LARTIGUE, l'élégance photographique (extrait)

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© Somogy éditions d’art, Paris, 2016 Photographie J H Lartigue © Ministère de la Culture - France / AAJHL

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Coordination et suivi éditorial : Caroline Puleo Conception graphique : Nelly Riedel Contribution éditoriale : Nicole Mison Fabrication : Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros ISBN Somogy éditions d’art : 978-2-7572-1132-8 Dépôt légal : septembre 2016 Imprimé en Italie (Union européenne)

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LARTIGUE l’élégance photographique Marianne Le Galliard

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L’élégance photographique 1910–1914

« Vous traversez une place, une rue, un pont, vous voyez une robe soyeuse, ondoyante, qui tombe avec grâce sur une jambe dont votre œil devine la légèreté et le contour ; une taille souple ploie sous la dentelle et le satin… Vos yeux éprouvent une sorte d’éblouissement ; il vous monte aux narines de délicates senteurs. Vous vous arrêtez et prêtant l’oreille au froufrou de la soie, au doux craquement de la bottine sur l’asphalte, vous vous dites : “Voilà une élégante !” » En 1910, Jacques Henri Lartigue, jeune photographe de seize ans, commence à collectionner ses clichés d’élégantes pris au Bois de Boulogne, ses toutes premières « photographies de mode chics », tel qu’il les définit dans ses journaux et carnets de l’époque. Le Bois de Boulogne est alors le lieu de promenade des jeunes actrices, des demi-mondaines en manque de sensationnel, des célébrités du Tout-Paris, des « cocottes » ou autres femmes à la mode. On y retrouve la « fine fleur » de la bourgeoisie parisienne, régie par le paraître et le faire valoir. Pour Marcel Proust, le Bois est comme un grand jardin de femmes avec ses « petits mondes divers et clos1 ». À la même époque, Lartigue assemble toutes ses images, des aéroplanes en plein vol, des courses automobile, des feux d’artifice, au sein d’albums photographiques. De ceux-ci, réalisés en ce début du XXe siècle, il ne reste quasiment plus rien. Démontés dans les années soixante-dix, ils ont été entièrement reconstitués par lui à partir de ses tirages anciens et d’autres, plus récents. Malgré cela, leur visionnage continue d’exercer un véritable « éblouissement » tant le spectacle visuel ainsi offert s’anime à mesure que l’on tourne les pages. Seul importe l’élan de vie. Ce mouvement déploie de multiples formes, rondes, jaillissantes, éclatantes : la marche ondoyante de la flâneuse, le dérapage d’une auto en pleine course, l’explosion d’un feu d’artifice, la chute d’un projectile dans l’eau… Comme une partition de musique peut être constituée de rythmes variés, de battements et d’harmonies diverses2, les albums photographiques de Lartigue célèbrent le perpétuel changement, la pulsation de la vie comme une « mélodie ininterrompue ». Cette période de l’œuvre de Lartigue durant la Belle Époque a été largement exposée, publiée et commentée, cela dès le début des années soixante-dix. Après la première exposition de Lartigue au Museum of Modern Art à New York en 1963, le photographe Richard Avedon décide de dédier, en éditant Diary of a Century, près de la moitié du siècle au charme de ces images prises durant

1. Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, Paris, Flammarion, 1987, p. 561 (Paris, Grasset, 1913). 2. L’allusion à la musique n’est pas anodine. Pour le peintre et le sculpteur futuriste Umberto Boccioni (notons que le futurisme est lancé en 1909 par Marinetti), la femme élégante porte en elle toute la gamme musicale de mouvements. Il note en effet dans son journal en mars 1907 avoir vu une jeune actrice très élégante : « Cette femme ou toute femme pourvu qu’elle porte en elle toute la gamme musicale de mouvements est typique des femmes élégantes du XXe siècle » in Angela Dalle Vacche, « Lyda Borelli’s Satanic Rhapsody : The Cinema and the Occult », Cinémas, vol. 16, no 1, automne 2005, p. 91.

