La Victoire de Samothrace - Redécouvrir un chef-d'oeuvre (extrait)

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La restauration de la Victoire de Samothrace bénéficie du soutien de : Nippon Television Holdings, mécène principal

F. Marc de Lacharrière (Fimalac), mécène historique du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines

Bank of America Merrill Lynch Art Conservation Project

Le Louvre remercie pour leur soutien à la campagne Tous Mécènes ! le Fonds de dotation Terre de Cultures, Koba Films, les Laboratoires Mayoly Spindler, Paris on the Way, le Centre Culturel Hellénique, les proches de Lewis Childs, Philippe Forestier, JeanMarie Lecomte ainsi que les six mille sept cents donateurs individuels. Le musée remercie également la Société des Amis du Louvre pour sa participation à la campagne.

Le papier de cet ouvrage est fabriqué par Arjowiggins Graphic, et distribué par Antalis.

Illustration de 1re de couverture : La Victoire de Samothrace sur le palier Daru Illustration de 4e de couverture : L’île de Samothrace En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre. © Musée du Louvre, Paris, 2014 © Somogy éditions d’art, Paris, 2014 www.louvre.fr www.somogy.fr ISBN musée du Louvre : 978-2-35031-496-9 ISBN Somogy : 978-2-7572-0901-1 Dépôt légal : novembre 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)


LA VICTOIRE

DE SAMOTHRACE REDÉCOUVRIR UN CHEF-D’ŒUVRE

Sous la direction de Marianne Hamiaux, Ludovic Laugier et Jean-Luc Martinez


Musée du Louvre

Auteurs

Jean-Luc Martinez Président-directeur

Marianne Hamiaux Ingénieur d’études, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du musée du Louvre

Hervé Barbaret Administrateur général Françoise Gaultier Directrice du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines Vincent Pomarède Directeur de la Médiation et de la Programmation culturelle

Daniel Ibled Restaurateur de sculpture Ludovic Laugier Ingénieur d’études, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du musée du Louvre Anne Liégey Restauratrice de sculpture

Édition Pour le musée du Louvre Sous-direction de l’Édition et de la Production Laurence Castany Sous-directrice Violaine Bouvet-Lanselle Chef du service des Éditions Catherine Dupont Coordination et suivi éditorial Gabrielle Baratella Collecte de l’iconographie

Pour Somogy éditions d’art Nicolas Neumann Directeur éditorial Stéphanie Méséguer Responsable éditoriale Laurence Verrand Coordination éditoriale Nelly Riedel Conception graphique et réalisation Karine Forest Contribution éditoriale Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Fabrication

Jean-Luc Martinez Président-directeur du musée du Louvre Dimitris Matsas Éphore de la XIXe Éphorie des antiquités préhistoriques et classiques de Komotini Sandrine Pagès-Camagna Ingénieur de recherche, Centre de recherche et de restauration des musées de France Bonna Daix Wescoat Professeur d’histoire de l’art à l’université Emory d’Atlanta, directrice des fouilles du sanctuaire de Samothrace Claire Vajou a traduit du grec vers le français l’essai de Dimitris Matsas Jeanne Bouniort a traduit de l’anglais vers le français les textes de Bonna Daix Wescoat


Commissariat de la restauration du monument de la Victoire de Samothrace Jean-Luc Martinez, Ludovic Laugier et Marianne Hamiaux

Commission internationale de restauration Jean-Luc Martinez Président-directeur du musée du Louvre Andreas Scholl Directeur du Pergamon Museum et de l’Altes Museum, Berlin Françoise Gaultier Directrice du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre Brigitte Bourgeois Centre de recherche et de restauration des musée de France Danièle Braunstein Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre Marianne Hamiaux Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre Ludovic Laugier Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre Wasiliki Machaira Académie d’Athènes Dimitris Matsas Éphore de Komotini Alain Pasquier Directeur honoraire, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre Bonna Daix Wescoat Emory University, Atlanta, directrice des fouilles du sanctuaire de Samothrace

Équipe de restauration Sous la direction de Daniel Ibled et Anne Liégey Nathalie Bruhière, Christine Devos, Pascale Klein, Benoît Lafay, Véronique Picur et Violaine Pillard


REMERCIEMENTS Nous tenons à exprimer nos remerciements aux équipes qui ont contribué à la bonne marche d’une entreprise exceptionnelle : restaurer à la fois le monument de la Victoire de Samothrace et l’ensemble de l’escalier Daru tout en menant les études et recherches que rend possible une telle opération. Au musée du Louvre, de multiples intervenants ont pris part à ce projet : architectes, artisans d’art, juristes, graphistes, ingénieurs, conducteurs de travaux, éditeurs. L’équipe des restaurateurs menée par Daniel Ibled s’est investie avec compétence et enthousiasme. Le Centre de recherche et de restauration des musées de France s’est aussi mobilisé pour mettre en œuvre avec nous un programme complet d’examens et d’analyses. Le Centre national de la recherche scientifique, et plus particulièrement l’Institut de recherche de l’architecture, a aussi apporté sa contribution aux recherches entreprises lors de la restauration. La mission archéologique américaine de Samothrace nous a accueillis sur le site du sanctuaire des Grands Dieux avec beaucoup de générosité, tandis que nos amis grecs et l’École française d’Athènes nous ont apporté un précieux soutien. La commission internationale de restauration que nous avons réunie nous a parfaitement épaulés et toujours éclairés de ses bons conseils. L’agence de Michel Goutal, architecte en chef des Monuments historiques, a mis tout en œuvre pour que la restauration de l’escalier Daru, le plus grand du musée, soit une réussite. La société Tollis a su faire face au défi d’un chantier complexe à organiser, dans des espaces qui ne peuvent jamais être fermés au public. Il faut aussi saluer le savoir-faire et l’efficacité de la société Bovis, responsable de la dépose, du transport et de la réinstallation du monument, ainsi que les compétences des sociétés de numérisation qui ont été sollicitées au cours du projet, Art graphique et Patrimoine, ainsi que Pyramis. Bien sûr notre gratitude va aux mécènes qui ont rendu possible tout le projet – Nippon Television Holdings, mécène principal, Marc Ladreit de Lacharrière (Fimalac), mécène historique du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, Bank of America – aux Amis du Louvre et aux plus de six mille sept cents donateurs individuels qui ont répondu à l’appel au don de la campagne « Tous mécènes ! ».


Ainsi que soient vivement remerciés Élodie Agnelet, Boualem Amrane, Gabrielle Baratella, Armel Barreda, Anne-Laure Beatrix, Jean-Louis Bellec, Jean-Stéphane Beetschen, Yara Blanc, David Blanchet, Antony Becaud, Glwadys Boissinot, Stéphanie Bossé, Driss Boubou, Jeanne Bouniort, Brigitte Bourgeois, Violaine Bouvet-Lanselle, Danièle Braunstein, Nicolas Bresch, Clothilde Broust, Nathalie Bruhière, Jean Buard, Janice Burlurut, Philippe Carreau, Laurence Castany, Aline Charretier, Joëlle Cinq-Fraix, Louise Constant, Valérie Coudin, Marie-Renée Courty, Nathalie Cuisinier, Christine Cuny, Aline Cymbler, Isabelle Deborne, Vincent Delieuvin, Anne Demarque-Bazin, Catherine Derosier-Pouchous, Éric Détraz, Christine Devos, Donato di Nunno, Catherine Dupont, Virginie Fabre, Alexandre Farnoux, Christine Finance, Karine Forest, Philippe Fuzeau, Hadrien Gaillard, Valérie Game, major Anthony Garnier, Victoria Gertenbach, Rémy Gindroz, Michel Goutal, Cyrille Gouyette, Sophie Grange, Lazare Grenier, Karima Hammache, Gaël Hamon, Didier Happe, Laurent Hernandez, Daniel Ibled, Clothilde Issert, Chase Jordan, Éric Journée, Yukiko Kamijima, Clio Karageorghis, Pascale Klein, Robin Kopp, Benoît Lafay, Hugues de Lambilly, Elsa Lambert, Alain Lasne, Marie Lavandier, Éric Lautrec, capitaine Laurent Leclerc, Philippe Leclerc, Frédérique Leseur, Frédéric Le Coz, Serge Leduc, Sophie Lemonnier, Rebecca Levitan, Anne Liégey, major Remi Liger, Vasiliki Machaira, Anne Maigret, Jean-Jacques Malmary, Georgina Maroni, Jean Marsac, Jean-Pascal Martin, Dimitris Matsas, Alexander Meyers, Christophe Monin, Florian Moreno, Kian Moussawi, Michael Page, Sandrine Pagès-Camagna, Luc Pelletier, Marcel Perrin, Pascal Perinel, Véronique Picur, Violaine Pillard, Danièle Pintor, Virginie Prigent, Céline Rebière-Plé, Maud Reynaud, Jean-Charles Rossi, Nelly Riedel, Jean-Louis Ruellan, Sophie Saint-Amans, Raphaëlle de Saint Germain, Masami Sakai, Joffrey Sauvage, Andreas Scholl, William Size, Hannah Smagh, Jenny Solis, capitaine Sébastien Stempfel, Jean-Baptiste Stienne, Amélie Strobel, Anne-Laure Trémouille, Claire Vajou, Laurence Verrand, Georges Vignon, Muriel Vignon, Gabrielle Vitali, Marina-Pia Vitali, Bonna Daix Wescoat, Adel Ziane, Antoine Zinc.



PRÉFACES

Avant toute chose, je voudrais saluer l’achèvement de la restauration de la Victoire de Samothrace et rendre hommage à tous ceux qui ont pris part à cette entreprise historique au musée du Louvre. Je voudrais aussi redire que la participation à une restauration de cette envergure fut un grand honneur pour la Nippon Television Holdings (Nippon TV). Notre société, active dans le domaine des médias, se met au service du public en s’efforçant de l’informer, de l’instruire et de le distraire par la voie de la télédiffusion. Nous nous considérons comme un puissant vecteur des cultures et notre mission ne s’arrête pas à la télédiffusion. Nous estimons qu’il est de notre responsabilité sociale de procurer au public des occasions de savourer et d’apprécier l’art, mais aussi de soutenir les initiatives de protection du patrimoine artistique et culturel pour les générations futures. C’est pourquoi Nippon TV avait déjà pris par le passé des décisions fortes afin d’aider le musée du Louvre à réaménager les salles de la Vénus de Milo et de la Joconde. Il était donc naturel de poursuivre l’accomplissement de cette mission en soutenant à présent la restauration de la Victoire de Samothrace. Nippon TV est vraiment fière d’avoir joué un rôle dans la mise en valeur de trois grands trésors de beauté au Louvre qui demeurent une source d’inspiration pour beaucoup d’entre nous de par le monde. Les Japonais savourent et apprécient l’art au même titre que les citoyens de n’importe quel pays. Quand la Vénus de Milo est arrivée au Japon en 1964, un million sept cent vingt mille personnes se sont déplacées pour la voir. La Joconde aussi est venue au Japon en 1974. Cette fois, un million cinq cent mille visiteurs ont patienté dans une file d’attente interminable pour poser leurs yeux sur ce chefd’œuvre de Léonard de Vinci. Nous avons accueilli au Japon de nombreuses expositions conçues par le musée du Louvre, et Nippon TV a eu le bonheur d’en présenter trois. De notre côté, nous avons mis sur pied trois expositions autour des collections du Louvre. La dernière en date, « Les Révolutions de l’âge classique, la peinture européenne du XVIIe siècle dans les collections du musée du Louvre », a attiré un million quatre cent soixante-dix mille visiteurs. Quand j’ai pu voir personnellement la Victoire de Samothrace pour la première fois après l’achèvement de sa restauration, en juillet 2014, sa beauté majestueuse et son élégance m’ont profondément touché. J’espère que les visiteurs du Japon et de tous les pays du monde éprouveront la même émotion, qui leur fera sentir le pouvoir de l’art et l’importance de préserver sa beauté grâce aux efforts des spécialistes. Dorénavant, Nippon TV va coorganiser avec le musée du Louvre un cycle d’expositions présentées à intervalles réguliers au Japon, sur la base d’un accord de partenariat. Nous nous réjouissons d’apporter au public japonais l’essence de l’art occidental. En outre, alors que nous recevons au Japon de plus en plus de visiteurs venus du reste de l’Asie, je suis sûr que ce programme d’expositions fournira au public asiatique de formidables occasions d’apprendre à mieux connaître et admirer les chefs-d’œuvre des beaux-arts occidentaux. Yoshio Okubo Directeur délégué et président de Nippon Television Holdings



