Je l'appelle mere

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P ierre H. B aitz

Je l’appelle

Mère





Je l’appelle Mère



Pierre H. Baitz

Je l’appelle Mère



Il y a tant de choses dont on se croit incapable parce que l’on n’a pas eu l’audace de les entreprendre. (Jean Rohou)

L’ épreuve pour un homme est le moyen de se connaître et de grandir.



Je me présente devant la première porte. J’avance doucement la main vers la poignée. Je m’apprête à la saisir. Mon regard est attiré par un rai de lumière sous le seuil. Cette clarté me fait instinctivement reculer. Des centaines d’autres portes identiques m’entourent. Un tapis en guise de pas, un entourage en bois, un battant sans signe ostentatoire composent les ensembles présentés. À cet instant seulement, je prends conscience de mon nouvel environnement. Il n’y a pas d’étoiles. Je vois malgré le noir. Je sens une présence. Je sais où je me trouve. Je suis dans le « tout ». « Là ». « Elle » m’en informe. J’hésite. Je me déplace par la pensée à l’intérieur de ce cercle d’exposition. Les portes défilent à grande vitesse devant moi. Ma curiosité me pousse à voir ce qu’il y a derrière. Non. Elle m’a offert le droit de choisir. Une suggestion me transporte. Elles sont suspendues dans le néant. Je me déplace dans ce « tout » occupé par ces seuls sas. Le hasard m’en impose une. Je sais. Ma présence est déterminée par ce but unique. Cette sensation d’être épié m’angoisse. Ma main se saisit de la poignée. Ce vide me donne le vertige. Je pourrais l’ouvrir par l’esprit. Je sais. Ce bout de métal dérisoire me permet de m’ancrer au milieu de cet océan de rien. Je teste sa résistance. Mon poignet tourne le mécanisme. Je regarde à droite puis à gauche. Elles sont toutes immobiles à attendre mon choix.

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Le lourd panneau de bois pivote aisément sur ses gonds. J’hésite sur la conduite à tenir. La curiosité, plus que l’obligation, m’impose à glisser la tête au travers de l’ouverture. Je me découvre en super héros. Je suis un… pixel. Cette image réunie avec des centaines d’autres compose un visage. Je suis une minuscule photo d’identité. Ce portrait de milliers d’êtres en représente un encore plus grand, qui à son tour en invente un autre. Il s’achève en regroupant le milliard d’êtres composant l’humanité d’un astre. Ce Kaléidoscope est sans cesse renouvelé. Naissance et trépas, le modèle à l’infini. La couleur des espèces et des genres modifie son aspect du noir au jaune en passant du masculin au féminin. Dans cet espace sans fin, d’autres tableaux muent. Ils sont des centaines, des milliers. Seul, un être évolue dans ce milieu. Une marionnette suspendue gesticule. Elle tient un monde dans ses bras. Je ne distingue pas encore son visage. Elle me sait présente. Elle se tourne dans ma direction, elle m’observe indifférente. Et elle commence à pleurer. De plus en plus fort jusqu’à en souffrir. Elle est secouée de sanglots que rien ne peut endiguer. Elle tient dans ses bras un globe bleu. Ses mains bouchent des plaies trop nombreuses. Elle tente de colmater les brèches. Cette planète se vide de ses substances nourricières. La pauvre marionnette enrage de son impuissance. Elle insulte cette présence hagarde qui l’observe. Aucun son n’est exprimé. La pensée résume son sentiment de colère. Les constantes de ce monde en deviennent à peine perceptibles. Il agonise. Dans le renfoncement de ma porte, j’observe l’apathie d’une espèce. Elle prie sa fin. Je contemple la gloutonnerie d’un virus niant l’inexorabilité de l’échéance. J’écoute le mensonge des bonimenteurs vantant des jours meilleurs, une vie sans fin. Le vent de leurs paroles n’arrive pas à refroidir le réchauffement climatique. Du haut de leurs tours d’argent, leurs prêches de croissance est la seule voie salvatrice. Souillé de terre, de sang, d’huile noirâtre, un visage se matérialise. Deux traînées lui barrent la face. Les coulées de larmes ont creusé des sillons sur ses joues.


