LE DESSIN FRANÇAIS AU XVIIIe SIÈCLE (extrait)

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ce célébrissime dessin est passé dans la collection de Camille Groult et a été acquis par le Louvre en 1978 [59] . Il ne semble pas comporter de rehauts de blanc ; en revanche, pierre noire et sanguine ont été employées concurremment mais avec deux sortes de modulations pour chacun des deux médiums, une pointe finement taillée s’opposant à de gras accents très judicieusement disposés. L’homme représenté est censé être, selon une inscription au dos du dessin, qui est à l’évidence plus tardive puisqu’elle fait allusion à la gravure du dessin (par Boucher) dans les Figures de différents caractères, le chef de l’ambassade lui-même, Mohamed Riza Bey, intendant de la province d’Eriwan. Mais, sur des gravures de l’époque, on notera qu’il était barbu. De là une ambiguïté, à laquelle on attache peut-être trop d’importance ; on connaît huit autres représentations dessinées de Persans, et, ce qui frappe, c’est que bien peu d’entre eux montrent des visages aux traits véritablement « orientaux », non plus d’ailleurs que le dessin du Louvre. En les examinant, on est donc amené un instant à se demander si certains d’entre eux ne seraient pas des modèles européens vêtus à l’orientale, car il est connu que Watteau aimait à déguiser ses amis pour les faire poser dans des costumes plus ou moins exotiques ; mais, comme nous l’écrivions dans le corpus de 1996, un tel questionnement conduirait à ébranler une des rares certitudes qui nous permette d’ébaucher l’évolution stylistique de Watteau, car « mettre en doute la date de 1715 pour ces dessins serait faire s’effondrer l’édifice si délicatement construit » de cette même chronologie. Il faut donc admettre comme déraisonnable d’envisager une telle hypothèse, ce qui nous ramène à notre premier Persan : Watteau joue ici magnifiquement du contraste et de l’alliance entre les deux craies, ayant sans doute eu recours en premier lieu à la seule sanguine, puis l’enrichissant de pierre noire, reprenant ensuite son dessin à la sanguine, entre autres pour la main gauche du personnage, d’une extraordinaire présence dans l’écrasement de la craie rouge. Ce qui étonne également, c’est l’expression du modèle, à la fois quelque peu inquiète et légèrement résignée, songeuse en tout cas, posant longuement, probablement assis sur ce qu’un autre grand dessinateur de portrait, Jean-Auguste-Dominique Ingres, qualifierait cent ans plus tard de « chaise de patience ». On mesure les qualités intrinsèques du dessin en le comparant à une autre version qui n’est plus aujourd’hui considérée comme autographe ; ses anciens propriétaires, Philippe de Chennevières puis Forsyth Wickes, qui la légua en 1965 au Museum of Fine Arts de Boston, étaient pourtant tous deux persuadés de détenir là l’original ; mais l’expression du visage y apparaît bien moins intériorisée, plus sauvage et pittoresque tout à la fois. Récemment, nous avons émis l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une copie par François Boucher d’après l’original aujourd’hui au Louvre 19, copie inversée que Boucher aurait ensuite gravée dans les Figures de différents caractères, puisqu’il fut responsable entre autres de cette estampe. Mais ce n’est là qu’une proposition dont nous mesurons pleinement la minceur extrême. Voici que fait maintenant son entrée un second membre supposé de l’ambassade, un « Persan » vu à mi-corps et tourné vers la gauche, tout aussi corpulent mais au visage plus typé [60] . Le dessin est conservé depuis près de deux siècles au Teylers Museum à Haarlem, où il fut identifié en 1923 par Frits Lugt dans un carton d’anonymes italiens. Il a été exécuté aux deux crayons sur deux feuilles raboutées antérieurement, mais d’une manière moins détaillée que le précédent, en même temps que plus autoritaire, la pesanteur des accents correspondant d’ailleurs à l’impression de puissance que génère le modèle. Watteau a ensuite consacré pas moins de trois études à un troisième membre supposé de l’ambassade, un homme à la fine moustache coiffé d’un bonnet à quatre pointes. Le personnage a posé assis dans une feuille du Victoria and Albert Museum, à Londres, puis debout, de trois quarts à droite, et très probablement est-ce encore le même homme vu de dos, dans deux feuilles, l’une de la collection Thaw promise au Morgan Library and Museum, l’autre déposée par Jeffrey E. Horvitz au Fogg Art Museum à Cambridge. Un dessin récemment remis en circulation dans le marché de l’art par l’Achenbach Foundation for Graphic Arts de San Francisco, et qui porte les marques de Flury-Hérard et de Philippe de Chennevières, représente peut-être, en son motif principal, le même personnage que celui qui passe pour évoquer l’ambassadeur Riza Bey ; le turban, par exemple, semble bien identique ; à ses côtés, le visage seul dessiné et éclairé par en dessous, apparaît un petit homme au nez crochu coiffé d’un large bonnet, et qui ne semble non plus guère « persan ». On le rencontre à nouveau sur la feuille de la Fondation Custodia que Frits Lugt acquit avant 1926, soit peut-être à l’époque où il identifiait celle du Teylers Museum. Enfin, deux derniers « Persans » semblent de condition plus modeste, puisqu’il s’agit de serviteurs portant des plats. Le premier, en marche vers la droite, est énergiquement campé dans son mouvement [61] ; le dessin a été acquis directement à la vente James de 1891 par le British Museum. Le second, de nouveau au Teylers Museum, nous montre un personnage très proche, également enturbanné, mais vêtu d’une veste différente, et comme arrêté dans son action. La feuille provient de Caylus, et présente au dos l’attestation de celui-ci déjà citée supra. Elle passa ensuite dans la vente Mariette. On notera que six sur neuf de ces figures de « Persans » ont été gravées dans les Figures de différents caractères, la plupart par

59. Antoine Watteau Persan assis, vu à mi-corps, de trois quarts à droite, vers 1715 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 36735 60. Antoine Watteau Persan assis, vu à mi-corps, de profil à gauche, vers 1715 Haarlem, Teylers Museum, M 21a 61. Antoine Watteau Serviteur « persan » portant un plat, 1715 Londres, British Museum, 1891,0713.14

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L'instant Watteau

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