L'Amant vengeur - extrait

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Une guerre fait rage à l’insu des humains. Six vampires protègent leur espèce contre la Société des éradiqueurs. Ils sont regroupés au sein de la mystérieuse Confrérie de la dague noire. Vhengeance vit dans l’ombre depuis toujours. Mais lorsque le vent de la rébellion se met à souffler sur la société des vampires, son intrépidité fait de lui l’homme de la situation pour assassiner Kolher, le roi. Son côté sombre meurt d’envie de profiter de l’occasion, cependant Vhengeance a d’autres problèmes, car son identité de symphathe est sur le point d’être dévoilée. C’est alors qu’il se tournera vers l’unique lumière de son univers inquiétant : une femelle vampire ignorant tout de la corruption. Ehlena. Le seul être qui pourrait le sauver de la damnation éternelle… Romance / Sexy Dans la même série :

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Éléonore Kempler Photographie de couverture : © Refat / Shutterstock Illustration de couverture : Anne-Claire Payet ISBN : 978-2-8112-0876-9

9 782811 208769

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Du même auteur, chez Milady, en poche : La Confrérie de la dague noire : 1. L’Amant ténébreux 2. L’Amant éternel 3. L’Amant furieux 4. L’Amant révélé 5. L’Amant délivré 6. L’Amant consacré 7. L’Amant vengeur Anges déchus : 1. Convoitise 2. Tentation Aux éditions Bragelonne, en grand format : La Confrérie de la dague noire : Le Guide de la Confrérie de la dague noire 7. L’Amant vengeur 8. L’Amant réincarné 9. L’Amant déchaîné

www.milady.fr


J.R. Ward

L’Amant vengeur La Confrérie de la dague noire – 7 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Éléonore Kempler

Bragelonne


Milady est un label des éditions Bragelonne

Cet ouvrage a été originellement publié en France par Bragelonne

Titre original : Lover Avenged Copyright © Jessica Bird, 2009 Suivi d’un extrait de : Lover Mine Copyright © Jessica Bird, 2010 Tous droits réservés y compris les droits de reproduction en totalité ou en partie. Publié avec l’accord de NAL Signet, membre de Penguin Group (U.S.A.) Inc. © Bragelonne 2012, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-0876-9 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr


Ce livre est dédié à : Toi. Bien et mal sont des termes très relatifs pour désigner les gens comme toi. Mais je suis d’accord avec elle. Pour moi, tu as toujours été un héros.



Remerciements Mon immense gratitude aux lecteurs de La Confrérie de la dague noire et une ovation aux Cellies ! Merci infiniment à Steven Axelrod, Kara Cesare, Claire Zion, Kara Welsh et Leslie Gelbman. Merci à Lu et Opal, ainsi qu’à nos modérateurs et à tous nos surveillants du Hall, pour tout ce que vous faites par pure gentillesse ! Comme toujours, tous mes remerciements à mon comité exécutif : Sue Grafton, docteur Jessica Andersen et Betsey Vaughan. Et tout mon respect à l’incomparable Suzanne Brockmann et à la toujours sensationnelle Christine Feehan (et à sa famille). À DLB : dire que je t’admire est évident, mais voilà c’est comme ça. Je t’aime et t’embrasse, maman. À NTM, qui a toujours raison et réussit à toujours se faire aimer de nous tous. À LeElla Scott, qui déchire tout, oui ma belle, totalement. À ma petite Kaylie et sa maman, parce que je les adore. Rien de tout cela ne serait possible sans mon mari aimant, qui est mon conseiller, mon gardien et mon voyant, ma formidable mère qui m’a donné tellement d’amour que je ne pourrai jamais lui en rendre assez, ma famille (de sang comme d’adoption) et mes très chers amis. Oh, et toute mon affection à la meilleure moitié de WriterDog, comme toujours.



Tous les rois sont aveugles. Les bons le savent et ne se servent pas que de leurs yeux pour diriger.



Chapitre premier

– L

e roi doit mourir. Quatre mots tout simples qui, pris séparément, n’avaient rien de particulier. Mis bout à bout, ils évoquaient tout un tas d’emmerdes : meurtre, parjure, haute trahison. Mort. Pendant les secondes pesantes qui suivirent ces paroles, Vhengeance ne réagit pas, laissant ces termes flotter dans l’air étouffant du bureau, semblables aux points cardinaux d’une boussole ténébreuse et malfaisante qui n’avait plus de secrets pour lui. — As-tu une réponse ? reprit Montrag, fils de Rehm. — Non. Montrag cligna des yeux et tripota sa cravate en soie. Comme la plupart des membres de la glymera, il faisait patte de velours, les souliers toutefois fermement plantés dans le sol aride de sa classe. Ce qui signifiait qu’il était franchement précieux, à tous points de vue. Avec sa veste de smoking, son pantalon chic à fines rayures et – oh, putain ! Il portait vraiment des guêtres ? – il semblait tout droit sorti de Vanity Fair. L’édition du siècle précédent. Et, avec son infinie condescendance et ses idées sacrément brillantes, il était comme Henry Kissinger, l’ancien secrétaire d’État de Nixon : tout en analyse, aucune autorité. Ce qui expliquait cette rencontre, en fait. — Ne t’arrête pas en si bon chemin, poursuivit Vhen. L’atterrissage ne sera pas plus agréable. 11


Montrag se renfrogna. — Je n’arrive pas à envisager la chose avec ta désinvolture. — Est-ce que j’ai l’air de rire ? On frappa un coup à la porte du bureau et Montrag tourna la tête, ce qui lui donna un profil de setter irlandais : tout en nez. — Entrez. Une doggen se faufila dans la pièce et la traversa, ployant sous le poids du service en argent qu’elle portait sur un immense plateau d’ébène. Jusqu’à ce qu’elle relève la tête et aperçoive Vhen. Elle se figea instantanément. — Nous prendrons le thé ici. (Montrag désigna la table basse entre les deux canapés en soie sur lesquels ils étaient assis.) Ici ! La doggen ne bougeait pas, dévisageant Vhen. — Quel est le problème ? demanda Montrag quand les tasses à thé commencèrent à s’entrechoquer dans un tintement. Pose ce thé ici, tout de suite. La doggen inclina la tête, marmonna quelque chose et avança lentement, pas à pas, comme si elle s’approchait d’un serpent prêt à mordre. Elle demeura aussi loin de Vhen que possible et, après s’être déchargée du plateau, fut à peine capable de disposer les tasses dans les soucoupes tant ses mains tremblaient. Quand elle s’empara de la théière, il fut évident qu’elle allait en renverser partout. — Laissez-moi faire, dit Vhen en tendant la main. La doggen s’écarta de lui en sursautant, lâcha l’anse et la théière bascula. Vhen la rattrapa, l’argent du récipient dégageant une chaleur foudroyante dans ses paumes. — Qu’est-ce que tu as fait ! s’exclama Montrag en se levant de son canapé. 12


