Matisse. La couleur découpée. Une donation révélatrice (extrait)

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Matisse dĂŠcoupant Photographie archives Matisse


remerciements

L’exposition « Matisse, la couleur découpée. Une donation révélatrice » est présentée au musée Matisse du Cateau-Cambrésis, du 9 mars au 9 juin 2013. Commissariat général : Patrice Deparpe, conservateur adjoint, musée départemental Matisse. Sur une idée de Dominique Szymusiak, conservateur honoraire. En 1952, Matisse a fait le plus extraordinaire des cadeaux à sa ville natale du Cateau-Cambrésis : 89 œuvres pour constituer son musée. Ce don, auquel s’ajoute le vitrail Les Abeilles pour l’école maternelle catésienne, a constitué une « source de vie » pour la cité et a répondu au désir de Matisse d’offrir « un peu de la fraîche beauté du monde » à ses concitoyens. Depuis, grâce à ses descendants, la source ne s’est jamais tarie. En 2012, perpétuant cette tradition de générosité, la famille Matisse a offert 453 éléments en papier gouaché découpé non utilisés par l’artiste dans ses œuvres, permettant ainsi d’approfondir nos connaissances sur les processus d’élaboration des œuvres en papier découpé par Matisse. Que soit ici vivement remerciée la famille Matisse, qui participe constamment à l’enrichissement des collections du musée départemental Matisse, avec une pensée particulière en souvenir de Claude Duthuit. Pour la présente exposition et la donation qui en est le sujet, nous remercions : Barbara Duthuit Jacqueline Matisse-Monnier Paul Matisse Jacquelyn Miller-Matisse Alexina Matisse Robert Monnier Antoine Monnier Caty Monnier-Shannon Nicolas Monnier Nous remercions particulièrement les auteurs du catalogue : Christian Bonnefoi, Paul Bony, (dont le texte est publié avec l’aimable autorisation de ses enfants), Paule Caen-Martin, Anne Coron, Patrice Deparpe, Jacqueline Duhême, Nicholas Fox Weber, Marie-Thérèse Pulvenis de Séligny, Dominique Szymusiak qui ont tous apporté un regard nouveau sur les gouaches découpées de Matisse. Pour enrichir le propos de l’exposition, le concours de prêteurs privés et institutionnels est indispensable. Leur générosité, leur aide et leur confiance permettent la réalisation de nos projets. Aussi, je tiens à remercier sincèrement et très chaleureusement pour leur précieux concours les prêteurs particuliers, les musées et fondations ainsi que leurs directeurs : Chantal et Jacob Bill Catherine Bony-Calderon, Laurent Bony, Agnès Bony, Isabelle Bony et Dominique Bony Kostas et Catina Charalabidis Katharine et Nicholas Fox Weber Ève Lambert et Yvon Lambert Olivier Malingue, Galerie Malingue, Paris

Jacqueline Matisse-Monnier Caty Monnier-Shannon Eric Mourlot, Galerie Mourlot, New York (États-Unis) Danske Kunstindustrimuseet, Copenhague (Danemark) Anne-Louise Sommer, directrice ; Peniila Laviolette, assistante. Fondation Pierre et Gaetana Matisse, New York (États-Unis) Alessandra Carnielli, Executive Director. Musée Matisse, Nice Marie-Thérèse Pulvenis de Séligny, directrice. Ikeda Museum of 20th Centruy Art, Ito-shi, Shizuoka (Japon) Hideki Kawazoe, directeur ; Susumu Yamamoto,Trustee. Hilti Art Foundation, Schaan (Lichtenstein) Michael Hilti, directeur ; Uwe Wieczorek, conservateur. Collection Patricia Phelps de Cisneros, New York et Caracas (Venezuela) Gabriel Perez-Barreiro, directeur. Ainsi que tous les prêteurs qui ont souhaité garder l’anonymat. Leur concours scientifique, leur bienveillance, leur disponibilité rendent possible l’impossible. Ma profonde gratitude s’adresse à Georges Matisse ainsi qu’à Wanda de Guébriant et l’ensemble du personnel des archives Matisse. Par leurs conseils avisés, leurs connaissances, ils nous ont apporté un soutien sans faille. Je remercie particulièrement ici : Brenda Danilowitz, conservateur en chef, Fondation Josef & Anni Albers, Berthany (Connecticut, États-Unis) L’équipe de la Fondation Lambert en Avignon Carrie Pilto, directrice, musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis Dominique Szumusiak, conservatrice honoraire, Le Cateau-Cambrésis Nicolas Neumann, directeur, et l’ensemble du personnel des éditions Somogy, Paris Anika Guntrum et Sabrina Saso, Christie’s Paris Florence Laloux, Galerie Yoshii, Paris Olimpia Isidori, Sotheby’s, Londres (Grande-Bretagne) James Roundell, Dickinson, Londres (Grande-Bretagne) Mari Yamaryo, Yamaryo Art Conservation Studio, Tokyo (Japon) Cécile Bart Elisabeth Marx Sophie Matisse Maria Inès Rodriguez Tsutomu Abe (Japon) Le développement du musée départemental Matisse, la richesse de son programme d’expositions, la diversité de ses actions exigent une volonté et un engagement sans faille. Que soient ici remerciés le Conseil général du Nord et plus particulièrement Patrick Kanner, président du Conseil général du Nord, Françoise Polnecq, vice-présidente du Conseil général du Nord chargée de la Culture, Laurent Coulon, conseiller général du Canton du Cateau-Cambrésis, vice-président chargé du tourisme

et du sport, qui soutiennent le musée et lui apportent les conditions de son rayonnement. Cette exposition bénéficie du soutien, du mécénat et du concours amical de partenaires attentifs à nos réalisations. Je remercie particulièrement : La Drac Nord-Pas de Calais et sa directrice, Marie-Christine de La Conté, ainsi que Martine Mathias, conseillère pour les musées. La banque CIC Nord-Ouest et son directeur Stelli Prémaor, ainsi que Xavier Pecqueur, directeur régional, et Isabelle Rondoux, directrice de la communication. L’exposition bénéficie du concours des Amis du musée Matisse du Cateau-Cambrésis, qui apportent un soutien inestimable à la communication et aux manifestations du musée. J’en remercie amicalement son président, Jean-Marie Faugeroux, les membres du bureau et l’ensemble des adhérents. La Josef & Anni Albers Fondation, Bethany (Connecticut, États-Unis), par sa générosité, nous permet d’exposer pour la première fois en France la maquette en papier découpé de la tapisserie Mimosa d’Henri Matisse appartenant au Ikeda Museum of 20th Centruy Art, Ito-shi, Shizuoka (Japon). Que Nicholas Fox-Weber, Executive Director, ainsi qu’Anne Sisco et Nick Murphy trouvent ici l’expression de notre profonde reconnaissance. J’ai, en plus de cordiaux remerciements à l’ensemble des collègues des services du département du Nord, une pensée particulière pour le personnel du musée départemental Matisse et leur compétent et indéfectible soutien. Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis Carrie Pilto, directrice Patrice Deparpe, conservateur-adjoint Administration générale : François Delcroix Secrétariat, comptabilité : Nathalie Gaillet, Magali Demuynck, Isabelle Sabattier Régie des œuvres : Louise Boisson Coordination de l’exposition et suivi du catalogue : Hélène Decaudin Encadrement et photothèque : Sandrine Baivier Documentation : Anne-Sophie Bermonville Multimédia : Virgile Déprés Montage de l’exposition : Éric Langer, Benoît Lamotte et l’équipe de montage Médiation : Emmanuelle Macarez et les médiateurs, secrétariat : Sandrine Mailliez Communication et tourisme : Laetitia Messager, Stéphany Durieux, et l’ensemble du personnel d’accueil et de surveillance du musée


Matisse La couleur découpée

Une donation révélatrice Cutting into color A revealing donation

Direction d’ouvrage : Patrice Deparpe


acknowledgements

The exhibition “Matisse. Cutting into color. A revealing donation” is presented at the Musée Matisse in Le Cateau-Cambrésis, from March 9 to June 9, 2013.

Exhibition curator: Patrice Deparpe, deputy curator, Musée départemental Matisse. Based on an idea by Dominique Szymusiak, honorary curator. In 1952, Matisse made an extraordinary gift to his native town Le Cateau-Cambrésis: 89 works forming the basis of his museum. This donation, to which should be added the stained-glass window The Bees for Le Cateau primary school, has been a lifeblood for the town and met Matisse's desire to give “a little of the world’s fresh beauty” to his fellow citizens. Since then, thanks to his descendants, the spring has never run dry. In 2012, perpetuating this tradition of generosity, the Matisse family offered 453 gouached paper cutout elements that had not been used by the artist, allowing us to deepen our knowledge of how Matisse developed his works in cut-out paper. May the Matisse family, which has continually participated in enriching the collections of the Musée départemental Matisse, be warmly thanked, with a special mention in memory of Claude Duthuit. For this exhibition and this donation we thank : Barbara Duthuit Jacqueline Matisse-Monnier Paul Matisse Jacquelyn Miller-Matisse Alexina Matisse Robert Monnier Antoine Monnier Caty Monnier-Shannon Nicolas Monnier We would particularly like to thank the authors of the catalogue: Christian Bonnefoi, Paul Bony (whose text is reproduced with the authorization of his children), Paule Caen-Martin, Anne Coron, Patrice Deparpe, Jacqueline Duhême, Nicholas Fox Weber, Marie-Thérèse Pulvenis de Séligny, Dominique Szymusiak, who have all brought a fresh look at Matisse's gouache cut-outs. To enrich the exhibition, the support of private and institutional lenders is indispensable. Their generosity, their help and their trust enable us to realize our projects. Thus, I would like to warmly and sincerely thank the individual lenders, museums and foundations, as well as their directors, for their precious support: Chantal and Jacob Bill Catherine Bony-Calderon, Laurent Bony, Agnès Bony, Isabelle Bony, and Dominique Bony Kostas and Catina Charalabidis Katharine and Nicholas Fox Weber Eve Lambert and Yvon Lambert Olivier Malingue, Galerie Malingue, Paris Jacqueline Matisse-Monnier

Caty Monnier-Shannon Eric Mourlot, Galerie Mourlot, New York (United States) Danske Kunstindustrimuseet, Copenhagen (Denmark) Anne-Louise Sommer, director; Peniila Laviolette, assistant. Pierre and Gaetana Matisse Foundation, New York (United States) Alessandra Carnielli, executive director. Musée Matisse, Nice Marie-Thérèse Pulvenis de Séligny, director. Ikeda Museum of 20th Century Art, Ito-shi, Shizuoka (Japan) Hideki Kawazoe, director; Susumu Yamamoto, trustee. Hilti Art Foundation, Schaan (Lichtenstein) Michael Hilti, director; Uwe Wieczorek, curator. Collection Patricia Phelps de Cisneros, New York (United States) and Caracas (Venezuela) Gabriel Perez-Barreiro, director. As well as all those lenders who have preferred to remain anonymous. Their technical contribution, their generosity, and their availability make the impossible possible. My deepest gratitude goes to Georges Matisse, as well as Wanda de Guébriant and all the staff at the Matisse archives. Through their wise advice, their knowledge, they have given unfailing support. I would especially like to thank: Brenda Danilowitz, chief curator, Josef & Anni Albers Foundation, Bethany (Connecticut, United States) The team at the Fondation Lambert in Avignon Carrie Pilto, director, Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis Dominique Szumusiak, honorary curator, Le CateauCambrésis Nicolas Neumann, director, and all the staff at Editions Somogy, Paris Anika Guntrum and Sabrina Saso, Christie’s Paris Florence Laloux, Galerie Yoshii, Paris Olimpia Isidori, Sotheby’s, London (Great Britain) James Roundell, Dickinson, London (Great Britain) Mari Yamaryo, Yamaryo Art Conservation Studio, Tokyo (Japan) Cécile Bart Elisabeth Marx Sophie Matisse Maria Inès Rodriguez Tsutomu Abe (Japan) The development of the Musée départemental Matisse, the richness of its exhibition program, the diversity of its activities demand unstinting engagement. Here I would like to thank the Conseil général du Nord, in particular Patrick Kanner, president of the Conseil général du Nord, Françoise Polnecq, vice-president of the Conseil général du Nord responsable for culture, Laurent Coulon, councillor of the Canton du Cateau-Cambrésis, vicepresident responsible for tourism and sport, who

support the museum and ensure the conditions necessary for it to flourish. This exhibition has benefitted from the support, sponsorship, and participation of considerate partners. I particularly thank: The Drac Nord-Pas de Calais and its director, MarieChristine de La Conté, as well as Martine Mathias, advisor for museums. The bank CIC Nord-Ouest and its director Stelli Prémaor, as well as Xavier Pecqueur, regional director, and Isabelle Rondoux, director of communication. The exhibition benefits from support from the Friends of the Musée Matisse of Le Cateau-Cambrésis, who bring incalculable aid to communication and events at the museum. I warmly thank its president, Jean-Marie Faugeroux, the staff, and all the members. Through its generosity the Josef & Anni Albers Foundation, Bethany (Connecticut, United States) has enabled us to exhibit the paper cut-out maquette of the tapestry Mimosa by Henri Matisse belonging to the Ikeda Museum of 20th-Century Art, Ito-shi, Shizuoka (Japan). May Nicholas Fox Weber, executive director, as well as Anne Sisco and Nick Murphy find here our warmest gratitude. Finally, I would like to cordially thank all my colleagues in the Département du Nord, with particular thought for the personnel at the Musée départemental Matisse for their competent and unfailing support. Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis Director: Carrie Pilto Deputy curator: Patrice Deparpe: General administrator: François Delcroix Secretarial office and accountancy: Nathalie Gaillet, Magali Demuynck, Isabelle Sabattier Registrar: Louise Boisson Exhibition and catalogue coordinator: Hélène Decaudin Framing and photo library: Sandrine Baivier Documentation: Anne-Sophie Bermonville Multimedia: Virgile Déprés Exhibition design and installation: Éric Langer, Benoît Lamotte, and the installation team Education and public programs: Emmanuelle Macarez and the mediators, secretary: Sandrine Mailliez Communication and tourism: Laetitia Messager, Stéphany Durieux, and all the reception and security staff of the museum


éditorial

- foreword

Né de la générosité de l’artiste en 1952, le musée départemental

Founded in 1952 as a result of the artist’s generosity, the Matisse

Matisse s’est développé et enrichi en grande partie grâce à la famille

museum has expanded and enriched its collection thanks in large

Matisse, qui perpétue ainsi la volonté initiale du peintre.

part to the Matisse family, which has perpetuated the painter’s initial

C’est dans cet esprit qu’aujourd’hui la famille Matisse a décidé d’offrir

wishes.

au musée Matisse un incroyable ensemble de 443 éléments en papiers

Today, it is in this guiding spirit that the Matisse family has decided to

gouachés, découpés, non utilisés dans ses œuvres par Henri Matisse.

offer the museum an incredible collection of 443 gouached, paper cut-

Cette donation est à l’image de ce que représentaient les papiers

outs that were never used in Matisse’s finished compositions.

découpés pour l’artiste : l’aboutissement d’une vie de travail et de

This donation is a remarkable reflection of the importance these paper

recherche.

cut-outs had for the artist. They are the result of a lifetime of work and

Cet ensemble exceptionnel vient enrichir le musée Matisse et permet-

exploration.

tra d’approfondir la connaissance du travail du peintre.

This exceptional, new collection has greatly enriched the Matisse

C’est grâce à cette tradition de générosité que le musée Matisse peut

museum and has allowed us to widen our knowledge of how the artist

aujourd’hui parfaitement remplir ses missions auprès de tous les

worked.

publics du Nord et développer son attractivité touristique bien au-delà

It is thanks to this long-standing tradition of generosity that the

des frontières régionales.

Matisse museum is able not only to fulfill its role for all museum

Avec ma collègue Françoise Polnecq, vice-présidente du Conseil géné-

goers in the north of France, but also to develop its visibility and

ral du Nord chargée de la Culture, je vous invite à découvrir l’exposi-

international appeal, one that reaches far beyond our regional

tion réalisée autour de ce don de la famille Matisse qui, de nouveau,

borders.

participe au développement du musée départemental. Cet enrichis-

Together with my colleague Françoise Polnecq, Vice-President of the

sement de notre patrimoine permet de faire vivre ce lieu culturel

Conseil général du Nord, in charge of cultural affairs, I would like to

d’exception.

invite you to discover this unique exhibition created around this gift

from the Matisse family, who, once again, has actively participated in the development of our museum. This rich addition to our artistic heritage will enhance an already exceptional hub of cultural activity.

Patrick KANNER Président du Conseil général du Nord


L’atelier d’Henri Matisse le 28 septembre 1952 Photographie de Tetsuo Abe

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avant - propos

Ces éléments en papier gouaché, découpés par Matisse sur une période de cinq à dix ans, ne furent jamais intégrés par l’artiste dans aucune de ses compositions. Il les avait tout naturellement mis en réserve, comme une palette de formes et de couleurs dans laquelle aller puiser. À sa mort, on en dénombra plus d’un millier.

These paper cut-out elements were made over a period of perhaps five or ten years by Matisse, but never used in his finished works. He saved them as a sort of reserve, or palette of forms and colors, and when he died there were almost a thousand of them left in his studio.

Il semblait clair, si l’on s’en tient à ses propres déclarations, qu’une fois l’artiste disparu de la scène ces « éléments d’étude » devraient être détruits. Ses héritiers s’accordèrent sur le fait que, n’étant pas des œuvres à part entière, il était en tout cas hors de question de les exposer, encore moins de les vendre. Mais ils ne purent se résoudre à les voir disparaître à jamais. Trois générations plus tard, ces éléments, d’une beauté incontestable, étaient toujours dans les limbes.

Matisse once said that these “test elements” should be destroyed. His children may not have known that in 1954, but they certainly knew that they were not artworks and thus they were never exhibited or sold. For three generations these elements were passed down and each time carefully tucked away because however beautiful they were, nobody really knew just what to do with them.

La croissante notoriété des gouaches découpées de Matisse réveilla l’urgence d’une prise de décision. Or la seule pensée d’avoir à détruire ces éléments était toujours aussi insupportable aux membres de sa famille. Il fallait trouver une solution équilibrée qui tienne compte du souhait de l’artiste mais, aussi, de l’amour et du respect de ses descendants envers son travail – qu’il s’agisse d’un chef-d’œuvre signé ou d’un fragment de papier coloré ayant chuté sur le sol de l’atelier. La solution peut paraître évidente aujourd’hui ; il fallut néanmoins plusieurs années pour la mener à terme. Les éléments furent répartis en deux groupes de taille égale puis donnés à chacun des musées Matisse. Ainsi resteraient-ils accessibles au regard du public sans pour autant être exposés en qualité d’œuvres, ni présentés ou reproduits dans un contexte apte à susciter la moindre interprétation erronée quant à leur nature ou leur rôle dans le travail de Matisse. L’ensemble aujourd’hui présenté offre un aperçu exceptionnel sur le processus de création des œuvres d’Henri Matisse. Tout comme de récentes manifestations ont pu mettre en lumière les innombrables et patientes recherches précédant les versions finales de ses tableaux, cette exposition nous permet quant à elle d’apprécier les multiples variantes envisagées, rejetées, enfin adoptées par l’artiste, pour chaque élément de chaque composition en papiers gouachés découpés. Qu’ils aient ou non été utilisés, ces éléments irradient la joie de vivre si chère à l’artiste et révèlent une nouvelle facette de son intarissable créativité.

As time passed and the importance and popularity of the cut-outs grew, it became increasingly clear that something had to be done. The thought of destroying them was unbearable, no matter what Matisse said, and so a solution was needed to balance the artist’s wish against the love and respect that his descendants had for his work, whether it be in the form of a signed masterpiece or a little piece of colored and cut paper, sometimes no larger than one inch, that fell to the studio floor. The solution in retrospect was obvious but still took years to put in place. The elements were divided into two equal groups and given to the two Matisse museums so that they could be seen but would never be displayed as finished artworks or otherwise presented or reproduced in a way that might lead to misunderstanding about their status or role in the work of Matisse. Thus they are presented today as a unique window into the working process behind some of Matisse’s most important works, and a reminder that, as with his other work, there were often dozens of discarded attempts behind each element of each finished work. Used or not, they are joyously beautiful and reveal yet another facet of the boundless creativity that flowed from Matisse in the final years of his life.

La famille Matisse

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Préface Foreword

Henri Matisse Ascher Square, 1945 Foulard en soie imprimé, 88 x 86 cm Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis

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Carrie Pilto


« Et j’admets enfin que je puisse ne pas peindre comme tout le monde. […] … étant né et ayant débuté en coloriste (concevant par la couleur), ayant toute ma vie développé mes possibilités de dessins… […] Aurai-je le temps de m’exprimer en concevant par la couleur et le dessin réunis ? »1 C’est en ces termes qu’en 1946 Matisse confiait ses désirs et ses interrogations à sa vieille amie Sarah Stein – alors installée du côté de la baie de San Francisco avec la légendaire Femme au chapeau, qui avait lancé le mouvement Fauve quelque quarante ans plus tôt, et une collection réunissant nombre d’autres œuvres déterminantes de l’artiste – tandis qu’il progressait rapidement vers l’invention des gouaches découpées, sa dernière contribution marquante qui révolutionnera l’art du XXe siècle. Quel bonheur ce fut pour moi, arrivant de San Francisco au Cateau-Cambrésis, de découvrir dans les réserves en sous-sol du musée ce précieux ensemble récemment donné par la famille Matisse – tout un trésor de gouaches découpées, mobiles et libres. Dans leur état brut d’archives, elles témoignent de la fusion de la peinture, du dessin et de la sculpture au ciseau inventée par Matisse, qu’il éleva à un niveau de perfection dans les dernières années de sa vie. Classées depuis peu dans de grands dossiers noirs par Louise Boisson, régisseur du musée, chacune des gouaches découpées était simplement glissée dans une pochette de conservation transparente en Mylar et identifiée par un numéro d’inventaire. L’excitation joyeuse que je ressentais en parcourant ces classeurs et en contemplant les compositions fortuites créées par la juxtaposition des formes variées et des couleurs pures – une sorte de légume d’un jaune-vert vif contrastant avec une arabesque d’un noir profond ; les algues et les fleurs dans leurs pochettes transparentes se superposant en configurations temporaires (algues magenta contre carré rouge, luimême creusé d’un cercle d’une manière orientale : un pur moment de délectation) – me faisait ressentir, comme par procuration, un peu de la joie du créateur observant les qualités expressives de chaque élément par rapport à l’autre avant de commencer une composition, et y cherchant « l’émotion de l’ensemble […] le caractère spécifique de chaque objet – modifié par sa relation avec les autres »2. En fait, le devenir potentiel de ces éléments suscite des questionnements quant à la façon dont on peut les exposer. Bien que ces « signes » soient de la main de l’artiste et qu’il s’agisse de merveilles en soi (« Il faut étudier longtemps un objet pour savoir quel est son signe »3 rappelle Matisse), ce sont des notes visuelles ou des formes en attente d’être définitivement positionnées dans des compositions dont on ne saura jamais rien – et qui demeurent donc dans des sortes de limbes, n’ayant pas reçu l’onction de l’œuvre achevée. L’exposition « La couleur découpée. Une donation révélatrice » constitue une première tentative de faire partager notre joie d’avoir reçu ce don, d’en examiner le statut singulier et de documenter la pratique du papier découpé chez Matisse. L’approche du commissaire de l’exposition, Patrice Deparpe, est double. En premier lieu, il s’agit de présenter dans les salles du musée, tels des papillons épinglés avec leur numéro d’inventaire, une vaste sélection des trésors conservés dans ces boîtes d’archives tout en soulignant la dimension de répertoire formel du fonds, dont certains éléments

- foreword

carrie pilto

preface

“And I admit at last that I can not paint like everyone else. Being born and having begun as a colorist (conceiving through color), having developed all my life my possibilities in drawing… Will I have time to express myself by conceiving through color and drawing united?”1 It’s thus that Matisse, in 1946, confided his desires and doubts to his old friend Sarah Stein— she, settled in the San Francisco Bay area with the legendary Woman with a Hat that launched the Fauve movement some forty years earlier and her collection of other milestones in the artist’s work—as he begins to break stride in inventing the gouached paper cut-out, his final contribution to revolutionizing the art of the 20th century. What a joy for me to discover, upon arriving in Le CateauCambrésis from San Francisco, a treasure trove of Matisse’s loose, mobile, gouached cut-outs waiting in the basement reserves of the museum, a recent gift from the Matisse family. Here was the fusion of painting, drawing, and sculpting with scissors that Matisse invented and indeed lived to bring to perfection in his final years, in a raw, archival state. Recently installed in large black binders by our registrar, Louise Boisson, each cut-out form was slipped into a simple sheet of transparent, conservation grade Mylar and identified with its inventory numbers. The thrill of flipping through these binders, watching the various shapes and pure colors unfold in fortuitous patterns—a crisp, yellow-green vegetable shape falling opposite a deep black arabesque; layer upon layer of seawed, leaves and flowers superimposed through their clear sheets in temporary combinations (magenta seaweed brushing up against a red square hollowed by a circle in oriental fashion, just for a thrilling moment)—, brought something of the vicarious pleasure of the creator as he studied the expressive qualities of his elements against each other, seeking “the emotion of the ensemble, …, the specific character of every one (modified by its relation to the others)”2 to form his compositions. Indeed, the possibility of becoming of these elements raises unique questions as to their presentation. While each of the “signs” was created by the artist’s hand, and is ravishing in its own right (“One must study an object a long time to know what its sign is,”3 he reminds us), they remain visual notes, or await a final positioning in a composition we can never guess—in limbo, not yet baptized a work of art. “Cutting into color. A revealing donation” is our first attempt to share our delight at this gift, to consider the status of the elements and how they may begin to inform Matisse’s practice of the paper cut-out. Patrice Deparpe, the exhibition’s curator, has taken a two-fold approach. First, opening up our jewel boxes of binders to display an extensive selection of the donation elements on the walls of the galleries as an archive of forms, like butterflies mounted and framed with their inventory number: some organized by typology, while others are placed in relation to similar forms identified in completed compositions. Secondly, but not least, he offers a considerable context for these elements by presenting a chronological and process-based history of the artist’s invention.

