres aident à envisager l’artiste sous l’angle de sa dimension multiple, à travers la question des séries et variations, fontes, tirages et agrandissements, réalisés à partir des originaux sculptés. L’imposant volume (352 pages) qui fait office de catalogue – mais peut être lu, pour leur plus grand bénéfice, par les arpenteurs en chambre – épouse le parcours d’une manifestation consacrée au domaine de création illustrant le mieux le « mouvement de


la pensée » que l’artiste dit préférer à sa « pensée elle-même ». Apollinaire apparaît à diverses reprises, parfois en creux comme dans la salle montrant les différents projets proposés par Picasso en réponse à la commande, par le Comité Apollinaire, d’un monument à la mémoire du poète et tous refusés… Exposition ouverte jusqu’au 28 août 2016 au 5 rue de Thorigny, 75003 Paris (www.museepicassoparis.fr) « Picasso. Sculptures », direction d’ouvrage Cécile Godefroy, Virginie Pedrisot. Coédition Musée national de l’impressionnisme, dont il met les Picasso-Paris, Bozar, éditions Somoœuvres en regard des exigences et des gy, 45 euros réflexions exprimées par ses écrits. Un séduisant volume appelé catalogue d’exposition, mais dont le contenu lui Pour sa troisième édition, le Festival confère une autorité bien plus durable, Normandie impressionniste a choisi renseigne sur l’homme à travers des de rassembler sa programmation aulettres, carnets, journaux et même une tour du thème « Portraits impressioncourte autobiographie, avant de monnistes ». Sujet rassembleur, intime et trer les aquarelles, pastels, dessins, populaire, il s’intéresse plus largement peintures et d’en sonder les alchimies à la question de la figure, du visage créatrices. Son cheminement vers et du corps, de la famille, des cercles une conquête de la lumière naturelle amicaux, des représentations sociales. mènera Boudin aux frontières de la Le regard que les impressionnistes peinture dite ici pure, comme s’il en ont porté sur le monde dessine aussi le existait d’impures. Il est opportun de portrait d’une époque. relancer l’intérêt et la curiosité pour Le musée Malraux du Havre s’attache un homme et un artiste tenaillé par le à la figure d’Eugène Boudin, pionnier 32


doute : « Perfection qui fuit, toujours… Je suis gêné par la pratique qui devient terne et lourde, mais c’est la lumière qui n’y est plus… Parfois en me promenant, mélancolique, je regarde cette lumière qui inonde la terre, qui frémit sur l’eau, qui joue sur les vêtements, et j’ai des défaillances de voir combien il faut de génie pour saisir tant de difficultés … ». « Eugène Boudin – L’atelier de la lumière », éditions de la Réunion des musées nationaux, 35 euros. L’exposition, ouverte du 16 avril au 26 sep33

tembre 2016 au MuMa (Musée d’art moderne André Malraux, Le Havre), est organisée conjointement par le MuMa et la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, dans le cadre du festival « Normandie Impressionniste » projet@normandie-impressionniste.fr


Malika Sorel-Sutter une voix qui dérange PAR RÉGIS SULLY

« Elles ( les élites) affaiblissent les défenses de leurs peuples pour mieux les faire entrer dans le royaume de la mondialisation sur lequel règne le Dieu capital » Malika Sorel-Sutter a fréquenté les allées du pouvoir, elle a soutenu un temps Dominique de Villepin lorsque celui-ci nourrissait quelques ambitions politiques . En 2009, elle était nommée membre du Haut Conseil à l’intégration. Elle a travaillé également au sein de la mission de réflexion sur la laïcité du HCI. De ce voyage dans la France d’en haut, l’auteur met en cause la volonté des hommes et des femmes qui nous gouvernent 34

d’apporter une réponse satisfaisante à un problème majeur auquel la France doit faire face à savoir la dislocation de sa cohésion nationale mise à mal, selon l’auteur, par l’afflux de migrants d’une autre culture. Ce sont les émeutes des banlieues de 2005 qui ont ébranlé la confiance de Malika Sorel-Sutter envers les dirigeants. Donc le personnel politique de droite ou de gauche a failli, tou-


«Ce sont les émeutes des banlieues de 2005 qui ont ébranlé la confiance de Malika Sorel-Sutter envers les dirigeants. » jours prompt à flatter les communauté surtout lors campagnes électorales au mépris de l’idéal républicain. Pis les récentes initiatives confirment s’il en était besoin, les orientations néfastes aux yeux de l’auteur des dirigeants perceptibles dans le rapport Tuot qui préconise l’inclusion en lieu et place de l’assimilation. En 2013 un rapport « de refondation de la politique d’intégration » est remis au gouvernement. Ce document met en exergue entre autres le rôle de l’école qui doit revoir ses programmes notamment en histoire afin de ne pas heurter certains de ses élèves. Bref, toujours selon Malika Sorel-Sutter, il s’agit de se mettre au service du multiculturalisme. Bien d’autres domaines sont affectés pour favoriser ce fameux vivre ensemble. Les gouvernants français ne font que s’aligner sur une politique préconisée au niveau européen. Ici, ils sont

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aidés par les médias et le monde du spectacle. Cependant les Français n’ont pas réagi soit par insouciance ou soit par une ignorance savamment entretenue. Issue de immigration arabe, l’auteur déplore les choix qui ont été faits par les élites et regrette cette République française assimilatrice et harmonieuse. Ce livre est le cri d’une personne qui assiste à la liquidation « du doux pays de son enfance ». Ce livre détonne, ce qui fait son intérêt. Au lecteur de se forger une opinion. Stimulant, à lire. Décomposition française Malika Sorel-Sutter Fayard 18€


Une ambiguïté « hautement civilisée » Par Marc Emile Baronheid

Américain qui écrivait sur l’Angleterre ou Anglais qui écrivait sur l’Amérique : l’expatriation et le cosmopolitisme affichés par Henry James, expert en chassés-croisés, n’ont pas facilité la compréhension et la réception de son œuvre. Longtemps admirateur de Balzac, Henry James (1843-1916) a tenu un temps sous le boisseau une ambition littéraire « qui a toujours couvé sous des dehors tranquilles », lui permettant de passer outre des souffrances inavouées. Il a longtemps oscillé entre Amérique et Europe, ses romans ne cessant de poser de 36

manière complexe la question des rapports entre l’une et l’autre. Accaparé par des recensions, des articles critiques, des esquisses de voyages, rêvant aussi de théâtre, il ne cessera jamais de tenir le roman dans sa ligne de mire, attendant de lui la démonstration et la légitimation de son activité créatrice. Installé en Angle-


loué l’ « éblouissante agilité mentale » de ce petit-fils d’un immigré irlandais qui avait amassé dans le Nouveau Monde une fortune telle qu’il épargna à deux générations de ses descendants la « honte de faire du commerce ». James n’a pas péché par orgueil ; ce roman supérieur sera « Un portrait de femme », histoire d’Elisabeth Archer, farouchement attachée à son indépendance, quittant les Etats-Unis pour faire son éducation sentimentale en Angleterre et en Italie. Chez James, les héroïnes éprises de liberté payent toujours leurs illusions au prix fort. Nihil novi sub sole… C’est l’oriflamme de ce volume venu rejoindre dans la collection les quatre tomes des Nouvelles complètes. terre – Paris n’avait pas su lui plaire - et lancé à la conquête de Londres, il s’étonnera de « la facilité quasi absurde » de sa réussite. A un ami projetant d’écrire un essai embrassant l’ensemble de son œuvre, il objectera en 1880 « je préférerais que vous attendiez quelques mois, jusqu’à ce que mon gros roman (à paraître cette année) soit sorti. C’est à partir de lui que, pour ma part, je prétendrai faire date ». A l’époque pourtant, on a déjà 37

« Un portrait de femme et autres romans » (en fait, les premiers de l’auteur : Roderick Hudson, les Européens, Washington Square, plus des extraits des Carnets concernant ces textes et les préfaces à l’ « édition de New York »), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade ; édition établie par Evelyne Labbé avec la collaboration d’Anne Battesti et Claude Grimal. 68 euros (prix de lancement)


Boni par cœur et Clyde de Rola Par Pascal Baronheid - Photo DR On peut très bien avoir fait de sa vie une trépidante volière dont le majestueux ramage émanait de la gorge profonde de ses multiples conquêtes féminines et recevoir la caution sans nuance de Famille chrétienne (dont, soit dit en passant, le site propose une chronique « Donne-moi une bonne raison de ne pas coucher avant le mariage »). Il est vrai que Boniface de Castellane accordait aux dames l’absolution du péché de la chair, avant de leur donner la petite mort. 38

Personnage tout d’élégance racée, d’impertinence savamment dosée, symbole d’une aristocratie fortunée, archétype du dandy 1900, monstre médiatique avant la lettre, Boni le magnifique traversa son époque en esthète raffiné que sa tante, la princesse Radziwill, considérait comme une « merveille de la création ». Les bons mots de Boni font florès, tel « mon épouse n’est belle que vue de dot ». Un Cocteau demeuré du bon côté de la ligne jaune ; aussi un « père


de famille attentif ». Supérieurement documenté, son portraitiste biographe se garde de corseter son récit dans une neutralité qui aurait nui à la saveur de l’entreprise. « C’est sûrement grâce à ma foi chrétienne que je parviens à être totalement indifférent aux séductions sociales, au fameux culte de la personnalité auquel le monde moderne oblige les artistes ». Balthus a confié le récit de 39

ses vies à celui qui était alors le biographe du pape Jean-Paul II. La liste des « questionnements trop intimes » refusés par le peintre donne la mesure du territoire exploré et du portulan demeuré sous séquestre. L’enfance avec la mère flanquée de Rilke, la vie de bohème dans les Paris des années 20, les amitiés prestigieuses de celui qui s’est modestement anobli, son jardin japonais, ses chats, ses demeures « seigneuriales », ses réflexions sur la pein-


ture, son contentieux avec l’art contemporain, son acte de foi catholique, ses extases : deux années de confidences cornaquées par Balthasar Klossowski (1908-2001) et pieusement recueillies par l’auteur de plusieurs biographies ou présumées telles, placées sous le signe de l’admiration respectueuse. « Balthus balisait les séances de travail. Je me rangeais à sa décision ; après tout, ce qu’il ne voulait pas, je l’acceptais volontiers, concevant moi-même que l’art d’un biographe ne se situe pas justement dans ces incises existentielles, sulfureuses, scandaleuses ou trop personnelles … ».

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« Boni de Castellane », Eric Mension-Rigau, Perrin Tempus - 11 € « Mémoires de Balthus » recueillis par Alain Vircondelet, Le Rocher poche – 8,50 €


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BILLET

Mes coups de coeur du printemps

Par Emmanuelle de Boysson Parmi les essais du printemps, « La littérature sans idéal », de Philippe Vilain, (Grasset) éclaire les tendances de la littérature contemporaine. Le constat de Philippe Vilain n’est pas flatteur : la littérature française d’aujourd’hui est en proie à un désenchantement. Des écrits consensuels, dociles, sociologiques, narcissiques voire biographiques. L’histoire aux dépens du style. On pense à des auteurs à

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l’optimisme béat, en quête de sujets exceptionnels, se servant d’un personnage historique, d’un écrivain ou d’un philosophe célèbre pour nous faire croire qu’il s’agit d’un roman. Quel est le nouveau crépuscule des idoles ? Le diktat du présent, symptôme d’une époque égocentrée où les auteurs se focalisent sur la biofiction, l’autofiction. A la recherche d’un modèle, ils détournent leur sujet, en font leur petite cuisine, dans l’espoir d’attirer les lecteurs. Vendre : tel est l’objectif. Dans ce culte du réel, on réinvente les faits d’actualité comme Beigbedder dans « Windows on the World » avec le fantasme de l’apocalypse now. Voire « L’inceste » de Christine Angot, qui aime à saisir les situations humiliantes, « La vie sexuelle de Catherine Millet » ou


« La honte », d’Annie Ernaux. L’autofiction devient une mythologie personnelle où on satisfait son narcissisme afin de doper sa notoriété. La biofiction consacre les nouvelles idoles. De l’ancien, on fait du nouveau grâce à des personnages « connus ». La liste est longue qui va de Christine Orban et ses « romans » historiques sur Joséphine et Marie-Antoinette alors qu’elle n’est pas historienne

ti. Dans cette course au pitch, au suspense, on en arrive à la fin du romanesque de l’inaction. Le roman pour le roman, à la Proust. Les meilleures pages de l’essai : la « petite fabrique du « désécrire », la littérature pour le cinéma, genre « 99 francs » ou « La délicatesse », écrits pour être adaptés ou l’inverse. Au fond, ce que dénonce Philippe Vilain, c’est l’asservissement de l’écrivain au lecteur.

L’autofiction devient une mythologie personnelle où on satisfait son narcissisme afin de doper sa notoriété. – choix des femmes les plus illustres de l’histoire souvent liées à un anniversaire – « Le manteau de Greta Garbo », de Nelly Kapriélian, « Le chapeau de Mitterrand », d’A. Laurain, « Lennon », « Les derniers jours d’Emmanuel Kant ». Que ce soit Agatha Christie ou la reine d’Angleterre, les stars ne manquent pas. On borde, on se documente, on romance, on s’y croit, et hop, emballé ! De même, la docufiction comme journalisme littéraire marche fort. Un bon fait divers, un journaliste comme Daniel Pearl, et c’est par-

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La recherche de sujets qui plaisent, de succès commerciaux quitte à en oublier son désir pour imaginer celui de l’autre. Reconnaissons que les éditeurs ont leur part de responsabilité, eux qui rejettent souvent de leur maison les auteurs qui ne vendent pas, les obligeant à surfer sur la vague des bonnes recettes. Hélas, c’est oublier que le lecteur est intelligent, qu’il aime les vrais romans sincères où coule une musique personnelle. La critique littéraire n’existant pratiquement plus, les lecteurs ne s’y fient plus. Ils écoutent les conseils


de leurs libraires préférés qui eux aussi se moquent pour la plupart de la promo. A propos des libraires, on se souvient de « L’élégance du hérisson », succès inattendu né du bouche à bouche et des libraires. Gérard Collard, libraire et chroniqueur télé aux Choix des Libraires, a du nez. Grand lecteur, il dévore des piles d’ouvrages la nuit et s’enthousiasme pour des romans hors circuit commercial. Cette fois, il a repéré « Roland est mort » paru chez Anne Carrière. « Roland est mort. Les sapeurs pompiers l’ont retrouvé la tête dans la gamelle du chien. Ils viennent enlever le corps et se débarrassent du caniche en le confiant à son voisin de palier, un homme proche de la quarantaine, au chômage, très seul. Roland est mort depuis une semaine. Son voisin ne le connaissait pas vraiment, mais il aurait dû s’en douter : il n’entendait plus les chansons de Mireille Mathieu, derrière le mur. Il écope du chien puis de l’urne contenant les cendres du défunt. Que faire de ce lourd héritage chargé de poils et de céramique ? Le voisin va tout tenter pour s’en dé44

barrasser, mais en a-t-il vraiment envie ? » Ce livre est un ovni. La force des mots, l’immense sensibilité qui s’en dégage font qu’il laisse une trace et qu’on le quitte avec regret. La recette du succès ? Une bonne idée toute simple, un style limpide, accessible, de la tendresse et de l’humour. Autre succès d’estime inattendu : « Wanderer » de Sarah Léon, chez Héloïse d’Ormesson. Elle a vingt ans, elle a eu le prix Clara, son roman a eu les hommages de Bernard Pivot et est en lice pour le Goncourt du Premier roman. Un univers baroque et musical, une amitié trouble, un texte très littéraire, pas grand public, mais qui charme et envoûte. Bref, il n’y a pas de recettes ! Un bon roman finit par être repéré. Quid des prix ? Le Grand Prix RTL Livres 2016 a été décerné à « En attendant Bojangles » d’Olivier Bourdeaut paru aux Editions Finitude. Réaction d’Olivier Bourdeaut : « Quand on écrit, on écrit plus pour des lecteurs que pour un jury : c’est un prix de lecteurs donc je suis très flatté et je suis très heureux, forcément. J’ai tenté de faire quelque chose de


lumineux, de poétique, de mélancolique. Et puis l’histoire s’est révélée au fil des jours. Rien n’était prémédité, j’avais seulement un état d’esprit en tête ». Le sujet de ce roman au succès imprévisible : sous le regard émerveillé de leur fils, le père et la mère dansent sur «Mr. Bojangles» de Nina Simone. Leur amour est magique, vertigineux, une fête perpétuelle. Chez eux, il n’y a de place que pour le plaisir, la fantaisie et les amis. Celle qui donne le ton, qui mène le bal, c’est la mère, feu follet imprévisible et extravagant. C’est elle qui a adopté le quatrième membre de la famille, Mademoiselle Superfétatoire, un grand oiseau exotique qui déambule dans l’appartement. C’est elle qui n’a de cesse de les entraîner dans un tourbillon de poésie et de chimères. Un jour, pourtant, elle va trop loin. Et père et fils feront tout pour éviter l’inéluctable, pour que la fête continue, coûte que coûte. L’amour fou n’a jamais si bien porté son nom. Olivier Bourdeaut est né au bord de l’Océan Atlantique en 1980. L’Education Nationale, refusant de comprendre ce qu’il voulait