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Je suis cette triste marionnette larmoyante. Je distrais la mort. Elle rit de nous voir. Un vent glacial me refroidit le sang. La mort vient nous faucher, nous submerger, nous emporter. Elle nous rappelle constamment notre insignifiance. La beauté de notre astre ne lui a pas échappé. – Dégage d’ici, va-t’en vers un monde meilleur, me hurle ce pantin hors de lui. Seule ma pensée est en mesure de le mouvoir. La colère fait ressortir les veines de son cou. L’explosion de cette rage à mon égard en fait un étranger. Soudain, un pixel anodin se sépare du portrait. Il ne prend pas la direction de la marionnette pour lui porter assistance. Sa lâcheté le guide vers la porte entrouverte. Puis, un deuxième, comprenant l’opportunité, le suit. – Fous le camp d’ici ! me hurle-t-il dans un dernier souffle. Crie et retrace la vision qui t’es offerte. La photo géante à l’apparence impersonnelle se transforme. Un masque de peur se superpose à l’ancienne. Un essaim de micros particules fuit ce portait. Il se rue vers la brèche ouverte. Je claque la porte. Sans une once d’hésitation, je m’engouffre dans la suivante. Elle va modifier le cours de ma vie. Dieu venait de me vêtir d’un costume de super héros. « Il » me donne le don de l’écriture. « Elle » me demande de créer une communauté unique de croyant. « Il, Elle » ? « Elle » me donne l’écriture. « Elle » omet de me faire présent du génie qui doit l’accompagner. « Elle » me transforme en un besogneux. Je suis un « écriveur ». Je suis un narrateur. Je rédige, je gratte, je rature, je coupe, j’essaie de donner vie à cet être abstrait. Je recherche la profondeur d’âme au travers des lettres. J’ose tournure et invention. Je crée des mots. Je suis comme ce cycliste qui tous les week-ends escalade ces cols du tour de France. La ténacité d’arriver au bout de cette ascension semaine après semaine motive mes frappes sur le clavier. Les tomes s’alignent pour être rayés d’un simple clic sur la touche « effacer ». Cet homme sait qu’il ne gagnera jamais une étape. Le peloton le laissera sur place, mais il s’échine à les grimper.

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Je suis un « écriviste ». Je transpire sous l’effort de l’histoire. Je souffle à chaque chapitre achevé. Je souffre au rythme de mes personnages. Je sculpte le nom de mon héros de papier. Par une anagramme, j’accomplis une promesse faite à ma fille. Et d’un trait de crayon je dessine le caractère rebelle du personnage. Et « Il ou Elle » ? Leur union ne fait qu’un. J’ai eu la révélation le jour ou « Elle » me fit le présent d’un livre. Je la nomme Lumière infinie dans un premier temps. Puis s’ensuit une période d’évolution vers Mère infinie. Les fidèles attendent le Messie qui à la fin des temps arrivera. Elle sera Mady. Mahdi de son nom originel. La mère et le père, le créateur. Son nom vient du fond des âges. Il est né bien avant, la création de cette langue. Au bout de trois ans de cette abnégation, je suis fier du volume de mon travail. Je me résous à noter le mot le plus simple de tout ouvrage. Le nom commun « fin » rayonne sur une feuille vierge. Ce jour-là, mère me rend une seconde visite. Rédiger le texte m’a toujours paru la tâche la plus ardue. Et là texto elle me dit : « Écoute mignon, tu as fait le plus facile, maintenant : ose ». Elle poursuit : «Ne t’approprie pas la création de Dieu. Crée le Dieu du futur ». « Mais… » Les bras m’en tombent le long du corps. Une phrase débutant par un « mais » ne présage rien de bon. Et puis, Dieu n’est pas censé s’exprimer de cette manière. Les autres, ils sont magistraux, autoritaires, inquisiteurs, dogmatiques… vieux ? Et j’en oublie. « Mais… continue-t-elle, je confie charge aux femmes de gérer les âmes. L’homme, dans son genre, a conduit l’humanité jusqu’au ce stade ultime de la bêtise. La femme dépassera ce côté viral de vos gênes. Je lui donne pouvoir d’accéder à ce que vous nommez : intelligence. Elle va permettre la survie de votre espèce ». Tout est arrivé le jour de ma mort. Non, cette histoire débute bien avant. A l’annonce d’une mort effectivement, mais c’est celle de mon père. Il m’aura fallu tout ce temps pour y croire.