RESTAURER LA VICTOIRE DE SAMOTHRACE : LE POINT D’ORGUE DU PARTENARIAT HISTORIQUE DE MARC LADREIT DE LACHARRIÈRE AUPRÈS DU DÉPARTEMENT DES ANTIQUITÉS GRECQUES, ÉTRUSQUES ET ROMAINES Depuis près de vingt ans, Fimalac est fier d’accompagner le musée du Louvre, et plus particulièrement le département des Antiquités grecques, étrusques et romaines. Cet engagement s’inscrit dans ma volonté, depuis la création de mon groupe en 1991, d’impliquer mon entreprise au service d’une société plus harmonieuse en l’engageant dans le champ de la solidarité et de la culture, à travers, notamment, le rayonnement culturel de la France. Soutenir le musée du Louvre aujourd’hui, c’est participer à la protection, à la transmission et au partage d’un patrimoine exceptionnel, en s’attachant à la diffusion de la beauté et de la connaissance. C’est ressentir des émotions fortes et accompagner l’emblème éclatant de l’excellence française. Année après année, depuis la restauration du Gladiateur Borghèse, de la Vénus Genitrix, à travers le soutien de l’exposition « Porphyre, la pierre pourpre des Ptolémées aux Bonaparte », ou de l’exposition « Praxitèle », en passant par le réaménagement de la salle du Manège, Fimalac a su nouer des liens exemplaires avec le musée du Louvre, jusqu’à devenir, selon les termes du musée, « Mécène historique ». Cet engagement est pour moi très important car l’art gréco-romain est le berceau même de notre civilisation et la sculpture grecque occupe une place fondamentale au cœur du musée du Louvre. Depuis sa redécouverte en 1863, la Victoire de Samothrace a passionné et inspiré, de Rainer Maria Rilke à Yves Klein en passant par Antoine Bourdelle ou Abel Gance, des générations d’artistes, sculpteurs, romanciers ou poètes. Aujourd’hui, la restauration de la Victoire de Samothrace est une forme d’accomplissement. Je suis très admiratif des équipes du Louvre qui avec délicatesse, patience et énergie, ont conduit ce chantier exceptionnel, et parmi eux, je tiens naturellement à remercier et rendre hommage à son présidentdirecteur Jean-Luc Martinez, ainsi qu’à Ludovic Laugier, Marianne Hamiaux et Daniel Ibled. Cette restauration est un pas supplémentaire qui incarne l’ambition du musée de mettre en valeur un chefd’œuvre de l’humanité pour le rendre accessible au plus grand nombre. Marc Ladreit de Lacharrière Président de Fimalac


Bank of America est heureux d’avoir soutenu le Louvre dans la restauration et la remise en valeur d’une icône classique parmi les plus aimées au monde, la Victoire de Samothrace. En tant que société présente dans plus de quarante pays, nous sommes engagés dans un vaste programme de soutien artistique destiné à célébrer et à promouvoir les arts, et surtout à rapprocher les cultures. La restauration de la Victoire de Samothrace s’inscrit dans le cadre de notre programme mondial pour la conservation d’œuvres d’art, « Art Conservation Project ». Ce programme, unique au monde, permet de financer la restauration d’œuvres qui sont importantes au regard de l’histoire de l’art et du patrimoine culturel d’un pays ou d’une région. Depuis le lancement de ce programme, en 2010, nous avons participé au financement de soixante-douze projets de restauration de musées de vingt-sept pays dans le monde. Nous tenons à rendre hommage aux nombreux experts qui se sont engagés dans ce long et ambitieux programme de restauration. Grâce à leurs efforts, la Victoire de Samothrace pourra continuer à être étudiée et admirée par les générations à venir. Brian T. Moynihan, Chairman and CEO Bank of America Corporation


Exposée dans la salle des Caryatides entre 1866 et 1880, la Victoire de Samothrace, partiellement remontée, encore privée de la partie supérieure du buste et des ailes, faisait pourtant déjà l’admiration des savants. Mais elle n’est progressivement devenue une icône du musée qu’après la restauration des années 1880 et son transfert en 1883 au sommet de l’escalier Daru. Rénové en 1932-1934 par l’architecte Ferran dans le style Art déco, celui-ci compose avec elle un ensemble grandiose et sobre, qui accueille le visiteur au seuil de l’aile Denon et du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, l’installe dans la magie d’un palais-musée et l’introduit par une œuvre emblématique à la civilisation grecque. À Samothrace, le monument vers lequel confluent aujourd’hui les vagues successives de visiteurs se dressait dans le sanctuaire des Grands Dieux, très fréquenté par les pèlerins de l’Antiquité. Mais on l’abordait de trois quarts gauche et non de face comme aujourd’hui. Soucieux d’offrir aux visiteurs du Louvre une vision du monument plus conforme à celle qu’en avait le visiteur antique, Alain Pasquier, alors directeur du département, en entreprit une nouvelle étude au début des années 1980. Il fit réaliser en 1985, dans le cadre du projet Grand Louvre, plusieurs simulations permettant d’imaginer le monument placé en oblique sur le palier Daru et sans le socle moderne qui avait été intercalé en 1933 entre la statue de la Victoire et sa base en forme de bateau pour la rendre plus visible de loin. Au vu de ces simulations il fut décidé de ne pas revenir sur la position de l’œuvre, mais d’envisager le retrait du bloc moderne dans le cadre d’une future restauration. En attendant de pouvoir entreprendre cette opération fondamentale le monument bénéficiait en 1987 d’une remise en lumière. Grâce au mécénat d’EDF, l’éclairage des verrières mis en place en 1936 par les frères Fleuret était en effet entièrement renouvelé. En 1989 les équipes de Ieoh Ming Pei, à la recherche d’une œuvre monumentale et symbolique du plus grand musée du monde à placer sur le belvédère de la Pyramide, s’intéressèrent à la Victoire de Samothrace, mais elle n’était pas faite pour être vue de dos et le projet fut vite abandonné. À partir de 2002, encouragé par Alain Pasquier et Henri Loyrette, président-directeur du musée, Jean-Luc Martinez, alors en charge de la sculpture grecque, lance de nouvelles études en vue de la restauration du monument. Cette restauration est mise en œuvre en même temps que celle de l’escalier, en 2013 et 2014 sous sa présidence et sous sa direction, avec la collaboration de Marianne Hamiaux et de Ludovic Laugier, tous deux ingénieurs d’études au département. Elle a été réalisée par une équipe de restaurateurs constituée et coordonnée par Daniel Ibled, sous le regard attentif et enthousiaste d’une commission internationale à laquelle ma nouvelle fonction de directrice de département m’a donné le plaisir de participer. Cet ouvrage présente les résultats de cette restauration exemplaire, à laquelle ont pris part non seulement les équipes du musée, mais aussi de nombreux intervenants extérieurs. Cette restauration n’aurait pu être possible sans nos mécènes : Nippon Television Holdings, Fimalac, Bank of America et les six mille sept cents mécènes individuels qui les ont rejoints. Que tous soient ici très chaleureusement remerciés. Françoise Gaultier Directrice du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines


SOMMAIRE 17

La restauration de la Victoire de Samothrace et de l’escalier Daru : les contours du projet Jean-Luc Martinez et Ludovic Laugier

L’ÎLE DE SAMOTHRACE. HISTOIRE, CULTE ET SANCTUAIRE 28

L’île de Samothrace des origines à nos jours Dimitris Matsas

42

Le sanctuaire et le culte des Grands Dieux de Samothrace Bonna Daix Wescoat

60

La rotonde d’Arsinoé et ses vestiges conservés au Louvre Ludovic Laugier

62

Les témoignages du culte des Grands Dieux dans les collections du Louvre Ludovic Laugier

68

Le relief d’Agamemnon : une scène d’initiation à Samothrace ? Ludovic Laugier


LA VICTOIRE DE SAMOTHRACE, DE SA DÉCOUVERTE À NOS JOURS 72

La découverte de la Victoire et les anciennes restaurations Marianne Hamiaux

90

La Victoire sous l’œil des scientifiques Sandrine Pagès-Camagna, Ludovic Laugier Avec les contributions de Ph. et A. Blanc, E. Lambert, A. Maigret, J. Marsac et G. Verri

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La nouvelle restauration du monument de la Victoire Daniel Ibled, Anne Liégey et Ludovic Laugier Avec les contributions de N. Bruhière, C. Devos, P. Klein, B. Lafay, V. Picur et V. Pillard

L’ÉTUDE DU MONUMENT DE LA VICTOIRE 142

La description et la construction du monument Marianne Hamiaux

164

Le contexte historique et artistique Marianne Hamiaux

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Quel cadre architectural pour la Victoire ? Bonna Daix Wescoat

ANNEXES 182 186 189 191

Les images du chantier La numérisation en 3D du monument de la Victoire de Samothrace Glossaire Bibliographie



LA RESTAURATION DE LA VICTOIRE DE SAMOTHRACE ET DE L’ESCALIER DARU : LES CONTOURS DU PROJET Jean-Luc Martinez et Ludovic Laugier

Pourquoi restaurer une œuvre ? A fortiori, pourquoi restaurer un chef-d’œuvre ? Ne toucher à rien, laisser les choses en l’état pourrait paraître plus sage. Or les choses ne restent pas telles quelles, jamais. Les icônes de l’histoire de l’art ne sont hors du temps que dans notre mémoire, dans notre esprit, dans notre cœur aussi. Une œuvre vit, le temps y fait son œuvre. Par nature, les éléments qui constituent un tableau, un bronze doré ou encore une tapisserie ont tendance à retourner à leur état natif. C’est moins le cas pour la sculpture en pierre, et donc pour la Victoire de Samothrace, tant le marbre peut passer l’épreuve des siècles, mais dans une certaine mesure seulement. En effet le monument découvert en 1863 par Charles Champoiseau, arrivé en fragments à Paris en 1864, a été restauré plusieurs fois (voir p. 75). Avec le temps, les armatures métalliques modernes qui maintiennent les ailes peuvent se corroder. Quant aux badigeons appliqués au XIXe siècle pour unifier les parties originales en marbre et les compléments en plâtre, ils s’oxydent et jaunissent irrémédiablement. Il est alors de la responsabilité du musée d’agir pour assurer la pérennité de l’œuvre. 17


Définir les contours d’un projet d’envergure Le département des Antiquités grecques, étrusques et romaines envisageait depuis longtemps de faire restaurer le monument. En 2002, avec l’accord d’Alain Pasquier, alors directeur du département, nous avons commandé une préétude pour vérifier l’état de la surface du marbre. Le matériau n’était plus guère perceptible tant les repeints débordants sur les parties originales s’étaient accumulés lors des interventions de 1864-1866, 18801883 et 1932-1934. Si la surface du marbre n’était pas en péril, il apparaissait clairement que nous n’en percevions plus la qualité. Quant au contraste entre le marbre blanc de l’île de Paros et le marbre gris-bleu veiné de l’île de Rhodes, il n’était plus perceptible que pour le connaisseur de la sculpture grecque le décelant plus a priori que dans les faits. En 2009, une seconde étude a été menée, cette fois pour mieux connaître l’état de l’avant du navire formant la base du monument, et pour vérifier l’état du montage des vingt-trois blocs qui constituent cet ensemble de plus de 27 tonnes. Il est apparu que ce montage était réversible : le tout pouvait à nouveau être démonté si besoin. Il a été aussi mis en évidence que le placement de certains des blocs pouvait être amélioré de quelques précieux millimètres. En outre, l’analyse du bloc moderne en marbre servant de support à la statue depuis 1933 a révélé une fissure dans le bloc moderne. Si cette fissure n’était pas dangereuse à court terme, il fallait bien résoudre ce problème dans les années à venir. La question du démontage du bateau revêtait une importance particulière. En effet il est vite devenu évident qu’un chantier de restauration ne pourrait être implanté durant plusieurs mois sur le palier supérieur de l’escalier Daru : ses volées sont les plus fréquentées du musée, près de sept millions de visiteurs les empruntent chaque année, notamment pour aller admirer La Joconde. Impossible, donc, de restaurer le monument sur place. Une enquête menée avec les services techniques du musée a bientôt permis de sélectionner le lieu idéal, le plus près possible, mais aussi le plus sûr et le plus adapté : la salle des Sept-Cheminées. L’ancienne chambre du roi, transformée en salle de musée au XIXe siècle pour présenter les tableaux de l’école française, est à moins de 50 mètres ; elle est vaste (280 mètres carrés) et bénéficie d’une abondante lumière naturelle. Ainsi le transfert de la statue et des blocs du bateau pouvait être organisé dans des conditions de sécurité optimales, de mardi en mardi, jour de fermeture du musée, dans un espace suffisant pour travailler autour du monument. Encore fallait-il que le plancher de la salle soit assez résistant pour accueillir un tel poids de marbre. Pas moins de trois études ont été mises en œuvre pour le vérifier et un plan de répartition des charges a été rigoureusement établi pour attribuer un emplacement aux différents éléments du monument. Bientôt nous avons disposé d’un plan d’implantation précis pour une vaste cabine de restauration, dessinée par Victoria Gertenbach, architecte au musée. Puisque la restauration du monument de la Victoire se déroulait hors de l’escalier Daru, une évidence s’est imposée à nous : c’était l’occasion de restaurer en même temps tout l’escalier. Il s’était beaucoup encrassé ces dernières décennies. Au retour de la Victoire nouvellement restaurée, sans doute son écrin architectural paraîtrait-il par contraste bien ingrat. En outre une simple idée toute pratique nous apparaissait : on ne pouvait pas restaurer la Victoire dans l’escalier Daru et il était difficile de restaurer un jour cet espace monumental en présence du monument antique. Il y avait là une occasion inédite à saisir. Le projet devenait donc double.