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apprendre, lui rendit très vite sa liberté. Dès lors, grâce à l’absence lumineuse de télévision chez lui, il put lire beaucoup et rêvasser énormément. Durant dix ans il travailla dans l’immobilier allant de fiascos en échecs avec un enthousiasme constant. Puis, pendant deux ans, il devint responsable d’une agence d’experts en plomb, responsable d’une assistante plus diplômée que lui et responsable de chasseurs de termites, mais les insectes achevèrent de ronger sa responsabilité. Il fut aussi ouvreur de robinets dans un hôpital, factotum dans une maison d’édition de livres scolaires – un comble – et cueilleur de fleur de sel de Guérande au Croisic, entre autres. Il a toujours voulu écrire. Croire en soi, suivre son désir, se moquer des modes, ne pas chercher le succès ni à plaire aux lecteurs, tels sont les secrets des romanciers qui finissent par s’imposer, même dans des petites maisons, grâce à vous, chers lecteurs, grâce aux libraires.


PHILOSOPHIE

Roland Gori, Réinventer l’Humanisme PAR SOPHIE SENDRA

S’interroger, se questionner, comprendre, voilà autant de verbes qui poussent à la lecture, à l’échange. L’Individu Ingouvernable, 1945-2015 (éditions LLL) de Roland Gori, conjugue recherches, réflexions, pistes pour refonder, réinventer un Humanisme qui permette aux héritiers des Lumières que nous sommes de sortir de cet obscurité qui heurte ce début de XXIème siècle. En abordant tous les sujets liés à l’Humain, Roland Gori propose une nouvelle lecture des événements. Penseur en colère, qui ne mâche pas ses mots ni ses pensées, il ne quitte jamais l’humanité qui est en lui. Une belle lecture, une correspondance fleuve accordée à notre Magazine, pour que la Culture soit toujours plurielle et réconciliatrice. Le 25 mars 2016 Cher Roland Gori, C’est avec plaisir que je vous retrouve pour cette nouvelle aventure épistolaire. Nous nous sommes rencontrés, enfin, à l’occasion de votre venue dans le sud de la France. Un petit café sur la Promenade des Anglais à la veille de Noël, le samedi

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19 décembre 2015. Ce moment fut pour moi bien trop court, certainement l’envie de prolonger un temps de discussions passionnant. L’occasion également de vous découvrir dans votre grande simplicité et votre générosité. A la fin de notre entrevue, promesse fut faite de nous retrouver par lettres, dès que votre


emploi du temps serait plus « calme » car la sortie de votre livre L’individu ingouvernable, 1945-2015 aux Editions Les liens qui Libèrent, vous fait courir les radios et les interviews. Lorsque je décidai, ce jour, de vous écrire, je fus interrompue dans mon écriture par votre intervention sur France Inter au journal de 13h. Entre la lecture attentive de votre ouvrage et vos explications, je restais persuadée que votre ouvrage est de ceux qui retiendront toute l’attention de ceux et celles qui voudront comprendre le monde tel qu’il est et tel qu’il va, surtout en ce moment si tragique, au lendemain des attentats de Bruxelles, cœur de l’Europe. En passant, je m’étonne de votre absence des plateaux de télévisions français – je sais que les médias étrangers, eux, vous réclament pour éclairer nos pensées. Des émissions comme celles de Ce soir ou jamais de Frédéric Taddei seraient l’occasion de vous voir et de vous entendre face à des invités maintes fois présents. Vos explications historiques, anthropologiques, sociologiques, philosophiques, liées à celles de la psychanalyse ont pour mérite de proposer un autre point de vue, une vision moins binaire que celles présentées par des intellectuels et des politiques qui eux, ont une forme de monopole de la parole médiatique. Refonder un nouvel humanisme, voilà en quelques mots votre projet, mais 47

alors cela veut-il dire que « l’humanisme » tel qu’il est depuis des décennies, voire quelques siècles, n’a pas suivi les mouvements du monde ? Serait-il en panne pour comprendre ces derniers ? J’ai déjà une petite idée de votre réponse, mais j’ai besoin que vous développiez votre pensée afin de me dire ce que serait ce « nouvel humanisme ». Il semble que nous connaissions l’homme et que désormais il nous échappe, parce qu’il s’échappe à luimême par la perte des repères symboliques qu’il connaissait et qu’il ne retrouve plus. Comme à chaque fois dans l’histoire, les crises économiques, politiques font émerger les mouvements populistes. Europe, USA sont touchés par ces pensées xénophobes de replis sur soi et de rejet de l’autre. Ces politiques surfent sur la « misère idéologique » dont vous parlez. Les extrémistes religieux s’expriment partout : le Tea Party en est un exemple. La France n’est pas épargnée. Nous l’avons vu lors du texte de loi présenté par Christiane Taubira. Il n’y a donc pas qu’une seule religion touchée par ce phénomène, le radical est partout, il est polymorphe. J’ai parfois l’impression que le « moyen âge » et les « croisades » s’invitent au programme… même s’il ne faut pas faire de comparaisons trop étendues, j’assiste pour ma part à un monde que je n’aurais jamais imaginé étant jeune. Etudiante en philosophie, je pensais


naïvement que la raison, la connaissance amélioreraient les relations entre les peuples… c’était l’époque où les « héros positifs » étaient encore présents et représentaient des symboles ; les symboles ont disparus des écrans, des histoires, des tribunes politiques pour laisser place à « la consommation de masse » ; le symbole c’est la marque, les désirs satisfaits et l’immédiateté de l’information où les opinions se vendent au « buzz » le plus offrant envahissent les « temps de cerveau disponible ». Le « désert politique » de H. Arendt est à nouveau là et certains cherchent une oasis au milieu de leurs illusions et des mirages. Qui sont les humanistes de nos jours 48

selon vous ? Y en a-t-il encore ? La question se pose. Après notre première relation épistolaire, je restais persuadée que vous étiez philosophe avant même d’être psychanalyste ; votre dernier ouvrage m’en convainc. Vous cherchez l’Homme. Au regard de votre travail titanesque, n’avez-vous pas trouvé que cette humanité est, au contraire de ce que nous pouvons imaginer, imparfaite et décourageante ? Ce qu’on appelle l’Humain n’est-il qu’un concept, un « fantasme », un slogan qui nous a caché la réalité? J’ai hâte de vous lire à nouveau, A très vite, Amitiés Sophie


Le 26 mars 2016 Très chère Sophie, Votre lettre me touche par la générosité de vos commentaires sur mon dernier livre. J’ai beaucoup investi cet ouvrage qui a exigé dans ma recherche plus de documentation historique que les précédents. Il met, peutêtre, aussi un point final à une trilogie commencée avec La dignité de penser. Nous verrons bien. Dans tous les cas j’ai beaucoup investi l’écriture de L’individu Ingouvernable, et votre lecture serrée, attentive et bienveillante me ravit. Je crains seulement, dans cette nouvelle aventure épistolaire, me montrer inégal à vos attentes. Nous verrons bien. Allons-y ! Vendredi 25 mars, invité par Claire Servajean au Journal de 13 heures de France Inter, vous l’avez compris, j’ai voulu faire passer plusieurs messages. Ces crimes de masse qui ont ensanglanté la France en 2015, et maintenant en 2016 la Belgique, sans oublier le Liban, la Turquie, et toutes les régions disloquées du MoyenOrient et d’ailleurs, exigent une analyse. Notre présent exige que nous pensions les origines de ces théofascismes. J’emploie l’expression « les origines » délibérément, en référence à Hannah Arendt, et à son livre Les origines du totalitarisme. Si la pensée totalitaire était pour elle le cœur de la modernité de son temps, le terrorisme théofasciste me semble le cœur 49

du nôtre ! Ce terrorisme inédit révèle et menace notre civilisation. Ces mouvements terroristes, qui empruntent aux mafias leurs méthodes d’intimidation, et à la pornographie des réseaux sociaux leurs méthodes de propagande, sont au cœur de notre époque, ils exigent une analyse, une pluralité d’analyses. Tenter de rendre compte de ces mouvements qui font de la terreur et de la soumission aux normes idéologiques, les vertus cardinales de leur régime de gouvernement des populations dont ils s’emparent, les administrant comme un État, un semblant d’État, mais un État quand même, c’est rendre compte de notre temps. Et la terreur qu’ils sèment à l’intérieur comme à l’extérieur des zones qu’ils occupent se révèlent indissociable du chaos que l’Occident a produit par sa géopolitique et ses interventions militaires, et sa politique économique nommée « globalisation ». Le résultat aujourd’hui c’est un chômage de masse, un nihilisme moral et politique, un regard nostalgique sur un passé idéalisé, et une angoisse inédite pour un avenir orphelin des idéologies de progrès. Alors de nouvelles révolutions symboliques émergent, conservatrices pour la plupart, qui prétendent renouer avec l’origine, les fondamentaux de la tradition, et ce, jusqu’aux « pieux ancêtres » (c’est le sens du salafisme). Le monde, dépouillé des systèmes symboliques qui


l’organisaient au nom de la raison universelle, de l’individualisme moral et légal, de la liberté privée et publique, du progrès et des sciences, notre monde se révèle comme un chaos. Ce chaos offre le spectacle des millions de migrants et de réfugiés sur les routes, traités avec violence, comme « matériel humain » par les gouvernements turco-européens, et comme « masse » de pression et d’infiltration terroriste par DAESH. Ils sont le symptôme de la mondialisation malheureuse, celle de la terreur comme celle du marché globalisé. Ces populations déracinées, masses pulvérisées de n’être plus des peuples, sont les nouveaux martyrs de notre humanité. Celle que fabrique à la chaine l’incendie universel du terrorisme de masse, et le terreau néolibéral qui a favorisé sa culture. D’une certaine façon les souffrances de ces populations jetées sur les routes, rejoignent la misère matérielle et symbolique des chômeurs, des précaires, des invisibles, des « vies minuscules » que la tyrannie néolibérale produit. Les passions criminelles des terroristes font, par un autre chemin, des victimes assassinées, meurtries et traumatisées par leurs lâches et ignobles attentats, les « variables d’ajustement » les plus abjectes des « entreprises terroristes », et des défis qu’elles lancent aux démocraties libérales. Il y a plus d’un point commun entre le totalitarisme théofasciste, et le totalitarisme des « religions du marché ». Et, il y a aussi des pas50

serelles entre ces deux totalitarismes, entre ces deux mondialisations. Car DAESH « fait des affaires », aussi bien avec le pétrole, qu’avec le trafic des œuvres d’art, des armes etc. Donc, si DAESH fait des affaires, il faut bien que ce soit avec des partenaires, avec des partenaires aussi peu regardants que peuvent l’être les affairistes dans un monde financiarisé et globalisé, « money is money » ! (…) Stefan Zweig disait que c’était au moment où la liberté nous faisait l’effet d’une habitude, et non plus d’un « bien sacré » que des forces funestes sorties des ténèbres s’empressent de la violenter. Nous nous étions « habitués » à la liberté de nos démocraties libérales, sans mesurer le prix des violences qu’elles fabriquent avec leurs visions d’un monde dominé par les marchés. Il nous faudra apprendre à la défendre comme un « bien sacré ». Et pour cela, il nous faut d’abord remonter aux origines des néofascismes qui sont en train d’émerger. Vous vous souvenez, chère Sophie, de cette phrase terrible d’Hannah Arendt : « c’est l’événement totalitaire qui fait venir l’âge moderne à sa vérité. » Eh bien, je crois que nous pouvons conduire la même analyse avec ce qui est en train d’arriver : la résurgence du fascisme, niché au cœur de notre civilisation, et jamais définitivement traité. Bien évidemment, il y a d’autres facteurs favorisants ces passions délétères et mortifères : l’intolérance religieuse


fanatique, les passions totalitaires de certaines formes de salafisme, les humiliations de certaines populations, la désaffiliation de certains jeunes … Mais sans devoir tomber dans le « silence religieux », que Jean Birbaum prête à la Gauche, je pense qu’en essayant de répondre à la question « comment en sommes-nous arrivés là ? », et en laissant à chaque analyse le soin d’y répondre à son tour, et à sa manière, on ne saurait passer sous silence la désertion du politique au profit de l’idéologie économique, et de l’ordre technico-financier que son « fondamentalisme marchand » re51

quiert (…). Alors, oui entre ces deux fascismes que sont les théofascismes, et ce que j’appelle, vous le savez chère Sophie, le technofascisme par lequel opère le néolibéralisme, il est urgent de réinventer l’humanisme. Je me rends compte que, dans cette lettre, je commence par vous répondre par la bande, si j’ose dire, en disant d’abord pourquoi il faut, aujourd’hui, « refonder l’humanisme », davantage que je ne m’empresse de définir ce qu’il est ! Eh bien tout simplement parce que je voudrais insister, en premier, sur l’urgence qu’il y a à réinven-


ter, à refonder l’humanisme, une urgence vitale ! Il est vital de sortir de cet étau dans lequel l’humanité se voit enserrée à notre époque, prise qu’elle est entre la violence intégriste et terroriste qui nous menace, et la violence de la curatelle technico-financière qui nous contraint. (…) Nous devons d’abord, par une culture humaniste qui privilégie le soin, l’éducation, la justice sociale, la culture, les arts, la philosophie, l’histoire, l’étude des religions et du Droit, le sport, le débat et le dialogue, bref le politique, nous soucier de notre humanité. Nous en reparlerons certainement plus tard, mais la vraie sécurité, qui est le premier devoir des États, qui conditionne aussi bien la liberté que la pensée, l’égalité que la fraternité, est dans tout ce que le néolibéralisme est parvenu à détruire depuis la pensée TINA (there is no alternative) : les biens communs de l’État Providence, les services publics de l’éducation, de la santé, de la culture et de la justice… C’est sur ces ruines que les théofascismes ont poussé. Ils sont la mauvaise herbe qui a poussé sur les jardins des cultures humanistes laissées à l’abandon, parce qu’insuffisamment rentables, et sources de déficits publics. Cette « vision du monde », fabriquée par l’idéologie du « tout économique », par les dispositifs de soumission des populations, des peuples et des citoyens au diktat qui exige de convertir tout ce que nous faisons, vivons, pro52

duisons, en marchandises et en spectacles, a déterminé les politiques intérieures comme extérieures des pays. Ce monstre politique du néolibéralisme détient la particularité d’être une politique pré-politique, qui contraint sans avoir besoin de convaincre. A l’intérieur de chaque peuple, comme à l’extérieur, cette manière de faire a produit ses propres monstres qui, aujourd’hui, se retournent contre ceux qui les ont nourris, tout en massacrant au passage les innocents promeneurs que nous sommes. Vous allez, certainement, chère Sophie, condamner mon audace qui me conduit à mettre sur le même plan de l’horreur nos « gentils » néolibéraux qui ont fait du commerce pour « adoucir les mœurs », et les vampires violeurs, tueurs, égorgeurs, qui massacrent, sans pitié et avec cruauté extrême, des humains innocents ! D’une certaine façon je serais d’accord avec vous, et pour cause je m’en suis fait, moi-même, l’objection ! Maintenant, si on va au-delà des phénomènes, et que l’on s’intéresse à la structure qui les a produits, que constate-t-on ? On constate que le « besoin de spiritualité » auquel répondent les religions, mais aussi les humanismes au cours de l’histoire humaine, a été instrumentalisé, à des fins de basse géopolitique. Ben Laden, et Al Quaïda, ont été fabriqués par une alliance américano-saoudienne mettant en œuvre une géopolitique agressive et machia-


vélique, au moment des « blocs », qui se partageaient le monde, pour contrer la puissance de l’URSS. Au nom des droits de l’homme, version « molle » du faux humanisme occidental, des interventions militaires imprudentes ont pulvérisé les États de l’Irak et de la Lybie, non sans arrières pensées politico-industrielles. Pire encore, les USA, en 2003, ont manipulé les adhésions et les loyautés religieuses des populations, en écartant, par exemple les officiers sunnites irakiens de l’armée de Sadam Hussein au profit des chiites, pour « reconstruire » à

