Les embrouilles de Carla

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Les embrouilles de Calma

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Titre original : The whole business with Kiffo and the Pitbull © Barry Jonsberg, 2004 First published in 2004 by Allen and Unwin Ce texte a déjà fait l’objet d’une publication sous le titre L’Embrouille entre Kiffo et le Pitbull. © Flammarion pour la traduction française, 2006. © Flammarion pour la présente édition, 2013. 87, quai Panhard-et-Levassor – 75647 Paris Cedex 13 ISBN : 978-2-0812-4465-8

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BARRY JONSBERG

Les embrouilles de Calma Traduit de l’anglais (Australie) par Luc Rigoureau

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Pour ma mère

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CHAPITRE 0

EXERCICE : Rédigez la description d’un endroit, d’une personne ou d’un objet de telle manière que vous prouverez maîtriser l’usage des comparaisons.

DEVOIR : Élève : Calma Harrison Sujet : Jaryd Kiffing Les cheveux de Kiffo rougeoient comme un coucher de soleil. Cependant, et contrairement à un crépuscule, ça dure – ils ne virent pas soudain au noir ni ne se cloutent d’étoiles. Ils sont aussi sauvages qu’un dingo1 toxico et rebiquent comme 1. Chien sauvage d’Australie. (Toutes les notes sont du traducteur.)

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des épis de maïs après le passage d’un cyclone. Bref, un champ de maïs aux couleurs du couchant qu’aurait piétiné, pendant un cyclone, une horde de dingos héroïnomanes. Le nez de Kiffo ressemble à du beurre sur une tartine grillée. La chaleur l’a fait fondre. Ses narines s’évasent, telles deux immenses cavernes, mais l’on aurait du mal à y camper ou à y allumer un feu de camp. Quoique… à la réflexion, ça pourrait être rigolo d’essayer. Elles dégouttent comme un maillot de bain suspendu au grillage de la piscine pour sécher. Les yeux de Kiffo sont bruns comme une diarrhée, ce qui prouve, si besoin en est, que son cerveau n’est qu’une fosse sceptique. Ses dents rappellent les étoiles, parce qu’elles luisent la nuit. Je plaisante. Elles sont aussi blanches que des draps ont pu l’être avant que des choses innommables les tachent. Le cou de Kiffo est court et crasseux, à l’instar de la vie. Ses bras sont minces comme des crayons, mais risquez-vous à les tailler en pointe, et il vous collera sûrement une baffe. Ses jambes sont comparables à des parenthèses ( ), sauf que, contrairement à des parenthèses, elles ne renferment rien de bien intéressant. Quand il est debout, on dirait un cow-boy qui ne s’est pas encore aperçu que son cheval s’était absenté pour une pause clope. Il sent aussi fort qu’un poisson oublié au fond du frigo.

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CHAPITRE 0

Son esprit a autant de consistance qu’un crachat dans une piscine vidangée. Kiffo constitue un défi à l’intelligence égal à celui d’un symposium de profs d’anglais. Alors, qu’est-ce que vous en pensez ? Soyez honnêtes. Après tout, ce n’est pas comme si nous nous connaissions – je vous autorise à dire tout ce que vous voulez, ça ne me vexera pas. Ce serait différent, j’imagine, si nous traînions ensemble au centre commercial du coin, nous invitions mutuellement à dormir à la maison, ou si vous aviez mon prénom tatoué sur votre fesse gauche. Auquel cas, votre jugement serait faussé. Une étude a été menée, je ne me souviens plus où, mais je crois que c’était en Amérique, dans laquelle un psychologue a comparé le travail des élèves d’une classe à leur apparence physique. Il a mis en évidence une corrélation directe entre leurs résultats et leur morphologie. En d’autres termes, si vous ressemblez à Brad Pitt ou à Jennifer Lopez, vous avez plus de chances d’obtenir un A qu’un(e) malchanceux (se) dont le visage a autant d’attraits que l’arrière-train d’un primate. Intéressant, non ? En tout cas, pour moi, trois conclusions sur les profs s’imposent : Comme le reste de l’humanité, ils sont imparfaits, et nous devrions admettre qu’ils sont enclins aux mêmes erreurs que tout le monde. Ce sont des imbéciles superficiels.

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Ils cumulent les deux points précédents. J’ai néanmoins appris une chose durant le mois qui vient de s’écouler, et c’est que les conclusions sont choses fort dangereuses. Passons. Vous vous êtes forgé une opinion objective sur l’exercice des comparaisons ? Très bien. Gardez-la à l’esprit. BULLETIN DE NOTES SEMESTRIEL : Élève : Calma Harrison Enseignant : Mlle Brinkin Matière : Anglais Note : A – Attitude : C – Commentaires : Calma est une élève exceptionnellement douée en anglais. Malheureusement, elle semble bien décidée à gâcher ses remarquables aptitudes. Elle devrait prendre au sérieux les devoirs au lieu de les utiliser pour étaler son sens de l’humour étrange et parfois immature. J’attends des progrès réels au prochain semestre. BULLETIN DE NOTES SEMESTRIEL : Enseignant : Mlle Brinkin Élève : Calma Harrison Matière : Anglais Note : D – Attitude : C –

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CHAPITRE 0

Commentaires : Mlle Brinkin fait preuve d’un talent exceptionnel pour la médiocrité et semble bien décidée à battre des records dans ce domaine. Ses devoirs sont d’une vieillerie qui fascinerait les historiens de l’éducation, et elle est fière, à juste titre, de n’avoir jamais eu une seule idée originale. Ses cours sont dispensés sur un ton monotone et larmoyant qui ne menace que rarement de déranger la somnolence bien établie de ses classes. Des progrès fulgurants ce dernier semestre. Bravo !

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1. L’HEURE DE GLOIRE DE KIFFO

[Mlle Leanyer – Bélier. Profession : vous aurez aujourd’hui à relever des défis lancés par des gens n’ayant qu’une très vague notion de vos véritables mérites. Évitez les confrontations avec les jeunes gens aux cheveux roux et à la moralité on ne peut plus douteuse.] Imaginez la scène. Une nouvelle prof d’anglais remplace la non regrettée Mlle Brinkin, disparue corps et biens dans un autre État. La rumeur affirme que « Crétine Brinkin » nous aurait quittés afin d’accomplir sa quête personnelle, laquelle consiste à stopper dans leur élan les progrès éducatifs d’autant de jeunes Australiens qu’elle réussira à en trouver. Une noble mission et, si

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j’en crois ma propre expérience, ayant toutes les chances de réussir. La nouvelle enseignante est jeune et novice. Bénis les simples d’esprit, elle pense être capable de comprendre les lycéens. Et de faire la différence, de modeler les cerveaux, d’instiller l’amour de la littérature dans les caboches bosselées de Kiffo et des autres demeurés à l’insondable stupidité qui constituent le gros de ma seconde d’anglais. Elle déborde d’une joie effarante, souriant de façon permanente à tout un chacun – l’un dans l’autre, elle nous flanque la frousse. Elle prépare ses cours avec beaucoup trop de conscience. Il est clair qu’elle passe un temps fou chez elle à rassembler des matériaux qu’elle juge intéressants. En un mot comme en cent, c’est une bombe à retardement. J’adore ce genre de profs. Que va-t-il se passer ? Quand va-t-elle décider que l’effort est trop lourd, qu’elle perd son temps, un temps qu’elle aurait mieux fait de consacrer à se saouler, à dormir ou à s’abrutir devant la télé ? Quand va-t-elle arriver, le visage marqué du sceau de la défaite, et se borner à nous donner un exercice tiré d’un bouquin vieux de vingt ans ? Quand va-t-elle arrêter de corriger nos devoirs avec un tel luxe de détails pour se contenter de parapher d’une bavure rouge bien grasse le bas de pages qu’elle n’aura pas lues ? Combien de temps encore va-t-elle résister à l’inéluctable ?

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1. L’HEURE DE GLOIRE DE KIFFO

Mlle Leanyer. Elle a été géniale tant qu’elle a duré. Bien sûr, la majorité de la classe s’en fichait comme de l’an quarante. En règle générale, nous étions dociles, parce que… eh bien, parce que tel était l’ordre des choses. L’énergie nous manquait de résister. L’intérêt aussi. Non que nous fussions de petits saints. Oh que non ! Nous nous adonnions aux trucs habituels : gribouiller sur les jambes des uns et des autres avec des marqueurs, massacrer les pupitres avec des limes à ongles, bavarder pendant que Mlle Leanyer tentait de nous expliquer les rites d’accouplement des apostrophes. Les menues indisciplines habituelles. Mais Kiffo… ce fou, ce magnifique Kiffo… lui, envisageait la situation différemment. Pour lui, un prof, surtout un nouveau, n’avait aucun droit. La gent enseignante n’était pas réellement humaine. Il considérait que lui en faire baver relevait d’un devoir sacré, rien de moins. Bref, il était là, assis au fond de la salle, à bâiller aux corneilles tout en lançant un ballon de foot en l’air. Pieds sur la table. Pas de cahiers, bien sûr. Mlle Leanyer s’efforçait de nous intéresser à une nouvelle narrant les amours adolescentes d’un auteur qui, visiblement, avait dans les cent vingt ans maintenant. Il faut lui reconnaître cela – elle n’était pas assez bête pour demander à Kiffo de lire à voix haute. C’était un exercice auquel il se refusait. Toujours. Et il avait été assez clair là-dessus pour que personne ne tente de le faire

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changer d’avis. N’empêche, le ballon dérangeait, ce qui était précisément le but recherché par Kiffo. Au bout de dix minutes, Mlle Leanyer n’a plus pu l’ignorer. — Jaryd, a-t-elle dit, pose ce ballon, s’il te plaît. L’infinie patience qui suintait de sa voix vous donnait envie de lui crever les yeux avec un bâton pointu. — Une seconde, mademoiselle, a répliqué Kiffo en jonglant avec son joujou. — Non, Jaryd. Maintenant. Les lèvres de Kiffo ont frémi. Pas un sourire exactement, mais j’ai reconnu les signes avantcoureurs. Il l’avait ferrée. Ne lui restait plus qu’à la remonter tout en jouissant de la bagarre. Une fois encore, il a envoyé son ballon en l’air. Mes yeux allaient de l’un à l’autre, comme ceux d’une ramasseuse de balle durant un match de tennis. Vous savez, quand la balle vole à plus de cent à l’heure au-dessus du filet, et que vous risquez le coup de lapin rien qu’en essayant de la garder dans votre champ de vision. À ce jeu-là, Kiffo était tête de liste numéro un, Mlle Leanyer un outsider. Oups, je me mélange les crayons avec mes métaphores. Mais bon, vous m’avez comprise. Bref, il y a eu ce silence, dix secondes peut-être. Un défi avait été lancé, ce qui était autrement meilleur que l’histoire que nous étions en train de lire. Mlle Leanyer a frémi, ses yeux ont effleuré la surface de son bureau. J’ai deviné ce à quoi elle