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Henri Matisse Motif – Feuille, 1950 Papier gouaché, découpé et collé sur papier, 34 x 19,5 cm Collection The Pierre and Tana Matisse Foundation

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sont classés par typologie et d’autres rapprochés formellement de compositions réalisées. En second lieu, et c’est tout aussi important, il s’agit de contextualiser ces éléments par une présentation chronologique qui retrace le processus créatif de l’artiste. Tout comme Matisse, qui par ce procédé novateur, a fusionné la ligne et la couleur, fait se rejoindre les catégories de l’art et de l’art décoratif. L’exposition permet en particulier de suivre le processus de transposition des gouaches découpées en textile, en éléments de céramique, vitraux, livres et affiches. Nous sommes particulièrement heureux de réunir pour la première fois la maquette de Poissons chinois (1951) et sa traduction en vitrail réalisée par Matisse pour la salle à manger de l’éditeur Tériade. Le modèle pour le vitrail monumental Les Abeilles, qui illumine si joyeusement l’école primaire Henri-Matisse de notre ville et dont les éclats colorés jouent sur le sol de la salle polyvalente, sera également présenté au Cateau-Cambrésis à l’occasion de l’exposition, ainsi que d’autres œuvres conçues pour la chapelle de Vence : un vitrail et une sélection de modèles de chasubles. Mimosa, exemple spectaculaire du travail de Matisse pour le textile, sera montré en France pour la première fois, accompagné de la tapisserie du même nom. L’exposition retrace le processus suivi par l’artiste, de la conception à la réalisation. Je remercie tout particulièrement Patrice Deparpe, qui a relevé le défi posé par cette exposition et qui a si pertinemment analysé la donation et organisé sa présentation inaugurale. Pygmalion Event (2008), un film 16 mm des artistes contemporains Nashashibi/Skaer, sera projeté dans les salles des collections permanentes consacrées à la chapelle de Vence ; il interroge la problématique de la présentation des chasubles en montrant un prêtre les revêtant in situ dans l’intimité de ses quartiers privés et se transformant ainsi, comme dans le mythe de Pygmalion, en une vivante œuvre d’art. En 1998, tandis que le musée se préparait à d’importants travaux de rénovation et d’agrandissement, les descendants de l’artiste lui léguèrent ce chef-d’œuvre qu’est le papier découpé Océanie, le ciel, Océanie, la mer (1946). La présente donation du fonds de gouaches découpées nous parvient alors que nous programmons une nouvelle extension du musée dans l’espace du marché couvert jouxtant le palais Fénelon. Je rends ici hommage à mon prédécesseur, Dominique Szymusiak, qui, par les liens de confiance qu’elle a établis avec la famille Matisse sur plus de trente ans, a permis au musée d’accueillir en toute sérénité ce fonds d’archives au Cateau-Cambrésis. Cette donation génère la dynamique nécessaire à la création des nouvelles salles d’exposition dans l’espace du marché couvert qui seront dédiées à la collection Matisse. Le fonds de papiers découpés formera aussi le noyau du centre de recherches et de documentation que nous projetons de créer et qui sera assigné à l’étude d’Henri Matisse, d’Auguste Herbin et d’autres artistes modernes majeurs présents dans la collection Tériade du musée.

1- Matisse à Sarah Stein, lettre non datée (vers 1946), Archives Estate of Daniel Michael Stein. 2- Matisse cité par Sarah Stein dans « A Great Artist Speaks to his Students » (Un grand artiste parle à ses élèves), 1908. Notes de Sarah Stein in Matisse, Cézanne, Picasso... L’Aventure des Stein, Grand Palais, 2012, cat. expo. en français, Paris, RMN, p. 228, note 21. 3- Propos rapporté par Maria Luz, XXe Siècle, janvier 1952, cité in Jean Guichard-Meili, Matisse, les gouaches découpées, p. 48. Également cité in Henri Matisse. Écrits et propos sur l’art, présentés par Dominique Fourcade, Paris, Hermann, 1989 et 1991, p. 248.

- foreword

carrie pilto

preface

Just as Matisse fused line and color in this new technique, so he applied this technique to merging the categories of fine and decorative arts. The exhibition allows us, in particular, to follow Matisse’s process of transcription of the paper cut-out to textiles, ceramic tiles, stained-glass windows, books, and posters. We’re extremely pleased to bring together for the first time the maquette for Chinese Fish (1951) with its realization in stained glass that Matisse designed for the publisher Tériade’s dining room. The model for a monumental stained-glass window, The Bees, which brilliantly enlivens the Henri Matisse elementary school in Le Cateau-Cambrésis with its play of colored light on the multipurpose room floor, is also here in Le Cateau for the occasion, along with other works originally designed for the chapel in Vence: stained glass and a selection of models for chasubles. Mimosa, a stunning example of Matisse’s work for textiles, is exhibited in France for the first time, along with the eponymous tapestry. The exhibition traces Matisse’s process from beginning to end. My profound thanks to Patrice Deparpe, who rose to the occasion of organizing the exhibition and so gracefully navigated the question of the donation’s pertinence and inaugural presentation. A 16mm film projection, Pygmalion Event (2008), by contemporary artists Nashishibi/Skaer installed in the permanent collections gallery dedicated to works from the Vence chapel takes presentation of the chasubles a step further: filming the priest insitu as he dons the robes in the intimacy of his private quarters, transformed, as in the Pygmalion legend, into a living work of art. In 1998, at a moment when the museum was preparing an important renovation and expansion, the artist’s descendents bestowed on the museum the paper cut-out masterpiece Oceania, The Sky; Oceania, The Sea (1946). The current donation of the paper cut-out archive arrives as we plan a new expansion of the museum into the covered market that juxtaposes the Palais Fénelon. Homage to my predecessor, Dominique Szymusiak, whose relationship of confidence with the Matisse family developed over thirty-two years created a safe haven for these elements here in Le Cateau Cambrésis. This donation gives the impetus for new exhibition spaces in the covered market to be devoted to our Matisse collection. The archive of cut-outs will also form the foundation for a research and documentation center we are planning, devoted to the study of Matisse, Auguste Herbin, and other major modern artists presented in our Tériade collection.

page suivante Henri Matisse Ensemble d’éléments en papier gouaché et découpé de couleur, 1945-1954, volants nos 2012-5 (241)/668, 2012-5 (185)/547 non utilisés dans ses œuvres par l’artiste Don de la famille Henri Matisse Musée départemental Matisse,

1- Letter from Matisse to Sarah Stein, undated (c.1946), Estate of Daniel Michael Stein Archives. 2- Matisse cited in Janet Bishop and Carrie Pilto, « Sarah Stein’s Notebook from the Académie Matisse », The Steins Collect: Matisse, Picasso, and the Parisian Avant-Garde p. 357, plate 340. 3- Propos reported by Maria Luz, XXe siècle, January 1952, as cited in Jean Guichard-Meili, Matisse, les gouaches découpées, p. 48.

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Une donation rĂŠvĂŠlatrice. A revealing donation

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Patrice Deparpe


- a revealing donation

« Obtenir le maximum d’expression émotionnelle même en l’absence de tout sujet. » 1

“To obtain the maximum emotional expression, even in the absence of a subject.”1

Cet ouvrage est édité à l’occasion de la présentation au musée Matisse, au Cateau-Cambrésis, de l’exposition « Matisse, la couleur découpée. Une donation révélatrice », consécutive à l’exceptionnelle donation faite en 2012 au musée par l’ensemble de la famille Matisse. La famille Matisse a conservé des éléments en papier gouaché découpé contrecollé ou non que le peintre n’a pas utilisés dans ses œuvres. Elle a proposé de partager cette donation entre le musée Matisse au Cateau-Cambrésis, ville natale de l’artiste, et le musée de Nice, lieu de son inhumation. Ainsi, 443 éléments ont été offerts au musée départemental Matisse. Rares, jamais montrés, ils constituent un formidable témoignage des explorations artistiques et des méthodes de travail de Matisse au cours des vingt dernières années de sa vie. Dans cet ensemble se côtoient les formes les plus simples et les plus travaillées, tel le positif d’une fine découpe associé dans une symbiose parfaite à son négatif. Complexité et sophistication peuvent aussi s’associer à travers plusieurs éléments assemblés avec des épingles par Matisse lui-même, élaborant une forme d’une extrême pureté. Pratiquement tous les registres de couleurs employés par le maître dans ses œuvres finalisées en papier découpé sont présents, et les couleurs spécialement choisies par Matisse ont conservé une fraîcheur et un éclat incomparables, ces éléments non retenus n’ayant jamais été exposés. Leur registre se décline également dans toutes les tailles – de 3 à 80 cm – attestant l’étendue du talent de Matisse, qui maîtrise sublimement aussi bien la découpe la plus élaborée et la plus minutieuse, que le geste que l’on imagine se déployer dans l’espace et qui aboutit à la forme parfaite. On y retrouve des pièces similaires à celles employées dans les grandes compositions, notamment pour les deux panneaux Océanie, le ciel et Océanie, la mer, où oiseaux, étoiles, poissons, algues, bordures des compositions ont fait l’objet d’explorations approfondies par un Matisse toujours perfectionniste. La conception des planches de Jazz a également donné lieu à de multiples essais que l’on repère dans Le Lanceur de couteaux, Le Lagon, Icare, Le Cauchemar de l’éléphant blanc… Ces préparations concernent aussi la réalisation de nombreux livres, de catalogues, de couvertures et intérieurs de la revue Verve, des Cahiers d’art, d’affiches… Aboutissement logique de son travail avec les papiers découpés, les vitraux (dont les maquettes préparatoires étaient élaborées à partir de papiers découpés). Ainsi Vigne ou Les Poissons chinois comportent de nombreuses formes ressemblant aux éléments découpés de la donation. Il est passionnant de se lancer dans ce merveilleux jeu de piste pour retrouver dans Coquelicots, Images à la sauvette, Pierre à feu, Fleurs et fruits, les « Chasubles »… des éléments similaires. C’est de fait pratiquement toute la genèse des papiers découpés qui se raconte à travers cette donation. Mais c’est aussi (et surtout ?) la possibilité qui nous est donnée de comprendre la chronologie de l’évolution de la forme découpée chez Matisse. En effet, on identifie clairement des « séries » dans lesquelles Matisse, à partir d’une forme qu’il compose, modifie, associe, arrive à une autre forme qui elle-même engendrera par ajouts un nouvel élément qui générera sa propre signification. Ce sont les trous d’épingles qui parsèment ces pièces qui nous révèlent les essais, les hésitations, la minutie, l’exigence de l’artiste, qui les faisait positionner au millimètre2 mais ne les a finalement pas

This work is being published on the occasion of the exhibit «Matisse, la couleur découpée. Une donation révélatrice / Matisse, Cutting up Color: A revealing donation» at the Musée Départemental Matisse at Le Cateau-Cambrésis. It is the result of an exceptional donation made to the museum by the Matisse family in 2012. The Matisse family kept a number of fragments of gouache cut-outs, some with backing, others not, which the painter never used in his final works. They have decided to share the donation with the Matisse museum in Le Cateau-Cambrésis (the town where he was born) and the museum in Nice, the city where he is buried. A total of 443 pieces were offered to the Musée Départemental Matisse. The fragments are rare, they have never been exhibited before, and they constitute a remarkable testimony to Matisse’s artistic explorations and work methods during the last twenty years of his life. The collection is varied, the simplest shapes mix with the most studied and intricate pieces. It is as if we had the positive side of an elaborate cut-out juxtaposed in perfect symbiosis with its negative. Complexity and sophistication can also be associated through various elements assembled and pinned together by Matisse himself, thus elaborating shapes of an extreme purity. Almost the entire palette of colors used by the master in his final, paper cut-out works are present, and the colors that were specially chosen by Matisse have kept their remarkable freshness and incomparable sharpness, because these unused fragments have never been exposed. Their sizes vary enormously as well—from 3 to 80 centimeters—attesting to the vast scope of Matisse’s talent, as he mastered with equal dexterity the most elaborate, minute cut-outs, and gestures that one can imagine sweeping through space to give us the most perfect of shapes. There are some pieces that are similar to those used in his larger compositions, notably for the two screenprints, Oceania, the Sky and Oceania, the Sea, where birds, stars, seaweed, generally used on the borders of his compositions, became the object of a deeper exploration by Matisse, always the perfectionist. The conception of the plates of his book Jazz also gave us a goldmine of trial and error that can be spotted in The Knife Thrower, The Lagoon, Icarus, The White Elephant’s Nightmare… These preparations also concern the creation of numerous books, catalogues, covers and interiors for the magazine Verve, Cahiers d’art, posters… The logical culmination of his work with paper cut-outs was the stained-glass windows (whose preliminary maquettes were elaborated from paper cut-outs). Thus, Vine and The Chinese Fish contain numerous shapes identical to cutout elements in the donation. It is fascinating to embark on this marvelous treasure hunt to find elements similar to works such as Coquelicots, The Decisive Moment, Pierre à feu, Flowers and fruits or the “Chasubles.” In fact, practically the entire story of the genesis of his paper cut-outs is told in this donation. But it is also (perhaps, above all?) about the possibilities it offers us to understand the chronology and the evolution of the cut-out shape in Matisse’s work as a whole. Indeed, one can clearly identify “series” in which Matisse, starting with a shape that he composes, modifies, and associates, reaches a different shape that, in turn, will give birth through various new additions, to yet another element, which will, subsequently, take on its own meaning. It is the pinholes which dot these works that reveal Matisse’s

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retenues dans ses compositions. En effet, selon lui, « […] le signe pour lequel je forge une image n’a aucune valeur s’il ne chante pas avec d’autres signes que je dois déterminer au cours de mon invention et qui sont tout à fait particuliers à cette invention. Le signe est déterminé dans le moment que je l’emploie et pour l’objet auquel il doit participer. C’est pourquoi je ne peux à l’avance déterminer des signes qui ne changent jamais et qui seraient comme une écriture : ceci paralyserait la liberté de mon invention. »3 Cela nous permet de considérer ces éléments non détruits par Matisse4 comme une « réserve de signes, de formes » dans laquelle l’artiste aurait pu par la suite « piocher » pour réaliser d’autres compositions ; des éléments qui, à un moment donné, ont été découpés, essayés, positionnés mais n’ont au final pas intégré « la partition générale »5, comme l’expliquait Matisse à André Verdet : « […] J’ai retiré ce motif que vous voyez là-bas, isolé à droite ; je l’ai retiré parce qu’il avait un mouvement violent. Ce mouvement faussait la partition générale. Un andante et un scherzo qui se heurtaient… »6 Au regard de la démarche de Matisse et suivant les indications de sa famille, on ne peut leur conférer un statut « d’œuvre » mais simplement d’éléments réalisés par l’artiste, employés et intervenus dans le processus créatif d’une composition de papiers découpés, puis non retenus et abandonnés. En creux, cette extrême exigence de Matisse dans la découpe des formes, la réalisation des compositions de papiers découpés et leur choix final, nous permet de tordre le cou à une idée reçue et trop souvent diffusée : Matisse, certes âgé et souffrant, n’a pas abordé les papiers découpés comme palliatif à une impossibilité physique de continuer à peindre. C’est en toute conscience, après s’être « attaqué à son dessin » puis s’être « lancé dans un combat avec sa peinture »7, que Matisse s’engage dans cette nouvelle aventure des papiers découpés, ô combien ! exigeante physiquement et intellectuellement. Il suffit de regarder sur les photographies d’archive les lourds ciseaux de tailleur et constater avec les formes en papier l’incroyable dextérité qui est celle de l’artiste, pour qui « Il n’y a pas de rupture entre mes anciens tableaux et mes découpages, seulement, avec plus d’absolu, plus d’abstraction, j’ai atteint une forme décantée jusqu’à l’essentiel et j’ai conservé de l’objet que je présentais autrefois dans la complexité de son espace, le signe qui suffit et qui est nécessaire à le faire exister dans sa forme propre et pour l’ensemble dans lequel je l’ai conçu. »8 L’invention de la technique des papiers gouachés, découpés et collés qu’à 72 ans Matisse développe pendant presque vingt années, de 1936 à 1954, l’emmène dans l’une des révolutions artistiques les plus importantes du XXe siècle. Elle est le résultat de recherches acharnées pour résoudre le problème du rapport entre le dessin et la couleur et dont l’aboutissement permit de réunir, dans d’ultimes créations, la peinture, la sculpture et le dessin : « […] le papier découpé me permet de dessiner dans la couleur. Il ne s’agit pour moi que d’une simplification. Au lieu de dessiner le contour et d’y installer la couleur – l’un modifiant l’autre – je dessine directement dans la couleur, qui est d’autant plus mesurée qu’elle n’est pas transposée. »9 Cette technique est au départ utilisée par Matisse pour l’aider dans la composition de La Danse de 1930-1932 commandée par le Dr Barnes pour sa fondation à Merion, aux États-Unis. Devant l’ampleur et la complexité de la composition, il utilise des bandes de papiers colorés épinglés sur un châssis, ce qui lui permet de corriger, redessiner puis redécouper pour réaliser un nouveau motif. Par

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attempts, hesitations, meticulousness, and high standards. He had them placed on his works with millimetric2 precision, only to decide afterwards that they would not be used in the composition. According to the artist, “[…] the sign for which I forge an image has no value if it does not sing with the other signs that I must determine during the course of my invention, and which are specific to this particular invention. The sign is determined at the moment I use it and for the object of which it must become a part. This is why I cannot choose my signs in advance, signs that would be unchanging, like writing: it would paralyze the freedom of my inventions.”3 This permits us to consider all these elements that Matisse didn’t destroy4 as a sort of “stockroom of signs and shapes,” from which the artist could, at some point, have “picked and chosen” in order to create new compositions. These elements were, at a given moment, cut out, tried, placed, and positioned, but were not kept in the end as part of the “orchestral score.”5 As Matisse explained to André Verdet: “[…] I removed that motif that you see over there, all alone on the right; I removed it because its movement was violent. And that movement disturbed the orchestral score. An andante and a scherzo colliding with each other…”6 Given Matisse’s approach to art and following indications from his family, we cannot call them “works” as such, but simply elements created by the artist, used during the creative process of a composition of paper cut-outs, and later abandoned. Matisse’s extremely demanding approach to shapes and the final composition of the paper cut-outs should put an end to a generally accepted and widely disseminated idea: that Matisse, old and suffering, used paper cut-outs as a palliative for the physical impossibility of painting. In fact, after having “attacked drawing”, then “thrown himself into the battle of painting,”7 it was a very deliberate decision to embark on this new adventure of paper cutouts; so terribly demanding, physically and intellectually. All one has to do is look at photographs from the archives and the heavy tailor’s scissors he is using, then contemplate the intricate paper cut-out shapes. It took the incredible dexterity of an artist for whom “there is no break between my older canvases and my cut-outs, it is just that with more absoluteness, more abstraction, I have reached a shape that was pared down to the essential. What I have kept of the object, which in the past, I presented in the complexity of its situation, was just the sign, which is sufficient, and which is necessary in order to make the object exist in its own form and within the ensemble in which I created it.”8 The invention of the technique of gouached, cut, and glued paper that Matisse had developed at the age of 72, and would continue to explore over a period of almost twenty years, from 1936 to 1954, ushered him into one of the most important artistic revolutions of the 20th century. This was the result of relentless research to resolve the problem of the relation between drawing and color, and whose final outcome permitted him to bring together, in his final works, painting, sculpture, and drawing: “[…] paper cut-outs allow me to draw with color. For me, it is just a simplification. Instead of drawing the contours and adding color—one element modifying the other—I draw directly in color, which is that much more measured as it hasn’t been transposed.”9 This technique was initially used by Matisse in 1930-32 in order to help him compose The Dance, a work commissioned by Dr Barnes for his foundation in Merion, outside Philadelphia. Given the scope and the complexity of the composition, he used strips of colored


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la suite, Matisse emploiera des feuilles préalablement gouachées par ses aides dans lesquelles il découpera des formes destinées à l’illustration de couvertures de livres et dont les premières furent pour les Cahiers d’art en 1936 et le premier numéro de Verve en 1937. Durant les années 1944 et 1945, il découpe essentiellement des formes géométriques fondamentales (carrés, rectangles, cercles, losanges), qu’il assemble d’abord par deux couleurs simultanées pour observer les équilibres des formes et de couleurs puis par des accords plus complexes. En 1946, il réalise La Lyre, première œuvre aboutie en gouache découpée qui n’a pas d’autres destinations qu’elle-même. À partir de là, il crée des œuvres de plus en plus monumentales telles que Océanie, le ciel et Océanie, la mer en souvenir de son voyage à Tahiti, réalisées à l’automne 1946 et conservées au musée du CateauCambrésis. En 1947, la publication par Tériade de l’album Jazz vient parachever une entreprise commencée dès 1942 et qui bénéficiera d’un retentissement considérable dans le monde de l’art. Par la suite, à partir de 1948, Matisse commencera à travailler sur le projet de la chapelle de Vence avec des études de vitraux comme La Jérusalem céleste, de chasubles avec leurs compléments, et, jusqu’à la fin de sa vie, il réalisera de grandes compositions en papiers gouachés découpés. Pour rendre hommage à la famille Matisse et à son exceptionnelle donation, l’exposition débutera par la présentation d’un ensemble significatif d’éléments gouachés découpés non retenus par l’artiste dans ses compositions. Reprenant ensuite les grandes lignes de l’évolution chronologique des papiers découpés, l’exposition établira une mise en parallèle entre les œuvres représentatives du travail de Matisse sur les papiers découpés et les éléments de la donation qui pourraient s’y référer. Ce rapprochement entre œuvres « abouties » et éléments non retenus éclairera d’un jour nouveau le travail de Matisse, permettra de mieux comprendre la genèse des formes découpées et réaffirmera la maîtrise absolue de l’artiste, la modernité de ce travail de papiers découpés qu’il avait – de façon visionnaire – ainsi décrit : « La technique des gouaches découpées me porte littéralement à une très haute passion de peindre, car en me renouvelant entièrement, je crois avoir trouvé là un des points principaux d’inspiration et de fixation plastique de notre époque. En créant ces papiers découpés et colorés, il me semble que je vais avec bonheur au-devant de ce qui s’annonce. Jamais, je crois, je n’ai eu autant d’équilibre qu’en réalisant ces papiers découpés. Mais je sais que c’est bien plus tard qu’on se rendra compte combien ce que je fais aujourd’hui était en accord avec le futur. »10

paper, pinned to a stretcher, which allowed him to correct, re-draw, and then re-cut in order to create a whole new motif. Afterwards, Matisse used the sheets of paper that his assistants had previously gouached, and he cut them into shapes that would illustrate book and magazine covers. The first ones were for Cahiers d’art in 1936 and Verve in 1937. During the years 1944 and 1945, what he essentially cut out were basic geometric shapes (squares, rectangles, circles, diamonds). He first assembled them, two colors at a time, in order to observe the balance of shapes and colors. He then moved on to more complicated harmonies. In 1946, he created The Lyre, his first finished work in cut-out gouache that was meant to stand on its own merits. From this point on, he created increasingly monumental works, such as Oceania, the Sky and Oceania, the Sea in memory of his trip to Tahiti, carried out in the fall of 1946 and kept at the museum at Le Cateau-Cambrésis. In 1947, the publication by Tériade of the album Jazz put the finishing touches on an activity he had begun in 1942, and which was to have a considerable impact in the art world. After this, starting in 1948, Matisse began working on his Chapelle de Vence project, with his studies for stained-glass window, such as Heavenly Jerusalem, and his chasubles with their accessories. Until the end of his life, he continued to produce grandiose compositions on gouached paper cut-outs. In order to pay tribute to the Matisse family and its exceptional donation, the exhibit begins with the presentation of a significant collection of cut-out and gouached elements that were not retained by the artist for his various compositions. Then, following the major stages in the chronological evolution of his paper cut-outs, the exhibit establishes a parallel between works representative of Matisse’s paper cut-outs and elements from the donation that relate to it. This parallel between “finished” works and the unused elements helps cast a new light on Matisse’s work and helps us better understand the genesis of his cut-out forms. It also reaffirms the artist’s absolute mastery and the modernity of his cut-out work, which he described—with almost visionary insight—in these terms: “The technique of cut-out gouaches literally lifts me to the heights of passion, the passion to paint, because by entirely renewing myself, I believe I have discovered one of the major points of artistic inspiration and fixation today. By creating these colored, paper cutouts, it seems to me that I am happily anticipating things to come. I don’t think that I have ever found such balance as I have in creating these paper cut-outs. But I know that it will only be much later that people will realize to what extent, the work I am doing today is in step with the future.”10

1- Lydia Delectorskaya, « Gouaches découpées de Matisse », in Henri Matisse, Zeichnungen und Gouaches découpées, Stuttgart, 1993, p. 221. 2- Dans son entretien avec Dominique Szymusiak, Chez Henri Matisse. Témoignage, janvier 2013, (cf. infra) le modèle et aide d’atelier Paule Caen-Martin raconte comment la patience et l’attention que demandait Matisse la conduisait, épuisée, « au bord du malaise ». 3- Propos rapportés par Maria Luz, XXe siècle, janvier 1952, cités par Jean Guichard-Meili, Les Gouaches découpées de Henri Matisse, Fernand Hazan, Paris, 1983, p. 53. 4- Jacqueline Duhême indique dans son ouvrage Petite Main chez Henri Matisse, Gallimard Jeunesse, Paris, 2009, p. 36, que Matisse aurait souhaité que « tout ce qui est essai doit être détruit par la suite, déchiré en petits morceaux ». 5- In André Verdet, Prestige de Matisse, Émile-Paul, Paris, 1952, cité par Jean Guichard-Meili, Les Gouaches découpées de Henri Matisse, op. cit., p. 51. 6- Ibid. 7- In Patrice Deparpe, « La floraison », catalogue Matisse. Paires et séries, Cécile Debray, Éditions Centre Pompidou,

1- Lydia Delectorskaya, “Gouaches découpées de Matisse” in Henri Matisse, Zeichnungen und Gouaches découpés, Stuttgart, 1993, p. 221. 2- In her interview with Dominique Szymusiak, Chez Henri Matisse. Témoignage, January, 2013, the model and studio assistant Paule Caen-Martin explains how the extreme patience and concentration demanded by Matisse led her, exhausted, “to nearly passing out.” “I had to pin pieces of paper no more than a few square millimeters big in order to give shape to the thighs or some other part of the body, take off one or another part of a figure in order to strip off a fine strip of color only to put it back on with pins that would slip out of my feverish fingers.” 3- Matisse quoted by Maria Luz, xxe siècle, January 1952, in Jean Guichard-Meili, Les Gouaches découpées de Henri Matisse, Paris, Fernand Hazan, 1983, p. 53. 4- Jacqueline Duhême mentions in her book, Petite Main chez Henri Matisse, Gallimard Jeunesse, Paris, 2009, p. 36, that Matisse desired that “everything that is used for my trial runs must be destroyed afterwards, torn into little pieces”. 5- in André Verdet, Prestige de Matisse, Paris, Emile-Paul, 1952, quoted by Jean Guichard-Meili, op.cit., p. 51

2012, p. 221. 8- Propos rapportés par Maria Luz, XXe siècle, janvier 1952, cités par Jean Guichard-Meili, Les Gouaches découpées de Henri Matisse, op. cit, p. 52. 9- Propos rapportés par André Lejard, extraits de « Propos de Henri Matisse », Amis de l’art, n° 2, octobre 1951. 10- In André Verdet, « Les heures azuréennes », in « Hommage à Henri Matisse », XXe siècle, Paris, 1970, cité par Jean Guichard-Meili, Les Gouaches découpées de Henri Matisse, op. cit, p. 57.