La doggen recula de manière servile, levant les mains devant son visage. — Je suis désolée, maître. Je suis vraiment… — Oh, ferme-la et va chercher de la glace… — Ce n’est pas sa faute. (Vhen reprit calmement la théière par l’anse et se mit à verser.) Et je vais parfaitement bien. Tous deux le regardèrent comme s’ils s’attendaient à le voir bondir comme un beau diable en chantant « ouille, ouille, ouille ». Il reposa la théière en argent et regarda les yeux pâles de Montrag. — Un sucre ou deux ? — Puis-je… puis-je te donner quelque chose pour ces brûlures ? Il sourit, montrant les crocs à son hôte. — Je vais parfaitement bien. Montrag sembla offensé de ne rien pouvoir faire et retourna son mécontentement contre sa servante. — Tu nous fais honte. Laisse-nous. Vhen jeta un coup d’œil à la doggen. Pour lui, ses émotions formaient une grille en trois dimensions de peur, de honte et de panique – une trame qui emplissait l’espace autour d’elle aussi sûrement que ses os, ses muscles et sa peau. — Calme-toi, pensa-t-il en s’adressant à elle. Et sache que j’arrangerai les choses. La surprise se peignit sur son visage, mais ses épaules se détendirent et elle fit demi-tour, visiblement beaucoup plus calme. Quand elle fut partie, Montrag se racla la gorge et se rassit. — Je ne pense pas qu’elle fera l’affaire. Elle est totalement incompétente. — Pourquoi ne pas commencer avec un sucre (Vhen joignit le geste à la parole) et voir après si tu en veux un autre ? 13


Il tendit la tasse, mais pas assez, si bien que Montrag fut forcé de se relever de son canapé et de se pencher par-dessus la table. — Merci. Vhen garda la soucoupe en main tandis qu’il implantait une nouvelle pensée dans le cerveau de son hôte. — Je rends les femelles nerveuses. Ce n’était pas sa faute. Il lâcha abruptement la porcelaine et Montrag eut du mal à garder sa prise. — Oups. Attention. N’en renverse pas. (Vhen se réinstalla dans le canapé.) Ce serait une honte de tacher ton magnifique tapis. C’est un aubusson, pas vrai ? — Euh… oui. (Montrag se rassit et fronça les sourcils, comme s’il ne comprenait pas pourquoi il avait changé de sentiment au sujet de sa servante.) Euh… oui, c’en est un. Mon père l’a acheté il y a de nombreuses années. Il avait un goût exquis, n’est-ce pas ? Nous avons construit cette pièce pour le tapis tant il est grand, et la couleur des murs a été choisie spécifiquement pour en faire ressortir les tons orangés. Montrag promena son regard tout autour de la pièce et sourit, sirotant son thé, le petit doigt en l’air. — C’est assez sucré ? — Parfait, mais tu n’en veux pas ? — Je ne suis pas amateur de thé. (Vhen attendit que la tasse se trouve au niveau des lèvres du mâle.) Donc, tu parlais d’assassiner Kolher ? Montrag s’étrangla, éclaboussant d’Earl Grey le devant de sa veste rouge sang jusqu’au tapis orange de papa. Alors que le mâle tapotait les taches d’une main molle, Vhen lui tendit une serviette. — Tiens. Montrag prit le carré de damas, se tamponna la poitrine d’un air gêné, puis essuya le tapis sans plus de résultat. 14


Visiblement, il était du genre à créer du désordre, pas à le nettoyer. — Donc tu disais ? murmura Vhen. Montrag jeta la serviette sur le plateau et se leva, abandon­ nant son thé pour faire les cent pas. Il s’arrêta devant une grande toile représentant un paysage montagneux et sembla admirer la scène spectaculaire, avec son soldat colonial occupé à prier les cieux, illuminé par un spot. Il se mit à parler au tableau. — Tu sais que nombre de nos frères de sang ont été abattus au cours des attaques des éradiqueurs. — Et moi qui croyais qu’on m’avait fait menheur du Conseil seulement à cause de mon charme naturel. Montrag lui jeta un regard furieux par-dessus son épaule, prenant une pose aristocratique. — J’ai perdu mon père et ma mère, ainsi que tous mes cousins germains. J’ai enterré chacun d’entre eux. Tu crois que ça m’a plu ? — Toutes mes condoléances. Vhen posa la main droite sur son cœur et inclina la tête, même s’il n’en avait rien à foutre. Il n’allait pas se laisser manipuler par une énumération de décès, surtout que les émotions de ce type étaient toutes de l’ordre de la cupidité, et non du chagrin. Montrag tourna le dos à la peinture et sa tête masqua la montagne sur laquelle se trouvait le soldat colonial. On aurait dit que le petit homme en uniforme rouge tentait de lui escalader l’oreille. — La glymera a subi des pertes sans précédent à cause de ces attaques. Pas uniquement des vies, mais aussi des biens. Des maisons pillées, des antiquités et des œuvres d’art volées, des comptes en banque disparus. Et qu’a fait Kolher ? Rien. Il n’a donné aucune réponse à nos nombreuses questions : comment ces résidences familiales ont été découvertes… pourquoi la 15


Confrérie n’a pas empêché les attaques… où sont passés tous ces biens… Il n’a rien mis en place pour s’assurer que cela ne se reproduise plus. Rien ne garantit aux rares membres restants de l’aristocratie que, s’ils reviennent à Caldwell, ils seront protégés. (Montrag était véritablement en verve, haussant le ton, sa voix faisant écho sur les moulures en forme de couronne et le plafond doré.) Notre espèce est en train de mourir et il nous faut un véritable chef. De par la loi, néanmoins, tant que le cœur de Kolher bat dans sa poitrine, il est le roi. La vie d’un individu vaut-elle plus que de nombreuses autres réunies ? Interroge ton cœur. Oh, Vhen le regardait, ce muscle parfaitement noir et malfaisant. — Et ensuite ? — Nous prenons le contrôle et faisons ce qu’il faut. Au cours de son règne, Kolher a instauré de nombreuses réformes… Vois ce qu’on a fait aux Élues. Elles sont à présent autorisées à correspondre avec ce côté – c’est inouï ! Et l’esclavage est désormais illégal, de même que la rehclusion des femelles. Sainte Vierge scribe, bientôt nous allons apprendre que quelqu’un porte le jupon au sein de la Confrérie. Si nous sommes au pouvoir, nous pourrons revenir sur ce qu’il a fait et rétablir les lois pour préserver nos anciens procédés. Nous pourrons organiser une nouvelle offensive contre la Société des éradiqueurs. Nous pourrons triompher. — Tu emploies beaucoup de « nous », et pourtant je ne crois pas que ce soit là le fond de ta pensée. — Eh bien, il faut évidemment un individu qui soit le premier parmi ses pairs. (Montrag lissa les revers de sa veste et s’inclina légèrement, comme s’il posait pour qu’on lui élève une statue de bronze ou peut-être pour orner un billet de banque.) Un mâle élu qui a de la stature et de la valeur. — Et selon quels critères choisira-t-on ce parangon ? 16


— Nous allons évoluer vers une démocratie. Ce régime aurait dû être établi il y a longtemps et remplacera la règle monarchique injuste et inégalitaire… Tandis que son hôte palabrait, Vhen s’enfonça dans les coussins, croisa les jambes et se mit à pianoter sur l’accoudoir. Sur le canapé bien rembourré de Montrag, ses deux moitiés se faisaient la guerre, le vampire et le symphathe s’opposant violemment. Seul point positif : le match qui faisait rage en lui étouffait le bruit de ce monsieur Je-sais-tout nasillard. L’opportunité était évidente : se débarrasser du roi et prendre le contrôle de l’espèce. C’était pourtant impensable. Tuer un mâle de valeur, un grand chef et… un ami, en quelque sorte. — … et nous choisirions notre chef. Il serait responsable devant le Conseil. Nous nous assurerions que l’on s’attache à résoudre nos problèmes. (Montrag retourna vers le canapé, s’assit et se mit à l’aise comme s’il s’apprêtait à parler de l’avenir pendant des heures.) La monarchie ne fonctionne pas et la démocratie est le seul moyen… Vhen l’interrompit : — Je te rappelle que, dans une démocratie, tout le monde vote. Juste au cas où tu ne connaîtrais pas cette définition. — Mais ce serait le cas. Tous ceux d’entre nous qui siègent au Conseil seraient sur les listes électorales. Tout le monde serait comptabilisé. — Pour info, l’expression « tout le monde » englobe un peu plus de personnes que « tous ceux d’entre nous ». Montrag le regarda d’un air de dire : « Un peu de sérieux, voyons ! » — En toute honnêteté, confierais-tu le sort de l’espèce aux classes inférieures ? — Ça ne dépend pas de moi. 17