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1. L’HEURE DE GLOIRE DE KIFFO

songeait. Elle avait donné un ordre, elle le regrettait sans doute à présent, mais il était trop tard. Elle était condamnée à tenir jusqu’au dénouement. Elle s’est raclé la gorge. — Si tu ne poses pas ce ballon maintenant, Jaryd, je te le confisque. — Vous avez pas le droit, mademoiselle. Il m’appartient, vous pouvez pas me prendre ce qui est à moi. Rien que du très courant, jusque-là. Nous étions tous habitués à la rengaine du « ça m’appartient ». Que cette assertion soit vraie ou fausse, d’ailleurs. En tout cas, la plupart du temps, elle était efficace. C’est la grande force des gens comme Kiffo. Ils connaissent leurs droits. Du moins, lui en était persuadé. De vrais avocats en herbe. J’ai tourné les yeux vers la prof. À elle de jouer. — Enlève tes pieds de la table. Tout de suite ! Pas de « s’il te plaît », cette fois. J’adore ça, chez les enseignants. Tous transpirent une politesse forcenée, y compris quand ils affrontent la racaille. « J’apprécierais que tu ôtes ce couteau de la gorge du proviseur et que tu cesses d’incendier le lycée, s’il te plaît. » Le « s’il te plaît » est omniprésent. Ainsi, ils croient sûrement toucher l’inconscient de l’élève. Des parangons de courtoisie. En l’occurrence, les choses commençaient à devenir intéressantes. Mlle Leanyer avait couvert son pari et levé la mise en y ajoutant cinq cents dollars. Je les imaginais, tous les deux, dans un

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vieux western, s’affrontant de chaque côté d’une table minable dans le saloon du coin. À l’arrièreplan, il y aurait un pianiste de bastringue et un barman aux manches roulées sur les avant-bras qui enverrait valser des verres de whisky sur le zinc poli du comptoir en direction de cow-boys couverts de poussière. « Je crois que vous bluffez, Mister, et je suis prêt à mettre tout mon argent dessus. » La musique s’arrêterait, et les femmes lourdement fardées cesseraient de tripoter leurs jarretelles ruchées. Captivant. Lentement, Kiffo a posé un pied par terre. Il est resté comme ça, une jambe velue affalée sur le bord de son pupitre, à se balancer sur sa chaise. En y regardant bien, on distinguait ce que son short dissimulait. Suffisamment en tout cas pour donner la nausée à une jeune fille de bonne famille. Tout aussi lentement, le ballon a tourné dans la main de Kiffo. — Les deux pieds par terre, et tu t’assois correctement. Immédiatement ! Comment ? Deux ordres en même temps ? Surplus d’informations. Les neurones grillent, les oreilles fument. Fabuleux ! Je ne m’étais pas autant marrée depuis des lustres. Mlle Leanyer n’y allait pas avec le dos de la cuiller. Tous les élèves retenaient leur souffle, priant pour que la sonnette ne retentisse pas avant que ce mini-drame ne se

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1. L’HEURE DE GLOIRE DE KIFFO

soit joué jusqu’au bout. Comédie ou tragédie ? Les deux étaient encore possibles. — Tu obéis ou tu quittes la salle. Vous l’aurez compris, je suis une sorte d’experte ès situations de ce genre. Une fine observatrice des comportements en classe. Et vous vous interrogez sans doute sur ma réaction quant à cette dernière déclaration. Eh bien, sachez qu’elle appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, Mlle Leanyer avait bien joué en n’agitant pas la menace d’une retenue. Kiffo lui aurait ri au nez. Il n’allait pas en colle. Il savait pertinemment que le lycée avait besoin d’une autorisation parentale pour vous garder en fin de journée. Il savait également que son père refusait farouchement de signer ladite autorisation. Ce type d’intimidation était donc d’une inanité totale. L’idée de l’exclure du cours était cependant tout aussi vouée à l’échec. En procédant ainsi, Mlle Leanyer se coupait l’herbe sous le pied. Elle s’empêchait toute possibilité de retraite. Ils devraient vraiment apprendre ça aux profs dans les endroits où ils leur apprennent à être profs. Désolée, plutôt mal formulé, mais vous m’avez comprise. Si Kiffo l’envoyait bouler, comment le forcerait-elle à s’exécuter ? Elle n’était pas autorisée à le toucher, nous le savions tous. Je doute d’ailleurs qu’elle en ait eu la moindre envie. Ensuite, qu’est-ce que c’était que cette punition ? « Tu quittes la salle. » Oh, quelle horreur ! C’est atroce. Vous tenez vraiment, mademoiselle, à

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ce que je rate la fin de cette nouvelle débile ? Voilà un châtiment qui ferait blêmir le plus coriace des hommes. Ben voyons ! Quoi qu’il en soit, la crise s’est réglée en douceur. Dans l’immédiat du moins. Kiffo a calmement ôté son deuxième pied de sa table. Du coup, il lui était difficile de continuer à se vautrer sur sa chaise. Les deux ordres se réduisaient à un seul, en fin de compte. Les choses auraient donc dû s’en tenir là. Après tout, Mlle Leanyer avait obtenu mieux que quiconque aurait pu l’espérer. Elle avait obtenu de Kiffo qu’il obéisse à une consigne. Hélas, étourdie par son succès, elle a poussé le bouchon trop loin. Envisagez le problème comme suit. Si vous veniez de balancer vos deux pieds dans une rivière infestée de crocodiles pendant cinq bonnes minutes, vous seriez contents de constater qu’ils sont encore attachés à vos mollets, n’est-ce pas ? Vous ne jugeriez pas très judicieux d’y coller aussi la tête, histoire d’ajouter une cerise sur le gâteau, non ? Pourtant, c’est ce qu’a fait Mlle Leanyer. J’en ai été estomaquée. — Et maintenant, Jaryd Kiffing, pose ce ballon et sors ton cahier. Sans attendre de réponse, elle s’est retournée vers le tableau. Sa plus grave erreur, peut-être. Je ne suis pas sûre. Tout ce dont je suis sûre, c’est que Kiffo a fait rouler le ballon sur son index et, après un coup d’œil en biais au reste de la classe, l’a propulsé en l’air. Fascinée, j’ai observé la

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1. L’HEURE DE GLOIRE DE KIFFO

trajectoire du projectile, qui a survolé les bureaux. J’avais deviné, je vous le promets, j’avais deviné que Kiffo avait visé juste. Pensez à tous ces films où l’action se déroule au ralenti. Mlle Leanyer, dos à la salle, s’approchant lentement, très lentement du tableau. Un morceau de craie tenu d’une main nonchalante. La bombe atteignant son zénith, pivotant mollement dans l’atmosphère lourde de tension. Les élèves se dévissant le cou pour regarder. Ça a pris des siècles. À croire que le ballon était attaché à la nuque de la prof par un puissant et invisible élastique. Je suis même prête à jurer que, à un moment, elle a redressé le menton, et que le ballon a ajusté sa course, tel un de ces missiles à tête chercheuse. Vlan ! En plein dans le mille. Ce qui, en soi, était un exploit. Mais voilà qu’en plus Mlle Leanyer se tenait si près du tableau que, sous la violence du coup, propulsé en avant, son front a heurté l’ardoise. Boum ! Quel boucan ! J’ai failli me pisser dessus tellement j’étais excitée. Pas que je sois sadique ni rien. Aujourd’hui encore, je regrette réellement le comportement de Kiffo. N’empêche, vous auriez été présents, vous auriez vous aussi apprécié le spectacle. C’était… haletant. Mlle Leanyer s’est donc retournée vers nous. J’ai peut-être été la première à remarquer l’étincelle de démence dans ses yeux, la lueur indiquant qui se tient dangereusement trop près d’une crête, et qu’une simple poussée suffit à faire basculer.

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Néanmoins, je n’en mettrais pas ma main au feu. Si ça se trouve, elle aurait réussi à se contrôler. Difficile de juger. À mon avis, c’est Kiffo et son commentaire – « Désolé, mademoiselle, il m’a échappé » – qui ont été la goutte de trop. La suite des événements a été quelque peu tumultueuse. Avant que nous ayons eu le temps de dire ouf, Mlle Leanyer, cette petite prof timide et réservée, s’était transformée en folle furieuse. Elle a bondi par-dessus les pupitres, évitant largement les têtes des élèves, pour tomber à bras raccourcis sur Kiffo. Telle une harpie vengeresse, le visage tordu par un rictus insane, elle l’a pris à la gorge et s’est mise à lui taper le crâne contre le mur. Le plus beau, c’était encore l’air complètement désarçonné de Kiffo. Compréhensible : qui aurait parié sur pareille réaction ? Sa tronche trahissait sa surprise absolue, genre « Je rêve, là. Ce n’est pas à moi que ça arrive ? » tandis que les serres de Mlle Leanyer enserraient son cou. Elle grondait, pareille à une bête enragée. Je crois bien qu’elle l’aurait tué si quelqu’un n’était pas intervenu. Pas nous, naturellement. Nous étions trop ahuris, sans doute. Mais la porte s’est ouverte à la volée, et M. Brewer, le prof de la classe voisine, a surgi dans la salle. Il venait sûrement se plaindre du môme qui s’amusait à frapper la cloison séparant les deux pièces, gênant ses efforts méritoires pour inculquer un peu de savoir dans les esprits arides

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de ses élèves. Un coup d’œil lui a suffi pour mesurer la situation et réagir. La dernière fois que nous avons vu Mlle Leanyer, elle était entraînée de force par M. Brewer, ses prunelles lançant des étincelles de délire rageur, ses doigts griffant l’air en quête de la gorge de Kiffo. Un spectacle d’une infinie tristesse, croyez-moi. Je pense que son geste lui aurait valu notre attention et notre déférence jusqu’à la fin de l’année scolaire. Même Kiffo aurait sorti son cahier pour elle. Certes, il n’aurait rien écrit dedans – mon romantisme a des limites. Et voilà. Nous n’avons jamais su ce qu’il était advenu de Mlle Leanyer. Il y a eu des rumeurs, bien sûr. D’aucuns ont prétendu qu’elle avait abandonné l’enseignement pour le catch dans la boue, quelque part au sud du pays. À en juger par la façon dont elle avait sauté sur le poil de Kiffo, elle aurait excellé dans ce domaine. D’autres ont assuré qu’elle bossait désormais comme stripteaseuse dans Kings Cross1. Mon histoire préférée cependant est celle qui affirmait qu’elle avait été enfermée chez les dingues, où elle passait son temps à poignarder des ballons de foot avec des ciseaux, l’écume aux lèvres, hurlant : « Êtes-vous Jaryd Kiffing ? » à tous les visiteurs. J’adore ce conte, mais comme c’est moi qui l’ai inventé, vous seriez en droit de m’accuser de partialité. 1. Le Pigalle de Sydney.

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Évidemment, Kiffo s’est octroyé toute la gloire de nous avoir débarrassés de Mlle Leanyer. Pendant quelques semaines, il a été l’idole de tout le bahut. Même les élèves de terminale lui ont témoigné du respect. On aurait dit qu’il avait attaqué un campement ennemi fortifié tout seul avec un ouvre-boîte rouillé pour unique arme et qu’il avait massacré un bataillon au complet. Il était une légende. Plus tard, il m’a confié que son père avait envisagé de porter plainte contre le ministère de l’Éducation, histoire de leur extorquer un million de dollars. En découvrant que ça allait être un peu duraille, il avait proposé d’oublier toute l’affaire contre une caisse de bière et deux cartouches de clopes. Pas fastoche de rester crédible après des exigences premières aussi élevées. Oui, il s’en était payé une bonne tranche, le Kiffo. Sauf qu’après Mlle Plait est arrivée. Et Jaryd Kiffing était un homme marqué. Voyezvous, Mlle Plait était d’une tout autre trempe. Si Mlle Leanyer était la Blanche Neige de l’enseignement, Mlle Plait en était la Carabosse, pour le moins. Une vraie tueuse en série. Or, sur ce coup-là, Kiffo était seul chez lui, un soir d’orage, sans plus d’électricité ni de téléphone.