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6- Ibid. 7- In Patrice Deparpe, “La Floraison”, catalogue Matisse. Paires et series, ed. Cécile Debray, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2012, p. 221. 8- Matisse quoted by Maria Luz, xxe siècle, January 1952, in Jean Guichard-Meili, op.cit., p. 52 9- Matisse quoted by André Lejard, excerpts from “Propos de Henri Matisse”, Amis de l’art, No.2, October, 1951. 10- in André Verdet, “Les heures azuréennes,” in “Hommage à Henri Matisse,” xxe siècle, Paris, 1970, quoted by Jean Guichard-Meili, op.cit., p. 57.

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La gouache découpée : de la technique à l’esthétique Gouache Cut-Outs: Technique to æsthetics Henri Matisse Le Lagon Planche XVIII, Livre Jazz, Tériade Éditeur, Paris, 1947 42 x 64,5 cm Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis

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« Je vais lâcher jusque … ? [sic] la peinture pour des travaux décoratifs tels que tapisseries, fresques, etc… Je ne ferai avant longtemps de tableaux qu’exceptionnellement. »1

“I’m going to let painting go for decorative work such as tapestries, frescoes, etc… For a while now, I’ll only be painting exceptionally.”1

Durant les dernières années de sa carrière, Matisse ne peint plus de tableaux à proprement parler. À partir de 1948, après la série des « Intérieurs de Vence », il n’utilise plus les moyens traditionnels du peintre pour s’exprimer avec la couleur. À l’exception de deux tableaux peints en 19512, il est tout entier aux gouaches découpées, autre forme de peinture qui allie la ligne acérée et la couleur taillée avec des ciseaux. Œuvres jugées par beaucoup d’une étonnante jeunesse, annoncées par les tableaux qui les ont précédés, fréquemment décrits comme l’incarnation d’une renaissance de la couleur dans son travail. Mais si la gouache découpée fait pleinement œuvre à la fin des années 1940, elle relève d’un cheminement à l’intérieur de la pratique de Matisse, tout comme elle s’inscrit dans le mouvement plus général des mutations que la peinture a connues tout au long du siècle, en particulier celles qu’a engendrées l’introduction de morceaux de papier dans l’espace de la peinture. Papiers de toutes sortes, bruts, couverts de peinture ou imprimés, découpés, déchirés, collés, épinglés, se partagent parfois l’espace du tableau avec d’autres techniques pour le mettre en question, le bouleverser, « l’assassiner »3. L’histoire de la gouache découpée, de la création intuitive d’un procédé en devenir réservé au cadre privé de l’atelier à l’affirmation esthétique d’un moyen d’expression en soi, s’est construite par phases successives, de l’archéologie à l’épanouissement en passant par une période de maturation, perméables à la fois au contexte de l’époque et à l’activité menée par Matisse en parallèle. À la fin des années 1920, Matisse traverse une période de crise dans son travail. Il ne parvient plus à peindre. Il est allé au bout de la recherche qu’il mène depuis une dizaine d’années avec les odalisques ; de plus, l’actualité de l’époque le ramène à son œuvre antérieure4. Il a besoin d’air, de sortir d’un « ménage trop bien fait », de retrouver l’inspiration, il éprouve la nécessité d’une autre lumière, d’un autre espace. Comme souvent chez Matisse, c’est dans le voyage qu’il aspire à trouver le chemin d’un renouvellement. Le 27 février 1930, il embarque pour Tahiti. Il reste dans la région deux mois et demi. Durant le trajet, il fait une escale d’une semaine à New York. Il rentre en France le 31 juillet. À l’occasion d’un deuxième voyage aux ÉtatsUnis en septembre, à Pittsburgh, invité en tant que membre du jury du prix Carnegie, qu’il a lui-même reçu en 1927, il visite la Fondation Barnes à Merion où sont présentées certaines de ses œuvres. Barnes lui propose de réaliser une décoration murale pour la grande salle de sa fondation. Pendant près de deux ans, la réalisation de La Danse va le retenir presque exclusivement à l’exception d’un autre projet décoratif, l’illustration des Poésies de Stéphane Mallarmé, son « premier livre ». Barnes lui laisse le choix du sujet. Matisse revient à celui de la danse, essentiel dans son œuvre, dont le motif était déjà présent dans Le Bonheur de vivre, qu’il a revu à la Fondation Barnes et dont il a fait le thème de l’une des décorations destinées pour le collectionneur russe Sergueï Chtchoukine en 1910. Il conçoit d’ailleurs les premières études pour la décoration de Merion en ayant sous les yeux une reproduction du panneau de Moscou. L’élaboration de La Danse nécessite trois versions réalisées chacune grandeur réelle. Matisse abandonne la première, alors qu’il est en train de la peindre, lorsqu’il s’aperçoit qu’avec la technique qu’il utilise il n’en viendra jamais à bout. « Le dessin terminé, quand j’ai entrepris de mettre la couleur, il me fallut changer toutes les formes prévues. Je devais

In the last few years of his career, Matisse ceased painting in the strict sense of the term. Following the «Vence Interiors» series in 1948, he stopped using traditional painting methods and started seeking expression through color. With the exception of two paintings created in 1951,2 he devoted himself to gouache cutouts, another form of painting combining sharp lines and color cut with scissors. The works were deemed by many to have surprising youthful qualities, foreshadowed by the paintings preceding them, which in turn were frequently described as representing a renaissance of color in his work. But if gouache cut-outs found their full expression in the late 1940s, it was due to developments within Matisse’s own artistic work, and was part of a more general movement of technical and æsthetic change in painting throughout the century, in particular the method of introducing pieces of paper into the painted space. All kinds of paper, whether plain, painted, printed, cut out, torn, or glued, sometimes shared the space of the work with other techniques, asking questions of, revolutionizing, or «assassinating»3 painting. The history of gouache cut-outs—from the intuitive creation of an experimental process confined to the private framework of the workshop to the esthetic affirmation of a means of expression in its own right— took form in successive phases, from archeology to fulfillment via a period of maturation, permeable both to the context of the age and to Matisse’s parallel activities. At the end of the 1920s, Matisse experienced a period of crisis in his work. He could no longer paint. He had thoroughly exhausted his research into odalisques of the last 10 years; furthermore, current events brought him back to his previous works.4 He needed air and to escape from a “household that was too perfect,” in order to rediscover his inspiration; he felt the need for a different light and a different space. As often with Matisse, he sought the path for renewal through travel. 27 February 1930, he set out for Tahiti. He stayed in the region for two and a half months. During the journey he stopped off for week in New York. He returned to France July 31, then travelled again to the United States in September, to Pittsburgh, invited as a member of the jury of the Carnegie prize, which he himself received in 1927. Here he visited the Barnes Foundation in Merion where some of his work was exhibited. Barnes suggested he create a mural for the foundation’s main hall. He devoted himself exclusively to the creation of The Dance for nearly two years, finding time only for a decorative project: the illustration of poet Stéphane Mallarmé’s Poésies, his “first book.” Barnes let him choose the subject and Matisse returned to the theme of dance, an essential motif in his work, which had already featured in The Joy of Life. He had the chance to see The Joy of Life once more at the Barnes Foundation and had used its theme for a decorative work commissioned by the Russian collector and industrialist, Sergei Shchukin in 1910. He created the first studies for the Merion mural using a reproduction of the Moscow panel as a reference. The elaboration of The Dance required three life-size versions. Matisse abandoned the first midway, when he noticed that he would never be able to complete the mural with the technique he was using. “Once drawing was

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remplir tout cela et faire en sorte que l’ensemble demeurât architectural. […] Pour composer avec tout cela et obtenir quelque chose qui vit, qui chante, je ne pouvais chercher que par tâtonnements, en modifiant sans cesse mes compartiments de couleurs. »5 Il entreprend alors une deuxième version sur la première en changeant de méthode, inventant la technique du papier découpé. Il épingle sur la toile de la première version des formes largement taillées dans du papier dont les couleurs correspondent à celles qu’il a choisies. À l’aide d’une longue tige de bambou, « vraie baguette de magicien »6, il trace les rectifications qui lui semblent nécessaires puis, avec du papier découpé qu’il retire, ajoute ou déplace, il ajuste les formes-couleurs de la composition. Matisse n’a plus besoin de passer par l’étape longue et contraignante consistant à gratter la couleur pour modifier sa composition. « Rien de pareil ne fut jadis et naguère inventé pour résoudre le problème formes-couleurs. »7 Le long travail de La Danse le marque de façon décisive : aussi bien en raison de la possibilité offerte par le papier découpé de repousser le moment de conclure une œuvre, de « repartir » constamment – dans les années 1930 et au début des années 1940, la réalisation de certains tableaux se prolonge parfois pendant de nombreux mois –, qu’en ce qui concerne ses conséquences esthétiques – « j’ai besoin de surfaces bien peintes et délimitées avec précision »8. Il investit d’ailleurs l’espace du tableau à plusieurs reprises. Dès 1934, Matisse réutilise des morceaux de papier découpé qui lui restaient de La Danse lorsqu’il compose La Branche de magnolia (The Baltimore Museum of Art). Il peut ainsi visualiser l’effet que produit la substitution d’une couleur par une autre sur l’ensemble de la composition sans la modifier réellement. L’année suivante, il s’en sert de nouveau pour l’élaboration du Nu rose (The Baltimore Museum of Art). Le papier découpé a une action plus structurelle, il modifie fondamentalement l’architecture spatiale du tableau. Il la simplifie, élimine les repères perspectifs et la met en tension. Enfin, en 1940, il le convoque encore lors de la réalisation de Nature morte au coquillage (Moscou, musée des Beaux-Arts Pouchkine). Il transpose littéralement les éléments du tableau en papier découpé et les organise sur une autre toile, créant en parallèle une seconde Nature morte au coquillage. Il cherche à accorder les objets entre eux et dans l’espace. « Un seul objet ne m’intéresse pas. Ce sont les rapports qui m’intéressent : moi, mon modèle, tel objet, tel autre ; ils forment des petits mondes qui doivent s’accorder. »9 Durant la même période, Matisse recourt au papier découpé dans d’autres domaines que celui de la peinture. Il s’en sert pour composer des couvertures de revues à partir de 1936 et les décors du ballet de Massine L’Étrange Farandole en 1938 : le décor de la scène, inspiré des grands arceaux de La Danse pour Barnes, qu’il élabore dans une petite maquette, et celui du rideau pour lequel il réalise plusieurs études. La couverture du n° 3-5 des Cahiers d’art, entièrement consacré aux dessins récents de Matisse10, inaugure en 1936 ce nouvel usage du papier découpé dont le rôle va être déterminant dans le cheminement du procédé vers l’esthétique de la gouache découpée et que Matisse va perpétuer jusqu’à la fin de sa carrière en en élargissant le champ à des livres de toutes sortes, des affiches, des cartons d’invitation. Dès l’année suivante, il renouvelle l’expérience avec la couverture du premier numéro de la revue Verve fondée par Tériade ; Tériade dont le rôle est essentiel dans l’histoire de la gouache découpée. Matisse compose également fin août 1939 la couverture du n° 8 de Verve, Symphonie chromatique, publié en juin 1940, avec des découpages d’échantillons d’encre d’imprimerie. Autrement dit, les couleurs de la maquette sont exactement celles qui doivent être utilisées pour

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complete, when I set about adding color, I had to change all the shapes as I’d imagined them. I had to fill the composition while ensuring it remained architectural. […] In order to bring it all together, and obtain something living and singing, I could only proceed by trial and error, constantly changing my compartments of color.”5 Matisse then superimposed a second version over the first by switching methods and inventing the paper cut-out technique. To the canvas of the first version, he pinned cut-out paper shapes with colors corresponding to those he had already imagined. Using a long bamboo rod, “a veritable magic wand”6, he traced the changes he felt necessary; then, by removing adding or removing cut-out paper, he adjusted the composition’s forms and colors. Matisse could now dispense with the long restrictive stage of scraping color to modify composition. “Nothing of the sort had been invented of old and of late to solve the problem of color and shape.”7 His time-consuming work on The Dance had a decisive effect on him, due both to the possibilities offered by the paper cut-out technique in the way it deferred completion of the work, constantly “beginning afresh” (in the 1930s and early 1940s, some works took many months to complete) as well as to esthetic considerations – “I need well-painted, precisely delimited surfaces.”8 He would return to the space of the canvas on several occasions. From 1934, Matisse recycled the cut-out paper remnants of The Dance when he composed The Magnolia Branch (Baltimore Museum of Art). He was thus able to visualize the effects produced by substituting one color for another across the whole of the composition without really modifying it. The following year, he used the same technique to create the Pink Nude (Baltimore Museum of Art): cut-out paper had a more structural function and fundamentally modified the spatial architecture of the painting. He simplified the technique, eliminated reference points of perspective and created tension. Finally, in 1940, he used the technique again during the creation of Still Life with Shell (Moscow, Pushkin Museum of Fine Arts). He literally transposed the elements of the painting into cut-out paper and organized them on another canvas, creating a second parallel Still Life with Shell [cat. ?]. He sought to create harmony between objects in space. “I’m not interested in a single object. I’m interested in relationships: between myself, my model, one object and another; they form small worlds that have to blend.”9 During the same period Matisse used cut-out paper in other areas than painting. From 1936, he used it to compose covers for journals and decors for Massine’s ballet, L’Étrange Farandole in 1938, creating both the stage set, inspired by the great arches of The Dance he had produced for Barnes, for which he created a small-scale model, and the curtain, for which he produced several studies. In 1936, the cover of issues 3-5 of Cahiers d’art, entirely devoted to Matisse’s recent drawings,10 acted as an inauguration of the technique that would play a determining role in the development the æsthetic of gouache cut-outs, the technique that Matisse would elaborate until the end of his career, broadening its scope to all manner of books, posters, and invitations. The following year, he renewed his experiments with the cover of the first issue of Verve founded by Tériade, which played a central role in the history of gouache cutouts. Late August 1939, Matisse also designed the cover of Verve’s issue 8, Symphonie chromatique, published in June 1940, with cutouts of samples of printed ink, i.e. using the exactly the same colors as would be used on the final lithographed covers. The success of


à gauche : Henri Matisse Essai non retenu pour la couverture de la revue Verve, vol. IV, n° 13, intitulée Henri Matisse. De la couleur, Éditions de la Revue Verve, Paris, 1945 (1er et 2e plats) Lithographie, imprimée par Draeger Frères, Paris, 36 x 26,8 cm chaque Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis à droite : Henri Matisse Couverture de la revue Verve, vol. IV, n° 13, intitulée Henri Matisse. De la couleur, Éditions Verve, Paris, 1945 (1er et 2e plats) Lithographie, imprimée par Draeger Frères, Paris, 35,4 x 26,3 cm chaque Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis

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à gauche Henri Matisse Symphonie chromatique Couverture de la revue Verve, vol. II, n° 8, intitulée La Nature de la France, Éditions de la Revue Verve, septembre-novembre 1940 (1er et 2e plats) Lithographie, imprimée par Mourlot Frères, Paris, 35,4 x 26,3 cm chaque Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis

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Henri Matisse La Symphonie chromatique, 1939 Maquette de la couverture de Verve, vol. II, n° 8, intitulée La Nature de la France, Éditions de la Revue Verve, septembre-novembre 1940 Papiers gouachés, découpés et collés sur papier, 35,2 x 55,3 cm Hilti Art Foundation, Schaan (Liechtenstein)

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Henri Matisse Composition violet et bleu, 1947 Papiers gouachés, découpés et collés sur papier, 40,5 x 52 cm Danske Kunstindustrimuseet, Copenhagen, Denmark

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l’impression des couvertures définitives en lithographie. La réussite de cette couverture dans son rapport à la maquette originale, puisque les couleurs sont identiques, associée aux études en gouache découpée pour le rideau de L’Étrange Farandole, que Tériade a vues dans l’atelier de Matisse, donne l’idée à celui-ci de faire un livre entièrement composé d’images conçues en papier découpé. Matisse refuse cette proposition. Tériade le sollicite de nouveau début janvier 1943 pour un autre projet. Très impressionné par une série de toiles présentes dans l’atelier de Matisse, lors de sa dernière visite en octobre 1942, qui déclinent le thème d’une femme dans un intérieur, il lui propose de consacrer un numéro entier de sa revue à son travail récent. Ce sera Verve, « Henri Matisse. De la couleur », publié à l’automne 1945, premier numéro « hommage » de la revue11. Matisse exécute la couverture, le frontispice et la page de titre en se servant de la même technique. À ce stade, l’histoire de la gouache découpée amorce un tournant décisif. Matisse compose la couverture à partir d’une des études en gouache découpée conçues pour le rideau de L’Étrange Farandole, Figure de ballet avec deux danseurs. Les figures sont les mêmes, l’une d’entre elles se retrouve aussi dans Le Toboggan de l’ouvrage Jazz, autre étude réalisée en 1938 pour le ballet de Massine qui contribue à convaincre Matisse de faire le livre et qu’il retravaille pour l’y inclure en juin 1943. Les sollicitations de Tériade à partir de 1940 pour la réalisation d’un « manuscrit à peintures moderne », la réalisation de Verve « De la couleur », qui comprend aussi bien la question de la technique de reproduction des tableaux de Matisse présentés dans le volume12 que la réalisation de la couverture et du frontispice en gouache découpée, ajoutées aux problématiques qui sous-tendent la démarche contemporaine de Matisse en peinture, constituent le moment nodal de l’histoire de la gouache découpée. Le moment où plusieurs événements vont se mettre en connexion les uns avec les autres, s’imbriquer, entrer en alchimie et amorcer avec la réalisation de Jazz le passage de la technique à l’esthétique. Maturation Pour Jazz, Matisse réalise plus de vingt planches en gouache découpée entre juin 1943 et août 194413. Les deux premières qui voient le jour en juin 1943, Le Clown et Le Toboggan, viennent de L’Étrange Farandole. Ce sont elles qui le décident à se lancer dans l’aventure du livre. Matisse les retravaille pour Jazz. Les images aux timbres vifs et violents, improvisations chromatiques et rythmées, sont « venues de cristallisations de souvenirs du cirque, de contes populaires ou de voyage », écrit Matisse à l’été 1946 dans le texte destiné à les accompagner dans l’album. L’ouvrage se termine par trois planches intitulées Lagon, résurgences du séjour de Matisse à Tahiti14, dans lesquelles la forme aux découpes fluides s’empare de l’espace tout entier et s’impose comme seul composant de l’image. Après l’expérience de la gouache découpée pour Jazz, il exécute d’autres compositions pour lui-même : « J’ai continué trouvant intéressant de faire naître en même temps la couleur limitée par le contour dessin qui est son dessin spécial. J’en ai couvert mes murs sans autre but que l’étude. Donc sans destination. »15 À l’époque, depuis la réalisation de La Danse pour la Fondation Barnes mais, surtout, depuis la « floraison » en dessin des années 1941-1942 qu’il considère comme un progrès considérable, l’« un des plus importants de [s]a vie »16, Matisse travaille au « recommencement » de la peinture. Il veut faire en peinture l’analogue de ce qu’il a fait en dessin. En avril 1942, il écrit à son fils Pierre : « Depuis un an j’ai fait un effort énorme en dessin.