— Ça pourrait. (Montrag porta sa tasse à ses lèvres et le regarda d’un œil acéré.) Ça pourrait tout à fait être le cas. Tu es notre menheur. En observant le mâle, Vhen aperçut le chemin aussi clairement que si celui-ci était pavé et éclairé par des halogènes : si Kolher était tué, sa lignée royale prendrait fin, puisqu’il n’avait pas encore engendré de descendant. Les sociétés – en particulier lorsqu’elles étaient en guerre comme c’était le cas des vampires – abhorraient toute vacance du pouvoir. Aussi, un changement radical de la monarchie en une prétendue « démocratie » ne paraîtrait pas aussi impensable qu’en des temps plus paisibles et réfléchis. La glymera avait peut-être quitté Caldwell pour se terrer dans ses refuges un peu partout en Nouvelle-Angleterre, mais ce ramassis d’enfoirés déliquescents possédait de l’argent et de l’influence, et avait toujours souhaité s’emparer du pouvoir. Avec ce plan-là, ils pourraient revêtir leurs ambitions des apparences de la démocratie et faire comme s’ils se souciaient des petites gens. La nature dangereuse de Vhen bouillonnait, comme un criminel emprisonné attendant impatiemment sa probation : les mauvaises actions et les jeux de pouvoir exerçaient une attirance irrépressible sur tous ceux qui avaient hérité du sang de son père, et une partie de lui souhaitait créer le vide… et s’y établir. Il interrompit les inepties suffisantes de Montrag. — Épargne-moi ta propagande. Que proposes-tu exactement ? Le mâle reposa sa tasse avec un art consommé, comme s’il voulait donner l’impression de rassembler ses idées. Vhen était pourtant prêt à parier qu’il savait exactement quoi dire. On n’improvisait pas un complot pareil sur un coup de tête, d’autres personnes étaient impliquées. Forcément. 18


— Tu n’es pas sans ignorer que le Conseil doit se réunir à Caldwell d’ici à quelques jours pour rencontrer le roi. Kolher arrivera et… un événement mortel surviendra. — Il se déplace avec les membres de la Confrérie. Ce n’est pas exactement le genre de gabarits qu’on peut contourner. — La mort porte de nombreux masques. Et dispose de nombreuses scènes pour se produire. — Et mon rôle serait de… ? Il connaissait déjà la réponse. Les yeux pâles de Montrag semblaient de glace, lumines­ cents et froids. — Je sais quel genre de mâle tu es, donc je sais précisément de quoi tu es capable. Ce n’était pas surprenant. Vhen était un baron de la drogue depuis vingt-cinq ans et, même s’il n’avait jamais clamé sa vocation auprès de l’aristocratie, les vampires se rendaient régulièrement dans ses clubs. Nombre d’entre eux grossissaient les rangs de ses clients illicites. Hormis les frères, nul ne connaissait sa nature symphathe – et il l’aurait dissimulée à la Confrérie s’il avait eu le choix. Depuis deux décennies, il payait grassement son maître chanteur pour s’assurer que son secret demeurât sien. — C’est la raison pour laquelle je m’adresse à toi, poursuivit Montrag. Tu sauras comment t’en tirer. — C’est vrai. — En tant que menheur du Conseil, tu auras un pouvoir énorme à ta disposition. Même si tu n’es pas élu président, le Conseil demeurera. Et permets-moi de te rassurer au sujet de la Confrérie de la dague noire. Je sais que ta sœur est unie à l’un de ses membres. Les frères ne seront pas affectés par cet événement. — Tu ne crois pas que ça les foutra en rogne ? Kolher n’est pas seulement le roi, il est aussi de leur sang. 19


— Protéger l’espèce est leur mission première. Où que nous allions, ils doivent nous suivre. Et sache que beaucoup pensent qu’ils n’ont fait qu’un boulot médiocre ces derniers temps. Peut-être auraient-ils besoin d’un meilleur chef. — Toi. Évidemment. Ce serait comme si un décorateur d’intérieur prenait le commandement d’une unité de blindés : une avalanche de piaillements désagréables, jusqu’à ce que l’un des soldats élimine le poids plume d’une balle en pleine tête. Quel plan parfait. Vraiment. Et pourtant… qui disait qu’il fallait élire Montrag ? Les accidents n’arrivaient pas qu’aux rois – aux aristocrates aussi. — Je dois te confier, poursuivit Montrag, comme mon père me l’a toujours dit, que le minutage est essentiel. Il nous faut procéder rapidement. Pouvons-nous compter sur toi, mon ami ? Vhen se leva, dominant l’autre mâle de toute sa taille. D’un geste vif, il tira sur ses manchettes et défroissa son costume Tom Ford avant de s’emparer de sa canne. Son corps ne ressentait rien, ni ses vêtements, ni le mouvement qui redistribuait son poids sur ses pieds, ni la poignée dans sa paume brûlée. L’engourdissement était un effet secondaire du traitement qu’il utilisait pour empêcher son côté néfaste de s’inviter dans la conversation. C’était la prison où il enfermait ses pulsions sociopathes. Mais s’il oubliait une seule dose, il revenait à la normale. Une heure plus tard, le mal en lui était éveillé et piaffait, prêt à entrer dans la danse. — Qu’en dis-tu ? demanda Montrag. Excellente question. Parfois, au beau milieu de la vie, la multitude des choix quotidiens que nous devons faire – comment s’habiller, que manger, où dormir… – apparaît un tournant. Dans ces moments-là, où le brouillard des contingences futiles se lève 20


et où le destin fait appel au libre arbitre, il n’y a plus qu’une voie. Toute escapade ou négociation devient impossible. Il faut répondre à l’appel et choisir sa route. Et pas question de revenir en arrière. Bien sûr, le problème était qu’il devait acquérir des notions de navigation dans le paysage éthique pour se mêler aux vampires. Les leçons qu’il avait apprises avaient porté leurs fruits, mais sur un seul point. Et son traitement fonctionnait – plus ou moins. Brusquement, le visage pâle de Montrag lui apparut dans un dégradé de rose pastel, les cheveux sombres du mâle virèrent au magenta et sa veste de smoking passa au rouge ketchup. Alors que l’écarlate submergeait tout, le champ de vision de Vhen s’aplatit comme si le monde était devenu un écran de cinéma. Cela expliquait peut-être pourquoi les symphathes trouvaient si facile d’utiliser les gens. Lorsque son côté malfaisant prenait le dessus, le monde avait la profondeur d’un échiquier et les gens qui l’habitaient devenaient des pions entre ses mains omniscientes. Tous. Les ennemis… et les amis. — Je m’en charge, annonça Vhen. Comme tu l’as dit, je sais quoi faire. — Ta parole. (Montrag tendit sa main lisse.) Ta parole que cela sera effectué en secret et en silence. Vhen dédaigna la main tendue mais sourit, dévoilant de nouveau ses crocs. — Fais-moi confiance.