La restauration de l’escalier Daru Michel Goutal, architecte en chef des Monuments historiques, assisté par Jean-Baptiste Stienne, architecte DPLG, a donc entrepris une étude exhaustive de l’état de l’escalier et en a repris tout l’historique. L’escalier monumental conçu par Hector Lefuel sous le

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second Empire a en effet connu plusieurs états. Le monument de la Victoire, à l’initiative de Félix Ravaisson-Mollien, y est installé sur le palier supérieur dès 1883 : la Victoire accueille ainsi les visiteurs qui entrent dans le musée par un vestibule situé non loin du pied de l’escalier. Edmond Guillaume, architecte du Louvre et des Tuileries, conçoit alors un décor pour le monument de Samothrace, qu’il met en œuvre à partir de 1892. Les mosaïques des voûtes et le décor des murs peints de couleurs vives selon les codes d’un goût « beaux-arts » cher au XIXe siècle ne sont cependant pas achevés tant ils défrayent la chronique à la fin du siècle, à tort ou à raison. Dans les années 1930, lorsque Henri Verne entreprend un vaste plan de réaménagement du musée du Louvre, l’architecte Albert Ferran reprend le chantier de l’escalier Daru. Ce dernier modifie considérablement le parti d’Edmond Guillaume : en 1932-1933, les volées de marches sont élargies, les rambardes à croisillons sont remplacées par d’autres, de style Art déco (voir p. 82-83, fig. 60-61). Surtout, les mosaïques sont masquées par un papier peint façon pierre. La grammaire ornementale toute historiciste du XIXe siècle disparaît, on lui préfère alors une esthétique beaucoup plus épurée. Plus sobre diront beaucoup, plus ennuyeuse diraient certains… Aujourd’hui que choisir ? Le décor de Guillaume est toujours là : les mosaïques multicolores décorées de Victoires tenant des palmes et de portraits de grands hommes sont intactes sous le papier peint défraîchi. La tentation est grande de révéler ce passé, mais ce serait faire cohabiter deux états de l’escalier difficilement conciliables : les volées de marches et les rambardes Art déco et le décor chatoyant du siècle précédent. Ce dernier est d’ailleurs impossible à rétablir dans son ensemble. Il a donc été décidé de restaurer l’escalier dans son état des années 1930. Deux modifications sont néanmoins envisagées : Ferran avait fait avancer tout le monument de 1 mètre sur le palier pour en améliorer la vue au pied des marches de l’escalier. Aujourd’hui, la place manque autour du monument, il est donc décidé de le reculer vers le mur du fond. En outre, la base en forme de navire de la Victoire a besoin d’être protégée : elle est souvent touchée par les visiteurs. Ceux-ci ne remarquent pas que les dalles de son socle sont aussi antiques et, de bonne foi, s’assoient dessus (voir p. 155). Une barrière de mise à distance est envisagée, dix fois dessinée, mais le public pourrait s’y prendre les jambes les jours de grande affluence. Pour protéger le monument, il est possible de le rehausser sur un socle moderne d’une soixantaine de centimètres. Une autre idée fait alors son chemin : le bloc moderne installé entre la Victoire et son bateau, affecté par une petite fissure, pourrait être retiré pour redonner au monument toute sa cohérence antique, nous y reviendrons. Le nouveau socle servirait non seulement à protéger le bateau, mais aussi à compenser le retrait du bloc moderne : à l’issue du chantier la statue régnerait en effet dans l’escalier à la même hauteur. De multiples simulations sont alors comparées : l’effet d’ensemble paraît satisfaisant, face à la Victoire comme du bas de l’escalier. Le socle conçu par Michel Goutal est paré de marbre de Carrare, comme les marches et le sol des paliers de l’escalier, pour préserver la cohérence de l’écrin architectural du monument. Une autre question est à juste titre soulevée. Durant l’Antiquité, dans le sanctuaire de Samothrace, le monument était présenté de trois quarts : faut-il tenter de le placer de la même manière dans l’escalier ? Des simulations avaient déjà été commandées dès 1985 par Alain Pasquier, alors directeur du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines. Elles n’avaient pas été concluantes. Au-delà se pose une question fondamentale : comment restituer le contexte d’une œuvre déplacée dans un musée, jusqu’où cela a-til un sens de le faire, matériellement tout du moins ? Doit-on évoquer l’environnement architectural du monument dans le sanctuaire ? L’élévation de celui-ci est d’ailleurs difficile

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à restituer aujourd’hui (voir p. 174). La vue de face, dans l’axe de l’escalier, est devenue l’un des emblèmes du Louvre, autant s’y tenir et suggérer aux visiteurs de découvrir le bon trois quarts de la déesse sur le palier latéral droit. Un panneau didactique bien placé peut inviter le public à se tenir là, un peu à l’abri du va-et-vient de la foule des admirateurs qui découvrent la Victoire. Autre envie, autre débat : devait-on installer dans l’escalier les vestiges que nous conservons de la rotonde d’Arsinoé, l’un des monuments parmi les plus célèbres du sanctuaire de Samothrace (voir p. 60). Ces blocs d’architecture n’avaient-ils pas été présentés à proximité de la Victoire à la fin du XIXe siècle ? À l’époque les espaces des paliers étaient très différemment occupés : une multitude de moulages d’œuvres grecques s’y trouvaient. En outre, ces fragments sont difficilement compréhensibles sans une maquette de la rotonde ou un important dispositif pédagogique à son sujet. Nous avons donc choisi de ne consacrer l’escalier Daru qu’au seul monument de la Victoire, qui l’occupe dans son splendide isolement, à quelque distance du parcours de la sculpture hellénistique. Pour compléter la présentation de la Victoire de Samothrace, une vitrine plus grande que celle installée depuis 1954 pour présenter la main droite est envisagée. Celle-ci permettra de montrer aussi quelques fragments de la statue et du bateau, non jointifs, que Charles Champoiseau rapporta entre 1863 et 1892, notamment ceux de l’aile droite et de l’éperon du bateau.

La restauration de la Victoire : des mécènes par milliers Avec l’assentiment d’Henri Loyrette, alors président-directeur du musée du Louvre, les contours du projet se sont ainsi dessinés : monument antique et écrin architectural à traiter de front ! Encore fallait-il trouver un financement pour l’ensemble des opérations. Tous les ans, le musée du Louvre restaure sur son propre budget les collections nationales. Mais devant une tâche d’une telle ampleur, pour un coût s’élevant à quatre millions d’euros, il fallait un financement exceptionnel. Nippon Television Holdings, un partenaire de longue date, qui nous a notamment accompagnés lors de la restauration de la galerie de la Vénus de Milo, a très généreusement offert son soutien. Marc Ladreit de Lacharrière, amoureux de l’Antiquité classique, mécène historique du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, nous avait confié son rêve de participer un jour à une telle entreprise : son enthousiasme n’a pas fait défaut. Enfin Bank of America nous a rejoints. Son programme de mécénat international force l’admiration, tant par sa variété que par sa pertinence, tant pour les collections de petits musées hélas sans moyens que pour les chefs-d’œuvre de grandes institutions. D’autres fonds étaient nécessaires et nous avons conçu l’idée d’associer le public à ce chantier. « Tous mécènes ! » est une opération désormais bien connue des Français : le Louvre a pu ainsi acquérir les Trois Grâces de Lucas Cranach, ou encore faire restaurer un beau porche mamlouk pour les nouvelles salles des Arts de l’Islam. La Victoire ne manquerait pas de rencontrer l’intérêt de nombreux visiteurs. Et c’est ce qu’elle fit, audelà même de ce que nous avions imaginé : en France et partout dans le monde, plus de six mille sept cents personnes ont offert leur contribution, modeste ou plus importante selon les moyens de chacun. L’essentiel, c’est ce lien que chacun a pu établir, éprouver ou retrouver vis-à-vis de la Victoire et de l’art grec. Des écoliers ont fait des collectes dans leurs écoles, des grands-mères ont fait un don pour leurs petits-enfants, ou vice versa, une jeune mariée s’est souvenue avoir dit oui devant la statue, d’autres ont voulu se rappeler un proche, disparu, admirateur de la Victoire. Que tous soient ici chaleureusement remerciés. Ces opérations de mécénat sont parfois le déclencheur de rencontres inattendues, d’échanges nourrissants pour chacun. Elles nous ont fourni l’opportunité de faire mieux connaître tout

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l’intérêt d’un chantier de restauration. Les élèves en histoire de l’art, soutenus dans leur parcours par la Fondation Culture et Diversité, créée par Marc Ladreit de Lacharrière, ont pu venir discuter avec des restaurateurs, des archéologues et des architectes pour mieux imaginer leur propre avenir. Une classe d’école primaire de Vimy et tous les hellénistes du collège Jean-Baptiste Poquelin de Paris, qui s’étaient particulièrement mobilisés pour cette restauration, ont pu venir voir la statue en cours de restauration : nous formons le vœu qu’ils entretiennent plus que jamais un rapport particulier avec l’art grec. Une promotion de saint-cyriens avait posé devant la statue en 1960, coiffés de leur casoar : ils se sont tous cotisés pour faire un don au musée dans le cadre de l’opération « Tous mécènes ! », et ils sont venus refaire la photo cinquante ans plus tard, avec parmi eux le descendant du comte Daru, qui donna son nom à l’escalier. Parmi les généreux donateurs, il y a aussi de nombreux descendants de Charles Champoiseau. L’escalier Daru a été le théâtre d’une autre photo, celle d’une réunion de famille réunissant plus de quatre-vingts personnes.

Les acteurs du projet et les choix retenus pour la restauration de la Victoire Pour entreprendre un projet d’une telle ampleur, il fallait engager une équipe entière de restaurateurs, sélectionnée dans le cadre d’un marché public avec appel à candidature. Quatre équipes, françaises ou italiennes, ont relevé le défi, fournissant chacune un mémoire technique de grande qualité. Celle de Daniel Ibled a particulièrement retenu l’attention du musée du Louvre car ses membres présentaient une complémentarité certaine. La restauration de la Victoire de Samothrace engage en effet différents types d’opérations : montage et remontage du bateau qui constitue sa base, nettoyage de surface, traitement des plâtres maintenus par des armatures métalliques. Or l’équipe dirigée par Daniel Ibled et Anne Liégey – Benoît Lafay, Nathalie Bruhière, Véronique Picur, Pascale Klein, Christine Devos et Violaine Pillard – semblait la mieux à même de répondre au cahier des charges. Pour mener à bien la restauration de l’un des chefs-d’œuvre de l’art grec et à n’en pas douter de l’histoire de l’art universelle, il nous a semblé éminemment souhaitable de nous entourer aussi d’une commission internationale de restauration pour présenter nos idées, prendre d’utiles conseils et échanger des avis. Nous avons donc invité différentes personnalités dont l’avis nous importait, non pour dater l’œuvre ou en faire l’analyse stylistique, mais plutôt pour discuter des choix qu’implique la restauration de ce type de sculpture en particulier (voir p. 5). Évidemment, durant ces journées d’échanges, nous avons aussi parlé de la place de l’œuvre dans l’histoire de l’art : mais pour le plaisir. Pour tout ce qui touche plus précisément à la restauration d’une sculpture antique restaurée au XIXe siècle, ce fut une source d’enrichissements que de travailler avec nos collègues du musée du Louvre, de Grèce, de Berlin et d’Atlanta. Nous avons évalué ensemble les résultats des examens et des analyses du Centre de recherche et de restauration des musées de France, organisés en amont et durant toute la durée de la restauration (voir p. 90), et nous avons comparé les protocoles de nettoyage proposés par l’équipe des restaurateurs, les choix liés aux niveaux des bouchages, à ceux des retouches. Nous avons aussi bien sûr réfléchi à l’aspect que le chef-d’œuvre devrait prendre à la fin du chantier. Le monument a connu une longue histoire, aussi bien durant l’Antiquité qu’à l’époque moderne (voir p. 75). Quel état conserver et présenter ? Dans ce domaine, tout en restant fidèle aux principes élémentaires de la déontologie de la restauration d’une œuvre d’art, bien établis depuis un demi-siècle, il faut se garder des chimères et des dogmes. Il est hélas impossible de reconstituer un état entièrement cohérent. Il est bien sûr impossible de restituer la statue telle qu’elle se présentait dans l’Antiquité. Quant à

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son état au XIXe siècle, il a en partie été modifié au début du XXe siècle. Le goût a changé, le musée n’est plus le même, les visiteurs non plus. Il faut tenir compte des différentes strates qui forment l’histoire de l’œuvre, jauger l’importance relative de chacune, prendre en compte la spécificité du chef-d’œuvre antique, de ce qui en demeure, connaître aussi l’importance de ce qui s’y est ajouté. Au cours de la restauration, il faut aussi admettre qu’il peut y avoir des surprises, et parfois revoir ses décisions. La silhouette de la Victoire, avec ses ajouts en plâtre de 1883 – une aile droite, un sein gauche –, est devenue littéralement iconique : nous l’avons conservée. La présentation du bateau formant la base a trouvé une forme de cohérence dans sa présentation moderne de 1934, nous nous y sommes tenus. Toutefois les bouchages très en retrait, comme on les préférait alors, rendaient le navire difficile à reconnaître en tant que tel. Bien des visiteurs ne l’identifiaient tout simplement pas. Nous avons donc choisi de boucher les lacunes en plus léger retrait. Nous avons surtout choisi de rétablir le contact direct qui existait durant l’Antiquité mais aussi au XIXe siècle entre la statue et le bateau sur lequel la Victoire est saisie en train de se poser majestueusement. C’est en effet là un aspect non seulement historique mais intrinsèquement fondamental de l’œuvre. À l’unanimité de la commission internationale, nous avons pris là l’une des décisions les plus importantes de la restauration de 2013-2014. Nous précisons l’année pour souligner un point qui nous semble important. Il s’agit bien de la restauration du début du XXIe siècle : une étape parmi d’autres au long de la vie du monument. Il y en aura d’autres. À la fin d’un projet, on entrevoit d’ailleurs bien ce que pourraient faire nos successeurs, il faut y penser avec optimisme. Peut-être se posera-t-on la question, en d’autres temps, dans un autre contexte, de l’aile droite en plâtre, devra-t-on la remplacer ? Il est important de souligner que la restauration d’une œuvre quelle qu’elle soit constitue une chance à ne pas manquer de mieux l’étudier, de mieux la comprendre : les Grecs nous parlent du Kairos, un autre personnage ailé que la Victoire, qui personnifie le moment propice, celui de l’opportunité à ne pas manquer. Le Kairos est passé entre 2013 et 2014 dans la salle des Sept-Cheminées, il fallait donc essayer de le saisir ! Nous avons engagé un large programme d’analyses et d’examens avec le Centre de recherche et de restauration des musées de France pour ausculter en détail le monument. À ces équipes se sont jointes celle de l’université Paris VI - Pierre et Marie Curie pour l’analyse des marbres, ou encore Giovanni Verri, du Courtauld Institute, pour traquer des traces de bleu égyptien, invisibles à l’œil nu. Le démontage complet de la base du monument a fourni l’occasion de dresser le relevé précis de chaque bloc du bateau. Nicolas Bresch, architecte à l’Institut de recherche de l’architecture antique (CNRS), s’est attelé à cette tâche considérable, avec l’aide logistique des restaurateurs. Nous avons aussi pu entreprendre la numérisation en 3D de tout le monument. Ce travail, mené par la société Art graphique et Patrimoine, permet d’envisager des projets pédagogiques, des reconstitutions du monument, de mettre à jour les copies de la statue sans avoir à la mouler (voir p. 186-187).