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the cover in its relation to the original layout, due to the identical colors, alongside the gouache cut-out studies for the curtain of L’Étrange Farandole, which Tériade had seen in Matisse’s workshop, gave Tériade the idea to create a book entirely composed of cut-out paper images. Matisse refused this idea and Tériade put it to him again for another project in early January 1943. During his last visit in October 1942, Tériade had been highly impressed by a series of canvases in Matisse’s workshop, exploring the theme of a woman in an interior, and he offered to devote a whole issue of his journal to Matisse’s recent work. The result was Verve, “Henri Matisse. De la couleur” [Henri Matisse. Colour], published in autumn 1945, the journal’s first “tribute” issue.11 Matisse produced the cover art, the frontispiece and the title page using the same technique. At this point, the history of gouache cut-outs took a decisive turn. Matisse composed the cover using one of the gouache cut-out studies for the curtain of L’Étrange Farandole, Ballet Figure with Two Dancers. The figures are conspicuously the same, one of them is also to be found in The Toboggan from the work, Jazz, another study produced in 1938 for Massine’s ballet which finally persuaded Matisse to create the book, and which he reworked to include it in the book in June 1943. The key moment in the history of gouache cut-outs came with Tériade’s insistence, from 1940 onwards, to created a “manuscript of modern painting”, the production of Verve, “Matisse. De la couleur”, which also included the issues of the technique used to reproduce Matisse’s paintings in the tome12 and of the creation of the gouache cut-out cover and frontispiece, added to the questions underlying Matisse’s contemporary approach in painting. It was a moment when several events came together and interlocked, creating an alchemy from which Jazz was created, a work that marked the switch from technique to esthetics. Maturation For Jazz, Matisse created over twenty gouache cut-out plates between June 1943 and August 1944.13 The first two to appear in June 1943, The Clown and The Toboggan, came from L’Étrange Farandole. It was these two pieces that made up Matisse’s mind to embark on his book adventures and Matisse reworked them for Jazz. The images, chromatic, rhythmic improvisations with lively, violent tones, “came from the crystallization of memories of the circus, from folktales or travel stories,” wrote Matisse in summer 1946 in the album’s accompanying text. The work was completed by three plates entitled Lagoon, resurgences of Matisse’s voyage to Tahiti,14 in which fluid cut-out forms seize the space and impose themselves as the sole constituent of the image. After the gouache cut-out experiment for Jazz, he created other compositions for himself: “I carried on and found it was interesting to simultaneously engender the color delimited by the drawing contour which is its own special design. I covered my walls with these pieces, intended as no more than studies, thus without destination.”15 At the time, since the creation of The Dance for the Barnes Foundation, but above all, since his “blooming” period in drawing of 1941-42, which he viewed as considerable progress, “one of the most important periods of my life”,16 Matisse worked on the “new beginning” in painting. He wanted to make painting analogous to his drawing. In April 1942, he wrote to Pierre: “For a year now I have been making a huge effort in drawing. Effort is the wrong word, what happened was a blooming after 50 years of effort. I now have to do the same in painting. […] If I manage to achieve in painting what I have

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Je dis effort c’est une erreur, car ce qui est venu c’est une floraison après 50 ans d’efforts. J’ai à faire la même chose en peinture. […] Si je fais en peinture ce que j’ai fait en dessin, je pourrai mourir content. »17 Comme il le confiait déjà en 1940 à Pierre Bonnard, il cherche à donner à son dessin « un équivalent en couleur »18. Dans ce contexte, pendant ce temps consacré à « l’étude » qui succède à Jazz et se prolonge jusqu’en 1948, la gouache découpée prend une autre dimension. Matisse éprouve physiquement et intellectuellement le dessin avec les ciseaux directement dans la couleur, avec en toile de fond le décalage entre sa pratique du dessin et celle de la peinture. Cette période est aussi celle de la réalisation de deux ensembles décoratifs de grandes dimensions : les tentures Océanie, la mer, Océanie, le ciel et les tapisseries Polynésie, la mer, Polynésie, le ciel créées en 19461947. D’emblée et pour la première fois, le papier découpé est mis au service de la décoration à grande échelle en termes de formes, sous la conduite des ciseaux qui dessinent, et comme technique de composition. Pour Océanie, la mer, le premier des quatre panneaux qu’il élabore, il épingle des motifs préalablement découpés dans du papier à lettres blanc sur l’un des murs de sa chambre. Le dessin avec les ciseaux est plus souple, plus assuré, comme le montrent les motifs aux arabesques fluides des panneaux. Rappelons qu’à cette époque Matisse dessine intensément pour ses projets d’illustration de livres, notamment Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire et Les Lettres portugaises de Mariana Alcaforado. Hormis les illustrations proprement dites, il réalise des quantités d’études d’ornements d’un trait régulier inspirés de motifs végétaux composés de courbes et de contre-courbes aux possibilités de variations infinies19. La répétition incessante des mêmes motifs est une constante de la pratique de Matisse. Elle tend à « l’acquisition par progression cérébrale automatique »20 pour pouvoir dessiner les yeux fermés. « L’apparente facilité »21 des découpages d’Océanie et de Polynésie vient du long travail de répétition effectué au préalable avec les dessins de feuilles. Structurellement, le motif de la feuille échancrée telle que Matisse l’affectionne est semblable à celui de l’algue, généralement associé aux gouaches découpées. L’atmosphère de Vence, où il emménage le 1er juillet 1943, en faisant ressurgir en lui des réminiscences de Tahiti22 opère la synthèse entre la feuille et l’algue. Matisse semble particulièrement satisfait de son engagement dans ces travaux décoratifs puisqu’il en fait part à plusieurs de ses interlocuteurs23. C’est pour lui l’occasion de confronter son propre projet, en peinture, d’une conception décorative de l’image à l’esthétique de la décoration au sens strict, ou inversement. Le jugement de Matisse sur Océanie et Polynésie a quelque chose de prophétique relativement à la place que le papier découpé va prendre dans son œuvre. Il écrit en octobre 1946 à Ascher, l’éditeur des tentures : « Pensez que vous avez une œuvre importante de moi appelée à un grand retentissement. Considérez-la comme je vous dis car j’ai raison. […] Elle est appelée à devenir célèbre. Je suis certain de ce que j’avance. »24 Il en est de même concernant les tapisseries Polynésie. Lorsque Jean Cassou, conservateur au Musée national d’art moderne, le sollicite pour le don d’une de ses œuvres à la Maison de la pensée française, Matisse lui propose la tapisserie Polynésie en soulignant que c’est, selon lui, « une œuvre absolument réussie »25. Les années 1947-1948, qui suivent la réalisation d’Océanie et de Polynésie et sont aussi celles de sa dernière saison de peinture, sont particulièrement riches en gouaches découpées. Elles voient éclore sur les murs de la villa Le Rêve à Vence les premières compositions par lesquelles va s’affirmer la gouache découpée en tant qu’esthétique. Elles sont

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achieved in drawing, I shall die a happy man.”17 As he had already confided to Pierre Bonnard in 1940, he sought to give his drawing “an equivalent in color”.18 In this context, during this time devoted to the “study” that succeeded Jazz and carried on through to 1948, gouache cut-outs took on another dimension. To Matisse, drawing with scissors directly in color, with the context of the discrepancy between his drawing and painting activities as a background, was a physical and intellectual experience. This period also saw the creation of two large-dimension decorative compositions: the Oceania, the Sea, Oceania, the Sky silkscreen prints and the Polynesia, the Sea, Polynesia, the Sky tapestries, created in 1946-47. From the outset and for the first time, cut-out paper was used as a composition technique for large-scale decoration using shapes, with the scissors’ guidance providing form. For Oceania, the Sea, the first of the four panels he produced, he pinned shapes cut out from plain writing paper onto one of the walls of his bedroom. Scissors proved to be a more flexible and assured illustration tool, as shown by the motifs of the panels with their fluid arabesques. It is worth remembering that at this stage, Matisse’s drawing output was intense: he produced book illustrations, especially the illustrations for Charles Baudelaire’s Les Fleurs du mal [The Flowers of Evil] and Mariana Alcaforado’s Les Lettres portugaises [The Portuguese Letters]. As well as illustrations, he also produced a great many studies for ornamentation, steady line drawings inspired by plant motifs composed of curves and counter-curves with infinite possibilities of variation19. The ceaseless repetition of these motifs was a constant in Matisse’s practice. It tended towards “acquisition through automatic cerebral progression”20 to be able to draw with his eyes closed. The “apparent ease”21 of the cut-outs for Oceania and Polynesia comes from the long repetitive preparatory studies carried out drawing leaves. Structurally the looping leaf motif of which Matisse was so fond is similar to the seaweed motif, generally associated with gouache cutouts. After his move to Vence, July 1 1943, the atmosphere of the village brought out reminiscences of Tahiti,22 creating a synthesis between leaves and seaweed. Matisse seemed particularly satisfied with his commitment to such decorative works, and shared his thoughts with a number of people.23 For him, they were the chance to confront his own decorative conception of the image through painting with the esthetics of decoration in the strict meaning of the word, and vice versa. Matisse’s judgment of Oceania and Polynesia has something prophetic in relation to the place that cut-out paper would come to take in his work. He wrote to Ascher in October in 1946: “Remember you have an important work of mine which will have a major impact. Take my word for it, because I am right. […] It is destined to become famous. I know what I am talking about.”24 The same applied to the Polynesia tapestries. When Jean Cassou, curator at the Musée national d’art moderne, asked him to donate one of his works to the Maison de la pensée française, Matisse offered the Polynesia tapestry highlighting that it was, in his opinion, “a totally successful work.”25 The years 1947-48, following the creation of Oceania and Polynesia, also the last years he painted, are particularly rich in gouache cut-out production. On the walls of Villa Le Rêve in Vence appeared the first compositions through which the esthetics of gouache cut-out affirmed themselves. They are more complex compositions, many of them based on the theme of the figure. Matisse designed them as a vast panel covering the wall. When he had completed them,


Henri Matisse Silhouette sur fond jaune, 1947 Papier gouaché, découpé et collé sur papier, 53,3 x 26 cm Collection particulière

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de compositions plus complexes, sur le thème de la figure au sens large pour beaucoup d’entre elles. Matisse les conçoit comme un vaste panneau qui tapisse le mur entier. En mars 1948, il se demande ce qu’il va en faire. Il hésite à vendre le panneau entier ou à en faire des compositions individuelles, « les encadrer comme motifs » 26. Épanouissement Le vaste projet de la chapelle du Rosaire des Dominicaines de Vence dans lequel Matisse s’engage fin 1947-début 1948 est le dernier jalon du passage de la gouache découpée de la technique à l’esthétique et le point de départ de son épanouissement. Il ouvre la voie aux grandes gouaches découpées. L’élan que la chapelle va donner à son œuvre est marqué symboliquement par le retrait du mur des compositions de 1947-1948 pour faire place à l’élaboration des vitraux et, simultanément, par leur exposition pour « ellesmêmes », en février 1949 d’abord dans la galerie de Pierre Matisse à New York27 puis, pendant l’été, au Musée national d’art moderne à Paris28. Les deux manifestations inaugurent l’affirmation des gouaches découpées comme œuvres à part entière. Elles sont présentées encadrées au mur sur un pied d’égalité avec les peintures et les dessins au pinceau à l’encre de Chine contemporains. Ces expositions affirment pleinement la dimension esthétique de la gouache découpée pour elle-même, ce dont Matisse avait d’ailleurs déjà la conviction en décembre 1947, au moment de la présentation au public de Jazz, en comparant les gouaches originales et les pochoirs du livre réalisés d’après elles, alors qu’il était en train de « faire de nouvelles combinaisons de couleurs avec le système du papier découpé »29, ce qui a sans doute confirmé son sentiment. « Je sais que ces choses doivent rester comme elles sont, des originaux – des gouaches tout simplement. »30 Celles qu’il exécute par la suite le sont pleinement et sont aussi, simultanément, des maquettes pour des réalisations dans d’autres matériaux tels que la céramique, le vitrail, le textile. La décoration de la chapelle de Vence est pour Matisse l’occasion de s’exprimer « à fond », de s’exprimer « dans la totalité de la forme et de la couleur. Ce travail a été pour moi un enseignement. J’y ai fait jouer le jeu des équivalences. »31 Son but principal était d’équilibrer une surface de lumière et de couleurs avec un mur plein, au dessin noir sur blanc. « Cette chapelle est pour moi l’aboutissement de toute une vie de travail et la floraison d’un effort énorme, sincère et difficile. »32 Aboutissement et nouveau départ, comme l’a été Jazz quelques années auparavant. La continuité de l’un à l’autre est donnée par Matisse lui-même : « C’est du livre Jazz, de mes papiers découpés que par la suite sont nés mes vitraux. »33 Le travail de Matisse pour la chapelle succède directement à la série des « Intérieurs de Vence » en peinture et en dessin. Il réalise trois projets pour les vitraux de la chapelle en l’espace d’une année environ 34. Son travail est guidé par la même recherche que celle qu’il a menée en peinture au cours des mois précédents. « Je suis heureux de ce que tu me dis de l’impression de mes tableaux sur les amateurs, car c’est cette euphorie que j’ai pu provoquer encore avec mes vitraux sur 5 m[ètres] de hauteur. »35 Le sentiment de satisfaction éprouvé par Matisse à l’égard de la décoration de la chapelle déclarant qu’il la considère comme son chef-d’œuvre36, propos plutôt assez inhabituel de sa part – mais qu’il va répéter plus fréquemment par la suite37 –, donne un nouveau souffle à son travail, qu’il engage dans la direction qu’elle a frayée « dans la totalité de la forme et de la couleur ». Elle ouvre un nouveau chapitre, vers le monumental,

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he wondered what he would do with them. He hesitated whether to sell the whole panel or turn it into individual compositions and “frame them as motifs”.26 Fulfillment The vast project of the Dominican Chapelle du Rosaire in Vence which Matisse undertook late 1947-early 1948 is the final landmark in the transition, in his gouache cut-out method, from technique to æsthetics and the starting point of its fulfillment. It opens the way to the great gouache cut-outs. The momentum that the chapel gave to his work is marked symbolically by both the removal of his 1947-48 compositions which were replaced by stained-glass works, and by their exhibition for “what they were”, first in February 1949 in the Pierre Matisse Gallery in New York27 then, several months later at the Musée national d’art moderne in Paris.28 The two events inaugurated the affirmation of gouache cutouts as works in their own right. They are presented framed on the wall on a par with the contemporary paintings and contemporary brush and ink works. These exhibitions fully confirm the esthetic dimension of gouache cut-outs in their own right, a conviction that Matisse already held in December 1947, as Jazz was presented to the public, when he compared his original gouache works and the stencils for the book produced from the gouache works. It was also a period when he was busy “creating new combinations of color with the paper cut-out system”,29 which no doubt helped confirm his impressions. “I know these things should stay as they are: the originals, gouaches quite simply.”30 The gouaches he subsequently produced are completely original and also, simultaneously, models for creations in other materials such as ceramic, stained glass, and textiles. For Matisse, the decoration of the Vence chapel was the chance to express himself “completely”, “in the totality of form and color. This work has taught me much, as in it I played on equivalences.”31 His main goal was to balance the surface of light and color on a plain wall, black drawing on a white background. “For me, the chapel was the culmination of a whole life’s work and the flourishing of a genuine, huge, demanding effort.”32 It was both a culmination and new beginning, like Jazz several years earlier. The continuity from one to the other was noted by Matisse himself: “It’s from the Jazz book and from my paper cut-outs that my stainedglass works were subsequently born.”33 Matisse’s work for the chapel directly succeeded the series of “Vence Interiors” in painting and drawing. He created three stained-glass projects in the space of roughly a year.34 His work was guided by the same research as he had carried out in painting in the previous months. “I am pleased with what you tell me about the impression my paintings have on art lovers, because it is this euphoria that I have also managed to stimulate with my 5 meter-high stained-glass windows.”35 Matisse was hugely satisfied by his chapel decoration and hailed it as his masterpiece,36 a rather unusual declaration on his part, but one he frequently repeated.37 The mural gave fresh impetus to his work, opening a new chapter of architectural decoration, tending toward the monumental, and he continued in this new direction exploring “the totality of form and color”. Matisse wrote to his son, Pierre, in January 1952: “I must point out that I cannot accept dimensions smaller than two square meters.”38 After the chapel, he essentially divided his activity between large, refined line drawings with brush and ink and large-scale gouache cutouts. His apartment-studio at the Hôtel Régina in Cimiez, where he returned in 1949 because he


la décoration architecturale. Matisse écrit à son fils Pierre en janvier 1952 : « Je te signale que je ne puis accepter de dimensions plus petites que deux mètres carrés. »38 Après la chapelle, son activité est partagée pour l’essentiel entre les grands dessins linéaires épurés au pinceau à l’encre de Chine et les grandes gouaches découpées. Son appartement-atelier au Regina à Cimiez, qu’il réintègre en janvier 1949 parce qu’il a besoin de vastes espaces pour élaborer les vitraux de l’édifice religieux – le grand vitrail et les vitraux en colonnade –, est le prolongement immédiat de ce qu’il a mis en place dans la chapelle. Les murs sont couverts de grands dessins et de gouaches découpées de plus en plus imposantes. Les œuvres sont en dialogue constant et en devenir, réceptives les unes aux autres. L’exposition permanente que présente son appartement-atelier est propice aux échanges entre les œuvres, comme en témoignent Nu aux oranges de 1953 (Paris, Musée national d’art moderne) et Grande Décoration aux masques de la même année (Washington, National Gallery of Art). Les gouaches découpées sont de plus en plus expansives, dans tous les sens du mot. La Perruche et la Sirène se déploie sur quasiment deux murs, comme Océanie quelques années auparavant, et La Piscine sur tous les murs de la pièce ; dans les deux cas, Matisse n’est pas tributaire de dimensions imposées puisqu’il ne s’agit pas de commandes. Outre les travaux pour l’édition, dans leur période de maturité les gouaches découpées composent plusieurs catégories. Les gouaches découpées de « figures » conçues sans autre fin qu’elles-mêmes, qui commencent avec Zulma (Copenhague, Statens Museum for Kunst) et Danseuse créole (Nice, musée Matisse), suivies des « Nus bleus », en partie liés à l’élaboration de La Perruche et la Sirène (Amsterdam, Stedelijk Museum), jusqu’à La Négresse en 1953 (National Gallery of Art, Washington) et les grandes décorations qui, pour la plupart, répondent à des commandes et sont alors à la fois des cartons et des œuvres « complètes » en elles-mêmes, La Gerbe (Los Angeles, UCLA Collection, Hammer Museum) par exemple de 1953, maquette pour une céramique murale et en même temps gouache découpée autonome. Matisse l’expose à ce titre au Salon de mai de 1954. La frontière entre ces deux ensembles est toutefois poreuse. Grande Décoration aux masques et Apollon (Stockholm, Moderna Museet) sont des décorations. Esthétiquement, elles incarnent le langage du décoratif : espace a priori dépourvu de centre, répartition all-over des motifs et typologie végétale ; toutefois, la présence de « l’élément humain », même de façon allusive et métonymique et, dans les deux compositions, par un visage, c’est-à-dire l’essentiel, les place dans un entre-deux, les fait incliner aussi du côté des compositions de « figures ». La conciliation de ces deux éléments, la figure et le décoratif, était au cœur de la recherche de Matisse. Avec la gouache découpée, il a en développé plusieurs approches : celle du motif de la feuille-algue, polysémique selon le dessin de ses échancrures, les exemples ne manquent pas. De plus, le passage du végétal à l’humain fait référence au mythe de Daphné transformée en laurier39 ; celle des découpages dont les formes, ou les associations de formes, dans leur dialogue avec l’espace composent plus directement des figures ; celle du dessin au pinceau à l’encre de Chine qui prend place parmi des découpages qu’illustre Grande Décoration aux masques, témoignage quasiment ultime de l’accord du dessin, de la couleur et de son sentiment : « Les couleurs chantent. Il semble individuellement c’est-à-dire qu’elles portent chacune leur puissance, leur qualité propre dans toute leur plénitude et cependant forment un ensemble intime. Un visage dessiné en noir semble de la même nature que celle des fleurs qui l’entourent et réciproquement40.

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felt the need for space to produce his stained-glass creations for the main and colonnade windows of the chapel, was an immediate extension of what he set in motion at the chapel. The walls were covered with large drawings and ever more impressive gouache cut-outs, and his works were in perpetual dialogue; receptive to each other, they were caught up in a constant process of becoming. The permanent exhibition in his apartment-studio encouraged this exchange, as shown in Nude with Oranges from 1953 (Paris, Musée national d’art moderne) and Large Decoration with Masks of the same year (Washington, National Gallery of Art). His gouache cut-outs became increasingly expansive, in every sense of the word. The Parakeet and the Mermaid took up practically two walls, like Oceania several years earlier, while The Swimming Pool covered every wall in the room; in both cases, Matisse did not have to adapt to the dimensions imposed, as the works were not commissions. In parallel, apart from publishing commissions, such as book covers, Matisse’s poster production, which he continued to the end of his life, fell into several categories. There were his gouache cut-outs of “figures” created for their own sake, starting with Zulma (Copenhagen, Statens Museum for Kunst) and Creole Dancer (Nice, Musée Matisse), followed by the “Blue Nude” series, which was partly related to The Parakeet and the Mermaid (Amsterdam, Stedelijk Museum), a phase that culminated in The Negress in 1953 (National Gallery of Art, Washington) and his large-scale decorations, mainly commissions, which were both cartoons and “complete” works in themselves, such as The Sheaf (Los Angeles, UCLA Collection, Hammer Museum) from 1953, both a cartoon for a ceramic work and a gouache cut-out in its own right, which Matisse exhibited at the Salon de Mai in 1954. The boundary between figurative and decorative is never clear, however. Large Decoration with Masks and Apollo (Stockholm, Moderna Museet) are decorative, and esthetically, express the language of decoration: the space a priori without a center, a general distribution of motifs and plant typologies. Nevertheless, a “human element” prevails, even in an elusive and metonymic sense, making them somewhat figurative. This conciliation between the figurative and decorative was at the heart of Matisse’s research. With the gouache cut-outs, he developed several approaches: there is the seaweed-leaf motif, a polysemous motif depending on the execution of the looping leaves, the examples of which are legion – furthermore, the transition from plant to human is a reference to the myth of Daphne, transformed into a laurel tree;39 then there are the cut-outs, whose forms or associations of forms, in their dialogue with space, compose figures more directly; there is the brush and ink work which has a place among the cut-outs such as the Large Decoration with Masks, the ultimate expression of the harmony of drawing, color, and the artist’s vision: “The colors sing. They appear individually; each has its own power, its own quality in all its plenitude, and together they form an intimate composition. A face drawn in black seems to have the same nature as the flowers around it, and vice versa.40 The result is a great success and I believe it is the last work in this genre. I gave myself body and soul to this and I didn’t seek any better result. You know that all I produced was a stage set, it’s only a chapel... This ceramic is part of the units.”41 The gouache cut-outs were seldom exhibited in Matisse’s lifetime, although his work was popular in the period after the war up until his death in 1954. Apart from the two exhibitions in 1949 that, for the first time, featured a collection of gouache cut-

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L’atelier d’Henri Matisse le 28 septembre 1952 Photographie de Tetsuo Abe Vues de l’atelier, Nice, vers 1952 Photographies archives Matisse

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C’est une pleine réussite et je crois même ma dernière œuvre dans ce genre. Je m’y suis donné en pleine poitrine et je n’ai pas cherché à dépasser ce résultat. Tu sais que je n’ai fait qu’un décor de théâtre, qu’une chapelle … cette céramique fait partie des unités. »41 Les gouaches découpées ont été peu exposées du vivant de Matisse alors qu’il bénéficie d’une actualité assez riche après la guerre jusqu’à sa mort en 1954. Hormis les deux expositions de 1949 qui pour la première fois réunissaient un ensemble de gouaches découpées et les intégraient totalement à son œuvre, une seule exposition leur a été entièrement consacrée en février-mars 1953 à la galerie parisienne d’Heinz Berggruen. Mais là encore n’y étaient présentés que des petits formats des débuts alors qu’à cette date Matisse était engagé dans les grandes gouaches découpées autonomes ou de commande. En 1950, la Maison de la pensée française lui consacre une rétrospective qui inclut son travail tout récent en présentant à la fois des maquettes de la chapelle du Rosaire des Dominicaines de Vence et trois gouaches découpées : Zulma, Les Mille et Une Nuits (Pittsburgh, Carnegie Museum of Art), Danseuse créole qui, de façon significative, sont mentionnées dans le catalogue sous l’intitulé « peintures »42. En 1951, Les Mille et Une Nuits font partie de l’exposition « Sur quatre murs » organisée à la Galerie Maeght aux côtés d’œuvres de Braque, Miró, Léger, Chagall, Rouault, Bazaine et surtout d’un papier collé de Picasso, « carton pour une tapisserie inédite »43, très vraisemblablement Les Femmes à leur toilette de 1938 (Paris, musée Picasso). Un ensemble de gouaches découpées fait partie de la rétrospective Matisse qui circule dans plusieurs musées américains en 1951-195244. Enfin, à quatre reprises, des gouaches découpées tardives sont exposées au Salon de mai dédié à la jeune création et organisé par Gaston Diehl, défenseur de Matisse qui, dès le début, témoigne de son enthousiasme pour les gouaches découpées45 et lui consacre une monographie publiée en 1954. Zulma en 1950, La Tristesse du roi en 1952 (Paris, Musée national d’art moderne), le Nu bleu I et le Nu Bleu IV en 1953 (respectivement Bâle, Fondation Beyeler, et Nice, musée Matisse), et La Gerbe en 1954, donnent ainsi dans la durée une vision assez juste de l’étendue des gouaches découpées dans leur épanouissement. Il faut attendre une série de grandes expositions en 1959 puis 1961 qui leur sont entièrement consacrées pour qu’elles soient considérées et reconnues à leur juste titre46. En termes de réception, quelques institutions ont acquis très tôt des gouaches découpées. Le Det Danske Kunstindustrimuseum, musée des Arts décoratifs de Copenhague, acquiert en 1949 Panneau au masque, L’Esquimau et Composition violet et bleu, toutes trois de 1947, à la suite de l’exposition au Musée national d’art moderne ; le Statens Museum for Kunst, de Copenhague encore, achète quant à lui Zulma en juin 1950 après une visite de son directeur Leo Swane chez Matisse le 2 mai, puis l’État français, La Tristesse du roi en 1952. Quant aux réactions de la critique, elles furent assez partagées : élogieuses, étonnées, dubitatives, radicalement hostiles. La plus virulente est celle que Christian Zervos, directeur des Cahiers d’art qui a pris fait et cause pour Picasso depuis longtemps, publie dans sa revue à l’occasion de l’exposition du Musée national d’art moderne : « On ne saurait faire aucun cas de ces papiers découpés qui constituent avec les tentures décoratives la grande affaire de l’exposition Matisse […] Pour ma part, en dépit de mon admiration pour celui qui a mille fois montré que son souvenir reste distinct et toujours renouvelé dans la mémoire de notre génération et de celles à venir, je me refuse à voir dans ces papiers découpés un événement artistique, même de

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outs fully integrating them into the body of his work, only one exhibition was totally devoted to cut-outs in February-March 1953 at Heinz Berggruen’s Parisian gallery. Here only the early small formats were exhibited whereas by this time Matisse had already undertaken large-scale gouache cut-outs, whether his own works or commissions. In 1950, la Maison de la pensée française devoted a retrospective to him including his recent work presenting the models for the Chapelle du Rosaire in Vence and three gouache cutouts: Zulma, The Thousand and One Nights (Pittsburgh, Carnegie Museum of Art), and Creole Dancer, which are significantly inventoried as paintings in the catalogue.42 In 1951, The Thousand and One Nights featured in the “Sur quatre murs” [On four walls] exhibition at the Galerie Maeght alongside works by Braque, Miró, Léger, Chagall, Rouault, Bazaine and above all a Picasso collage, a “cartoon for a totally new tapestry,”43 most likely Women at their Toilette from 1938 (Paris, Musée Picasso). A collection of gouache cut-outs was part of the Matisse retrospective which toured several American museums in 1951-52.44 Later gouache cut-outs were exhibited four times at the Salon de Mai dedicated to young creation and organized by Gaston Diehl, a supporter of Matisse, who was highly enthusiastic about the gouache cut-outs early on45 and dedicated a monograph to Matisse published in 1954. Zulma in 1950, The Sadness of King in 1952 (Paris, Musée national d’art moderne), the Blue Nude I and Blue Nude IV in 1953 (Basel, Fondation Beyeler, and Nice, Musée Matisse, respectively), and The Sheaf in 1954, provide a fairly representative vision over time of the scope of gouache cut-outs in their maturity. It wasn’t until a series of large exhibitions in 1959 and 1961 entirely devoted to gouache cut-outs that the genre was recognized for its true value.46 In terms of reception, several institutions were quick to acquire gouache cut-outs. In 1949, the Det Danske Kunstindustrimuseum decorative arts museum in Copenhagen purchased three works from 1947, Panel with Mask, The Eskimo and Purple and Blue Composition, following the exhibition at the Musée national d’art moderne; the Statens Museum for Kunst, also in Copenhagen, purchased Zulma in June 1950 after its director, Leo Swane, had visited Matisse on May 2. The French State then purchased, The King’s Sadness in 1952. Critics meanwhile were divided: some heaped praise, others were surprised or skeptical, while others were openly hostile. The most virulent response came from Christian Zervos, director of Cahiers d’art, a long-time supporter of Picasso, who, in his review of the exhibition at the Musée national d’art moderne, wrote: “Is there no importance to be attached to these paper cut-outs which, alongside the decorative silkscreen prints are the main feature of the Matisse exhibition? […] In my mind, despite my admiration for an artist who has oft proved himself a distinct and always fresh presence in the memory of our generation, and for generations to come, I refuse to consider these paper cut-outs as an artistic event. We can defend ourselves as much as we like, we cannot see the interest these cut-outs hold for an artist who has dared so many new discoveries. I will say more: all these paper jokes are so unworthy of Matisse that there is no point talking about them. […] Once you’ve made allowances for the sensitive scissor work, all that remains of these cut-outs are miserable signs that do not draw us in and that ask no questions of us. At most, they could be used to decorate textiles or wallpaper.”47 Raymond Cogniat, who was reticent about the gouache cutouts at the Maison de la pensée française exhibition, spoke of

