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Collection Hermann musique

Ouvrage publié avec le soutien de la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent.

ISBN 13 : 978 2 7056 8186 9 © 2011, HERMANN ÉDITEURS, 6 rue de la Sorbonne, 75005 PARIS

www.editions-hermann.fr Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle­, serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas ­strictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957.

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Pierre BrĂŠvignon

Samuel Barber Un nostalgique entre deux mondes

PrĂŠface de Marin Alsop

Depuis 1876

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Du même auteur Dictionnaire superflu de la musique classique (avec Olivier Philipponnat), Castor Astral, 2005 ; nouvelle édition augmentée 2008. Lectures d’opéra (collectif), Christian Bourgois, « Titres », 2006.

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Prologue Le courage d’être Barber

« Si un homme ne marche pas au rythme de ses camarades, c’est qu’il entend le son d’un autre tambour. Laissons-le marcher au rythme de sa musique, qu’il soit régulier ou décousu. » Henry David Thoreau

Que l’on ne s’y trompe pas : ce portrait de Samuel Barber (1910-1981), homme charismatique qui, toute sa vie, s’attira des amitiés fidèles et des jalousies farouches, compositeur couvert d’honneurs « vers qui les récompenses de toutes sortes affluaient, comme sous l’effet d’un étrange magnétisme1 », est d’abord le récit d’un échec. Sans doute l’histoire de la musique en connut-elle de plus retentissants et de moins paradoxaux. Sans doute doit-on relativiser cette notion d’échec, s’agissant d’un artiste dont une seule œuvre, l’Adagio pour orchestre à cordes, suffit à propager durablement le nom auprès du grand public. Pourtant, plus d’un quart de siècle après la 1. Wilfrid Mellers, critique musical anglais. Cité in « Obituary », The Telegraph, 22 mai 2008.

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disparition de Barber, son parcours laisse une impression d’inachèvement. De rendez-vous manqué. Avec la postérité ? L’homme en faisait peu de cas, qui déclarait : « Je ne cherche pas à composer pour le public, ni pour les musiciens. Pas même pour la postérité. Je compose pour le temps présent et pour moi1 ». Non. Si le destin de Samuel Barber semble marqué par l’échec et l’inachevé, c’est peut-être que son œuvre, en dernière instance, donne le sentiment de s’inscrire à rebours de son époque, dans une volonté revendiquée de n’être pas de son temps. Par chance, l’Amérique du xxe siècle nourrit une certaine tendresse pour ses losers. Au fil des traumatismes qui ont scandé l’histoire de cette jeune nation, le qualificatif a perdu de son caractère infamant, s’est même trouvé quelques déclinaisons moins péjoratives : maverick (franc-tireur, chien fou), misfit (marginal, inadapté). C’est peut-être cette dernière appellation qui correspond le mieux à l’esprit irréductible de Samuel Barber. Ennemi des clans et des tribus, il ne chercha jamais à « cadrer » avec ses contemporains – et y parvint, pour son malheur, au-delà de ses espérances. À telle enseigne que le musicien nous semblerait même curieusement déplacé au sein de cette vaste congrégation de perdants magnifiques que sont les artistes de la ContreCulture. Car ces rejetons indignes de l’Oncle Sam, ces parias de l’American dream, partageaient une ambition à laquelle Barber n’a jamais souscrit : révolutionner leur art. À défaut de marcher sur les brisées d’un Charles Ives, d’un Morton Feldman, d’un Conlon Nancarrow, d’un Henry Brant ou d’un George Crumb, Barber s’en est toujours tenu au même credo, aussi étonnant que décevant à l’époque des grandes proclamations esthético-idéologiques : « Je veux écrire de la bonne musique, accessible au plus grand nombre2 ». Le « plus grand nombre » ne s’est pas montré ingrat envers Samuel Barber. Pendant plus de trois décennies, il a assuré au compositeur une écoute attentive, des applaudissements 1. Allan Kozinn, « Samuel Barber : The Last Interview and the Legacy – Part I », High Fidelity, juin 1981. 2. Gama Gilbert, « Philharmonic Plays Youth’s Work Today », Philadelphia Bulletin, mars 1935.

