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1.
Le spectre du massacre de deux cent mille Hutu, en 1972, ressurgit et ce sont toutes leurs revendications politiques qui se dĂ©chaĂźnent suite Ă la mort, en 1993, du premier prĂ©sident de leur ethnie («âdonne-nous notre Ndadaye sinon on te tueâ», aurait dit lâun des prĂ©venus du dossier 75). Plusieurs centaines de milliers de personnes, tutsi majoritairement, perdront la vie au cours des annĂ©es 1990. Le caractĂšre «âde masseâ» du conflit est perceptible dans les dossiers que nous avons analysĂ©sâ: selon la base de donnĂ©es, 88,5% des prĂ©venus ont Ă©tĂ© poursuivis devant les tribunaux pour des faits visant plusieurs victimes (on ne peut dĂ©terminer leur nombre moyen, faute de chiffres prĂ©cis, mais pour les 1022 prĂ©venus pour lesquels nous disposons dâinformation, le nombre moyen des victimes est de 10,82, la mĂ©diane Ă©tant de 4. Une affaire concernait Ă elle seule 150 victimes). La «âcrise de 1993â» sâinscrit dans une histoire longue et compliquĂ©e dâoppositions ethniques, militaires et politiques entre les diffĂ©rentes forces burundaises, et est marquĂ©e de nombreuses tentatives politiques (nationales et internationales) pour apaiser le conflit. Un processus de paix, amorcĂ© en juin 1998, permet la signature des «âAccords dâArushaâ», le 28 mai 2000, par le gouvernement, lâAssemblĂ©e Nationale et les partis politiques regroupĂ©s en deux coalitions (lâune principalement hutu, le G7, et lâautre principalement tutsi, le G10). Certaines forces armĂ©es nây participent pas mais les conflits se calmeront progressivement au cours des annĂ©es suivantes, par la politisation (et la dĂ©militarisation) de plusieurs factions hutu et tutsi. Aujourdâhui, la crĂ©ation dâune Commission de VĂ©ritĂ© et RĂ©conciliation et dâun Tribunal SpĂ©cial pour le Burundi, prĂ©vus dans les Accords dâArusha, restent en chantier. Avec le soutien des Nations Unies, le gouvernement a conduit en 2009 une consultation populaire sur la mise en Ćuvre de ce double mĂ©canisme. ChargĂ© de lâorganisation des consultations, le ComitĂ© de Pilotage Tripartite, composĂ© de reprĂ©sentants du gouvernement, des Nations Unies et de la sociĂ©tĂ© civile, a rendu un rapport final Ă ce sujet. Notre rapport vise notamment Ă nourrir la rĂ©flexion qui sous-tend ces entreprises transitionnelles. Ce rapport est consacrĂ© au «âcontentieux de 1993â», donc au traitement des Ă©vĂ©nements par les tribunaux. Dans la base de donnĂ©es Ă©tablie par ASF, les faits couverts par les dossiers judiciaires sont rĂ©partis comme suitâ:
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Le «âcontentieux de 1993â»
Les tribunaux
Les premiers enquĂȘtes et procĂšs relatifs Ă la «âcrise de 1993â» ont dĂ©butĂ© devant les juridictions ordinaires, dĂšs 1994. LâannĂ©e 2000 est celle oĂč sont rendues le plus de dĂ©cisionsâ: AnnĂ©e de la dĂ©cision FrĂ©quence
Pourcentage
Pourcentage valide
Pourcentage cumulé
1996
28
1,2
2,2
2,2
1997
45
1,9
3,6
5,8
1998
40
1,7
3,2
9
1999
62
2,6
5
14
2000
315
13,2
25,2
39,2
2001
282
11,8
22,5
61,7
2002
219
9,2
17,5
79,2
2003
132
5,5
10,6
89,8
2004
31
1,3
2,5
92,2
2005
94
3,9
7,5
99,8
2006
3
0,1
0,2
100
Total
1251
52,5
100
Valeur manquante
1132
47,5
Total
2383
100
Année des faits Fréquence
Pourcentage
Pourcentage valide
Pourcentage cumulé
1993
1969
82,6
85,3
85,3
1994
149
6,3
6,5
91,7
1995
34
1,4
1,5
93,2
1996
63
2,6
2,7
95,9
1997
58
2,4
2,5
98,4
1998
11
0,5
0,5
98,9
1999
15
0,6
0,6
99,6
2000
7
0,3
0,3
99,9
2001
3
0,1
0,1
100
Total
2309
96,9
100
Valeur manquante
74
3,1
Total
2383
100
Certains mois, voire certains jours sont particuliĂšrement reprĂ©sentĂ©s. Il en va ainsi du mois dâoctobre 1993 (1855 prĂ©venus): les actes commis durant la seule semaine du 21 au 26 octobre 1993 reprĂ©sentent 1258 prĂ©venus. Outre cette dĂ©finition «âtemporelleâ» du contentieux qui nous occupe, il faut relever que le caractĂšre ethnique du conflit apparaĂźt explicitement dans de nombreux dossiersâ: en relatant les faits ou Ă propos de la procĂ©dure en cours, tous parlent de «âla crise de 1993â», des Hutu, Tutsi ou Twa impliquĂ©s dans les massacres et pillages. Nous verrons que la base lĂ©gale des dĂ©cisions judiciaires renvoie dâailleurs directement Ă la «âcriseâ» au sens global, plus quâaux faits prĂ©cis de chaque affaire. Le contexte politique et sĂ©curitaire de lâĂ©poque nâĂ©tait pas favorable Ă un travail judiciaire sereinâ; les lacunes et points saillants du «âcontentieuxâ» doivent donc bien sâinterprĂ©ter Ă la lumiĂšre dâun conflit traumatisant et de dangers toujours prĂ©sents pour les acteurs des procĂšs que nous avons analysĂ©s.