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leur profit le pays dévasté par leurs interventions. Ces mêmes officiers sunnites se sont, ensuite, « recyclés » dans les entreprises terroristes de DAESH. Voilà, comment l’humanisme des Lumières a péri sous le couvre-feu des « faux universels » de la raison occidentale ! L’humanisme que nous devons cultiver, procède du « pluriel » des cultures, de leurs enracinements dans les langues diversifiées, les traditions multiples, les histoires originales de chacun des peuples qui composent la biodiversité de l’humanité de l’homme. C’est-à-dire à contre-courant de ce qu’a fait l’Occident, et ce que tente d’imposer DAESH. L’humanisme, Sophie, c’est la mondialité prônée par le poète antillais Édouard Glissant, pas la mondialisation de ces criminels de civilisation que furent les Reagan, Thatcher, Bush, et compagnie ! Et encore moins, ces nouvelles formes de purification « ethniques » (empruntant le masque religieux) et génocidaires que tente DAESH. L’humanisme, c’est la créolisation des langues, des cultures, des corps, des histoires vécues et racontées de nos expériences sensibles. (…) Eh bien, chère Sophie, je dirais « à chaque époque, son humanisme. » Le nôtre demeure à réinventer ! C’est même le chiffre secret du vrai humanisme que de devoir relever le défi du présent sans rompre avec la tradition, et sans se condamner à la reproduire. C’est même ce qui donne à l’humanisme moderne ce caractère impérieux de devoir s’inventer pour ne pas périr dans la mode, « le contingent,


le fugitif, le transitoire », ou la tradition reproduite indéfiniment, de façon réactionnaire, comme une ritournelle ! Quel bavard je fais, chère Sophie, en abusant de votre temps, alors même que vous connaissez tout cela pour l’avoir lu dans mon livre ! Vous comprenez pourquoi sans doute je suis si rarement invité sur les plateaux de télévision : je suis trop universitaire, j’ai besoin d’expliquer et de dérouler ma pensée. Je pense à haute voix. C’est incompatible avec une Télévision, si magnifiquement analysé par Pierre Bourdieu. Il faut « vendre » dans un temps très court, de manière simple et bien souvent simpliste, quelques « idées » fortes ramenées à des slogans, converties en spectacles et en marchandises. C’est le règne de l’image, dans tous les sens du terme. D’où l’extrême affinité de la propagande et de la télévision. (…) Heureusement il y a encore d’excellentes émissions culturelles comme celle de Philippe Lefait ou d’Antoine Spire qui me font le plaisir et l’honneur de m’inviter. Frédéric Taddéi l’avait fait, il y a quelques années, une ou deux fois, mais ce n’est plus le cas. J’ignore pourquoi. Mais vous savez, chère Sophie, je ne suis pas le seul, il y a des tas de gens qui ont des choses à dire, et qui ne sont jamais invités ! Ce n’est pas la faute des journalistes, beaucoup sont formidables, mais ils sont, eux aussi soumis aux cadences infernales, et à la logique de marché. Alors, ils vont au plus pressé, ils invitent les « habituels », les « proches », les « valeurs sûres » du 54

moment, dans une logique d’audimat qui maltraite un peu la démocratie, et l’invitation à penser. Au-delà de ma petite personne, qui n’a pas d’importance, cette manière de faire témoigne de l’importance d’autant plus vive pour l’humanisme de notre époque des réseaux d’éducation, de culture, de politique, qui sont ceux de l’école, mais aussi, aujourd’hui des associations, et plus généralement ce que l’on appelle les réseaux sociaux. Du coup vous comprendrez combien, de mon point de vue, l’État et les collectivités territoriales devraient davan-


tage se préoccuper, et investir, dans les dispositifs, éducatifs, culturels et associatifs. Et éviter à tout prix la monstruosité des Social Impact Bond, qui transforment les associations en « entreprises sociales », chargées d’assumer les prestations que l’État ne veut plus assurer pour des raisons d’économie et d’idéologie ! (…) Prenons un exemple. Nous savons que des réseaux salafistes financés par les Frères Musulmans, les wahhabites saoudiens et qatariens, ont fourni le « personnel » d’encadrement culturel, religieux et éducatif de populations européennes issues de l’immigration. Voilà une « bonne » opération réussie d’«externalisation» pour les États européens, bien heureux de trouver avec ces prédicateurs salafistes, payés par d’autres États, les moyens d’assurer les missions éducatives et culturelles qu’ils ne voulaient plus financer. Cet « abandon » des États européens de leurs responsabilités envers les populations issues de l’immigration est pathognomonique, je pèse mes termes, du désinvestissement de ces mêmes États dans les dispositifs d’éducation, de soin, de justice, de culture… de tous leurs peuples autochtones ! Ou du moins de l’espoir d’émancipation mis dans ces dispositifs, sinon comment expliquer que ces mêmes États les aient laissé tomber dans n’importe quelles mains ! La suite, Sophie, vous la connaissez ! Alors, inutile de se demander, à la manière de Gilles Kepel, Jean Birbaum, Olivier Roy, Raphaël Logier… si nous 55

avons affaire à une islamisation de la radicalité ou à une radicalisation de l’Islam ! Nous avons affaire à un mouvement anti-Lumières qui a commencé en Occident, et se termine dans l’horreur et le sang de la violence terroriste ! Nous commençons à admettre, même les criminologues comme Alain Bauer, que c’est d’humain (qui coûte) dont nous avons besoin dans la lutte contre le terrorisme, autant, sinon plus que de technique (avec le marché qui rapporte) !!! (…) Mais après, si un jour nous pouvons reconstruire ce qui aura été détruit, sans pour autant malheureusement ressusciter les morts et apaiser toutes les souffrances, il nous faudra réfléchir aux origines du malheur de notre civilisation. Alors, peut-être, qu’à l’instar de ce « théologien-peuple » que se voulût Jules Michelet, nous réhabiliterons la parole et le récit pour célébrer cette « philosophie religieuse » des peuples, leur générosité, leur « amitié », leur « charisme » qu’il ne cesse d’évoquer. Vous me connaissez un peu, chère Sophie, il n’y a aucun angélisme chez moi ! Je connais intimement toutes les forces de destruction qui œuvrent dans l’humain, la puissance de la haine, la jouissance de la cruauté, les moyens par lesquels se satisfait notre pulsion de mort. Inexorablement. Mais j’adhère aussi, peut-être est-ce ma part de délire sectorisé, à cette parole d’Albert Camus, évoquant, en 1946, après Hiroshima, « l’éternelle confiance de l’homme, qui lui a toujours fait croire qu’on pouvait


tirer d’un autre homme des réactions humaines en lui parlant le langage de l’humanité ». Face au défi des néofascismes, nous devons nous défendre, sans oublier de penser. Quel bavard j’ai fait, chère Sophie, je vous promets d’être plus sobre les prochaines fois, Je vous embrasse, Roland Le 30 mars 2016 Cher Roland, Votre longue lettre montre votre passion pour le sujet qui nous préoccupe tous : le monde comme il va. Afin de vous répondre, je vais vous livrer pêle-mêle mes idées telles qu’elles me viennent à votre lecture. J’ai pris quelques notes sur un bout de papier… Vous abordez sans ambages des Totems et des Tabous, le sacré et le profane de notre civilisation moderne à savoir le libéralisme sans règles humaines et l’explication. En effet, l’homo-économicus a balayé le Sujet en transformant son esprit critique en Objet consommable, en courbes statistiques, en pourcentages de rentabilité, en publicité vivante créant ainsi une scission entre ceux qui ont et ceux qui rêvent d’avoir, oubliant l’auxiliaire Etre. Vous parlez d’opinions converties en marchandises. Qu’ils soient poli-

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tiques, religieux ou symboliques, les discours paraissent d’une extrême pauvreté face aux enjeux auxquels nous sommes confrontés. Le libéralisme à outrance a conquis tous les totems… Les tabous sont de l’ordre de l’explication. Désormais, le monde, soumis à ses passions rejette l’éclaircissement comme si ce terme devenait synonyme d’excuses ou de contritions pour certains. En voulant donner une résonnance – ou raisonnance, si je devais faire un néologisme – à ce qui se passe dans le monde, vos détracteurs pourraient s’insurger contre


votre analyse en suggérant qu’il n’est plus temps de penser mais d’agir. En cela, l’humanisme perd du terrain. L’homme est-il inadaptable à cette Humanité que nous cherchons ou est-il inadapté au monde qu’il a luimême créé ? Le titre de votre ouvrage m’interroge. L’individu est-il ingouvernable parce qu’il n’arrive pas à se gouverner lui-même ou l’est-il parce qu’il ne se soumet jamais – ou ne se soumettra jamais – à ce qui lui semble inhumain… malgré tout ? La question se pose car force est de constater que, paradoxalement, le monde se soumet à bien des prophètes quels que soient leurs domaines et les moyens qu’ils emploient pour transmettre leurs idées. L’homme moderne ne serait-il gouverné que par de fausses gouvernances ? Ainsi selon vous « L’individu orphelin d’un sens et d’une direction dans le gouvernement de sa conduite, bien souvent paupérisé et massifié, cherche un « sauveur » (un homme ou un système, dont le néolibéralisme est un exemple) la solution sociale autant que subjective ». Le mot « sens » a deux acceptions : « la direction » comme vous l’indiquez et la « signification ». Or, les civilisations ont une crise de sens, de savoir, de connaissance, de direction et de signification dont s’emparent beaucoup pour brouiller les symboles, pour ramener sur le devant de la scène des discours

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réactionnaires réveillant les pulsions, les peurs enfouies, Thanatos plutôt qu’Eros. Historiquement à chaque « contraction » économique, politique, sociale, à chaque repli sur elle-même, on peut constater que la société vit une période de liberté. L’entre-deux guerres (les années folles), l’après seconde guerre mondiale (les années 60-70), l’après crise économique du choc pétrolier (l’insouciance des années Tapie). Ne pouvons-nous pas dire que, tel un enfant en développement, l’humanité recule un peu – pour ne pas dire régresse – pour mieux sauter le pas d’un nouvel âge ? Il m’arrive parfois de comparer l’histoire humaine aux battements cardiaques alternant systoles et diastoles, contractions et relâchements. Parfois la machine se grippe, telle une tachycardie, le monde s’emballe. Le monde est-il en « contraction » ? Qu’est-il permis d’espérer, pour paraphraser Kant ? Chercher l’Homme reviendrait à « l’uniformalisation » de cette notion d’homme. Penser l’Homme serait vain, il faudrait peut-être penser la diversité des hommes pour que l’humanité soit plus juste, dans le respect de la diversité. Idée marxiste. Les économistes – contre toute attente ne se posent-ils pas la question de savoir s’il n’avait pas un peu raison ?.. N’ayant pas eu encore l’occasion de


vous voir en conférence pour votre ouvrage, quelles sont les réactions du public face à vos explications ? Car déployer une pensée demande du temps – comme vous me le disiez dans votre lettre – au risque de perdre l’auditoire par la complexité. Le monde est désormais fait de synthèses, de raccourcis, de « pensées » transformées en « commentaires » en 140 caractères. Peutêtre est-ce pour cela que nous nous écrivons, pour développer. De quel intellectuel vous sentez-vous proche ? Ceux qui donnent des explications, qu’on soit d’accord ou non avec eux, sont peu nombreux et déclenchent parfois les foudres de leurs interlocuteurs : Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, Edgar Morin tentent des explications. Peutêtre n’êtes-vous proche de personne… Enfin, vous intervenez souvent dans des conférences liées aux pratiques de la médecine, aux nouvelles technologies, à la relation soignant-patient. Moi qui interviens régulièrement dans des Instituts de formation pour la Croix Rouge Française, je ne peux qu’être attentive à vos interventions. Ce que je peux constater c’est qu’il y a une corrélation entre la façon dont on gère les hôpitaux, la qualité des soins et la façon dont la société évolue. Le langage du Tout remplace le langage du Singulier, l’Objet remplace le Sujet, le logiciel remplace l’Humain. Je n’ai pas terminé la liste inscrite sur

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mon petit bout de papier, mais il faut que je m’arrête là pour vous permettre de me répondre sans tarder, A très vite, Sophie Le 1e avril 2016 Chère Sophie, Comment en sommes-nous arrivés là ? C’est vraiment la question essentielle, et il faut vraiment être de mauvaise foi, ou particulièrement ignorant,


pour considérer que comprendre ou expliquer - ce qui, déjà, n’est pas pareil - c’est excuser. Je crois que notre Premier Ministre n’est ni l’un, ni l’autre. C’est un pragmatique. Il tient le discours du maitre, dirait un lacanien. Un vrai maitre ne désire rien d’autre que ça fonctionne, que ça fonctionne à n’importe quel prix ! Si possible, le prix que l’esclave paye à sa place, par sa sueur. Voilà, que je m’emporte encore, mais ma déception est si grande par rapport à ce gouvernement socialiste qui met au pas son propre électorat, comme Mitterrand l’avait fait avant lui. C’est une damnation des socialistes que de trahir les promesses par lesquelles ils ont été élus. Je me souviens d’un petit déjeuner, pris à Montpellier, avec Jean-Claude Milner, au cours duquel ce grand philosophe me faisait magistralement la démonstration de la manière dont Mitterrand avait « cassé » les classes moyennes qui l’avaient élu. Hollande s’inscrit dans son sillon, comme avant lui Jospin. Je crois que c’est dans l’ADN du Parti Socialiste français, surtout depuis qu’il a cessé d’être ancré dans le peuple. A force de puiser ses cadres et ses conseillers dans le milieu des technocrates, le parti socialiste français, à l’image du pays qu’il gouverne s’est fait confisquer la démocratie. Du coup, il risque de revenir au paysage, que ses diverses composantes donnaient, avant le Congrès d’Épinay, avant leur unification dans un

