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un puissant vertige ? Comment ne pas ĂȘtre dĂ©calĂ©, intrusif, saugrenu, ridicule, en un mot, comment trouver sa place ? Le rĂ©alisme intĂ©gral ne voulant rien oublier finit toujours par dĂ©possĂ©der le rĂ©el de sa vraie force. Cette rĂ©flexion dâEdouard Glissant dans sa prĂ©face au Cadavre encerclĂ© de Kateb Yacine â dont lâamour de lâĆuvre et du parcours Ă©tait une des nombreuses raisons de ma prĂ©sence dans ces chemins de recherche â pouvait nous permettre, dans la position qui Ă©tait la nĂŽtre, de surmonter lâangoisse dâune connaissance exhaustive jamais atteinte ou lâĂ©cueil dâun simple thĂ©Ăątre tĂ©moignage, pharmaceutique, au service du bon sentiment citoyen. La question de lâĂ©criture et de sa place fut dans un premier temps pour moi paralysante. DâoĂč Ă©crire ? Que fallait-il dire ? Taire ? Affirmer ? Eviter ? Faire ? On a commencĂ© par sâabstenir. Dâabord sentir et prendre acte de son Ă©trangetĂ© au lieu. Nous nous sommes installĂ©s dans un appartement vide et avons rĂ©sidĂ© plusieurs semaines sur place. Nous restions des journĂ©es Ă traĂźner, Ă rencontrer des gens, chez eux, dehors, au bar, au centre commercial, au marchĂ©, Ă la sortie de lâĂ©cole, Ă peu Ă peu se faire accepter, Ă faire comprendre que nous nâĂ©tions ni des flics ni des journalistes. Nous avons rencontrĂ© et avons Ă©tĂ© rencontrĂ©s, traversĂ©s, silencieusement ou non questionnĂ©s, parfois fuis. Lâinjonction bien connue des jeunes des quartiers «âMais dâoĂč est-ce que tu me regardes ?â», allait pour moi rĂ©sumer la question centrale du travail. Tu les regardes mais qui te regarde toi ? MultiplicitĂ© des regards. Collision. Regard de lâhabitant. Regard de lâartiste cherchant sa matiĂšre. Regard de lâhabitant regardant lâartiste chercher sa matiĂšre et ricanant de cette recherche ou essayant de lui donner ce quâil pense avoir Ă ou devoir lui donner. Regard de lâobservateur qui transforme ce quâil voit, qui trouve ce dont il a besoin, ce quâil Ă©tait venu chercher. Ils viennent te coller leurs idĂ©es toutes faites sur le visage et puis ils repartent, soulagĂ©s. Regard de lâartiste regardant lâautre artiste positionner son regard essayant de le comprendre. Regard de celui qui sait, professionnel du savoir qui a toujours su mais qui ne sait plus quoi en faire. Regard du jeune chĂŽmeur qui espĂšre trouver du travail au sein de la compagnie quand les finances sont ce quâelles sont. Regards surplombants, rĂ©munĂ©rĂ©s, distants, empathiques, paternalistes, amoureux, ironiques, misĂ©rabilistes, politiques, Ă©conomiques, historiques, sociologiques, craintifs, passionnĂ©s, haineux, fraternels, indiffĂ©rents, complices, fantasmĂ©s, dĂ©lirants. Il sâagissait de faire thĂ©Ăątre de tout cela. Dâexprimer ces diffĂ©rents pĂŽles/modes dâobservation, de faire entendre leur confrontation. Travailler sur lâespace entre les ĂȘtres, lâentre-deux, la distance â lâinfinie distance â et les tentatives pour lâapprĂ©hender, la rĂ©duire. ThĂ©Ăątre pour questionner les reprĂ©sentations dans lesquelles nous vivons, qui nous parlent, que nous parlons, que nous relayons, thĂ©Ăątre pour les remettre en mouvement, les interroger, les confronter, les mettre en crise. Nous avons de fait rapidement compris par exemple que nous nâĂ©tions pas dans une CitĂ©, Banlieue, Quartier difficile â mots de la police camouflant mal la haine des quartiers populaires, ces espaces dangereux quâil faudrait toujours et davantage surveiller et punir â mais sur un de ces territoires singuliers oĂč une trĂšs grande partie de nos contemporains vivent, aiment, se