Restaurer c’est apprendre Un chantier de restauration, c’est l’occasion irremplaçable de mieux voir une œuvre, de la comprendre davantage. Une fois déposée de sa base monumentale, la Victoire de Samothrace est bien plus facile à scruter. De jour en jour, durant dix mois, on se fait l’œil avec bonheur ! Après nettoyage, lorsque les badigeons et les plâtres modernes sont retirés, que les bouchages entre les fragments sont allégés, le marbre antique peut livrer de nouvelles informations, de même que les vingt-trois blocs du bateau, une fois démontés. Les campagnes d’analyses du Centre de recherche et de restauration des musées de

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France ou encore le travail de relevé des blocs du bateau sont aussi bien sûr l’occasion d’en apprendre toujours plus au sujet du monument. Ainsi les radiographies de la Victoire ont permis de bien connaître la manière dont elle a été restaurée entre 1880 et 1883, notamment comment les ailes et le pan arrière du manteau avaient été remontés grâce à d’impressionnantes armatures métalliques (voir p. 90). Les examens de surface au vidéo-microscope et en luminescence infrarouge ont quant à eux permis d’établir que le monument était peint, tout au moins en partie. L’information n’a rien de surprenant en soi : la plupart des sculptures en marbre de l’époque hellénistique étaient en effet rehaussées de couleur pour souligner certains détails des vêtements ou du visage. Mais pour la Victoire en particulier, rien n’avait pu être repéré auparavant. Nous savons désormais que le bas de son manteau était souligné d’un galon bleu, qu’il y avait de la couleur sur les ailes et que certains détails du bateau, notamment sur les caisses de rames, étaient peints en noir (voir p. 95). Le démontage des blocs du bateau a permis de mettre au jour l’avant de la cuvette d’encastrement de la statue, jusqu’alors inédit. L’observation de l’ensemble des vestiges conservés, sur deux blocs du Louvre et sur la copie d’un bloc resté à Samothrace, nous a permis de vérifier l’emplacement de la statue sur le bateau et de découvrir que celui-ci avait été modifié durant l’Antiquité. La Victoire a d’abord été placée plus en avant sur le pont, puis près de 30 centimètres en arrière. En 2014, c’est à cet emplacement que nous avons choisi d’installer la statue sur sa base (voir p. 126 sq.). L’étude de la cuvette d’encastrement, et notamment l’observation précise de ses légères différences de niveau ont aussi permis de déterminer précisément l’aplomb de la statue. La restauration a aussi été l’occasion de reprendre l’étude des fragments du monument conservés en réserve au Louvre. Il a ainsi été possible de remettre en place trois fragments du pli de la tunique de la déesse ainsi qu’une belle plume de son aile gauche. Pour le bateau, grâce à un relevé minutieux des profils de moulure, pas moins de neuf fragments ont pu être réintégrés. En outre, grâce à l’aimable coopération de Bonna Wescoat et Dimitris Matsas, on a pu déterminer l’emplacement de dix fragments découverts à Samothrace de 1950 à nos jours. Le ministère de la Culture grec a permis qu’ils soient numérisés et que leurs copies soient aussi intégrées au bateau de la Victoire, à Paris. Grâce à ces dix-neuf fragments, le bateau a quelque peu gagné en lisibilité (voir p. 126 sq.). Paris et Samothrace : le projet de restauration mené au Louvre a aussi été l’occasion de renouveler nos liens avec les équipes qui travaillent à l’étude du sanctuaire des Grands Dieux. L’investissement de la mission américaine, menée par Bonna Wescoat, a été complet : le secteur où se dressait le monument de la Victoire a été entièrement réétudié, de même que ses anciens relevés et tout le matériel de fouille collecté depuis les années 1930. La tâche est ardue tant les vestiges sont ténus. Ce qui subsiste matériellement permet d’envisager un mur de clôture autour du monument, pas davantage. L’état de conservation de la statue et sa technique complexe de réalisation invitent pourtant à imaginer un cadre architectural plus important, comme un petit bâtiment couvert la protégeant : aucun élément concret ne permet toutefois de confirmer cette hypothèse vraisemblable. Il est sage en l’état des recherches de proposer deux reconstitutions pour l’enclos de la Victoire dominant le sanctuaire des Grands Dieux (voir p. 178-179).

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LE MONDE GREC AU IIe SIÈCLE AV. J.-C.


ATTIQUE



I L’ÎLE DE SAMOTHRACE HISTOIRE, CULTE ET SANCTUAIRE


L’ÎLE DE SAMOTHRACE DES ORIGINES À NOS JOURS Dimitris Matsas

Au nord de la mer Égée, seul le haut massif pyramidal du mont Athos est aussi imposant que la masse montagneuse de l’île de Samothrace (fig. 1) ! Ces deux sites eurent d’ailleurs un rôle historique équivalent : Samothrace était dans l’Antiquité l’île des cultes initiatiques des Grands Dieux, dont les rituels promettaient « γίνεσθαι καὶ εὐσεβεστέρους καὶ δικαιοτέρους καὶ κατὰ πᾶν βελτίονας ἑαυτῶν τοὺς τῶν μυστηρίων κοινωνήσαντας » (« à ceux qui communiaient aux mystères d’être protégés en mer, de pouvoir devenir plus pieux, plus justes, et de se dépasser en toute chose 1 ») ; plus tard, le mont Athos se distinguerait en tant que « Sainte-Montagne » de l’orthodoxie 2. La singularité de Samothrace n’est pas seulement due à la morphologie de son massif montagneux, mais à l’atmosphère spécifique de l’île, qu’évoquent bien ses anciens noms : Lefkosia, Lefkania, Lefkonia, tous dérivés de l’adjectif lefkos (blanc) 3. Celui de Samothrace (« Θρηϊκίη Σάμος » : « Samos de Thrace ») est probablement lié, comme le croyait d’ailleurs Strabon 4, à sa haute montagne 5 plutôt qu’aux origines samiotes de la seconde vague de colons arrivés sur l’île, d’après les sources écrites 6 et archéologiques 7, au deuxième quart du VIe siècle av. J.-C., la première ayant été celle des Éoliens au VIIe siècle. L’île, de forme ovale, a 180 kilomètres carrés environ de superficie. Récemment encore, le voyageur éprouvait à son arrivée les difficultés dues à l’absence de port naturel.



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(page précédente) Fig. 1. L’île de Samothrace et le mont Fengari vus du nord

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•2 Fig. 2. Samothrace : plan de l’île 1. Village de Chôra 2. Port de Kamariotissa 3. Hameau de Palaeopolis 4. Sanctuaire des Grands Dieux 5. Cité antique 6. Tours des Gattilusi 7. Tour du cap Phoniás 8. Cap Kipos 9. Mont Saint-Georges 10. Mont Fengari 11. Site de Mikró Vouni 12. Colline Vrychós

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La baie de Kamariótissa, qui est de nos jours le seul embarcadère et l’unique port, se trouve du côté nord du cap d’Akrotíri 8, à l’ouest de l’île. L’isolement de l’île a longtemps contribué à une situation figée d’économie autarcique, avec comme productions agricoles essentielles les olives et les céréales cultivées dans sa partie sud-ouest, où se trouve la quasi-totalité des terres arables 9. Jusqu’à ces derniers temps, les habitants vivaient presque exclusivement de l’agriculture et de l’élevage 10. L’idiome des insulaires, où coexistent des éléments appartenant aux groupes linguistiques égéo-pélagique et thrace, occupe une place singulière dans les dialectes du grec moderne 11.

Fig. 3. Vase de la période néolithique découvert à Mikró Vouní, seconde moitié du Ve millénaire av. J.-C. ; la panse est décorée d’un visage humain

Fig. 4. Empreinte minoenne en argile découverte à Mikró Vouní, XIX e- XVIIIe siècle av. J.-C. : formule hiéroglyphique de libation

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Les fouilles menées sur le site de Mikró Vouní, sur le littoral sud-ouest, où se trouve le tumulus d’un site d’habitation préhistorique (Néolithique récent, âge du Bronze ancien, Bronze moyen jusque vers 1700 av. J.-C.) d’une superficie d’environ 1 hectare, ont livré les premières informations sur la préhistoire et la protohistoire de l’île. Pour le Néolithique récent (milieu du VIe millénaire-début du IVe millénaire av. J.-C.), les constructions révèlent trois phases différentes, avec des céramiques appartenant à une seule et même tradition (fig. 3). Pour la dernière phase du Néolithique récent, c’est-à-dire entre les couches du Néolithique récent et du Bronze ancien, les datations au carbone 14 ont révélé le même vide qu’ailleurs en mer Égée. Les couches du Bronze moyen II ( XIXeXVIIIe siècle av. J.-C.) ont livré un certain nombre de documents en argile, qui proviennent des archives 12 d’un palais minoen (probablement de Cnossos) – c’était la première fois qu’on en découvrait si loin de la Crète. L’implantation minoenne à Samothrace et dans le nord-est de l’Égée, qui était une entreprise palatiale, avait une visée commerciale centrée sur l’acquisition des métaux. Une inscription en linéaire A constitue l’un des premiers exemples de l’utilisation de cette écriture en dehors de la Crète 13. Les empreintes de sceaux 14 portant la première partie de la formule hiéroglyphique de libation 15 sont peutêtre l’indice du rôle joué par l’idéologie religieuse dans les activités économiques de l’élite minoenne 16 (fig. 4). Au Bronze moyen, on peut distinguer trois phases architecturales dans les constructions ; en ce qui concerne la céramique, l’interaction entre la Crète et Samothrace apparaît comme un processus lent : les importations et les imitations de vases minoens sont à éclipses, mais elles ont une répercussion considérable sur la production


L’ÎLE DE SAMOTHRACE DES ORIGINES À NOS JOURS

Fig. 13. Village de Chôra 38


LE SANCTUAIRE ET LE CULTE DES GRANDS DIEUX DE SAMOTHRACE Bonna Daix Wescoat

Les dieux, le culte et le lieu La petite île de Samothrace, repère venteux planté au nord-est de la mer Égée, s’élève spectaculairement au-dessus de l’eau pour culminer à 1 500 mètres, au sommet du mont Fengari (fig. 1). Ce guide des marins et rendez-vous des dieux marquait la charnière géographique et mythique entre la mer Noire, à l’est, et Rome, à l’ouest. Assis sur le plus haut sommet de l’île, celui qui ébranle la terre, Poséidon, regardait la guerre de Troie (Homère, L’Iliade, XIII, 10-22). C’est là que Zeus s’unit à la Pléiade Électre, la lumineuse, et que de leur union naquit la fratrie mythique de Samothrace : Dardanos, Éétion et Harmonie. Dardanos s’en alla vers l’est pour fonder la ville de Troie. Plus tard, son descendant Énée s’en irait créer le peuple romain. Cadmos de Phénicie vint à Samothrace pour chercher sa sœur Europe et y trouva Harmonie, qu’il enleva avant de l’épouser. Au mariage de Cadmos et d’Harmonie, Éétion (ou Jasion) séduisit Déméter, la déesse de la Terre, qui mit au monde Ploutos, le dispensateur de richesses. Zeus le foudroya pour le punir de ce forfait, encore que des récits plus tardifs lui réservent un sort plus doux en le faisant admettre par le même Zeus aux mystères des Théoi Mégaloi, ou Grands Dieux.



