10. L’Enlèvement des Sabines
l’une ou l’autre de ses toiles, ce qui renforce l’hypothèse de deux œuvres conçues à des dates rapprochées (sur l’analyse de ces dessins et sur la pratique de Poussin, lire la belle analyse de Louis-Antoine Prat, 2013, p. 34-35). Les deux tableaux ont suscité d’importantes études monographiques. Jane Costello (1947) s’est plus spécialement attachée au tableau alors récemment acquis par le Metropolitan Museum of Art. Avigdor Arikha (1983), en peintre et historien de l’art, a scrupuleusement analysé la toile du Louvre, s’attardant prioritairement sur sa complexe construction spatiale. Il a, en 1979, ainsi que Le Chanu et Ravaud en 1994, noté les incisions qui se voient sur le tableau et insisté sur leur importance. Une conférence publique tenue au Louvre, en duplex avec le Metropolitan Museum of Art, le 18 février 1994, a permis au public de vérifier qu’un système de construction similaire avait été utilisé dans les deux tableaux (sur le tableau new-yorkais, voir également Christiansen, 2007a, p. 37 note 115). Ces incisions tracées « probablement à la pointe de plomb sur l’imprimatura » (Arikha, 1991, p. 27) convergent vers « le point d’harmonie », selon le terme utilisé par Arikha, situé sur le casque du cavalier au cheval cabré au centre, légèrement sur la gauche (voir ci-contre). Un autre point se voit sur la médiane verticale du tableau qui passe au centre de l’arc de la porte. « Ces deux points de convergence créent une perspective bifocale qui abolit l’impression de profondeur illusionniste au profit de l’intensité de la surface, tiraillée entre la gauche et la droite par les bras, les mains, les plis et les épées. Le bras, la main,
prolongée par l’épée, sont en fait l’une des clés du tableau. Nous sommes jetés d’emblée dans ce vide où la vieille femme agenouillée implore Romulus » (voir p. 115) (ibidem, p. 27). Pour Daniel Arasse, enfin, la comparaison entre les deux versions marque une évolution dans les intentions de Poussin. Au Metropolitan Museum of Art, « Poussin conçoit la “fable” des Sabines comme un tableau d’histoire » (2000, p. 337). Au Louvre, « elle se présente en outre comme une représentation tragique et ce déplacement d’accent de l’histoire vers la tragédie est indissociable d’une interprétation renouvelée de l’histoire elle-même » (ibidem). Les spécialistes de Poussin qui se sont intéressés à L’Enlèvement des Sabines ont relevé les emprunts de Poussin à l’Antiquité (Le Suicide du Galate du palais Altemps à Rome), à Jean de Bologne (Loggia dei Lanzi à Florence) (fig. 44), à Luca Cambiaso (Du Colombier, 1964, peu convaincant), à Polidoro da Caravaggio pour le tableau de New York (Schütze, 1996a, p. 580)... Ils n’ont pas manqué de comparer les deux tableaux à L’Enlèvement des Sabines de Pierre de Cortone (1629) aujourd’hui à la Pinacothèque capitoline à Rome (fig. 43) dont Poussin a voulu se démarquer, pour ne pas dire prendre le contre-pied. Blunt (1967a), Frommel (1996) ont analysé les constructions architecturales qui accompagnent les deux tableaux (voir p. 109) (on observera sur la version du Louvre, en haut à droite de la composition, les échafaudages qui indiquent que Rome est en construction). La composition de New York (fig. 42) se déploie en frise. Au premier plan, quatre
Fig. 44. Jean de Bologne, L’Enlèvement des Sabines, Florence, Loggia dei Lanzi (marbre ; H. 410). (page de gauche) Cat. 10, détail.
Fig. 43. Pierre de Cortone, L’Enlèvement des Sabines, Rome, Pinacothèque capitoline (huile sur toile ; H. 280,5 ; L. 426).
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