LES PIONNIÈRES DANS LES ATELIERS DE FEMMES ARTISTES DU XXE SIÈCLE (extrait)

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groupe, de rester à part. Des contradictions que l’on retrouve dans son travail, basé sur des dissonances... Cette force de caractère éclate à Berlin en 1963 où elle vit grâce à une coquette bourse de la Fondation Ford et où elle s’initie à la musique contemporaine atonale d’Elliott Carter et de Jannis Xenakis, tous deux boursiers avec elle cette année-là. Tout bascule dans sa vie. Mécontente de ce qu’elle faisait jusqu’alors, elle décide d’abandonner cette gestualité qu’elle partageait avec les peintres américains de sa génération, pour se vouer corps et âme à la rigueur d’une abstraction ordonnée selon sa propre invention. Elle recherche non sans une certaine rigidité au début, à maîtriser l’hétérogène, en agençant sur une même surface plane des formes colorées comme les éléments d’un puzzle. Dès lors elle expérimente toutes les possibilités pour installer de facto une sorte de jeu pervers dont elle seule connaît les règles. Elle fait naître un tohu-bohu géométrique bien serré dans les limites de son tableau uniquement grâce à d’infinies combinaisons entre formes et couleurs. Un work in progress bien clos à l’intérieur du cadre du tableau où la couleur se déchaîne en sarabandes. Une aventure, une « expérience abstraite » perçue comme une évidence. Le tableau se présente frontal tel un rideau de scène d’un seul tenant dont le vocabulaire de formes non figuratives s’offre aux interrogations du regardeur en une seule vision, calme et syncopée à la fois, sans bavures ni ratures, sans arrière-plans ni arrière-pensées. On ne doit pas avoir le loisir d’imaginer quoi que ce soit, tout est montré d’un seul coup, tout-en-un, d’une seule pièce, d’un seul remplissage bien organisé, sans que l’on ne puisse se raccrocher à la moindre coulure ou tache comme on a l’habitude de le faire dans une abstraction plus lyrique. Un monde péremptoire, presque autoritaire, sans rébus énigmatiques ni sentiments, où les emboîtements, même apparemment fous, ne servent qu’à mieux apaiser l’éventuelle petite montée de fièvre. Le calme parfait après une grosse tempête. Le carambolage, car il y a bien carambolage, est absolument sous contrôle. Le tableau est tellement indéchiffrable que le mystère naît, non pas de ce qu’il pourrait oblitérer, mais du silence impénétrable qu’il met en avant comme un masque. Peinture-énigme, canevas irréductible et à chaque nouveau tableau, immuable. Une sorte de précurseur du pattern. Une « image » plate, fixe, cohérente, comme atomisée à partir d’éléments désagrégés et hétérogènes qui, une fois juxtaposés ou emboîtés, surgissent comme apparaissant aléatoires. Un piège. Un dispositif pour attirer, retenir, et contenir presque avec violence, comme on enferme dans une boîte, ce qu’elle appelle elle-même le « chaos ». Elle a à maintes reprises dit avoir été abstraite d’emblée, sans jamais avoir songé à quoi que ce soit de figuratif. Qu’a-t-elle donc voulu fuir ou apaiser pour souhaiter à ce point peindre obsessionnellement, à la manière d’un architecte-constructeur, d’un horloger-mathématicien, d’un tapissier-coloriste, un espace aussi riche abstraitement ? Elle a souvent répété que la peinture devait se tenir droite devant le regardeur, tel un mur. Prenons donc l’exemple du mur : soit il est régulier, composé de pierres toutes égales, uniformes ; soit il a été monté avec des pierres toutes dissemblables, biscornues, de couleurs et de matériaux divers, et pourtant il se tient devant vous, parfait, magnifique, aussi solide et hiératique que l’autre, véritable chef-d’œuvre d’ingéniosité. Des deux manières opposées de construire un mur, Shirley Jaffe a choisi la seconde solution, la plus difficile, tortueuse, imaginative pour que l’ouvrage ne s’effondre pas. Serait-ce cette frontalité, à la fois immobile et mouvante, obstruant grâce à des éléments disparates habilement figés comme on « fixe » les miroitements d’un papillon, qui fait l’originalité de sa peinture ? Son tour de force est d’exprimer l’équilibre à partir de dislocations et de discordances. La vitalité joyeuse que dégage toute son œuvre naît de ce défi et sa force surgit d’expérimentations incessantes et toujours renouvelées pour faire vibrer, grâce à de savantes imbrications géométriques très colorées, un canevas rigide. ÉLISABETH VÉDRENNE Les photographies ont été réalisées entre 2006 et 2011.

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