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sans réserve, une position incontestée parmi le triumvirat des « Grands Compositeurs Américains », aux côtés de Leonard Bernstein et d’Aaron Copland. Et le succès, qu’il revête la forme d’honneurs officiels ou de consécrations publiques, fut très tôt au rendez-vous. Qu’on en juge : à moins de trente ans, Barber avait déjà vu ses œuvres de formation couronnées par des prix prestigieux, dont un prix de Rome et une bourse Pulitzer ; ses quatre compositions pour orchestre avaient toutes connu une création prometteuse à Cleveland, Rome, New York, Salzbourg ; la célèbre maison d’édition new-yorkaise G. Schirmer lui avait fait signer un contrat d’exclusivité ; un concert radiophonique national lui avait été entièrement consacré, attirant l’attention de Toscanini ; enfin, il venait d’être élu membre du National Institute of Arts and Letters. Barber reste à ce jour l’un des rares compositeurs à avoir reçu deux prix Pulitzer, en 1958 pour son opéra Vanessa (premier opéra américain à avoir été monté à Salzbourg, comme la Symphonie en un mouvement avait été, vingt ans plus tôt, la première œuvre américaine pour orchestre jamais donnée au Festival) et en 1962 pour son Concerto pour piano. À ces états de service impressionnants s’ajoute l’extraordinaire aréopage de chefs, solistes, chanteurs et commanditaires qui prési­dèrent aux destinées de son œuvre : Fritz Reiner, Serge Koussevitzky, Arturo Toscanini, Artur Rodzinsky, Eugene Ormandy, Leopold Stokowski, Bruno Walter, George Szell, Dimitri Mitropoulos, Vladimir Horowitz, John Browning, Martha Graham, Martina Arroyo, Eleanor Steber, Leontyne Price furent les principaux acteurs de l’émergence de Barber sur la scène musicale américaine et continuèrent d’assurer la diffusion de sa musique au fil des ans et des créations, dans un rapport d’étroite collaboration artistique. Jusqu’au milieu des années 1960, la carrière de Samuel Barber ressemblait en tout point à ces success stories fondatrices du rêve américain. Seules les pittoresques « années de galère » censées forger la volonté et endurcir le caractère manquaient au tableau, tant l’enfance de Barber dans la petite ville de West Chester, paisible bourgade résidentielle et bourgeoise de Pennsylvanie, relevait du chromo douceâtre cher à Norman Rockwell. Le père, médecin réputé, président du Conseil d’administration de l’école municipale, était un

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citoyen actif au sein de la communauté épiscopalienne ; la mère, pianiste amateur, incarnait le versant musical de la famille, au sommet duquel trônait la tante Louise Homer, chanteuse vedette du Metropolitan Opera et épouse de Sidney Homer, célèbre compositeur d’art songs qui allait devenir le principal mentor artistique de Barber. Nul conflit familial majeur n’assombrit l’enfance du petit Samuel, nuls tiraillements ne freinèrent son irrésistible ascension. Sa vocation précoce aboutit naturellement aux années d’études au Curtis Institute de Philadelphie, école d’excellence dont il devint très vite la coqueluche. Les premiers succès furent rapides, évidents, fruits inévitables d’un talent reconnu par tous. Il faudrait attendre près de quarante années pour que ce parcours entièrement tourné vers la réussite connaisse un terme abrupt. La chute fut d’autant plus brutale qu’elle survint lors de ce qui avait été annoncé – à grand renfort de presse – comme l’apogée de la carrière de Barber : la création, le 16 septembre 1966, de son opéra Antony and Cleopatra, œuvre commandée pour l’inauguration de la nouvelle salle du Metropolitan Opera de New York. L’événement, artistique autant que mondain, devait symboliser rien moins que le début d’une ère nouvelle dans l’histoire musicale américaine. De fait, cette création allait bien entrer dans les annales, mais en raison de son monumental fiasco – pour un ensemble de raisons où la musique tient, somme toute, une part secondaire. Le public et la critique peuvent pardonner à un artiste d’avoir manqué son rendez-vous avec le succès ; pas avec la gloire. Dans ces conditions, le départ de Barber pour l’Europe­ peu après l’inauguration du nouveau Met fut interprété comme une fuite. S’ensuivirent quinze années de stérilité créatrice, un long writer’s block dont seuls, au xxe siècle, Jean Sibelius et Aaron Copland offrent un exemple approchant. Jusqu’à la fin de sa vie, Barber consacrerait l’essentiel de ses efforts compositionnels à la révision d’Antony and Cleopatra, comme s’il tentait à tout prix d’effacer le souvenir de ce revers cuisant. Mais l’inspiration et l’envie avaient déserté le compositeur. Cette période marquée par la solitude, l’alcool et la maladie verrait Barber ressasser ad nauseam sa rancœur, sombrant dans l’amertume et la paranoïa, détruisant ébauche

