Extraits "un psy dans la cité" de Jalil Bennani

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Un psy dans la cité Jalil Bennani (extraits)

Editions la Croisée des chemins Comment voyez-vous l’extension de la psychanalyse au Maroc ? À ce jour, on peut dire que plusieurs facteurs ont rendu possibles l’existence puis l’extension de la psychanalyse au Maroc. La présence d’une pratique analytique depuis les années cinquante, l’introduction de la psychanalyse au sein de la pratique psychiatrique, la fondation d’associations et de groupes psychanalytiques au cours des dernières années, attestent de cette existence. La dernière décennie a connu une ouverture démocratique, un élargissement de la liberté de parole, des changements au niveau du statut de la femme. On sait que ces années ont constitué, au Maroc, une étape importante à travers certaines avancées sociales. Il faut également mentionner l’importance du plurilinguisme (arabe, berbère, français, anglais et espagnol) au sein de la société. Tous ces facteurs ont contribué à une ouverture des discours, une levée de tabous et l’émergence d’une parole individuelle […] Au vu des situations connues au Maroc et dans d’autres pays arabes et musulmans, avec des phénomènes tels que le charlatanisme, l’instrumentalisation du religieux, considérez-vous que la psychanalyse puisse entraîner une adhésion des individus ? La psychologie individuelle et la psychologie collective sont étroitement associées, du fait des rapports du langage avec l’inconscient. Il s’agit en quelque sorte d’un « inconscient social ». La pratique du psychanalyste concerne l’individu et non la masse. Par les changements qui peuvent s’opérer en lui, un individu peut avoir une influence sur son groupe, sa famille ou son entourage. À défaut de pouvoir changer les autres, il peut au moins changer le rapport qu’il entretient avec son entourage. La psychanalyse cohabite avec la liberté de penser. Avec le charlatanisme, nous assistons au voile de la conscience et au frein de la pensée. Lorsqu’un individu souffrant s’adresse à un guérisseur prétendant détenir ses secrets, celui-ci le dispense de penser et lui fournit des solutions toutes prêtes qui mettent le charlatan en position de vérité et de pouvoir. Il en vient ainsi à servir ses intérêts personnels, à installer ses adeptes dans l’obscurantisme et l’aliénation. Pour le psychanalyste, le recours à des explications faisant appel à des forces obscures ne peut pas dispenser le patient de s’interroger sur ses implications 1


personnelles dans le déclenchement de ses symptômes. Dans le cas de la foule, lorsqu’elle concerne le religieux instrumentalisé en idéologie, le leader est mis en position de chef vis-à-vis duquel les individus s’identifient. Ils sont comme dans un état d’hypnose, évitant de penser ou de remettre en question quoi que ce soit. Ce qui se joue inconsciemment chez un individu produit des effets dans le collectif. Qu’en est-il de la pensée irrationnelle ? Sa propagation a-t-elle un effet sur la situation de la psychanalyse au Maroc ? La pensée irrationnelle a la vie longue. Elle concerne fréquemment les superstitions, l’interprétation des signes, le recours à la magie et à la sorcellerie. Elle traduit des peurs profondes qui se rapportent généralement à la maladie et à la mort. Les procédés pour conjurer les mauvais sorts ne manquent pas : évitement du mauvais œil (aïn), protection par le chiffre cinq (khamsa), utilisation de talismans (herz), sur lesquels sont inscrits des signes auxquels on attribue des vertus magiques de protection et de pouvoir. Les écritures sont censées protéger leur porteur du mauvais œil et des maladies. Cette pensée irrationnelle a sa propre logique : les phénomènes vécus, ressentis ou redoutés, sont attribués à des forces obscures, extérieures au sujet et s’inscrivent dans un monde de signes, d’influences surnaturelles et cosmiques. Bien que les thérapies modernes se soient développées, bien que la science médicale ait largement pris place dans la société, ces croyances et ces pratiques demeurent très présentes au Maroc. La psychanalyse s’inscrit dans une pensée rationnelle : le trouble est en soi et peut être projeté sur les autres. La psychanalyse n’est pas la pensée magique et ces pratiques s’opposent donc à elles. Mais lorsque le sujet porteur de croyances en vient à s’interroger sur ce qui lui arrive, de manière subjective, alors la psychanalyse peut questionner ses croyances et les intégrer dans son histoire. La psychanalyse soutient des positions inverses de celles de la pensée irrationnelle en libérant le sujet des identifications à des représentations qui véhiculent des illusions collectives […] Je voudrais savoir quelle est la relation des Marocains avec les troubles psychiques. Est-ce que la psychanalyse a pris place parmi les autres traitements ? Les Marocains sont de plus en plus ouverts aux traitements modernes. Autrefois, la consultation chez le psychiatre était taboue. Tout au plus parlait-on d’aller voir le psychologue. Cette tendance existe toujours, mais de façon bien moindre. Les personnes souffrant de troubles psychiques, de conflits ou de simples symptômes hésitent beaucoup moins à consulter un spécialiste. L’entourage peut jouer un rôle pour conseiller un suivi psychiatrique, psychologique ou 2