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parti fourre-tout, de Deferre à Chevènement. Ces composantes ont subsisté, sous la forme résiduelle des courants. Mais, je m’éloigne de vos propos, à cause de cette parole à responsabilité limitée d’un Premier Ministre claironnant que « comprendre, c’est déjà excuser » ! A mon avis, cet homme est, avec Juppé, aujourd’hui, le meilleur candidat du Centre Droit ! Faute de renouer avec sa base populaire, avec ses « hussards de la république », ses missionnaires du savoir et du progrès, ses racines humanistes, sociales – aussi bien catholiques que marxistes – ce Parti, qui aurait dû porter les valeurs des Lumières, finira par se diluer dans un « blairisme », aussi cynique et insipide, qu’inefficace ! Où avez-vous entendu, ailleurs que dans le milieu poujadiste le plus borné, et au sein de la Droite la plus bête du monde, qu’expliquer ou comprendre, revenait à « excuser » ? Agir sans comprendre rejoint, par un autre chemin, heureusement moins sanguinaire, l’injonction djihadiste : croyance, soumission et action. Où avez-vous vu, chère Sophie, que l’on puisse, sauf chez les amibes, agir sans penser, sans comprendre et sans juger ? Mais cette déclaration « à la hussarde » est intéressante, car symptomatique d’une certaine forme de civilisation des mœurs. Je crois bien que Mme Lagarde nous avait déjà fait le coup :


assez de réflexion, des actes. Ce type de parole, que l’on ose à peine dire « politique », rejoint un vieux mythe scientifique dont je parle dans L’individu Ingouvernable, qui fait de l’inconscience des actes le degré le plus perfectionné de l’espèce humaine, le plus performant aussi, le plus prompt à permettre l’adaptation. Vladimir Herzen, physiologiste suisse, fils d’Alexandre Herzen, philosophe et révolutionnaire russe, postule que le devenir de l’espèce humaine est d’évoluer vers l’inconscience. La perfection de l’homme serait une réponse machinale aux exigences de l’environnement. L’avenir de l’homme, c’est la machine, quoi ! Vous vous rendez compte, chère Sophie, combien notre Manuel Valls représente le prophète de l’avenir, avec une généalogie socialiste qui plus est : l’évolution humaine ira à sa perfection grâce au rapprochement de son activité cérébrale avec celle des insectes, plus instinctive, plus automatique et irréfléchie ! L’avenir de nos performances cognitives proviendra de leur capacité d’agir automatiquement, sans réflexion et sans état d’âme. (…) Faudra-t-il encore donner raison à Marx, et considérer qu’après la version tragique de l’organisation sociale fasciste, nous risquons, aujourd’hui, d’avoir sa reproduction sous la forme d’une grande farce, celle d’un socialisme converti au fonctionnalisme pro-

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ductiviste, et à l’utilitarisme moral. Donc, j’ai, en grande partie, répondu à une autre de vos questions : l’humain relève le double défi, de devoir s’adapter à l’environnement pour survivre, et en même temps de ne pas se contenter de s’adapter, en le recréant à sa mesure. C’est-à-dire autant en se modifiant pour mieux s’adapter (conduites autoplastiques), mais aussi en le transformant pour mieux le rendre vivable (conduites alloplastiques). Mais, pour mieux transformer ce monde, il nous faut le penser, le rêver et le partager. C’est là où commence le règne de l’humain, et s’arrête celui de la nature. Ou si vous préférez, c’est là où émerge un monde commun, un monde de paroles, d’actions politiques, d’œuvres symboliques et de progrès techniques. Le métabolisme biologique qui digère le monde par le travail ne suffit pas. Il faut aussi mettre la main à la pâte, œuvrer et parler, échanger, dans l’amour et la haine, créer un monde commun, un monde de reconnaissance symbolique et mutuelle, un monde pluriel, dans lequel l’adaptation, pour nécessaire qu’elle soit, n’est pas suffisante. Le jeu, l’amour, l’art, la politique font tourner le monde, dès lors que, comme l’écrit Hannah Arendt, « habiter un monde ne signifie donc pas s’adapter à toute situation : car encore faut-il qu’il y ait un monde à habiter. Le désert ne s’habite pas ; mais il est possible de s’y


adapter. Une telle adaptation signale la disparition de l’humanité, car elle est abandon de la possibilité même d’un monde. Le sens commun, quand il n’est pas perdu, nous invite à refuser l’adaptation et à tenter de recréer un monde, c’est-à-dire les conditions d’une habitation. » (…) Avez-vous, déjà assisté, chère Sophie, à ces passions que déclenchent des réunions, quasiment sans utilité, ni enjeu d’intérêts, d’une nouvelle Association d’humains, n’importe où, n’importe quand ? Vous lancez une nouvelle association d’humains, sans enjeu, sans utilité, au moindre prétexte – disons, l’Association varoise des protecteurs de mille-pattes bleus et célibataires – vous voyez l’appui de la dimension imaginaire de l’objet, et vous proposez une première réunion pour élire un Bureau, et rédiger des statuts. Vous pouvez y passer des heures, et mobiliser de fortes passions ! Pour peu que la Mairie vous dote d’un budget… les conséquences peuvent s’avérer incroyables, et produire d’authentiques réflexions, de nouveaux investissements, de nouvelles manières d’être ensemble ! L’Association varoise des protecteurs de mille-pattes bleus et célibataires peut même créer des emplois, accroitre le chiffre d’affaires du traiteur, augmenter le nombre de déplacements en voiture, et même… rendre des couples heureux ! Un humain se gouverne, et gouverne, par

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la discussion, le plaisir de palabrer, de penser et d’échanger. C’est ça qui fait fonctionner l’économie, et non l’inverse ! (…) Vous savez, Sophie, pourquoi les Grecs ont inventé la démocratie ? Justement parce qu’ils savaient accorder de l’importance aux choses inutiles, mais qu’ils savaient essentielles. Pour cela ils déléguaient aux esclaves la production des choses nécessaires ! C’est justement ce goût des choses inutiles, cette passion que l’on peut rapprocher de la posture éthico-politique du dandy de Baudelaire, qui permet, non plus la production, mais la création d’un monde devenu habitable pour l’humain. Habiter le monde en poète. Terrible que ce soit ce nazillon de génie, que fût Heidegger, qui ait pu dire une vérité aussi forte. (…) Comme vous le voyez, chère Sophie, je ne suis pas très optimiste dans l’humanité de l’homme. Elle n’est pas de nature, mais de culture. On ne nait pas humain, mais on le devient, a l’habitude de dire mon amie écrivain, Camille Laurens. Avez-vous lu son dernier roman, Celle que vous croyez ? Une pure merveille, une écriture ourlée, toute freudiennement constituée, et d’une grande sensualité. (…) Quant à savoir si l’homme moderne ne serait gouverné que par « de fausses gouvernances », comme vous dites, je crains que ce ne soit, depuis longtemps, le cas. Cela ne se nomme-t-il


pas idéologies ? Idéologies sécularisées qui sont venues occuper la place et la fonction des idéologies religieuses. On pourrait aussi bien parler de nouvelles formes de religion, tant comme disait Durkheim, les catégories sociales ont d’abord été déterminées et précédées par des catégories religieuses. Alors, du coup vous avez : la religion de la science, chère à Ernest Renan ; celle du progrès qui inspire le XIXe ; celle du marché, dont parlait Pasolini ; et bien d’autres… avec tout le temps et partout, les mythes, les rituels, les clergés… qui les accompagnent ! L’avenir d’une religion, dont parlait Freud, lorsqu’il analyse la religion, est massivement constitutif du lien social. Tous ces discours, de plus en plus codés par des chiffres, des algorithmes, du non-narratif, dans notre modernité actuelle, font « marcher » le social, légitiment ses logiques de domination, « moralisent » ses pratiques, nourrissent nos « visions du monde », nos rêves et nos cauchemars. C’est la matière avec laquelle se fabrique le sujet éthique. Et ce sujet éthique se trouve, depuis le début de la modernité, face à un paradoxe, un défi, qui participe à la discordance des temps. La rupture avec la tradition, le désenchantement du monde, la désacralisation des pratiques et des savoirs, conduisent à des illusions de désillusion, à des mythes de démythification. (…) Le danger qui, à mon avis, persiste de-

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puis le début de la modernité, réside dans l’état de relative dénutrition de mythes suffisamment consistants, durables et signifiants. Les mythes, j’ai presqu’osé dire « miteux », qui circulent aujourd’hui sont « liquides » comme nos relations sociales, à obsolescence programmée, des « denrées » aussi périssables que les rencontres des sites du même nom, des « amitiés Facebook » ou des personnages de shows télévisés. Alors, face à ce présentisme effréné, face à cette exigence impitoyable de la mode, la nostalgie s’installe, « la nostalgie du père », disait Freud, la nostalgie de celui que l’on peut élever à la dignité d’être la cause et le sens de ce qui arrive. On manque cruellement du père aujourd’hui, que celui-ci puisse s’incarner dans un homme, une idée, une illusion, un mythe, une femme, ou un grand projet ! Prenez notre Troisième République, chère Sophie, et vous verrez qu’à leur manière nos prédécesseurs l’avaient parfaitement compris : il fallait du sacré pour cimenter le social quand la religion décline. (…) Je crois que c’est Jean-Luc Nancy, voilà quelqu’un que je lis avec plaisir, qui avait montré que le mythe nazi s’était installé sur un état de dénutrition culturelle de mythes. Je tire un peu la couverture à moi, mais il me semble bien me souvenir de quelque chose comme ça. Les nazis, comme les fascistes italiens, ont « vendu » des mythes – l’homme italien héritier de Rome, le peuple allemand


incarné dans le sang de la race – des rêves, qui ont viré aux pires cauchemars pour tout le monde, d’abord les ennemis que ces mythes fabriquaient, ensuite, aussi ceux qui y ont cru. Le monde, mis à nu dans sa vérité de chaos, par la monstruosité de la Première Guerre Mondiale, par les blessures tenaces et les humiliations vives qu’elle avait laissées, par l’embrasement de la puissance de papier des marchés, les misères matérielles et symboliques de ce krach, la brutalisation des rapports sociaux, et l’impuissance des politiques à les régler, ce monde dénudé appelait d’autres voiles pour le vêtir. Il fût recouvert de couleurs noires, kaki, puis rouge sang… et on le fit marcher au pas de l’oie. L’idée dictatoriale, chère à un Paul Valéry, s’incarna dans de monstrueux sauveurs, qui installèrent une nouvelle « normativité ». (…) Il se fait tard, chère Sophie. Je vais en rester là, pour l’heure. J’ai déjà répondu à votre question concernant mes conférences : il me faut du temps, déployer ma pensée, reprendre mes propos en spirale, être écouté et aimé du public, être soutenu par son écoute, ses regards, ses interventions. Je donne, alors, ce que je reçois. C’est une rencontre. C’est comme une rencontre amoureuse : « c’est comme si je m’étais perdu, et qu’on vint, tout à coup, m’apporter de mes nouvelles », comme dit An-

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dré Breton. Voilà, voilà ce que devrait être selon moi, la création renouvelée de notre monde commun. Bonne soirée, chère Sophie, Et à bientôt, Roland Le 04 avril 2016 Très Cher Roland, Le sentiment dégagé par votre lettre est celui de la passion pour le sujet développé dans votre ouvrage. Homme engagé, votre ton révèle une forme de « colère de déception ». Le changement de paradigme n’était pas pour maintenant pour paraphraser un slogan de campagne et c’est bien cela qui semble déclencher la vivacité de vos propos. Il apparait qu’en ces temps troublés ce soit la « réactivité » qui prenne le pas sur la pensée ou l’action. Bien qu’expliquant lors de discussions, de cours, d’articles la différence entre comprendre et excuser, bien peu de mes interlocuteurs l’entendent de cette oreille. Il semblerait que nos sociétés confondent également écouter et entendre… Les orthodoxies politiques, religieuses, philosophiques, psychanalytiques etc., se transforment en idéologies parce qu’elles refusent le plus souvent d’accepter la contradiction, la remise en question. Comme l’expliquait Engels « L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur


accomplit sans doute consciemment, mais avec une conscience fausse » (Etudes Philosophiques en 1893). Les idéologies ne dispensent pas des concepts, des idées mais de fausses vérités que d’autres prennent pour de véritables pensées. Ce que vous reprochez à ceux qui nous gouvernent, mais aussi à ceux qui suivent aveuglément le paradigme du libéralisme, c’est de ne plus mettre en œuvre ce qui caractérise l’humanité, c’est-à-dire sa capacité réflexive. En vous lisant, cela m’a rappelé un texte de Bergson L’Energie spirituelle. En 1911, il se posait déjà la question de savoir ce qu’était la « conscience ». En ce début de XXème siècle d’industrialisation, de travail à la chaine, de questionnements sur le psychisme, Bergson s’interroge : « Qu’arrive-t-il quand une de nos actions cesse d’être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s’en retire (…) Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience est synonyme de choix ». Ce passage fait référence au travail mécanique, mais pas seulement, il parle également des automatismes de tous genres. Notre conscience de l’Histoire est devenue un automatisme de dates apprises de façon automatique ce qui empêche, de fait, l’anticipation. Conscientiser les événements permet de comprendre pour agir, or nos sociétés sont réactives parce qu’elles ont perdu la mémoire, elles ne prennent en

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considération que les effets sans vouloir connaitre les causes. Elles n’ont pas réussies, malgré les Lumières, leur mécanisme de dégagement qui aurait pu les conduire à mieux vivre en évitant les pièges morbides tendus par les mauvais prophètes. La « réaction » empêche la discussion, elle ne met en place que le commentaire et met en valeur le fait sans engager la réflexion nécessaire à la cause du fait. Cette réflexion permettrait l’anticipation. « Et tout de suite la réaction de… » entend-on sur les ondes, « le commentaire de… », « Le rappel des faits… ». La discussion n’est plus qu’une suite de « petites phrases », de monologues dans lesquels on s’écoute parler, mais où l’entendement semble absent. Dans une certaine mesure nous pourrions dire que le syndrome traumatique empêche le raisonnement au profit de l’amygdale et de l’hippocampe. Après la « cause religieuse », la « cause politique », créant toutes deux des figures à admirer, à suivre, les sociétés n’ont pas su se créer une nouvelle « cause » à défendre. La jeunesse actuelle semble la chercher désespérément en tentant de créer des mouvements contestataires. Ces mouvements sont polymorphes et peuvent « accoucher » du meilleur comme du pire… les Pangloss sont malheureusement à l’affut. Voltaire réécrirait sans doute la matière inventée par ses soins dans Candide ou l’Optimisme, il l’intitule-


rait peut-être la « métaphysico-politico-théologo-cosmonigologie » ! Très sensibles aux discours romantiques, nihilistes, complotistes, prophétiques certains se voient suivre au mieux des manipulateurs au pire des sociopathes… Pangloss était certes ridicule, mais il n’était pas dangereux. Je suis toujours surprise par le ressac que font les termes. Le mot « race » en est un. Après les propos sur la « race blanche », ce terme semble revenir en force. En France comme aux USA, ce mot est réutilisé, que ce soit par la jeune génération ou celle plus proche de la mienne, ou de la vôtre. Le racisme, l’antiracisme posent de fait l’existence de races différentes alors que nous savons que ce terme fut utilisé pour hiérarchiser les individus et, qu’en matière humaine, le terme « ethnie » est plus approprié. Même le parti communiste chinois qui avait, il y a quelques années, lancé une grande recherche scientifique pour prouver que la Chine était peuplée d’une autre « race » sous-entendu « à part » donc « meilleure » que l’homo sapiens - s’était cassée les dents sur cette question. En faisant de l’origine ou de la couleur de peau une différence « raciale », les peuples veulent faire de cette pseudo-différence une question de hiérarchie alors qu’il n’en est rien. En effet, cela reviendrait à dire que vous et moi, tous deux vivants dans le sud de la France, nous changeons de « race »