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DÉCEMBRE : ÉCOLE PRIMAIRE, CM2

Le ciel est plombé, l’air obscur et lourd, la pluie menace. En sautillant, tu descends les marches, en direction des cabinets. Dans ta main droite, un mot de ton maître. Tu es maigre comme un clou, tout en jambes et robe d’uniforme vichy. Devant les WC des garçons, tu t’arrêtes et tu penches la tête, à l’affût. De l’intérieur te parvient une pulsation sourde, aussi régulière qu’un métronome. Tu restes là, tu hésites. — Y a quelqu’un ? lances-tu. Pas de réponse. Le martèlement se poursuit. Tu finis par entrer dans la pénombre des waters. Ton cœur bat à tout rompre dans ta poitrine creuse parce que tu sais que tu ne devrais pas être ici. Pas dans les toilettes des garçons. Pas quand ce battement régulier menace. Une forte odeur d’urine rance te pique les yeux, tu continues d’avancer, cependant. Sur ta droite, un urinoir. Désert. Ensuite, une rangée de cabinets. Le bruit étouffé vient du plus éloigné. La porte en est ouverte. Tu te diriges lentement vers elle.

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— Qui est là ? demandes-tu. Silence. Seulement rompu par les coups lents et répétés, qui constituent un contrepoint à la chamade de ton cœur. Tu voudrais te sauver, mais tu dois aussi voir. Ça semble prendre des siècles, tu finis pourtant par atteindre le montant de la porte ouverte. Lentement, tu regardes au-delà du coin, des jambes de sauterelle prêtes à décamper.

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2. J’AIMERAIS SAVOIR COMBIEN D’AMIS EXACTEMENT A JOHN MARSDEN

— Nom d’un chien ! a murmuré Vanessa. Qu’est-ce que c’est que ce truc, bon Dieu ? J’étais penchée sur mon cahier d’exercices, occupée à mettre la touche finale à l’horoscope d’un personnage, quand son chuchotement rauque a attiré mon attention. J’ai levé les yeux sur elle. Le regard rendu vitreux par l’horreur et les commissures des lèvres tordues vers le bas en une expression semblant indiquer que quelque chose à l’odeur particulièrement déplaisante venait de lui être mis sous le nez, elle était tournée vers la porte. Naturellement, j’ai suivi le mouvement. En découvrant ce qu’elle avait aperçu la première, ma mâchoire s’est décrochée…

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Houlà ! Une minute, s’il vous plaît. Laissezmoi respirer. Pour être franche, je suis une vraie novice pour ce qui est de débuter un récit, et j’ai besoin d’une pause. Afin de retrouver mes esprits. Désolée. Dites-moi, avez-vous déjà lu Tout ce que je sais sur l’écriture de John Marsden ? Question rhétorique, naturellement. Je pourrais me taire jusqu’à ce que vous répondiez, ce qui, je le soupçonne, prendrait du temps. Brusque image de moi, assise dans la bibliothèque durant des années, à guetter une réaction de votre part. Je suis un squelette dans un coin, je tombe en poussière, un petit écriteau est suspendu à ma cage thoracique, proclamant : « Dans l’attente d’une réponse ». — C’est quoi, ce squelette ? s’interrogent les nouveaux élèves. — Elle écrivait un livre, explique la documentaliste. Elle a posé une question rhétorique. Elle attend toujours qu’on lui réponde. Bref, si j’ai mentionné le livre de ce bon vieux John, c’est qu’il contient un passage qui dit à peu près ça : « Contentez-vous de dérouler votre histoire comme si vous la racontiez à un ami. » Je ne me souviens plus de la formulation exacte, et ne comptez pas sur moi pour aller vérifier. Si vous, ça vous tente, ne vous gênez pas. À l’époque, j’avais trouvé ce conseil judicieux. En plus, ça paraissait fastoche. Maintenant que j’ai commencé, cela se révèle beaucoup plus difficile que prévu. Après

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tout, je ne vous connais pas du tout. Pour moi, vous êtes des Martiens. Si je narrais mon aventure à des amis, ils sauraient déjà qui est Jaryd Kiffing, ils me connaîtraient, de même que le lycée et tout le reste. Je n’aurais qu’à aller droit au but et relater ce qui est arrivé à Mlle Plait. Malheureusement, vous êtes des ignorants. Sans vouloir vous vexer. Ce qui signifie que je vais être obligée de vous préciser des détails dont j’aurais pu me passer avec un ami. John Marsden est peut-être ami avec la terre entière. J’en doute. Par exemple, il ne m’a jamais téléphoné. À moins que ç’ait été lui, le type qui s’est trompé de numéro, il y a environ quinze jours. J’imagine que je devrais vous fournir des renseignements sur Jaryd Kiffing. Kiffo. Il est l’acteur le plus important de cette intrigue, le jeune premier, le protagoniste principal. C’est un chouette mot, protagoniste. Je l’adore. Il y en a quelques-uns comme ça, dont j’ai décidé qu’ils seraient écrits en italique. Ou en gras. Ou soulignés. Protagoniste en fait partie. Kiffo, donc. Je pourrais développer, vous préciser qu’il a quinze ans, qu’il est de taille moyenne, doté d’aptitudes scolaires et de capacités de concentration des plus limitées, qu’il a des troubles du comportement et des taches de rousseur. Là où ça coince, c’est que ça ne vous donne aucune idée de qui il est vraiment. En vérité, Kiffo n’est pas un

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personnage de roman. C’est une personne réelle. Un ami, Dieu me pardonne. Lorsque je réfléchis à la manière de le décrire, je sais seulement que « taille moyenne » et « taches de rousseur » n’y suffisent pas. Vous vous souvenez du devoir sur les comparatifs ? Ma prof a détesté le mien, alors que j’en étais plutôt satisfaite. Elle a déclaré que j’étais trop intelligente. J’aimerais comprendre comment on peut être trop intelligent, au passage. La plupart du temps, les enseignants vous reprochent d’être des crétins finis. « Arrêtez de vous comporter comme des imbéciles ! » répètent-ils. Et lorsque vous leur servez quelque chose d’intelligent, ça ne loupe pas, ils vous balancent : « Essayez-vous d’être intelligente ? Cessez ce petit jeu avec moi, jeune fille. » J’apprécierais qu’ils se décident une bonne fois pour toutes. Cet exercice m’a valu un après-midi de colle. Bon, je n’ai rien contre les retenues. Malheureusement, j’ai aussi eu droit à la leçon de morale habituelle : « Vous gaspillez votre talent. Vous feriez mieux de vous appliquer, jeune fille. » Et ça, c’était très, très barbant. Je suis bonne en anglais, voyez-vous. Tout le monde s’accorde à le dire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Kiffo et moi sommes convenus que je devais coucher par écrit le pataquès entre lui et Mlle Plait. Hélas, ma prof exigeait que je sois bonne, à sa façon à elle. Vous me suivez ? Prenez mon devoir sur les comparaisons. Je

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le trouvais bien. Marrant, et pertinent en même temps. Je m’étais creusé la cervelle. Sauf qu’elle voulait quelque chose de complètement différent. Elle avait beau nous avoir répété à l’envi d’être originaux, elle a rougi de colère, et de la vapeur lui est sortie des oreilles, quand j’ai pondu une rédaction pas banale. Qu’est-ce qu’elle attendait de moi, flûte ? Que je sois originale comme n’importe qui ? Ça n’aurait aucun sens. Glissons. Je m’éloigne du sujet, là. Jaryd Kiffing, quinze ans, laid comme le péché, des cheveux rouge carotte, des jambes arquées, nul dans toutes les matières, une perte de temps et d’énergie pour les enseignants, un voyou, semeur de pagaille, infantile, parfois violent, souvent cruel, l’idiot de la classe fier de cultiver son image d’imbécile congénital, criminel à ses heures. Mon ami. Et moi ? j’espère bien que vous éprouvez un peu de curiosité à mon égard, vu que je suis celle qui vous parle. Je m’appelle Calma Harrison, et vous êtes priés de ravaler toutes les plaisanteries que mon prénom vous inspirerait. Je les connais toutes. « Tu devrais te calmer, Calma » ou « Tu as un mauvais karma, Calma », etc. Le plus impressionnant, chez moi, ce sont mes nichons. J’ai quinze ans, et mes seins sont énormes. Pas que je sois grosse ni rien. Simplement, j’ai le malheur d’être équipée d’une poitrine sur laquelle vous pourriez poser un plateau en équilibre. Faut-il vous préciser que j’en suis quelque peu embarrassée ?

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Notamment dans une classe de seconde remplie de gars qui n’ont pas froid aux yeux en matière de commentaires personnels. Je porte toujours des hauts très larges (pour le moins inconfortables sous les chaleurs tropicales), ce qui n’empêche pas que j’ai l’air d’avoir deux wombats fourrés dessous. Si je me retourne un peu vivement, je suis susceptible d’assommer mon voisin. Vous imaginez le genre de réflexions auxquelles j’ai eu droit. Rien de très original, bien sûr. « Tu les as eus combien le kilo ? », par exemple. Ou « Tu me prêtes ton garage à vélo ? » Voilà l’idée, en gros. Comme de juste, je hais les cours d’éducation physique. Je n’ai pas été programmée pour les mouvements brusques. Quand je cours, mes seins arrêtent de bouger environ une demi-heure après moi. Bon, ça suffit comme ça avec mes nichons. Je désirais seulement être honnête à mon sujet, et ils sont le détail (ah !) le plus marquant me concernant. Tant pour moi que pour les autres. Quant au reste de ma personne, je suis raisonnablement agréable à l’œil. Passablement attirante, même. De longs poils bruns qui me couvrent le dos. Je n’ai rien sur la tête, juste le dos velu. Je plaisante ! Myope, donc j’ai des lunettes. J’aime les lunettes. J’en ai cinq paires. Mes préférées pour le moment (je ne cesse de changer d’avis) sont en épais plastique bleu pétant. Elles se remarquent comme une bonne sœur dans un sex-shop. Je pense sûrement

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que, si les gens regardent mes lunettes, ils oublieront de mater ma poitrine. Si ce n’est pas de la psychologie, ça ? Je suis plutôt bosseuse dans les matières que j’apprécie, comme l’anglais. Le reste m’ennuie. Les sciences nat’ ne sont pas mal, parce que c’est beau et bien ficelé, un peu comme un poème. En plus, certains termes sont vraiment cool. Mais la gym, c’est nul. Je déteste l’exercice physique, et je n’en vois pas l’intérêt. Et tant que nous en sommes au sujet des choses inutiles, quelqu’un pourrait-il m’expliquer la raison d’être des cours de théâtre ? Me balancer comme un arbre ou faire la ronde avec d’autres types aux mains moites en prétendant être des oiseaux, vous qualifieriez ça de « développement nécessaire de connaissances qui vous serviront pour la vie », vous ? Q : Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que vous seriez une bonne journaliste/enseignante/écrivain/ politicienne/gros bonnet du crime organisé ? R : Eh bien, je suis sans doute nulle pour ce qui est de lire et d’écrire, mais je suis une déesse quand il s’agit d’incarner un cacatoès à huppe jaune pris dans un cyclone. Attention ! Je ne voudrais pas que vous me preniez pour une espèce de rebelle ou je ne sais quoi. J’ai tendance à obéir aux profs pour des raisons de facilité. De ce point de vue-là, je ne

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ressemble pas à Kiffo. Lui semble penser que les enseignants n’existent que pour vous défier de faire le contraire de ce qu’ils vous demandent. Ça ne me gêne pas, néanmoins. Chacun son truc. Moi, je garde profil bas. Bon, ça devrait suffire pour l’instant. Retour à mon histoire. Oh ! Un instant ! Juste une dernière chose que vous risquez de trouver intéressante. Quoique… peut-être que non. Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Bref, ultime révélation intéressante/inintéressante à propos de Calma Harrison : ma mère est un réfrigérateur de marque Westinghouse. Bon. J’en étais où ?