psychanalytique. Mais il peut aussi freiner cette démarche […] Quels sont les traitements traditionnels les plus répandus et quelles raisons font qu’ils le sont, en dépit de la place prise par les traitements modernes au Maroc ? Les gens fréquentent souvent les marabouts (sadates), les hommes de religion (fouqaha), les voyantes (chouafat), les guérisseurs et les charlatans. Ces derniers exploitent souvent la misère et l’ignorance des personnes qui sollicitent leurs services. Les sadates et fouqaha font partie de la mémoire de notre culture et de notre patrimoine culturel. Consulter un siyed ou un fqih relève d’une démarche culturelle spontanée et se rattache aux croyances. Ces pratiques existent depuis le fond des âges et la médecine moderne ainsi que la psychanalyse ne les concurrencent pas. Les mêmes demandes peuvent être adressées aux uns et aux autres, mais la réponse n’est pas la même. Quant au phénomène de la voyance, ses acteurs se multiplient de façon tout à fait nouvelle. Certains affirment tenir leur don de la présence d’un jinn qui les pousse à faire ce métier et qui se trouverait derrière leurs prédictions. D’autres s’improvisent pour répondre de manière facile et mercantile aux angoisses de leurs adeptes. Devant l’angoisse de l’avenir, l’insécurité matérielle ou l’attente du bien-aimé, des faiseurs de songes viennent alimenter les espoirs, ou au contraire prononcer des verdicts qui obscurcissent la pensée de ceux qui fondent en eux leurs croyances. […] Les enfants dits de «classes favorisées» marocaines s’éloignent-ils des valeurs traditionnelles ou est-ce un symbole parmi d’autres de l’ouverture aux autres cultures ? Pourquoi, à votre avis, les fêtes religieuses marocaines n’ont-elles plus la même valeur que par le passé ? Pourquoi ces enfants aiment-ils aujourd’hui fêter Noël, la Saint-Sylvestre, Halloween ? Les valeurs traditionnelles sont en train de vaciller, et non seulement les fêtes. Les tabous tombent, l’autorité traditionnelle est remise en question. Nous assistons à travers les mutations sociales à une transformation et même, dans certains cas, à la dissolution des groupes traditionnels. Avec l’émergence de la notion d’individu, le groupe se recompose. D’où la difficulté de certains groupes à se reconstruire. Comme s’il fallait inventer de nouveaux modèles. Certains groupes éprouvent, de ce fait, des difficultés à leur équilibre. Comment peut-on penser que, dans ce contexte, les fêtes gardent la même valeur qu’autrefois ? Les fêtes sont l’expression de rituels, de communion, de joies, de plaisirs, d’échanges et de partages. Lorsque le contexte change, elles changent aussi. Et si on veut les fixer 3


dans une tradition qui ne bouge pas, elles se figent aussi. Les rituels perdent leur sens premier et peuvent devenir des stéréotypes. Fréquemment l’ennui s’installe et les jeunes recherchent d’autres fêtes, d’autres joies, « venues d’ailleurs », d’autant plus que les sollicitations, festives ou commerciales, ne manquent pas ! Nos fêtes ont besoin de se renouveler. Comment pouvons-nous les renouveler alors qu’elles sont tenues par la tradition et le religieux ? On peut les simplifier tout en gardant l’esprit de la fête. Faut- il qu’elles se déroulent sur le même rythme qu’autrefois alors que nous sommes au vingt et unième siècle ? Faut-il qu’elles deviennent des caricatures ? Faut-il absolument que la fête soit liée à des dépenses démesurées ? Quand on parle de tradition, garde-t-on vraiment l’esprit de la tradition ? Par exemple : où en sont les rencontres familiales d’autrefois lors des fêtes de l’Aïd ? On se visitait, on se retrouvait en toute simplicité, par cordialité et non pour le paraître comme c’est souvent le cas. Et que dire des mariages qui se déroulent avec un stéréotype sans cesse répété au point de s’accompagner d’ennui et de lassitude ? On peut cependant garder les symboles, les coutumes vestimentaires et alimentaires qui sont d’une grande richesse. Fort heureusement, certaines traditions culinaires et artisanales sont préservées. Elles doivent être maintenues, encouragées et peuvent s’enrichir considérablement. […] Le repli dans la tradition est-il lié uniquement à l’environnement ? Quels rôles l’enseignement et la famille doivent-ils jouer ? Les facteurs sociopolitiques et familiaux jouent un rôle important. Nul doute que l’instrumentalisation de la religion peut mener au développement des extrémismes […] L’enseignement à l’école doit développer un esprit ouvert non seulement sur la culture du pays, mais aussi sur les autres apports venus d’autres langues, d’autres cultures et d’autres continents. Quant à la famille, son rôle est capital, surtout au cours de la première enfance, car elle constitue le premier environnement de l’enfant. C’est là qu’il se socialise avant de découvrir le monde extérieur et selon que ce milieu est équilibrant ou pas, l’enfant développe ou non des facultés de jugement et d’appréciation, un esprit critique ou un esprit suiviste... Comment les parents peuvent-ils aider leurs enfants à garder leur identité sans pour autant tomber dans un conservatisme aveugle, un intégrisme religieux ou des préjugés raciaux ? Le rôle des parents est extrêmement difficile comme l’est celui des 4