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très faible portée. On a beau se défendre, on ne voit pas l’intérêt que ces découpages peuvent présenter aux yeux de l’artiste qui s’est avisé de tant de trouvailles. Je vais plus loin ; toutes ces boutades en papier sont si fort au-dessous de la valeur de Matisse qu’il n’en faudrait même point parler. […] Quand on a fait la part du coup de ciseau sensible il ne reste plus de ces découpages que de pauvres signes qui ne nous attachent pas et ne nous questionnent jamais. Tout au plus pourraient-ils servir à agrémenter un tissu ou un papier mural. »47 Raymond Cogniat, qui réagit à l’exposition de la Maison de la pensée française par quelques réticences à l’égard des gouaches découpées, parlant de « jeux raffinés », de « jeux en apparence faciles », qui déplore presque « qu’un aussi grand dessinateur se satisfasse de réussites où le goût suffirait », conclut avec prudence et discernement en plaçant Matisse de nouveau à l’avant-garde de son temps : « Peut-être cette réserve que l’on éprouve parfois devant les dernières œuvres n’est-elle en fait qu’une illusion, puisque la confrontation des différentes époques, même lorsqu’elle fait préférer le passé au présent, prouve qu’avec le recul du temps Matisse finit toujours par avoir raison et que ce qui fut critiqué apparaît enfin comme étant le plus valable de sa création. »48 Jusqu’au jugement de Zervos qui, dans le compte rendu du Xe Salon de mai qu’il publie en 1954 dans les Cahiers d’art, s’est adouci : « Les papiers découpés de Matisse confirment son goût raffiné et sûr. »49 1- Lettre de Matisse à Paul Rosenberg, 2 juin 1946, New York, Pierpont Morgan Library (PML). 2- Katia, robe jaune, New York, Yoshii Gallery, et Femme à la Gandoura bleue, Le Cateau-Cambrésis, musée Matisse 3- Tériade fait référence à une expression de Miró, sans le nommer, dans « La peinture, le surréalisme et la pêche à l’instinct », L’Intransigeant, 7 avril 1930, repris dans Tériade, 1996, p. 277. Voir aussi Jacques Dupin, Miró, Paris, Flammarion, 2004, p. 448. 4- En 1927, la galerie Bing organise à Paris une exposition, « Les Fauves 1904-1908 », qui rassemble des œuvres des principaux protagonistes du mouvement dont celles de Matisse, ce qui ne manque pas de le ramener à son œuvre d’alors. De plus, les articles et les ouvrages qui paraissent à la même époque portent un regard d’ensemble sur sa création et le conduisent à envisager son activité d’un point de vue rétrospectif, à en dresser le bilan. Une partie des articles publiés dans la presse est critique envers sa peinture des années 1920. Ce qui ne peut qu’accroître les interrogations qu’il nourrit sur son propre travail. 5- Rapporté par Gaston Diehl dans Matisse, 1954, repris dans Matisse [1972], 1992, p. 152. 6- André Masson, « Conversations avec Henri Matisse », Critique, t. XXX, n° 324, mai 1974, p. 398. 7- Ibid. 8- Lettre de Matisse à son fils Pierre, 21 janvier 1935 (PML). L’élaboration de La Danse modifie sa technique de travail d’un autre point de vue. Celui de faire photographier différents états de ses œuvres au cours de leur réalisation. 9- Matisse/Couturier/Rayssiguier, 13 novembre 1948, in La Chapelle de Vence, 1993, p. 98. 10- Cahiers d’art, 1936, dessins de Matisse, numéro spécial II, 3-5. La couverture originale créée par Matisse est destinée aux exemplaires de tête, qui bénéficient également d’une aquatinte de sa main. 11- En 1939, Tériade a refusé à Picasso de consacrer un numéro entier de sa revue à ses natures mortes, ce qu’il ne manque pas de faire remarquer à Matisse pour le convaincre. Lettre de Tériade à Matisse, 1er janvier 1943 (AHM). 12- Insatisfait des couleurs des épreuves que Tériade lui soumet, Matisse essaie de reproduire l’une de ses peintures avec des échantillons d’encre d’imprimerie, Le Rêve de 1940, afin d’assurer aux reproductions des couleurs plus justes. Mais le résultat le déçoit et il renonce (Paris, 1961, p. 42-43). L’échec de cette tentative le conduit à la conclusion que le papier découpé n’a pas de pertinence en tant que moyen de reproduction intermédiaire mais uniquement comme moyen d’expression. 13- Le Dragon, La Ménagerie et probablement une autre composition au moins proche de Formes, visible sur une photographie de l’époque. 14- En ce qui concerne l’importance du voyage de Matisse à Tahiti, voir Le Cateau-Cambrésis, 1998. 15- Texte rédigé par Matisse en vue du catalogue Henri Matisse. Œuvres récentes 1947-1948, Paris, 1949 (AHM). Il existe deux autres versions de ce texte avec de légères variantes, l’une est conservée à la Bibliothèque Kandinsky, l’autre est celle publiée dans le catalogue. 16- Lettre de Matisse à sa fille Marguerite, 7 avril 1942, citée dans Duthuit, 1988, p. 48. 17- Lettre de Matisse à son fils Pierre, commencée le 3 avril, terminée le 5 mai 1942 (PML). 18- Déjà en 1940 il écrivait à Bonnard : « J’ai trouvé un dessin qui, après des travaux d’approche, a la spontanéité qui me décharge entièrement de ce que je sens, mais ce moyen est

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exclusivement pour moi, artiste et spectateur. Mais un dessin de coloriste n’est pas une peinture. Il faudrait lui donner un équivalent en couleur. Ce à quoi je n’arrive pas. » Lettre de Matisse à Bonnard, 13 janvier 1940, reprise dans Matisse [1972], 1992, p. 182-183. 19- À la même époque, Matisse écrit à son fils Pierre (Lettre de Matisse à son fils Pierre, 14 mai 1945, PML) : « Mon idée qu’il y a un essentiel qui s’écrit autrement que par l’exactitude – et d’une façon plus vraie que par l’exact. Tu ne peux juxtaposer les feuilles d’un figuier pour en trouver deux exactement pareilles – toutes sont variées mais cependant elles sont toutes d’un figuier dans leur vérité vraie. » Idée qu’il reprend dans Jazz : « Deux dessins du même visage peuvent représenter le même caractère bien que les proportions des visages de ces dessins soient différentes. Dans un figuier aucune feuille n’est pareille à une autre ; elles sont toutes différentes de forme ; cependant chacune crie : figuier. » Matisse, 1947, p. 57-59. 20- Il déclare à Aragon six mois plus tôt, ce qui n’est sans doute pas sans incidence, « L’acquisition < par progression cérébrale automatique > que je viens de faire de la feuille d’acanthe telle qu’elle est représentée dans la tradition – telle qu’elle nous a été imposée. Maintenant j’ai compris. » Au revers, Matisse a dessiné dix feuilles d’acanthe à la plume à l’encre bleue. Lettre de Matisse à Aragon, 11 novembre 1945, Paris, Bibliothèque nationale de France (BNF). 21- « J’ai toujours essayé de dissimuler mes efforts, j’ai toujours souhaité que mes œuvres aient la légèreté et la gaieté du printemps qui ne laisse jamais soupçonner le travail qu’il a coûté. » Lettre de Matisse à Henry Clifford, conservateur au département des peintures au Philadelphia Museum of Art, Vence, 14 février 1948, publiée dans Philadelphie, 1948, reprise dans Matisse [1972], 1992, p. 312-314. 22- « Je suis à Vence depuis un mois et demi – très bien à tous points de vue. […] Belle villa… lumière abondante […] Le tout me paraît si loin de Nice, ce grand voyage que j’ai fait en moins d’une heure, que je place dans ce milieu tous mes souvenirs de Tahiti. Ce matin < quand je me promène devant chez moi > en voyant toutes les jeunes filles femmes et hommes courir à bicyclette vers le marché je me croyais à Tahiti à l’heure du marché lorsque la brise m’amène une odeur de bois ou herbes brûlés je sens le bois des îles […]. Sentiment que je suis tout à fait maître de mon sort dans la situation d’esprit où je me crois capable de trouver que rien n’a d’importance pour moi que la conclusion de toute ma vie de travail pour laquelle je me sens tellement bien armé. » Lettre de Matisse à Aragon, 22 août 1943 (BNF). 23- Voir lettre à Paul Rosenberg en note 1. Lettre à Rouveyre, 7 janvier 1946, Matisse/Rouveyre, 2001, p. 345 : « l’État m’a commandé des tapisseries ». De plus, lors des expositions de son travail récent en 1949, Matisse attache une importance toute particulière à leur présence. 24- Lettre de Matisse à Zika Ascher, 24 octobre 1946 (AHM). Souligné par Matisse. 25- Lettre de Matisse à Jean Cassou, 26 novembre 1947, Paris, Bibliothèque centrale des musées nationaux (BCMN). 26- Lettre de Matisse à son fils Pierre, 9 mars 1948 (PML). 27- New York, 1949. 28- Paris, 1949. 29- Lettre de Matisse à Rouveyre, 25 décembre 1947, Matisse/ Rouveyre, 2001, p. 478. 30- Ibid. 31- Verdet, 1952, p. 53. 32- Texte publié dans Vence, 1951, repris dans Matisse [1972], 1992, p. 257-258.

- technique to æsthetics “games of refinement” and “games that look easy”, and he almost regretted that “such a great illustrator might satisfy himself with results where taste alone suffices”. He cautiously, yet discerningly concluded that Matisse was part of the avant-garde of his age: “Maybe the reserve we sometimes feel before his most recent work is only an illusion, because the confrontation of different ages, even when the age prefers the past over the present, proves that with the benefit of hindsight Matisse is always ultimately right and that what was criticized turns out to be the most valuable feature of his creation.”48 Finally there was the judgment of Zervos who, in his review of the 10th Salon de Mai, published in 1954 in the Cahiers d’art, showed opinions had softened: “Matisse’s paper cut-outs confirm the soundness and refinement of his taste.49

1- Letter from Matisse to Paul Rosenberg, 2 June 1946, New York, Pierpont Morgan Library (PML). 2- Katia in a Yellow Dress, New York, Yoshii Gallery, and Woman in a Blue Gandora, Le Cateau-Cambrésis, Musée Matisse. 3- Tériade makes reference to an expression from Miró without citing him, in “La Peinture, le surréalisme et la pêche à l’instinct”, L’Intransigeant, 7 April 1930, reproduced in Tériade 1996, p. 277. See also Jacques Dupin, Miró, Paris, Flammarion, 2004, p. 448. 4- In 1927, the Galerie Bing organized an exhibition in Paris, “Les Fauves 1904-1908”, bringing together works from all the main protagonists of the Fauve movement including Matisse, featuring his work of the time. Furthermore, the articles and works published at the same time provide an overview of his creation and led him to appraise his work in retrospect. Some of the articles published in the press were critical of his painting of the 1920s, which possibly increased his selfquestioning about his own work. 5. Reported by Gaston Diehl in Matisse, 1954, reproduced in Matisse [1972], 1992, p. 152. 6- André Masson, “Conversations avec Henri Matisse”, Critique, t. XXX, No. 324, May 1974, p. 398. 7- Ibid. 8- Letter from Matisse to his son Pierre, January 21, 1935 (PML). The creation of The Dance changed his technique from another point perspective, as he started photographing his work in its various states throughout its creation. 9- Matisse/Couturier/Rayssiguier, November 13, 1948, in La Chapelle de Vence, 1993, p. 98. 10- Cahiers d’art, 1936, drawings by Matisse, special issue II, 3-5. The original cover created by Matisse was used in the first edition, which also featured an aquatint by him. 11- In 1939, Tériade refused to devote a whole issue of his journal over to Picasso’s still lifes, and made Matisse aware of the fact to persuade him. Letter from Tériade to Matisse, January 1, 1943 (AHM). 12- Dissatisfied by the colors of the proofs Tériade had submitted to him, Matisse tried to reproduce one of his paintings with samples of printing ink, The Dream of 1940, in order to make sure the colors of the reproductions were more precise. But the result disappointed him and he gave up (Paris, 1961, p. 42-43). The failure of his attempt led him to the conclusion that paper cut-outs were irrelevant as a means of intermediary reproduction but only as a form of expression. 13- The Dragon, The Menagerie and probably another composition close to Forms, visible on a photograph of the time. 14- About Matisse’s journey to Tahiti, see Le CateauCambrésis, 1998. 15- Text written by Matisse for the catalogue, Henri Matisse. Œuvres récentes 1947-1948, Paris, 1949 (AHM). Two other versions of this text exist, with slight variations, one is conserved at the Bibliothèque Kandinsky, the other is published in the catalogue. 16- Letter from Matisse to his daughter Marguerite, 7 April 1942, cited in Duthuit, 1988, p. 48. 17- Letter from Matisse to his son Pierre, begun April 3, completed May 5, 1942 (PML). 18- Already in 1940 he had written to Bonnard: “I found a drawing technique, which after approach work, has a spontaneity that releases me completely from what I am feeling, a method that is exclusive for me, the artist and spectator. But a colorist’s drawing is not a painting. It has to be given a color equivalent. Which I can’t manage

to do.” Letter from Matisse to Bonnard, 13 January 1940, reproduced in Matisse [1972], 1992, p. 182-183. 19- At the same time, Matisse wrote to his son, Pierre (Letter from Matisse to his son, Pierre, May 14, 1945, PML): “My idea that there is an essential that is expressed differently than through precision—and in a way that is truer than precision. You cannot juxtapose the leaves of a fig tree to find two exactly the same— all are different but they all have a fig tree in their real truth.” He picks up on this idea in Jazz: “Two drawings of the same face can represent the same character even if the proportions of the faces of the drawings are different. In a fig tree, no leaf is similar to another; they all have a different shape; however, each cries out: fig tree.” Matisse, 1947, p. 57-59. 20- Six months later, he declared to Aragon, significantly no doubt that “The acquisition ‘by automatic cerebral progression’ I have just made of the acanthus leaf as it is represented in tradition – as it has been imposed on us. Now I understand.” On the back, Matisse has drawn ten acanthus leaves in blue ink. Letter from Matisse to Aragon, November 11, 1945, Paris, Bibliothèque nationale de France (BNF). 21- “I have always tried to hide my efforts, I have always wanted my works to have the lightness and gaiety of spring, never betraying the work they cost.” Letter from Matisse to Henry Clifford, curator at the painting department at the Philadelphia Museum of Art, Vence, 14 February 1948, published in Philadelphia, 1948, reproduced in Matisse [1972], 1992, p. 312-314. 22- “I have been in Vence for a month and a half – it is lovely in every respect. […] Beautiful villa… bathed in light […] It all seems so removed from Nice, a grand voyage that took under an hour, that I have started projecting all my memories of Tahiti here. This morning ‘when I was walking around the neighborhood’, when I saw all the young girls, ladies and men cycling to market, I thought I was in Tahiti at market time. When the breeze brings the breath of wood, of burned herbs, I smell the wood of the islands […]. I feel as though I am the master of my destiny, in that state of mind of which I believe myself capable to find that nothing has any importance to me but the conclusion of my whole life of work, for which I feel so well prepared.” Letter from Matisse to Aragon, 22 August 22, 1943 (BNF). 23- See the letter to Paul Rosenberg in note 1. Letter to Rouveyre, 7 January 1946, Matisse/Rouveyre, 2001, p. 345: “The State has commissioned some tapestries from me.” Furthermore, during the exhibitions of his recent work in 1949, Matisse attached a special importance to their presence. 24- Letter from Matisse to Zika Ascher, October 24, 1946 (AHM). Underlining by Matisse. 25- Letter from Matisse to Jean Cassou, November 26, 1947, Paris, Bibliothèque centrale des musées nationaux (BCMN). 26- Letter from Matisse to his son, Pierre, March 9, 1948 (PML). 27- New York, 1949. 28- Paris, 1949. 29- Letter from Matisse to Rouveyre, 25 December 1947, Matisse/Rouveyre, 2001, p. 478. 30- Ibid. 31- Verdet, 1952, p. 53. 32- Text published in Vence, 1951, reproduced in Matisse [1972], 1992, p. 257-258. 33- Verdet, 1952, p. 72. 34- Heavenly Jerusalem and The River of Life (which became The Bees); Pale-Blue Stained Glass and The Tree of Life.


Henri Matisse Composition, fond bleu, début 1950 Gouache découpée sur fond gouaché, 80 x 50 cm Collection particulière, Suisse

33- Verdet, 1952, p. 72. 34- Jérusalem céleste et Le Fleuve de vie (qui deviendra Les Abeilles) ; Vitrail bleu pâle et L’Arbre de vie. 35- Lettre de Matisse à son fils Pierre, Nice, 15 février 1949 (PML). 36- Journal du père Couturier, 8 septembre 1950 : « Ce qu’il m’a répété dès le début il y a trois ans : Dites bien que ce sera là le couronnement de toute ma carrière. » Matisse/Couturier/ Rayssiguier, 1993, p. 361. 37- À propos de Danseuse créole : « Je la trouve d’une qualité exceptionnelle », lettre de Matisse à son fils Pierre, 28 janvier 1952 (PML). Au sujet de Grande Décoration aux masques : « Je crois moi aussi que c’est mon chef-d’œuvre », lettre de Matisse à son fils Pierre, 12 novembre 1952 (PML). 38- Lettre de Matisse à son fils Pierre, 28 janvier 1952 (PML).

39- Pierre Schneider, « Matisse et Daphné », Le CateauCambrésis, 2003. 40- « Dans une composition chaque élément doit être élevé à son maximum de rayonnement, de densité. » Verdet, 1952, p. 27. 41- Lettre de Matisse à son fils Pierre, 2 novembre 1952 (PML). 42- Paris, 1950. 43- Paris, 1951 b, cat. expo., Derrière le miroir, n° 36-38, marsavril-mai 1951. 44- New York, 1951. 45- Diehl, 1944. 46- Berne, 1959 ; Paris, 1961 ; New York, 1961. 47- Zervos, 1949, p. 159-170. 48- Cogniat, 1950. 49- Zervos, 1954, p. 5 et 6.

35- Letter from Matisse to his son, Pierre, Nice, February 15, 1949 (PML). 36- Father Couturier’s diary, September 8, 1950: “Since the beginning three years ago, he hasn’t stopped repeating: Tell me this is the crowning glory of my whole career.” Matisse/Couturier/Rayssiguier, 1993, p. 361. 37- About Creole Dancer, Matisse wrote: “I believe it is of exceptional quality”, in a letter to his son, Pierre, January 28, 1952 (PML). About Large Decoration with Masks: “I too believe it is my masterpiece”, letter from Matisse to his son, Pierre, November 12, 1952 (PML). 38- Letter from Matisse to his son Pierre, January 28, 1952 (PML). 39- Pierre Schneider, “Matisse et Daphné”, Le CateauCambrésis, 2003. 40- “In a composition, each element should be raised to

the apogee of its radiance and density.” Verdet, 1952, p. 27. 41- Letter from Matisse to his son Pierre, November 2, 1952 (PML). 42- Paris, 1950. 43- Paris, 1951 b, exh. cat., Derrière le miroir, No. 36-38, March-April-May 1951. 44- New York, 1951. 45- Diehl, 1944. 46- Berne, 1959; Paris, 1961; New York, 1961. 47- Zervos, 1949, p. 159-170. 48- Cogniat, 1950. 49- Zervos, 1954, p. 5 and 6.

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à gauche Henri Matisse Couverture du livre Images à la sauvette, traduction française de The Decisive Moment, texte et photographies d’Henri Cartier-Bresson, Éditions Verve, Paris, 1952 (1er et 2e plats) Lithographie, imprimée par Draeger Frères, Paris, 36 x 54 cm Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis

au centre

Henri Matisse Maquette pour la couverture du livre The Decisive Moment, texte et photographies d’Henri Cartier-Bresson, Éditions Verve, Paris, 1952 Papiers gouachés, découpés et collés, encre de Chine sur papier, 36 x 57 cm Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis

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à gauche

Henri Matisse Couverture de la revue Verve n° 1, Éditions de la Revue Verve, Paris, 1937 (1er et 2e plats) Lithographie, imprimée par Mourlot Frères, Paris, 35,4 x 26,3 cm chaque Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis

au centre

Henri Matisse 1ère maquette de la couverture de la revue Verve n° 1, Éditions de la Revue Verve, Paris, 1937 Papiers gouachés, découpés et collés sur papier, 36,5 x 55,5 cm Hilti Art Foundation, Schaan (Liechtenstein)

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L’atelier des papiers découpés Paper cut-outs workshop Henri Matisse et Paule Caen-Martin dans l’atelier de Cimiez Détail de la photographie de Walter Carone Couverture de la revue de Paris Match n° 294 du 13 au 20 novembre 1954 Documentation du musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis


Entretien avec Jacqueline Duhême, 12 décembre 2012 Conversation with Jacqueline Duhême, December 12, 2012 Propos recueillis par Dominique Szymusiak Jacqueline Duhême a été modèle et « petite main » chez Matisse de fin juillet 1948 au 30 août 1949. Jacqueline Duhême was Matisse’s model and assistant from July 1948 to August 1949.

Henri Matisse Ensemble d’éléments en papier gouaché et découpé, 1945-1954, volants n° 2012-5 (350)/924, 2012-5 (310)/832, non utilisés dans ses œuvres par l’artiste Don de la famille Henri Matisse Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis

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- conversation with jacqueline duhême

Dominique Szymusiak : Le musée a reçu environ 450 gouaches découpées que Matisse n’a pas utilisées dans une composition mais qu’il a conservées en vue d’un éventuel emploi dans des œuvres ultérieures. On ne sait souvent pas pour quelle création elles ont été prévues. Jacqueline Duhême, vous avez été « petite main » chez Matisse au moment de la réalisation, à l’aide de gouaches découpées, des vitraux et des chasubles de la chapelle des Dominicaines de Vence. Votre témoignage est important pour faire comprendre que Matisse invente à la fin de sa vie une nouvelle technique qui va lui demander un travail très intense. Jacqueline Duhême : Je suis arrivée chez Matisse en juillet 1948. C’était vraiment quelqu’un d’extraordinaire. Je suis encore tellement admirative. Avec une volonté de boulot. Il classifiait son boulot. Il avait un calendrier dans la tête. En même temps, il avait à faire le portrait d’Elsa, des papiers découpés, le Ronsard… Il était organisé. Il est vrai qu’il dormait mal, alors, la nuit, il prenait des notes. Je crois que Matisse n’a jamais découpé au hasard. En fait, il avait en tête une idée de forme ou alors une construction de vitrail bien organisée. Dès le départ, il cherchait quelque chose qui ressemblait à ce qu’il voulait, à ce qu’il avait conçu. Pour Les Oiseaux, j’ai été émue le jour où, à Nice, il a appelé un taxi pour aller où les eaux sales se déversent dans la mer. Là, il y avait toutes les mouettes qui volaient. C’était un ballet de mouettes. Il avait un carnet et faisait des croquis très rapides de leur vol. Le taxi attendait. Je tenais sa cape, les crayons, et je le regardais. Il était passionné par le mouvement. À son retour, il a découpé des oiseaux. Après avoir fait des croquis, avec des ciseaux il avait suivi son idée de dessin. C’était très émouvant parce qu’il s’agissait vraiment du vol des mouettes au-dessus de la mer sur la plage de Nice. Il avait su avec ses ciseaux recouper les formes qu’il avait complètement enregistrées.

Dominique Szymusiak: The museum has received some 450 cut-out gouaches that Matisse never used in his compositions, but that he conserved with the intention of perhaps using them in subsequent works. We often don’t even know which of his creations they were initially intended for. Jacqueline Duhême, you were one of Matisse’s “helping hands” during the gouache cut-out phase of his work on the stained-glass windows and the chasubles in the Dominican chapel in Vence. Your testimony is important for us to understand just how, towards the end of his life, Matisse invented a new technique, which was going to require very intense labor. Jacqueline Duhême: I came to Matisse in July 1948. He was truly an extraordinary person. I am still in total admiration. He had incredible willpower when it came to work. He classified all his work. He had a calendar in his head. At the same time he had the portrait of Elsa to do, his paper cut-outs, the Ronsard… he was very organized. It’s true that he didn’t sleep well, so at night, he would take notes. I don’t think Matisse ever did any cut-outs by chance. He actually already had an idea for the shape or a well-organized stained-glass construction in his head. From the start, he was looking for something that resembled what he really wanted, what he had already conceived. For The Birds, I was very touched that day in Nice when he called a taxi so he could go visit the place where the sewage was dumped into the sea. There were seagulls flying all around. A ballet of seagulls. He had a notebook and was making very quick sketches of the birds in flight. The taxi was waiting. I held his cape, his pencils, and I watched him. He was entranced by their movement. When he got back, he cut out the birds. After having made rough sketches, he used the scissors to continue with his idea of the drawing. It was quite moving because it really was the flight of the seagulls above the sea on the beach in Nice. He knew exactly how to cut-out the shapes that he had recorded in his mind.