Chapitre 2

K

olher, fils de Kolher, saignait en deux endroits tandis qu’il descendait à grandes enjambées les ruelles du centre-ville de Caldwell. Il avait une entaille le long de l’épaule gauche, infligée par un couteau cranté, et s’était arraché un morceau de chair à la cuisse au coin rouillé d’une benne à ordures. L’éradiqueur devant lui, celui qu’il allait vider comme un poisson, n’était responsable d’aucune des deux blessures. C’étaient les deux copains aux cheveux pâles et à l’odeur de fille de cet enfoiré qui avaient causé ces dégâts. Juste avant qu’il les réduise en pièces, à trois cents mètres et trois minutes de là. Le salaud qu’il suivait était sa véritable cible. Le tueur se magnait le train, mais Kolher était plus rapide, pas seulement parce qu’il avait de plus grandes jambes, et malgré le fait qu’il fuyait comme un réservoir rouillé. Il était évident que le troisième allait mourir. C’était une question de volonté. L’éradiqueur avait choisi le mauvais chemin ce soir – mais pas en s’engouffrant dans cette ruelle-là. C’était probablement la seule bonne idée que celui-ci avait eue depuis des décennies, car la confidentialité était importante pour se battre. La dernière chose dont la Confrérie ou la Société des éradiqueurs avaient besoin, c’était que la police humaine fourre son nez dans cette guerre. 22


Non, cet enculé avait tiré la mauvaise carte quand il avait tué un civil une quinzaine de minutes plus tôt. Un sourire sur le visage. Sous le nez de Kolher. L’odeur du sang de vampire frais avait permis au roi de découvrir le trio de tueurs, les prenant sur le fait alors qu’ils tentaient d’enlever l’un de ses sujets. Ils savaient visiblement qu’il était au moins un membre de la Confrérie, car cet éradiqueur avait tué le mâle afin que lui et son escouade aient les mains et l’esprit libres pour le combat. Certes, l’arrivée de Kolher avait épargné au civil une mort longue, lente et torturée dans l’un des centres de persuasion de la Société. Mais cela lui faisait toujours mal aux fesses de voir un innocent terrifié se faire trancher la gorge et jeter comme un déchet sur la chaussée glacée et défoncée. Cet enculé devant lui allait donc y passer. Œil pour œil, puis on passe à l’action. Au fond de l’impasse, l’éradiqueur se retourna et se tint prêt au combat, positionnant bien ses pieds et levant son couteau. Kolher ne ralentit pas. En pleine course, il dégagea l’un de ses hira shuriken et lança l’arme d’un mouvement du poignet, faisant en sorte d’être bien vu. Parfois, on a envie que l’adversaire sache ce qui l’attend. L’éradiqueur suivit la chorégraphie à la lettre, se décalant et abandonnant sa posture de combat. Pendant que Kolher réduisait la distance, il lança une autre étoile de jet, puis une autre encore, forçant l’éradiqueur à s’accroupir. Le Roi aveugle se dématérialisa et reparut pile sur l’enfoiré, frappant par en haut de ses crocs dénudés pour les enfoncer dans le cou du tueur. La douceur brûlante de son sang avait le goût du triomphe, et le chœur de la victoire ne fut pas non plus long à venir quand Kolher saisit les deux bras de ce salaud. Pour se venger, il le fit claquer. Deux fois, en l’occurrence. 23


La chose se mit à crier quand les os sortirent de leurs cavités articulaires, mais le hurlement ne porta pas bien loin une fois que Kolher lui eut posé la main sur la bouche. — C’est juste l’échauffement, cracha-t-il. Il faut se détendre avant de t’épuiser. Le roi retourna le tueur et l’épingla du regard. Derrière ses lunettes de soleil, les yeux faibles de Kolher étaient plus vifs qu’à l’ordinaire, l’adrénaline qui parcourait ses veines lui procurant un surcroît d’acuité visuelle. Ce qui était une bonne chose. Il devait voir ce qu’il tuait, même si cela n’avait aucun rapport avec le souci d’assener correctement un coup mortel. Tandis que le tueur luttait pour respirer, sa peau reflétait un lustre irréel, presque plastifié – comme si on avait garni son squelette de ce truc dont on faisait des sacs de semences –, il avait les yeux largement écarquillés, et sa puanteur douceâtre était semblable à l’odeur d’un animal mort par temps chaud. Kolher détacha la chaîne suspendue à l’épaule de son blouson de motard et déroula les maillons luisants coincés sous son bras. Tenant le lourd objet dans sa main droite, il en enveloppa son poing, élargissant la taille de ses articulations et renforçant leurs contours durs. — Dis « cheese ». Kolher frappa l’éradiqueur dans l’œil. Une fois. Deux fois. Trois fois. Son poing était semblable à un bélier, la cavité oculaire lui cédant la place comme si elle n’était qu’une porte coulissante. À chaque impact sonore, du sang noir giclait, lui éclaboussant le visage, la veste et les lunettes de soleil. Il sentait toutes les projections, même au travers de son cuir, et il en voulait davantage. Il se montrait gourmand pour ce genre de repas. Avec un sourire dur, il laissa la chaîne se dérouler de son poing et tomber sur l’asphalte sale avec un rire agité et métallique, comme si elle appréciait ce moment autant que lui. À ses pieds, l’éradiqueur n’était pas mort. Même s’il était 24


probablement en train de développer d’énormes hématomes sous-duraux de part et d’autre de son cerveau, il allait continuer à vivre, parce qu’il n’existait que deux moyens de tuer un éradiqueur. L’un consistait à le poignarder dans le cœur avec l’une des dagues noires que les frères portaient sur la poitrine. L’opération renvoyait la saloperie à son créateur, l’Oméga, mais ce n’était que temporaire, parce que le mal utiliserait cette essence pour transformer un autre humain en machine à tuer. On ne parlait pas de mort, mais de répit. L’autre moyen était définitif. Kolher sortit son téléphone portable et composa un numéro. Quand une voix grave à l’accent de Boston lui répondit, il annonça : — À l’angle de la 8e et de Trade. Y en a trois. Butch O’Neal, dit le Dhestructeur, descendant de Kolher, fils de Kolher, répondit de manière totalement flegmatique. Parfaitement banale. Tranquille. Laissant place à l’interprétation dans ses paroles : — Oh, merde. Tu te fous de ma gueule ? Kolher, il faut vraiment que t’arrêtes tes conneries au clair de lune. Tu es le roi à présent. Tu n’es plus un fr… Kolher referma le clapet du téléphone d’un geste sec. Ouais. L’autre moyen d’en finir avec ces fils de pute, le moyen définitif, arriverait d’ici à cinq minutes. Avec ses paroles qui faisaient mouche. Malheureusement. Kolher s’assit sur ses talons, enroula la chaîne autour de son épaule et regarda le carré de ciel nocturne visible au-dessus des toits. À mesure que l’adrénaline refluait, il plissait les yeux, distinguant avec difficulté les formes sombres des bâtiments qui se découpaient du plan aplati et uni de la galaxie. « Tu n’es plus un frère. » Du diable s’il ne l’était plus. Il se foutait de ce que disait la loi. Son espèce avait besoin qu’il soit plus qu’un bureaucrate. 25


Poussant un juron en langue ancienne, il reprit ses activités, fouillant la veste et le pantalon du tueur à la recherche d’une pièce d’identité. Dans une poche arrière, il découvrit un mince portefeuille contenant un permis de conduire et 2 dollars… — Vous avez cru… qu’il était des vôtres… La voix de l’éradiqueur était à la fois nasillarde et malveillante, et ce son digne d’un film d’horreur provoqua de nouveau l’agressivité de Kolher. En un éclair, sa vision s’aiguisa, lui permettant de distinguer à demi son adversaire. — Qu’est-ce que tu viens de dire ? L’éradiqueur sourit un peu, ne semblant pas remarquer que la moitié de son visage était en bouillie. — Il a toujours été… des nôtres. — Mais de quoi tu parles, putain ? — Comment… tu crois (l’éradiqueur prit une inspiration tremblante) qu’on a trouvé… toutes ces maisons l’été… L’arrivée d’un véhicule interrompit ses paroles, et Kolher tourna la tête. Heureusement, c’était l’Escalade noire qu’il attendait et pas un humain avec un téléphone portable prêt à appeler les secours. Butch O’Neal quitta le siège conducteur, toutes dents dehors. — Est-ce que tu as perdu la tête, bordel ? Qu’est-ce qu’on va faire de toi ? Tu vas devoir… Pendant que le flic continuait sur ce ton infernal, Kolher reporta son attention sur le tueur. — Comment vous les avez trouvées, les maisons ? L’éradiqueur éclata d’un rire faible et essoufflé, qui semblait appartenir à un malade mental. — Parce qu’il les a toutes visitées… c’est comme ça. L’enfoiré s’évanouit, et le secouer comme un prunier ne le fit pas revenir à lui. Pas plus qu’une ou deux gifles bien senties. Kolher se releva, frustré et fou de rage. 26