Le 27 décembre 1998

La traduction française du nom de ce petit hameau breton est le village heureux. Un tel patronyme n’aurait pas dû être témoin de la tragédie qui nous conduit en ce lieu. Personne ne désire de ce coin perdu. Il faut daigner le découvrir. La longue route droite qui vous y mène traverse une plaine déserte. De chaque côté, les parcelles labourées sont gorgées d’eau. La végétation semée par l’homme hésite à germer. Des lacs éphémères ont trouvé naissance au fond de cuvettes naturelles. Des jachères brisent la parfaite organisation cultivée. Le rare buisson chétif est courbé par une force invisible. L’herbe à ses pieds prend cette même pose obséquieuse face aux éléments. Le marcheur téméraire hésite à braver ce vent salé qui vient de la mer. Le pèlerin porté par sa foi ose à peine affronter la droiture de ce chemin. Le plus valeureux des parapluies fuit ses bourrasques iodées. De rares rayons de soleil tentent de redonner une teinte d’humanité à cette grisaille hivernale. Les premiers êtres vivants que vous apercevez sont les corbeaux. Ils daignent à peine fréquenter ces lieux. Ils sont brinquebalés en tous sens. Ses oiseaux sont comme privés de leur art millénaire du vol. Les nuages semblent atteints de ce mal identique. Ils déguerpissent de cette contrée inhospitalière. Ils rasent au plus vite la terre. L’horizon les voit fuir en horde entière. Au terme de votre périple, une pancarte sans âge vous accueille. Des impacts de plomb de chasse ont donné naissance à des coulures de rouille. Elle est une des rares rescapées du « relooking » communal.

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Le nom blanc gravé sur ce panneau bleu nuit n’est plus à la mode. Une haie d’ormes fantomatiques est hérissée comme un rempart. La saison a déplumé les majestueux arbres de leur verdure. Les branches dénudées n’inspirent plus le respect au visiteur de passage. Pour l’heure, le vent d’ouest suffit à préserver ce lieu. De route, vous arrivez sur une voie tout juste assez large pour une voiture. Elle serpente au milieu de quelques maisons. Des hortensias sans parure bordent la chaussée. À la croisée des chemins, d’ancestraux talus en pierre sèche délimitent des potagers en repos saisonnier. Même les poules hésitent à sortir pour grappiller un lombric égaré. Les habitants tiennent à protéger leur secret. Au bout de ce passage se cache un trésor. Le roc rugueux de sa côte est parsemé du nacre de criques confidentielles. Le blanc galet a préservé la pureté originelle du lieu. Le désordre chaotique de la nature en friche a été privilégié. Il est préféré à l’ordre linéaire bétonné de ces plages de sable. En traversant ce hameau, aucune présence humaine n’est remarquée. Peut-être apercevrez-vous un rideau bouger. Mais n’est-ce pas le vent qui est l’auteur de ce mouvement ? Une ampoule à la teinte jaunâtre transperce à peine ce léger voile. De la fumée sort des cheminées. Elle est bien vite emportée par les bourrasques. L’indigène est calfeutré dans son antre. Mais il vous a vu, soyez-en sûr. Aussi discret que vous ayez tenté de l’être. Tout au fond de cette voie sans issue, cachée derrière une haie de fusains, la maison et la propriété préservent leur intimité. Un petit passage vous laisse franchir l’obstacle naturel. Au pied d’un poteau de bois, une chaîne fait office de barrière. Sa présence est symbolique. Une boîte aux lettres sans âge attend la tournée du facteur. Les propriétaires se nomment Henry et Léa. Ils avaient rénové voilà longtemps la seule maison de pêcheur construite « sur la mer ». Les anciens du village bâtissaient plus en retrait. Ils craignaient la force des tempêtes hivernales. L’héritage venait du côté de la cuisse gauche disait Henry pour se moquer. Lui, il avait franchi la rivière pour prendre femme. Il était natif d’un petit village de l’autre côté du bras de mer. Ils s’étaient rencontrés à un bal au « Tourbillon». La grande salle du bourg rameutait tous les jeunes de la région le samedi soir.