enseignants et des éducateurs. Les premiers doivent être eux-mêmes au clair par rapport à un certain nombre de questions. Éduquer, former, préparer leurs enfants à affronter la vie ne consiste pas à désirer pour eux, à leur place, mais à valoriser leurs potentiels et leurs choix. À vouloir se mettre à la place de ses enfants, on peut étouffer leur personnalité et ne leur laisser aucun esprit d’initiative. C’est d’abord cela valoriser leur différence. Car le changement, le renouveau, la créativité, les nouvelles valeurs viendront de la jeunesse précisément, car c’est elle qui représente l’avenir. Il ne faut donc pas être nostalgique du passé, il faut accepter que le groupe soit refondé. La tristesse ressentie en certains moments, lorsque la tradition semble perdue, peut alors être le signe, l’annonce d’un renouveau dans le mode de vie, l’annonce de nouvelles richesses culturelles dans la diversité. […] Qu’en est-il de l’amour entre jeunes et moins jeunes ? Les jeunes se posent beaucoup d’interrogations sur l’état amoureux et la sexualité. Ceux que j’ai rencontrés au cours de débats dans des établissements scolaires posaient des questions directement liées à leur génération. Des questions simples et spontanées. « L’amour existe-t-il chez les ados ? »... « L’amour comme sentiment, l’amour comme pratique, l’un existe-t-il sans l’autre ? »... « Peut-on mettre une barrière à ses sentiments ? »... « L’amour existe-t-il vraiment ou n’est-ce qu’une simple illusion ? »... « Les Marocains éprouvent une attirance vers les choses interdites par la religion, pourquoi ? »...etc. L’état amoureux est un état qui mobilise le désir et confère un sentiment de plénitude et parfois même de toute-puissance. Plus rien ne compte, et surtout pas les frustrations de la vie quotidienne. Les attitudes varient selon les milieux sociaux […] La société marocaine traditionnelle ne permet généralement pas aux jeunes de montrer leurs sentiments en dehors des liens du mariage. Cela fait partie des tabous sociaux et des interdits religieux. Soulignons, à ce sujet, que les conventions, les traditions, les pudibonderies et les hypocrisies sociales sont souvent mises sur le compte du religieux. Quel est le rôle joué par la religion ? Les interdits posés par la religion peuvent réprimer les désirs, mais pas les supprimer. L’amour chez les adolescents est généralement le premier amour. Même si les premiers amours remontent à l’enfance, celui de l’adolescent est lié aux pulsions sexuelles. L’esprit et le corps sont envahis de pensées et de sensations […] Peut-on alors parler d’un nouveau rapport amoureux ? 5


Le Maroc connaît beaucoup de bouleversements liés à la jeunesse qui est, rappelons-le, majoritaire dans le pays. Cette jeunesse bouscule les tabous et change les valeurs. Le jeune s’inscrit moins dans les interdits sociaux et tente souvent de les braver. Par les défis qu’il lance à la famille et à la société, il peut faire changer la structure familiale et donner un nouveau visage à la société. Les jeunes font signe à l’avenir. Ils réduisent les écarts socioculturels et partagent les valeurs appartenant à leur génération, plus qu’à leur milieu social. […] Comment pouvez-vous repérer les conflits ? Quels sont les plus importants, ici au Maroc, qui s’imposent à l’individu, compte tenu de votre expérience ? Les conflits les plus fréquents sont des conflits identificatoires. Le décalage entre le milieu familial et le milieu extérieur peut être flagrant, obligeant les individus à une alternance entre l’ouverture – la liberté de s’exprimer, de se conduire selon ses souhaits et ses attentes – et la fermeture, avec des attitudes rigides, décalées par rapport au vécu contemporain et aux exigences de la modernité. Parents et enfants peuvent connaître ce décalage, mais aussi certains couples et des individus isolés par rapport à leur groupe. La fuite en avant peut s’imposer en adoptant un « faux self », une identité d’emprunt, la personne refoulant les règles morales, en bravant les censures, dans un va-tout provocateur, pouvant aboutir à des situations de défi conduisant à la réussite surfaite, ou au contraire au repli névrotique dans des rituels, des habitudes figées, des phobies avec restriction des sorties. Chez les jeunes, les grands paradoxes peuvent conduire à des troubles graves de la personnalité. Mais en fait, les deux extrêmes existent, soit l’un soit l’autre. Et c’est davantage le cas pour les jeunes filles. La famille, l’école, l’éducation y contribuent... En fait, les jeunes sont portés naturellement vers ces identifications plurielles. Mais les conditions familiales, éducatives et religieuses conduisent à des refoulements que j’appellerais « sélectifs » ; certaines conduites sont acceptées, d’autres rejetées. Elles peuvent aussi l’être d’un bloc, avec rejet quasi total de la tradition, ou refus de toute ouverture aux idées du monde contemporain. Ce sont là, effectivement des cas extrêmes. […] Les jeunes connaissent-ils beaucoup de problèmes ? Est-ce que l’adolescent 6


souffre de questions éducatives ? La notion de jeunesse se confond aujourd’hui avec celle de l’adolescence qui est un concept moderne. Il y a vingt ou trente ans, on n’en parlait pratiquement pas chez nous. D’ailleurs la langue n’a pas prévu d’équivalent pour ce terme. Certes, il y a le mot Mourahaqa en arabe classique, mais en dialectal nous ne l’utilisons pas. On parle des jeunes, on dit chab, ou ’azri. Le développement de cette notion est dû aux changements sociaux survenus au niveau mondial, le Maroc n’y est pas étranger. Autrefois on basculait brutalement du monde des enfants à celui des adultes, par l’entrée dans le monde du travail, par le mariage, par la prise des responsabilités au niveau familial... Aujourd’hui, l’adolescence constitue une transition entre deux âges, entre deux mondes. C’est une période d’interrogations, de mutations, de remises en question. C’est un moment de paradoxes : l’enfant devenant adulte veut s’affirmer et en même temps il est toujours dépendant. Il s’éloigne ou se rapproche de ses parents, il les critique ou sollicite leur attention, il les repousse ou les réclame. Ces attitudes entraînent des tensions et des angoisses, pour les adolescents et pour les parents. Pour grandir, l’enfant doit se détacher, il cherche alors des modèles ailleurs que dans le modèle familial : dans la bande des copains, dans les films, chez les idoles. Le saut générationnel est important et les parents eux-mêmes ne sont pas toujours préparés à ces changements. S’ils refusent le changement, ils se crispent et suscitent les disputes et les révoltes. S’ils cèdent à toutes les demandes de leur enfant, ils perdent toute autorité […] Au cours des examens une dépression peut survenir chez un adolescent, que faut-il faire alors ? Une dépression peut effectivement survenir au cours ou à la suite des examens surtout lorsque le jeune est insatisfait de sa prestation ou qu’il a subi une inhibition totale durant l’épreuve qui lui a fait oublier tout ou partie de ce qu’il savait. Il sombre alors dans une dépression, abandonne la suite des épreuves et songe même à ne plus rien faire. Il se déprécie, perd confiance en lui et ne voit plus d’issue. Cet état est généralement sans gravité et régresse après la déception. Suite à de longues semaines d’études et parfois à des privations de sommeil, cet état est fréquent chez des jeunes. Le premier conseil est le repos. Il faut réussir à redonner confiance au jeune en dédramatisant la situation et en la relativisant. Lorsque la dépression ne cède pas, elle signe en général un état antérieur plus profond que l’examen n’a fait que révéler ou exacerber. Une solution thérapeutique s’impose alors. 7