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la Belle Époque. Il y aurait ainsi à ses yeux, un XXe siècle coupé en deux, un avant et un après 1914. Lartigue réalise ses premiers instantanés dès l’année 1904 et c’est en 1910 qu’il entreprend l’organisation systématique du récit de sa vie. Comme il « met en album » ses images, il amorce l’écriture de son journal intime, annote au jour le jour ses agendas, inventorie ses records (nombre de photos, exploits sportifs, victoires au jeu) et réalise ses premiers films avec son cinématographe. Cette accélération du temps en ce tournant de l’histoire, avec l’arrivée de nouvelles technologies de la seconde révolution industrielle comme le téléphone, le télégraphe, le cinéma et l’automobile s’accompagne chez lui d’un besoin rationnel d’enregistrer le temps. Avec l’émergence de la vitesse au sein des mœurs quotidiennes, dans une réalité en mouvement perpétuel, l’urgence semble alors s’installer au cœur de chaque action. Plus qu’un simple constat de l’irruption de la mobilité effrénée, les photographies de Lartigue offrent une représentation artistique maîtrisée de ce nouveau paradigme temporel et spatial. En baudelairien après l’heure, Lartigue, flâneur et jeune mondain élégant, fin observateur des dernières modes, s’apparenterait au « photographe de la vie moderne ». Outre retenir l’image furtive de la mobilité, il aurait, par la stylisation photographique de l’existence, inventé une forme d’élégance photographique. La singularité de sa production artistique entre 1910 et 1914, et l’on s’appuiera ici en premier lieu sur le phénomène de la flâneuse comme quintessence de l’élégance de l’époque, dont il fit plus de deux cents clichés en quatre ans (soit près de cent quatre-vingts pages d’album), reposerait sur cet alliage très subtil entre instantanéité photographique et élégance, dont l’essence est par nature en cet « avant-siècle » synonyme de mouvement. Avec les albums, Lartigue offre une représentation artistique maîtrisée de la vie moderne, une tentative (scopique) de l’organiser sous une forme cinématique, comme un long film aux lignes courbes, rapides et dynamiques et ponctué de variations, de trépidations, de « visions d’éclair » par les accidents, cascades et explosions. L’élégante Au début du XXe siècle, le terme d’élégance est partout. Il s’applique aux lieux (un quartier, une rue), aux sociétés et manifestations de la vie (un salon, un repas), à des notions de temps (un jour, une heure). L’expression est suivie d’autres termes, non dénués d’un certain exotisme : chic, pschutt, select, smart, ou encore copurchic3. En 1910, le XIXe siècle est bel et bien achevé et les goûts vestimentaires ne sont plus les mêmes. Jusqu’alors, la mode allait de pair avec une surcharge d’ornements, une restriction dans la liberté de mouvement, louant toute incommodité comme le summum du chic. Lartigue portait des critiques acerbes sur ce style très fin XIXe, comparant le chapeau de sa grand-mère à « un œuf de Pâques par-dessus son chignon » et l’amie de ses parents à « un vase en porcelaine ». À partir de 1910, l’allure plus dynamique et légère est de rigueur et pour Lartigue, la figure