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Il avait mis son sac à bord des premiers canneurs. Il pêchait le thon sur les côtes d’Afrique. Les campagnes duraient à cette époque presque neuf mois. Elle, elle avait suivi des études à la ville. Au beau jour, Léa mettait des sardines en boîte. Toutes les femmes de la région vivaient au gré de ces arrivages. Nous étions dans les années soixante. Le petit pélagique voyageur surexploité disparu. Les usines cessèrent toute activité. Léa donna naissance en mai 64 à Pierre. Diane suivit deux plus tard. La vie s’égrainait paisiblement au rythme des marées d’Henry. De l’autre bord de cette frontière, le jardin est le domaine de Léa. Les années se sont écoulées. Elle a investi toute sa passion dans ce lopin de terre. Il est comme ce troisième enfant quelle n’a jamais eu. Les grands ont quitté le nid pour vivre leur vie. Elle a comblé sa solitude entre sa maison et ses fleurs. Comme elle le dit elle-même, le jardin vous ouvre les bras vers l’immensité bleue. Elle le regarde dépérir. Il n’est plus à son goût. Henry fait son possible. À travers les fenêtres maculées de sel, elle l’observe se démener. Elle les regarde vieillir pour l’homme et se faner pour son parc. Sa maladie déteint sur l’environnement. Tout commence par les carreaux des fenêtres. De son vivant, elle ne les aurait jamais laissés dans cet état pitoyable. Elle n’est pas maniaque, mais au fil des années, sa solitude l’a poussée à nettoyer. Il y a un an, sa vie a été remise en cause. Le temps est figé. Cette sensation de force tranquille, de sérénité immuable renaît dans l’esprit de Pierre à chaque retour de campagne. Il a emboîté les pas de son père et est devenu marin à son tour. Rien ne bouge depuis son plus jeune âge. Il connaît chaque flaque d’eau. Tous les matins de son enfance, il devait traîner sa petite sœur prendre le bus. Ils avaient dû apprendre à déjouer leurs pièges. En tant que grand, il était le « chef de la bougie ». Il se souvient de cette vieille pile qui éclairait tout juste le bout de leurs souliers. Quand Diane traînait le matin, ou qu’elle l’avait embêté, il lui lâchait la main. Il partait en courant. La petite fille restait pétrifiée de peur dans la nuit. Elle pleurait sans bouger. Il se souvient d›avoir poussé la méchanceté jusqu’ à lui dire : « les loups vont venir te manger ». La pauvre chose