[…] Pourquoi les jeunes ont-ils recours à la consommation de drogues ? La toxicomanie est d’abord un problème social. C’est fréquemment un phénomène de mode, d’intégration dans une bande, un rituel auquel il faut sacrifier. On y trouve l’identification à ses pairs. Le jeune doit faire comme les autres pour être intégré. Il doit passer par les étapes vécues par les autres pour parvenir à être comme eux. La prise de toxique peut être passagère et sans lendemain, comme un essai ou un semblant pour être « dans le coup ». Mais le danger de prolonger cette expérience n’est jamais exclu et peut devenir dangereux […] L’usage des produits toxiques vient masquer le mal-être des jeunes. Ils ressentent un plaisir, ce qu’ils appellent le « flash », avec des sensations extraordinaires produites par le toxique. Le plaisir peut se renouveler par le fait de transgresser la loi, l’interdit. Certains jeunes sont amenés à consommer des produits toxiques à des fins « d’automédication » afin d’éviter le déplaisir qu’ils pourraient avoir s’ils n’en consommaient pas. La toxicomanie intervient comme une espèce de leurre. Les personnes qui souffrent d’addiction n’ont pas le désir de s’empoisonner, mais celui de trouver quelque chose qui les calme, chose qui devient destructrice par la suite. Mais c’est avant tout la recherche d’un état que le sujet ne peut pas se donner à luimême. Les produits permettent d’oublier l’échec, et donnent l’illusion que le temps continue de ne pas s’échapper et qu’on ne vieillit pas. Pour ces jeunes « Tout est encore possible », quel que soit leur âge, tout est encore possible, tout reste ouvert. […] Les nouvelles technologies poussent les jeunes à construire un Nouveau Monde, celui de la réalité virtuelle qui influence les autres réalités. Quelles en sont les conséquences psychiques ? Certains jeunes passent des heures et même des journées devant l’écran. Ils se font des amis qu’ils considèrent comme de vrais amis, même s’ils ne les ont jamais vus. L’espace relationnel devient exclusivement celui qu’ils développent sur le réseau. Le développement d’un espace virtuel est vecteur d’illusions et de surinvestissement de l’imaginaire pouvant éloigner l’enfant d’une réalité physique. Ce sont fréquemment des jeunes qui trouvent plus de facilités à l’écrit qu’à l’oral, plus d’aisance à ne pas être vus qu’à être en face à face avec quelqu’un. Déçus par l’entourage réel, ils se replient sur le virtuel où ils peuvent laisser libre cours à leurs écrits et à leur imagination. Certains vont même jusqu’à fausser leur identité ou utiliser différentes identités. Le risque de dépersonnalisation, de développement des 8


inhibitions, de confusions entre l’espace réel et l’espace imaginaire est alors grand. On range aujourd’hui la dépendance à Internet au rang des addictions en raison des troubles du comportement qui peuvent survenir et qui s’accompagnent de troubles du sommeil, d’une nervosité, d’un dérèglement alimentaire et d’une désocialisation. On doit cependant différencier l’addiction qui est due à une consommation de toxique et celle qui est produite par des modifications métaboliques dans l’organisme par un usage excessif des images virtuelles […] Quels conseils donner aux parents, pédagogues et enseignants pour accompagner l’enfant sur Internet ? Il faut que les adultes aient une formation à l’outil Internet. Ils peuvent alors commencer une éducation des enfants à cet outil dès le jeune âge. Il faut éviter de s’éloigner des enfants, de créer un fossé entre générations. Il faut éviter les surveillances cachées qui rendraient les enfants méfiants. En établissant une relation de confiance, on peut au contraire mettre en garde contre les mauvais usages et les dangers d’Internet par rapport à la violence, la pornographie, le racisme. Il ne s’agit plus de concevoir un monde dans lequel les jeunes ne courent aucun risque, mais un monde dans lequel ils soient capables de faire face à tous les risques avec un maximum de précautions […] Je voudrais votre avis sur certains points concernant la question des langues. Il y a une diversité de langues et de coutumes au Maroc : arabe, amazigh, français, anglais… Je sais que vous avez travaillé et débattu sur la question du bilinguisme. Est-ce que la question linguistique a des effets sur la pratique psychanalytique ? La question du bilinguisme est très importante en psychanalyse et dans la vie courante. Elle crée un espace de liberté et repousse les limites de chaque langue. Ce qui ne se dit pas dans une langue se dit dans une autre. Une langue peut être réservée au quotidien familier, une autre pour les relations de travail […] On peut dire qu’il y a la langue de l’intime et la langue de maîtrise, bien souvent cette dernière étant le fait de l’élite. Passant du dialectal au français, à l’anglais ou à l’espagnol, on peut dire qu’on change de registre, de la langue familière à la langue écrite, la langue dont l’usage dépasse les frontières du pays. Les changements de langue en psychanalyse traduisent bien ces situations et révèlent la face cachée de chaque langue. Le bilinguisme met en relief certaines situations de refoulement lorsque le sujet exprime un vécu dans une langue plus que dans une autre ou, au contraire, lorsqu’il prend du recul par rapport aux affects, à l’intime, en ayant 9