D. S. : Est-ce qu’il regardait ses dessins avant de découper ? J. D. : Il y a un carnet de croquis d’oiseaux faits avec trois traits. Il ouvrait ses petits carnets et les feuilletait puis passait aux découpages. Certains matins où il était plus fatigué que d’autres, il y cherchait l’idée de départ de son travail. Sinon, il ne regardait jamais ses dessins, il les avait en tête. Il apprenait le thème de ce qu’il voulait découper et créait directement. Il ne se copiait pas lui-même. Il réinventait à chaque fois quelque chose de nouveau. Il découpait la forme, la tendait en l’air pour la regarder puis, quelquefois, me disait : « Épinglez-moi ça sur le mur. » Alors, j’allais l’épingler et il ajoutait : « Plus à gauche, plus à droite. » Il fallait que ça prenne le mouvement qui l’avait ému dans le vol des mouettes. Il en faisait plusieurs à chaque fois. Quelquefois, il ne trouvait pas la forme belle mais il fallait quand même que je l’épingle au mur pour qu’on voie l’ensemble. Il cherchait.

D. S.: Did he look at his drawings before doing the cut-outs? J. D.: There is a sketchbook with drawings of birds, done with just three strokes. He opened his sketchbooks, flipped through them, and then started his cut-outs. Some mornings when he was more tired than others, he searched them for an idea to begin his work. Otherwise, he never looked at his drawings, they were all in his head. He came up with the theme that he wanted for his cut-outs and then started creating directly. He didn’t copy himself. He reinvented something new each time. He cut out the shape, held it up in the air to look at it, then, sometimes he would say to me: “Pin this up on the wall.” So I went to pin it up and then he would say: “More to the left, more to the right.” It had to have the same movement that had roused him in the flight of the seagulls. He did several different ones each time. Sometimes he didn’t find the shape beautiful, but I still had to pin it on the wall so we could see the result together. He was always searching.

D. S. : Dans quel papier découpait-il ses mouettes ? J. D. : Dans des papiers blancs, souvent dans un Ingres un peu fort. Il arrivait que l’on gouache les couleurs dans du papier plus fin qu’on juxtaposait ou superposait. Il prenait toutes sortes de papier, du papier d’emballage blanc ou bleu, du papier ordinaire, pas cher. Le papier Canson tient tout seul quand on le découpe alors que le papier d’emballage est tout mou et très difficile à découper. Il utilisait aussi des papiers de différents bleus que j’allais acheter. C’était des papiers d’emballage de livres.

D. S.: What sort of paper did he use to cut out his seagulls? J. D.: White paper, often rather heavy Ingres. Often we would gouache the colors on a lighter paper that we would then juxtapose or superimpose. He used all sorts of paper, from white or blue wrapping paper to inexpensive, ordinary paper. Canson paper can stand on its own when you cut it, whereas wrapping paper is soft and difficult to cut. He also used paper in different shades of blue that I would buy for him. It was paper for wrapping books.

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entretien avec jacqueline duhême

D. S.: He used enormous sewing scissors?

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entretien avec jacqueline duhême

D. S. : Il se servait de ciseaux immenses de couturière ? J. D. : Il avait des ciseaux pointus, d’autres à bouts arrondis. Il avait également des ciseaux de brodeuse pour les toutes petites formes. On installait sur sa table de lit plusieurs paires de ciseaux et il choisissait ce dont il avait besoin. Il lui fallait une grande force dans les mains. Il avait une sorte de maladie qui provoquait des gonflements au milieu de la main. Il prenait des bains de mains chauds puis froids, s’essuyait avec des serviettes très fines puis les talquait afin de ne pas graisser les papiers. D. S. : Il y a des papiers qui sont incroyablement ciselés, sans reprises ni ratés. J. D. : S’ils étaient ratés, il fallait les déchirer en petits morceaux. Les papiers découpés qu’il a conservés, il voulait vraiment les garder. D. S. : Jacqueline, vous avez fait partie des aides d’atelier qui gouachaient les papiers ? J. D. : Oui, je gouachais. On faisait les couleurs sous sa gouverne. Pour les bleus par exemple, il est arrivé parfois qu’on doive rajouter une petite pointe de rouge ou, pour les rouges, un peu d’ocre mais, habituellement, il choisissait une couleur de gouache en tube et il fallait gouacher toute la feuille avec une brosse assez large. On passait une première couche. Ensuite, on croisait avec une deuxième couche. Il aimait faire des séries de couleurs qui formaient des tas qu’il faisait disposer tout autour de lui. Il faisait des gammes. Par exemple, il travaillait d’abord des bleus puis, contre, il fallait apposer des violets, des verts. Il y avait des bleus plus clairs, des bleus plus sombres, des blancs, et toutes ces couleurs, il fallait les mettre les unes contre les autres. Il disait : « Ça chante », ensuite : « Vous me l’enlevez », puis il recommençait et essayait d’autres couleurs les unes à côté des autres pour trouver la gamme qui lui convenait. C’était très long. On pouvait passer une matinée entière sur plusieurs morceaux de couleurs différentes. D. S. : Est-ce qu’il faisait une couleur à la fois puis passait à une autre couleur, ou mélangeait-il ? J. D. : Il mélangeait. D. S. : Revenait-il sur une couleur ? J. D. : Il faisait des essais de couleurs comme on fait des croquis. Souvent il fallait défaire, retirer les épingles avec les mains ou avec une pince. Il s’agaçait si on n’allait pas assez vite car, comme il avait déjà en tête sa future recherche, il ne voulait pas que ça traîne. Dans la villa Le Rêve, à Vence, le mur était recouvert de bois assez tendre fourni par le menuisier. Il faisait mettre des feuilles blanches dessus. On a aussi peint en blanc certains panneaux. Il essayait un noir, puis des feuilles en bleu…, il fallait changer les morceaux. D. S. : Il ne pouvait pas procéder à ces changements avec la peinture à l’huile, bien qu’il l’ait fait quelquefois, comme pour La Plage rouge, Collioure, en 1905. J. D. : Il avait des morceaux qui étaient des tombés de premières coupures qu’il ne fallait pas jeter car il pensait qu’il allait les réutiliser. Il conservait les morceaux selon leurs couleurs dans de grands papiers d’emballage. On disposait tout devant son lit afin qu’il puisse prendre les morceaux qu’il allait essayer sur la maquette.

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J. D.: He had pointed scissors, others that had rounded tips. He also had embroiderer’s scissors for his small shapes. We placed several pairs of scissors on his night table and he chose the ones he needed. He needed enormous strength in his hands. He had a kind of sickness which made the middle of his hand swell up. He took hot hand-baths, then cold ones, dried his hands on very thin towels and then put talcum powder on them so as not to leave grease stains on the paper. D. S.: Some of his cut-outs are incredibly chiseled, with no retakes or mistakes. J. D.: If he thought they were failures, they had to be torn up into tiny pieces. The cut-outs that were kept, he really wanted to keep. D. S.: Jacqueline, were you one of the studio aids who gouached the paper? J. D.: Yes, I gouached. We mixed the colors under his control. For the blues for example, we sometimes had to add a tiny drop of red, or for the reds, a bit of ocher, but usually, he chose his gouache color from the tube and we had to gouache the entire sheet of paper with a large brush. We covered it with a first coat. Then we crossed over with a second coat. He liked to make series of colors which would form piles that he placed all around him. He made ranges of colors. For example, he would first work with the blues and then we had to affix violets, greens against them. There were lighter blues, darker blues, whites, and all of these colors, we had to place them next to each other. He would say, “It sings,” then, “Take it off.” Then he started over again and tried other colors next to each other until he found the range that suited him. It was a long process. We could spend an entire morning on several pieces of different colors. D. S.: Did he do one color at a time, then move on to another color, or did he mix them? J. D.: He mixed them. D. S.: Did he ever go back to a certain color? J. D.: He tested out colors the way one makes sketches. We would often have to undo everything, take out the pins with our hands or pliers. He got annoyed if we didn’t go fast enough because since he already had the next step mapped out in his head, he didn’t want to waste time. In his house Le Rêve in Vence, the wall was covered with rather soft wood, supplied by the carpenter. He put sheets of white paper on it. We also painted certain panels white. He tried out black, then blue sheets of paper…, pieces had to be changed again. D. S.: He couldn’t go about making these changes with oil paints, although he did do it a few times, like in The Red Beach, Collioure, in 1905. J. D.: He had pieces that had been snipped off from the first cut-outs that we couldn’t throw away because he thought he might be able to use them again. He kept these pieces according to color in big sheets of wrapping paper. We spread it all out in front of his bed so that he could grab the pieces that he was going to try out on the maquette. He asked Lydia and me to gather the “peelings” together according to color. He said he would come up with new ideas once he saw them. We never threw anything away unless he said to, in which case we would tear them up into tiny pieces.


Il demandait à Lydia et à moi de grouper par couleurs ces « épluchures », il disait qu’il retrouverait des idées en les voyant. On ne jetait rien sauf s’il le demandait, et alors on les déchirait en menus morceaux. D. S. : Ces couleurs étaient-elles rangées ? J. D. : On laissait les couleurs par terre. Quand on faisait les vitraux, il y avait des draps par terre. Les vitraux débordaient sur le sol. On déroulait des draps en coton pour remonter le travail des vitraux. Ensuite, il gardait toutes les découpures de papier dans de grands papiers d’emballage pliés dans lesquels on mettait chaque couleur. On les posait souvent sur les draps le soir afin qu’on n’y touche pas. Le matin, il demandait telle ou telle couleur, aussi lui passait-on le paquet dans lequel on avait conservé les morceaux de la couleur désirée. Il les étalait autour de son lit et les essais se poursuivaient. Il avait aussi des feuilles entières de papier gouachées à sa disposition dans lesquelles il taillait de nouvelles formes. Il arrivait qu’il faille faire trois ou quatre essais de couleurs différentes à peu près dans les mêmes formes. J’avais toujours de la peine quand il défaisait quelque chose que je trouvais très beau. Il me disait : « Peut-être vous, mais pas moi. » Il chamboulait les morceaux et, à chaque fois, ça me faisait mal. Lydia prenait une photo. Il recommençait. Il n’enlevait pas tout mais défaisait jusqu’à ce qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait. Il y avait des pauses. Il nous disait : « Allez prendre un petit café ! » Il estimait qu’il fallait s’occuper à autre chose pour ne pas faire une fixation sur le boulot. Il s’agissait de rester vif, curieux du travail qu’on faisait, et ne pas devenir un tâcheron, aussi bien pour lui que pour les autres. Donc, on bougeait. Lorsqu’on revenait, Matisse avait d’autres idées. Il savait ce qu’il cherchait. Nous, nous ne le savions pas. Ainsi, dans les vitraux avec les petits carreaux [Les Abeilles], je prenais un violet et il me disait : « Non, Jacqueline, un rouge. » Alors, je prenais un rouge. Quand il s’apercevait qu’on commençait à se tromper et qu’on accusait une certaine fatigue due à la tension permanente, il disait : « Allez vous prendre un café ! » Il ne voulait pas qu’on soit figée. D. S. : Pour la Danseuse créole, le fond est bleu, rouge, jaune. Vous souvenez-vous de la façon dont il choisissait les fonds ? J. D. : Il faisait mettre les feuilles de papier ou les découpures. Ce rose-là, il avait déjà dû subir un découpage. Il disait : « Mettez-moi ça sur le mur. » Il y avait du travail autour des morceaux. Il les bougeait pour qu’ils s’adaptent les uns aux autres ou les faisait changer. C’était souvent des morceaux qui avaient déjà servi. Il y avait une sorte d’enchaînement d’un papier découpé à l’autre. D. S. : Vous avez participé aux vitraux de la chapelle. J. D. : Oui, je m’en souviens. Comme il avait découpé son vert pour autre chose, on gardait les verts. Il faisait placer les découpures ou les faisait retirer et placer des bleus qu’il mettait sur un vert déjà préparé. Il avait plusieurs façons de chercher, mais il cherchait. Le résultat n’était jamais le fruit du hasard. Les papiers gouachés à l’état pur étaient tellement lumineux que c’en était aveuglant. J’adorais, j’étais bouleversée par les lumières que cela donnait. Je reculais et attendais son avis, mais j’étais subjuguée par le travail. C’était magnifique. Pour les grands vitraux de la nef, je me rappelle ses recherches. Il nous avait demandé de couper des petits papiers noirs pour la séparation des vitraux parce qu’ils devaient entrer dans la composition. Je trouvais cela tellement beau. Il y avait une sorte de chaleur,

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entretien avec jacqueline duhême

D. S.: Were these colors arranged in some kind of order ? J. D.: We left the colors on the floor. When we were working on the stained-glass windows, there were sheets on the floor. The stained-glass was all over the floor. We unrolled some cotton sheets in order to pull up the stained-glass work. Then he would keep all of his paper cut-outs in big, folded wrapping paper in which we would place each color. We would often place them on the sheets at the end of the day, they were not to be touched. In the morning, he would ask for this or that color and we would hand him the package in which we had filed away the pieces of the color he wanted. He spread them all around his bed and we continued sampling and testing. There were also entire sheets of gouached paper at his disposal. He would cut out new shapes in them. Sometimes we had to make three or four attempts in different colors but more or less the same shapes. I was always sad when he would undo something I found beautiful. He would say to me: “Maybe for you, but not for me.” He would muddle up the pieces and, each time, I cringed. Lydia took a photo. He would start over again. He wouldn’t take everything off, but he would continue pulling off shapes until he found exactly what he was looking for. We would take a break from time to time. He would say to us: “Go get a coffee!” He felt that it was necessary to do something else so we wouldn’t become fixated on the work. It was necessary to remain sharp, curious about the work we were doing, and never become a simple hack. As much for him as for the others. And so we would leave. When we returned, Matisse had other ideas. He knew what he was looking for. But we didn’t. So with the stained-glass windows, with the small panes (The Bees), I would take a violet and he would say to me: “No, Jacqueline, a red.” And so I would take a red. When he realized that we were starting to make mistakes and show a certain amount of fatigue because of the permanent tension, he said: “Go get a coffee!” He didn’t want us to become paralyzed. D. S.: For the Creole Dancer, the background is blue, red, yellow. Do you remember how he chose his backgrounds? J. D.: He had us put down sheets of paper or cut-outs. This pink here had already been cut. He said: “Pin that on the wall.” There was a lot of work with the pieces. He moved them around so they could be adapted to each other, or he would change their location. It was often with pieces that had already been used. There was a sort of sequence from one cut-out to the next. D. S.: Did you take part in the stained-glass work at the chapel. J. D.: Yes I remember that. Since he had cut out his green for something else, we kept the greens. He had the cut-outs put in place or he took them off and then put down the blues that he would sit on top of a green that had already been prepared. He had several different ways of searching, but he was always searching. And the result was never the fruit of hazard. The gouached paper in its unrefined state was so luminous that it was almost blinding. I loved it, I was bowled over by all of the light it gave off. I would step back and wait for his opinion, but I was subjugated by the work. It was magnificent. For the big stained-glass windows in the nave, I remember how he researched them. He had asked us to cut out little pieces of black paper in order to separate the panes of glass because they had to be part of the composition. I found it so beautiful. There was a sort of warmth, an atmosphere that

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Henri Matisse Cœur d’amour épris Maquette pour la couverture de la revue Verve, vol. VI, n° 23, intitulée Le livre du cœur d’amour épris du roi René, Tériade Éditeur, Paris, 1949 Papier gouaché rouge, découpé et collé, et calligraphie au crayon de couleur bleu sur papier, 35,5 x 26,5 cm Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis

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une atmosphère tellement chaleureuse que j’avais écrit, autour d’un cœur en papier bleu, découpé en vue du livre pour Tériade Cœur d’amour épris et non utilisé : « On s’aime, on s’aime on s’aime. » Je lui avais dit : « J’aimerais bien le garder, celui-là. » Il m’avait répondu : « Vous savez, Jacqueline, que je n’aime pas du tout qu’on garde des papiers découpés. On va faire une exception pour celui-là parce que vous l’aimez beaucoup. »

was so glowing that I wrote, all around a heart that was cut out of blue paper and that was supposed to be for one of Tériade’s books, Cœur d’amour épris (and that was never used): “We love each other, we love each other, we love each other.” I told him: “I’d like to keep that one.” He told me: “You know Jacqueline, that I don’t like to keep any of the cut-out paper. But I’ll make an exception for that one since you like it so much.”

D. S. : Les chasubles, comment Matisse les a-t-il créées ? J. D. : Je me souviens des recherches sur les chasubles. Il disait qu’il fallait toujours visiter la chapelle quand il y avait les sœurs à l’intérieur car le noir de leur habit comptait dans les valeurs, et qu’il fallait voir en même temps la chapelle et le prêtre en chasuble en train d’officier, sinon ce n’était pas l’idée de la chapelle. Il faut voir le tout pour voir la chapelle telle qu’elle a été pensée. Picasso était venu et avait vu les chasubles. Il était jaloux comme un tigre : « Mais c’est quelque chose. C’est féroce ce qu’il a trouvé…» Il avait dit que Matisse aurait dû faire des costumes de théâtre, ce à quoi Matisse lui avait répondu qu’il en avait fait. Matisse aimait la forme des chasubles, dont il pensait qu’elles correspondaient à des périodes de la liturgie religieuse qui l’obligeaient à respecter certaines couleurs. C’était la seule contingence dont il estimait pouvoir très bien se sortir. Je l’ai vu commencer à travailler sur les chasubles. J’ai vu la première chasuble, ensuite je n’étais plus là.

D. S.: How did Matisse create the chasubles? J. D.: I remember the research that went into the chasubles. He said that it was necessary to visit the chapel when the nuns were inside, because the black of their habits was part of the values, and that you also had to see at the same time, the chapel and the priest wearing his chasuble and officiating, otherwise you wouldn’t have an idea of what a chapel was. One had to see everything to see the chapel as it had been conceived. Picasso came one day and he saw the chasubles. He was extremely jealous: “Now that is really something. It’s ferocious what he discovered…” He said that Matisse should have created costumes for the theater. And Matisse replied that he had! Matisse loved the shape of the chasubles. He thought that they corresponded to a period in religious liturgy, which obliged him to respect certain colors. That was the only element that he felt he could pull off with success. I saw him begin work on the chasubles. I saw the first chasuble but, after that, I wasn’t around anymore.

D. S. : À quoi ressemblait la vie quotidienne ? J. D. : Il dessinait des fleurs dans le jardin du Rêve, qui était très joli, puis dans celui de Cimiez, où il allait se promener dans le jardin de Tériade dont il aimait le paysage avec toutes les fleurs devant et la mer dans le fond. Il avait toujours un petit carnet sur lequel il prenait des notes. Je l’ai vu travailler d’après des photos pour des portraits ressemblants destinés aux livres illustrés. Je ne l’ai pas vu peindre. Il dessinait et taillait les papiers découpés. Il restait beaucoup dans son lit, ce qui était moins fatigant pour lui que de se tenir dans son fauteuil. Il a fait tous les vitraux dans son lit. Il y avait autant de papiers partout par terre que quand il était dans son fauteuil. J’étais généralement la seule aide. Il sentait si j’étais coincée. Il avait horreur qu’on soit intimidée. Il fallait tout de suite qu’on soit gaie. Il cherchait une petite chanson. Ça restait toujours très vivant. Il ne voulait pas qu’on se fige. Il mettait souvent de la musique des ballets qu’il aimait, pas les grands opéras mais de la musique de ballet comme celle de Léo Delibes, ou Roméo et Juliette… Il avait la radio et écoutait les nouvelles mais, pour travailler, il préférait de la musique classique, gaie, dansante. Il travaillait de temps en temps en musique. Pendant son travail sur les vitraux, il mettait une musique en sourdine pour chercher les couleurs. Il disait : « On va essayer un rose. » Alors, je grimpais sur l’escabeau ou sur une grande échelle en bois et il me disait ce qu’il fallait faire. J’avais un petit tablier rose et blanc et je dansais. J’aimais danser. Je ne pouvais pas résister à certains rythmes. Il faisait des petits croquis. Ça lui plaisait beaucoup. Jacqueline quittera Matisse en août 1949 et sera remplacée par Paule Martin.

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D. S.: What was life like on a daily basis with Matisse? J. D.: He drew flowers in the garden at Le Rêve, which was very pretty, then at Cimiez, where he went for walks in Tériade’s garden. He loved the landscaping with all of those flowers and the sea in the background. He always had a little sketchbook with him in which he took notes. I saw him work from photos for “realistic” portraits that were destined for illustrated books. I didn’t see him paint. He drew and he clipped away at his paper cut-outs. He spent a good deal of time in his bed, which was much less tiring for him than sitting up in his armchair. He created all of the stained-glass windows from his bed. But there was just as much paper all over the floor as when he was in his chair. I was usually the only assistant. He could tell if I was uptight. He hated it when people felt intimidated. You had to be joyful, right away. He would try and find a little song. It was always very lively with him. He didn’t want anyone to be stiff around him. He would often play music from the ballets he enjoyed, but not grand operas. A ballet music from something by Léo Delibes, or Romeo and Juliet… he had a radio and listened to the news but, when he was working, he preferred classical music, something joyful, that danced. From time to time he worked with music. When he was working on the stained-glass windows, he would play music very softly in order to find his colors. He would say: “We’re going to try a pink.” So then I would climb up on the stepladder or on a big wooden ladder and he would tell me what I had to do. I wore a little pink and white apron and I danced. I loved to dance. There were certain rhythms I just couldn’t resist. And he made little sketches. That really pleased him a lot. Jacqueline left Matisse in August, 1949. She was replaced by Paule Martin.

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Henri Matisse Maquette non réalisée de la Chasuble noire (face) Papiers gouachés, découpés, collés et marouflés sur toile, 132,9 x 197,4 cm Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis, dépôt du Musée national d’art moderne, Paris Henri Matisse Maquette non réalisée de la Chasuble noire (dos) Papiers gouachés, découpés, collés et marouflés sur toile, 126,5 x 197,6 cm Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis, dépôt du Musée national d’art moderne, Paris

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Henri Matisse Maquette pour la Chasuble rose (face) Ornements sacerdotaux, chapelle de Vence, 1950-1952 Papiers gouachés, découpés, collés et marouflés sur toile, 135 x 200 cm Inv. 63.3.77 Don des héritiers de l’artiste, 1960 Musée Matisse, Nice

Henri Matisse Maquette pour la Chasuble rose (dos) Ornements sacerdotaux, chapelle de Vence, 1950-1952 Papiers gouachés, découpés, collés et marouflés sur toile, 129 x 200 cm Inv. 63.3.78 Don des héritiers de l’artiste, 1960 Musée Matisse, Nice

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Chez Henri Matisse, témoignage At Home with Henri Matisse, a Personal Account

Paule Caen-Martin

Propos recueillis par Dominique Szymusiak Paule Caen a été modèle puis aide d’atelier de Matisse de février 1949 à 1952. Paule Caen was model, then workshop assistant from February 1949 to 1952.