— Fais ce que tu as à faire, flic. Les deux autres sont derrière la benne à ordures dans la ruelle d’à côté. Butch se contenta de le dévisager. — Tu n’es pas censé te battre. — Je suis le roi, putain. Je fais ce que je veux. Kolher fit mine de s’éloigner, mais Butch l’attrapa par le bras. — Est-ce que Beth sait où tu te trouves ? ce que tu fais ? Tu lui as dit ? ou suis-je le seul à devoir garder le secret ? — Occupe-toi de ça. (Kolher désigna l’éradiqueur.) Ne te mêle pas de mes affaires avec ma shellane. Alors qu’il se libérait de l’étreinte de Butch, celui-ci lui cria : — Où tu vas ? Kolher se dirigea vers la voiture. — Je pensais aller ramasser le cadavre d’un civil et l’apporter jusqu’à l’Escalade. Ça te pose un problème, mon garçon ? Butch tint bon. Ce qui prouvait une nouvelle fois qu’ils partageaient le même sang. — Si on te perd toi, notre roi, l’espèce tout entière est foutue. — Et il nous reste quatre frères disponibles. Cette équation te convient ? Moi pas. — Mais… — Occupe-toi de tes affaires, Butch. Et reste en dehors des miennes. Kolher parcourut à grandes enjambées les trois cents mètres qui le séparaient de l’endroit où le combat avait commencé. Les tueurs tabassés se trouvaient exactement là où il les avait abandonnés : à terre, gémissants, les membres désarticulés, leur sang noir s’écoulant en mares répugnantes sous leurs corps. Mais ils n’étaient plus son problème. 27


Contournant la benne à ordures, il regarda son sujet mort et eut du mal à respirer. Le roi s’agenouilla et repoussa avec précaution les cheveux du visage démoli du mâle. Visiblement, celui-ci avait riposté, encaissant un certain nombre de coups avant de se faire poignarder dans le cœur. Brave gamin. Kolher passa la main sous la nuque du mâle, glissa l’autre bras sous ses genoux, puis se releva lentement. Le mort pesait plus lourd que les seuls kilos de son corps. Tandis qu’il s’éloignait de la benne à ordures en direction de l’Escalade, Kolher avait l’impression de porter à bout de bras la totalité de l’espèce, et il était soulagé d’avoir des lunettes de soleil pour protéger ses yeux affaiblis. Les lunettes dissimulaient l’éclat des larmes. Il dépassa Butch alors que celui-ci se dépêchait de rejoindre les éradiqueurs pour faire son boulot. Quand le bruit de ses pas cessa, Kolher entendit une inspiration longue et profonde, comme le chuintement d’un ballon qui se dégonfle. Le hoquet qui suivit fut bien plus sonore. Pendant que l’opération se répétait, Kolher étendit le mort à l’arrière de l’Escalade et lui fouilla les poches. Il n’y avait rien… pas de portefeuille, pas de téléphone, pas même un paquet de chewing-gums. — Merde. Kolher pivota sur lui-même et s’assit sur le pare-chocs arrière du 4 × 4. L’un des éradiqueurs l’avait déjà dépouillé à la suite du combat… ce qui signifiait que, puisque tous les tueurs venaient d’être inhalés, les papiers d’identité du mâle étaient réduits en cendres. Quand Butch rejoignit la voiture en zigzaguant, il ressemblait à un alcoolo un soir de cuite et ne sentait plus du tout l’Acqua di Parma. Il puait l’éradiqueur, comme s’il avait doublé ses vêtements avec des couches-culottes, s’était collé 28


du désodorisant à la vanille synthétique sous les bras et s’était roulé dans du poisson mort. Kolher se leva et ferma le coffre de l’Escalade. — Tu es certain de pouvoir conduire ? demanda-t-il tandis que Butch s’installait prudemment derrière le volant, donnant l’impression qu’il allait vomir. — Ouais. On peut y aller. Kolher secoua la tête en entendant cette voix rauque et jeta un coup d’œil dans la ruelle. Aucune fenêtre n’ornait les façades des bâtiments et faire venir Viszs tout de suite pour soigner le flic ne prendrait pas longtemps mais, entre les combats et le nettoyage, il s’était passé pas mal de choses ici au cours de la dernière demi-heure. Ils devaient partir. Au départ, le projet de Kolher avait été de prendre en photo la carte d’identité du tueur avec son téléphone portable, de l’agrandir suffisamment pour déchiffrer l’adresse et d’aller chercher la jarre de cet enfoiré. Mais il ne pouvait pas laisser Butch tout seul. Le flic parut surpris quand Kolher s’installa dans le siège passager de l’Escalade. — Qu’est-ce que… — On emmène le corps à la clinique. V. pourra te retrouver là-bas et s’occuper de toi. — Kolher… — Et si on s’engueulait en route, mon cousin ? Butch mit le contact, sortit de la ruelle en marche arrière et fit demi-tour au premier croisement. Quand il atteignit Trade Street, il tourna à gauche en direction des ponts qui enjambaient l’Hudson. Tout en conduisant, il serrait le volant de toutes ses forces – pas de peur, mais sans doute parce qu’il essayait de retenir la bile dans ses tripes. — Je ne peux pas continuer à mentir comme ça, marmonna Butch alors qu’ils atteignaient l’autre bout de Caldwell. Il hoqueta puis partit d’une quinte de toux. 29


— Si, bien sûr que si. Le flic lui jeta un regard en coin. — Cela me tue. Beth doit savoir. — Je ne veux pas qu’elle s’inquiète. — Je comprends ça… (Butch sembla s’étouffer.) Attends une seconde. Le flic s’arrêta sur une bretelle d’accès verglacée, ouvrit la portière et se mit à vomir comme si son foie avait reçu un ordre d’évacuation de la part du côlon. Kolher laissa retomber sa tête en arrière, une douleur se nichant derrière ses deux yeux. Ce n’était pas surprenant. Depuis quelque temps, il souffrait de migraines chroniques. Butch tendit le bras derrière lui et farfouilla dans l’accoudoir central, la partie supérieure de son corps toujours penchée hors de l’Escalade. — Tu veux de l’eau ? demanda Kolher. — Ou… La fin se perdit dans un nouveau haut-le-cœur. Kolher saisit la bouteille d’eau minérale, l’ouvrit et la mit dans la main de Butch. Entre deux vomissements, le flic avala quelques gorgées et les restitua immédiatement. Kolher sortit son téléphone. — J’appelle V. immédiatement. — Laisse-moi encore une minute. Il lui en fallut plutôt dix, mais le flic finit par se réinstaller dans la voiture et reprendre la route. Tous deux demeurèrent silencieux pendant quelques kilomètres. Le cerveau de Kolher fonctionnait à toute allure tandis que son mal de tête empirait. « Tu n’es plus un frère. » « Tu n’es plus un frère. » Mais il le fallait. Son espèce avait besoin de lui. Il se racla la gorge. 30