recours aux langues dites étrangères […] Comment définir la langue maternelle ? Dans le cas du bilinguisme, est-ce l’arabe ou l’amazigh ? L’arabe ou le français ? L’amazigh ou le français... Est-ce que la langue a des effets sur la constitution de la personnalité ? La langue maternelle est la première langue parlée, celle dans laquelle l’enfant a été élevé, a reçu ses premiers soins et éprouvé ses premiers affects. Elle est parlée dans le milieu familial, par la mère et par le père, par l’entourage proche. C’est dans l’environnement de cette langue que l’enfant grandit. C’est par cette langue qu’il ressent une communion avec la mère. On dit que c’est la langue dans laquelle l’enfant « a été parlé », une langue qui lui a préexisté. La mère fait partie de la langue, la langue ne lui appartient pas. L’appellation « langue maternelle » peut être sujette à discussion. Quelle est la langue maternelle si la mère parle l’amazigh, le père l’arabe et l’enfant l’arabe ? Il y a plusieurs appellations possibles : la « langue maternelle », la « langue de l’intime », la « langue première », la « langue principale ». Je préfère parler de la « langue du désir de la mère ». Un enfant peut parler dans sa première enfance la langue intime, celle portée par le désir de la mère. En grandissant, il peut parler la même langue, mais ses mots ont changé. En parlant, on se sépare. L’enfant est avec sa mère, mais il est coupé d’elle ! En situation de bilinguisme il quitte la langue maternelle d’une façon patente. La langue évolue pour devenir la langue des relations sociales et non plus celle de l’intime. Soulignons un fait qui a toute son importance concernant le passage d’une langue à une autre : certains sons existent en amazigh et pas en arabe ; certaines consonnes de l’alphabet arabe, comme les lettres aïn = ‫ع‬, ha’ = ‫ح‬, qaf = ‫ق‬..., n’existent pas dans les langues latines. Cela souligne toute la question du rapport de la lettre au corps […] Quand un enfant parle l’arabe et l’amazigh, est-ce que les deux langues ne font qu’une seule langue et dans ce cas, est-ce que les deux constituent la langue maternelle ? Oui et non. Parlant une langue et l’autre, l’une puis l’autre, elles sont comme une seule langue. Mais elles n’expriment pas forcément chacune les mêmes émotions ou les mêmes représentations. C’est pour cela que les mots du maternel sont, là encore, ceux qui sont plus proches de l’intime et du désir de la mère. En est-il de même pour la langue française et pour les autres langues ? Oui, cette réflexion vaut également pour d’autres langues. Mais n’oublions pas que chaque langue a son histoire et celle du français n’est pas celle de l’anglais, 10


de l’espagnol ou du hollandais. Dès lors, le statut de la langue n’est pas le même. Le passé de la France est lié à l’histoire coloniale. Celui de l’Espagne l’est en partie, l’occupation espagnole ayant été plus limitée. Dans le nord du Maroc, les habitants sont souvent hispanisants, ce qui n’est pas le cas dans le reste du pays. Dans l’ensemble du Maroc, la langue française a un statut à part, elle ne peut être considérée comme une langue étrangère au même titre que les autres langues étrangères et pour une partie des Marocains, elle a été présente avec l’arabe dialectal dès le plus jeune âge. Quant au hollandais, il est lié à l’immigration marocaine en Hollande et l’acquisition de cette langue ne se fait pratiquement qu’en terre d’exil pour les parents. Pour les enfants de la deuxième génération, elle est mêlée à leur langue maternelle, que ce soit l’arabe ou le tarifit (variante de l’amazigh). Le dialectal, «darija», peut-il être considéré comme langue maternelle ? Bien sûr. C’est la première langue que les enfants marocains parlent chez eux. C’est aussi la langue qui reste la plus parlée, celle des échanges pour les enfants et les adultes. Elle ne cesse de s’enrichir de mots nouveaux qui traduisent la créativité populaire et qui se nourrit d’autres langues, souvent en transformant les mots. L’humour, les jeux de mots et les mots d’esprit sont très présents dans le dialectal ; ils traduisent bien la liberté et le plaisir que les Marocains prennent avec leur langue […] La darija est une langue d’une grande richesse. Elle s’écrit aussi et a un large répertoire poétique et littéraire, les hajjayat, (contes), les chansons populaires, le malhoun (musique marocaine classique), etc.. Les journaux aussi l’utilisent à présent. […] Dans la question religieuse, il y a la relation avec Dieu, la relation avec les autres, la relation avec soi-même. Ces trois dimensions s’interpénètrent dans les trois religions et en particulier dans l’islam. Quel est le point de vue de la psychanalyse sur ces questions ? […] Psychanalystes et hommes de religion peuvent recevoir des demandes convergentes et des demandes divergentes. Les individus cherchant des réponses à leurs souffrances et à leur détresse s’adressent à l’un, à l’autre ou aux deux. Nous assistons dans nos sociétés à des changements de repères identitaires liés à des évolutions trop rapides et mal assumées, engendrant angoisses et désarroi. Les sociétés arabes et musulmanes connaissent aujourd’hui un regain du religieux, mais aussi des mouvements libertaires qui contestent à haute voix la prédominance de la pensée unique du discours religieux et sa mainmise sur la vie sociale et individuelle 11


