Le comte de Caylus et Edme Bouchardon - Marc Fumaroli (extrait)

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Cet essai de Marc Fumaroli, de l’Académie française, paraît à l’occasion de l’exposition « Edme Bouchardon 1698-1762. Une idée du beau » présentée à Paris, au musée du Louvre, du 14 septembre au 5 décembre 2016.

© Musée du Louvre, Paris, 2016 www.louvre.fr © Somogy éditions d’art, Paris, 2016 www.somogy.fr ISBN Somogy éditions d’art 978-2-7572-1069-7 ISBN musée du Louvre 978-2-35031--559-1 Dépôt légal : septembre 2016 Imprimé en République tchèque (Union européenne)

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Le comte de Caylus et Edme Bouchardon Deux réformateurs du goût sous Louis XV

Marc Fumaroli de l’Académie française



Musée du Louvre

Édition

Jean-Luc Martinez Président-directeur

Musée du Louvre Violaine Bouvet-Lanselle Chef du service des Éditions

Karim Mouttalib Administrateur général Valérie Forey-Jauregui Administratrice générale adjointe Vincent Pomarède Directeur de la Médiation et de la Programmation culturelle Laurence Castany Sous-directrice de l’Édition et de la Production

Somogy éditions d’art Nicolas Neumann Directeur éditorial Stéphanie Méséguer Responsable éditoriale Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Fabrication Anne Chapoutot Contribution éditoriale



Remerciements à Guilhem Scherf, Anne-Lise Desmas et Édouard Kopp, grandes autorités sur l’art de Bouchardon, à Pierre Rosenberg et Christian Michel, grands « dix-huitiémistes » de l’histoire de l’art français, à Nicolas Cronk et Dominique Quéro, qui ont beaucoup contribué au revival Caylus que j’appelais de mes vœux dans mon cours du Collège de France de 1995, et aussi à Jacqueline Lichtenstein, philosophe éveilleuse d’idées justes, et enfin, last but not least, à Violaine BouvetLanselle, l’excellente chef du service des Éditions du musée du Louvre, à Anne Chapoutot, non moins excellente correctrice que mon ami Pierre Burger et aux bienveillants Nicolas Neumann, Stéphanie Méséguer et Marc-Alexis Baranes, de Somogy. Marc Fumaroli



Il y a plusieurs années qu’ il sembloit que notre siecle étoit celui des Rocailles ; aujourd’ hui sans trop savoir pourquoi, il en est autrement. Alors le goût Grec & Romain nous paroissoit froid, monotone : à présent, nous affectons la charge de la plupart des savantes productions de ces Peuples ; &, sans trop y réfléchir, nous prétendons que les autres Nations s’assujettissent à faire usage de notre manière de décorer, soit que nous imitions, dans nos appartements, la bizarrerie des ornements de Pékin, soit que nous ramenions, dans l’ordonnance extérieure de nos édifices, le goût pesant des premières inventions de Memphis. Longtemps le genre des Cuvilliers & des La Joue a été préféré aux productions des Mansart, des Perrault ; les tableaux des Vateau, ont été substitués aux chefs-d’œuvre des le Brun. Il ne nous reste plus qu’ à introduire le goût gothique dans notre Architecture, & peut-être n’en sommes-nous pas éloignés ; tous les Propriétaires en effet prétendent être Architectes, au point que celui qui a la passion de bâtir, aimeroit mieux y renoncer que de s’assujettir à suivre les conseils d’un homme éclairé qui le contraindroit dans ses gouts et l’empêcheroit de s’annoncer pour ce qu’ il croit être. Jacques François Blondel, Cours d’architecture, Paris, Desaint, 1771-1777, III, p. liv-lix

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Caylus et la conjoncture Watteau 1712-1733