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— Nom d’un chien ! a murmuré Vanessa. Qu’est-ce que c’est que ce truc, bon Dieu ? J’étais penchée sur mon cahier d’exercices, occupée à mettre la touche finale à l’horoscope d’un personnage… [Vanessa Aldrick – Scorpion. Vous semblez être victime de l’illusion selon laquelle porter d’épouvantables hardes des années 1960 et afficher un air d’ennui incommensurable vous rend passionnante et mystérieuse alors que, en fait, vous êtes une chieuse de première.] … quand son chuchotement rauque a attiré mon attention. J’ai levé les yeux sur elle. Le regard rendu vitreux par l’horreur et les commissures des lèvres tordues vers le bas en une expression

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semblant indiquer que quelque chose à l’odeur particulièrement déplaisante venait de lui être mis sous le nez, elle était tournée vers la porte. Naturellement, j’ai suivi le mouvement. En découvrant ce qu’elle avait aperçu la première, ma mâchoire s’est décrochée… Imaginez un pitbull ayant avalé une guêpe, et vous aurez une idée de l’expression qu’arborait Mlle Plait quand elle est entrée dans notre classe, le lendemain du départ dramatique de Mlle Leanyer. Et je n’évoque pas un pitbull d’une laideur normale. J’évoque un pitbull qui, non seulement était le dernier de la queue le jour de la distribution des avantages physiques, mais s’était carrément trompé de file d’attente. La classe entière en est restée bouche bée. Un ou deux garçons, de ces délicats qui passent tout leur temps à jouer aux échecs à la bibliothèque, étaient même sur le point de tourner de l’œil. Je suis quasi certaine que Melanie Simpson en a pissé dans sa culotte. La vision qui s’offrait à nous aurait flanqué la colique à Attila. Mlle Plait a fait les cent pas devant nous pendant quelques instants. Elle était bâtie comme une nageuse d’Allemagne de l’Est, au point que même ses biceps avaient des muscles. Les murs de la salle tremblaient chaque fois qu’elle posait le pied par terre, déclenchant une cascade de petits éclats de plâtre qui tombaient du plafond. Elle était vêtue d’une gigantesque robe noire qui, le

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cas échéant, aurait pu servir de tente à six personnes. Parlez-moi d’une présence imposant le respect ! Pourtant, c’était son visage qui retenait le plus l’attention. De petits yeux rouges furtifs scrutaient la pièce dans tous les sens, à l’affût du moindre signe perturbateur. Pas de danger. Nous aurait-on fourré les doigts dans une prise électrique, qu’aucun d’entre nous n’aurait battu un cil. Une épaisse forêt en guise de sourcils, pour aller avec le maquis buissonneux qui poussait sous son nez. La bouche tordue en un rictus méprisant, des gouttelettes de salive écumant aux commissures des lèvres. Franchement, aurait-elle été un chien, quelqu’un aurait pris sur lui de l’abattre avant qu’elle morde un innocent. Au bout d’une ou deux minutes, elle a cessé de tourner comme un lion en cage, et elle s’est postée au centre de la classe, tel un mur de briques, masquant entièrement le tableau. La pendule égrenait ses secondes. Enfin, ses lèvres fines se sont entrouvertes, et elle a parlé. Vous arrivez à imaginer du papier de verre frotté sur un bloc de granit ? Si oui, vous y êtes. — Je m’appelle mademoiselle Plait, a-t-elle grondé. Vous vous adresserez à moi soit par « Mademoiselle », soit par « Mademoiselle Plait », soit par « Generalissmo », soit par « Mein Führer ». (C’est moi qui ajoute ces deux derniers.) Quiconque prendra la parole sans en avoir été préalablement prié écopera d’une retenue. Le moindre

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manquement à la discipline – et, là, elle a balayé tous les élèves de son formidable regard – se soldera par une retenue. Les devoirs seront rendus à temps, les délais étant exclus. Une remise tardive se soldera par un zéro ET une retenue. Toute utilisation de sources non autorisées, quelles qu’elles soient, se soldera par une retenue. Tout retard en cours, pour quelque raison que ce soit, se soldera par une retenue. Le fait de respirer, de sourire et, plus généralement, de vous amuser sans autorisation préalable se soldera par un écartèlement selon les règles ET une retenue. (Bon, d’accord, c’est moi qui ai inventé celui-là aussi.) Suis-je claire ? Le silence ambiant a été rompu par un sanglot étouffé quelque part au fond de la pièce et le léger bruit des gouttes – ploc ! ploc ! ploc ! – s’échappant de la culotte de Melanie Simpson. Mlle Plait a avancé d’un pas, ébranlant les pupitres, et s’est redressée de toute sa taille – dans les deux mètres à la louche. — J’ai dit suis-je claire ? Trente ados ont réagi comme un seul homme : — Oui, mademoiselle ! — Oui mademoiselle qui ? — Oui, mademoiselle Plait ! — Bien. Et maintenant, sortez vos cahiers. Tout manquement à cette règle de base – cahiers sortis au début de chaque cours – se soldera par une retenue. N’oubliez pas vos stylos et crayons. Toute absence de matériel se soldera par une retenue.

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Traitez-moi d’idiote, mais je commençais à avoir l’impression que la notion de retenue était en train de devenir un motif linguistique récurrent. — Sachez que l’on m’a renseignée à votre sujet, a enchaîné le pitbull en reprenant ses allers-retours. Il a été porté à ma connaissance que cette classe est d’une médiocrité sans égale en matière tant de comportement que de discipline. Cela va changer. Immédiatement. J’ai aussi appris que vous aviez un lourd passif pour ce qui concernait votre façon de maltraiter vos enseignants. Votre dernière professeur d’anglais a, en particulier, subi de votre part un traitement totalement inacceptable. Je ne tolérerai aucune récidive, ni tentative de récidive, de ce genre d’attitude. Essayez seulement (aucun doute : en cet instant, ses yeux étaient rivés sur Jaryd Kiffing), et ça bardera. J’en fais le serment. En revanche, contentez-vous de travailler et de vous tenir correctement, et vous me trouverez, sinon amicale et tendre, du moins tolérable. Cherchez-moi, et vous regretterez d’avoir jamais vu le jour. Bon, dictée ! Trente mots couramment mal orthographiés. Quiconque fera plus de vingt fautes sera mis en retenue. Premier mot, « iridescent »1. J’ai obtenu vingt-neuf sur trente. « Diarrhée » a été la seule souillure à entacher ma feuille de 1. Dans les pays anglophones, les dictées consistent en listes de mots et non en extraits de textes comme chez nous, car les difficultés de l’anglais résident moins dans la grammaire ou la syntaxe que dans le décalage entre prononciation et orthographe des mots.

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papier autrement blanche. Kiffo, lui, a eu une seule bonne réponse. Remarquable. J’aurais plutôt parié pour un bon gros zéro. D’ailleurs, plus de la moitié de la classe n’a pas dépassé la barre fatidique des vingt mots corrects. Il faut dire qu’ils étaient difficiles. Kiffo et ses semblables n’avaient jamais entendu les deux tiers d’entre eux. Alors, pour ce qui était de les écrire… C’était un peu injuste. Enfin, rien à cirer. Moi, je m’en étais tirée. Naturellement, j’avais hâte de voir ce que Mlle Plait allait faire des moins-de-vingt. On ne colle pas autant d’élèves à la fois. Grossière erreur. — Les dix-huit d’entre vous ayant échoué au test me retrouveront ici à la pause déjeuner, a-t-elle décrété. Nous reverrons ces mots. Pour l’instant, lecture silencieuse jusqu’à la fin du cours. Je vous ai confié que j’adorais l’anglais, j’ai été néanmoins drôlement soulagée quand la cloche a retenti, annonçant la récréation. J’avais souvent songé qu’une classe calme serait chouette – pouvoir se concentrer, lire sereinement sans être interrompue par Kiffo recréant la bataille de Gallipoli1 au fond de la classe avec les autres garçons. En réalité, c’était étrange. Un silence absolu 1. Ou bataille des Dardanelles, orchestrée par les Alliés en 1915, dans l’idée de contraindre la Turquie à sortir de la guerre et de diviser les forces allemandes en créant un nouveau front. Y ont participé des troupes australiennes et néozélandaises (notamment sur la péninsule de Gallipoli), et le lieu a marqué les mémoires, au vu du massacre qui en est résulté (9 000 morts et 20 000 blessés australiens, 3 000 morts et 5 000 blessés néo-Zélandais).

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régnait, mais qui semblait faux, en quelque sorte. L’atmosphère était tendue au point que l’on n’arrivait pas à se perdre dans sa lecture. Je suppose que ça m’a au moins appris qu’il existait différents types de silence. Lorsque la sonnerie a résonné, nous avons tous relevé la tête en direction de Mlle Plait, attendant qu’elle nous permette de partir. D’ordinaire, ç’aurait été la précipitation vers la sortie, les élèves les plus petits risquant d’être piétinés au passage. Pas ce jour-là. Mlle Plait nous a foudroyés du regard durant au moins trente secondes. — J’exige un silence complet, a-t-elle dit. Pardon ? Un cercueil de confinement n’aurait pas été plus tranquille. Allez savoir, quelqu’un se permettait peut-être de respirer sans y avoir été préalablement autorisé. Nous avons enfin eu droit de nous en aller, en ordre s’il vous plaît, ce que nous avons fait, ahuris, à peine conscients. Sans nous concerter, nous nous sommes tous retrouvés sur le terrain de sport. Le soleil brûlant incendiait les feuilles des arbres, envoyant des frissonnements de lumière qui se réfléchissaient sur les canettes de Coca vides et les emballages en papier alu artistiquement dispersés sur la pelouse. Une réunion de crise s’imposait. Tout d’abord a régné une apathie stupéfaite. — Quelle chienne ! a fini par déclarer Melanie Simpson.

