Louis Le Nain La Forge - Collection SOLO N° 66 (extrait)

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À Michel, qui nous a quittés le 23 décembre, et qui aimait tant la peinture

Remerciements Je souhaiterais d’abord remercier C. D. Dickerson III, Esther Bell, Frédérique Lanoë et Jean-Pierre Cuzin, avec lesquels les discussions ont été si fructueuses et enrichissantes. Je joins à ces remerciements Olivier Bonfait, Keith Christiansen, Pierre Rosenberg, Mickaël Szanto, Luc Piralla, Clio Karageorghis, Michel Antonpietri, Letizia Treves, Humphrey Wine, Ana Debenedetti, Mark Evans, Helen Hillyard, Natalia Serebriannaia, Ronni Baer, Cécile Oulhen, Guillaume Kazerouni, Rémy Portrait, Aude Gobet, Côme Fabre, Olivia Savatier, Catherine Adam-Sigas, Mathieu Bard, Bruno Mottin, Clarisse Delmas, Élisabeth Ravaud, Gilles Bastian, Anne-Sophie Haegeman, Alice Tronche et, bien sûr, Violaine Bouvet-Lanselle, Catherine Dupont et Chrystel Martin, qui ont œuvré avec talent pour que ce Solo soit aussi parfait que possible.

COLLECTION SOLO Conception de la collection Violaine Bouvet-Lanselle Suivi éditorial Catherine Dupont Contribution éditoriale Georges Rubel Iconographie Chrystel Martin Conception graphique de la couverture Quartopiano, musée du Louvre Maquette Nelly Riedel Fabrication Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros

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© Somogy éditions d’art, Paris, 2017 © Musée du Louvre, Paris, 2017 ISBN musée du Louvre : 978-2-35031-575-1 ISBN Somogy : 978-2-7572-1283-7 Photogravure : Quat’Coul, Toulouse Dépôt légal : mars 2017 Imprimé en République tchèque

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COLLECTION SOLO DÉPARTEMENT DES PEINTURES

Louis Le Nain La Forge Nicolas Milovanovic Conservateur en chef au département des Peintures

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Préface La Forge, présentée presque sans discontinuer au Louvre depuis 1810, est le tableau qui a contribué à maintenir l’intérêt du public pour les frères Le Nain tout au long du XIXe siècle. D’abord exposé dans la Grande Galerie, puis dans la salle Mollien, il était présenté dans une éphémère salle Le Nain au tout début du XXe siècle. En 1939, alors que la Seconde Guerre mondiale éclate en Europe, le tableau se trouve présenté dans une galerie new-yorkaise, et il est alors trop risqué de le faire revenir en France. C’est donc le Metropolitan Museum à New York qui se chargera de l’abriter, et il ne rejoindra son lieu d’origine qu’en 1947. Si La Forge séduit d’emblée par la qualité exceptionnelle de son coloris – la scène est illuminée par la flamme du foyer dans l’atelier de l’artisan –, on ne peut qu’admirer également la liberté de sa touche, et se laisser gagner par cette dimension humaine particulière qui n’a pas échappé aux historiens de l’art. Ainsi Paul Jamot disait des frères Le Nain qu’ils furent des « amateurs de regards », et Roberto Longhi, qu’ils étaient les « bons génies de la sympathie humaine »… Les plus grands artistes ont été captivés par La Forge : Delacroix l’a copiée, ainsi que, partiellement, Cézanne ; l’intérêt marqué de Picasso pour les trois frères est notoire : il peignit une variation pointilliste d’après La Famille heureuse, entrée au Louvre avec le legs Jamot en 1941. Picasso possédait lui-même deux Le Nain : une belle copie de La Halte du cavalier du Victoria and Albert Museum, à Londres, et un chef-d’œuvre aujourd’hui attribué au Maître des Cortèges, Le Cortège du bœuf. Admirée au Louvre depuis deux siècles, La Forge a été transposée toile sur toile en 1959, ce qui la rend aujourd’hui particulièrement fragile. Son prêt à l’occasion de la rétrospective Le Nain au Louvre-Lens, en 2017, est exceptionnel… et constitue en soi un événement. Sébastien Allard Directeur du département des Peintures