C’est en juillet 1712 que fut agréé, au Louvre, par l’Académie royale, dans le sillage des deux querelles fondamentales, celle du Dessin et de la Couleur et celle des Anciens et des Modernes, le peintre et dessinateur valenciennois, bohème et autodidacte, Antoine Watteau. Dispensé du Grand Prix de Rome et du séjour italien que ce prix valait à ses lauréats, il bénéficiait au moins d’une insolite légitimation officielle de son art singulier, qui allumait dans le ciel parisien un ravissant feu d’artifice « coloriste ». L’éclatant Pèlerinage à Cythère, son morceau de réception de 1717, acheva de rallier les connaisseurs parisiens aux petits formats et autres « fêtes galantes », qu’il amplifia, dans le Pèlerinage, aux dimensions des toiles d’histoire biblique ou gréco-romaine et à celle cosmique du culte de la Vénus de Lucrèce. Une telle toile révélait silencieusement qu’une conversion masquée à la philosophie d’Épicure (et de Locke) s’était répandue en Europe. Un prélat d’esprit aussi pénétrant et prudent que le cardinal Melchior de Polignac, grand 11


collectionneur de tableaux et d’antiques, ambassadeur de France dans la capitale des arts catholiques (17241732), flaira ce glissement souterrain, et il y répondit dans un long poème en excellent latin classique : l’Anti Lucrèce. Il évita de le publier, de peur de polémiques susceptibles de ruiner dangereusement le statu quo entre trône et autel, déjà fragilisé par le rigorisme janséniste et l’athéisme philosophique. La vie douce que le prélat menait à Rome puis à Paris n’était pas à troubler. Il revint à Paris en même temps que le sculpteur Bouchardon, son portraitiste. Il rapportait une superbe collection d’antiques déterrés à Rome par ses propres fouilles, cas unique à Paris. L’agrément, puis la réception académique de Watteau se situaient dans le sillage du succès du théoricien « coloriste » Roger de Piles, entré à l’Académie sur le tard, en 1699, et mort maître du terrain en 1709. Le « colorisme » poétique de Watteau répondait à l’attente du public d’amateurs, de connaisseurs, de collectionneurs de peinture, émerveillés par une inédite « peinture d’histoire » conjuguant les saveurs des kermesses plébéiennes et les jardins d’amour aristocratiques de Rubens avec les élégances des loisirs parisiens, délaissés par la gravure depuis Abraham Bosse et Stefano della Bella. Cette alchimie picturale reléguait au second plan l’architecture et la sculpture, inversion de la hiérarchie classique entre sens charnels et vision idéale, entre substance et ornement, entre extérieur durable et temps intérieur changeant selon la mode et l’inexorable écoulement des saisons. 12


Moins prestigieuse sans doute que les vastes plafonds incurvés de la chapelle royale de Versailles et ceux des Invalides peints par des académiciens « coloristes », la peinture intime de petit et moyen format inventée par Watteau, en contrepoint des canonnades et des désastres militaires de la guerre de Succession d’Espagne, invitait à rêver de fêtes musiciennes et à tourner le dos à la majestueuse peinture d’histoire en vue de laquelle l’Académie royale avait été réformée en 1664 par les sévères « poussinistes », Colbert et Le Brun. Le peintre d’histoire Charles de La Fosse, chef de file des « coloristes » de l’Académie royale dont il était devenu directeur en 1699, soutenu par ses amis, Roger de Piles, Antoine Coypel et Nicolas de Largillière, avait favorisé la dispense sans précédent accordée à un petit Flamand « coloriste », étranger à l’éducation académique parisienne de dessin et d’histoire. Certes, Rome restait et resterait l’école centrale de l’éducation dispensée aux jeunes artistes par l’Académie royale parisienne : classe préparatoire au séjour et aux études romaines, cette éducation était aussi, au retour à Paris des pensionnaires, le cadre quasi administratif pour de grandes carrières au service de l’État royal. Le geste provocateur risqué par les académiciens « coloristes » en faveur de Watteau décidait de ne plus tout donner à l’Antique et à Rome, et de faire droit à l’éclectisme dans l’école royale française. Sans l’avoir recherché, le peintre et dessinateur Watteau, venu de nulle part et dispensé du cursus honorum conçu par Colbert et Charles Le Brun, 13



