Perdre de vue

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reuse... Rien de l'enquête policière, tout du transport métamorphosant de la douleur... amoureuse. Le photographe en figure d'Écho qui se morfond vainement. Ce que l'image dit aussi, c'est combien cette perte est excitante, érotique. Une exaltation du deuil. Ce qui est perdu est (et non était) plus beau. Perte souhaitable et transubstantiation par photographie. • Alain Paiement utilise le dispositif photographique pour ce qu'il est, l'exposant, le surexposant. Il y a dans ce travail un refus et tout autant un jeu avec les pouvoirs fictionnels de l'image photographique. Il utilise ce dispositif parce qu'il est outil, moyen de mensuration de l'espace et d'action sur lui, tout en soulignant, retournant les fictions théoriques qui l'ont historiquement fondé. Ses constructions photographiques apparaissent pour ce qu'elles sont, des aberrations. Elles tirent d'ailleurs de là leur pouvoir de séduction, de fascination. Perdre de vue le réel par un marquage et un arpentage finalement fantastiques. • Claire Paquet et Suzanne Paquet questionnent autant qu'elles démontent, elles aussi, les virtualités narratives de la photographie, de la « séquence » et le pouvoir du texte lorsqu'il l'accompagne. Non point pour exalter et exacerber ces pouvoirs de raconter mais, au contraire, pour explorer d'autres champs d'investigation. Mener l'image et le langage aux limites où ils ont été conduits et voir ce qu'ils produisent alors. «Désœuvrer» ces canaux jusqu'à aller au-delà de ce qu'on croyait être un «bruit», de ce qu'on croyait être perdre la vue... Elles pratiqueraient ce qu'en termes de procédés littéraires on nomme l'effacement d'objet, procédé qui consiste à circonscrire l'objet du discours de telle sorte qu'il n'en reste rien. Ici le travail s'opère non pas sur un objet mais sur une structure, photographique et textuelle, et ses effets narratifs. Casser l'histoire : la grande et les petites. L'histoire linéaire qui n'est là que pour répondre à la demande de réalité (Lyotard). Ne pas reproduire ces éternelles successions d'événements tranquillement linéaires, ordonnées simplement (l'art narratif: «l'éternelle littérature des nourrices» d i x i t Blanchot), qui ne servent qu'à rassurer par «l'illusion attrayante» ( i d e m ) qu'elles produisent. Une phrase me semble particulièrment suggestive de leur projet : « C e l a me l a i s s a i t s u p p o s e r q u e de ce n o u v e a u v o y a g e j e p o u v a i s p r é v o i r une a u t r e v e r s i o n , un r é c i t r e m a n i é qui p l u s t a r d p r o v o q u e r a i t le d é s i r d ' y r e t o u r n e r , p r o m e t t a n t e n c o r e d ' a u t r e s m o t i f s . . . » L'événement ne trouve plus ici de (son) sens qu'en autant qu'il aura ce pouvoir de figurer en «récit»; mieux encore, en autant qu'il aura cette possibilité de se constituer en m o t i f . Voilà donc le mobile. La belle ambiguïté de ce mot est, le cas échéant, révélatrice. Les sœurs Paquet ne courtisent donc pas le récit pour le bon motif... Elles travaillent sur le motif non point pour exalter l'histoire mais pour la ramener à une fonction décorative. • Pour Louise Robert, il s'agit ici de mimer la fonction documentaire de la photographie. Mais la photographie n'attrappe ni ne rattrape pourtant jamais quoi que ce soit. Elle est plutôt fiction documentaire, comme on le sait. Ici, il faut retourner les propositions habituelles et chercher à voir autour du palimpseste photographique de la peinture. La photographie produisant un effet de palimpseste face à ce qu'elle avait pour objet de reproduire, perdant quelque chose de l'original. Le voile de Véronique, figure privilégiée de l'indiciel, effaçant son modèle, lui arrachant quelque chose entre l'épiderme et l'aura... sans pour autant pouvoir s'y substituer. Arrachant en recouvrant. Mais aussi la photographie trop mince pour revendiquer quoi que ce soit pour elle-même.

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