manquent, se trouvent, sâĂ©vitent, tentent de ne pas sombrer, grandissent, vieillissent. Ne me regarde pas avec les yeux de ceux qui possĂšdent, regarde-moi librement, câest moi, câest tout ce que je te demande. Emancipation. La nĂŽtre. Le fait dâhabiter les tours plusieurs semaines nâĂ©tait donc pas une maniĂšre de se raconter benoĂźtement que nous Ă©tions dans le mĂȘme espace â nous ne lâĂ©tions pas â mais de nous placer dans le travail, de permettre de crĂ©er les conditions fragiles dâun espace intermĂ©diaire, libĂ©rĂ© de nos histoires et de nos rĂ©flexes propres, de
comprendre notre regard, dâoĂč est-ce que nous allions parler, dâoĂč est-ce que nous parlions, de quels endroits de nous-mĂȘmes et Ă qui. Ce que nous sommes ainsi venus chercher, en tant quâĂ©quipe de thĂ©Ăątre, ce nâĂ©tait pas tant du matĂ©riel humain pour Ă©crire, monter ou jouer. Nous sommes allĂ©s questionner la place et lâefficience du thĂ©Ăątre. Les nĂŽtres et du nĂŽtre. Aller questionner les positionnements, lâimmobilisme des positionnements, le monde oĂč nous sommes â Ă©tant entendu ici quâil nây en a quâun seul et que tout communique â ce que nous ignorons de lui et qui pourtant nous constitue, et rĂ©pondre peut-ĂȘtre, entre autre, en ce qui me concerne, aux discours des grandes figures de commandeurs du milieu dit culturel, dĂ©jĂ coulĂ©es â câest comique â dans le marbre, mandarins, gourous, spĂ©cialistes, technocrates, aristocrates dĂ©cadents administrant leurs terres, revenus de tout, avec leur idĂ©ologie du repĂ©rable, de lâexpertise, du culturel, du structurel, du nous-lâavons-dĂ©jĂ -faitça-a-foirĂ©, tout-a-dĂ©jĂ -Ă©tĂ©-vĂ©cu, rĂ©pondre Ă cela par cette citation en exergue de la piĂšce et en guise de fin de non-recevoir ou de simple constat : «âAnge blĂȘme, le fils pĂ©nĂštre en la demeure vide de ses pĂšres.â»â1 Vide abyssal. Ă lâheure oĂč la politique a Ă©tĂ© essentiellement remplacĂ©e par la gestion et le show, oĂč le rĂȘve des gouvernants devenu rĂ©alitĂ© tangible est bien celui de gouverner sans peuple, faire non pas un thĂ©Ăątre politique mais un thĂ©Ăątre du vide politique. Mise en examen de ce dĂ©sert politique oĂč de loin en loin, fragiles, sâilluminent quelques lueurs. Tentative de reprĂ©sentation du vide qui prĂ©cĂšde un Ă©vĂ©nement dâĂ©mancipation qui viendra. Qui ne viendra pas. Qui arrive toujours. Qui a toujours lieu. Et qui disparaĂźt. EvĂ©nement qui offre au monde aride une coulĂ©e de vie. «âLâexistence, en effet, nâest pas simplement niĂ©e, rejetĂ©e ou diminuĂ©e, elle est refoulĂ©e dans les corps de telle sorte que le lien que ces corps sont pourtant autorisĂ©s Ă Ă©tablir avec le lieu quâest le pays est dans le mĂȘme temps vidĂ© de sa substance. Dans cette perspective, chaque corps est Ă la fois liĂ© et dĂ©liĂ© par rapport au lieu, de sorte quâil est censĂ© occuper le lieu sans pouvoir lâhabiter vraiment. Dâune certaine façon, on peut dire des corps quâil sont inscrits dans le monde en tant quâabsents, quâils y vivent une vie de mort. Autrement dit, les choses qui composent le monde sont supposĂ©es ne par leur appartenir subjectivement (-) LâĂ©vĂ©nement est au sens propre une libĂ©ration, une fĂȘte oĂč des corps visibles ayant interceptĂ© la lumiĂšre de la vie sâexcĂšdent dans un ensemble de figures Ă©vanescentes. (-) Une manifestation par laquelle on dĂ©sapprouve le corsetage des principes, les procĂ©dĂ©s dâembaumement qui en font des corps dessĂ©chĂ©s livrĂ©s Ă lâadoration et alignĂ©s dans des sĂ©pultures oĂč lâoffrande dĂ©posĂ©e nâest rien dâautre que la vie elle-mĂȘme.