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redoublait de cris effrayés. Ce n’était pas souvent se dit il comme pour se déculpabiliser. De toute façon il revenait la chercher. Au loin là-bas, les premières lumières du village brillaient au travers de la végétation. Il ne l’aurait pas avoué à l’époque, mais les buissons qui bordaient le chemin lui faisaient penser à des fantômes. Il n’en menait pas large non plus. Parfois un arbre leur barrait la route. Le pin maritime n’avait pas supporté le coup de vent de la nuit. Les deux enfants qu’ils étaient devaient escalader le tronc et traverser les branchages. La végétation masquait pratiquement les rares habitations du voisinage. Pourquoi particulièrement, ce matin là du 27 décembre 1998 Léa est-elle attirée par cette fenêtre. Depuis une génération elle avait vu l’élément liquide sous toutes ses coutures. Le regard de cette femme prématurément vieilli par la maladie est hypnotisé par son homonyme maritime, la mer. Henry, en vieux briscard du coin, était coutumier des colères hivernales de l’océan. Il avait laissé la tempête passer pour sortir relever ses casiers. Comme d’autres, le père de Pierre profite d’une accalmie, pour ramasser son matériel laissé à l’eau. Au travers des fenêtres de la petite maison de pêcheur surplombant la rade, Henry observe à la jumelle, au gré des dépressions qui s’enchaînent, ses bouées maltraitées par l’océan en furie. Il souffre pour ses casiers brinquebalés et secoués sur le fond marin. Son dernier espoir d’avoir une poignée de bouquet pour le réveillon du Nouvel An approchant s’est transformé en gerbe de tristesse. Le caprice malin d’un grain solitaire lui a été fatal. Fortune de mer, mer de misère trop souvent tu rappelles à toi tes enfants dans la tourmente. Il la voit galoper à sa rencontre, soulevant ce mur d’eau sur son passage, sombre terrifiant, hurlant. Il a beau gesticuler comme pour l’effrayer, lui dire de s’écarter de son chemin, crier au secours, tenter une dernière action de salut. Son esquif est trop frêle, brindille misérable soulevée par l’onde maléfique. Il a un dernier regard vers le scintillement lumineux de cette fenêtre, qui, comme un phare l’a si souvent aidé, pour un dernier adieu. Mais l’Autre est là, à guetter sa proie. L’Ankou de son manteau mortel le submerge.


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Dans la maison, la vieille horloge centenaire rythme la vie comme si de rien n’était. Seul le son métrique du tic-tac ose perturber le silence de la cuisine soudain froide. – Si tu n’arrêtes pas immédiatement, je te fous au feu, hurle Léa. Le mécanisme innocent continue imperturbable. Et comme pour énerver plus encore, elle annonce neuf heures de son tintement éraillé par l’âge Le galop furieux de la tempête poursuit sa course folle. Elle laisse dans son sillage le lieu à présent désert retrouver sa quiétude, indifférente au drame qui vient de se dérouler. Une pensée futile traverse l’esprit de Léa : « il faudra que je dise à Henry de faire les carreaux en rentrant… ». Elle ne veut pas accepter ce qu’elle a vu. Hors d’elle, Léa stoppe le balancier. Elle voudrait arrêter le temps. Elle serre dans sa main son étrange tuteur. Elle regarde la poche en plastique suspendue à son crochet de métal. Le précieux liquide contenu à l’intérieur est pratiquement épuisé. – Mon Dieu non… faites que j’ai rêvé. Dit-elle à voix haute pour qu’il entende mieux sa supplique. Elle observe le petit réceptacle au milieu du tuyau. Elle avait lu un jour un article au sujet d’un engin bizarre. Les concepteurs le nommaient accélérateur de particules. Elle ne comprenait pas la finalité. Mais ce goutte-à-goutte lui faisait penser à la chambre de collision. Elle s’était dit que le secret de sa guérison s’effectuait dans ce petit tube. Depuis, elle vouait une adoration sans borne à ce petit boîtier translucide. Son regard se porte une dernière fois en direction de l’immensité vierge. Elle a sûrement mal vu. C’est cela, mal vu. Pas de bol la vie. Tic, tac, plouc, plouc. Elle n’a pas le temps d’atteindre la chaise voisine. Celle de son Henry. Marie, l’infirmière, savait d’expérience l’heure à laquelle il fallait venir remplacer la poche. La jeune femme avait eu l’autorisation d’entrer sans attendre de réponse. Ce n’est pas le hasard qui la guidait en cette demeure depuis juillet. Elle attrape sa malade au vol avant que la tête de celle-ci ne se fracasse sur le carrelage de la cuisine. Elle prend rapidement les constantes de sa cliente, saisit son téléphone et appelle les secours.