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tous les étés sous l’effet des rayons du soleil et de la mélanine… les amibes, j’en conviens, ne sont pas si loin… La majorité ne le sait pas et ceux qui le savent ne le disent pas assez fort. Quant à la question de l’Art que vous soulevez est, à juste titre, intéressante car elle réunit à mon sens les Humanités. Comme je l’expliquais dans un article « En grec, un « sumbolon » était un objet coupé en deux qui permettait de se reconnaitre. Il est désormais synonyme de représentation d’une chose ou d’un être. Il peut être une figure abstraite, une idée, un idéal, un acte, une association entre un objet et une image ». L’Art est à mon sens l’un des premiers éléments permettant la rencontre avec l’Autre. « Un humain se gouverne, et gouverne, par la discussion, le plaisir de palabrer, de penser et d’échanger » me disiez-vous. Or, l’Art permet tout cela. Les échanges culturels et Artistiques permettent la transmission des symboles, une certaine reconnaissance dans ces Humanités qui s’expriment par-delà même les différences. L’Art permet de se « reconnaitre » par le symbole. Mais ce sont sans doute les savoirs et les connaissances de ces Humanités qui font défauts de nos jours. Comme le suggérait Descartes, au lieu de continuer de construire sur de mauvaises bases, refaisons l’édifice tout entier sur de bonnes fondations. En évoquant cette idée cartésienne,


il me vient à l’esprit que certains proposent cette refondation au travers d’une VIème République. Etes-vous de ceux-là ? Dans la dernière partie de votre ouvrage vous parlez « Du bon gouvernement ». Réinventer l’humanisme est-ce restructurer notre République ? Qu’entendez-vous par « relever le défi de la modernité » ? En espérant vous lire très vite, Amitiés, Sophie Marseille, le 7 avril 2016 Très chère Sophie, Oui vous avez raison, ma dernière lettre laissait transpirer la profonde « colère de déception », comme vous l’appelez si gentiment, à l’égard d’une équipe de gouvernement dans laquelle j’avais placé beaucoup d’espoir. Et, cela m’a rappelé d’autres désillusions, d’autres déceptions, d’autres colères… La colère est souvent, vous le savez, une tentative, plus ou moins réussie, plus ou moins adaptée, d’exister face à des forces qui tentent de vous soumettre, de vous en imposer, de vous contraindre à la passivité. Les colères de l’enfance sont souvent une manière de s’affirmer face à un environnement défaillant, intrusif ou capricieux. La politique aujourd’hui est capricieuse. C’est le mot, capricieuse. Elle n’obéit pas à d’autres règles qu’à celles du marché de l’opinion, elle est, comme dit Le Littré, « une saillie d’imagination, en bonne ou mauvaise part », « une volonté subite qui vient sans aucune raison », autre que d’« acheter » 66

des voix. Cette inconstance de la parole politique en fait un acte à responsabilité limitée, un produit à consommer sur place, irrégulier, mobile… Una donna mobile, changeante comme l’hystérie, comme les mouvements émotionnels des foules, dont le XIXe siècle découvre la force politique, à cultiver, à manipuler, à capter. Du coup, l’électeur aussi tend à devenir « capricieux ». Il change d’opinion, de bulletin de vote, comme l’on essaie une « marque » de déodorant ! L’opinion est blasée, c’est dit : « tous pourris », tous plus ou moins compromis dans les offshore, les trafics d’influence, ou les notes de frais ! Regardez, aujourd’hui, cette colère et cet enthousiasme qui se lèvent, un peu partout en France, avec Nuit Debout. Un espoir « se lève », des milliers de veilleurs occupent les places d’une cinquantaine de villes, s’auto-organisent, régulent démocratiquement les prises de parole, des jeunes et des moins jeunes, des étudiants et des retraités, des artisans et des « paysans bio », cherchent ensemble un avenir. La loi El Khomri - lorsqu’elle aura été passée à la « lessiveuse » des débats parlementaires, rabougrie et vieillie, ridée et flasque - pourra toujours être votée, elle ne restera dans l’histoire que comme le détonateur d’une contestation sociale et culturelle plus globale, contestation d’une politique suicidaire et apathique d’allégeance au néolibéralisme, reniement d’un gouvernement qui n’aura eu de « socialiste » que le nom ! Alors,


après les Indignés de Madrid, ceux d’Athènes, les 99% de Wall Street, il y a, sans doute aujourd’hui, Nuit Debout. Et ce n’est qu’un début, peut-être un feu de paille, peut-être un incendie. Mais, pour ne pas faire injure à l’avenir, notamment celui d’une Europe politique, culturelle, sociale, en rupture avec les dispositifs de servitude volontaire imposés par les Marchés et la Finance, des révoltes se préparent. On ne sait ce qu‘elles augurent de l’avenir… le meilleur ou le pire ! Seront-elles, à l’image de 1830 ou de 1848, les préludes de l’Empire, de la Commune ou d’une nouvelle République ? Ou seront-elles ramassées par le « panier à salades » de nouveaux coups d’État néolibéraux ou fascistes ? Il n’empêche, ces frissons de protestation – au sens fort du terme - surgissent au moment où sortent de nouveaux scandales financiers : les grands scandales des paradis fiscaux, une nouvelle édition des scandales de Panama, une sorte de Panama Gate, qui pourrait bien conduire à l’impeachment de la Finance occupant le pouvoir. Vous savez, chère Sophie, je pense que les États n’auront pas d’autre choix que de se ressaisir, de reprendre leur pouvoir, pouvoir déserté au profit des capitaux et des logiques de production de produits financiers, pouvoir cédés aux « rentiers » et autres « actionnaires », dont un Keynes, pour libéral qu’il fût, prôna l’élimination. Ou alors, nous irons vers le chaos, que celui-ci s’inspire des pires violences révolutionnaires, des guerres mondiales du

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XXe siècle, ou de la globalisation accélérée des terrorismes contemporains ! Le gouvernement français devrait éviter d’entrer dans l’avenir à reculons. Jaurès, s’appuyant sur Spinoza et Hegel, dans un très beau texte de 1894, consacré aux « conceptions de l’histoire », rappelait la « contradiction intime de tout régime tyrannique, de toute exploitation politique ou sociale de l’homme par l’homme […] », qui finit soit par une insurrection, lorsque les opprimés n’ont plus rien à perdre, soit par l’atténuation du système de contraintes, pour prévenir et éviter la violence des soulèvements. Il ajoutait : « Ainsi, de toute façon, la tyrannie doit disparaître en vertu du jeu de forces, parce que ces forces sont des hommes. » Notre gouvernement est en train de « rater le train de l’histoire » - il est pitoyable de voir un de ses Ministres lancer « un mouvement », intitulé « En Marche », en marche, mais pour aller où ? - Dans le mur de ces philosophies libérales de l’économie politique qui ne cessent de produire des catastrophes humanitaires depuis plus d’un siècle ? A chaque fois, que l’humanité, écrivait déjà Jaurès, s’est située « comme un passager endormi qui serait porté par le cours du fleuve [aujourd’hui de la globalisation] sans contribuer au mouvement, ou sans se rendre compte de la direction, se réveillant d’intervalles en intervalles et s’apercevant que le paysage a changé », à chaque fois cette humanité « clandestine » a rencontré des forces sorties des ténèbres, pour violenter la liberté. Voilà


pourquoi, je suis chère Sophie, si en colère ! Et, dites-vous bien qu’en plus j’avais de l’estime pour Hollande, et de la sympathie pour Valls. J’ai toujours été convaincu de l’intelligence, de la probité, de la finesse, de la culture, de l’homme Hollande ! Et, pour avoir été invité par Valls, à Evry, à donner une conférence, je peux, aussi, témoigner que l’homme est sympathique, mais peu convaincant et convaincu, à mon avis ! (…) Vous citez Bergson, chère Sophie, et son texte sur L’énergie spirituelle. Ce qui est intéressant, chère Sophie, c’est qu’en 1911, la question de « l’action sans conscience » est au cœur des préoccupations sociales et culturelles. Elle court, cette question des automatismes, neurophysiologiques, psychologiques, sociaux… tout au long des dernières décennies du XIXe siècle, et des premières du XXe. Et pour cause, la taylorisation s’installe dans les comportements et les esprits. Face aux exigences de la Deuxième Révolution industrielle, que le talent de Chaplin portera au sommet de l’art cinématographique quelques décennies plus tard, avec Les Temps Modernes, les esprits s’inquiètent du devenir de l’humanité, de sa conscience, morale autant qu’intellectuelle. (…) Aujourd’hui, le drame c’est que nous nous sommes habitués aux exigences de rentabilité, de vitesse, d’expansion de production. Notre réflexion collective s’en ressent, même si, de part et d’autre de la planète, des voix se font

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entendre. Nous avions obtenu des protections sociales après l’horreur des camps de la Deuxième Guerre. Un souffle humaniste s’était levé, plus jamais ça, plus d’humain transformé en « matériau » ! (…) Nous avons pu croire ce temps révolu. (…) Vous connaissez, sans doute, chère Sophie, cet ouvrage de Yang, Jenny Chan, et Xu Lizhi, intitulé La machine est ton seigneur et ton maitre ? Ce petit livre raconte le martyr, j’insiste sur le sens religieux du mot, de très jeunes chinois, migrants des campagnes vers les villes, aliénés à des quotas de production et à des contrôles de qualité des produits Foxconn ? Les machines les dépossèdent de leur sentiment de la vie et de la valeur humaine. L’entreprise fait croire que l’on peut réussir en travaillant, alors même qu’aux conditions matérielles misérables, s’ajoutent un travail monotone et répétitif, scandé par des cadences extrêmes. Dans le silence imposé aux humains, et le vacarme du bruit des machines, les salariés sont mis en concurrence, humiliés de manière rituelle, individualisés au maximum, sans trêve. Les ouvriers de « l’atelier d’électronique du monde » le plus « performant » souffrent, et désespèrent. Les dortoirs, où ils s’entassent, illustrent leurs désaffiliations des réseaux sociaux et familiaux. Ils ne sont protégés du suicide que par des « filets de sécurité », dits « anti-suicides ». Les suicides sont parfois devenus des moyens de lutte sociale.


Une des plus grandes entreprises chinoises d’exportation, consacrée à la production électronique, n’a, ainsi, rien à envier aux cadences infernales des entreprises « capitalistes » occidentales, aux violences humiliantes des « bateaux-usines » japonais ! Ce n’est pas de cet « internationalisme » là, je pense, dont avaient rêvé les socialistes et les humanistes des siècles précédents ! Cet éloge de la contradiction, à laquelle, chère Sophie, vous vous livrez, je ne peux, là encore que vous approuvez. Elle est la condition première de la pensée. Si je ne me contredis pas moi-même, par un dédoublement vertueux, je ne peux penser. Je ne peux comprendre ce que je pense qu’en interrogeant mon processus de pensée. A cette condition, Aristote dixit, je me traite en « ami », je deviens un « ami » pour moi-même. Etre en accord avec soi-même, ce n’est pas éviter la contradiction, c’est l’avoir surmontée. Hannah Arendt remarque que notre peur de nous contredire provient justement que chacun, tout en étant « un », peut, en se parlant à soi-même, penser comme s’il était deux ! Et elle ajoute, « c’est parce que je suis déjà deux-en-un, du moins quand j’essaye de penser que, pour utiliser la définition d’Aristote, je peux percevoir dans l’ami un autre moi-même. » Ne trouvez-vous pas, chère Sophie, que nous avons, par cette analyse d’Arendt, à la fois les conditions primi-

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tives de toute pensée, et le prérequis de toute véritable philosophie politique ? (…) Je suis, toujours, pris d’un vertige quand je parviens à ce point de ma réflexion. Aussi, lorsque quelque chose se lève, lorsque quelque chose se crée, lorsque l’inattendu advient, que ce soit dans le domaine de l’art, celui de la politique, ou de la psychanalyse, je salue la présence d’un avenir, j’honore les dieux qui ont rendu possible un tel miracle ! Le miracle, il faut, parfois y consentir, le faire surgir soimême, l’accoucher. Je vais, chère Sophie, vous raconter une histoire que je tiens d’un des responsables de Podémos. Il l’a racontée au cours d’un débat que nous avons eu ensemble avec Edwy Plenel, Alain Touraine, Cynthia Fleury, lui et moi. Il a eu un franc succès, et je ne saurais me priver du plaisir de vous livrer sa parabole, en français, hélas, et non en castillan ! Vous connaissez, évidemment, l’histoire d’Abraham et d’Isaac. Eh bien, en voici la version Podémos. Abraham, sommé par Dieu, de sacrifier son fils unique, Isaac, pour témoigner de sa foi, envoie sa femme chercher l’enfant. Tout endormi, et maugréant, Isaac, malgré les pleurs et les protestations maternelles, se présente à son père. La mort dans l’âme, mais la foi dans son cœur, Abraham s’apprête à commettre l’irréparable, à sacrifier son fils chéri, pour obéir à Dieu et témoi-


gner de sa foi. Il lui pose la tête sur le billot, lève son poignard, mais il entend, à ce moment-là, une voix, la voix de Dieu qui lui ordonne d’arrêter son geste, et d’épargner la vie de l’enfant. Dieu commande à Abraham de sacrifier un bouc, à la place de l’enfant. Isaac s’en va, sans demander son reste, et il chuchote, à voix basse, « putain, si je n’avais pas été ventriloque, ce fou m’aurait égorgé ! » Je crois que c’est de récit de ce genre dont nous avons besoin pour penser ! C’est, selon moi, cette « forme épique » de la vérité « où le juste se rencontre lui-même », dont parlait Walter Benjamin, dont nous avons besoin ! Pas de story telling, ou de vidéos hollywoodiennes, de pornographies circulant sur les réseaux sociaux, mais de récits à raconter, à nous raconter. Des récits pour penser, des musiques pour danser, des mots pour peindre, de la matière pour sculpter la vie, des couleurs pour s’aimer, des gestes et des signes, des bruissements de langue, pour apporter ces denrées sensibles sans lesquelles les vies ne valent pas la peine d’être vécues. (…) Celui que l’on a parfois, avec mépris – le grand Canguilhem n’hésitait pas à écrire « qui lit Alfred Fouillée aujourd’hui ? Qui le lira dans dix ans ? » - considéré comme « le parrain de la IIIe République », époux d’Augustine Fouillée, plus connue que lui pour son fameux Le Tour de France de deux en-