â» Et puis il fallut Ă©crire. De retour Ă Lyon Ă ma table de travail. La dĂ©ception littĂ©raire dâabord face au rĂ©el insaisissable. Refus de rĂ©duire le monde. Sentiment dâĂȘtre faux, Ă cĂŽtĂ© en permanence. Ecriture extĂ©rieure, de surplomb, du commentaire. NĂ©cessitĂ© dâoublier ce quartier, les gens, la commande, toutes les gamberges Ă©voquĂ©es ici plus haut. Ne pas ĂȘtre un spĂ©cialiste, ne pas ĂȘtre dans la maĂźtrise, fermer sa gueule, Ă©viter la complaisance. Retrouver quelque chose de soi lĂ -dedans. Se souvenir dâavoir soi-mĂȘme vĂ©cu, perdu des ĂȘtres, quittĂ© des espaces. ApprĂ©hender lâinconnu de son propre avenir. Et puis quelque chose naĂźt, tremble, un processus. Des figures apparaissent, des bribes, des rĂ©pliques, des enjeux dramatiques. Rentrer dans lâaffaire, dans un autre espace, celui de lâĂ©criture, avec ses lois, ses impĂ©ratifs, son Ă©conomie, ses dĂ©tours,
construire une forme, ne pas toujours bien comprendre lâarticulation de ce travail avec les journĂ©es vĂ©cues Ă la Bastide, puis dĂ©couvrir ce qui a travaillĂ© en profondeur, inconsciemment. Savoir que ce spectacle sera jouĂ© et se reposer la question thĂ©Ăątrale. Les gens qui allaient venir, quâils soient directement concernĂ©s ou non, viendraient parce que ces deux tours allaient ĂȘtre dĂ©truites. Un des personnages, reprĂ©sentante fictive de ces entre-deux, commencerait donc le spectacle par une adresse directe, sorte de parabase. «âDeux immeubles vont ĂȘtre dĂ©truits, les habitants doivent partir et câest pour ça que vous ĂȘtes venus. Installez-vous. Ne vous gĂȘnez pas. Quâest-ce que vous voulez savoir ?â» Un autre personnage qui allait donner le nom Ă la piĂšce (Helian) dirait en rĂ©ponse lâinsaisissable, ce que je nâavais pas compris, ce que je ne pouvais pas rendre, cet intervalle entre le monde rĂ©el et celui de la fiction, personnage Ă©vanescent, aĂ©rien, faisant des signes Ă dâautres figures toutes aussi Ă©vanescentes, parlant Ă des ombres, et qui dirait la libertĂ© prise par rapport au rĂ©alisme intĂ©gral. Les reprĂ©sentations ont eu lieu, les habitants Ă©taient au rendez-vous, le thĂ©Ăątre fut au rendez-vous, mais un homme du quartier nâest pas venu. Nâhabitant plus nulle part. Squattant ça et lĂ des appartements vides. Alcoolique au dernier degrĂ© avec dans les discussions parfois la sagesse fulgurante dâun DiogĂšne. VĂ©ritable morceau de bĂ©ton Ă©chouĂ© lĂ sur le bord de la route, granit, parpaing. Sa vie comme sâil avait pissĂ© dans un violon. Ou comme sâil nâavait jamais pu pisser. Comme sâil sâĂ©tait retenu. Et pourtant quâest-ce quâil buvait. Et nous Ă©tions un soir dâoctobre dans un des appartements, avec les autres qui mangeaient, deux mois avant la premiĂšre, toute lâĂ©quipe rassemblĂ©e pour un premier travail de lecture in situ avant dâaller sâenfermer dans la boite noire du centre ville. Et nous Ă©tions tous les deux sur le balcon, Ă lâĂ©cart, et il sâagrippait Ă moi avec ses vieux souvenirs cabossĂ©s, son haleine fade dâalcool et de tabac, son dĂ©sespoir ironique et insoumis. «âFaut que je trouve une forme. Je suis celui quâĂ jamais trouvĂ© de forme Ă rien. Je vais quand mĂȘme pas crever avant que dâavoir donnĂ© une forme Ă tous ces visages qui sâen vontâ». Je lui avais promis dâaller boire un verre Ă mon retour Ă Limoges au moment de la crĂ©ation, de le conduire au spectacle. Je nâai pas tenu ma promesse. Ce prĂ©sent texte lui est dĂ©diĂ©. Je sais, câest insuffisant.
Samuel Gallet nove mbre 2009
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Georges Trakl, Helian
Sidi Mohammed Barkhat, De la Violence en politique, Lignes, Paris 2009
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