LE SANCTUAIRE ET LE CULTE DES GRANDS DIEUX DE SAMOTHRACE

(page précédente) Fig. 17. Le sanctuaire vu du haut du théâtre

Fig. 18. Monnaie en bronze de Samothrace ; avers : Athéna ; revers : déesse mère. Samothrace, Musée archéologique

Fig. 19. Monnaie en bronze de Samothrace ; avers : Athéna ; revers : bélier et caducée d’Hermès. Samothrace, Musée archéologique

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La renommée de l’île provenait du culte à mystères des Grands Dieux, dont les rites d’initiation assuraient une protection en mer et des perspectives d’élévation morale. Bien des héros y accostèrent afin d’être admis aux mystères : les Argonautes qui faisaient voile vers la Colchide pour en rapporter la Toison d’or, notamment Jason, Orphée et les Dioscures ; Héraclès, Ulysse et Agamemnon, selon certains auteurs, réussirent leurs exploits grâce à l’apparition des dieux de Samothrace. Ce que l’on retient de ces légendes, c’est que la petite île rocheuse battue des vents devait posséder de profondes résonances mythiques, étant le berceau de l’ancêtre d’un puissant peuple non grec, les Troyens, et, en même temps, de l’amant de Déméter, la déesse célébrée par les mystères d’Éleusis. Ces récits tournent autour du thème du voyage, physique et métaphysique, fournissant un arrière-plan mythologique au trajet concret et spirituel accompli plus tard par les pèlerins venus à Samothrace pour recevoir l’initiation au culte des Grands Dieux. Qui étaient au juste les Grands Dieux ? C’est l’une des questions que nous avons le plus de mal à élucider, d’autant que les Grecs eux-mêmes ne semblent avoir eu qu’une vague idée de la réponse. Pour Hérodote, ce sont les Cabires. Mnaseas, un auteur de l’époque hellénistique, les appelle Axiéros, Axiokersa et Axiokersos, et les assimile à la triade éleusinienne Déméter, Perséphone et Hadès. À ces trois divinités s’ajoute souvent une quatrième, Casmilos ou Cadmilos, qui ressemble à Hermès. D’autres affirment que les Cabires ne sont autres que Dardanos et Éétion, ou alors Zeus et Dionysos. Deux divinités seulement reviennent avec une certaine fréquence sur les pièces de monnaie : une déesse mère du type Cybèle et un Hermès représenté par ses attributs, le caducée et le bélier (fig. 19). L’hypothèse d’une triade composée d’une grande déesse et deux compagnons concorde avec la plupart des indices. À l’époque hellénistique tout au moins, un lien solide était établi avec les Dioscures, les deux jumeaux qui protégeaient également les navigateurs (fig. 45). Aujourd’hui encore, une atmosphère sacrée indéniable imprègne le sanctuaire des Grands Dieux 1. Il se trouve sur la côte nord de l’île, niché dans un ravin au pied du mont Agios Georgios, un des contreforts de l’imposant mont Fengari. Tourné vers la mer, enserré par trois torrents convergents, il englobe concrètement les forces naturelles divines qui jouent un rôle fondamental dans les rites d’initiation désignés sous le nom de mystères. La renommée des mystères de Samothrace, disait-on, venait juste après celle des mystères d’Éleusis. Hommes et femmes de toutes origines et conditions étaient admis à recevoir l’initiation. Seules les personnes coupables d’un crime de sang inexpié en étaient exclues. Comme à Éleusis, il existait deux degrés d’initiation, la myèsis (cécité) et l’épopteia (contemplation). Mais le pèlerin pouvait recevoir les deux degrés successifs le même jour, contrairement à la règle en vigueur à Éleusis. Les initiés gardaient le silence sur le contenu des rituels. Les textes anciens laissent entendre que l’initiation se déroulait la nuit, que l’on y parlait une langue archaïque, que l’état ithyphallique d’Hermès y revêtait une grande importance, que le futur initié se pliait sans doute au rite d’une danse extatique autour de lui assis, les yeux bandés, et qu’il devait peut-être se livrer à des confidences intimes. L’un des rituels consistait à chercher dans le noir Harmonie enlevée par Cadmos et à danser joyeusement après l’avoir retrouvée. L’initiation aux mystères de Samothrace avait lieu à n’importe quelle date, même en dehors du calendrier des fêtes, pendant toute la période d’avril à octobre où les bateaux pouvaient accoster. La traversée était périlleuse, mais récompensée par des bienfaits incommensurables, car l’initiation procurait aux pèlerins une protection en mer et l’espoir de devenir « plus pieux, plus justes et meilleurs en toutes choses » (Diodore de Sicile, V, XLIX, 6). L’initié recevait une bague en fer magnétisé et une ceinture pourpre attestant l’accomplissement


des épreuves. À partir du IIe siècle av. J.-C. sinon avant, ceux qui le souhaitaient faisaient graver leur nom sur une plaque en marbre ou autre support en pierre pour commémorer ce moment (fig. 44). Ces inscriptions et d’autres nous apprennent que les pèlerins venaient principalement des régions situées tout autour de l’île, en Grèce septentrionale, sur le littoral de l’Asie Mineure et dans l’archipel de l’Égée. Les noms romains qui figurent en grand nombre sur les listes témoignent du large rayonnement du culte des Grands Dieux à une époque où Rome était en train d’étendre son hégémonie sur le monde grec. Une fête annuelle, organisée dans le sanctuaire indépendamment des cérémonies d’initiation, célébrait Dionysos selon l’hypothèse la plus vraisemblable, qui repose pour l’instant sur de simples déductions. Des cités grecques y envoyaient des délégations de théores, les ambassadeurs sacrés, contribuant ainsi à forger des liens diplomatiques entre le culte des Grands Dieux et les diverses communautés d’où venaient les pèlerins. Si l’on ne pouvait recevoir l’initiation que sur l’île même, d’autres sanctuaires dédiés aux dieux de Samothrace, les Samothrakeia, virent le jour à travers l’Égée et jusqu’à la mer Noire. Les initiés pouvaient y tenir des réunions comparables à celles des confréries actuelles.

Fig. 20. Caissons sculptés du plafond du bâtiment de la Frise des danseuses. Samothrace, Musée archéologique

Fig. 21. Reconstitution du sanctuaire vu de l’est. Maquette de Bonna Daix Wescoat, Kyle Thayer et J. Matthew Harrington

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LA ROTONDE D’ARSINOÉ ET SES VESTIGES CONSERVÉS AU LOUVRE

Fig. 38. Bloc de parapet, vers 280-270 av. J.-C. Paris, musée du Louvre

Fig. 39. Bloc de couronnement de mur (épicranitis), vers 280-270 av. J.-C. Paris, musée du Louvre

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La grande rotonde dédiée à Samothrace par la reine Arsinoé (vers 316-270 av. J.-C.) s’imposait sans nul doute comme l’un des monuments parmi les plus marquants de l’entrelacs serré des édifices sacrés qui jalonnaient le sanctuaire des Grands Dieux. Le monument a pu être commandé par la reine lorsqu’elle était l’épouse de Ptolémée II (vers 279-270 av. J.-C.), ou plutôt dès 299-281, alors qu’elle est l’épouse du roi de Lysimaque. La plus vaste rotonde du monde grec (un peu plus de 20 mètres de diamètre), élevée en marbre de Thasos sur de fortes fondations en calcaire, se caractérise par

la grandeur de son espace intérieur, qui devait assurément étonner ses visiteurs. Son ambitieuse élévation se distinguait au niveau supérieur par une fausse galerie, sans véritables fenêtres, décorée de différents motifs liés au culte du sanctuaire. Plusieurs blocs sculptés de la rotonde sont arrivés à Paris, à la suite des fouilles menées par le vice-consul Charles Champoiseau en 1863, 1879 et 1891 (fig. 38), mais aussi par l’archéologue Georges Deville et l’architecte Ernest Coquart en 1866 (fig. 39, 40 et 41). Du couronnement du mur lisse de la rotonde, l’épicranitis, le Louvre conserve


deux fragments de bloc ornés d’une frise de palmettes à pétales ouvertes ou fermées alternant avec des fleurs de lotus ouvertes (fig. 39). Cette frise est elle-même surmontée d’une file de rais de cœur couronnée par un mince cavet. Le relief de ces ornements, somme toute canoniques, est soigneusement traité. De la couleur rehaussait les motifs décoratifs, comme très souvent dans l’architecture grecque : des restes inédits d’ocre rouge, d’ocre jaune, ainsi que de bleu ont été repérés par Véronique Picur lors de la restauration de ces blocs en 2014. À l’étage, le tambour de la rotonde est traité comme une fausse galerie rythmée par des pilastres doriques à l’extérieur et des demicolonnes à chapiteau corinthien à l’intérieur. Quelques éléments de ce décor illusionniste sont aussi conservés au Louvre. Entre les pilastres, des parapets sont décorés de grandes rosettes encadrées de bucranes semisquelettiques (fig. 38). Ces têtes de taureau parées d’une guirlande de laine sacrificielle se détachent sur un drapé ; elles évoquent peutêtre la ceinture rouge des initiés au culte des Grands Dieux de Samothrace. Le chéneau de la corniche du bâtiment est décoré d’un beau rinceau d’acanthe (fig. 42) ponctué de gargouilles léonines. La toiture est quant à elle agrémentée de couvrejoints terminés par une antéfixe ornée d’une palmette ouverte à cœur en fer de lance flanquée de volutes (fig. 40 et 41). Enfin un grand acrotère faîtier couronne la rotonde. Restauré au Ier siècle apr. J.-C., après les tremblements de terre qui affectèrent la toiture au début de l’époque impériale, cet ornement est depuis sobrement décoré de feuilles de laurier superposées. Le décor de la rotonde partage bien des points communs avec ceux d’autres bâtiments, comme le grand temple d’Apollon à Didymes et celui de Léto près de Xanthos. Au IIIe siècle av. J.-C., ce sont sans doute les mêmes ateliers qui travaillaient pour ces chantiers prestigieux.

Fig. 40. Antéfixe, vers 280-270 av. J.-C. Paris, musée du Louvre

Fig. 41. Antéfixe, vers 280-270 av. J.-C. Paris, musée du Louvre

Ludovic Laugier Fig. 42. Fragment d’un bloc de chéneau, vers 280-270 av. J.-C. Paris, musée du Louvre

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LES TÉMOIGNAGES DU CULTE DES GRANDS DIEUX DANS LES COLLECTIONS DU LOUVRE Ludovic Laugier

Le culte à mystères des Grands Dieux de Samothrace fut l’un des plus prisés du monde grec (voir p. 42). Il n’est donc pas étonnant que le sanctuaire de l’île ait livré de nombreux témoignages de cette ferveur : des bâtiments de culte et d’initiation singuliers, ainsi qu’une multitude d’ex-voto, au premier rang desquels figure bien sûr la Victoire. D’autres vestiges, bien plus modestes, en rapport avec le culte des Grands Dieux ont aussi été mis au jour dans le sanctuaire ou dans les nécropoles situées à proximité. Le Louvre en conserve quelques-uns, principalement rapportés à Paris par Charles Champoiseau. Les collections du musée abritent en outre des œuvres en rapport avec le culte des Grands Dieux, provenant cette fois d’autres régions du monde grec.



LES TÉMOIGNAGES DU CULTE DES GRANDS DIEUX DANS LES COLLECTIONS DU LOUVRE

Fig. 43. Pilier hermaïque, Hermès ou Grand Dieu (?), Samothrace, époque impériale. Paris, musée du Louvre

(ci-dessus et page précédente, détail) Fig. 44. Liste d’initiés aux mystères des Grands Dieux de Samothrace, vers 160-180 apr. J.-C. Paris, musée du Louvre (ci-contre) Fig. 45. Relief votif dédié aux Grands Dieux, Larissa (Thessalie), IIe siècle av. J.-C. Paris, musée du Louvre

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Parmi les représentations de divinités liées au culte à mystères du sanctuaire de Samothrace figurent des monnaies (fig. 18, 19), mais aussi des figurines en terre cuite, voire des statuettes. Le Louvre conserve notamment un petit pilier hermaïque découvert par Charles Champoiseau dans la nécropole située « entre l’édicule de la Victoire et le Ptolémaion 1 » (fig. 43). La modeste statuette a probablement été sculptée à l’époque impériale. Elle peut naturellement représenter Hermès : depuis la fin de l’époque archaïque, le dieu est en effet inlassablement figuré barbu, les cheveux longs, la tête au sommet d’un pilier doté en son milieu d’un sexe masculin. Toutefois, dans le contexte des cultes célébrés à Samothrace, il est tout à fait possible que le pilier hermaïque ait pu être associé par son propriétaire à un dieu Cabire, notamment à Cadmilos, assimilé à Hermès (voir p. 44). C’est ce type d’interprétation que proposa Champoiseau, dès 1892, alors qu’il présentait un moulage du pilier hermaïque lors d’une séance de l’Académie des inscriptions et belles-lettres 2. Loin de Samothrace, un relief votif du Louvre, découvert cette fois à Larissa, en Thessalie, montre une image particulièrement intéressante des Grands Dieux 3 : il s’agit d’une théoxénie, un banquet offert aux dieux pour leur rendre hommage et grâce (fig. 45). Danaa, la dédicante, debout à droite du lit de banquet, salue deux cavaliers volant au-dessus du lit. La dédicace précise qu’il s’agit des Grands Dieux, ici représentés à la manière des Dioscures – les jumeaux Castor et Pollux. Une Victoire en vol tenant une couronne les accompagne. On en déduit que les héros ont peut-être aidé un parent de la dédicante à remporter une victoire. Le relief, daté par son style du IIe siècle av. J.-C., montre bien l’importance du culte des Grands Dieux en Grèce continentale, notamment en Béotie et en Thessalie, tout comme leur fréquente assimilation aux Dioscures, surtout à partir de l’époque hellénistique. Parmi les inscriptions grecques du Louvre, dix-neuf proviennent de Samothrace. Elles font partie de l’abondante documentation épigraphique qui nous renseigne sur les initiés au culte des Grands Dieux. Ces textes citent aussi les citoyens qui font office de théores – des envoyés officiels dans l’île de telle ou telle cité –, ou encore les proxènes – les initiés qui représentent le sanctuaire des Grands Dieux une fois de retour dans leur cité d’origine. Ces documents rappellent à quel point le sanctuaire était fréquenté par des Grecs venus de tous horizons. Rien que pour la petite série conservée à Paris, sont cités les gens d’Élis, de Thasos, de Paros, de Myrina, de Samos, de Cos, de Chios, de Magnésie, d’Aigai, de Philippes, de Byzance et de Rome. Parmi eux figurent des citoyens, des affranchis, des esclaves – un trait propre au culte des Grands Dieux de Samothrace, qui figure parmi les plus ouverts du monde grec. Une inscription plus complète mérite l’attention (fig. 44). Il s’agit d’une liste d’initiés venus de l’île toute voisine d’Imbros 4. Ce sont plus particulièrement des clérouques (des colons originaires de la cité d’Athènes) menés par leur chef, Socratès. Les deux degrés de l’initiation aux mystères des Grands Dieux sont évoqués. La liste mentionne en effet des mystes – ceux qui ont reçu le premier degré d’initiation, la myèsis, durant laquelle leur sont révélés un récit et des symboles sacrés – et des époptes – ceux qui ont atteint le second degré, l’epopteia, ou contemplation. Le nom de certains initiés étant connu par ailleurs, le document est daté vers 160-180 apr. J.-C. Cette stèle est à la fois une liste d’initiés et une offrande : en dessous des noms des mystes et des époptes, une dédicace aux Grands Dieux de Samothrace est inscrite dans une grande couronne de laurier. Un relief de Cyzique, offert au Louvre par William Waddington en 1852, permet peutêtre d’évoquer les initiés aux mystères des Grands Dieux de Samothrace. Il a en tout cas fait couler beaucoup d’encre sur le sujet (fig. 46) 5. Ce monument en naïskos, daté par son



LE RELIEF D’AGAMEMNON : UNE SCÈNE D’INITIATION À SAMOTHRACE ? Le musée du Louvre conserve une œuvre exceptionnelle, en rapport avec Samothrace (fig. 47). Ce bas-relief d’époque archaïque est bordé à droite par le panache enroulé d’une tête de griffon. À gauche, trois personnages célèbres de l’épopée homérique sont cités par leur nom, en alphabet ionien : Agamemnon, assis vers la gauche, un objet indéterminé dans les mains ; derrière lui, le héraut Talthybios, tenant le caducée des messagers ; enfin Épéios, le génial constructeur du cheval de Troie. Le relief a été acquis par le musée du Louvre en 1818, lors de la vente de la collection du comte de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France auprès de la Sublime Porte et auteur du Voyage pittoresque de la Grèce. Dans le catalogue de la vente, Léon Jean Joseph Dubois indique au numéro correspondant : « trouvé dans l’île de Samothrace parmi les ruines fort anciennes situées vers le nord ». L’œuvre avait été achetée vers 1788-1790 par un intermédiaire pour le compte de ChoiseulGouffier dans l’île voisine de Ténédos.