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fants - avait perçu de manière tout à fait originale la fonction politique de l’Art. L’art comme ciment de la nation, et de la société. Il considérait que l’art était la source d’une unité face aux fractures politiques, aux pressions des nationalismes économiques, aux revendications féministes, à la découverte d’une conscience divisée, d’un moi inconscient. Il fût véritablement le penseur d’une réconciliation nationale et sociale sur la base non seulement des idées, mais sur la manière de sentir et d’éprouver une « communauté de sensations », prodiguée par l’art. L’élite républicaine des années 1890, en France, s’est largement inspirée de ces idées de « solidarité » par l’art, théorisées par Fouillée. Jaurès n’aura de cesse, lui aussi, d’une autre manière, d’insister sur la capacité politique de l’art à restituer la valeur de l’homme. A propos d’Anatole France, il écrira : « ils étaient bien frivoles ceux qui n’avaient voulu voir l’efficacité positive de son œuvre, oubliant que la légèreté de la lumière est principe de fécondité. » Tel est le destin de tous les arts qui façonnent notre manière de sentir, d’éprouver ensemble, ce que l’on nomme culture. C’est cette culture qui se trouve aujourd’hui mise à mal par la civilisation néolibérale des mœurs ! Il se fait tard, chère Sophie, et même si je n’ai pas répondu à toutes vos invites, je préfère en rester là pour ne


pas abuser de votre patience, Je vous embrasse, Roland Le 08 avril 2016 Cher Roland, Voici donc ma dernière lettre. Comme vous le savez désormais, elle ne signifie jamais une fin, mais une porte d’entrée vers de nouveaux échanges, un futur café sur une terrasse ensoleillée et, peut-être la promesse de nouvelles correspondances entre vous et moi. Il faudrait un livre entier pour parler de l’Homme ingouvernable, de nos sociétés paradoxales et changeantes, de l’Histoire à la fois constante et inconstante, de ce psychisme qui mérite attention. Autrui est un alter ego, un autre soimême qui oblige au respect que l’on se porte à soi. En ne pensant pas autrui, en l’objectivant, en le chosifiant, on malmène et on oublie le sujet, la substance de ce que nous sommes. Nos sociétés semblent confondre le sujet et l’objet, le moyen et la fin, l’être et la fonction, la forme et le fond : il faut savoir se vendre, y mettre les moyens, être en fonction et mettre les formes. En d’autres termes, être un objet. Isaac Asimov, Georges Orwell, Aldous Huxley… enseignant la littérature, je n’ai jamais su déterminer si elle influençait le réel, si elle était anticipation, fiction ou tout simplement psychosociale. Il faut relire ces auteurs pour s’apercevoir à quel point ils nous parlent, ils nous disent le monde. Quant au Chaos, il est souvent définit 71

comme cet espace ténébreux précédant l’apparition des choses, en dehors de celle qu’en donnent les religions cette indifférenciation entre puissance créatrice et destructrice. Le tout est de savoir ce que sont ces « choses ». Pour ma part j’ai toujours pensé que l’Art était fédérateur d’idées, de pensées – philosophiques ou politiques –, il traduit toute une sociologie, une histoire, un paratexte comme le disait Gérard Genette, qui aide à comprendre les pulsations du monde. Nous manquons d’Art, de Culture, d’échanges sur nos civilisations, posons-nous et inspirons car l’inspiration nous vient du monde et de ses couleurs. Si pour certains l’Art est synonyme d’optimisation fiscale, de placement, l’Art éphémère devrait résoudre bien des problématiques : impossible de couper des murs, de détacher des mosaïques, de découper le bitume fait de dessins à la craie… Si certains font le choix existentiel de l’objectivisme de l’humain, faisons le choix de l’humanisme du sujet. Le grain de sable fait toujours une plage lorsqu’il s’agglomère à d’autres. Ces quelques dernières lignes seront consacrées à l’avenir. Faisons de la psycho-histoire, comme le suggérait Asimov dans ses romans. Hannah Arendt expliquait dans son dernier ouvrage La vie de l’esprit, que le mal est en lien avec l’absence de pensée, que le dialogue est une des solutions à cette présence d’« absence », que la pluralité est une forme de réconciliation. La mondialisation


de la transmission de l’information augmente la communication et non le dialogue. Réapprenons à nous parler, à nous écrire, achevons le livre de Hannah Arendt pour mieux comprendre cette « vie de l’esprit », peut-être arriverons-nous ainsi à trouver une nouvelle Condition de l’homme moderne, celle de penser qu’il est une femme comme les autres. Ce fut un plaisir de correspondre avec vous, l’aventure n’est peut-être pas terminée… qui sait ? En attendant de nous revoir bientôt, Toutes mes amitiés, Sophie Marseille le 8 avril 2016 Très chère Sophie, Le plaisir fût partagé, et nos idées sont si proches que j’ai bien peur pour cette dernière lettre de devoir répéter ce que vous venez d’écrire. Bien sûr, l’art offre la matrice la plus pure des formes d’intelligibilité par lesquelles, à un moment donné, dans une société donnée, nous pensons le monde. Regardez les paysages de chairs explosées de Schiele, et vous voyez à l’œuvre la mort anticipée, la pulvérisation érotique des puissances sorties des ténèbres qui, quelques mois plus tard, quelques semaines plus tôt, dévastent l’Europe. Elles sont à fleur de peau du tableau. L’inconscient freudien, vous l’avez chez Klimt et Kokoschka, exposé dans la Frise de Beethoven de Klimt et dans C’en est assez de Kokoschka ! De même, comme Henri-Ernest Sigerist l’a magistralement montré à pro-

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pos de la découverte de la circulation sanguine par Harvey, vous ne pouvez comprendre en médecine le passage du paradigme anatomique au paradigme physiologique, qu’en connaissance de l’art baroque, sa voracité des points de vue perspectivistes. L’art nous révèle les formes de notre sensibilité qui, à une époque donnée, dans un type de société, contribue à définir les formes de savoir, et de pratiques professionnelles acceptables. C’est pour cela qu’aujourd’hui, après des décennies de recherches académiques dans des disciplines relativement bien identifiées, je serais au contraire favorable à l’indiscipline des savoirs. Faute de quoi, comme l’écrivait Nietzsche : « Croyezmoi : si les hommes doivent travailler et produire dans l’usine de la science avant de parvenir à maturité, la science sera bientôt ruinée, de même que les esclaves trop tôt employés dans cette usine. Je regrette qu’il faille utiliser le jargon des négriers et des patrons pour traiter de matières auxquelles l’utilité et le besoin matériel devraient rester étrangers : mais les mots « usines, marchés du travail, offre, productivité » — avec toute la terminologie usuelle de l’égoïsme — viennent inévitablement aux lèvres, lorsqu’on veut dépeindre la nouvelle génération de savants. » Quant à la thèse d’Hannah Arendt, que vous rappelez, selon laquelle le mal est lié à l’absence de pensée, que seule la pluralité des humains leur garantit cette faculté que l’on pensait inaliénable de juger, de décider, le nazisme, et tous


les fascismes d’hier, et d’aujourd’hui, en ont été la preuve la plus flagrante. Vous vous souvenez, chère Sophie, de cette phrase terrible de Simone Weil : « On dit souvent que la force est impuissante à dompter la pensée ; mais pour que ce soit vrai, il faut qu’il y ait pensée. Là où les opinions irraisonnées tiennent lieu d’idées, la force peut tout. Il est bien injuste de dire par exemple que le fascisme anéantit la pensée libre ; en réalité c’est l’absence de pensée libre qui rend possible d’imposer par la force des doctrines officielles totalement dépourvues de signification. » Aujourd’hui, plus que jamais, face aux théofascismes, comme au technofascisme, l’état d’urgence, c’est d’y penser ! Les mesures de sécurité, pour nécessaires qu’elles puissent être, ne suffiront pas… A très vite, très chère Sophie, pour de nouvelles aventures, Je vous embrasse, Roland S’il fallait Conclure L’humain a pour devoir de penser le monde parce qu’il peut se mirer en lui. Roland Gori nous invite à penser, à réfléchir c’est-à-dire à faire de cette « réflexion », un reflet à contempler, telle notre image dans le miroir. Ainsi, pour changer le monde peut-être faudrait-il le rendre plus humain. Soyons des grains de sable… NDLR : L’intégralité de l’interview épistolaire de Roland Gori sera disponible très bientôt sur le site www. 73

bscnews.fr


Musique

The Glossy Sisters

The Glossy Sisters incarnent la fraîcheur, le pep’s et la swing de Puppini Sisters mais il n’en est rien. Elles ont un style bien à elle Marion Chrétien, Lisa Caldognetto et Claudine Pauly accompag ( guitare) passent à la vitesse supérieure avec cet album Babillag Par Nicolas Vidal - photos ©DR

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e la scène française. On pourrait hâtivement les comparer aux es qui n’a rien à envier aux célébrités du genre. gnées de Michel Molines ( contrebasse) et de Damiens Larcher ges. 75


Babillages, pouvez-vous nous dire quelques mots sur le genèse du nom du disque ? «Babillages» sont comme les premiers sons d’un nouveau-né. Cet EP est notre premier opus, un peu comme nos premiers mots, le début de notre aventure. Et puis les babillages d’un bébé sont assez proches du scat, de l’improvisation vocale car ce qui les caractérisent, c’est leur liberté ; celle que l’on retrouve aussi lorsque l’on improvise. Babillages, c’est aussi piailler, caqueter. Cela représente le côté léger que peuvent avoir des discussions de filles! Vous êtes toutes les trois douées du beat-box. Comment avez-vous découvert cela ? On n’a pas vraiment appris, c’est venu un peu tout seul, au feeling. On aime utiliser nos voix pour imiter des instruments, essayer des sons différents que l’on n’aurait pas forcément l’habitude de faire. Ça passe aussi par la beatbox. Dans notre entourage de musiciens, il y a plusieurs beatboxeurs. A force de les voir faire nous apprenons, nous imitons et finalement on sort quelques sons. Et 76

comme on travaille nos arrangements sur un logiciel audio, cela nous permet de peaufiner un peu plus en détail les sons que l’on recherche. Classées en Jazz Vocal, The Glossy Sisters dépassent très largement cet horizon musical. Quelle était l’idée de départ ? C’est vrai. Pourtant nous étions parties de cette idée au début, créer un trio vocal jazz, mais très vite nos arrangements se sont enrichis d’autres sonorités. Le jazz, c’est notre base à toutes les 3, mais ce n’est pas la seule musique qu’on apprécie. On se sert de toutes nos autres influences pour créer une musique propre aux Glossy. Ça passe par la chanson française, la soul, le hip hop et même l’électro! On ne peut pas se cantonner à un seul style musical, on a besoin de s’amuser ailleurs, de s’éloigner un peu du jazz pur et dur, mais c’est aussi pour mieux y revenir! Comment s’est articulé l’intégration de Michel Molines dans ce projet ? L’idée de base, c’était 3 chanteuses et une contrebasse. Nous avons pen-


appel à Michel pour compléter le projet Glossy Sisters et faire sonner les morceaux. Et ça a été très rapide car il a une oreille et une musicalité incroyable! Il apporte vraiment une couleur au projet, il est très créatif. On ne peut plus se passer de notre Bassy Bro’ !

sé tous nos arrangements en y intégrant une basse, qu’on chante en général ou qu’on joue au piano pendant nos sessions de création sur logiciel. La contrebasse assoit les fondamentales de l’harmonie sur laquelle les voix peuvent colorer plus librement. C’est après cette longue période d’arrangement que nous avons cherché un musicien capable de relever le défi (et les morceaux!). Petite contrainte en plus: il nous fallait un contrebassiste qui joue aussi de la guitare! Quelques-uns de nos morceaux, notamment les compositions, comportent des parties de guitare et le challenge était de ne pas rajouter un musicien de plus au projet. C’est là que nous avons fait 77

Michel Molines, vous utilisez toute l’étendue artistique de la contrebasse de façon étonnante. Peut-il nous en dire plus ? La contrebasse est un instrument qui a de grosses contraintes physiques et techniques mais qui offre des possibilités intéressantes. Entre l’utilisation de l’instrument comme percussion, les harmoniques qui permettent de sortir du spectre très grave, l’archet qui apporte une couleur dramatique et le simple rebond naturel du son de la contrebasse, j’essaie de combler les instruments (batterie, piano, guitare, cordes ou cuivres...). Et je continue de chercher ! Où The Glossy Sisters puisentelles leurs influences ? Ça part bien sûr des groupes vocaux


de l’époque tels que les Andrews Sisters, les Chordettes ou plus récemment les Puppini Sisters. Mais ça passe aussi par des formations vocales plus Soul/Gospel comme Take 6. Des groupes aussi plus récents et actuels, qui ont souvent été révélés par des émission TV ou par internet, comme les Pentatonix, Afro Blue, Third Story, etc... Les fameux chanteurs et chanteuses de jazz de l’époque nous accompagnent aussi toujours, et sont une source d’inspiration infinie ! En fait, on écoute un peu de tout et on s’inspire de beaucoup de choses pour créer nos arrangements. De la soul, de la pop des chansons qui nous racontent quelque chose... Le hip hop, les rythmes afro... Tout ce qui se danse et qui swingue ! Une culture du rythme à toute épreuve. D’où vous vient-elle ?

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Le jazz est par essence une musique rythmée. Il puise ses origines dans le gospel et le blues et s’appuie sur le 2 et 4 des mesures, cela s’appelle l’afterbeat. Ça swingue, ça groove, ça danse... C’est ce qui caractérise le jazz, la soul, le gospel... Nous sommes influencées par cela, sans pouvoir vraiment l’expliquer. Et cela prend une place importante dans notre musique. Pas trop cérébrale, il faut que ça touche le corps avant l’esprit ! Peut-on dire que trois personnalités affirmées et singulières constituent la quintessence de votre groupe ? Oui, nous sommes trois, trois personnes très différentes, qui s’inspirent les unes des autres, qui se nourrissent des influences de chacune, et qui pourtant se retrouvent souvent pour ne faire plus qu’une voix ! Trois caractères bien différents aussi... D’ailleurs


quand nous avons décidé de monter le spectacle, nous nous sommes inspirées de nos propres personnalités pour créer nos personnages. Sur scène, les Glossy c’est «nous», en plus exacerbées. Pour ce nom, The Glossy Sisters ? «Sisters» pour le côté jazz, et fusionnel des voix, ça veut déjà dire beaucoup. Ça résume pas mal le projet. Il nous fallait un nom un peu plus léger, féminin, «girly» et accrocheur pour compléter. Donc «Glossy» pour le côté brillant, pimpant! Si vous deviez définir votre formation dans un genre musical que di-

VOIR LE CLIP 79

riez vous en quelques mots ? Ce serait Jazz/pop ! Où pourra-t-on vous voir sur scène dans les semaines à venir ? Nous serons au Théâtre Melchior à Charly (69) le 30 avril, le 8 mai au festival Couleurs Jazz d’Aras (62), nous reviendrons à Crest pour l’ouverture du festival de Crest Jazz Vocal (26) fin juillet, etc... Toutes nos dates sont sur notre site www.glossysisters.com ! The Glossy Sisters BABILLAGES NemoMusic


Jazz

Lidija et San

des soeurs peu

D’origine Serbe, Lidija (l’aînée) et Sanja (la cadette) forment un duo classique les rassemblent. Elles se produiront le 10 mai 2016 au théât Bizjak reviennent sur leur parcours et leur travail en commun dans un

Par Romain Rougé - photos DR

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nja Bizjak ,

u classiques

o de pianistes atypique. Douze ans les séparent mais la musique tre Molière de Sète, à 20h30. Duettistes jusqu’au bout, les soeurs ne interview deux en une. 81