[…] Pensez vous que la pratique de la religion est affaire personnelle ? Il y a un texte sacré, et de multiples interprétations de ce texte. L’interprétation dépend des hommes et des sociétés. Il n’y a pas une, mais des sociétés arabes. La croyance est intimement mêlée à la structure de personnalité. Une grande culpabilité, des regrets, des remords par rapport à un passé conduisent certains à vouloir tout effacer par la pratique religieuse. On peut multiplier les exemples de singularisation au sein de la pratique religieuse. Certains vont même chercher dans le recours au religieux un remède à leur maladie, une thérapie, un soulagement, une guérison. Ils s’en remettent au destin, al maktoub. « Dieu a voulu cela » et « c’est ma destinée », entend-on dire. La religion peut- elle répondre à tous les aspects de la vie, avoir réponse à tous les maux ? Ceux qui, tout en se situant dans la croyance, viennent voir le thérapeute, qu’il soit psychanalyste, psychiatre ou psychologue, considèrent celui-ci comme un « prétexte » ( sabab ), Dieu seul, dit-on, pouvant décider de la guérison. Dans les sociétés arabo-musulmanes, les patients disent fréquemment : « C’est Dieu qui soigne et l’homme n’est qu’un prétexte », Min fadli allah wa bifadlik, disent-ils. Lorsqu’ils décident de se rendre chez un thérapeute, celui qui est considéré comme un « prétexte », ils peuvent devenir actifs dans la prise en charge de leur mal, voire de leur destin. La responsabilité du thérapeute se trouve pleinement posée, et son éthique aussi. Un grand piège pour lui, car le voilà investi, contre son gré, du rôle d’un saint, intermédiaire entre Dieu et l’homme. Comment s’en sortir ? La question de la coexistence entre science et religion se trouve ici pleinement posée. Le vécu religieux des patients, leur croyance et leur pratique sont des faits individuels et collectifs. Selon le Coran, l’âme est de trois sortes : une âme apaisée (« Mut- ma’inna ») qui est le propre des prophètes et des « awlia’ », une âme associée aux reproches (« lawwâma »), faisant ressentir le sentiment de culpabilité et rétablissant un équilibre psychique, enfin une âme incitatrice au mal (« ammâra bi sou’ ») qui est liée aux passions. Ne voyez-vous pas que cette distinction coïncide avec l’inconscient et le conscient freudien ? […] Le concept de l’âme, nafs, intéresse la psychanalyse, la psychothérapie et la psychiatrie. En arabe, les mots désignant ces trois disciplines, at-tahlil annafsi, al-‘ilaj annafsi et at-tibb annafsi incluent le concept de l’âme. En français, le mot « psychiatrie » résulte de l’union de deux vocables grecs, l’un psukhé et l’autre iatròs ; ce dernier veut dire de façon univoque « médecin » ; on traduit volontiers psukhé 12


par « âme » et on en conclut que psychiatrie signifierait « médecine de l’âme ». En fait, le Coran utilise deux termes pour désigner l’âme : nafs et rûh, ce deuxième terme désignant un ange, messager particulier. Nafs revêt plusieurs acceptions. La dualité « âme tentatrice »-« âme apaisée » pose les fondements d’une doctrine éthique et psychologique des philosophes musulmans. Ce fut le cas d’Ibn Sina, pour qui l’homme peut choisir d’orienter sa destinée vers l’âme apaisée, grâce à son intellect. Il y a une tension entre le bien et le mal. Dans le Coran, l’âme désigne aussi l’être humain lui-même et sera identifiée au moi chez Ibn Sina et les penseurs qui lui ont succédé. Notons que cette identification de l’âme au moi se retrouve aussi chez Platon dans le Premier Alcibiade et chez Plotin. Dans plusieurs versets du Coran, le mot nafs désigne Dieu lui-même. Au pluriel, nafs désigne une assemblée d’hommes et de jinns. Ainsi, l’appellation an-nafs renvoie à une grande richesse sémantique qui peut permettre de rattacher les trois catégories de l’âme que vous citez à partir du Coran aux instances de la topique freudienne. Les passions peuvent être rattachées au « ça » de l’inconscient (les pulsions), les reproches au « surmoi » (les interdits) et l’âme apaisée au « moi » qui fait le compromis entre les deux premières instances. Il faut cependant reconnaître un aspect réducteur de ces rapprochements, car on ne peut sortir les concepts de l’islam et de sa mystique de leur contexte propre et les rapprocher de ceux de la psychanalyse. Les types de discours (celui de la croyance, celui de la science, celui de la réflexion intérieure) ne correspondent pas, les distinctions faites dans l’un d’entre eux n’ont pas forcément le même sens dans l’autre […] La croyance en l’au-delà domine les religions monothéistes. Est- elle une nécessité ou une chose dont l’homme peut se passer ? La croyance en l’au-delà domine dans les religions de la tradition du Livre. Elle ne figure pas dans d’autres religions comme le bouddhisme. La croyance est un fait inhérent à l’homme dans toutes les civilisations. La croyance en l’au-delà répond, nous l’avons vu, aux désirs les plus profonds. Il y a du fantasme dans le désir pour une totalité indifférenciée, éternelle et océanique : c’est là que se situe le fait de la croyance. Mais l’au-delà des monothéismes remplace, lui aussi, ce fantasme de la totalité indifférenciée, comme le fait la science. Seulement le registre de la science est celui de la preuve mise au service du désir. Ce faisant, la science, quand on y regarde de près, n’a pas du tout l’apparence d’un discours clair et distinct dans lequel tout fantasme aurait été écarté : en son cœur même, il y a souvent un imaginaire fantasmatique qui nourrit la réflexion. L’homme a un désir d’éternité, un désir de plénitude que la théologie interroge à sa façon, de même que 13