Fig. 47. Fragment de relief, scène d’initiation aux mystères des Grands Dieux (?), première moitié du VIe siècle av. J.-C. Paris, musée du Louvre

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La scène représentée pourrait faire référence à l’initiation du roi de Mycènes au culte des Grands Dieux de Samothrace. Daté vers 560-550 av. J.-C., il s’agirait là du plus ancien relief en marbre montrant le culte à mystères, mais aussi du plus narratif, à titre quasiment exceptionnel. La plaque de marbre pourrait avoir formé l’un des accoudoirs d’un siège votif servant à présenter une statue de culte. Le siège a pu aussi être utilisé dans le contexte rituel des danses autour d’un trône (voir p. 44). Il faut toutefois rappeler que le pedigree de l’œuvre et, par conséquence, toute son interprétation ne sont étayés que par la provenance indiquée dans le catalogue de vente de 1818, celle-ci découlant elle-même du seul témoignage du vendeur ayant cédé à Ténédos le relief à l’intermédiaire de Choiseul-Gouffier. Ludovic Laugier




II LA VICTOIRE DE SAMOTHRACE, DE SA DÉCOUVERTE À NOS JOURS


LA DÉCOUVERTE DE LA VICTOIRE ET LES ANCIENNES RESTAURATIONS Marianne Hamiaux

La découverte : 1863-1864 En 1862, le vice-consul Charles Champoiseau (1830-1909) (fig. 48) est chargé de la gérance par intérim du consulat d’Andrinople dans l’Empire ottoman (aujourd’hui Edirne, en Turquie). En tournée d’inspection, il apprend des habitants d’Aenos (Enez, sur la côte égéenne de Turquie) que l’île de Samothrace, toute proche, recèle des antiquités en abondance. Une brève visite dans l’île suffit à soulever l’enthousiasme de cet amateur d’antiquités : il demande et obtient en novembre 1862 du ministère de l’Instruction publique une mission accompagnée d’une modeste allocation de 2 000 francs pour y faire des fouilles. Et le 6 mars 1863, Champoiseau se lance dans l’exploration de ce chaos de ruines avec l’ambition d’y trouver de beaux objets à envoyer au Musée impérial, à Paris, et se faire ainsi remarquer de Napoléon III1.



LA DÉCOUVERTE DE LA V IC TOIR E ET LES ANCIENNES RESTAURATIONS

Le 15 avril 1863, à l’extrémité de la terrasse occidentale où ses ouvriers travaillent à déblayer le grand portique, il repère un débris de marbre sculpté affleurant le sol : c’est la partie droite d’un buste de femme. Il appelle ses ouvriers, qui dégagent un peu plus loin le corps d’une grande statue féminine drapée, accompagné d’abondants fragments de draperies et de plumes. Champoiseau est tout de suite saisi par la qualité de la sculpture, « véritable mousseline de marbre collée par le vent sur des chairs vivantes », selon ses mots. Il poursuit ses efforts pour retrouver la tête et les bras, mais en vain. Au lieu de cela, sont dégagés des blocs massifs de marbre gris aux formes bizarres, qui, imagine-t-il auraient formé un monument funéraire (fig. 50), avec un sarcophage renversé encadré de pylônes de style égyptien. Et le dessin qu’il fait de l’emplacement de sa trouvaille sent son amateur (fig. 51). Champoiseau envoie à Paris tout ce qu’il a pu retrouver de la statue – qu’il a identifiée avec raison comme celle d’une Victoire ailée – et laisse tous les gros blocs sur place. La statue, avec d’autres antiquités recueillies par lui dans le sanctuaire, est acheminée jusqu’au rivage et embarquée par les matelots du navire stationnaire de l’ambassade de France à Constantinople. De Constantinople, elle est expédiée au Pirée, où un navire de la flotte impériale l’emporte jusqu’à l’arsenal de Toulon. Elle y restera six mois, le temps de décider quelle administration paiera les frais de son transport en chemin de fer « à petite vitesse » jusqu’à Paris. Enfin, le 11 mai 1864, elle est réceptionnée au Louvre par le conservateur des Antiques, Adrien de Longpérier : son périple aura duré toute une année. Fig. 48. Charles Champoiseau en 1863 (page précédente) Fig. 49. Premier essai de remontage du monument dans une cour du Louvre en décembre 1879

Fig. 50. Le monument funéraire imaginé par Champoiseau. Paris, Archives des Musées nationaux Fig. 51. Plan de l’édifice de la Victoire et dessin des blocs de la base par Champoiseau. Paris, Archives nationales

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Fig. 52 . La Victoire de Samothrace dans la salle du Tibre

La première restauration : 1864-1866 Longpérier ayant tout de suite jugé la statue digne d’être exposée, il entreprend de la rendre présentable. Pour cela il fait dresser sur un socle de pierre le bloc du corps – qui mesure 2,14 mètres depuis le haut du ventre jusqu’à la plinthe – en privilégiant la vue de trois quarts gauche ; une barre de fer stabilise l’aplomb sur le côté droit. Sont alors refixés à la surface de nombreux débris de draperies, ainsi que le pan volant à l’arrière, recomposé de nombreux fragments. Ce puzzle minutieux est confié au restaurateur des vases de la collection Campana, Enrico Penelli : tels sont les fameux cent dix-huit « morceaux » à partir desquels une tradition tenace, mais inexacte, dit que la Victoire serait refaite. D’autant plus que Longpérier renonce à installer la partie droite du buste sur le corps, tout comme l’aile gauche, pourtant presque entièrement reconstituée. En effet, les lacunes de la partie supérieure de la statue exigeraient des compléments importants (fig. 53), et les bons restaurateurs de marbre sont devenus rares ; en outre, il n’existe pas de statue semblable plus complète pour servir de modèle à imiter. Il prend donc la décision,

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LA VICTOIRE SOUS L’ŒIL DES SCIENTIFIQUES Sandrine Pagès-Camagna, Ludovic Laugier Avec les contributions de Ph. et A. Blanc, E. Lambert, A. Maigret, J. Marsac et G. Verri

Dans le cadre de la campagne de restauration entreprise en septembre 2013, et suite à son déplacement de l’escalier Daru à la salle des Sept-Cheminées, la Victoire de Samothrace a été l’objet d’une série d’examens et d’analyses durant tout l’automne 2013, puis au fil du chantier. Les blocs du bateau qui constituent la base du monument ont également tous été étudiés. Les choix méthodologiques se sont orientés vers des techniques d’observation et d’imagerie (multispectrale, rayonnements X et binoculaire) et des techniques d’analyses pouvant nécessiter des microprélèvements (analyse du marbre, analyse structurale de certains composés). Ces examens et analyses ont permis à la fois de guider certains choix de restauration, en suivant notamment au plus près le protocole de nettoyage du marbre, et de collecter toute information utile sur la technique de réalisation du monument antique.

Étude de la structure des ailes et du pan arrière du manteau de la Victoire par radiographie X Pour mieux comprendre comment la restauration des ailes de la Victoire et du pan arrière de son manteau a été menée il y a plus de cent trente ans, et connaître l’état de conservation de ces remontages, une campagne de radiographie X a été organisée.



LA V IC TOIR E SOUS L’ŒIL DES SCIENTIFIQUES

(page précédente) Fig. 70. Application d’un film radiographique sur l’aile gauche de la Victoire

Un assemblage de douze films radiographiques (35 × 43 centimètres ; 780 grammes chacun), comportant une protection au plomb au revers, a été réalisé sur place afin de couvrir la surface complète de chaque aile ; l’ensemble, d’un poids d’environ 9,4 kilogrammes, a été maintenu suspendu au contact des ailes par un système de portant pendant l’irradiation (fig. 70) ; le même type de montage a été utilisé pour le pan flottant du manteau. Des tests préliminaires ont été réalisés sur chaque aile ainsi que sur le pan arrière du manteau : leurs natures différentes ou leurs épaisseurs très variables ont nécessité des réglages spécifiques obtenus en faisant varier les paramètres suivants : puissance et durée. Un développement instantané au C2RMF a permis de valider les paramètres sélectionnés afin de réaliser l’acquisition de chaque partie en une seule fois. Toutes les expositions ont été réalisées avec un tube situé entre 2,6 et 2,8 mètres, une puissance allant de 100 à 120 kilovolts et sur une durée comprise entre 2 minutes pour le pan de l’himation et 4 minutes pour l’aile gauche.

L’aile gauche, un puzzle virtuose (fig. 71)

Fig. 71. Radiographies de l’aile gauche

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Les clichés permettent de révéler la nature composite de l’aile, en mettant en lumière tenons et tiges métalliques, fragments denses, en marbre, et matériaux de bouchage entre ces derniers. Une armature métallique relie l’aile au corps, tout en la renforçant. Les nombreux fragments de l’aile en marbre sont maintenus à l’aide de goujons et de mortaises au nombre de soixante-treize. Ils sont de longueurs et de sections variables (majoritairement cylindriques, en section franche, de 2 à 7 centimètres de long). Aucune caractéristique de l’imagerie ne permet de préciser la composition du métal employé.


D’autres trous de goujon, vides cette fois, sont visibles dans la partie centrale de l’aile. À cet endroit, la densité plus sombre de la radiographie s’explique par la finesse de la pierre (environ 2 centimètres, mesurée par D. Ibled). Des enduits de bouchage viennent combler les manques entre les blocs et des plumes sont restituées en plâtre ; ainsi en est-il des plumes de l’extrémité de l’aile, renforcées par une armature métallique en U. Ces dernières seraient en plâtre, comme celle inférieure, également renforcée par une tige métallique. Cinq orifices, de même diamètre (13 millimètres) et décalés par rapport à l’armature de soutien actuel, pourraient correspondre à un montage moderne différent. Les deux campagnes de percement au revers de l’aile gauche de la Victoire sont liées à deux phases distinctes de remontage et deux armatures de maintien différentes : - Les trous de goujon vides de 13 millimètres sont liés à un premier remontage, peu avant 1880, alors que l’aile est alors probablement présentée en vitrine près du corps de la statue, comme le suggère un témoignage d’Otto Benndorf 1. Ces trous suggèrent donc l’existence d’une première armature de maintien. - Les trous de goujon utilisés sont ceux qui ont été réalisés lors du montage de 1880-1883, sous la conduite de Félix Ravaisson-Mollien, pour la mise en place de l’armature, toujours en place aujourd’hui. - En outre, quatre trous de goujon de même diamètre, environ 6 millimètres, partiellement conservés et probablement anciens, sont visibles sur la partie supérieure de l’aile. Ils permettent de supposer que d’autres éléments sculptés ont été montés durant l’Antiquité (voir p. 112 à 114).