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sur ébauche et déclinant l’une après l’autre les commandes de nouvelles œuvres. La presse ne manqua pas de se faire l’écho de cette disparition artistique : « Où est passé Samuel Barber ? » s’interrogeait le New York Times en octobre 19711. L’ère des ovations était bien révolue ; l’œuvre de Barber entrait désormais dans l’ère du soupçon. Passer en revue les raisons de ce soupçon revient à exhumer l’éternelle querelle des Anciens et des Modernes. Au fil des ans et des œuvres, une certaine frange de la critique américaine ne cessa d’intenter à Barber un procès en anachronisme, aboutissant systématiquement au même verdict : coupable. Difficile, il est vrai, d’accepter sans réticence un compositeur dont les idoles se nomment Jean-Sébastien Bach et Johannes Brahms quand, en art comme dans toutes les autres disciplines, il s’agit d’être « absolument moderne », et d’une modernité si possible estampillée américaine. À défaut d’avoir un passé musical comparable en richesse à celui du Vieux Continent, l’Amérique se devait d’être la tête de pont du renouveau artistique, de donner à la musique ce qu’Alexander Calder, Mark Rothko, Jackson Pollock, Willem de Kooning donnaient aux arts plastiques, ou William Burroughs, John Dos Passos, William Faulkner et Thomas Pynchon à la littérature. Dans ce contexte, les porte-drapeaux de la « musique de l’avenir » s’impo­saient naturellement comme les compositeurs capables­d’intégrer à leur écriture des fragments certifiés « authentiques » de l’idiome national (les rags de Scott Joplin, le jazz revu par George Gershwin et William Grant Still, les fanfares chaotiques de Charles Ives, le folklore réinventé d’Aaron Copland, le Broadway opératique de Bernstein) ou les pionniers des expérimentations sonores (Ives, bien sûr, mais aussi Roger Sessions, Elliott Carter, Milton Babbitt et John Cage). Barber, pour sa part, se refusait à écrire une musique nationale, poussant la provocation jusqu’à revendiquer son attachement aux grands textes de la culture européenne. Lequel de ses confrères aurait pu proclamer une inspiration puisée dans les œuvres de James Joyce et Kierkegaard, Shelley et Sheridan, les tragiques grecs 1. John Gruen, « And Where Has Samuel Barber Been ? », New York Times, 3 octobre 1971.