Caylus et la conjoncture Bouchardon 1733-1762

Edme Bouchardon était né à Chaumont-en-Bassigny, en Champagne, dans une famille de sculpteurs, architectes et dessinateurs jouissant dans toute la région d’une sorte d’exclusivité dans les commandes d’Église et de municipalités. Le père d’Edme, qui pourvut à la première formation de son fils aux arts du dessin, avait atteint une réputation assez grande pour dépasser le plan local et risquer de se porter, mais sans succès, candidat à des appels d’offres parisiens. Il eut assez de ressources et d’appuis pour pouvoir envoyer son fils aîné à Paris faire ses classes dans l’atelier du sculpteur académicien Guillaume II Coustou, l’auteur du superbe groupe des chevaux de Marly, exemple parfait du grand goût versaillais (1743-1747). Bouchardon, son ancien élève resté neuf ans à Rome, inspira ce chef-d’œuvre à son maître. Il était en effet l’auteur en 1737, à son retour de Rome, d’une paire d’Athlètes domptant des animaux sauvages pour le parc de Grosbois (propriété du ministre 59


Chauvelin), que Caylus grava et que Mariette commercialisa avec un grand succès. Dans l’atelier de Coustou au Louvre, où régnait comme dans celui de son père à Chaumont une atmosphère familiale entre « patron » et élèves, Edme fut assez rapidement en mesure de se présenter au concours de Rome, et d’obtenir le prix avec un collègue de sa génération, Lambert Sigisbert Adam, un rival berniniste. Rappelé à Paris en 1732, il arriva avec des lettres de recommandation, dont l’une du cardinal de Polignac, ambassadeur auprès du Saint-Siège, destinée à Caylus. Telle était déjà la réputation du comte comme mécène des jeunes artistes que c’est à lui que Bouchardon alla rendre visite d’abord. On doit croire que cette réputation bien connue à Rome s’était répandue à Paris, car de cette rencontre ils sortirent tous deux liés pour la vie. Caylus ne tarda pas à présenter son nouvel ami et protégé à Pierre Jean Mariette, qui à son tour prit Bouchardon sous son aile, répliquant avec une autorité vigoureuse, surprenante chez ce doux, aux adversaires du sculpteur. Ce fut le cas lors de la présentation au roi, dans le salon d’Hercule à Versailles, de L’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule (commande royale et nouvelle allégorie à la gloire du cardinal Hercule de Fleury et de sa politique pacifiste, déployée au plafond par François Lemoyne dans Les Noces d’Hercule et d’Hébé). La statue de Bouchardon fut détestée par les courtisans (et par Voltaire), qui reprochèrent à l’Amour adolescent de Bouchardon d’avoir une allure plébéienne et le réalisme physique d’un petit bûcheron 60


au travail. L’inverse donc des travailleurs des Cris de Paris (1737-1740), qui cachent sous les vêtements épais et la gestuelle rurale de leur métier des corps de statues antiques. Caylus et Bouchardon eux-mêmes faisaient tache dans le grand monde, où leurs traits et leur carrure massifs, leur vêture sans recherche, surprenaient parmi les honnestes gens, qui obéissaient au canon à la mode, taille fine et perruques poudrées. Cette humilité du costume les rapprochait d’instinct, leur faisant sentir le même mépris pour les déguisements du luxe vestimentaire, pour les manières exagérées et féminines des attitudes jouées en société et pour la miniaturisation générale souhaitée par le goût « rocaille ». En revanche, Caylus, le grand seigneur en tenue de Diogène, pouvait parcourir la capitale en piéton de Paris pris pour un autre, et dont nous savons par ailleurs qu’il avait eu le temps d’apprendre sur le vif le dialecte du bas peuple. Le grand sculpteur, pas plus fait pour les mondanités de ville que pour les intrigues et les flatteries de cour, n’entra en compagnie élégante que sur les instances de Caylus, initiateur en 1748 des lundis de Mme Geoffrin, sa fidèle amie, se mettant au service de la « communication » des artistes, en général plus à l’aise dans leurs ateliers que dans les salons. À la nostalgie évidente d’un certain plébéianisme provocateur chez Caylus, répondait chez Bouchardon un naturel authentiquement plébéien s’assumant pleinement et refusant la stylisation, la pose élégante, la beauté parisienne dont les personnages de Watteau étaient parés. Pour le peintre de 61



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