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— Une chienne ? a piaillé Natalie Sykes. Voilà qui très est injuste envers les chiennes. Si j’en étais une, je te traînerais au tribunal pour atteinte à ma dignité. — Mais tu es une chienne, Natalie, s’est marré Nathan Manning. — Va te faire mettre, lui a-t-elle répliqué. — Rêve pas trop, ma poule ! [Natalie Sykes – Balance. Vous êtes une naine venimeuse dont le visage évoque une pêche cabossée.] [Nathan Manning – Sagittaire. Si l’acné remplaçait le cerveau, vous seriez un poids lourd de l’intellect.] [Comme couple, d’un point de vue romantique, vous êtes destinés l’un à l’autre, à condition de partir du principe que deux personnes malheureuses valent mieux que quatre.] — Doucement les basses ! ai-je lancé, sentant qu’on s’éloignait du sujet. Nous ne sommes pas là pour nous bouffer le nez. C’est ce Pitbull, qui nous intéresse. Mon intervention a été accueillie par un chœur d’assentiments. — Ouais, t’as raison, quelle chienne ! — Une sacrée chienne, même. — Une chienne, ou je ne m’y connais pas. On ne progressait pas beaucoup, là. — OK, ai-je repris, pas besoin d’un vote à bulletins secrets, on est tous d’accord. Mais la vraie question, c’est : qu’est-ce qu’on va faire d’elle ?

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Ma question a déclenché force dénégations de la tête et grattouillis d’oreille songeurs. Si nous n’avions eu aucune difficulté à établir que Mlle Plait était de race canine, les tactiques de survie à adopter étaient une tout autre matière. Kiffo, qui assistait rarement aux réunions de la classe, dans la mesure où il ne perdait en général pas une minute, à la récré, pour taper dans un ballon et s’auréoler ainsi d’un fumet de transpiration qui ne le quitterait plus de la journée, était de ceux qui se grattaient le plus la couenne. Le silence est revenu, encore plus lourd qu’avant. — Je crois, a finalement dit Nathan, le fruit de ses réflexions fissurant la surface volcanique de son visage, je crois que c’est une vraie chienne. — Réflexion pertinente, ai-je soupiré, et émise avec la clarté qui te caractérise, mais je répète : qu’allons-nous faire ? — Je me demande quel est son prénom, a musé Natalie. Samantha Diana Plait. C’est ça ! Sam D. Plait. Ç’a été la rigolade générale, et quinze esprits se sont aussitôt emparés de cette amusante diversion. — Raquel Plait, a proposé Melanie Simpson. — Alla Plait, a lancé Kiffo, sans beaucoup de conviction. — Doris Plait, a suggéré Nathan. Stupeur dans les rangs. — Comment ça, Doris Plait ? a demandé Julie Walker. Mais ça n’a aucun sens !

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— J’ai eu une tante Doris, une fois, a expliqué l’autre âne. Et c’était une vraie chienne, elle aussi. Je vous jure, dans mon lycée, il est vraiment difficile de maintenir le débat intellectuel à niveau. — En tout cas, pas question que j’aille en retenue, est intervenu Kiffo sans égard pour les règles de la conversation, qui exigent qu’on s’en tienne au sujet donné. Des clous ! J’ai jamais foutu les pieds en colle, il est exclu que je commence. Sur ce, il est tombé dans un silence boudeur. Par bonheur, la sonnerie marquant la reprise des cours a retenti. J’avais l’impression de ne pas avoir franchement avancé ; à ce rythme, il était improbable qu’un prolongement de la récréation fût plus fructueux. Mais bon, Kiffo au moins semblait vouloir résister. Je lui en étais reconnaissante. Vanessa et moi nous sommes dirigées pensivement en direction du bâtiment des sciences. — Et toi, Vanessa, qu’est-ce que tu suggères ? ai-je demandé. — À propos de quoi ? a-t-elle murmuré en tournant lentement le visage vers moi. — De Mlle Plait, tiens ! — Qui ça ? — Le Chien des Baskerville, la prof d’anglais sortie droit des Enfers, le Pitbull ! — Oh, je n’ai pas vraiment écouté. Sur ce, elle s’est éloignée vers sa salle de maths, mi-flottant mi-traînant, laissant un sombre sillage d’ennui derrière elle.

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Au déjeuner, Kiffo paraissait perdu. Fidèle à sa parole, il avait séché le rendez-vous fixé par Mlle Plait. Il marchait autour du terrain de cricket en tapant dans son ballon, icône de l’esseulement magnifié, silhouette abandonnée du monde. J’attendais avec impatience le prochain cours d’anglais. Pour moi, les plans de bataille avaient été bel et bien établis, et les adversaires seraient à égalité. Naturellement, à ce moment-là, je n’avais pas la moindre idée de la façon dont les choses allaient tourner. Je me souviens m’être dit que, si Mlle Plait était probablement capable d’éventrer un cheval avec ses seules dents, le sort était quand même en faveur de Kiffo. Je ne parle pas ici en termes purement physiques. Je doute que quiconque n’étant pas ceinture noire dans cinq arts martiaux aurait eu beaucoup de chances face au Pitbull. Mais la force brute importe peu dans une lutte opposant une prof et un élève. Une ruse animale instinctive, une nature fondamentalement impitoyable, une absence totale d’émotions et un manque absolu de sens moral constitueraient les atouts gagnants de cet affrontement. Partant de là, je n’imaginais pas que Kiffo pût perdre. Le spectacle promettait d’être intéressant, cependant, aucun doute là-dessus. Malheureusement, j’ai dû attendre le jour suivant pour y assister. Heureusement, l’anglais était notre premier cours de la journée.

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La porte s’est ouverte avec fracas, et le Pitbull a déboulé dans la pièce. Une fois encore, nous avons eu droit aux cinq minutes de traitement « pupilles rouges foudroyantes et sumotori prêt à mordre ». Elle a sinué dans les travées, jetant des coups d’œil à droite et à gauche, empalant de son regard d’acier qui donnait l’impression de vouloir apprendre les rudiments de ce qu’elle considérait comme des méfaits. Finalement, elle est arrivée au pupitre de Kiffo. Écartant les jambes, elle s’est penchée en avant et a posé ses poings sur la table. Laquelle a poussé un gémissement de protestation. Puis le silence s’est installé. — Jaryd Kiffing, a grondé Mlle Plait d’une voix basse, menaçante, chargée de violence, vous n’êtes pas venu en retenue hier. Votre excuse m’intéresse. Je ne l’accepterai pas, soyez-en en assuré. Dites-moi néanmoins, monsieur Kiffing, votre absence est-elle due à un accès d’amnésie ou cache-t-elle des motifs plus sinistres ? Kiffo a marmonné quelque chose. — Excusez-moi, monsieur Kiffing, je ne vous ai pas entendu. — Le test était trop dur. — Le test était trop dur. Ah bon ? Vraiment ? Et qu’est-ce qui vous a mené à cette réflexion, monsieur Kiffing ? Est-elle le résultat d’années de recherches scientifiques, le fruit d’un diplôme d’enseignant ou juste la doléance d’un adolescent paresseux et repoussant ? Soyez assez aimable

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pour nous donner vos conclusions, monsieur Kiffing. — Vous êtes injuste, mademoiselle Plait. Nom d’un chien ! D’où venait cette voix ? J’ai regardé autour de moi, avant de me rendre compte qu’il s’agissait de la mienne. Qu’est-ce que j’avais fait là ? Mlle Plait a virevolté et m’a fixée. Un instant, il ne s’est rien passé puis, lentement, délibérément, elle a circulé entre les bureaux jusqu’au mien. — Vous avez donc une opinion, mademoiselle Harrison ? Je vous en prie, partagez-la avec nous. J’ai dégluti. Le plus simple, j’en avais déjà conscience à l’époque, aurait été de baisser la tête et de balbutier de pitoyables excuses. J’en étais incapable. Mon bon vieux problème – une langue qui, parfois, dépasse les intentions de mon cerveau. Aussi, je me suis levée et j’ai parlé. Avec un calme artificiel. — J’ai le sentiment que vous surestimez les capacités linguistiques de Jaryd Kiffing, mademoiselle. Vous semblez négliger de considérer les effets d’un environnement familial défectueux ainsi que ceux du milieu socio-économique dans lequel il évolue sur un intellect à qui l’on n’a jamais donné l’opportunité de s’épanouir. Sur ces trente mots, mademoiselle Plait, Kiffo n’en a pas entendu vingt-huit dans toute son existence. La maison Kiffing ne fait guère de cas du succès scolaire, non plus qu’elle n’encourage l’excellence

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dans d’autres domaines que ceux de la boisson et de la flatulence. À ma connaissance, Kiffo n’a pas lu un livre de sa vie. Je doute même qu’aujourd’hui encore il serait capable d’en colorier un de façon satisfaisante. Votre test, mademoiselle Plait, était un échec assuré pour Kiffo et ceux de son espèce. Il aurait pu tout aussi bien être en swahili ou en serbo-croate. Il était, intellectuellement et scolairement parlant, d’une injustice flagrante. Ouf ! Où avais-je été pêcher tout ça ? Calma, ma fille, tu es une infinie source d’étonnement et d’émerveillement. Surtout pour toi-même. Je me suis rassise, plutôt fière de moi, mais également consciente que je venais de me fourrer jusqu’au cou dans un paquet de matière marron et malodorante. Les paupières de Mlle Plait ont tressauté. Un instant, j’ai bien cru qu’elle allait m’étrangler. Une petite veine s’était gonflée le long de sa tempe, et je voyais le sang y battre. Avec un soupir énorme, comme si l’effort qu’elle déployait pour se contrôler était plus qu’elle n’en pouvait supporter, elle s’est redressée. Ses yeux porcins m’ont inspectée, s’arrêtant sur mes lunettes (ce jour-là, je portais celles en plastique vert pétant), avant de poursuivre leur inspection de tout mon corps. Je me suis sentie comme une mouche sur le point d’être écrabouillée. — Eh bien, mademoiselle Harrison, que voilà un beau discours. Un bien beau discours, en vérité.

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3. LE PITBULL ENTRE EN SCÈNE

Je ne suis pas certaine d’en avoir entendu de pareil de toute ma vie d’enseignante. Cependant… Tout à coup, elle s’est mise à me hurler au visage avec tant de force que j’ai cru prendre un coup. On aurait dit une mini-tornade. Même Vanessa s’est réveillée. — CEPENDANT, vous serez, à l’avenir, bien avisée de garder vos subtiles remarques pour vous. Lorsque je voudrai votre avis, je vous le demanderai. Est-ce compris ? — Mais vous m’avez demandé mon opinion ! Vous avez dit « Je vous en prie, partagez-la avec nous ». — LA FERME ! Mlle Plait s’est mise à arpenter la salle, tel un taureau furieux. — Voilà exactement le genre de comportement dont je parlais hier ! Je ne tolérerai pas qu’on me réponde. Vous m’obéirez. Kiffing et Harrison, vous serez collés demain après les cours. Vous, Kiffing, pour ne pas être venu en retenue hier, et vous, Harrison, pour insubordination. Et maintenant, sortez vos livres de grammaire et ouvrez-les à la page trente-trois. Exercices sur les apostrophes. En silence, bien sûr. À la pause, Kiffo m’a rejointe. D’abord, j’ai eu un peu la frousse. J’ai pensé qu’il voulait me cogner pour mes commentaires sur sa famille. Avec lui, c’est toujours difficile de savoir, il est tellement

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imprévisible. En réalité, je n’avais aucune raison de m’inquiéter. Il tenait juste à me remercier. Ce qui, laissez-moi vous dire, n’était pas une chose avec laquelle il était particulièrement à l’aise. — Ça gaze, Kiffo ? ai-je demandé. — Ça gaze, quat’-zyeux ? a-t-il répliqué. — Toi et moi en colle, qui l’aurait cru, hein ? — Pas moi ! J’irai pas. Qu’elle aille se faire voir. Je resterai pas après les cours. Des clous ! Mon père refusera de leur signer leur papelard. Tout ça, c’est du flan. La salope. Bon, je voulais juste de dire merci… pour t’être mouillée. — N’y pense même plus, Kiffo. — Si, si, j’y pense encore. T’étais pas obligée. Et je voulais seulement que tu saches que… bref, que t’es un pote, quoi. — Bah, Kiffo ! Nous avons toujours été potes, comment pourrait-il en aller autrement ? — Au fait, j’ai colorié un livre. La semaine dernière. Et le résultat était plutôt pas mal. À condition de pas être trop exigeant. Je l’ai dévisagé, ses traits ne trahissaient rien. C’est ça, le problème, avec lui. Parfois, on ne sait pas s’il est sérieux ou s’il se fiche de vous. Puis j’ai aperçu une étincelle dans ses yeux, et je me suis rendu compte, et ce n’était pas la première fois d’ailleurs, que si Kiffo n’avait pas existé il aurait fallu l’inventer. J’ai éclaté de rire.