la psychanalyse […] Quelle est l’importance de la relation entre l’éducation religieuse et les écoles ? L’école a une grande importance dans l’éducation religieuse. Une grande responsabilité aussi. Il y a une différence entre l’école et la mosquée, le masjid. Le rôle de l’école est de développer un esprit critique et non pas seulement de recevoir un savoir et des connaissances. La connaissance de l’histoire de l’Islam et de son apport civilisationnel dans l’histoire des arabes est fondamentale dans l’éducation. La manière de l’enseigner est essentielle […] L’influence d’un « Fakih » est plus importante de nos jours que celle d’un psychanalyste, comme si le corps et l’âme de l’individu étaient l’objet de leur concurrence. Sachant que vous effectuez plusieurs recherches et pratiques cliniques, que pensez-vous de cette rivalité ? Ce serait une erreur de les mettre en rivalité. Ils n’opèrent pas du tout sur les mêmes champs. Pour le premier, c’est d’abord le champ de la croyance, pour le second celui du langage. La psychanalyse s’est implantée sur un fond de savoir médical psychiatrique. La médecine elle-même s’est greffée sur un terrain traditionnel représenté par les fouqaha, les marabouts et les magiciens. Elle est toujours seconde par rapport aux représentations populaires. La psychiatrie est venue opérer une coupure épistémologique en n’attribuant plus la folie à des causes sacrées, mais à des causes humaines. Aux représentations traditionnelles, elle a substitué des classifications. Le jinn, le sihr ne s’inscrivent plus dans un système unique relevant du cosmos, mais sont intégrés dans plusieurs catégories diagnostiques : l’hystérie, l’obsession, la paranoïa... Il y a là un détour fait par les classifications. La psychanalyse concerne le sujet pris dans le langage, en cela elle questionne la tradition par le biais des signifiants pris dans la culture : nul n’échappe à ses appartenances symboliques. La psychanalyse n’oppose donc pas tradition et modernité, mais tente de se réapproprier la tradition en l’intégrant dans des valeurs universelles. Quels rôles jouent actuellement les études et pratiques psychanalytiques quant à la libération de l’homme arabe des chaînes du passé ? Les Arabes ont beaucoup souffert de la servitude volontaire et continuent de l’être. La psychanalyse peut aider à opérer un passage de la soumission à l’affirmation, de la contrainte à la liberté, de la servitude au désir. Non que la liberté signifie la possibilité de tout dire, de tout faire en dehors des lois, mais que les 14


individus puissent prendre conscience des mécanismes d’autocensure qui les minent et inhibent leur existence. Ils peuvent ainsi sortir d’un état de quasi-hypnose qui caractérise les foules quand elles ne font que suivre, sans avoir une pensée propre à chacun. Ils peuvent développer un esprit libre, critique, créatif, inventif, ouvert. Selon vous, que peut apporter la laïcité à notre société ? Une certaine forme de laïcité, séparation du politique et du religieux existe partiellement dans notre société. Les lois religieuses ne sont pas appliquées systématiquement et nombre de changements et avancées sur ce plan ont été acquis par l’évolution de la société. La laïcité est une manifestation de la modernité. Elle passe par les droits de l’homme et de la femme, par la liberté d’adhérer à des idées et à des croyances sans contrainte. L’ordre ancien accentuant la différence des sexes dans le sens de l’inégalité a été remis en question. L’accès à cette modernité suppose un développement social, éducatif, culturel. Autant de facteurs qui, à côté de la religion, façonnent les individus. La psychanalyse n’a pas la prétention de s’opposer à la montée de la théologie ou aux idéologies, mais elle offre un espace de liberté qui rejoint celui de laïcité. Elle est d’emblée partie intégrante de la laïcité. Elle peut aider l’individu à entrer dans la laïcité, en dégageant la croyance des contraintes imposées ou des contraintes névrotiques. […] Quelles sont, à votre avis, les questions qui devront être approfondies dans les pays arabes ? Aujourd’hui, il faut tout d’abord clarifier la question du religieux. On veut nous faire croire que le religieux s’occupe de tout. On a longtemps affirmé que l’islam s’opposait à la psychanalyse. Nous voyons, dans la pratique, qu’il n’en est rien. Il faut, au contraire, préciser que le développement de la psychanalyse est étroitement lié à la fois au monothéisme et à l’émergence d’un monde fondé sur la science. Certaines sociétés sont plus attachées à la tradition ; pour d’autres, cette tradition ne suffit pas et elles vont vers le fondamentalisme. Il en est qui rejettent la religion ou font des compromis... Il existe, au sein du monde arabe, des entités. Le Maghreb en est une. Elle n’est pas seulement géographique, mais aussi linguistique et culturelle. Cette spécificité doit être cultivée et exploitée. Les sociétés maghrébines vivent, à des degrés divers, une certaine forme de laïcité, même si l’islam est religion d’État. Leur rapport à l’Occident, au plurilinguisme, à la 15