3. Ce terme désignait à l’époque tout homme ou toute femme distingué qui respectait les codes de l’élégance.

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de la marcheuse incarne l’élégance moderne par excellence. Il y a celles qui portent le dernier cri, la robe entravée4 de chez Paul Poiret, se promenant sur la pointe des pieds, dans une petite allure trottinante. Celles qui marchent vite, souvent trop vite et leur pieds semblent disparaître dans un flou. D’autres ont la jambe fière et franche. En 1910, avec l’arrivée d’une nouvelle mode, la jupe-culotte, sculptant la souplesse onduleuse du corps et s’accompagnant d’un allègement du corset, le temps des grandes enjambées fait oublier la raideur des modes précédentes : « Le vêtement type se compose d’une sorte de large pantalon en satin souple tombant jusqu’aux pieds, sur lequel une jupe est harmonieusement drapée. Tantôt la jupe à peine fendue, ne laisse apercevoir que l’extrémité inférieure du pantalon et l’on a presque l’illusion d’une robe ordinaire […] Tantôt plus osée, elle s’ouvre sur les côtés, assez haut pour provoquer les regards indiscrets5. » Pour Lartigue, cette invention a un délicieux parfum de scandale. Il reporte le 6 février 1911 dans son carnet qu’il a vu pour la première fois à Paris une jupe-culotte mais que malheureusement, la photo est ratée, sous-exposée. Il en aperçoit ensuite trois autres à Monaco le 18 avril 1911 et cette fois-ci, parvient à en prendre une en photo : « Elle passe là-bas près du Casino ! Une dame jolie, tout en blanc. Je me précipite et, avant qu’elle arrive à l’escalier du Casino, j’ai pu faire deux photos d’elle ! Pour la seconde photo, elle a tourné la tête (furieuse) de l’autre côté. » En réalité, ce qui le fascine surtout, c’est de capturer ce mouvement de la jambe en avant, alors dévoilée, plus que l’indiscrétion de la toilette : « C’est là que je suis à l’affût, assis sur une chaise en fer, mon appareil bien réglé. Distance : de 4 à 5 mètres ; vitesse : fente du rideau à 4 mm ; diaphragme : cela dépendra de quel côté elle arrivera. Je sais très bien juger la distance à vue de nez. Ce qui est moins facile, c’est qu’elle ait juste un pied en avant, au moment de la mise au point correcte (c’est ce qu’il y a de plus amusant à calculer)6. » Cet élan de la jambe, ce mouvement de la marche fait alors de la femme un objet d’admiration insaisissable. Chez elle, les sinuosités des tissus enlacent la jambe et épousent le corps. Les fronces au niveau des hanches et les pinces à la taille provoquent de multiples enroulements des étoffes autour des chevilles. Notons ici que la danse moderne privilégiait alors les exercices de la marche dans l’enseignement d’un corps souple et énergique. Les cours d’Isadora Duncan en 1905 par exemple, consistaient à « marcher de façon simple, cadencée, en avançant lentement sur un rythme élémentaire, puis à marcher plus vite sur des rythmes plus compliqués ; puis à courir, lentement d’abord, puis à sauter7. » Cette allure nouvelle de la femme moderne s’apparente alors à un souffle qui bouscule ceux et celles qui la croisent. Elle incarne l’image du mouvement rapide qui emporte le monde. Elle fend l’air, hâte le pas, comme accélérant la vie autour d’elle : « Vous ne rencontrerez jamais ailleurs une femme dont l’allure se rapproche de celles-ci sur les pelouses, dans les contre-allées, au Bois. C’est une sorte d’élan qui entraîne, qui enchante8. » En plus de représenter la vie en s’imposant dans la vitesse, l’élégante doit

4. F. L., « Les entravées », Fémina, le 15 mai

1910 : « La mode des entravées ne facilite ni de monter un escalier, ni de monter en auto, ni d’enjamber un fil de fer, ni de marcher, ni même de s’asseoir. » 5. Michel Psichari, « La jupe-pantalon »,

L’Illustrateur in Serge Zeyons, La Femme en 1900, Paris, Larousse, 1991, p. 78. 6. J. H. Lartigue, Mémoires sans mémoire,

Paris, Éditions Robert Laffont, 1975, p. 80. 7. Isadora Duncan, Ma Vie, Paris, Galli-

mard, 2004, p. 53 (éditions 1932). 8. Mme Carette, « Vers le bois », Fémina,

15 juillet 1901.