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3. LE PITBULL ENTRE EN SCÈNE

Et voilà. Je n’ai pas prêté plus attention que ça à tout ce pataquès entre Kiffo et le Pitbull. Le lendemain, je suis venue en retenue, prête à purger ma peine. Je ne m’attendais pas du tout à ce que Kiffo fût là. Pourtant, il y était. Et sacrément de mauvais poil, qui plus est.

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DÉCEMBRE : ÉCOLE PRIMAIRE, CM2

Un petit bonhomme roux est assis par terre, à côté de la cuvette, son bras gauche posé sur la porcelaine. Des larmes dégoulinent sur le réseau de taches de rousseur qui parsèment ses joues, mais son visage est dénué d’expression. Son bras droit vole rythmiquement au-dessus de ses genoux, son poing s’écrase dans la paroi du cabinet, enfonçant le trou qu’il a réussi à faire à force de taper. La main du garçonnet est couverte de sang – visiblement, elle est cassée et tuméfiée. Tu as peur, pas tant à cause de toute cette violence qu’à cause de la manière calme dont il s’inflige cette souffrance. Tu t’accroupis et effleures doucement son genou. — Ça va ? Aussitôt, tu as honte de la bêtise de ta question. Le garçon relève la tête, sans pour autant cesser sa routine. Le poing s’abat une fois encore dans le mur, il ne tressaille même pas. — Va chier, dit-il, sans hostilité.

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3. LE PITBULL ENTRE EN SCÈNE

Tu cours. Tu cours chercher un enseignant. Tu cours raconter ton histoire d’un garçon, d’un cabinet et d’un poing qui résonnera dans ta tête jusqu’à la fin de tes jours.

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4. CONVERSATIONS AVEC LE RÉFRIGÉRATEUR

Cher Frigo, Le ragoût en cocotte était super. Merci. Il me semble néanmoins que notre dîner intime a été un four. Dieu sait pourtant que j’avais fait des efforts. Bougies, musique d’ambiance. Mais, honnêtement, tu n’as pas été du tout réceptive à mes tentatives de conversation. D’ailleurs, tu as beau être une présence d’une solidité indiscutable dans ma vie, j’ai parfois le sentiment que nos relations ne sont plus ce qu’elles ont été. Nous devons parler. Entre-temps, mon nouveau prof d’anglais, une femme charmante au considérable charisme, a requis ma présence à un rendez-vous, demain après

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les cours. Aurais-tu l’amabilité de signer l’autorisation ci-jointe ? Ta fille qui t’aime, Calma Chère Calma, Autorisation signée. Qu’est-ce que tu as encore manigancé ? Peux-tu te réchauffer une pizza pour ton dîner ? Je suis de l’équipe du soir au supermarché, je devrai donc filer directement au pub ensuite. Rentrerai vers deux heures du matin. Ne me réveille pas demain matin, s’il te plaît. Te serait-il possible de lever le pied sur l’ironie et dans les mots que tu emploies ? Pour être franche, j’en ai assez. Bisous, Maman Cher Frigo, Comment peux-tu avoir le cœur aussi sec ? Bises, Calma

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5. CRIME ET CHÂTIMENT, PREMIÈRE PARTIE

Deux fichues heures ! C’est le temps qu’a duré la retenue. Je n’en revenais pas. En plus, question valeurs éducatives, la mère Plait pourrait repasser. Kiffo et moi ne nous sommes vu assigner aucun travail. Il nous a même été formellement interdit de lire. Non que Kiffo en aurait eu envie, mais moi si. Nous avons juste été contraints de rester assis dans des coins opposés de la salle, le regard braqué sur l’estrade où le Pitbull corrigeait des cahiers d’exercices. Vous avez une idée de combien ça dure, deux heures ? Oh, ça va, je sais que ce sont cent vingt minutes et tout et tout, ne jouez pas au plus malin avec moi. Ce que je veux dire, c’est que deux heures paraissent être beaucoup plus longues que cent vingt minutes quand vous

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n’avez d’autre occupation que de fixer un point sur le mur devant vous. Et croyez-moi, lorsque l’alternative consiste à contempler Mlle Plait, vous choisissez le mur à tout coup. J’ai cogité sec. Pour moi, il était évident que le Pitbull devait s’en aller. Avec elle, la classe ne survivrait pas jusqu’à la fin de l’année scolaire. Nous ne la fréquentions que depuis moins d’une semaine, et des camarades étaient déjà sous médicaments. Melanie Simpson avait éclaté deux fois en sanglots quand nous nous mettions en rang à l’extérieur de la salle. La situation était intolérable. La seule difficulté, c’était comment nous débarrasser d’elle ? En général, la réponse à cette question est des plus aisées. Je vais vous confier un petit secret. Prenez n’importe quel élève moyen de seconde dans le pays, et je vous parie dix dollars qu’il sera capable de liquider un de ses profs pour peu qu’il soit suffisamment motivé. Oui, je suis au courant des conditions de travail des enseignants, de leurs contrats léonins, etc. Ça ne change rien à l’affaire. Nous autres lycéens sommes à même de détruire la santé physique et émotionnelle d’un prof quand nous le voulons. Nous provoquons une dépression nerveuse en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Voyez-vous, nous savons que les enseignants n’ont aucun droit. Ils ne peuvent pas nous frapper, n’ont aucun moyen de nous discipliner sérieusement, risquent même d’être poursuivis en justice s’ils nous crient trop

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5. CRIME ET CHÂTIMENT, PREMIÈRE PARTIE

dessus. Alors que nous, les mômes, nous sommes libres de les maltraiter, de refuser d’obéir à leurs consignes de travail, de bavarder et de ne pas les écouter. En un mot, nous pouvons faire tout ce qui nous plaît, à l’exception de la violence physique (et cela aussi arrive, quelquefois ; certes, on encourt le renvoi pour un geste un peu vif, mais il n’en reste pas moins qu’ils sont obligés de vous transférer dans un autre établissement. C’est la loi. Même les brutes en dessous de l’âge obligatoire de scolarisation ont droit à l’éducation.) Rien n’est susceptible d’arrêter trente élèves bien déterminés à éliminer leur prof. Mais le Pitbull ? Je n’étais pas certaine que les tactiques habituelles fonctionneraient avec elle. Toutes exigent une faiblesse sur laquelle s’appuyer et, pour autant que je puisse en juger, le Pitbull avait un blindage renforcé en guise de peau et la sensibilité d’un pavé. Si nous avions réussi à rassembler nos forces, nous aurions sans doute eu une chance. Après tout, les règles de conduite qui s’appliquaient à elle étaient identiques à celles qui s’appliquaient à ses collègues. L’ennui, c’est que la majorité des gens de la classe étaient terrorisés. Bon, nous l’étions tous, pour être honnête. Ce qui signifiait qu’il allait être ardu de lui opposer un front uni, puisque chacun s’inquiétait de sa sécurité personnelle. Il devait pourtant y avoir une solution. Malheureusement, au bout de mes

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deux heures de réflexion, j’étais à des kilomètres de l’avoir trouvée. Le Pitbull a rassemblé ses papiers et a jeté un coup d’œil à la pendule. — Vous pouvez y aller, a-t-elle annoncé. Kiffo et moi avons étiré nos membres engourdis et nous sommes levés avec peine. — Mademoiselle Harrison ? J’aimerais vous dire un mot, s’il vous plaît. Franchement, deux heures de punition suffisaient amplement, non ? Mais bon, qu’est-ce que vous vouliez que je fasse, hein ? Je me suis rassise, tandis que Kiffo ouvrait la porte et décampait. Le Pitbull a terminé de remuer ses cahiers, puis elle est venue s’installer en face de moi. Elle arborait l’expression connue sous le nom de « méditative ». — Calma, a-t-elle commencé d’une voix plutôt aimable, j’ai feuilleté votre classeur de seconde, et j’ai lu ce que vous aviez fait en anglais. C’est… comment l’exprimer ? Brillant n’est pas, me semble-t-il, exagéré. J’enseigne depuis des années et j’ai rarement, sinon jamais, rencontré un talent comme le vôtre. Elle s’est tue, et je me suis tortillée sur ma chaise. — Merci, ai-je répondu en ayant l’impression d’être une traîtresse. Soyons honnête, difficile de se montrer grossier envers qui vient de vous qualifier de brillante.

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5. CRIME ET CHÂTIMENT, PREMIÈRE PARTIE

— Pensez-vous être douée pour l’anglais ? a-t-elle poursuivi. — Bah ! ai-je riposté, me ressaisissant. J’essaie juste de ne pas aller à l’encontre de l’opinion publique. Le Pitbull a froncé les sourcils. — Non, a-t-elle marmonné, vos aptitudes sont indéniables. C’est votre comportement qui m’inquiète. Je me suis tortillée derechef. C’était un de ces jours où mes muscles tortilleurs allaient faire de l’exercice. Mon comportement ? C’est quoi, cette obsession professorale pour le comportement ? Je travaille bien. Super ! Qu’importe l’attitude quand le résultat est bon ? J’imagine déjà un maître d’école élisabéthain menaçant du doigt Shakespeare : « Certes, mon ami, je vous concède que Hamlet est la plus belle pièce jamais écrite. C’est votre conduite qui me dérange. » J’ai cependant préféré garder le silence. Lorsque les profs se lancent dans ce sujet, ils me rappellent un semiremorque dont les freins ont lâché lancé en pleine vitesse dans une descente. Il n’y a d’autre solution que d’attendre qu’ils aient fini de rouler. — Or, votre tendance à l’insolence n’est pas découragée par vos fréquentations, a-t-elle repris. Certes, je ne vais pas vous dire quels amis avoir ou non, s’est-elle empressée de préciser sur le ton de qui vous dit précisément quels amis vous devez avoir, mais j’ai déjà eu affaire à la famille de