— Quand V. se pointera à la morgue, tu lui diras que tu as découvert le cadavre du civil et que tu as joué au méchant avec les éradiqueurs. — Il voudra connaître la raison de ta présence. — Nous lui dirons que j’étais dans le pâté de maisons voisin, avec Vhengeance au Zero Sum et que j’ai senti que tu avais besoin d’aide. (Kolher se pencha et referma la main sur l’avant-bras de Butch.) Personne ne découvrira rien, compris ? — C’est pas une bonne idée. Vraiment pas. — Bien sûr que si, merde. Quand ils se turent, les phares des voitures de l’autre côté de l’autoroute firent grimacer Kolher malgré ses paupières baissées et ses lunettes de soleil. Pour éviter les lumières éblouissantes, il tourna la tête de côté, comme s’il regardait à travers la vitre. — V. se doute de quelque chose, murmura Butch au bout d’un moment. — Et il n’aura qu’à douter encore. Il faut que je sois sur le terrain. — Et si tu es blessé ? Kolher mit l’avant-bras devant son visage dans l’espoir de bloquer ces satanées lumières. Merde, à présent c’était lui qui avait des nausées. — Cela ne m’arrivera pas. Ne t’inquiète pas.


Chapitre 3

– T

u es prêt à prendre ton jus de fruits, père ? N’obtenant pas de réponse, Ehlena, fille de sang d’Alyne, s’interrompit au milieu du boutonnage de son uniforme. — Père ? De l’autre bout du couloir, elle entendit, par-dessus les violons mélodieux de Chopin, le bruit d’une paire de chaussons frottant le plancher de bois brut et une cascade assourdie de mots enchevêtrés, semblables à un paquet de cartes qu’on mélangerait. C’était bon signe. Il s’était levé tout seul. Ehlena tira sa chevelure en arrière, l’enroula et la maintint en place à l’aide d’un chouchou blanc. Elle devrait refaire son chignon au milieu de son service. Havers, le médecin de l’espèce, exigeait que les tenues de ses infirmières soient aussi bien repassées, amidonnées et ordonnées que tout le reste dans sa clinique. « Les normes, répétait-il sans cesse, sont d’une importance cruciale. » En sortant de sa chambre, elle attrapa un sac à bandoulière noir qu’elle avait dégotté au Target. Dix-neuf dollars. C’était donné. Dedans se trouvaient la jupe un peu courte et le pull à col en V qu’elle enfilerait environ deux heures avant l’aube. Un rendez-vous. Elle avait un rendez-vous galant. Atteindre la cuisine ne nécessitait de monter qu’une seule volée de marches, et la première chose qu’elle fit en émergeant 32


du sous-sol fut de se diriger vers le Frigidaire vieillot. À l’intérieur se trouvaient dix-huit petites bouteilles de jus de framboises et airelles réparties en trois rangs de six. Elle en prit une sur la première rangée, puis avança minutieusement les autres pour qu’elles restent bien alignées. Les pilules étaient situées derrière la colonne poussiéreuse de livres de cuisine. Elle sortit un cachet de trifluopérazine et deux de loxapine et les mit dans une tasse blanche. La cuillère qu’elle utilisa pour les écraser était légèrement tordue, de même que toutes les autres. Cela faisait bientôt deux ans qu’elle écrasait des cachets de cette manière. Le jus de fruits rejoignit la poudre blanche et la fit fondre ; pour s’assurer que le goût en était bien dissimulé, elle ajouta deux glaçons dans la tasse : plus c’était froid, meilleur c’était. — Père, ton jus de fruits est prêt. Elle déposa la tasse sur une petite table, pile sur un cercle de scotch qui délimitait les contours de l’endroit où il fallait la placer. Face à elle, les six placards étaient tout aussi ordonnés et presque aussi vides que le réfrigérateur. Elle sortit de l’un d’eux un paquet de céréales, puis attrapa un bol dans un autre. Après s’être servie, elle s’empara de la brique de lait et, dès qu’elle eut fini, la reposa exactement à son emplacement : à côté de deux autres identiques, l’étiquette bien en vue. Elle jeta un coup d’œil à sa montre et se mit à parler en langue ancienne. — Père ? Je dois prendre congé. Le soleil s’était couché, ce qui signifiait que son service, qui débutait quinze minutes après la tombée de la nuit, était sur le point de commencer. Elle lança un regard furtif à la fenêtre au-dessus de l’évier, même si elle n’avait aucun moyen de mesurer l’obscurité. 33


Les vitres étaient couvertes de feuilles d’aluminium, ellesmêmes scotchées aux moulures. Même si son père et elle n’étaient pas des vampires incapables de soutenir la lumière du soleil, ces volets d’alu devaient recouvrir chaque fenêtre de la maison : ils étaient des couvercles posés sur le reste du monde, le maintenant à l’extérieur, le contenant de manière que cette petite maison de location minable soit protégée et isolée… de menaces que seul son père ressentait. Quand elle eut terminé son petit déjeuner, elle nettoya et essuya son bol à l’aide de serviettes en papier, car les éponges et les torchons n’étaient pas autorisés, et le remit avec la cuillère qu’elle avait utilisée à leur emplacement habituel. — Père ? Elle s’appuya contre le comptoir en Formica ébréché et attendit, tentant de ne pas regarder de trop près le papier peint délavé ou le linoléum et ses traces d’usure. La maison était à peine mieux qu’un hangar lugubre, mais c’était tout ce qu’elle pouvait se permettre. Entre les visites du médecin pour son père, ses médicaments et son infirmière personnelle, il ne restait pas grand-chose de son salaire, et elle avait depuis longtemps dépensé le peu qu’il restait des fonds, de l’argenterie, des antiquités et des bijoux familiaux. Ils gardaient tout juste la tête hors de l’eau. Et pourtant, quand son père apparut sur le seuil du sous-sol, elle ne put réprimer un sourire. La belle chevelure grise qui entourait sa tête d’un halo duveteux le faisait ressembler à Beethoven, et son regard scrupuleux et légèrement paniqué lui donnait l’air d’un génie un peu fou. Néanmoins, cela faisait longtemps qu’il n’avait pas eu si bonne mine. En effet, il portait sa robe de chambre en satin effiloché et son pyjama de soie dans le bon sens – rien n’était sens dessus dessous, le haut et le bas du pyjama étaient assortis et la ceinture nouée. 34


Il était également propre ; il sortait du bain et sentait la lotion après-rasage. C’était tellement contradictoire : il lui fallait un environ­ nement sans tache et rangé avec soin, mais son hygiène personnelle et sa tenue ne lui posaient aucun problème. Mais peut-être cela faisait-il sens ? Pris dans ses pensées enchevêtrées, il était trop distrait par ses illusions pour avoir conscience de ses propres besoins. Les médicaments étaient cependant utiles, et cela se remarqua quand il croisa le regard d’Ehlena et la vit réellement. — Ma fille, dit-il en langue ancienne, comment te portes-tu ce soir ? Elle répondit selon les préférences de son père, dans leur langue maternelle. — Bien, mon père. Et toi ? Il s’inclina avec toute la grâce de l’aristocrate qu’il était par le sang et dont il avait tenu le rang autrefois. — Comme toujours tes salutations m’enchantent. Ah oui, la doggen a sorti mon jus de fruits. Que c’est aimable à elle. Le père d’Ehlena s’assit dans un bruissement de satin et saisit la tasse en céramique comme s’il s’agissait de porcelaine fine. — Où te rends-tu ? — Au travail. Il fronça les sourcils tout en sirotant le jus. — Tu as bien conscience que je n’approuve pas ton zèle hors de la maison. Une dame de ton lignage ne devrait pas gâcher ses heures ainsi. — Je sais, mon cher père. Mais cela me rend heureuse. Le visage d’Alyne s’adoucit. — Dans ce cas, c’est différent. Hélas, je ne comprends pas la jeune génération. Ta mère gérait la maisonnée, les serviteurs et les jardins, et cela suffisait amplement à contenir ses impulsions nocturnes. 35