modernité les prédispose à une ouverture qui gagnerait davantage avec la laïcité. Même le champ religieux en serait enrichi par une pratique librement consentie et non pas contrainte par les interdits et les peurs, une religiosité libre et non pas subie. Cette liberté est concomitante avec les revendications de la jeunesse pour l’avènement d’états de droit. La démocratie véritable peut contribuer au développement de l’éducation et de l’enseignement. La recherche, la découverte de nouvelles potentialités, l’élaboration théorique, faisant cruellement défaut dans les pays arabes, y gagneraient certainement beaucoup. Nous sortirions alors de la nostalgie dite du « passé glorieux des Arabes », et nous gagnerions en pensée rationnelle, loin du passéisme, des croyances irrationnelles et du fatalisme. […] Pourquoi, à votre avis, l’écrivain - ou l’artiste - est parfois considéré comme égoïste, et pourquoi se considère-t-il souvent « pas comme les autres » ? Je préfère dire qu’il est narcissique, car lorsque l’artiste se donne au public, il n’est point égoïste […] Il est le centre de sa créativité et de ses représentations. Il arrive, chose très surprenante mais pas rare, qu’un artiste détruise son œuvre après l’avoir terminée. Sa créativité, son expression s’avèrent nécessaires, s’imposent à lui, mais sans doute son narcissisme n’est alors pas assez fort dans ces cas pour pouvoir s’exposer en public. Ce n’est pas un refus de donner mais un repli, une intimité qui ne se livre pas ou une insatisfaction face à sa production. L’artiste a très souvent une position singulière au sein de la société. Ainsi, Khalil El Ghrib est un artiste qui ne se dit pas artiste bien qu’il expose ses œuvres. Il a en lui une réflexion très profonde, spirituelle et métaphysique. Pour lui, les objets occupent un espace comme les humains, vivent et se transforment. Il ne vend pas ses œuvres. Il ne recherche rien des richesses matérielles. […] Les poètes engagés pendant la Résistance et le lourd tribut qu’ils ont payé, prouvent bien leur souci de l’« autre », leur désir de changements sociaux et politiques bien loin d’un refuge dans une tour d’ivoire. Le poème Liberté de Paul Eluard a soutenu l’espérance de la victoire : comme on le faisait pour les armes et les munitions, il a été parachuté dans les maquis. Le poète palestinien Mahmoud Darwich était très engagé dans la lutte de son peuple, il a été arrêté plusieurs fois pour ses écrits et activités politiques […] Que pensez-vous des écrivains marocains et quel a pu être leur apport à la psychanalyse au Maroc ? 16


Leur rôle est capital. Avant l’arrivée des psychanalystes marocains, les écrivains, sociologues, anthropologues, linguistes, historiens ont, dès les premiers sursauts pour l’indépendance, impulsé un renversement des valeurs traditionnelles et introduit un renouveau dans le champ des sciences humaines. Les écrivains comme Driss Chraibi ont remis en cause l’ordre établi dans la société patriarcale et donné une place à l’individu dans la littérature. La psychanalyse comme le roman peut être subversive pour la culture. La littérature maghrébine touche au nondicible en public dans la société maghrébine. Qu’on pense à Mohamed Choukri dont les écrits furent longtemps censurés. La fonction subversive, en déstabilisant les normes du groupe, ne permet-elle pas de libérer une parole individuelle ? Citons aussi les Algériens, Rachid Boudjedra, Kateb Yacine... Parmi les Tunisiens, Abdelwahab Meddeb et Albert Memmi... Certains travaux de chercheurs ont été très proches de ceux de la psychanalyse. Au Maroc, Abdelfettah Kilito a ouvert tout un champ sémantique à explorer : de l’arabe au français. Abdallah Hammoudi, dans La victime et ses masques, a travaillé sur le rituel du sacrifice musulman en comparant les procédés du rituel au fonctionnement du travail du rêve. Enfin, je mentionnerai Abdelkébir Khatibi qui a été de tous les écrivains maghrébins l’un des plus proches de la psychanalyse. Dans son dernier ouvrage Le scribe et son ombre, qui nous a été livré comme un testament, il écrit : « Il est heureux que la psychanalyse dialogue avec la littérature, depuis son invention. Dialogue très fécond entre la connaissance, le langage et l’art. » Dans cet autoportrait, l’écrivain se livre en affirmant son lien à la psychanalyse. Et quel fut l’apport des artistes ? Si les écrivains ont écrit ce qui ne pouvait se dire, les artistes ont transgressé d’autres tabous et relevé des défis. Ainsi si le corps nu est généralement absent dans les productions picturales, certains ont bravé l’interdiction de la représentation du nu, encore rare aujourd’hui : Mohammed Kacimi a levé un voile dans quelques esquisses sur la nudité et la sexualité. Fouad Bellamine, a fait scandale par un tableau faisant référence à L’origine du monde de Courbet. Ce tableau – qualifié de provocation par certains officiels et médias – est un montage de photographies de femmes nues dont le sexe est caché par un marabout. L’auteur a revendiqué un hommage à la femme, recouverte de sainteté. Mohamed Drissi a peint des corps féminins nus, fascinants, mutilés, souffrants ou déshumanisés, émouvants et troublants de vérité. Il était très proche de l’écrivain Mohamed Choukri. Dans la littérature et dans les arts plastiques, les corps, dans leur nudité, sont présentés pour être valorisés, reconnus, revendiqués, ne cédant ni à la contrainte d’être cachés, ni à l’exhibition, loin des convenances sociales. Ils signent un appel à une liberté et à une remise en question des normes et des interdits. 17


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