Douze ans vous séparent. Hormis cette distinction d’âge, qu’est-ce qui vous différencient dans le travail et dans votre personnalité ? Lidija : Douze ans n’est évidemment pas seulement une différence d’âge, mais tout ce qui va avec : nous nous retrouvons constamment dans les périodes - différemment différentes ! C’était une chose quand on commençait à pratiquer un peu plus souvent le duo quand Sanja avait 15 ans et moi 27 : elle s’intéressait à beaucoup d’autres choses comme le clavecin, ses propres études qu’elle finissait à Paris chez notre professeur commun Jacques Rouvier, et elle continuait dans les classes prestigieuses de Alexander Satz, Elisso Virsaladze et Dmitri Alexeev à Graz, à Munich et à Londres. Au final, c’est moi qui était un peu plus intéressée au développement du duo. C’était une jeune fille prometteuse et moi une musicienne avec quelques prix internationaux et quelques concerts importants derrière moi. Depuis beaucoup de choses ont changé : j’enseigne le piano à Caen, nous 82

avons toutes les deux nos carrières distinctives, l’investissement dans le duo s’est équilibré et on avance de concert en concert, d’un enregistrement à un nouveau projet de CD. Nos tempéraments sont aussi assez différents et on essaye de tirer le meilleur de toutes ces différences ! Vous dites que le fait d’être sœurs « ne change rien dans l’interprétation mais peut changer dans le tempo du travail » parce que, contrairement à des collègues, vous pouvez « dire les choses plus clairement et avancer plus rapidement ». Dès lors, comment se passent les séances de travail entre vous ? Lidija : Bien et mal ! Ça dépend des jours, des sujets, de l’humeur, des périodes. Le problème de travailler ensemble, avec quelqu’un qui vous est si proche, est bien connu dans n’importe quel domaine car on risque souvent de mélanger les deux choses, et la sagesse est très précieuse ! Mais à part le fait que nous ayons des « origines » musicales très semblables et que nous ne devons pas discu-


ter de beaucoup de choses qui sont sous-entendues, cette proximité est aussi un de nos points le plus fort. Il y a peu de moments dans ma vie où je me sens autant en sécurité qu’avec Sanja sur scène, et cela m’est inestimable. Sanja, vous avez déclaré que la musique russe dans laquelle vous avez baigné était votre « madeleine de Proust ». Quel souvenir gardez-vous de ces années musicales à Belgrade ? Sanja : Avec ma professeure de piano à Belgrade nous avons travaillé plein de pièces pour enfants des compositeurs russes comme Prokofiev, Kabalevski, Chostakovitch, des partitions qu’elle a rapporté de ses voyages en Russie. Un peu plus tard, j’ai travaillé plusieurs Etudes-Tableaux op.33 de Rachmaninov que j’ai gardés dans mon répertoire jusqu’à aujourd’hui pour l’enregistrer en CD. Il y a trois ans, je l’ai complété avec l’opus 39. Même si nous avons travaillé beaucoup de répertoires classiques et romantiques, 83

on peut dire que les Etudes-Tableaux sont ma « madeleine » à laquelle je reviens régulièrement pour retrouver toujours quelque chose de nouveau. Vous avouez l’importance de l’influence des professeurs de piano venus de Russie parce que la Serbie était un pays « au régime beaucoup plus libre que les autres pays de l’Est ». Pensez-vous que cette pédagogie initiée dans les années 1960-1970 influence encore aujourd’hui les nouvelles générations ? Lidija : Je pense que l’éducation musicale a énormément changé depuis parce que nous avons beaucoup moins de différence entre les écoles russes, françaises, italiennes, allemandes... Cela peut donner des bonnes choses comme par exemple, plus de choix et de liberté d’interprétation. Dès lors, cela signifie qu’il faut aussi aller un peu plus chercher dans l’instinct même de chaque musicien, mais cela peut aussi faire l’effet contraire, avec le danger que


de plus en plus de pianistes jouent de la même manière un peu partout dans le monde. Même si personnellement je ne me sens pas appartenir à une école particulière, j’ai un grand respect pour ce qui reste de l’école russe : c’est pour moi un mélange juste de l’harmonie, l’amour du toucher au piano, le respect pour le compositeur et la recherche constante de son propre sens d’interprétation. A chacun de vos concerts, vous essayez d’ajouter une oeuvre que vous ne connaissez pas ou que vous découvrez. Qu’est-ce qui motive ces choix ? Y-a-t-il des auteurs-compositeurs qui vous tiennent à coeur ? Lidija : Ce n’est pas vrai pour chaque concert, mais il est vrai que nous essayons d’apprendre des nouvelles pièces régulièrement, parfois parce qu’un certain répertoire nous intéresse particulièrement, parfois parce ce qu’on nous demande un programme spécial pour un concert. En commençant le duo, nous avons naïvement pensé qu’on ferait vite le tour 84

du répertoire ! Depuis, nous avons compris que plus on joue, plus le répertoire s’élargit ! Nous nous amusons bien dans le répertoire américain pour deux pianos que nous enrichissons depuis quelques années. On joue aussi avec la recherche infinie du son, la pédale ou la flexibilité rythmique à deux dans la musique française. Récemment, nous avons pris du plaisir dans la découverte de la transcription de Reger, des Concertos brandebourgeois de Bach, mais les « must » éternels restent quand même les Schubert et Mozart pour quatre mains. Vous accordez une grande importance à ce que vos rôles soient équilibrés, surtout quand vous jouez à quatre mains en tournant souvent autour des deux banquettes de piano. Comment arrivez-vous à effectuer ce travail de coordination ? Cela vous demande-t-il beaucoup d’entraînement ? Lidija et Sanja : Quand on joue à quatre mains, nous sommes comme un quatuor à cordes, nous avons


quatre lignes (au moins) pour chaque main. Pour comprendre l’ensemble d’une pièce, nous devons aussi nous intéresser aux parties qu’on ne peut pas jouer physiquement. C’est une question d’habitude d’écoute. Mais ce qui est particulier dans le quatre mains, c’est surtout que c’est le seul moment où deux musiciens partagent le même instrument. Nous apprécions d’échanger les basses et les aigus du piano et de partager la pédale pour ne pas perdre cet équilibre d’écoute. Depuis votre première représentation en duo en 2002 (lors du concerto pour deux pianos et orchestre de Mendelssohn avec la Philharmonie de Belgrade), est-ce qu’il y a un événement majeur qui a marqué votre carrière ? Lidija et Sanja : C’est sûrement la participation au Festival de BBC Proms dans Royal Albert Hall à Londres, avec 5000 personnes qui vous écoutent attentivement et réagissent à l’humour de la musique de Saint-Saëns dans Le Carnaval des Animaux. Il y a aussi 85

les visites régulières au Festival de la Roque d’Anthéron, un lieu mythique pour les pianistes où les platanes ont vu passé Richter, Argerich, Lupu, Sokolov... On se sent toujours aussi fiévreux de sortir sur la grande scène sous la fameuse coque parce qu’il y a une atmosphère particulière qui y règne. Mais, comme on dit, il n’y a pas de petits concerts ! Vous êtes attachées toutes les deux à avoir une carrière indépendante de concertistes. Si vous êtes « égales et complémentaires » en duo, qu’estce qui vous différencient dans votre carrière solo ? Sanja : Même si nous avons toutes les deux eu les mêmes professeurs au départ, nous avons quand même douze ans d’écart et nous avons grandi dans des circonstances différentes. Aujourd’hui, Lidija a davantage cette dose de sagesse et de patience. Elle enseigne, elle joue beaucoup de musique de chambre avec d’autres musiciens, elle s’engage dans l’organisation d’un festival en Serbie… De mon côté, je


suis encore à la recherche de ce que je pourrais faire avec ma profession, j’ai encore l’âge de faire quelques concours, j’aimerais davantage apprendre du répertoire soliste. Ce qui m’intéresse, c’est de travailler et de jouer avec des chanteurs dans le répertoire du Lied. Parallèlement, je peux devenir assez exigeante pendant nos répétitions en duo ! Debussy, Chabrier, Ravel : vous allez aborder ces oeuvres lors de votre concert au théâtre de Sète. Etait-il important pour vous d’honorer des auteurs-compositeurs exclusivement français ? Quel regard portez-vous sur les oeuvres françaises ? Lidija : La musique française fait partie de nos vies musicales depuis notre plus jeune âge car notre première professeure à Belgrade, Zlata Maleš (que nous avons eu toutes les deux), a elle-même passé deux ans à Paris auprès de Pierre Sancan. De fait, son goût pour cette 86

sensibilité musicale française si particulière nous a été transmis dès le départ avec des pièces de Debussy et Ravel bien sûr, mais je me souviens aussi d’une toccata de Sancan qui a été à une époque mon cheval de bataille ! Sanja : Depuis nos études au Conservatoire de Paris avec Jacques Rouvier et Maurice Bourgue, nous avons travaillé sur les multiples niveaux sonores, l’instrumentation et l’écriture particulière, un traitement de piano tout à fait révolutionnaire. Tout cela s’est ouvert peu à peu à nous et, aujourd’hui, nous nous sentons presque comme chez nous en jouant ces pièces incroyables que nous avons de la chance d’avoir dans le répertoire original pour le duo de pianos. Quels sont vos prochains projets en duo et en solo ? Lidija et Sanja : Après les concerts à Sète et à Alès, nous jouerons pour la première fois à Perpignan


avec l’orchestre de de la ville et le chef Daniel Tosi avec qui Lidija a déjà collaboré toute seule. Ensuite nous enchaînons directement avec le festival de Pentecôte dans le Berry avec l’orchestre Pelléas et Benjamin Levy, l’ensemble avec lequel nous avons joué déjà plusieurs fois, et à chaque fois avec beaucoup de plaisir. Enfin en juin, nous revenons pour la troisième fois au festival de Lille, cette fois-ci avec l’orchestre de Picardie et Arie van Beek pour quatre concertos de Bach et de Mozart. Et après, les festivals de l’été commencent...

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Lidija & Sanja Bizjak Duo de piano à quatre mains Debussy - Charbier - Ravel Théâtre de Sète - Hérault Mardi 10 mai 20H30 - 1H15 Réservez votre place ici www.bizjakpiano.com


LA SÉLECTION MUSIQUE Par Nicolas Vidal

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Let’s Get Lost

Cyrille Aimée

Cyrille Aimée nous avait enchantés avec son premier album « It’s a Good Day» où toute la fraîcheur de la chanteuse française avait rejailli sur la scène du jazz vocal. Elle revient cette fois-ci avec Let’s Get Lost un album qui décline l’amour sous toutes ses facettes même les plus tristes. Entre compositions et reprises, Cyrille Aimé continue de nous porter avec sa voix et son pep’s qui ne cesse de grandir au fil des mois pour en faire l’une des artistes françaises à suivre pas à pas tellement son style est éclatant. Mack Avenue

www.cyrillemusic.com

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Man Made Object

Gogo Penguin

Gogo Penguin a pas mal vadrouillé ces derniers mois dans le monde entier suite à des succès à la chaîne. Leur album «V2.0» a été nommé au Mercury Award. Aujourd’hui, ce nouvel album Man Made Object ne fait pas offense à la patte singulière de l’univers musical dans lequel Gogo Penguin évolue. Chez Blue Note, le groupe anglais continue de produire et de puiser dans ses racines électro. Il serait vain de leur coller l’étiquette Jazz tant ils la réfutent. Un album hypnotique et profondément « electronica acoustique.»

Nihil Novi

Marcus Strickland Un album en totale osmose avec son créateur, Nihil Novi s’imprègne des envies et de la recherche musicale qui passionne Marcus Strickland entre hiphop, jazz et couches de son entremêlées pour donner une atmosphère très particulière à son univers musical. Beaucoup d’influences, d’artistes et d’inclinaisons tirés çà et là pour une harmonie dont seul Marcus Strickland a le secret. « Mon but est moins de créer quelque chose de nouveau que de réfléchir à ce qui m’entoure» Tout est dit.

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Take me to the Alley

Gregory Porter

Le KING de la soul et du jazz (et des deux à la fois), Gregory Porter, est de retour pour notre plus grand plaisir. Un nouvel album très attendu par tous les amoureux du genre et de la musique en général tant Grégory Porter a surclassé le monde du jazz vocal ces dernières années. Une suprématie qui n’est pas prête de prendre fin avec « Take me to the Alley», un nouvel album où Porter exprime une nouvelle fois l’étendue infinie de son talent et de son engagement social. On notera la participation d’Alicia Olatjua sur cet album que nous avions reçue dans le Jazz Club - Sortie le 6 mai en France Blue Note

VOIR LE CLIP 91


La Ùltima

Sylvie Paz - Diego Lubrano Voilà une belle rencontre entre le flamenco et le Jazz incarnés par la chanteuse Sylvie Paz et le guitariste flamenco Diego Lubrano. La ùltima se laisse apprivoiser dès les premières notes où tout le monde a quelque chose à aimer tant les inspirations sont larges : tango, jazz, tanguillo, buleria... On notera que tous les titres sont originaux et en espagnol portés par un titre d’une copla traditionnelle andalouse. A découvrir !

POCKET RAPHSODY

FRANCK WOESTE Franck Woeste, le jeune pianiste allemand fait paraître un premier album chez le prestigieux label Act Muci. Pocket Rhapsody impressionne par sa vitalité musicale débordante, accompagnée par des invités de marque comme Ibrahim Maalouf, Youn Sun Nah, Sarah Nemtanu ou encore Gregoire Korniluk. Un album à la fois mélodique et complexe qui se laisse écouter avec délectation. Du très bon jazz !

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Autour de Chet Un nouveau projet «autour» réalisé par Clément Ducol ( après Autour de Nina) qui pénétre cette fois l’univers de Chet Baker. Pour l’occasion, le casting de musicien pour rendre un vibrant hommage au trompettiste avec les présences Yaël Naim, Hugh Coltman, Erik Truffaz, Charles Pasi, Sandra Nkaké, Airelle Besson, Stéphane Belmondo ou encore l’incontournable José James. 10 morceaux repris par ces artistes qui, chacun à leur manière et leur inspiration, leur donnent un nouveau souffle tout autant qu’ils ne trahissent jamais la force originelle. À se procurer !

VOIR LE CLIP 93


Radius

Allen Stone Le jeune Allen Stone revient avec Radius. Après la belle suprise de l’album éponyme en 2011 Allen Stone, le chanteur originaire de Washington a clairement choisi une inclinaison pop beaucoup plus marquée et plus enveloppante sur ce nouvel opus. Disons le clairement : nous sommes un peu déçus par Radius qui se rapproche plus d’une démarche (in)volontairement commerciale et attractive. Cependant, rien ne vous empêche d’y goûter si vous ne connaissez pas Allen Stone.

Under the cover of Lightness

Fraser Anderson

Fraser Anderson revient sur la scène avec un nouvel album. Le musicien irlandais au parcours sinueux mais passionnant se remet en selle quelques mois seulement après la sortie de Little Glass Box ( dont nous avions parlé ). Cette fois-ci, Fraser Anderson a muri et se concentre sur une multitude d’influences qui pourrait lui faire rencontrer un public plus large. On navigue toujours entre un folk patîné et une inspiration jazzy toujours aussi séduisante.

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Mare Nostrum II

Paolo Fresu, Richard Galliano, Jan Lundgren Un album résultant de l’émulation musicale de musiciens de premier plan que sont le trompettiste sarde Paolo Fresu, l’accordéoniste Richard Galliano et le pianiste Jan Lundgren. Mare Nostrum II, qui paraît chez l’incontournable label Act Music est le prolongement de rencontres musicales qui datent de dix ans en arrière. Ce deuxième volume de Mare Nostrum ne cesse de confondre les instruments et les styles tout en délicatesse, mélancolie et plaisir !