Le code pĂ©nal de lâĂ©poque ne contenait pas de disposition spĂ©cifique Ă la guerre ou au gĂ©nocideâ; le traitement du conflit sâest donc basĂ© sur le droit pĂ©nal ordinaire, ce qui respectait les exigences du principe de lĂ©galitĂ© des crimes (dans un certain sens du moins) mais nâĂ©tait pas sans difficultĂ©s (nous y reviendrons). Les procĂšs, centrĂ©s sur les Ă©vĂ©nements du dĂ©but de la crise (câest-Ă -dire dâoctobre 1993, nous le verrons), ont Ă©tĂ© interrompus suite au passage du dĂ©cret prĂ©sidentiel du 3 janvier 2006, attribuant lâimmunitĂ© provisoire aux prisonniers politiques, et Ă lâordre consĂ©quent du ministre de la Justice, le 9 janvier 2006, de libĂ©rer 673 prisonniers politiques incarcĂ©rĂ©s. Aux termes de la loi du 21 novembre 2003 (qui accordait lâimmunitĂ© provisoire aux dirigeants politiques impliquĂ©s dans des crimes politiques), cette immunitĂ© constitue une «âsuspension des poursuites pĂ©nales pour les infractions Ă mobile politiqueâ». Son application Ă ceux qui, avant 2003, ont Ă©tĂ© condamnĂ©s pour des crimes ultĂ©rieurement qualifiĂ©s de politiques nâest pas claireâ; cette qualification de crimes «âpolitiquesâ» nâest pas sans ambiguĂŻtĂ©2. Les organes juridictionnels sont composĂ©s des magistrats du siĂšge, du MinistĂšre public ainsi que de la police judiciaire. La police judiciaire est composĂ©e des membres de forces de lâordreâ; les officiers de police judiciaire (OPJ) mĂšnent les enquĂȘtes prĂ©liminaires, reçoivent les plaintes et dĂ©nonciations, transmettent les informations au MinistĂšre public. Au Burundi, il nâexiste pas de juge dâinstruction en matiĂšre pĂ©nale mais le travail de lâOPJ est thĂ©oriquement Ă charge et Ă dĂ©charge. Le MinistĂšre public, quant Ă lui, se compose dâun Parquet de la RĂ©publique rattachĂ© Ă chaque Tribunal de Grande Instance (TGI) et dâun Parquet gĂ©nĂ©ral rattachĂ© Ă chaque Cour dâappel. Les juridictions ordinaires (en charge donc du «âcontentieux de 1993â») comprennent les tribunaux de rĂ©sidence (par commune), les tribunaux de grande instance (17) et les Cours dâappel (3â: Bujumbura, Gitega et Ngozi). A cela sâajoutent la Cour suprĂȘme et la Cour constitutionnelle, basĂ©es Ă Bujumbura. Jusquâen 2003, les Cours dâappel Ă©taient seules compĂ©tentes en matiĂšre criminelleâ; en septembre 2003, cette compĂ©tence a Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©e aux TGI (Loi n°1/15 du 22 septembre 2003 attribuant une compĂ©tence rĂ©pressive aux Tribunaux de grande instance en matiĂšre criminelle, BOB 2003-11â: 778.). Selon la base de donnĂ©es, 39,5% des affaires ont Ă©tĂ© traitĂ©s par les TGI et 60,5% par les Cours dâappel.
2. Vandeginste 2009b.
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