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et les poètes victoriens, Shakespeare et Neruda, Isak Dinesen et Tchekhov ? Une page aussi explicitement américaine que Knoxville, Summer of 1915, sur un poème du plus célèbre chroniqueur de la Dépression, James Agee, n’y changerait rien : Barber restait, aux yeux d’une partie du public et de la critique, coupable de ne pas chanter dans son arbre généalogique. L’un des rares reproches formulés par la presse au lendemain de la création triomphale de l’opéra Vanessa (1958) est à cet égard révélateur : pourquoi l’action se déroule-t-elle dans un pays du Nord « alors qu’elle aurait parfaitement sa place en Nouvelle-Angleterre1 » ? Ce refus du nationalisme musical entre en résonance avec une autre caractéristique de l’œuvre de Barber, dont on peut se demander si elle ne fut pas retenue par ses adversaires comme une circonstance aggravante : sa neutralitét idéologique. À défaut d’être « contemporaines » par leur langage ou leur façon de contribuer à l’évolution de l’histoire musicale, les compositions de Barber auraient pu l’être par leur capacité à porter témoignage des événements marquants d’une époque ou à immortaliser des figures historiques édifiantes. Or, on chercherait en vain dans sa musique trace des grands traumatismes du xxe siècle. À l’exception d’un bref chœur évoquant la guerre d’Espagne ainsi que d’une Commando March et d’une Seconde Symphonie écrite par le caporal Barber en 1944 en hommage à l’US Army Air Force, aucune de ses partitions n’est susceptible d’être rangée dans la catégorie des « œuvres engagées ». Nul équivalent chez lui du Lincoln Portrait de Copland, du General Putnam’s Camp de Charles Ives, du Sacco, Vanzetti de Ruth Crawford Seeger, de la Gettysburg Symphony de Roy Harris, des Peace Pieces de Lou Harrison ou du quatuor Black Angels de George Crumb. À l’actualité brûlante de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre du Vietnam ou de la lutte pour les Droits civiques, Barber préféra toujours une inspiration détachée de toute contingence historique, comme en témoignent les exercices de musique pure que sont ses brefs poèmes symphoniques. Son rapport au temps demeure placé sous le signe de la 1. Miles Kastendieck, « Some Afterthoughts on Vanessa », New York Journal-American, 2 mars 1958.

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mélancolie, de la nostalgie, c’est-à-dire essentiellement ancré dans un passé à jamais saisi dans une stase idéale. Or, dans l’Amérique volontariste de l’après-guerre, tout entière tournée vers l’avenir, chanter la mélancolie dans un idiome néo-brahmsien revenait à opter pour un contre-courant problématique. En ce siècle de toutes les ruptures, ce refus suspect de tourner la page, d’aller de l’avant, était bel et bien une posture qui, comme le déclarerait le compositeur à la fin de sa carrière, demandait « un certain courage1 ». « Plus qu’aucun autre compositeur américain, peut-être, Samuel Barber est victime d’une incompréhension ». Ce constat du chef d’orchestre Leonard Slatkin, l’un des plus éloquents partisans de la cause barbérienne, le dit assez : la vie et l’œuvre de Barber, ce nostalgique à la recherche du temps perdu, ce Wanderer déchiré entre la Vieille Europe et le Nouveau Monde, n’ont jamais cessé de susciter le malentendu. Mal entendu, cet amoureux de la voix humaine dont les mélodies d’une simplicité trompeuse n’ont rien à envier aux plus grandes réussites d’un Strauss ou d’un Schubert mais dont aucune œuvre lyrique n’est jamais entrée au répertoire des salles d’opéra. Mal entendues, ces compositions accusées de tourner le dos à la modernité quand Barber y exprime une sensibilité et une personnalité résolument intemporelles, dépouillées des oripeaux d’une mode factice. Mal entendue, cette musique revendiquant son héritage européen à une époque où tout compositeur né outre-Atlantique se devait d’ajouter sa contribution à la grande symphonie de l’Amérique. Mal entendu, enfin, ce talent inné pour la ligne mélodique, incapable d’imaginer un motif qui ne chante pas, quand le xxe siècle repoussait les frontières de l’exploration sonore pour s’adonner aux recherches formelles les plus débridées et stigmatiser ceux qui osaient ne pas en éprouver la nécessité. Le xxie siècle saura-t-il redécouvrir la musique de Barber ? Sommes-nous capables de mieux l’entendre, à présent que les querelles de chapelles se sont apaisées ? Cette biographie, la première à paraître dans un pays non anglophone, en fait 1. « On m’a reproché de n’avoir aucun style. Ça n’est pas très important. Je continue de “faire mon truc”, comme on dit. Cela demande, je crois, un certain courage ». John Gruen, op. cit.

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le pari. Loin de replacer l’itinéraire de l’homme et de l’artiste dans une perspective polémique, elle se propose d’offrir quelques pistes de réflexion et quelques repères au lecteur désireux d’explorer, en dehors de tout préjugé, la luxuriante forêt cachée par l’arbre de l’Adagio.

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