Ehlena baissa la tête, songeant que sa mère pleurerait si elle voyait où ils avaient échoué. — Je sais. — Mais tu feras selon ton plaisir, et je t’aimerai à jamais. Elle sourit à ces paroles, qu’elle avait entendues toute sa vie. Et à ce propos… — Père ? Il baissa la tasse. — Oui ? — Je devrais être un peu en retard en rentrant à la maison demain matin. — Oh, vraiment ? Pourquoi donc ? — Je vais prendre un café avec un mâle… — Qu’est-ce donc que cela ? Le changement de ton lui fit relever la tête, et Ehlena regarda autour d’elle pour voir ce qui… Oh, non… — Rien, père, en vérité ce n’est rien. Elle se précipita sur la cuillère qu’elle avait utilisée pour écraser les cachets et s’en empara, courant vers l’évier comme si elle avait besoin d’apaiser une brûlure sous l’eau froide. La voix de son père devint chevrotante. — Que… qu’ était-ce donc que cela ? Je… Ehlena sécha rapidement la cuillère et la glissa dans le tiroir. — Tu vois ? Disparue. Tu vois ? (Elle désigna du doigt l’endroit où s’était trouvée la cuillère.) Le comptoir est propre. Il n’y a rien dessus. — Elle était là… Je l’ai vue. On ne doit pas laisser les objets métalliques… Ce n’est pas prudent de… Qui l’a laissée… Qui l’a laissée dehors… Qui a laissé la cuillère… — C’ était la bonne. — La bonne ! Encore ! Il faut la renvoyer. Je lui ai déjà dit : « On ne doit rien laisser de métallique dehors, on ne doit rien 36


laisser de métallique dehors ils-nous-surveillent-etilspunirontce uxquidésobéissentilssontplusprochesquenouslesoupçonnonset… » Au début, quand son père avait commencé à avoir des attaques, Ehlena tendait la main vers lui alors qu’il s’agitait, croyant qu’une tape sur l’épaule ou une main réconfortante glissée dans la sienne l’aiderait. À présent, elle était mieux préparée. Moins le cerveau d’Alyne recevait d’informations sensorielles, plus vite la déferlante hystérique régressait : sur les conseils de l’infirmière, Ehlena attirait l’attention de son père sur la situation réelle une fois, puis ne bougeait ni ne parlait plus. Mais il lui était difficile de le regarder souffrir sans pouvoir faire quoi que ce soit pour l’aider. Surtout quand c’était sa faute. Son père secouait la tête en tous sens, l’agitation lui ébouriffant les cheveux jusqu’à devenir une tignasse effroyable de boucles folles tandis que, dans sa main vacillante, le jus de fruits s’échappait de la tasse, éclaboussant sa main aux veines apparentes, la manche de sa robe de chambre et la table en Formica défoncée. De ses lèvres tremblantes, un flot de syllabes saccadées s’échappaient, allant crescendo, et il se mit à jouer le même vieux disque à une vitesse encore plus élevée, la vague de folie remontant le long de sa gorge et éclatant sur ses joues. Ehlena se mit à prier pour que ce ne soit pas une mauvaise crise. Les attaques, quand elles arrivaient, étaient de durée et d’intensité variables, et les médicaments permettaient de réduire les deux échelles. Mais, parfois, la maladie triomphait du traitement chimique. Quand les paroles de son père devinrent trop nombreuses pour qu’on les comprenne et qu’il laissa tomber sa tasse sur le sol, Ehlena n’eut plus qu’à attendre et prier la Vierge scribe que la crise passe bientôt. Obligeant ses pieds à rester collés 37


au linoléum crasseux, elle ferma les yeux et resserra les bras autour de sa cage thoracique. Si seulement elle s’était souvenue d’enlever la cuillère. Si seulement elle… Quand la chaise de son père racla le sol avant de s’y écraser, elle sut qu’elle allait être en retard au travail. Encore une fois. Les humains se comportent vraiment comme du bétail, songea Xhex quand elle regarda toutes les têtes et les épaules tassées autour du bar, la clientèle ordinaire du Zero Sum. On aurait dit qu’un fermier venait de remplir la mangeoire et que les vaches laitières se bousculaient pour placer leur mufle. Non que les caractéristiques bovines des Homo sapiens soient une mauvaise chose. La mentalité grégaire était plus facile à contrôler sur le plan de la sécurité et, d’une certaine manière, tout comme les vaches, ils fournissaient de quoi se nourrir : la foule agglutinée autour des bouteilles promettait une purge des portefeuilles, la vague ne déferlant que d’un côté… dans les coffres. Les ventes d’alcool étaient bonnes. Mais les drogues et le sexe offraient des marges de profit bien plus élevées. Xhex contourna lentement le bar, douchant d’un regard dur le désir enfiévré des hommes hétérosexuels et des femmes homosexuelles à son égard. Merde, elle n’y comprenait rien. Elle n’avait jamais compris. Pour une femelle qui ne portait rien d’autre que des débardeurs et des pantalons en cuir et qui avait les cheveux aussi courts que ceux d’un soldat, elle attirait autant l’attention que les prostituées à moitié dévêtues du carré VIP. Mais il fallait reconnaître que le sexe brutal était à la mode ces temps-ci. Les volontaires pour l’asphyxie érotique, les coups de fouet sur les fesses et l’usage des menottes ressemblaient aux rats qui peuplaient les égouts de Caldwell : la nuit, ils étaient 38


partout et n’importe où. Ce qui rapportait plus d’un tiers des profits du club chaque mois. Alors tant mieux. Contrairement aux filles, pourtant, elle n’acceptait jamais d’argent pour coucher. Elle n’était pas vraiment portée sur le sexe, d’ailleurs. Sauf pour ce flic, Butch O’Neal. Enfin, ce flic et… Xhex arriva au cordon de velours du carré VIP et jeta un coup d’œil dans la partie huppée du club. Merde. Il était là. Pile ce qu’il lui fallait ce soir. Le jouet préféré de sa libido était assis tout au fond, à la table de la Confrérie, ses deux potes de chaque côté, faisant ainsi tampon avec les trois filles également entassées sur la banquette. Bon sang qu’il était grand dans cette alcôve, attifé d’un tee-shirt noir et d’une veste assortie en cuir moitié motard, moitié militaire. Il portait des armes en dessous. Des flingues. Des couteaux. Comme les choses avaient changé. La première fois qu’il avait fait son apparition, il faisait la taille d’un tabouret de bar, ayant à peine assez de muscles pour soulever une cuillère à cocktail en développé couché. Mais ce n’était plus le cas. Tandis qu’elle faisait un signe de tête au videur et montait les trois marches, John Matthew leva les yeux de sa Corona. Même dans l’obscurité ses yeux bleu foncé se mirent à luire quand il la vit, brillant comme deux saphirs. Ah, elle pourrait les ramasser. L’enfoiré venait tout juste de passer la transition. Le roi était son ghardien. Il vivait avec la Confrérie. Et il était muet, bordel. Seigneur. Et elle avait cru que Mheurtre était une mauvaise idée ? On aurait cru qu’elle avait compris la leçon, plus de deux décennies après en avoir fini avec ce frère-là. Mais noooon… 39