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Du bout de son tunnel, une voix résonne. Le déni l’empêche de reprendre conscience. Elle sait qu’il est trop tard. Elle veut retarder son retour à la réalité. Elle se retourne vers la lumière blanche au fond de la galerie et court dans sa direction. Elle le voit au bout de ce chemin, elle l’appelle. Il lui tourne le dos. Il avance inexorablement. Qu’on l’emporte elle en échange, la crevarde. Elle entend son nom, a une sensation de froid sur le visage. Cet état de fait l’énerve. S’Il est bien une chose qu’adore la vieille dame, c’est l’ordre. Or là, une certaine fantaisie règne sur l’ambiance du moment. Le chemin brillant s’assombrit. C’est comme un robinet qui fuit. Vous observez la goutte à la sortie du conduit. Vous attendez le plouc lorsqu’elle s’éclate dans la casserole qui attend patiemment dans l’évier plein à ras bord. La fureur la submerge. Ce petit réceptacle au milieu de la tubulure qu’elle adorait quelques minutes plus tôt, elle en vient à le haïr. Plouc… plouc. Vous anticipez ce bruit qui va arriver. L’anticipation du choc inéluctable, plouc… plouc vous fout hors de vous, qu’une autre goutte vienne vous percuter à peine celle-ci atterrit faisant déborder le bol. Plouc… plouc, et d’un bond, vous vous levez pour fermer le robinet, vos yeux s’ouvrent. La lumière du tunnel s’éteint pour Léa. Il s’en va au loin sans l’avoir attendue. Elle devra attendre son tour. Son regard tombe sur le cadran de l’horloge. Il indique neuf heures. Le silence de la pièce la ramène à la réalité. Elle pleure. – J’ai tenté de joindre Henry sur son téléphone. Il ne répond pas. Dit l’infirmière. Soudain les larmes arrivent. Léa pleure à chaudes larmes. Cette vie quelle voulait fuir il y a peu, revient. Au loin là-bas, dans la grande cheminée en pierre, des braises rougeoient. Le courage la pousse à se redresser. Sur un coude d’abord, hésitante, puis fébrilement elle se hisse sur ses jambes. D’une main sur le tuteur elle tire. Le bras de Marie la soulage de l’autre côté. La jeune femme a


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beau tenter de calmer les ardeurs de sa malade rien n’y fait. La fenêtre l’aspire à elle. La scène du drame s’est animée. Elle n’avait été la seule à assister a la fortune de mer. Un hélicoptère survole déjà le secteur. Deux canots orange et bleu patrouillent. De nombreuses embarcations tournent et virent sur la zone. La solidarité et l’entraide maritime jouent à plein. Un des leurs a disparu. Sans comprendre Marie demande : « Il y a eu un accident ? » – Oui. Répond Léa. Il va falloir que je prévienne les enfants. Il est seul dans sa cabine lors de la venue du capitaine. Le voyant rarement dans ses quartiers, et au vu de sa tête, cela n’augure rien de bon. L’entrée en matière non plus : « Mes condoléances ». il lui tend une feuille pliée en quatre. En ouvrant le fax, quelques mots manuscrits de sa sœur : papa décédé suite accident, signé Diane. Il reste seul avec sa souffrance, estomaqué. Il avait pensé à sa mère, c’est l’autre qui s’en est allé. Cette année, les fêtes de fin d’années auront un goût d’amertume. Il avait navigué avec cet homme, ils avaient vécu sous le même toit. Jamais ils ne s’étaient ouverts l’un à l’autre. Ils ne se connaissaient pas. Cet homme, son père, ne lui a parlé qu’une fois. Une seule et unique fois, quelques semaines avant sa mort. Loin de se douter du drame à venir, Pierre retrouve son père au jardin pour lui dire au revoir. Celui-ci, marin retraité depuis peu lui confie la voix chevrotante : « Est-ce que tu sais pourquoi je pars en mer ? » Il hésite avant d’avouer son lourd secret, d’exposer une faille dans sa carcasse. – Pour pleurer avoue-t-il en baissant la tête. Je ne veux pas que maman me voie. Je ne veux pas la faire souffrir. C’est le seul et unique moment de complicité partagé ensemble. Deux hommes, deux marins pleins de cœur s’étaient dit adieu sans le savoir. Pierre a-t-il réellement fait le deuil de son décès, de la mort de son père. Leurs chemins se sont croisés si souvent. Des années durant, leurs rencontres furent épisodiques, ses départs, les retours de son « vieux »,