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faire preuve à l’époque d’une tranquille indifférence comme en témoignent certaines photographies de Lartigue. Feignant la fuite et l’affairement, tout en s’efforçant d’éviter d’afficher une quelconque précipitation, elle doit simuler l’indisponibilité. Comme Odette chez Proust, elle marche « en faisant peu attention aux personnes qui passaient, comme si sa grande affaire et son but avaient été de prendre de l’exercice, sans penser qu’elle était vue et que toutes les têtes étaient tournées vers elle9. » De la même manière, pour le penseur Georg Simmel, la coquetterie en 1909 est caractérisée par « le regard en coulisse, la tête à demi détournée10 ». La passante légère et indisponible affiche son profil ou sa silhouette « élégantisée » de trois quarts. Cette mise en scène est d’autant plus agréable à l’œil qu’elle se déroule dans le décor « vivant » du Bois de Boulogne, vanté comme le haut lieu de l’élégance à Paris avec ses heures chics spécifiques, 11 heures du matin et 5 heures de l’après-midi. Paris est le lieu d’excellence en matière d’élégance. Selon l’écrivain Octave Uzanne en 1910, « à tous les degrés de l’échelle sociale, la femme est cent fois plus femme à Paris qu’en aucune autre cité de l’univers11 ». En ce début de siècle, à Paris, avec ses commerces de mode, ses maisons de couture de réputation mondiale (Jacques Doucet, Jeanne Lanvin, Paul Poiret), ses lieux de spectacle comme les Bouffes-Parisiens, le Gymnase, les Variétés, se manifeste un réel engouement pour le spectaculaire, qui prendra fin avec la guerre. C’est l’ère triomphante des quotidiens d’information, de la presse à scandale, du théâtre de boulevard, du cinéma d’actualité. La popularité du théâtre de variété n’a pas fléchi et les gens, Parisiens et provinciaux, se bousculent aux grandes expositions, dans les grands magasins où sur l’avenue des Champs-Élysées pour prendre part aux déchaînements des foules. Jamais l’intérêt pour la mode ne s’est autant ressenti qu’en ces années 1909-1910 sous la forme de chroniques ou de revues spécialisées. Au même titre que le théâtre, le Bois est avant tout un lieu de rendez-vous, de représentation sociale avec ses codes, ses quartiers et rituels. On y vient le matin ou en fin d’après-midi en semaine, les dimanches étant réservés aux parents avec jeunes filles et aux familles avec enfants. Le 7 février 1911, en déménageant au 17 rue Leroux, et quittant l’ancienne résidence du 24 rue Cortambert, Lartigue n’a plus que « cent mètres à faire » pour réaliser ses photos de mode12. Plus que nulle part ailleurs, le spectacle qui se déroule au Bois, telle une sorte de petite cité s’avère infiniment « chic13 », avec un public élégant déambulant sur l’avenue du Bois, l’avenue des Acacias ou le sentier de la Vertu… La première (notons qu’on peut être alors « très très avenue du Bois » ou d’un « genre Acacias de cinq à sept ») est l’endroit où il y a le plus d’animation avec le passage des autos, des fiacres, des mail-coachs. L’avenue des Acacias s’avère plus calme, plus intime. L’espace pour la promenade, le passage obligé des élégantes est suffisamment large pour des petits groupes. Par endroits, des chaises sont réservées aux admirateurs et instantanéistes. Comme sur une petite scène, les élégantes défilent dans un chassé-croisé continuel. Pour Lartigue, le lieu est propice à la photographie :

9. Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, op. cit., p. 564 (Paris, Grasset, 1913). 10. Georg Simmel, « Psychologie de la

coquetterie », dans Philosophie de l’amour, Paris, Rivages Poche, 1988, p. 17 (« Psychologie der Koketterie », Der Tag, 11 et 12 mai 1909). 11. Octave Uzanne, Parisiennes de ce temps ; en leurs milieux, états et conditions : étude pour servir à l’histoire des femmes de la société, de la galanterie française, des mœurs contemporaines et de l’égoïsme masculin, Paris, Mercure de France, 1910, p. 342. 12. J. H. Lartigue, journal tapuscrit, 1911. 13. J. H. Lartigue, carnet, le 29 mai 1911.

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Une élégante en jupe-culotte, Monte-Carlo, 18 avril 1911 Page 108bis recto, album 1911 17

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L’avenue des Acacias, l’après-midi, Paris, avril 1912 Page 39 verso, album 1912 22

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Papa et mon cinĂŠma, Rouzat, septembre 1913 Page 90 verso, album 1913 47

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Jean, Rouzat, 1911 Page 103 verso, album 1911 61

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DĂŠpart de la Coupe Gordon Bennett, Paris, 30 septembre 1906 Pages 18 verso et 19 recto, album 1906-1907 62

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Le Pic n°3, Rouzat, septembre 1910 Page 58 verso, album 1910 71

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