L’aile droite, du plâtre et une armature en arête de poisson L’aile droite de la Victoire, moderne (fig. 72), a été conçue par Félix Ravaisson-Mollien en 1880-1883. Les clichés révèlent un matériau peu dense, du plâtre, une structure interne en arête de poisson et des parties métalliques. Une armature plus fine que celle de l’autre aile assure son lien avec le corps (deux barres de 35 millimètres contre 55 millimètres pour l’aile gauche). Trois petites tiges métalliques (entre 16 et 20 centimètres) viennent

Fig. 72. Radiographie de l’aile droite

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Fig. 87. テ四e de Paros : vues des carriティres de Pan et des Nymphes

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LA NOUVELLE RESTAURATION DU MONUMENT DE LA VICTOIRE Daniel Ibled, Anne Liégey et Ludovic Laugier Avec les contributions de N. Bruhière, C. Devos, P. Klein, B. Lafay, V. Picur et V. Pillard

Restaurer une sculpture antique, c’est se confronter au talent des Anciens ; restaurer une œuvre grecque complétée au XIXe siècle, c’est tenir compte de sa seconde vie ; restaurer un chef-d’œuvre du Louvre, c’est avoir à l’esprit l’attachement que chacun lui porte. Restaurer la Victoire de Samothrace revient à faire les trois choses à la fois. La restauration du monument, longtemps envisagée, préparée par plusieurs études au musée du Louvre, en 2002 et en 2009, impose de multiples préoccupations. Il faut préserver l’intégrité du travail du sculpteur grec, rendre au marbre ses teintes d’origine patinées par les siècles, saisir toute chance de mieux comprendre l’œuvre, respecter aussi son histoire moderne et la forme qui lui fut donnée au XIXe siècle par nos prédécesseurs au moment du remontage des différents fragments qui la constituent. Il faut se tenir en alerte, prêt à être surpris par des observations inattendues, laisser parler l’œuvre, la laisser nous livrer encore quelques-uns de ses secrets. Il faut aussi songer que nos successeurs reprendront un jour l’ouvrage et donc travailler de façon réversible pour ne pas hypothéquer leurs propres choix. Au XIXe siècle, la restauration du monument de la Victoire s’est déroulée en plusieurs actes (voir p. 75). Elle est emblématique de l’histoire de la restauration des antiques, ou plutôt elle en matérialise singulièrement plusieurs étapes. À partir des années 1850, les grands musées n’envisagent plus guère de compléter l’ensemble des parties manquantes, comme c’était l’usage dans les collections patriciennes du XIVe au début du XIXe siècle. Entre 1864 et 1866, Adrien de Longpérier souhaite ne remonter que les fragments conservés – sans toutefois avoir les moyens de le faire – et compléter les parties manquantes a minima (fig. 52 p. 75). Seule la partie inférieure de la statue est restaurée et quelques lacunes sont alors refaites en marbre de Carrare. 10 4



LA NOUVELLE RESTAURATION DU MONUMENT DE LA V IC TOIR E

(page précédente) Fig. 88. Dépose de la Victoire de Samothrace, le 10 septembre 2013

Ces ajouts, au bas de la jambe gauche, sont d’ultimes témoignages de la technique italienne des tasseli, tant prisée durant les siècles précédents. En 1880, lorsque Ravaisson-Mollien père et fils se lancent dans le remontage de l’aile et du buste, ils reconstituent cette fois les lacunes en plâtre (voir p. 80, fig. 58). Le matériau est plus souple, plus facile à mettre en œuvre, moins onéreux. Tiré à partir d’une empreinte, il évite aussi d’affranchir les plans de cassure du marbre antique. La restauration de 2013-2014 s’est donné pour objectif de tenir compte de l’histoire de l’œuvre dans toute sa durée : mettre en valeur l’une des statues les plus magistralement baroques de l’époque hellénistique et tenir compte de sa seconde vie, à l’époque moderne. Sa silhouette, en effet, est aussi en large part le fruit du projet de Félix Ravaisson-Mollien, lui-même nourri des débats et des études de son temps. C’est un chef-d’œuvre de l’art grec mais aussi, dans une certaine mesure, du XIXe siècle. Puisque la restauration actuelle conduit à démonter tout le monument, l’occasion nous est donnée de reprendre en compte le rapport fondamental entre la Victoire et le bateau sur lequel elle se pose du pied droit. Sur ce point, il faut cette fois se tourner vers la restauration du bateau dans les années 1930. Entre 1932 et 1934, l’escalier Daru est entièrement revu à l’occasion du plan de réaménagement général du musée dirigé par Henri Verne. Le bateau est avancé sur le palier, sa restauration est aussi reprise. En 1933, le capitaine de frégate Carlini convainc le conservateur d’alors, Étienne Michon, de mettre en œuvre une reconstitution particulière de la proue, la rendant sensiblement plus haute qu’auparavant. De face, ce nouveau volume cache dorénavant les jambes de la statue. En outre, cette nouvelle élévation instaure une confusion entre le pont de combat et le plat-bord du bateau (voir p. 84, fig. 62 et 63). Un bloc moderne est alors ajouté pour remédier aux deux problèmes : il doit rehausser la statue par rapport à la proue tout en suggérant de façon générique le pont de combat théoriquement manquant. Ce dispositif devient pourtant bien vite obsolète : contestable, la restauration de la proue proposée par Carlini est abandonnée quelques mois plus tard. Elle est remplacée par l’avant d’un pont de combat en plâtre au profil bien plus juste et placé à la bonne hauteur, encore visible aujourd’hui. Le bloc moderne, sans doute peu commode à retirer, reste pourtant sous la statue. En éclaircissant cet épisode devant la commission internationale qui accompagne nos travaux, il est apparu évident que la Victoire devait à nouveau se trouver en contact direct avec le bateau sur lequel elle est en fait saisie en train d’atterrir souverainement. Concernant le profil du pont de combat du bateau, l’état de 1934, notamment le complément en plâtre alors retenu, a été considéré comme satisfaisant, à quelques détails près (voir p. 85). Ces différentes considérations, longuement discutées en commission de restauration, guident les choix retenus au fil du chantier, de septembre 2013 à juin 2014.

Dépose de la statue La sculpture a été déposée le 10 septembre 2013 (fig. 88). Pour cette opération et le démontage du bateau, nous avons bénéficié du matériel mis à notre disposition par la société Bovis Fine Art 1 : une double structure d’échafaudage d’une hauteur de 7 mètres, placée en parallèle de part et d’autre du bateau, supportant deux poutres de levage d’une capacité de charge de 3 tonnes chacune, munies de chariots porte-palans pour permettre les translations longitudinales, et de deux palans d’une capacité de charge de 2 tonnes. La statue était maintenue par des élingues installées en berceau et passant sous la base moderne en pierre. Un moulinage horizontal placé au niveau de la taille, posé de manière à échapper aux ailes et à n’exercer aucune pression sur les volumes des drapés, permettait de la sécuriser.

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Une fois le système de levage parfaitement réglé, la statue a été soulevée à l’aide des deux palans et déplacée sur l’avant du bateau, puis déposée sur une palette reposant sur une structure porteuse, permettant de combler la différence de hauteur entre les deux paliers de l’escalier Daru. Ensuite, la statue a été déplacée jusqu’à la salle des Sept-Cheminées sur un long chemin de roulement. Sur son passage deux portes du musée ont dû être déposées. Une fois la statue installée dans la cabine de restauration aménagée dans la salle des Sept-Cheminées 2, le démontage du bateau a pu commencer.

Fig. 89. Relevés des blocs de la base du monument ; en gris les lacunes Dessin de V. Foret

Démontage du bateau Démonter la base de la Victoire de Samothrace : une gageure mais une nécessité autant qu’une opportunité scientifique. L’escalier Daru est en effet tant fréquenté – sept millions de visiteurs par an – qu’il est impossible d’y installer durablement un chantier de restauration. Les six semaines de démontage des vingt-trois blocs formant la base du monument, soit 27,5 tonnes de marbre, ont permis de réunir toutes les conditions nécessaires pour travailler dans l’espace de restauration de la salle des Sept-Cheminées durant dix mois, d’examiner chaque bloc avec le C2RMF (voir p. 95), de les nettoyer. Dans ce délai, il a aussi été possible d’en dresser précisément les relevés graphiques, grâce au travail méticuleux de Nicolas Bresch, architecte à l’Institut de recherche sur l’architecture antique, CNRS. Pour le démontage du bateau, il a fallu tenir compte de sa logique de construction et de son état de conservation lacunaire (fig. 89). La disposition et la forme des blocs jouent un rôle très important dans la stabilité de l’ensemble du monument. En effet, le bloc A3 est maintenu en position par le poids des blocs B5 et B6. Ces derniers, ainsi que les blocs B1 à B4, sont maintenus par le poids de l’assise supérieure et de la statue. Certains blocs présentent d’importants volumes en porte-à-faux (B1 à B6, B8 et A3). Afin d’éviter tout risque de déplacement de ces blocs au moment de la dépose, nous les avons étayés à l’aide de tubes et vérins, et de bastaings (fig. 90). Cette opération a permis de sécuriser le système par une meilleure répartition des charges. Le bloc A3 présente, en dessous, une forme particulière rendant le volume de la quille. En conséquence, il a été soutenu à l’aide d’une contre-forme en résine époxyde RenPaste® SV 36 / HV 36 3 qui épouse parfaitement le dessous du bloc. Cette contre-forme est reprise par l’intermédiaire d’une cale en bois sur les vérins. Les joints en ciment entre les blocs, ainsi que les importantes reconstitutions de volume entre les blocs C1/C4 - C4/C5 - B6/B7 et B7/B8 composées de différents matériaux (plâtre, mortier de chaux, avec une charge de mâchefer pour les volumes importants) ont été dégrossis mécaniquement et partiellement éliminés au burin afin de libérer les blocs les uns des autres. Le bloc C6, dont seul un fragment de la partie avant est

Fig. 90. Démontage du bateau formant la base du monument, bloc de la proue étayé

Fig. 91. Démontage des blocs du bateau

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III L’ÉTUDE DU MONUMENT DE LA VICTOIRE


LA DESCRIPTION ET LA CONSTRUCTION DU MONUMENT Marianne Hamiaux

La statue 1 La personnification de concepts comme la Justice (Thémis), la Vengeance (Némésis), la Bonne Fortune (Tychè), la Paix (Eirénè), et leur représentation sous l’aspect d’une femme de nature divine étaient un usage bien établi chez les anciens Grecs. La plus ancienne de ces personnifications, et la plus originale sans doute, est celle de la Victoire (Nikè). Dès l’époque archaïque, elle apparaît dans l’art grec comme une jeune femme ailée, vêtue d’une longue robe, descendant des cieux pour couronner les vainqueurs – aux jeux comme à la guerre –, faire une libation pour remercier les dieux, ou bien encore voler à la surface de la terre pour répandre dans l’univers la nouvelle d’une victoire (fig. 118). La Victoire de Samothrace, dans l’esprit de l’époque hellénistique, est fidèle à cette tradition : la statue, sculptée dans le plus beau marbre statuaire de Grèce, celui de Paros (voir p. 100), représente une femme drapée, au corps puissant, qui, les ailes encore déployées, est en train de se poser à l’avant d’un navire.



LA DESCRIPTION ET LA CONSTRUCTION DU MONUMENT

(page précédente) Fig. 118. Œnochoé attique à figures noires de Ritsona, attribuée au Peintre d’Athéna. Thèbes, Musée archéologique

Fig. 119. Détail du rabat du chitôn (page de droite) Fig. 120. La draperie du chitôn

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Les draperies La déesse porte une tunique en tissu fin (chitôn) ceinturée sous les seins et tombant jusqu’aux pieds (fig. 119 et 120). On s’extasie à juste titre sur le traitement virtuose de ce vêtement fluide, dévoilant plutôt qu’il ne couvre les chairs : sur le ventre et la cuisse gauche, l’étoffe tendue est parcourue de nervures ondulantes à fleur de peau ; sur la hanche gauche et le flanc droit, elle s’amasse en étroites coulées de plis serrés, au rendu presque graphique ; devant la jambe gauche, où elle tombe librement, des incisions en surface traduisent l’effet crêpelé du tissu léger. Illusionniste, cette virtuosité n’est pas esclave de la réalité. On remarque par exemple que le bas de l’étoffe retombant sur les hanches est replié (fig. 119 et 120) : la tunique, ceinturée une première fois, a été remontée pour être raccourcie, et le rabat ainsi formé a été serré à son tour par une seconde ceinture – celle que l’on aperçoit sous les seins. Le sculpteur n’a eu que faire de cette accumulation de ceintures et d’épaisseurs d’étoffe dans le traitement du ventre, où il a, plus qu’ailleurs peut-être, accentué l’impression de fluidité et de finesse du vêtement. Comment le chitôn était-il fixé aux épaules ? Il est


Fig. 120


LE CONTEXTE HISTORIQUE ET ARTISTIQUE Marianne Hamiaux

Une offrande 1 Le monument de la Victoire faisait partie des nombreuses offrandes, parfois de taille impressionnante, dédiées dans le sanctuaire de Samothrace. De fait, si les Cabires de Samothrace, dieux très anciens de la Fertilité, apportaient aux initiés des mystères des bienfaits spirituels certains, ils étaient aussi réputés pour les protéger efficacement du danger. Ainsi les navigateurs pris dans la tempête ou les guerriers exposés au combat, ceints d’une bandelette pourpre autour de la taille en guise de talisman, invoquaient les « démons des Mystères » pour triompher des périls les plus graves. Une offrande représentant une Victoire posée sur une proue de navire de guerre paraît donc tout à fait appropriée en ces lieux, où l’on peut penser qu’elle fut consacrée par le prestigieux vainqueur d’une bataille navale pour honorer les dieux. Un modèle de navire abrité dans un bâtiment érigé à l’autre extrémité de la terrasse occidentale (voir fig. 36 et 37 p. 58 et 59), peut-être dédié par Antigone Gonatas après la bataille de Cos au milieu du IIIe siècle av. J.-C., fournit un autre témoignage de ce type d’offrande – tout comme le navire abrité dans le Monument des Taureaux à Délos.