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leurs escales toujours trop brèves pour créer une relation, ajouté à cela une pudeur réciproque qui ne leur a pas permis de se rencontrer, de se comprendre. Des racines familiales où on ne parle pas de ces choses « là » n’ont pas autorisé une relation épanouie. Ils étaient pourtant si semblables. Seul dans sa cabine, des souvenirs anciens sortis de leurs tombes hantent sa nuit. Rêves et cauchemars des ancêtres se mêlent. Son père était là aussi. Que lui a-t-il laissé en héritage ? Le travail. Il lui a transmis les valeurs séculaires léguées par son propre père, le labeur de la survie. Henri vint le voir, en songe, une dernière fois pour un adieu. Son réveil tinta 4h00. Dehors le vent hurle, le navire roulait bord sur bord. – On va en prendre plein la gueule aujourd’hui pense Pierre. Il voudrait ne pas être là. Il préférait rester enroulé dans sa couverture. Oublier. Il était loin sur la mer, aux antipodes de leurs vies de terriens. Il affronte cette tempête seul.


Avant ; Écrit de telle manière, cela ne veut rien dire. Si, juste qu’un changement d’époque a eu lieu, qu’une ère s’achève. Le jour où Henry et Léa apprirent la nouvelle fut cette date. Mais comme tout cataclysme, il y avait eu des signes. Depuis un an l’institution soignait la vieille dame pour une anémie. Le savoir et la science vous rassuraient. Les experts ne trouvaient rien d’anormal. La croissance des globules ceci un peu faible, la morosité de la saison, l’âge… du capitaine. Léa devint donc par la force des choses, docteur es « fer ». Elle connaissait tous les légumes, les aliments, les fruits de mer pouvant remonter son taux. La solution est le fer. Anémie est un nom sympathique. Comme un ami, il fut pourtant coupable d’un meurtre avec préméditation. – Nous sommes désolés : les courbes, nous auscultons les courbes, aucun signe avant-coureur ne pouvait le prédire. Et puis un jour. Ce fut comme la dernière apparition de l’eau au fond d’un puits au milieu du désert, une eau saumâtre, incolore, dégueulasse, source de vie. On y croit à peine. C’est con à dire, mais du sang au fond d’une cuvette de chiotte, c’est aussi dégueulasse. Ça jaillit sans prévenir vous ruinant ce qui vous reste d’existence. On n’y croit pas. On refuse d’admettre. Ce ne peut pas être vos toilettes qui vous somment la nouvelle.