Le problème, quand elle regardait ce gamin, c’était qu’elle ne pouvait que se l’imaginer allongé nu sur un lit, sa main montant et descendant le long de sa verge imposante… jusqu’à ce que les lèvres de John Matthew laissent échapper son nom dans un grognement sourd et qu’il jouisse sur ses abdominaux sculptés. La tragédie dans tout cela était qu’elle ne voyait pas un fantasme. En réalité, ces séances de pompage avaient lieu. Souvent. Et comment le savait-elle ? Parce que, comme une connasse, elle avait lu son esprit et récupéré la version live du film. Dégoûtée d’elle-même, Xhex s’enfonça dans le carré VIP et se tint éloignée de lui, faisant l’état des lieux avec la responsable de l’étage des filles. Marie-Terese était une brune aux longues jambes et à la tenue coûteuse. Elle était l’une des meilleures employées, très professionnelle, et donc exactement le genre de femme qu’on voulait voir à ce poste de responsable : elle ne tombait jamais dans les emmerdes, se pointait toujours à l’heure pour le service, et abandonnait toujours ses ennuis personnels en arrivant au travail. C’était une femme bien pour un boulot horrible, et elle se faisait de l’argent par paquets à juste titre. — Comment va ? demanda Xhex. Tu as besoin que les garçons ou moi on fasse quelque chose ? Marie-Terese jeta un coup d’œil alentour aux autres filles, ses pommettes hautes accrochant la lumière diffuse, ne la rendant pas seulement attirante sexuellement, mais véritablement belle. — Ça va pour le moment. J’en ai deux au fond pour l’instant. Tout s’est passé comme d’habitude, mis à part que notre amie n’est pas là. Xhex fronça les sourcils. — Chrissy, encore ? Marie-Terese inclina sa tête aux longs cheveux noirs. 40


— Il faut faire quelque chose pour ce monsieur qui lui rend visite. — On a fait quelque chose, mais visiblement on n’est pas allés assez loin. Et, si c’est un monsieur, moi je suis Estée Lauder. (Xhex serra les poings.) Ce fils de pute… — Chef ? Xhex regarda par-dessus son épaule. Derrière le videur à la carrure d’une armoire à glace qui tentait d’attirer son attention, elle vit de nouveau pleinement John Matthew. Qui était toujours en train de la dévisager. — Chef ? Xhex reprit ses esprits. — Quoi ? — Il y a un flic qui est là pour vous. Son regard resta rivé au videur. — Marie-Terese, dis aux filles de prendre dix minutes de pause. — Tout de suite. La prostituée en chef fut rapide et, tout en ayant l’air de se déhancher sur ses talons aiguilles, alla vers chaque fille, lui tapotant l’épaule gauche, puis frappa une fois aux portes des toilettes privées au bout du couloir à droite. Tandis que les prostituées vidaient les lieux, Xhex demanda : — Qui et pourquoi ? — Un inspecteur de la criminelle. (Le videur lui tendit une carte.) José De La Cruz, il a dit. Xhex saisit la carte et comprit la raison de la présence de ce type. Et celle de l’absence de Chrissy. — Installe-le dans mon bureau. J’y serai dans deux minutes. — Compris. Xhex leva sa montre à ses lèvres. 41


— Trez ? iAm ? Y a le feu à la maison. Dites aux bookmakers de prendre l’air et à Rally de lâcher sa balance. Quand elle reçut confirmation dans son oreillette, elle vérifia rapidement que toutes les filles avaient débarrassé le plancher ; puis elle se dirigea au fond de la partie publique du club. En quittant le carré VIP, elle sentit le regard de John Matthew la suivre et tenta de ne pas songer à ce qu’elle avait fait deux jours plus tôt en rentrant à la maison… et à ce qu’elle allait aussi probablement faire quand elle serait seule à la fin de cette nuit. Connard de John Matthew. Depuis qu’elle avait fait irruption dans son cerveau et vu ce qu’il faisait dès qu’il pensait à elle… elle faisait pareil. Connard de John Matthew. Comme si elle avait besoin de ça. Cette fois-ci, quand elle traversa le troupeau humain, elle se montra brutale, ne se souciant pas de donner quelques bons coups de coude ici et là. Elle espérait presque que l’un d’entre eux se plaigne pour qu’elle puisse le jeter par terre. Son bureau se trouvait sur la mezzanine du fond, aussi loin que possible du sexe à louer, des passages à tabac et des deals qui se déroulaient dans le domaine privé de Vhengeance. En tant que chef de la sécurité, elle était l’interface principale avec la police, et il n’y avait aucune raison de rapprocher plus que nécessaire les types en uniforme des lieux de l’action. Effacer les esprits humains était un outil pratique, mais qui avait ses complications. La porte de son bureau était ouverte et elle évalua l’ins­ pecteur de dos. Il n’était pas trop grand, mais il avait une forte carrure comme elle les appréciait. Il portait un blouson et des chaussures bon marché, et une montre Seiko dépassait de sa manche. 42


Il se retourna pour la regarder ; son regard marron foncé était intelligent et aiguisé. Il n’était peut-être pas terrible en paperasse, mais il n’était pas crétin. — Inspecteur, dit-elle en fermant la porte et en le dépassant pour s’asseoir derrière le bureau. La pièce était totalement nue. Pas de photo. Pas de plante verte. Pas même de téléphone ou d’ordinateur. Les dossiers rangés dans les trois armoires verrouillées et ignifugées n’avaient trait qu’aux affaires légales, et la corbeille à papier était une broyeuse. Ce qui signifiait que l’inspecteur De La Cruz n’avait strictement rien appris au cours des deux minutes qu’il avait passé tout seul dans la pièce. Il sortit son badge et le lui montra. — Je suis ici à propos de l’une de vos employées. Xhex fit mine de se pencher pour regarder l’écusson, mais elle n’en avait pas besoin. Son côté symphathe lui avait appris tout ce qu’elle devait savoir : les émotions de l’inspecteur formaient un mélange correct de suspicion, d’inquiétude, de résolution et d’énervement. Il prenait son boulot au sérieux, et il était ici pour travailler. — Quelle employée ? — Chrissy Andrews. Xhex se rassit. — Quand a-t-elle été tuée ? — Comment savez-vous qu’elle est morte ? — Ne jouez pas, inspecteur. Pourquoi quelqu’un de la criminelle serait-il venu s’enquérir d’elle, sinon ? — Désolé, mais je suis d’humeur à mener un interrogatoire. Il rangea son badge dans la poche de sa chemise et s’assit sur la chaise au dossier rigide lui faisant face. — Le locataire de l’appartement au-dessous du sien s’est réveillé en découvrant une tache de sang sur son plafond et a appelé la police. Personne dans l’immeuble n’a admis 43


connaître Mlle Andrews, et elle n’a pas de proche que nous arrivions à localiser. Mais pendant qu’on fouillait son appartement, on a trouvé des déclarations d’impôt indiquant qu’elle travaillait dans ce club. Pour faire court, il nous faut quelqu’un pour identifier le corps et… Xhex se leva, tandis que l’expression « espèce d’enfoiré » résonnait dans son crâne. — Je vais m’en occuper. Laissez-moi prévenir mes hommes pour que je puisse partir. De La Cruz cligna des yeux, comme s’il était surpris de sa rapidité. — Vous… euh, vous voulez que je vous emmène à la morgue ? — À St. Francis ? — Ouais. — Je connais le chemin. Je vous retrouve là-bas dans vingt minutes. De La Cruz se leva lentement, son regard aiguisé étudiant le visage de Xhex, comme s’il cherchait des signes d’appréhension. — Je suppose alors que le rendez-vous est fixé. — Ne vous inquiétez pas, inspecteur. Je ne vais pas m’évanouir à la vue d’un cadavre. Il la regarda de haut en bas. — Vous savez… quelque part, c’est pas ce qui m’effraie.


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