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M. Kiffing et je sais de quoi je parle. Il serait dans votre intérêt de trouver des compagnons plus… convenables. Des camarades qui représentent un défi intellectuel pour vous et ne soient pas… des asociaux à la vie personnelle perturbée. Je me suis hérissée. Entre mes tortillements et mes hérissements, cette fin de colle se révélait au bout du compte une dépense des plus énergétiques. — Merci, mademoiselle, je tâcherai de m’en souvenir. — J’y compte bien, Calma. J’y compte bien. — Soyez tranquille. Je n’oublierai pas… ce conseil, je vous le garantis. Je me suis dirigée vers la porte. J’avais parcouru la moitié du chemin, quand elle a lancé : — À propos, Calma, j’ai adoré votre devoir sur les comparaisons. Beurk ! J’ai vraiment failli lui en coller une. Ça n’aurait pu qu’arranger son visage ingrat. Kiffo m’attendait dehors. — Qu’est-ce que te voulait cette gueule de raie ? m’a-t-il demandé. — Oh, rien. Les trucs habituels. Talent gâché, attitude répréhensible, et bla et bla et bla. Nous avons marché ensemble un moment, tels deux taulards unis par la même expérience. De temps en temps, je jetais un coup d’œil à Kiffo, dont le visage était encore plus sombre et boudeur que d’ordinaire. En dépit du danger auquel je

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5. CRIME ET CHÂTIMENT, PREMIÈRE PARTIE

n’avais pas manqué de songer, je me suis risquée à poser la question qui me démangeait la langue depuis plus de deux heures. — Kiffo, comment se fait-il que tu sois venu à cette débile de retenue ? Je croyais que ton père refusait de signer les autorisations ? Il s’est arrêté net et s’est tourné vers moi. — Ne me parle pas de cet enfoiré ! Il a signé ! Soi-disant qu’il a eu une petite conversation avec la mère Plait au sujet de mon éducation et toutes ces conneries. M’a prié de fournir quelques efforts au bahut ! Sans blague ! C’est bien la première fois qu’il montre un intérêt quelconque pour autre chose que les clopes, la bibine et les tartes dans la gueule. — Et alors ? Qu’est-ce que ça aurait changé ? Tu as déjà désobéi à ton vieux. Kiffo a fourragé dans sa tignasse rousse échevelée, l’ébouriffant encore plus. La vache, il était furax. — Il m’aurait cogné, tiens ! Il lui reste encore quelques belles années devant lui avant qu’il puisse plus me dérouiller. — Qu’est-ce qu’on va faire, Kiffo ? On ne va quand même pas continuer à supporter ça ? — Je sais ce que moi, je vais faire, a-t-il grondé. Je vais mettre à sac sa maison. Je vais détruire tout ce que cette chienne possède. À mon tour, j’ai stoppé net. À ce rythme, nous n’allions jamais rentrer chez nous.

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— Tu es malade ? À quoi ça servira ? Ce n’est pas ça qui te débarrassera d’elle. Au contraire, ça la rendra d’autant plus tordue et mauvaise. Elle devinera sans peine que le responsable est l’un de ses élèves, elle est consciente qu’ils la détestent, et qu’est-ce que tu crois ? Qu’elle sera plus sympa avec nous ? Tu rêves ! Elle sera encore pire. — Je m’en fiche. Il ne s’agit pas de me débarrasser d’elle, mais de me venger. C’est une affaire personnelle, Calma. — Tu es vraiment dingue ! Qu’est-ce que ça signifie, « une affaire personnelle » ? C’était loin d’être la première fois qu’un prof lui cherchait des noises. La plupart du temps, il prenait ça avec bonne humeur. Cela représentait un défi, à ses yeux, un peu comme une compétition sportive, si vous voulez, deux boxeurs se bastonnant pour la gloire. Cependant, il n’y avait jamais rien eu de personnel là-dedans. Jamais. Même l’humiliation d’avoir dû effectuer ses deux heures de retenue ne justifiait pas ce que Kiffo avait en tête. Soudain, une idée m’est venue, un lien logique. — Kiffo ? — Quoi ? a-t-il grommelé. — Le Pitbull connaît ta famille ? Je veux dire, tu l’avais déjà croisée avant qu’elle devienne notre prof ? Une très courte hésitation dans son pas, puis il a continué d’avancer, le regard ailleurs.

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5. CRIME ET CHÂTIMENT, PREMIÈRE PARTIE

— Tu rigoles ! a-t-il fini par maugréer. C’est pas parce qu’on fréquente des voleurs et des assassins qu’on n’a pas de principes. Se tournant vers moi, il m’a gratifiée d’un grand sourire. Alors, j’ai compris, avec une certitude absolue et glacée, qu’il me mentait. Je n’avais aucune idée des raisons qui l’y poussaient, et je m’en moquais éperdument. J’étais bien trop occupée à essayer d’avaler le grumeau froid de la trahison qui obstruait ma gorge. — Bon, la môme ! a-t-il lancé d’un ton trop joyeux. Il faut que je me sauve. Il m’a brièvement serré le bras, puis s’est éloigné. Je l’ai observé un moment, la main posée sur l’endroit où il m’avait touchée. Une minute, j’ai envisagé de me rendre chez Vanessa, avant de laisser tomber. J’étais trop déprimée. N’empêche, une chose était sûre. Quoi que Kiffo manigançât, je comptais bien en être. Nous étions amis. Et il était hors de question que je l’autorise à me raconter des craques. Personne, je dis bien personne, n’a le droit de traiter Calma Harrison de cette façon.

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FÉVRIER : ÉCOLE PRIMAIRE, CM2

Tu es assise sur un banc, près du terrain de sport de l’école. C’est la pause déjeuner. Tu ouvres ta boîte-repas, et tu arranges son contenu sur le banc. Une pomme, un sachet de chips saveur sel et vinaigre, un sandwich au poulet et un biscuit au chocolat. Brusquement, tu remarques un petit bonhomme roux qui contemple ta nourriture. Il est debout derrière toi, un peu à l’écart. Il n’a rien dans les mains. Tu prends le paquet de chips, ses yeux suivent tes mouvements. — Tu as faim ? demandes-tu. Il hausse les épaules. — Tu veux des chips ? Il hausse les épaules. Il mange les chips. Puis ton sandwich et ton gâteau. Il refuse la pomme. Ça t’est égal. De toute façon, tu n’avais pas très faim. Une fois qu’il a terminé, il se dirige vers le terrain de sport et se joint à une partie de foot. Il n’a pas prononcé une parole. — De rien, murmures-tu.

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6. CRIME ET CHÂTIMENT, DEUXIÈME PARTIE

La semaine qui a suivi s’est déroulée sans incident. Les cours d’anglais étaient atroces, mais nous gardions profil bas et tenions le coup. Malheureusement, même ça semblait ne pas suffire au Pitbull. Elle trouvait toujours un prétexte pour blâmer un des élèves. La façon dont il l’avait regardée. Le bruit dont il s’était rendu coupable, et qu’elle seule avait entendu. Elle nous lançait des défis impossibles à relever, puis nous punissait pour avoir échoué à les relever. C’était au point qu’on était contents qu’elle s’en prît à autrui. Je détestais cette manière qu’elle avait de nous rendre égoïstes, de nous amener à pousser un soupir de soulagement parce qu’un camarade passait à la torture, ce qui signifiait que la souffrance ne

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s’exerçait pas sur nous. Que son attention se portait ailleurs. Je m’en tirais plutôt bien, sans doute parce que j’étais « douée » et autres âneries de ce genre. Et aussi, parce que j’évitais de la provoquer. C’était Kiffo qui trinquait le plus. Il ne se passait pas un cours sans qu’elle s’attaquât à lui d’une façon ou d’une autre, et j’étais malheureuse pour lui. Il était capable d’être un parfait enfoiré, j’en suis consciente. D’ailleurs, il payait peut-être pour toutes les fois où il avait martyrisé des profs sans songer un instant à leur santé morale ou physique. Allez savoir ! N’empêche, il était évident que, quand le Pitbull pétait les plombs, c’était lui qui trinquait. En de nombreuses occasions, il a été à deux doigts de la frapper. Ça ne m’a pas échappé. Son regard se voilait, soudain vitreux, et il serrait les poings. Quelquefois, j’avais le sentiment que c’était exactement ce qu’attendait le Pitbull. Qu’il lui en colle une. Mais il s’est retenu. Elle l’a traité de furoncle répugnant sur le derrière de l’humanité, elle lui a balancé que, comparé à lui, la vase d’une mare paraissait surdouée, elle lui a assené qu’il n’était rien – il a tout accepté sans broncher. Les garçons qui étaient assis au fond de la classe avec Kiffo n’ont pas bougé le petit doigt pour lui venir en aide. Ils baissaient la tête, faisaient semblant d’être invisibles. Les couards ! Ils étaient censés être ses amis, mais ils étaient bien trop occupés à se préserver pour le soutenir. Quant à moi, je me suis contentée de

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6. CRIME ET CHÂTIMENT, DEUXIÈME PARTIE

rester neutre, observant le Pitbull qui nous transmutait en individualistes dénués de conscience. Elle détruisait notre sens du bien et du mal. Elle nous transformait en politiciens. L’Australie méritait un futur autre que ça. D’accord, les projets que nourrissait Kiffo à l’égard du Pitbull n’étaient pas des plus malins. Ils étaient même carrément nuls et ne mèneraient à rien. Malgré tout, j’avais bien l’intention d’y participer. Écoutez, je vous expose juste la situation telle qu’elle était, et la façon dont j’estimais que les choses devaient fonctionner entre Kiffo et moi. Je ne vous demande pas votre bénédiction. Le vendredi à l’heure du déjeuner, j’ai rattrapé Kiffo. Il me l’a joué cool, la mauvaise approche par excellence avec moi. Les hommes, non mais je vous jure ! Ils se croient tellement malins ! Or plus ils s’efforcent de l’être, plus ils ont l’air de crétins finis. — Alors, quand est-ce que tu le fais, Kiffo ? — Que je fais quoi, Calma ? — Tu sais très bien de quoi je parle. — Non, Calma. — Je vais te dire un truc, mon pote ! ai-je vociféré en l’attrapant par son T-shirt et en plongeant mes yeux droit dans les siens. Il y a deux détails que tu ne dois jamais oublier à mon propos. Et d’une, je ne suis pas idiote. Et de deux, il n’est pas question que je laisse un copain se fourrer dans toutes sortes d’ennuis sans l’aider. Pigé ? Alors,

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maintenant, tu as le choix. Soit tu continues à jouer l’imbécile, ce pour quoi, au passage, tu as des dispositions naturelles, et tu me retrouveras partout où tu iras. Soit tu réponds à ma question, ce qui nous épargnera pas mal de temps. Je recommence. Quand as-tu l’intention de mettre à sac la baraque du Pitbull ? Le visage de Kiffo a pris une expression que je connaissais bien, celle qu’il arborait quand il savait que, s’il discutait avec moi, il perdrait à coup sûr. Pourtant, ça ne l’a pas empêché d’essayer. — Laisse tomber, Calma, d’accord ? — Quand ? — Je tente juste de te protéger. — Quand ? Il s’est dégonflé, ainsi que je l’avais prévu. — Ce soir, a-t-il murmuré en regardant autour de lui comme pour appeler au secours. — Où nous retrouvons-nous ? Un instant, j’ai cru qu’il allait recommencer à discutailler, puis il a soupiré. J’avais gagné. — D’accord, d’accord, a-t-il râlé. Rendez-vous à cinq heures et demie devant le K-Mart1 du centre commercial. T’as une tenue de camouflage ? — Bon sang, Kiffo ! Ce n’est pas la troisième guerre mondiale ! — Pour moi, si. C’est pas grave. Sois à l’heure, OK ? 1. Magasin généraliste à prix cassés.