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Le portrait de groupe Les auteurs du XIXe siècle, et en premier lieu Champfleury, le redécouvreur des Le Nain, ont remarqué cette particularité de La Forge : l’importance accordée aux personnages, qui semblent poser. Champfleury a émis l’hypothèse qu’il s’agirait du portrait de la famille des peintres : « Ces six personnages ont tous des figures intelligentes, surtout le forgeron ; mais ils posent trop. Ils regardent le public et ne se regardent pas entr’eux. Quoique bien groupés, il n’y a malheureusement pas d’action. On ne voit pas assez le remueménage qu’entraîne une forge en activité. Ce qui me ferait croire que le Maréchal au milieu de sa famille n’a été primitivement qu’un portrait, le portrait de Lenain et de ses parents, puisqu’une tradition populaire veut que le peintre ait été forgeron. Une preuve vient à l’appui : c’est le distingué des types, la mélancolie triste qu’on peut étudier dans cette toile et suivre dans l’œuvre peu considérable des Lenain17. » Si cette hypothèse d’un portrait familial n’a que peu convaincu, l’effet saisissant produit par les regards a été relevé par tous les auteurs. Ainsi Saint-Beuve en 1863 : « Ces personnages ne posent pas, mais ils vous regardent. Il semble que vous entriez brusquement dans la maison, et que toutes ces bonnes gens, sans sortir de leur quiétude ni de leur caractère, tiennent les yeux fixés vers vous18 » ; Paul Vitry, en 1907 : « Ces travailleurs sont saisis sur le vif, dans leur attitude familière et vraie, mais groupés avec une simplicité, un calme, un sens, dirait-on, de la composition et de l’équilibre tout à fait remarquable. On leur reprocherait même volontiers d’être légèrement figés, de poser quelque peu19. » Paul Jamot disait les frères Le Nain « amateurs de regards », et c’est bien ce que l’on constate dans La Forge : l’intensité et la profondeur des regards, celui du forgeron lui-même, de la femme à droite, et de l’enfant à gauche. Cette singularité s’explique à notre sens par la connaissance d’une autre tradition nordique, celle du portrait de groupe. Elle a été étudiée sur le plan formel par Aloïs Riegl il y a plus d’un siècle20. Riegl fonde son analyse sur la notion d’unité externe. Celle-ci repose sur la relation que les personnages représentés établissent avec le spectateur, lequel constitue une sorte de prolongement du premier plan de la composition. Le portrait de groupe s’ouvre ainsi vers l’observateur, qu’il inclut. Sur le plan formel, les frères Le Nain, comme les portraitistes hollandais, refusent la subordination à une action commune au profit de la coordination, qui permet d’isoler les figures. Dans La Forge, les personnages sont juxtaposés sur plusieurs plans. Riegl souligne le rôle de l’attention

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La puissance du coloris Le pouvoir de fascination de La Forge résulte d’abord de la puissance de son coloris à la palette très restreinte, où dominent les jaunes et les rouges – les reflets du feu –, comme sur le buste de la femme, où les blancs rougeoient (fig. 1e). L’œil est attiré par les plages de rouge sur les trois personnages étagés en profondeur : le vieil homme assis, l’enfant derrière lui et le forgeron, sur lequel le rouge vire à l’orange. C’est un procédé que l’on retrouve, par exemple, dans Les Petits joueurs de cartes du Louvre ou dans La Nativité de la Vierge de Notre-Dame. Des tonalités plus froides, notamment un bleu sombre et la couche d’impression grise, percent cependant en de nombreux endroits, constituant comme un arrière-plan immobile qui accentue l’animation des reflets de la flamme et donne du relief aux personnages. On pense naturellement à la Vénus de Reims, mais il faut également citer La Nativité à la torche (fig. 11), qui doit être également donnée à Louis, qui peut être datée sensiblement plus tôt, peut-être vers 1635. La Forge s’inscrit dans ce goût pour les nocturnes qui appartiennent à la tradition caravagesque européenne, représentée par Gerrit Van Honthorst, Hendrick Ter Brugghen ou Matthias Stom dans les Provinces-Unies, par Jacques de Bellange, Jean Le Clerc ou Georges de La Tour en Lorraine. Elle touche Paris dès le premier tiers du XVIIe siècle, mais semble connaître sa plus grande vogue au cours des années 1630. Citons Le Pape Nicolas V se faisant ouvrir le tombeau de saint François de Laurent de La Hyre, signé et daté de 163034. C’est certainement la puissance du coloris qui a valu à La Forge l’admiration de Delacroix, qui en a fait une copie dans sa jeunesse (vers 1820 ?), selon le témoignage de Champfleury : «[…] si M. Viardot était jamais entré dans l’atelier d’Eugène Delacroix, il y aurait vu une copie par l’illustre peintre dans sa jeunesse35 ». On trouve en effet mention d’une copie de La Forge dans l’inventaire de l’atelier de Delacroix : « No 48. Un tableau représentant l’intérieur d’une forge d’après Lenain, auteur inconnu36. » En outre, Delacroix a peint, vers la même période (1821 ?), Un forgeron, acquis en 2008 par le musée Delacroix (fig. 13). La force du clair-obscur, les effets de lumière et la monumentalité 1e. La Forge (détail) : la femme Double page suivante : 11. Louis Le Nain (Laon, vers 1593 – Paris, 1648) La Nativité à la torche, vers 1635 Huile sur toile – H. 118 ; L. 148 cm Collection particulière