LE CONTEXTE HISTORIQUE ET ARTISTIQUE

(page précédente) Fig. 148. Frise de la Gigantomachie du Grand Autel de Pergame, détail : Athéna terrassant Alcyonée, vers 180-160 av. J.-C. Berlin, Pergamon Museum

La dédicace perdue Champoiseau, archéologue amateur, n’a laissé qu’un schéma approximatif de l’emplacement où il avait trouvé la Victoire en 1863 (voir p. 74, fig. 51), et les fouilles qu’il a menées en 1891 pour retrouver la tête de la statue ont bouleversé de fond en comble le contexte archéologique du monument. Le relevé publié entretemps par Hauser en 1880, plus fidèle mais très partiel, n’est pas d’une lecture aisée, et les fouilles reprises au XXe siècle n’ont pas permis d’aboutir à une interprétation assurée des structures encore visibles (voir p. 174). Leur dernier examen a permis d’écarter définitivement l’hypothèse d’une fontaine, avancée par Karl Lehmann en 1973, ainsi que l’interprétation du monument de la Victoire comme couronnement du théâtre construit en contrebas, suggérée par Heiner Knell en 1995 2. Quelle qu’ait pu être la façon dont la Victoire était protégée des intempéries – comme la complexité de son montage et l’excellent état de la surface du marbre le font penser –, l’offrande devait être accompagnée d’une dédicace bien visible, gravée de façon durable dans la pierre. Elle précisait le nom du donateur et les circonstances de l’érection du monument, assurant ainsi au dédicant et, peut-être plus discrètement, au sculpteur, une part de gloire méritée. Car tel était bien, à côté d’un acte de piété sincère envers les dieux, le rôle de ces offrandes prestigieuses dans les grands sanctuaires. Les fouilles n’ont pas permis de retrouver cette dédicace – clé indispensable, et la plus sûre, pour toute proposition d’interprétation, d’attribution et de datation (qui aurait songé, sans la dédicace, à faire de la Victoire d’Olympie l’œuvre d’un sculpteur originaire du nord de la Grèce, offerte par les habitants de Naupacte et de Messène après leur participation à une bataille durant la guerre du Péloponnèse ?). Et aucun écrivain de l’Antiquité n’a laissé de description du sanctuaire de Samothrace qui aurait mentionné ses bâtiments et énuméré ses offrandes, comme le fit Pausanias pour d’autres grands sites grecs. C’est donc bien démunis que les savants se sont lancés dans la périlleuse opération de dater et d’attribuer notre chef-d’œuvre. Partant du principe que la Victoire de Samothrace fut dédiée à la suite d’une victoire navale, c’est la base en forme de navire qui va fournir la clé de toute l’analyse historique, puis artistique de l’œuvre.

L’origine rhodienne 3

Fig. 149. Fragment d’une petite base avec la fin d’un nom, IIe siècle av. J.-C. (?). Paris, musée du Louvre

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En 1904, Karl Frederik Kinch, l’archéologue danois chargé de l’exploration des ruines du sanctuaire d’Athéna sur l’acropole de Lindos, dans l’île de Rhodes, remarque un grand nombre de bases de statues faites d’un marbre gris-bleu très particulier, extrait des carrières voisines de Lartos ; il découvre même les blocs d’une base en forme de navire (fig. 150), ce qui lui rappelle tout de suite la base de la Victoire de Samothrace au Louvre : ses blocs sont bien taillés dans ce marbre propre à l’île de Rhodes. Trente ans plus tard, un savant allemand, Hermann Thiersch, reprend la question en attribuant à la base de la Victoire un petit fragment de plinthe (fig. 149) que Champoiseau avait trouvé en 1891 dans l’enceinte de la Victoire et envoyé au Louvre. Il est, lui aussi, en marbre de Lartos et porte gravée la fin d’un nom en S, suivie de l’ethnique « RODIOS » (rhodien). Thiersch restitue avec brio le nom du sculpteur Pythocritos de Rhodes, attesté par de nombreuses signatures sur des bases de statues conservées à Rhodes : il s’agit certainement du sculpteur de la Victoire. La carrière de ce sculpteur étant datée entre 200 et 165 av. J.-C., Thiersch en déduit que le monument de Samothrace a été commandé à Pythocritos par les Rhodiens pour commémorer une victoire navale qu’ils auraient remportée dans ces années-là. Il n’a que l’embarras du choix : les insulaires


Fig. 150. Base en forme de proue de navire, vers 265-260 av. J.-C. (?). Lindos de Rhodes, sanctuaire d’Athéna

rhodiens possédaient une excellente flotte, et participaient aux combats incessants que se livraient les royaumes hellénistiques de Pergame, d’Antioche et de Macédoine, auxquels les Romains finirent par se mêler. Thiersch donne la préférence aux batailles de Sidè et Myonnisos, en 190 av. J.-C. Elles préludaient à la défaite d’Antioche par Pergame à Magnésie du Sipyle, en 189 av. J.-C., à la suite de laquelle Rhodes, alliée de Pergame, obtint pour un temps assez bref une position prédominante en Méditerranée orientale. C’est donc peu après, dans la deuxième décennie du IIe siècle av. J.-C., selon lui, que les Rhodiens font élever cette grande offrande dans le sanctuaire de Samothrace. En 1938 l’épigraphiste Christian Blinkenberg démontre que la proue représentée est celle d’un navire typiquement rhodien nommé trihémiolie dans les inscriptions de l’île, confirmant ainsi la thèse que l’ex-voto de Samothrace est non seulement l’œuvre d’un Rhodien, mais bien une consécration des Rhodiens eux-mêmes. De ce fait, la statue de la Victoire devenait le fleuron de l’école de sculpture qui s’épanouit à Rhodes à l’époque hellénistique, dont la grande historienne de l’art grec Margarete Bieber dressa le panorama en 1955. Après l’exploit des bronziers qui réalisèrent le colosse de Rhodes au IIIe siècle av. J.-C., les signatures de nombreux sculpteurs témoignent de l’importance et du rayonnement de cette école, autant à Rhodes qu’à l’extérieur : les noms de plusieurs d’entre eux sont associés au groupe du Laocoon trouvé à Rome, à celui du Taureau Farnèse, maintenant à Naples, ou encore à la frise de la Gigantomachie du Grand Autel de Pergame, conservée à Berlin (fig. 155, 156 et 157). Comme la Victoire de Samothrace, ces œuvres très animées, voire agitées, aux figures puissantes, extrêmement impliquées dans le moment et l’action, caractérisent le style rhodien que Bieber qualifie de « baroque hellénistique ». Voilà en résumé ce que l’on pouvait dire de la Victoire de Samothrace, et qui, dans ses grandes lignes, a longtemps prévalu.

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QUEL CADRE ARCHITECTURAL POUR LA VICTOIRE ? À l’origine, le monument de la Victoire occupait un renfoncement creusé à flanc de colline, au-dessus du théâtre et à côté de la Stoa (fig. 158). À cet emplacement de choix, il était visible de la Stoa, du théâtre, et des principaux édifices du cœur du sanctuaire. On imagine bien qu’un monument aussi splendide devait être inséré dans un cadre architectural digne de lui.

Les vestiges

Fig. 158. L’enceinte de la Victoire vue du nord

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Étonnamment, il s’agit d’une construction peu raffinée au regard de ce que l’on peut observer à Samothrace. Alors que le

sanctuaire abrite de nombreux bâtiments en marbre, l’enceinte de la Victoire était constituée de blocs de grès calcaire sans doute recouverts d’enduit. Leurs fondations, seules conservées, forment un rectangle de 13,40 × 9,55 mètres (fig. 159). Leurs vestiges sont visibles sur une hauteur de deux degrés, mais des entailles et des traces d’érosion indiquent qu’il y avait au moins trois assises. Les restes de remblais conservés nous permettent de supposer que le socle du monument arrivait au ras de la troisième assise, ou un peu audessus (fig. 159).


Fig. 159. Plan de situation de l’enceinte de la Victoire. Dessin de John Kurtich

À l’intérieur de son enceinte, la statue était placée en biais par rapport au mur du fond. Cette position répondait à deux considérations : orientée dans l’axe du sanctuaire, la déesse répandait son message de victoire à travers tout le téménos ; vue de près, on pouvait admirer la statue sous son angle le meilleur, de trois quarts gauche. Certains archéologues ont pensé qu’un mur de refend partageait transver-

salement l’intérieur de l’enceinte, mais ils ont été induits en erreur, semble-t-il, par la présence d’un alignement de grosses pierres à proximité. Un mur de soutènement en blocs de basalte encadrant le monument servait à retenir les terres de la colline à l’arrière et sur les côtés de l’enceinte de la Victoire, mais les fouilles pour retrouver ces murs d’époque hellénistique ont été vaines. Les

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QUEL CADRE ARCHITECTURAL POUR LA VICTOIRE ?

Remblai conservé pour l’assise de fondation

Remblai conservé pour l’assise de fondation

Coupe A1 : état conservé

Blocs S Assise de fondation

Blocs S Assise de fondation Coupe A2 : état conservé, avec la restitution de la base du monument telle que dessinée par les Autrichiens

Assise non attestée, suggérée par les Autrichiens

Coupe B2 : état conservé, avec la restitution de la base du monument telle que dessinée par les Autrichiens 3e degré restitué 2e degré 1er degré Niveau restitué du sol antique

3e degré restitué 2e degré 1er degré Niveau restitué du sol antique

Coupe A3 : coupe reconstituée

Niveau de sol conservé 3e assise de fondation

Coupe B1 : état conservé

Coupe B3 : coupe restituée

3e degré restitué 2e degré 1er degré Euthynteria (assise de réglage) 1re assise de fondation 2e assise de fondation 3e assise de fondation

Fig. 160. Coupes longitudinale et transversale de l’édifice, avec le socle de la statue positionné par rapport aux fondations. Dessin de John Kurtich et C. Pavel

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Fig. 161. Vue en coupe de la reconstitution hypothétique de l’enceinte de la Victoire sous la forme d’une fontaine. Dessin inédit, mission archéologique américaine de Samothrace

murs visibles actuellement sont d’époque romaine, et le mur le long du côté sud passe un peu au-dessus du monument. Ces murs ont été partiellement restaurés à l’époque moderne.

L’interprétation En observant des traces d’érosion due à un ruissellement d’eau, Karl Lehmann, qui a mené les premières fouilles systématiques de l’enceinte, en avait déduit que le monument de la Victoire ornait une fontaine – ce qu’a contesté Jean Charbonneaux, qui fouillait alors avec lui. La découverte d’une partie de canalisation en terre cuite sortant de la colline au-dessus de l’enceinte semblait confirmer cette hypothèse. Karl Lehmann imagina un dispositif sur deux niveaux avec, en haut, côté sud, l’emplacement de la statue, et en bas, côté nord, un bassin pasemé de rochers, donnant ainsi l’impression que la Victoire se dressait à la proue d’un navire voguant au milieu de dangereux écueils (fig. 161). La reconstitution proposée par Karl Lehmann comprenait un muret entourant la fontaine sur trois côtés. Dans le dessin inédit reproduit ici, la troisième assise du niveau supérieur se transforme en parapet au niveau inférieur.

Cette idée, aussi séduisante soit-elle, doit pourtant être abandonnée. Il n’existe aucun système hydraulique dans le soidisant « bassin » : la rigole visible à cet endroit a été creusée par un ruisselement d’eau après l’Antiquité, et la canalisation découverte au-dessus du monument servait à alimenter en eau la Stoa. Enfin, rien ne prouve que les gros rochers visibles dans la partie antérieure de l’enceinte aient fait partie de l’installation d’origine. Même le plus grand se trouve bien en dessous du niveau du stylobate (fig. 160). Ils pourraient faire partie du remblai des fondations mais pourraient aussi provenir d’un éboulement naturel beaucoup plus récent. L’idée de la fontaine maintenant écartée, il faut envisager un autre mode de présentation. La question primordiale est de savoir si la Victoire se trouvait dans un édifice couvert (naïskos) ou dans une enceinte à ciel ouvert entourée d’un péribole bas. Des pierres de taille en grès calcaire de même nature que celle des fondations ont été retrouvées en abondance dans une construction d’époque byzantine à l’autre extrémité de la terrasse occidentale. Elles pourraient provenir du monument de la Victoire, car il est le seul bâtiment du sanctuaire connu à ce jour qui utilise ce type

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QUEL CADRE ARCHITECTURAL POUR LA VICTOIRE ?

Fig. 162. Reconstitutions hypothétiques de l’enceinte de la Victoire sous forme de naïskos ou de péribole. Dessin de Chase Jordan

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de matériau. Malheureusement aucun de ces blocs n’a de caractéristique architecturale susceptible de déterminer leur appartenance à un bâtiment couvert plutôt qu’à un péribole. Des fragments de moulures en stuc (cavet d’angle et quart-de-rond) retrouvés sur le site appartiennent certainement à l’enceinte, mais conviennent à l’hypothèse

d’un naïskos autant qu’à celle d’un péribole. On a trouvé aussi des fragments de décor en stuc en forme de gargouille à tête de lion qui ressemblent à des exemples connus de chéneaux de toiture, mais aussi à des bouches d’eau sur des murs de fontaine. En faveur d’un espace clos, on peut citer un très petit nombre de fragments d’enduits


bleu et blanc portant des traces de panneaux à ciselures d’encadrement, technique généralement réservée à Samothrace à la décoration intérieure. À cela s’ajoute l’état de conservation remarquable de la surface du marbre de la statue. En l’état actuel de nos recherches, les deux hypothèses, celle du naïskos et celle du péri-

bole, restent envisageables (fig. 162). En avançant dans nos travaux, nous espérons affiner notre connaissance de l’environnement architectural dans lequel s’insérait le monument et mieux apprécier la façon dont il contribuait à l’effet que la Victoire produisait sur les visiteurs. Bonna Daix Wescoat

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ANNEXES


LE DÉMONTAGE DU MONUMENT En septembre 2013, installation d’un immense échafaudage, dépose de la statue et démontage du bateau bloc par bloc


LE TRAVAIL DANS LA CABINE DE RESTAURATION Examens et analyses du monument par les équipes du C2RMF, de l’université Paris VI - Pierre et Marie Curie, et du Courtauld Institute ; tests de nettoyage, reprise des bouchages par l’équipe des restauratrices


LE REMONTAGE DU MONUMENT Transport et pose des blocs du bateau ; mise en place des bouchages et réintégration de nouveaux fragments


LA RÉINSTALLATION DE LA STATUE Transfert de la Victoire installée sur son nouveau support métallique


LA NUMÉRISATION EN 3D DU MONUMENT

Nuages de points

Texturage en cours


DE LA VICTOIRE DE SAMOTHRACE (ART GRAPHIQUE ET PATRIMOINE)

Image en 3D

Image réelle



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