Henri Matisse devant des essais de couleur Photographie archives Matisse

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- at home with henri matisse

Au printemps 1950, après plusieurs mois de séances de pose en tant que modèle, je passai à d’autres activités, je devins aide d’atelier. Matisse et Lydia me firent cette proposition après s’être longuement renseignés sur mes projets d’études et d’avenir, les souhaits de mes parents, leur situation financière, qui était loin d’être brillante. En effet, après mes débuts d’études universitaires, catastrophiques, mes parents souhaitaient que je devinsse autonome, du moins en partie. Je travaillais donc à plein temps, empruntant deux bus l’un après l’autre, à l’aller et au retour, pour me rendre au Regina et revenir le soir au logis familial, près de l’aéroport. J’arrivais le matin à dix heures et quittais l’appartement à dix-neuf heures. Matisse était très pointilleux en ce qui concernait mon exactitude. La toilette faite, habillé de frais, le petit déjeuner pris, il piaffait d’impatience dans son lit afin de continuer le travail commencé la veille. Lorsque j’avais quelques minutes de retard, Lydia était là pour le calmer : « Elle va arriver d’un instant à l’autre. Elle habite très loin et les autobus ne sont pas réguliers à Nice, vous le savez bien. » Et lui répondait, courroucé : « Et si elle pointait ! » Matisse avait connu des jours difficiles, il avait même travaillé occasionnellement comme peintre en bâtiment, colorant des frises et des frises, à longueur de journée, au Grand Palais et il ne voulait pas que je prisse des habitudes de facilité. Mais l’atmosphère se détendait dès que nous nous mettions à l’ouvrage. Dans l’atelier contigu à la chambre d’hiver, Lydia m’avait montré comment découper des morceaux, plus ou moins réguliers, dans le gros rouleau de papier Canson entreposé debout sur le parquet (car l’on économisait chez Henri Matisse, autant que faire se pouvait, et nous n’utilisions les feuilles toutes prêtes, achetées chez monsieur Franco, place de la Poste, que pour les dessins). J’enduisais ces feuilles de gouache avec de gros pinceaux japonais. À côté de ces économies de principe sur les petites choses, je dois préciser que Matisse était d’une générosité princière en toutes sortes d’occasions. J’ai pu acheter mon appartement de la rue du Bac grâce à la vente d’un dessin magnifique qu’il m’avait offert, avec d’autres choses importantes. Nous étions très bien traitées et nourries. Lorsqu’il y avait des visites, nous avions notre part de petits fours et de sorbet, en été. Je me souviens même que le Patron régla des notes de dentiste pour toute la communauté. Il ne voulait pas que nous négligions notre santé. Pour en revenir aux gouaches, nous employions toujours des couleurs pures (des tubes Linel). En effet, Henri Matisse s’était rendu compte que certaines couleurs, le violet par exemple, qu’il affectionnait pourtant, s’altérait à la lumière, de même que les rouges. Elles donnaient des teintes délavées, désagréables à l’œil. Il me fallait passer une première couche de haut en bas puis, la feuille encore mouillée, disposer cette dernière en travers et recommencer la même opération dans l’autre sens. Moi, j’aimais les couleurs assez denses mais d’autres personnes, avant ou après moi, laissaient plus de transparence. Ainsi, nous intervenions, à notre manière, dans la création. Une fois sèches, ou presque, j’entassais les feuilles dans un coin de l’atelier, posais dessus une planche à dessin d’architecte et des poids de fonte, afin d’effacer les plis qui avaient commencé de se former en séchant Terriblement insomniaque, comme Picasso, Matisse passait des nuits pratiquement blanches, refusant tout somnifère susceptible d’émousser sa sensibilité d’artiste. Il était veillé par

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chez henri matisse

Spring 1950, after several months posing as a model, I moved onto different tasks, and became Matisse’s workshop assistant. Matisse and Lydia made me the offer having long appraised my study intentions, my plans for the future, my parents’ wishes for me, and their financial position, which was far from marvelous. After a catastrophic start at university, my parents wanted me to stand on my own two feet, as far as possible. So I came to work full-time, taking two buses, one after the other, to the Régina and back to the family home near the airport in the evening. I’d arrive at ten o’clock in the morning and leave the apartment at seven in the evening. Matisse was very particular about my punctuality. After washing, freshly dressed, with breakfast behind him, he’d be sitting in bed, chomping at the bit to carry on the work we’d started the evening before. If I was several minutes late, Lydia was there to calm him down: “She’ll be here any minute. She lives a long way away and buses in Nice are never on time, as you know very well.” Infuriated, he would answer: “She could just show!” Matisse had gone through difficult times. He had occasionally had to work as a decorator in the building trade, coloring frieze after frieze, day in day out, at the Grand Palais, and he didn’t want me to get too comfortable. But the atmosphere would lighten as soon as we set to work. In the workshop adjacent to the winter bedroom, Lydia had showed me how to cut sections, of varying degrees of regularity, from a large roll of Canson paper set on the parquet floor. In the Matisse home everyone tightened their belts as much as possible; sheets of paper were only used for drawing, and purchased from Monsieur France, place de la Poste. I would daub the sheets with gouache using huge Japanese brushes. Besides his principle of making savings on small things, it must be said that Matisse was royally generous on all manner of occasions. I even managed to purchase my apartment on the rue du Bac in Paris thanks to the sale of a magnificent drawing he offered me, along with other important items. We were well fed and well treated. When there were visits in summer, we too had our share of the petit fours and sorbet. I even remember the Master would pay our dentist bills. He didn’t want us to neglect our health. For the gouaches, we’d always use pure colors, Linel tubes. Henri Matisse realized that some colors, purple for example, a color he was very fond of, would change in the light, likewise for the reds, whose tones would fade unattractively. I applied a first coat, top to bottom, then, with the sheet still wet, I’d turn it round and perform the same operation the other way. I liked dense colors but other assistants, before or after me, left more transparency. Hence we intervened on the creation, in our own ways. Once nearly dry, I’d pile the sheets in a corner of the studio, then place a drawing board and cast-iron weights on top, to flatten out the wrinkles that formed during drying. Like Picasso, Matisse was a terrible insomniac and would spend whole nights practically without sleep, refusing any form of soporific that might blunt his artistic sensitivities. A nurse watched over him. According to his requests, she would prepare a lime-leaf infusion with a cookie or the remains of a fruit purée, sometimes passing him sketchpads, a book to read, or pieces of linoleum that he would work with a gouge. Thus, in the silence of the night, he continued his tasks. In the course of the morning or after lunch, he would unexpectedly fall asleep, exhausted. So we would gently draw the double curtains over the windows and tiptoe out of the room, pleased he was finally resting. During this time, I took care of the gouaches.

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une infirmière. Elle lui préparait, à sa demande, tantôt une tasse de tilleul avec un biscuit, lui apportait un reste de compote, tantôt lui passait ses carnets de croquis, un livre, des morceaux de linos qu’il travaillait à la gouge. Il poursuivait ainsi sa tâche dans le silence nocturne. Durant la matinée, épuisé, ou après le déjeuner, il lui arrivait de s’endormir d’un coup, à l’improviste. Nous fermions alors doucement les doubles rideaux des fenêtres et quittions la pièce à à pas feutrés, heureuses qu’il prît enfin un peu de repos. Pendant ce temps, je m’occupais des gouaches. Durant l’été que j’ai passé chez lui, à Paris, il voulut aller entendre la grand’messe au Sacré-Cœur de Montmartre, pour le quinze août. Je ne connaissais pas cette église puisque c’était mon premier séjour dans la capitale. Il avait plaisir à me faire visiter la ville ainsi que les musées, dont il revoyait les œuvres. Moi, je les découvrais avec les commentaires précieux du maître, poussant tranquillement le fauteuil roulant. Nous allâmes à l’église en taxi. Il écouta avec attention la première partie de l’office, jusqu’au sermon. Là, il s’endormit en ronflant bruyamment. Derrière moi les fidèles étaient mécontents. Des « Chut ! Chut ! » fusaient de toutes parts et pourtant je tins bon, obéissant aux consignes, et ne le réveillai pas. Il ouvrit les yeux au son des grandes orgues marquant la fin de l’office, souriant, frais et dispos après ce petit somme, et nous reprîmes un taxi pour la maison. Il lui arrivait aussi de s’endormir à la terrasse du café Le Dôme, distrait par les passants et ne pensant plus aux travaux en cours. Il allait y boire une bière en ma compagnie certains aprèsmidi, après la sieste. J’avais droit à une glace ou à ce que jje désirais ne contenant pas d’alcool. Notre première grande gouache découpée fut la Danseuse créole. Fin 1949-début 1950, Matisse avait engagé comme modèle Christiane, une jeune danseuse de l’opéra de Nice. Elle posa d’abord pour un fusain. Le peintre suivait toujours le même cheminement : un fusain très travaillé puis des dessins rapides, certains rehaussés d’aquarelle. Il aurait souhaité que Christiane dansât dans le hall, où il y avait beaucoup d’espace. Or les dalles de marbre de l’entrée étaient terriblement glissantes et la ballerine avait peur de tomber et de se blesser, ce qui aurait interrompu sa carrière pour de longs mois. Elle tenta courageusement quelques pirouettes et entrechats puis abandonna. Une grande feuille de papier avait été épinglée sur la planche d’architecte, maintenue debout sur un chevalet. Matisse ffut nstallé devant, dans son fauteuil roulant, à quelque distance, sa baguette de bambou à la main. Des feuilles de papier gouachées par mes soins avaient été disposées par terre en désordre. IIl me désigna l’une d’elles et, sans esquisse préalable, ni sur le papier gouaché ni sur le support, sans points de repère d’aucune sorte, il se mit à découper un premier élément avec des ciseaux de tailleur. « Je sculpte dans la couleur ! », avait-il dit un jour à un journaliste qui l’interviewait à ce propos. J’étais vêtue d’une jupe noire, légèrement évasée pour être libre de mes mouvements, et d’un tablier de jardinier bleu avec sa grande poche sur le ventre. J’étais aussi armée d’un marteau glissé dans la poche et attaché par une lanière passée autour du cou afin qu’il pût se balancer naturellement lorsque j’étais en équilibre sur l’échelle. J’avais une pelote d’épingles sur le bras gauche et d’autres en vrac dans ma poche. Avec sa baguette, Matisse me désigna la place où je devais épingler à petits coups de marteau ce ce premier motif. Ce que je fis aussitôt. Le panneau se construisait

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During the summer I spent with him in Paris, he wanted to listen to High Mass for the Assumption at the Sacré-Coeur in Montmartre. I had never visited the church, as it was my first ever trip to the capital. He took great pleasure in showing me the city and its museums, whose works he had a chance to rediscover. I, in turn, discovered these masterpieces with the Master’s precious commentary, as I gently pushed his wheelchair. We took a taxi to the church. He listened carefully to the first part of the service, up to the sermon. At this point, he fell asleep, snoring loudly. Behind me, the congregation complained. People hushed us from all sides, but I held my ground, obeying instructions, and I didn’t wake him. He opened his eyes to the sound of the grand organ marking the end of the service, a smile on his face, fresh and in fine form after his nap; we took a taxi home. Sometimes at the terrace of Le Dôme café, distracted by the passers-by, he’d stop thinking about his work in progress and fall asleep. We’d go to the café together some afternoons after his nap. I was allowed an ice cream, or whatever I desired, but without alcohol. Our first large-scale gouache cutout was the Creole Dancer. Late 1949-early 1950, Matisse had hired Christiane, a young dancer from the Nice Opera, as a model. She first posed for a charcoal sketch. The painter would always follow the same process: he would carefully work with charcoal, then carry out a series of quick sketches, some enhanced with watercolor. He would have liked Christiane to dance in the hall where there was a lot of space. However the marble slabs at the entrance were terribly slippery and the ballerina was afraid of falling and hurting herself, putting her career on hold for long months. She bravely tried several pirouettes and entrechats then gave up. A large sheet of paper had been pinned to the drawing board, perched on an easel. Matisse was sitting in his wheelchair a short distance away, bamboo wand in hand. On the floor were sheets of gouached paper I had scattered in no particular order. He would point to one and, without the aid of preliminary sketches on gouached paper or on the support and with no guiding marks of any sort, he would start cutting out a section with tailor’s scissors. “I sculpt with color!” was how he described it in one interview with a journalist. I was dressed in a slightly flared black skirt, for freedom of movement, and a blue gardener’s apron with a huge pocket on the front. I also had a hammer attached to a strap around my neck and slipped into the pocket so that it could swing free when I was perched on a ladder. I had a pincushion on my left arm and an assortment of loose pins in the apron pocket. Using his wand, Matisse would point to the spot where the first motif should be pinned, and I’d execute his wishes immediately. The panel would gradually take shape, and thus started an intense period of joyful partnership with an artist of universal caliber. The Creole Dancer was left to one side for a while, then completed without me in June 1950. I went to Matisse’s workshop every day, including Sunday, because he needed me to work, and I willingly accepted. On one hand, the pay was good and, on the other, the work, the Master’s company and his environment fascinated me. I learned a great deal, more than I’d ever learned in high school, or from my parents, who were too busy feeding my brother and me to take an interest in art history or culture. Henri Matisse’s teaching was the result of a long life devoted to researching his own perfection, his hard daily grind free from complacency.


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peu à peu et c’est ainsi que débuta une période de collaboration intense et joyeuse avec cet artiste d’une envergure universelle. La La Danseuse créole fut abandonnée pour un temps puis reprise sans moi et terminée en juin 1950. J’allais chez Matisse tous les jours, y compris le dimanche, car il avait besoin de moi pour travailler, ce que j’avais accepté volontiers. J’étais plutôt bien payée d’une part et, d’autre part, passionnée par mon occupation, la compagnie du maître et son environnement. J’apprenais beaucoup, plus que je ne l’avais jamais fait au lycée ou chez mes parents, trop occupés à nous faire manger, mon frère et moi, plutôt que de nous intéresser à la culture ou à l’histoire de l’art. L’enseignement de Matisse était issu d’une vie déjà longue, vouée à la recherche de « sa » perfection. Un travail quotidien, assidu, sans complaisance d’aucune sorte. De temps en temps, cependant, il m’accordait un congé exceptionnel. Une fois, je lui avais demandé mon dimanche pour accompagner des amis de mon âge à un pique-nique au bord de la mer, à la pointe de Golfe-Juan, peu fréquentée en ces années lointaines. Je m’étais baignée, avais pris joyeusement le soleil puisque je ne posais plus. Seulement, le lendemain, à mon retour, le Patron se montra de très mauvaise humeur à la vue de mon nez et de mes pommettes rouges. Homme du XIXe siècle et du début du XXe siècle, il détestait cette mode des peaux bronzées. Il aimait les carnations claires, les nuances roses, les ombres bleues : « Ah ! Bravo ! Vous êtes jolie ! On dirait une fermière qui revient des champs. Allez préparer des feuilles gouachées dans l’atelier. Je ne veux plus vous voir aujourd’hui. » Je fus un peu marrie et disparus rapidement. Katia posa pour lui. Il peignit ses deux dernières toiles avec elle : Katia Katia robe jaune et La Femme à la gandoura bleue. En effet, les les yeux de Matisse étaient en mauvais état et ne lui permettaient plus de distinguer, comme autrefois, les moindres détails et nuances nécessaires à la peinture à l’huile telle qu’il la concevait. Aussi avait-il abandonné cette discipline et adopté la technique des « papiers découpés » à travers laquelle il jouait et jonglait avec de grandes surfaces de couleurs pures qu’il déplaçait avec mon aide. Certaines œuvres étaient jetées d’un seul coup sur le mur, d’autres prenaient forme lentement. Ainsi Zulma, maintenant au musée de Copenhague, fut attaquée un après-midi où Lydia était à Paris, occupée à un accrochage ou quelque autre tâche. Matisse et moi étions dans la chambre d’hiver, c’était en 1950. Le maître était jovial, détendu dans son fauteuil roulant. Il commença par découper le personnage bleu central, avec des seins faisant corps avec l’ensemble ; puis il fallut glisser derrière cette forme des feuilles vertes et jaunes. La grande flamme orangée qui la traverse, de bas en haut, vint après, de même que les traits au pinceau et à l’encre de Chine dessinant le pubis et les jambes. Nous en restâmes là le premier jour. Matisse dut étudier son travail pendant la nuit car, dès mon arrivée, le lendemain, il me fit planter la table et la potiche violette posée dessus, ensuite le parquet brun et orangé. En dernier lieu apparut le vase bleu et terre de Sienne avec son bouquet dessiné d’un trait de crayon gras. Nous avions terminé en deux jours. Lorsque Lydia revint, elle fut toute surprise de voir cette grande fille bleue sur le mur de la pièce. En guise de félicitations, elle elle et Matisse me demandèrent de la baptiser. J’étais une fervente de Giono à l’époque, et Zulma est un personnage du roman Que ma Que ma joie demeure. Ainsi fut fait.

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Occasionally however, he would allow me an exceptional break. Once I asked him to take Sunday off to accompany friends my age on a picnic to the seaside at the tip of the Golfe-Juan, a secluded spot in those days. As I wasn’t posing, I went bathing in the sea and was glad to take in the sun. The next day, however, when I returned, the sight of my nose and crimson cheeks put the Master in a terrible mood. As a man of the 19th to early 20th century, he loathed the fashion for tanned skin and liked only clear complexions, pink hues, and blue shadow: “Oh! Well done! Very pretty. You look like a farmer’s wife, fresh from the fields. Go prepare the gouached sheets in the workshop. I don’t want to see you today.” I was slightly distressed and swiftly disappeared. Katia posed for him. He produced his two final paintings with her: Katia in a Yellow Dress and Woman in a Blue Gandora. In fact, Matisse’s eyes were in a poor state and prevented him from distinguishing, as he had in the past, the slightest details and nuances necessary for his vision of oil painting. So he abandoned this discipline and adopted the paper cut-out technique that he used to play and juggle with large surfaces of pure color, which he would place with my assistance. Some works would be cast on the wall in one go, others took shape slowly. Thus Zulma, now in the Museum of Copenhagen, was started one afternoon when Lydia was in Paris, busy hanging his paintings or some other task. The year was 1950. Matisse and I were in the winter bedroom. The Master, in his wheelchair, was cheery and relaxed. He started by cutting the central blue figure, her breasts integral to her form; then he had me slide green and yellow sheets behind the figure. The undulating orange streak down the front came later, like the brush and ink strokes defining the pubis and the legs. At the end of the first day, we left it there. Matisse must have studied the work during the night, because, when I arrived the next morning, he made me add the table and the purple decoration on top, then the orange-brown parquet. Finally came the blue and sienna vase with its bouquet outlined in soft lead pencil. We had finished in two days. When Lydia returned, she was surprised to discover a tall blue woman in the room on the wall. By way of congratulating me, she and Matisse asked me to christen her. I was passionate about the local novelist Giono’s work at the time, and Zulma was a character in his novel, Que ma joie demeure. And so it was. We did the same for the model of the Christmas Eve stained glass created for a church in the United States, and commissioned by Pierre, Matisse’s eldest son, a New York gallery owner. The composition was completed in two or three afternoons and instantly dispatched to the United States. The model of the Mimosa carpet, also for the United States, required more work. The first project was sent back to Nice because it wasn’t suitable for small formats, only large carpet surfaces, as in the hall of the Hôtel Negresco on the promenade des Anglais in Nice. To work on the smaller carpets, Lydia had me rummaging around in the large wooden chest containing offcuts, the spare ends from original cuts and other rejected shapes dating back to the first model. I managed to update certain motifs that enabled us to create a new project, which was now accepted. Matisse’s unceasing dynamic meant that his progression was unremitting. He found it impossible to find the same creative drive from one month to the next; he had already set out on some new improvisation. That is why, for example, the palmettes of a large panel, such as The Mermaid and the Parakeet, a work that

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Il en alla de même pour la maquette du vitrail La Nuit de Noël destiné à une église des États-Unis et commandé par Pierre, le fils aîné de Matisse, propriétaire d’une galerie à New York. Le tout fut achevé en deux ou trois après-midi et expédié aussitôt aux ÉtatsUnis. La maquette du tapis Mimosa, également pour les États-Unis, demanda plus d’efforts. Le premier projet fut renvoyé à Nice car il il ne convenait pas aux petits formats mais seulement aux grandes surfaces de moquette dont un exemplaire orne le hall de l’hôtel Negresco, à Nice, sur la promenade des Anglais. En ce qui concernait les tapis de petites dimensions, je fus chargée par Lydia de fouiller dans la grande caisse en bois contenant les déchets, les découpes en creux des originaux et les divers éléments rejetés datant, entre autres, de la première maquette. Je finis par mettre au jour certains motifs qui nous permirent d’élaborer un nouveau projet, accepté cette fois. La progression de Matisse était ininterrompue, sa dynamique, constante. Il lui était impossible de retrouver un élan créateur similaire d’un mois sur l’autre ; il était déjà dans une nouvelle improvisation. C’est pourquoi, par exemple, les palmettes d’un grand panneau dont la conception a duré longtemps, comme La Sirène et la Perruche, sont très différentes à mesure que l’on va vers la droite. La conception de La Tristesse du roi, datant de 1952, dura longtemps également, avec des coupures, des rajouts et des reprises. La figure noire et ajourée qui danse fut la première à apparaître sur le mur. Les feuilles jaunes qui virevoltent et représentaient, aux yeux du créateur, les notes de musique vinrent en dernier, comme un point final. Le personnage vert fut postérieur à l’imposante masse noire parsemée de fleurs vertes dont la guitare semble orchestrer tout l’ensemble. Quand le panneau fut terminé, Lydia s’écria : « Le patron joue de la guitare, moi, je frappe sur un tambourin et Paule danse ! » La Négresse Nous étions tous les deux assis dans le grand atelier un aprèsmidi encore hivernal d’avril 1952. Il pleuvait sur Nice. Matisse était dans son fauteuil roulant, vêtu de sa robe de chambre jaune à rayures blanches longitudinales. J’étais debout à côté de lui, prête à lui passer une feuille gouachée ou ses ciseaux préférés. J’étais en tenue de travail, mon marteau autour du cou. Il choisit une feuille noire et découpa d’un trait ce qui allait être le ventre rond de la danseuse, puis son buste triangulaire qu’il me demanda d’épingler à quelque distance du ventre, ensuite les cuisses, puis les lianes noires et ondulées qui descendent le long des cuisses, et le pagne jaune. Il n’avait pas commencé le découpage par la tête, que j’aurais dû placer juste au-dessous du plafond. Il n’y avait donc pas de place sur le mur pour le personnage en entier. Voilà pourquoi le mollet droit traîna longtemps sur le parquet, de même que le pied de la même jambe. Vinrent ensuite les bras et les palmettes au bout des bras. Les ornements des épaules, de la tête et les éléments noirs en forme d’oiseaux vinrent en dernier. Cette Négresse était épinglée à même le mur et ce fut sans doute un travail considérable que de glisser ces divers éléments sur un fond de papier blanc sans les déplacer d’un millimètre. Ce n’est d’ailleurs pas moi qui fus chargée de ce travail délicat ; moi, j’avais le mérite suprême des acrobaties sur l’échelle et le travail avec Henri Matisse, dont je percevais intuitivement, du moins en partie, les rythmes et n’avais aucune peine à suivre les injonctions. La Négresse, qui est maintenant à la National Gallery of

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took such a long time to produce, are so different to each other as the gaze moves rightwards. The Sadness of the King, dating from 1952, also took a long time to produce, with cuts, additions, and adjustments. The black open-work dancing figure was the first to appear on the wall. The yellow pirouetting leaves, which to their creator represented musical notes, came last, providing the period of the piece. The green character came after the imposing black mass sprinkled with green flowers, placed so that the guitar appears to be orchestrating the whole piece. When the panel was completed, Lydia exclaimed: “The master is playing the guitar, I’m playing the tambourine and Paule is dancing!” The Negress We were both sitting in the large studio one wintry afternoon in April 1952. It was raining over Nice. Matisse was in his wheelchair, dressed in a yellow bathrobe with white stripes. I was standing beside him, ready to pass him a gouached sheet or his favorite scissors. I was in my work outfit, my hammer around my neck. He selected a black sheet, and in a single movement, he cut out what would become the dancer’s round belly, and her triangular bust, which he asked me to pin a small distance away from the belly. Then he cut out the thighs, the black undulating liana trailing between her thighs, and the yellow grass skirt. The head hadn’t been the starting point of the cut-out, and it should have been placed below the ceiling. There was no room on the wall for the whole figure, which is why the right foot and calf for a long time protruded onto the parquet floor. Then came the arms and palmettes at the end of the arms, and finally the black, bird-like forms and the shoulder and head ornamentation. The Negress was pinned directly onto the wall and the inch-perfect transfer of each element onto a white paper background probably took considerable work. This delicate task was not entrusted to me. I had the supreme privilege of ladder-bound acrobatics, and being involved in the work of Henri Matisse, whose rhythm I felt intuitively, in part, at least, and whose orders I had no trouble following. Now in the National Gallery of Art (Washington, DC), The Negress was created in a single movement, with the Master in a great state of jubilation. It was Doctor Borliachon’s visiting day. He found us there, in front of the completed work. Matisse was very pleased with himself. Doctor Borliachon was a well-known homeopathic practitioner in the Alpes-Maritimes département. The only treatments Matisse sought were homeopathy and acupuncture. A Vietnamese acupuncturist, Professor Man Donh, flew especially from Paris to treat him from time to time, and the effects were spectacular. In a matter of days, the Master would be transformed from a state of collapse into splendid health, eager to work, leave the house, and visit his friend, Tériade. Usually doctors are reputed for their devotion rather than their prudery. This was the case with Doctor B. who would visit his patient every week, more often in cases of emergency. Standing before this huge Negress, he laughed: “What’s that dribbling between her legs?” I was afraid things would take a bawdy turn, and exclaimed loudly: “It’s the liana of the grass skirt.” At this juncture, we returned to Henri Matisse’s bedroom where I left him for a private discussion with his doctor. I, meanwhile, returned to the workshop, where everything was spread out on the floor. The Negress was pinned to her support much later. The motifs around the main protagonist were similarly added much later: the colored rosaces and black bird forms. Maybe I inspired some of the


Matisse dans son atelier, Nice 1952 Photographie Archives Matisse

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Apollon, un état, Nice, 1953 Photographie d’Hélène Adant Tirage argentique Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis

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Art (Washington, DC), fut créée d’un seul jet, dans un état de grande jubilation de la part du Patron. C’était le jour de visite du docteur Borliachon. Il nous a trouvés là, devant l’œuvre terminée. Matisse était très content de lui. Le docteur Borliachon était un homéopathe bien connu dans les Alpes-Maritimes. En effet, Matisse ne se soignait qu’à l’homéopathie et à l’acupuncture. Un Vietnamien, le professeur Man Donh, acupuncteur, venait spécialement de Paris, par avion, le traiter de temps à autre, et les effets étaient spectaculaires. En quelques jours, le Patron passait de la prostration à une forme extraordinaire. II avait envie de travailler, de sortir, de rendre visite à son ami Tériade. D’ordinaire, les médecins sont réputés pour leur dévouement plutôt que pour leur pruderie. C’était le cas du docteur B. Il rendait chaque semaine visite à son patient, et plus souvent en cas d’urgence. Devant cette grande Négresse, il demanda en riant : « Qu’est-ce qui lui coule entre les jambes ? » De peur d’une sortie grivoise, je m’écriai bruyamment : « Ce sont les lianes de son pagne. » Sur ces entrefaites, nous regagnâmes la chambre de Henri Matisse où je le laissais en tête à tête avec son médecin. Quant à moi, je regagnai l’atelier, où tout était éparpillé. La Négresse fut épinglée beaucoup plus tard sur son support. De la même manière que furent ajoutés bien après les motifs qui entourent l’héroïne principale : rosaces colorées et oiseaux noirs. Peutêtre est-ce moi qui ai inspiré certaines figures dansantes de cette époque : La Tristesse du roi, La Perruche et la Sirène, et d’autres ; je prenais des leçons de danse et ce, depuis fort longtemps. La fin d’une aventure La série des « Femmes bleues » mit un point final à notre collaboration. Alors que les suivantes furent découpées d’un seul trait, la première d’entre elles demanda tellement de patience et d’attention de la part de Matisse mais aussi de la mienne que j’en étais épuisée, au bord du malaise. Il me fallait épingler des morceaux de papier de quelques millimètres carrés afin de donner plus de galbe à la cuisse ou quelque autre partie du corps, enlever telle ou telle portion du personnage pour en retirer une lamelle de couleur et la remettre en place avec des épingles qui glissaient de mes doigts fiévreux. Nous avions l’habitude de travailler dans un tel état de communion que le Patron ressentait ma fatigue, et cela l’irritait, le gênait. Il est vrai que j’allais souvent danser le soir après ma journée, je dormais peu. Le maître me dit, un après-midi, que je n’avais plus la tête à mon travail et qu’il fallait nous séparer. Quelques jours de vacances auraient suffi à me redonner du cœur à l’ouvrage mais nous avions travaillé ensemble depuis plus de trois ans et sans doute avait-il besoin de nouveaux visages, de nouvelles sources d’inspiration et d’énergie. Un grand artiste ne peut se permettre de stagner dans l’habitude. Je n’étais pas indispensable, seule Lydia l’était. Je quittais donc le Regina et suivis un fiancé à l’étranger.