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Le mythe réaliste D’abord admirée pour ses qualités proprement picturales, La Forge fut aussi appréciée pour la valeur sociale qu’on croyait y découvrir. Rappelons que Champfleury, le redécouvreur des frères Le Nain au milieu du XIXe siècle, était aussi un ardent défenseur du mouvement réaliste, et l’un des tout premiers admirateurs de Courbet, dont il fit l’éloge dès le salon de 1848. Ses convictions démocratiques et sociales ont influencé ses écrits critiques et historiques. Il s’intéressait à la caricature en tant qu’art populaire, et il en a rédigé l’histoire. Il considérait les frères Le Nain comme « les peintres des pauvres gens : on pourrait presque en conclure qu’ils furent pauvres eux-mêmes42 ». Certains tableaux réalistes du milieu du XIXe siècle étaient directement inspirés des compositions des Le Nain. En ce qui concerne La Forge, Théophile Thoré écrit que le jury du salon de 1847 refusa un tableau de Félix Haffner (1818-1875) représentant « un Forgeron au travail, vigoureuse étude dans le style des Le Nain43 » (aujourd’hui perdu). Haffner peignait des scènes paysannes et réalistes ; citons son Intérieur de ferme dans les Landes et ses Chaudronniers catalans (présentés au Salon de 1846), et la Noce de paysans béarnais (Salon de 1847). Il est probable que Les Forgerons, souvenir du Tréport de François Bonvin (fig. 14), composition exposée au Salon de 1857, est également inspirée de La Forge. C’est ce qu’on peut supposer d’après l’aquarelle, signée et datée de 1854, conservée en collection particulière à Cleveland, qui montre à gauche les flammes éclairant le forgeron, placé au centre, comme dans La Forge. Cette composition résume la relation que les Réalistes avaient établie avec le travail artisanal, glorifié par Proudhon, et en particulier avec la figure symbolique du forgeron : « […] artisan qui refuse de modifier ses méthodes de travail, conservant sa singularité et son indépendance, comptant sur son propre effort et sur son expérience pour sa contribution ancestrale et traditionnelle au service de la communauté44 ». Rappelons également que Champfleury était un admirateur de Bonvin, réclamant un « Diderot enthousiaste » pour ce « peintre de la famille45 ». L’écrivain Pitre-Chevalier interpréta La Forge d’une autre manière, imaginant un conte moral expliquant la scène représentée. Son texte fut publié en 1850 dans la revue dont il était le directeur éditorial, Le Musée des familles. Selon Pitre-Chevalier, La Forge aurait été peinte par Louis et Antoine : « […] élevés ensemble, demeurant inséparables. Ils n’avaient qu’un atelier, qu’une bourse, qu’une table et qu’un lit ; qu’un esprit pour deux mains, et qu’un cœur pour deux pinceaux. Comme ils aimaient les plus simples aspects de la nature et

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