BlackBird Milos

Le guitariste monténégrin ne cesse de nous suprendre tant son champ artistique est large. Cette fois-ci, il s’attaque au répertoire monumental des Beattles avec «BlackBird» avec cette aisance époustouflante qui le caractérise. Quel plaisir de réécouter ces grands standards lorsqu’on sait que Milos a enregistré l’album dans les studios Abbey Road. Il aura fallu un an au guitariste pour achever ce projet. Mais quel résultat ! Passionnant de bout en bout ! 95


Escape Velocity Theo Crocker

Nous avions beaucoup aimé « Afro Physicist» paru en 2014 qui dévoilait déjà de façon précise le talent du jeune trompettiste américain. Aujourd’hui, le natif de Floride revient avec Escape Velocity. C’est à nouveau un album dans lequel le jeune artiste prend le jazz à plein poumons pour lui insuffler à l’aide de sa trompettie une vision artistique et une sensibilité singulière. Théo Crocker : toujours juste, toujours bon. Sortie le 6 mai 2016 chez Okeh Records

Hold On

The James Hunter Six Quel plaisir de retrouver James Hunter pour ce quatrième album ! Cette formation continue de surfer sur un pétillant Rhythm & Blues un poil vintage. The James Hunter six poursuit sa route musicale sur ces rythmes de prédilection et Hold On ne déroge pas à la règle. Conviendra à celles et ceux qui ont le rythme dans la peau !

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Par Léopoldine Deriot

JEUNESSE

L’eau de Laya, une fable qui éveille les esprits Salem et Laya, potiers, vivent sur une colline lointaine brodée d’oliviers. Mais depuis quelques temps, la vallée est asséchée, et la rivière qui reflétait les cigognes ne coule plus. Salem décide alors de partir avec son âne espiègle à travers les contrées, à la recherche d’eau et d’argile. Cet album aux allures de conte merveilleux rend un bel hommage à la création. Michaël El Fathi a travaillé des assemblages de tissus pour illustrer cette histoire magique et colorée. Une fable qui éveille les esprits et fait réfléchir sur la diversité du monde, où le lecteur entre doucement dans un rêve L’eau de Layla - Mickaël El Fathi - Editions Motus - 13 euros - 44 pages

Ray Charles, une mini-biographie musicale Gallimard Jenesse nous propose une belle collection où les plus jeunes - et leur parents - peuvent découvrir et redécouvrir l’histoire de musiciens emblématiques. Ray Charles est né dans une famille très pauvre en pleine période de la grande dépression en 1930. Son enfance difficile est marquée par le traumatisme du décès de son grand frère et la perte de sa vue à 7 ans. L’histoire passionnante de ce génie musical est expliquée de manière ludique et complète dans cette mini-biographie, accompagnée d’un CD pour une immersion intégrale. Ray Charles - Par Stephane Olivier et Rémi Bourgeon - Gallimard Jeunesse Musique - 16,50e, 24 pages - à partir de 6 ans 98


Par Jonathan Rodriguez

Un éveil musical en poésie Gallimard Jeunesse et son éveil musical propose un nouvel imagier pour les 2-6 ans. Revisitant, en musique, les plus célèbres poèmes de Jean de La Fontaine, Victor Hugo, Paul Verlaine, Guillaume Apollinaire ou Jacques Prévert, grâce à des mélodies riches et entêtantes, pour que vos enfants retiennent sans soucis, les plus beaux vers de ces poètes légendaires. Mon imagier de la poésie - Olivier Latyk - Gallimard Jeunesse éveil musical 16,00€ - 32 pages - À partir de 2 ans

Redécouvrir le livre de la Jungle Le classique de Rudyard Kipling, de multiples fois adaptés, fait l’objet d’une nouvelle illustration pour Gallimard Jeunesse. Simple, beau et original, c’est non sans nostalgie que l’on retrouve Mowgli, cherchant sa place dans une jungle hostile et qui sera épaulé par Baguera la sage panthère, Baloo l’ours bougon et Kaa le python philosophe. Une histoire revisitée par des textes de Véronique Ovaldé, d’une belle simplicité, accompagnée par les dessins originaux de Laurent Moreau. Une nouvelle façon de découvrir ou redécouvrir, ce chef d’oeuvre intemporel. Le livre de la jungle - Véronique Ovaldé et Laurent Moreau - Gallimard Jeunesse - 14,00€ - 24 pages

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Par Romain Rougé

Dragon de glace : Game of Thrones version jeuGeorge R. R. Martin, le célèbre auteur de l’épique saga Game of Thrones, propose une nouvelle « fantasy » se déroulant dans le même univers que celui du terrible Trône de Fer. Un livre magnifiquement illustré par Luis Royo qui conte l’histoire d’Adara et de sa rencontre, lorsqu’elle était petite, avec le dragon de glace. Sous couvert de fantastique, cette version édulcorée de Game of Thrones est aussi un récit sur le passage de l’enfance à l’âge adulte. Adaptée au public jeunesse, l’oeuvre peut autant ravir les fans que les néophytes, les petits comme les grands. Dragon de glace - George R. R. martin - Illustrations : Luis Royo Editions Flammarion - 116 pages - 12,90 euros

Les enfants de Midvalley : un road trip mystérieux Rosa et Milan, originaires de Midvalley petite bourgade du centre des Etats-Unis, partent pour Big Town chez leur oncle. A la place de ce dernier les enfants font connaissance avec le mystérieux Monsieur Paul, un horloger avec d’inquiétants pouvoirs. S’en suit une course-poursuite à travers le temps et l’espace, qui confère à ce roman illustré une aventure des plus haletante. Pour ceux qui préfèrent les dessins, la version bande dessinée du roman est également disponible et est tout aussi palpitante. Les enfants de Midvalley - Editions Chours - 190 pages - 13,50 euros À partir de 9 ans

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L’homme qui ne disait jamais non… mais qui n'était pas Oui-Oui ! À l'approche de l'atterrissage de l'avion dans lequel elle travaille, Violette, une hôtesse de l'air, remarque un passager qui n'a pas l'air de savoir ce qu'il fait là. Elle le croise dans l'aéroport et il s'avère qu'il a perdu la mémoire et ne sait même plus qui il est. La jeune femme souhaitant devenir profiler, elle voit en cet homme un bon sujet d'étude. Elle reste donc à ses côtés afin de l'aider à assembler les différentes pièces qui permettraient d'en savoir davantage sur son identité, sa personnalité et son existence. Violette n'aurait-elle pas mieux fait de s'abstenir ?

Un album captivant, à la fois léger et sombre, porteur de différentes réflexions (sur l’identité, la mémoire, les apparences…) plus profondes qu’il n’y paraît au pre- Le scénario de Didier Tronchet met en mier abord. place une mécanique implacable qui atPar Boris Henry trape le lecteur dès les premières pages

pour ne plus le lâcher jusqu'aux dernières. Surtout, et cela est sans doute plus rare, le récit change à plusieurs reprise de style et de ton avec une grande fluidité. S'il débute comme une chronique teintée de comédie

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et aux enjeux relativement peu importants, au fil des avancées de Violette et de la découverte de la vie d'Étienne Rambert - c'est ainsi que se nomme l'amnésique -, il devient de plus en plus sombre, jusqu'à plonger dans le thriller angoissant. Ces changements sont très bien amenés, de manière imperceptible ou par des révélations surprenantes. Cela est accentué par les cadrages d'Olivier Balez qui privilégient les plans serrés, notamment les plans rapprochés et les gros plans, se focalisant sur les bustes et têtes des personnages, rendant bien compte de la tempête qui s'agite sous les crânes des deux personnages principaux. Il en découle un minimalisme de bien des fonds des dessins, ceux-ci étant parfois constitués seulement d'aplats de couleur. Ce parti pris peut gêner ou, au contraire, être perçu comme une efficacité supplémentaire puisqu'il centre l'attention du lecteur sur les personnages. Et comme à l'accoutumée, le dessin d'Olivier Balez mélange élégance et dy103

namisme avec une attention particulière portée aux ombres, notamment sur les visages. Au final, L'homme qui ne disait jamais non est un album captivant, à la fois léger et sombre, porteur de différentes réflexions (sur l'identité, la mémoire, les apparences…) plus profondes qu'il n'y paraît au premier abord. L’homme qui ne disait jamais non

Éditions Futuropolis Scénario de Didier Tronchet, dessins et couleurs d’Olivier Balez 144 pages en couleurs 21,00 euros Parution : 2016-02-11 ISBN : 9782754811828


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Comment se construit un méchant charismatique ?

Avec ce deuxième tome, Stéphan Colman et Éric Maltaite continuent d’imaginer qui se cache derrière le heaume de Monsieur Choc et quelle a été la vie de ce méchant charismatique de l’âge d’or de la bande dessinée franco-belge. Par Boris Henry 106

1955. Monsieur Choc continue de multiplier les coups les plus audacieux et de semer les cadavres, notamment de ceux qui chassent sur les mêmes terres que lui ou qui le trahissent. 1934. Le jeune Eden et la bande qu’il a intégrée effectuent différents vols, mais sans grande ampleur, l’essentiel étant qu’Eden rencontre alors une personne marquante. Avec ce deuxième tome, Stéphan Colman et Éric Maltaite (fils de Willy Maltaite, le principal dessinateur de la série « Tif et Tondu ») continuent d’imaginer qui se cache derrière le heaume de Monsieur Choc et quelle a été la vie, notamment l’enfance et l’adolescence, de ce méchant charismatique de l’âge d’or de la bande dessinée


franco-belge qui, plus d’une fois, a donné du fil à retordre au duo Tif et Tondu. Si le premier tome posait les bases du récit, celui-ci les développe d’autant plus efficacement que les auteurs ont pris leurs marques. Ainsi, le découpage comme la mise en scène sont pertinents et souvent impressionnants. Le dessin d’Éric Maltaite est particulièrement fort et il fait parfois le lien entre son trait semi-réaliste habituel et un trait davantage réaliste. L’aventure est toujours riche en action dynamique teintée d’humour et cela est accentué par son déroulement à deux époques différentes. Arrivés au terme de cet album, nous avons une seule hâte : lire la suite !

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Les fantômes de Knightgrave - Deuxième partie « Choc » t.2 Éditions Dupuis Scénario de Stéphan Colman, dessins d’Éric Maltaite, couleurs de Lady C., Cerise et Éric Maltaite 88 pages en couleurs 16,50 euros Parution : 2016-04-08 ISBN : 9782800161501


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La Révolution est en marche avec Lady Liberty

En 1775, à Boston, Lya de Beaumont s’est promis de venger sa mère assassinée en faisant tomber les couronnes de Louis XVI et George III. Un vent de révolution souffle sur le monde. Un vent qui va gonfler les voiles du « Sally brown » et porter Lya, Lady Gage et Beaumarchais vers les colonies. Par Léopoldine Deriot

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Lady Liberty est une toute nouvelle bande dessinée d’aventures basée sur des faits historiques. L’histoire se déroule après la Guerre de Sept ans, conflit européen qui opposaient les treize colonies d’Amérique du Nord au Royaume de Grande-Bretagne. L’Amérique, alors en rébellion, veut gagner son indépendance. Parallèlement, la révolution Française débute en 1789 et se termine en 1799 avec deux grands faits notoires: la prise de la bastille en 1789 et l’exécution de Louis XVI en janvier 1793. La bande dessinée mêle fiction et réalité. Le noeud de l’histoire se base sur la vengeance de la fille du Chevalier d’Eon, personnage intriguant et emblématique qui a réellement existé. Espion et diplo-


mate français, il aimait se travestir, se faisant tantôt passer pour une femme ou pour un homme. Il fut recruté dans « Les secrets du roi », cabinet noir de Louis XV, qui mène alors une politique en parallèle des conseils officiels. Mais dans notre oeuvre, le Chevalier d’Eon est bel et bien une femme. Lady Liberty contentera les férus d’histoire mais aussi les novices qui désirent en apprendre un peu plus sur le XVIIIème siècle. La saga a nécessité au préalable un grand travail de documentation et de recherches historiques. Le langage de l’époque est particulièrement bien retransmis. Les illustrations d’Aurore, dessinatrice de « Elinor Jones » sublime l’histoire, dans un style influencé par le manga. En bref, ce second tome parsemé d’humour, de 111

mystères et de combats d’épées est assez séduisant. Lady Liberty - Tome 2: Treize colonies De Jean-Luc Sala et Aurore Sortie le 20 avril 2016 Aux Editions Soleil


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Ma génération, celle d’une vie chinoise : le camarade Lin Kunwu se souvient

La génération d’Une vie chinoise est celle qui a connu le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle. Li Kunwu, l’auteur né en 1955, en fait partie. Dans ce roman graphique, il raconte son enfance ainsi que celle de ses « camarades ». Le premier tome d’un diptyque sur la génération qui a construit la Chine de 2016. Par Romain Rougé

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Li s’en souvient, deux choix s’offraient aux jeunes chinois à l’époque : être « ouvriers » ou « soldats ». Des « missions » qui avaient pour objectif de faire prospérer le pays. Le peuple montrait son dévouement à Mao et adorait Lei Fend - jeune ouvrier soldat de la propagande Maoïste mort à 22 ans - celui qui« contribua à l’avénement d’une époque positive, enthousiaste et travailleuse ». Dans la bande dessinée, on parle donc politique, de ce « grand frère modèle » qu’a été l’Union Soviétique et de l’endoctrinement de la jeune génération à laquelle Li appartient, celle-là même « née dans la société nouvelle ». On y raconte notamment comment le communisme a annihilé la religion bouddhiste car « les gens s’anesthésiaient avec des religions et des croyances, ce qui permettait aux classes dominantes


réactionnaires de se servir de cet opium Rouge ou chants révolutionnaires. psychologique pour endormir la masse Tout ceci pour (aussi) se préparer à la travailleuse ». guerre contre les ennemis : « l’impérialisme américain » et la désormais « réPuis vint mai 1966 et sa célèbre « Ré- visionniste » Union Soviétique. volution culturelle » durant laquelle était martelé le slogan : « La révolution Au fil des pages et des années, Li et ses n’est pas un crime, la rébellion est légi- camarades acceptent avec fatalité leur time ». Un événement où « les féodaux, route toute tracée : « ça ne sert à rien les capitalistes et les révisionnistes » de savoir ». Et Li Kunwu sait de quoi il devaient purement et simplement dis- parle, l’histoire autobiographique renparaitre au profit d’une culture commu- force l’intérêt et s’avère tout autant insniste encore plus poussée. Une période tructive que passionnante. D’autant que qui a vu l’ouverture des écoles du 7 mai, l’auteur a semble-t-il suivi l’avis d’un pour « rééduquer » les fonctionnaires de ses camarades : « Il faut prendre du et les intellectuels ou encore l’appari- recul et du temps pour tirer une conclution de « gardes rouges » dans toutes sion. J’ai calculé le temps que nous en les professions. serons capables quand nous aurons cinÀ l’adolescence, cette « nouvelle gé- quante ou soixante ans. » nération prolétarienne » subit de plein fouet les réformes pédagogiques pour Entre camaraderie enfantine et polidécouvrir « la vie réelle et chaleu- tique, l’histoire de cette génération esreuse ». Dans ces nouvelles classes, pas quisse le dessein de la Chine Maoïste. de cours d’histoire mais des rituels : « Les jeunes d’aujourd’hui auraient du Ma génération, celle d’une vie chinoise mal à imaginer cette cérémonie quoti- Tome 1 dienne que chaque usine, campagne, Lin Kunwu Editions Kana - 256 pages, 15,00 € administration, caserne école devait organiser », explique Li Kunwu. Au programme : voeux de santé et de longévité au Président, et lecture du Petit Livre

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le Jazz Club/MUSIQUE

Rédacteur en chef Nicolas Vidal

Nicolas Vidal

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Littérature & culture

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