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Vous dégueulez vos tripes à n’en plus finir. Vous ne le savez pas encore, mais c’ est votre initiation aux années à venir, votre baptême. Vous adhérez à une nouvelle secte. Pourtant, ce matin, Léa sait qu’un après existe. Quand elle ouvre les yeux, un rayon de lumière s’est frayé un chemin au travers du volet. Les vents ont viré à l’Est. Ils chassent les nuages. Le froid sec semble installé pour durer. Oh bonne mère… mon dieu faites que ce soit vrai. Imperceptiblement, indescriptiblement elle a noté un changement. Elle ignore ce qui a changé, elle sait Durant la nuit, elle a senti une présence. Elle a ouvert les yeux. Elle sait qu’il s’agit de son mari, son Henry. Un frisson l’a parcouru durant de longues minutes. Elle a eu la chair de poule. Un souffle froid racontera-t-elle plus tard. Ce n’ est pas malveillant. Juste là. Il lui disait : aie confiance. Elle sourit dans le noir se sentant un peu bête. Elle pleure de chagrin encore. Elle l’engueule. Encore. Était-ce un rêve ? Songe -t- elle en ne croyant pas à son argument. Une autre réalité l’a frôlée. Elle en a la certitude. Elle se décide enfin à ouvrir les volets. Pourtant elle aurait voulu profiter éternellement de cette nouvelle croyance apaisante. Elle pousse violemment les deux panneaux en bois qui couinent sur leur gond. Il faut que je dise à Pierre de mettre un peu de graisse se dit Léa. Ce petit truc futile fut un des premiers signes de son retour à sa condition terrestre. En se retournant après avoir clôt la fenêtre, sa première réaction est de noter une modification de la pièce. Elle stoppe sa progression pour observer. Hier soir, elle a ôté la photo qui décorait la chambre depuis des lustres. Cette image avait eu les honneurs de la presse en son temps. Le navire où Henry était embarqué pour cette campagne traversait une lame gigantesque dans une gerbe d’eau. Elle avait été prise par un avion de surveillance maritime. Henry tenait à ce document. Il lui avait dit en l’accrochant : partout où je serai, même dans une mer en furie, je penserai à toi.


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Ils avaient tergiversé longuement à l’époque. Elle avait cédé devant la pression. Ce souvenir est posé dans le couloir. Il attend d’être remisé dans le grenier. Ce navire lui rappelle trop le drame. C’est sa manière à elle de crier sa révolte. De lui dire : « voilà ou tu vas finir », enseveli sous un tas de poussière. Sur la tapisserie défraîchie, l’empreinte du cadre fantôme ressort. Sa marque sombre, exhale son aura. Il y a pourtant autre chose qui tracasse la vieille femme. Cette trace a juste été mise la pour distraire son attention du principal. Elle ouvre la porte de la grande armoire en bois massif à la recherche d’une paire de chaussettes supplémentaire. Elle a peur de son reflet. Il s’affiche dans le miroir à l’ouverture de la porte du monument. Emmitouflée dans sa robe de chambre, la pâleur de sa peau ressort exacerbée. Elle a renoncé à faire des teintures. Ses cheveux lui renvoient son âge de leur blancheur. Ses jambes sont deux échasses. Elles soutiennent l’ensemble. Des chaussettes en laine sans élastique boudinent sur des chaussons hors d’époque. Elle semble translucide. Ses yeux vides sont cernés de bleu. Qui est-elle devenue en si peu de temps ? Une tache, un esprit comme l’absence de présence de ce souvenir disparu du mur ? Qu’il est loin le temps où sa beauté ressortait comme les couleurs originelles du papier peint Son regard est attiré par l’urne posée sur la commode voisine. Elle porte sa main à sa bouche. Sa conscience vacille. – Mon dieu, il s’est échappé. Il est venu me le faire savoir cette nuit. Il a repris sa liberté. L’effroi transit la femme malade, mais est-ce réellement la peur. Elle a froid en permanence, aux pieds, aux mains, dans tout le corps. Elle se laisse tomber sur le lit. Le malheureux sommier grince de son vécu. Elle tend le bras et se saisit d’un vieux châle. Le temps a décrépi le lainage. Elle jette sur ses épaules le vêtement tricoté. Il trouve sa place sans hésitation.

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