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dancing figures of this period: in The Sadness of the King, and in The Mermaid and the Parakeet, among others. I had already been taking dance lessons for a long time. The End of an Adventure The “Blue Women” series brought an end to our partnership. Whereas subsequent forms were cut in a single movement, the first figure demanded such patience and attention on Matisse’s part, but also from me, that it exhausted me and I was on the brink of collapse. He made me pin tiny squares of paper to enhance the curvature of the thigh or some other part of the body, then remove parts of the figure to remove color strips, then set it back in place as my febrile fingers fumbled with the pins. We were used to working in such a state of communion that the Master sensed my fatigue and it annoyed and bothered him. It’s true that, after a day’s work, I’d often go dancing in the evening and I slept little. One afternoon, the Master told me I wasn’t focused on my work anymore and we had to go our separate ways. Several days holiday were all I’d have needed to put my heart back in the work, but we had worked together for over three years and he probably felt the need for new faces, new sources of inspiration and energy. A great artist cannot let his work stagnate through habit. I was not indispensable, only Lydia was. Hence I left the Régina and followed my fiancé abroad.

Vue des essais de céramique réalisés par Charles Cox, 1953 Photographie d’Hélène Adant Tirage argentique Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis

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Danseuse créole, 1950 L’exubérance d’une composition Creole Dancer, 1950 The exuberance of a composition Marie Thérèse Pulvenis de Séligny Henri Matisse La Nageuse sous l’aquarium Planche XII, Livre Jazz, Tériade Éditeur, Paris, 1947 42 x 64,5 cm Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis

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Lorsque à Paris, en 1946, le hasard de la création entraîne Henri Matisse à découper puis apposer la silhouette d’un oiseau sur le mur de son appartement du boulevard Montparnasse, de nouvelles perspectives de création se présentent à l’artiste. La vie du ciel et celle de la mer s’entremêlent pour constituer les deux panneaux en sérigraphie Océanie, le ciel et Océanie, la mer1. Ces compositions, riches de motifs monochromes, ouvrent un vaste champ à de nouvelles recherches. Par la suite, Matisse utilise d’une façon systématique cette technique consistant à découper des formes dans des feuilles de papier préalablement colorées à la gouache pour les disposer sur les murs de son appartement-atelier du Regina, qui domine la ville de Nice et sa baie des Anges. La liberté de déplacer les motifs les uns par rapport aux autres, de modifier les agencements, donne au peintre la possibilité d’expérimenter de multiples combinaisons en diversifiant les rapports entre les formes et les couleurs, de manière dynamique. Matisse réalise ainsi des compositions de grande dimension. Plusieurs photos montrent les vastes surfaces blanches des parois de son appartement envahies d’œuvres. Le déplacement d’éléments qui les constituent est visible d’un cliché à l’autre. C’est cette technique que Matisse utilise en 1950 pour réaliser Danseuse créole2, une nouvelle interprétation du thème de la danse qui parcourt l’œuvre de l’artiste. Selon Louis Aragon, Matisse s’est inspiré de la danseuse chorégraphe américaine Katherine Duham. Celle-ci fonde en 1933 une école de danse à Chicago, le Negro Dance Group. Puis, en 1935-1936, elle mène une étude3 sur les danses traditionnelles antillaises et haïtiennes. En 1939, un court métrage, Carnival of Rhythm, présente sa chorégraphie et ses danseurs. Lors de la création d’un spectacle, en 1940, elle rencontre Georges Balanchine, co-fondateur du New York City Ballet 4. Puis sa compagnie devient la première formation afro-américaine de danse contemporaine. Plusieurs tournées sont organisées à travers les États-Unis ainsi que dans de nombreux autres pays, ce qui lui permet de se faire connaître dans le monde entier. L’art chorégraphique, le dynamisme des mouvements du corps au cours d’une danse, d’une ronde, ont toujours retenu l’attention de Matisse. Le peintre s’attache autant à dessiner dans le détail et la précision la pose d’une danseuse classique en train de se regarder dans un miroir, qu’à pénétrer dans un monde mythique où les danseurs sont emportés dans une ronde. Ces compositions, inspirées de l’énergie surgissant de la chorégraphie, prennent des expressions diverses dans l’espace pictural. Lors de son séjour à Collioure en 19055, Matisse découvre la sardane, danse traditionnelle catalane. Il la représente dans Le Bonheur de vivre6, un espace théâtral qui rappelle l’Âge d’or où les poses harmonieuses alanguies des corps contrastent avec le dynamisme de la ronde placée au fond de la composition. « J’aime beaucoup la danse. La danse est une chose extraordinaire : vie et rythme. Il m’est facile de vivre avec la danse. »7 En 1909-1910, Matisse reprend la même composition de la ronde qu’il réinterprète pour la grande peinture La Danse, réalisée à la demande du collectionneur Sergueï Chtchoukine pour son hôtel particulier de Moscou. À cette occasion, il s’inspire des airs et des danses de cabaret dont l’atmosphère à l’époque connaît un grand engouement, notamment auprès de nombreux artistes : « Lorsqu’il m’a fallu composer une danse pour Moscou, j’ai simplement été au Moulin de la Galette le dimanche après-midi. Et j’ai regardé danser. J’ai regardé notamment la farandole […]. En rentrant chez moi, j’ai composé ma danse sur une surface de quatre mètres, en chantant le même

In Paris in 1946, the happenstance of creation led Henri Matisse to cut out and place the silhouette of a bird on the wall of his apartment, boulevard Montparnasse, and suddenly fresh creative avenues appeared up for the artist. The life of the sea and sky mingled to create the two silkscreen panels, Oceania, the Sky and Oceania, the Sea.1 These compositions, and their wealth of monochrome motifs, opened up a vast new field of research. The new technique consisted of cutting shapes from sheets of gouached paper and placing them on the walls of his studio-apartment at the Régina overlooking the city of Nice and the Bay of Angels, and Matisse used it systematically from the 1940s onwards. The freedom to move motifs in relation to each other and change the layout gave the painter the possibility to experiment with multiple combinations, diversifying the relationship between shapes and colors in a dynamic way, thus enabling Matisse to produce large-dimension compositions. A number of photos show the vast white surfaces of his apartment walls overrun by works. The movement of the constitutive elements in the pieces can be seen plainly from one picture to the next. It is this technique that Matisse used in 1950 to create Creole Dancer,2 a fresh interpretation of the theme of dance which runs through the artist’s work. According to Louis Aragon, Matisse drew inspiration from the American dancer and choreographer, Katherine Dunham. Dunham founded a dance school in Chicago in 1933, the Negro Dance Group. Then in 1935-36, she carried out research3 into traditional West Indian and Haitian dance. In 1939, the short film, Carnival of Rhythm, presented her choreography and her dancers. During the creation of a show in 1940, she met Georges Balanchine, co-founder of the New York City Ballet.4 Then her company became the first AfroAmerican contemporary dance formation. Several tours were organized across the United States and in many other countries, enabling her to take in the whole world. The art of choreography, the dynamics of the body’s movements during dances and rounds, had always attracted Matisse’s attention. The painter was eager to capture the detail and precision of a classical dancer looking at herself in a mirror, as well as to penetrate a mythical world where dancers are caught up in a round. The compositions, inspired by the energy generated by choreography, take on various expressions in the pictorial space. During his stay in Collioure in 1905,5 Matisse had discovered the sardana, a traditional Catalan dance. He represented it in The Joy of Life,6 a theatrical space reminiscent of the Age d’Or where the harmonious languid poses of the bodies contrast with the dynamism of the round in the background of the composition. “I am very fond of dance. Dance is something extraordinary: it is life and rhythm. It is easy for me to live with dance.”7 In 1909-10, Matisse resumed the same composition of the round that he reinterpreted for his great painting, The Dance, commissioned by the collector Sergei Shchukin for his residence in Moscow. On this occasion he drew inspiration from the dances and melodies of cabarets, so popular at the time, especially among artists: “When I had to compose a dance for Moscow, I simply went to the Moulin de la Galette on a Sunday afternoon and watched people dancing. I especially watched the farandole […]. When I got home, I composed my dance on a four meter surface, singing the same tune I’d heard at the Moulin de la Galette […].”8 The static quality of the pictorial and graphic representation does not contradict the transmission of the sense of movement, in all its diversity, so suited to dance. Matisse wanted to appeal to the mind of the viewer with his pictorial and graphic forms. “There are

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danseuse créole, 1950, l’exubérance d’une composition - creole dancer, 1950, the exuberance of a composition


Henri Matisse Danseuse créole, juin 1950 Gouache sur papiers Canson découpés, assemblés et collés sur papier Canson blanc, marouflé sur toile, 205 x 120 cm Inv. 63.1.4 Don d’Henri Matisse, 1953 Musée Matisse, Nice

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Vue de l’atelier, Nice, vers 1952 Photographie archives Matisse

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air que j’avais entendu au Moulin de la Galette […]. »8 La fixité de la représentation picturale et graphique n’est d’ailleurs pas en contradiction à la transmission du sentiment de mouvement, dans toute sa diversité, propre à la danse. Matisse veut entraîner sous la forme picturale et graphique l’esprit du spectateur. « Il y a deux façons de comprendre les choses. Vous pouvez concevoir une danse d’une façon statique. Cette danse est-elle seulement dans votre esprit ou dans votre corps ? La comprenez-vous en dansant avec vos membres ? Le statique ne fait pas obstacle au sentiment du mouvement. C’est un mouvement placé à un degré d’élévation qui n’entraîne pas les muscles des spectateurs, mais simplement leur esprit. »9 De même, Matisse aura l’occasion d’être associé de manière directe et concrète au monde de la chorégraphie et de la danse. En 1914, Igor Stravinsky compose un opéra en trois actes, Le Rossignol, d’après le conte d’Hans Christian Andersen Le Rossignol et l’Empereur de Chine. Serge Diaghilev, organisateur de spectacles et imprésario, fondateur des Ballets russes, souhaite que soit créé un spectacle chorégraphique sur ce thème et s’adresse au compositeur. En 1917, Stravinsky reprend son œuvre et en tire un poème symphonique en trois parties, Le Chant du rossignol10. L’empereur de Chine, charmé par le chant d’un rossignol, lui préfère néanmoins un rossignol mécanique qui lui est offert par l’empereur du Japon, mais dont le chant répétitif et sans âme finira par le plonger dans le désespoir. Alors qu’il est à l’agonie, la Mort apparaît sous la forme charnelle d’une danseuse. Du fond des bois, le rossignol revient pour chanter, séduire la Mort et sauver l’empereur. En été 1919, Matisse est sollicité par Diaghilev pour réaliser les décors et les costumes de ce ballet11. Le peintre trouve dans la mise en scène et les personnages l’occasion d’une expression nouvelle, multipliant recherches en dessins et en papiers colorés découpés pour les costumes des personnages : le rossignol, la Mort, l’empereur, le rossignol mécanique, le maestro japonais, les assistants, les six guerriers, les dames de la cour, les mandarins et les chambellans. Quelques années plus tard, en 1930, Matisse est à nouveau amené à travailler sur le thème de la danse lorsque, à la demande du docteur Alfred C. Barnes, collectionneur d’art, il accepte de réaliser pour la fondation Barnes (Merion, Pennsylvanie) une composition murale dans laquelle le mouvement chorégraphique des corps des danseurs s’adapte aux trois arcatures qui surmontent trois hautes fenêtres. Matisse reprend les poses qu’il avait déjà représentées dans la peinture La Danse de 1910, reprises elles-mêmes de la ronde du Bonheur de vivre. Les corps de certains danseurs se projettent pour disparaître dans un espace imaginaire, défini par les arcatures12. Entre 1927 et 1929, Matisse a de nouveau l’occasion d’être en relation avec les Ballets russes pour d’autres représentations du Chant du rossignol13. Il retrouvera encore l’univers de la danse avec la création des costumes et des décors pour L’Étrange Farandole14, plus tard renommée Le Rouge et le Noir. Les arcatures du décor rappellent celles de l’architecture dans laquelle se trouve placée La Danse de Merion. Deux danseurs constitueront le motif du rideau de scène. En parallèle avec le thème de la danse, l’œuvre de Matisse est aussi inspirée par cette sorte de mirage des pays lointains que le poète voyageur Antoine Nau15 nomme « un paradis d’attente », en se référant plus particulièrement à la Martinique. Le peintre fait la connaissance de Nau en 1903-1904 alors que le poète fait partie de l’entourage de Paul Signac. À Paris, Matisse, à partir de 1945, commence à dessiner des modèles d’origine martiniquaise ou malgache pour l’illustration en lithographie d’un ouvrage qu’il conçoit en hommage à son ami poète

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two ways to understand things. Dance can be drawn in a static way. Is this dance only in the mind, or in the body? Do we understand it with our limbs? Staticity offers no obstacle to the feeling of movement. It is movement elevated to a degree that does not involve the viewers’ muscles, but simply their minds.”9 Matisse also had the chance to be directly involved in the world of dance and choreography. In 1914, Igor Stravinsky composed a three-act opera, The Nightingale, based on an eponymous tale by Hans Christian Andersen. The impresario and producer, Serge Diaghilev, founder of the Ballets Russes, wanted a choreography based on the tale and turned to the composer. In 1917, Stravinsky reworked his piece and produced a symphonic poem in three movements, The Song of the Nightingale.10 The Emperor of China, charmed by the nightingale’s song, receives a mechanical nightingale from the Emperor of Japan. The toy’s soulless repetitive song ultimately plunges the Emperor into the depths of despair. In the throes of death, Death appears embodied by a dancer. From the heart of the woods, the nightingale returns to sing, seduces Death and saves the Emperor. In summer 1919, Matisse was asked by Diaghilev to create the ballet’s decors and costumes.11 The staging and characters gave the painter a chance to express himself in a new way, extending his research into drawings and paper cut-outs for the characters’ costumes: the nightingale, Death, the Emperor, the mechanical nightingale, Japanese bonze, assistants, six warriors, ladies of the court, mandarins, and chamberlains. Several years later in 1930, Matisse worked on the theme of dance again when, at the request of the art collector, Dr Alfred C. Barnes, he agreed to produce, for the Barnes Foundation (Merion, Pennsylvania), a mural composition in which the choreographic movement of the dancers’ bodies was adapted to encompass the three arches above three high windows. Matisse used the poses he had already represented in the painting, The Dance, from 1910, themselves taken from the round of the Joy of Life. The bodies of some dancers leap forth and disappear into an imaginary space, defined by the arches.12 Between 1927 and 1929, Matisse once more had the chance to work with the Ballets Russes for further performances of the Nightingale.13 He once more discovered the world of dance and created the costumes and decors for L’Étrange Farandole,14 later called Le Rouge et le Noir. The arches of the decor recalled those of the architectural environment of The Dance in Merion, with two dancers forming the motif of the stage curtain. In parallel with the theme of dance, Matisse’s work is also inspired from this sort of mirage of distant lands that the traveling poet Antoine Nau15 called “a paradise of expectation”, referring in particular to Martinique. The painter met Nau in 1903-04 while the poet was part of Paul Signac’s entourage. From 1945 in Paris, Matisse started drawing Martinican or Madagascan models for the lithograph illustration of a work he designed in homage to his poet friend, which he produced in the workshops of the printer-lithographer Fernand Mourlot. The subjects demonstrate the interest the painter had in various cultures whose exoticism inspired him and that he encountered during his stay in Tahiti in 1930. At the convergence of these two currents, Creole Dancer is characterized by the vivacity of line and movement,16 which stand out against a background of geometric shapes redolent of the studies produced for the Vence chapel stained-glass, especially Heavenly Jerusalem. The dancer projects herself diagonally across the composition.


et qui sera réalisé dans les ateliers de l’imprimeur-lithographe Fernand Mourlot. Ces sujets correspondent à l’intérêt porté par le peintre aux différentes cultures dont l’exotisme l’inspire et qu’il rencontre plus particulièrement lors de son séjour à Tahiti en 1930. À la convergence de ces deux courants, Danseuse créole se caractérise par la vivacité du traité et du mouvement16 qui se détachent sur un fond dont les formes géométriques ne sont pas sans rappeler les études réalisées pour la composition des vitraux de la chapelle de Vence, notamment La Jérusalem céleste. La danseuse s’élance dans la diagonale de la composition. Elle est parée d’un costume dont l’exubérance des courbes s’associe à la vision d’un oiseau imaginaire, apparaissant comme un être mi-oiseau, mi-plante. Le goût de Matisse pour les spectacles et la musique, notamment le jazz, se trouve ainsi illustré. Depuis de longues années, Matisse possède la maîtrise de la vivacité de son expression. Ainsi, la série des lithographies « Danseuses acrobates »17, dessinée vers 1931 et tirée en 1967, conclut l’ensemble de la représentation du mouvement de la danse par une simple ligne. De même, en 1952, Grand Acrobate traduit d’un trait de pinceau et d’encre de Chine la souplesse d’un corps cambré. Enfin, Danseuse créole, par son exubérance, entre en contraste avec le caractère hiératique de Zulma18, réalisée en 1949, et avec le désarticulé de La Négresse19 de 1952-1953 inspirée par la danseuse Joséphine Baker20. Elle exprime, tel un feu d’artifice, la joie de vivre.

She is dressed in a costume whose exuberant curves combine with the vision of an imaginary bird, appearing like a creature that is half-volatile, half-plant. Matisse thus illustrated his taste for shows and music, especially jazz. For many years, Matisse mastered the vivacity of his expression Thus the silkscreen print series, “Acrobatic dancers,”17 drawn circa 1931 and printed in 1967, concluded the collection of representation of dance movements with a simple line. Similarly in 1952, Acrobat translated, in a single brush and ink stroke, the suppleness of an arched body. Finally, Creole Dancer, through its exuberance, contrasts with the hieratic character of Zulma,18 created in 1949, and with the disarticulation of The Negress19 from 1952-53, inspired by the dancer Josephine Baker.20 Like a firework, it displays the joy of life.

1- Sérigraphies au pochoir sur toile de lin, réalisées en 19461947, 175 x 370 cm env. chacune, coll. musée Matisse, Nice (d’après les papiers gouachés découpés originaux de 1946, coll. musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis). 2- Papiers gouachés découpés, 205 x 120 cm, coll. musée Matisse, Nice. 3- Les Danses d’Haïti. 4- Georges Balanchine travailla avec Igor Stravinsky (voir, plus loin, Le Chant du rossignol). 5- Matisse séjourne à Collioure de 1905 à 1915. 6- Le Bonheur de vivre, 1905, coll. The Barnes Foundation, Merion, Pennsylvanie. 7- Georges Charbonnier, « Entretien avec Henri Matisse », Le Monologue du peintre, tome II, Julliard, 1960, cité in Henri Matisse. Écrits et propos sur l’art, texte, notes et index établis par Dominique Fourcade, Hermann Éditeurs, collection Savoir, Paris, 1972, p. 62-63, note 35 (pour la suite des notes, la référence à ce livre sera abrégée ainsi EPA). 8- Charbonnier, 1960, op. cit. (EPA, p. 63, note 35). 9- Charbonnier, 1960, op. cit. (EPA, p. 63, note 35). 10- La version concert est créée à Genève le 6 décembre 1919. 11- La première du ballet, sur une chorégraphie de Léonide Massine, sera donnée à l’Opéra de Paris le 2 février 1920. Une nouvelle version chorégraphique de Georges Balanchine sera présentée le 17 juin 1925 au Théâtre de la Gaîté-Lyrique, à Paris.

1- Stenciled silkscreen prints on linen, created in 1946-47, each 175 x 370 cm approx., coll. Musée Matisse, Nice (based on original gouache cut-outs from 1946, coll. Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis). 2- Gouache cut-outs, 205 x 120 cm, coll. Musée Matisse, Nice. 3- “The Dances of Haiti”. 4- Georges Balanchine worked with Igor Sravinsky (see later, The Nightingale). 5- Matisse stayed in Collioure from 1905 to 1915. 6- The Joy of Life, 1905, coll. The Barnes Foundation, Merion, Pennsylvania. 7- Georges Charbonnier, “Entretien avec Henri Matisse”, Le Monologue du peintre, vol. II, Julliard, 1960, cited in Henri Matisse. Écrits et propos sur l’art, texte, notes and index by Dominique Fourcade, Hermann Editeurs, collection Savoir, Paris, 1972, pp. 62-63, note 35 (in subsequent footnotes, this book reference will be shortened to EPA). 8- Charbonnier, 1960, op. cit. (EPA, p. 63, note 35). 9- Charbonnier, 1960, op. cit. (EPA, p. 63, note 35). 10- The concert version was performed in Geneva, 6 December 1919. 11- The première of the ballet, choreographed by Léonide Massine, was performed at the Opéra de Paris, February 2, 1920. A new version choreographed by Georges Balanchine was performed June 17, 1925 at the Théâtre de la GaîtéLyrique, in Paris.

12- Matisse travaille à ce projet à Nice, à partir de 1931, dans un atelier que le peintre loue 8, rue Désiré-Niel. 13- Nouvelle représentation du ballet au Prince’s Theatre à Londres, le 18 juillet 1927, puis au Théâtre national de l’Opéra, à Paris, le 20 décembre 1928. Reprise au Théâtre de Monte-Carlo le 20 avril 1929. 14- Ce ballet est présenté à Monte-Carlo le 11 mai 1939, puis à Paris en juin ; il sera rebaptisé Rouge et Noir pour sa présentation à New York en 1940. 15- Prix Goncourt en 1903 pour son roman Force ennemie. 16- Avant d’envoyer ce panneau à l’atelier de marouflage (Lefebvre-Foinet), par précaution et pour qu’en aucun cas l’emplacement de chaque morceau de papier ne soit faussé, Matisse exigea que l’on passe une roulette de tailleur autour des formes découpées. 17- En 1948, Matisse confie à Colette une suite de ces planches afin qu’elle s’en inspire pour un texte (voir Marguerite Duthuit-Matisse, Claude Duthuit, Henri Matisse. Catalogue raisonné de l’œuvre gravé, t. II, Paris, 1983, p. 118-129). 18- Coll. Statens Museum for Kunst, Copenhague. 19- Coll. National Gallery of Art, Washington, D. C. 20- Jack Cowart, Jack D. Flam, Dominique Fourcade, John Hallmark Neff, Henri Matisse – Paper Cut-Outs, The St. Louis Art Museum and The Detroit Institute of Art, 1977, p. 248.

12- Matisse worked on this project in Nice, from 1931, in a studio the painter rented at 8 rue Désiré-Niel. 13- The ballet was also performed at the Prince’s Theatre in London, July 18, 1927, then at the Théâtre national de l’Opéra, in Paris, December 20, 1928, and the Théâtre de Monte-Carlo, April 20, 1929. 14- The ballet was performed at Monte-Carlo, May 11, 1939, then at Paris in June; it was renamed Le Rouge et le Noir for the New York performance in 1940. 15- The Prix Goncourt 1903 award winner for his novel, Force ennemie. 16- Before sending this panel to the marouflage workshop (Lefebvre-Foinet), through precaution and to make sure that the precise position of each piece of paper remained unchanged, Matisse demanded that tailor’s chalk be applied around each cut-out form. 17- In 1948, Matisse entrusted Colette with a follow-up to these prints, so that she could draw inspiration from them (see Marguerite Duthuit-Matisse, Claude Duthuit, Henri Matisse. Catalogue raisonné de l’œuvre gravé, vol. II, Paris, 1983, pp. 118-129). 18- Coll. Statens Museum for Kunst, Copenhagen. 19- Coll. National Gallery of Art, Washington, D. C. 20- Jack Cowart, Jack D. Flam, Dominique Fourcade, John Hallmark Neff, Henri Matisse – Paper Cut-Outs, The St Louis Art Museum and The Detroit Institute of Art, 1977, p. 248.

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marie thérèse pulvenis de séligny

danseuse créole, 1950, l’exubérance d’une composition - creole dancer, 1950, the exuberance of a composition


Henri Matisse Algues, 1947 Papier gouaché, découpé et collé sur papier, 24,7 x 14,6 cm Collection The Pierre and Tana Matisse Foundation



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