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6. CRIME ET CHÂTIMENT, DEUXIÈME PARTIE

L’après-midi, j’étais dans un état de rare nervosité. Je l’avoue, je trouvais ce plan terriblement excitant. Tout en sachant qu’existait une ligne que je ne franchirais pas. Il était exclu que j’entre dans la maison du Pitbull. Je ferais le guet pour Kiffo, mais il se chargerait tout seul de l’effraction. Je l’en ai averti lorsque nous nous sommes rencontrés, à dix-sept heures trente. — Comme si je t’autoriserais à commettre un casse avec moi, Calma ! s’est-il écrié. T’es folle, ou quoi ? Tes nénés se coinceraient sûrement dans la fenêtre. Non, toi tu monteras la garde, c’est tout. Compris ? Il m’a toisée de la tête aux pieds. — T’as rien trouvé de mieux ? a-t-il commenté. J’étais pourtant plutôt fière de moi. Pour la circonstance, j’avais enfilé un jean bleu sombre et un maillot bordeaux. Kiffo, lui, ressemblait à un personnage tiré d’une vidéo pour fanas de la survie dans le bush. Il portait un treillis de combat et de gros rangers, et il avait un passe-montagne noir planté sur le haut du crâne, tel un béret. Rien de plus discret pour traîner devant le K-Mart un vendredi en fin d’après-midi ! Les mères avec gamins en poussette qui nous croisaient le toisaient comme s’il avait été Oussama Ben Laden. — Je croyais que l’idée du camouflage était de se fondre dans le paysage, lui ai-je balancé, pas de se distinguer comme un marine dans un couvent.

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Tu aurais mieux fait d’emprunter une poussette et deux ou trois gosses. — Ouais, a protesté Kiffo, indigné, on me remarque peut-être ici, mais je passerai inaperçu dans le jardin du Pitbull, non ? Allez, amène-toi, on y va. Quittant le centre commercial, nous nous sommes dirigés vers la banlieue sud. La nuit commençait à tomber, ce qui, pour être honnête, me convenait très bien. Maintenant que nous étions lancés dans l’aventure, j’étais nerveuse comme un pou et je n’appréciais guère l’idée d’être vue en compagnie de Kiffo, surtout quand il était habillé comme un troupier de choc. J’ai imaginé un épisode de Crimestoppers, 1 comme si j’y étais. Gros plan sur un enfoiré de belle allure, rasé de près, à la coupe de cheveux évoquant un type qui n’aurait pas dépassé le stade anal, à la cravate discrète. Il pourrait être un de ces mannequins qu’on rencontre dans les pages des catalogues, flanqué par deux clones propres sur eux arborant des vêtements décontractés parfaitement répugnants. Un logo de Crimestoppers apparaît au-dessus de son épaule gauche immaculée. Quelqu’un se souvient-il avoir vu deux adolescents près du centre commercial, entre cinq et 1. Émission télé de la BBC qui s’est donné pour but de traquer les criminels.

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six heures du soir, le 17 mai ? Un jeune homme d’environ quinze ans en tenue de combat, jambes arquées, chevelure rousse surmontée d’un béret. Sa complice a des seins énormes et des lunettes orange de la taille d’une porte de grange. Bref, l’obscurité naissante me ravissait. Kiffo fonçait comme un possédé, et j’avais du mal à garder le rythme. — Comment as-tu découvert où elle habitait ? ai-je haleté. — Fastoche. J’ai emprunté la moto d’un pote et je l’ai suivie quand elle rentrait du bahut. — C’est quoi, le plan, une fois sur place ? Après tout, elle passe peut-être ses soirées à remplir des grilles de mots croisés, à arracher les ailes des papillons ou à aiguiser ses dents. Je ne l’envisage pas fréquenter un cercle d’amis proches. Et si elle avait une famille ? Pour être franche, ça me paraissait tout aussi inconcevable. Mlle Plait n’était pas née du ventre d’une femme ; elle avait été taillée dans le granit. Pour autant, je la voyais mal combler sa solitude en sortant danser à la salle des fêtes du coin, ou en suivant des cours de broderie. Ce que je voyais plutôt, c’était nous faisant le pied de grue devant sa maison toute la nuit, pour des prunes. — C’est arrangé, m’a annoncé Kiffo. Elle a un chien.

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— Un chien ? (C’était de pire en pire.) Et en quoi ça nous aide, hein ? — Elle le promène. Tous les soirs. De sept heures à huit heures et demie. Elle est réglée comme une horloge suisse. Ça nous donne plein de temps pour entrer, ressortir et être chez nous avant même qu’elle ait fini de balader son clébard. Fais-moi confiance. J’ai frissonné, bien que la soirée fût trop chaude. C’était le domaine de Kiffo. Il était l’expert, comme je l’étais en classe. Je savais analyser un poème, il savait comment pénétrer par effraction dans les foyers d’autrui. J’ai songé à ce qui différenciait nos mondes, me suis demandé comment j’en étais arrivée à m’impliquer dans le sien. Nous avons fini par nous arrêter devant une maisonnette basse dans un quartier sans âme. Nous nous sommes postés sur le trottoir d’en face, sous un grand casuarina qui nous protégeait raisonnablement des regards indiscrets du voisinage. S’accroupissant, Kiffo a sorti un paquet de cigarettes de la poche de sa veste de treillis. Il m’en a offert une, j’ai refusé de la tête. J’avais mon compte de mauvaises habitudes pour ce soirlà. Complicité d’effraction, un crime sérieux, la poule d’un gangster. Kiffo a allumé sa clope, puis a scruté la rue en plissant les yeux. Je n’ai pas compris si c’était à cause de la fumée, ou parce qu’il pensait que ça lui donnait des airs de dur.

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Me tassant à côté de lui, je me suis entraînée à l’imiter. Il a désigné la baraque avec sa cigarette. — Plus que dix minutes. Après, elle aura fichu le camp. Toi, tu n’auras qu’à surveiller les alentours et à m’avertir si tu repères quelqu’un de louche. Facile. — Ben tiens ! Explique-moi juste comment je te préviens si je repère quelqu’un de louche. Je déclenche un feu d’artifice ? Je gueule dans un porte-voix ? Je réunis une fanfare ? Il a serré un peu plus les paupières. La vache ! J’aurais aimé savoir en faire autant. Je me suis promis de m’entraîner. Il n’a rien dit pendant quelques instants et, submergée par un de ces atroces pressentiments, j’ai deviné qu’il n’avait pas envisagé la question. Ce qui n’avait rien de très surprenant, à la réflexion. — Tu trouveras bien quelque chose, a-t-il fini par marmotter, m’accordant plus de confiance que j’étais capable d’en endosser. Chut ! a-t-il ajouté. La voilà. Qu’elle ait huit minutes d’avance sur les calculs de Kiffo ne m’a pas rassérénée. Mon complice d’un soir n’était sans doute pas très calé pour ce qui était de la précision des horloges. Si ça se trouve, il ne savait même pas lire l’heure. Enfin, ça n’avait plus guère d’importance. Le Pitbull a ouvert la porte et est sortie, tâchant de retenir le plus gros chien que j’eusse vu de mon existence. Il était vraiment énorme. Et il avait l’air d’une humeur de

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dogue (ha ! ha !). Enfin, je l’aurais été moi aussi si j’avais été obligée de vivre avec le Pitbull. En tout cas, une chose était sûre, ce clebs avait des aspirations des plus limitées. Genre, mettre les gens en pièces. Il tirait sur sa laisse, comme s’il était avide de dénicher quelqu’un ayant besoin d’être déchiqueté, ses muscles puissants luisant sous la lumière du porche. La nuit était désormais tombée, et l’obscurité régnait. Derrière nous, il n’y avait rien d’autre qu’un terrain de sport, et je savais que le Pitbull ne pouvait nous apercevoir dans l’ombre de l’arbre. C’était le chien qui m’inquiétait. Il risquait de nous flairer. Je transpirais tant, que même Mlle Plait aurait pu me flairer. Je me suis vaguement rapprochée de Kiffo, tandis que le Pitbull se démenait avec sa barrière. L’animal était tellement pressé de partir en promenade qu’il a failli priver sa maîtresse d’un bras. Le juron qu’elle a poussé m’a arraché un sourire… qui s’est aussitôt fané lorsqu’elle lui a asséné un bon coup de poing sur la tête. Le malheureux cabot a manqué de tomber dans les pommes. Des étoiles ont dansé autour de son crâne. Si ce chien avait l’air d’être capable de massacrer et de dévorer un bataillon de troufions au complet et d’avoir encore une petite place pour le dessert, il était évident que ce n’était pas lui le chef à la maison. Gémissant, il s’est aplati au sol, cependant que le Pitbull élevait la voix. — Assis, Bourreau ! Assis, nom d’une pipe !

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Bourreau ! C’était vraiment l’hôpital qui se moquait de la charité. J’ai commencé à avoir pitié de la pauvre bête. Il avait beau être aussi imposant qu’une fourgonnette, il ne faisait pas le poids, face au Pitbull. Je devinais ce qu’il éprouvait. Toujours accroupis, Kiffo et moi avons regardé les deux brutes s’éloigner à grands pas le long de la rue. Puis, tel un bulldozer, le molosse a tourné à un carrefour, au niveau d’un lampadaire, labourant presque le trottoir. Kiffo avait caché sa cigarette dans le creux de sa main pour éviter que le rougeoiement n’attire l’attention. Il a tiré une dernière taffe avant de jeter le mégot dans le caniveau. Il s’est redressé et a baissé son passe-montagne sur son visage. En temps normal, j’en aurais été soulagée. La tronche de Kiffo n’était pas exactement d’une beauté réjouissante. Mais maintenant, il dégageait une aura de menace réelle. J’avais la trouille. De lui, du noir, de ce que nous nous apprêtions à faire. J’avais envie de tourner les talons et de m’enfuir. Sauf qu’il était trop tard. Me tirant vers lui, Kiffo a chuchoté avec précipitation : — Ouvre l’œil ! J’en ai pour dix minutes. Et il a disparu. Il a glissé dans la pénombre, a traversé la rue et a franchi le portail du Pitbull avant même que j’aie eu le temps de répliquer. J’ai distingué sa petite silhouette tandis qu’il contournait la maison. Me rendant compte que je retenais mon souffle, j’ai longuement exhalé.

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Soyons clairs : j’étais paniquée. Ça vous semble peut-être facile de rester sous un arbre à scruter les environs, mais j’avais l’impression d’être le point de mire de la terre entière. Qu’est-ce que j’allais raconter, si une voiture de patrouille déboulait ? Quelle excuse allais-je servir aux flics pour expliquer ma présence sous ce casuarina, dans un quartier résidentiel ? Certes, ce n’est pas un crime, mais ça reste étrange, non ? J’ai essayé de m’enfoncer un peu plus dans l’ombre, bien que j’eusse conscience qu’il me fallait garder un œil sur la route, à gauche comme à droite. Je me suis mise à regretter de ne pas avoir mis d’autres lunettes. Celles-ci n’étaient-elles pas trop voyantes ? Je n’en savais trop rien, j’avais juste l’impression qu’elles brillaient comme une balise de détresse. Je m’imaginais déjà les voisins curieux alertant les forces de l’ordre : « Venez tout de suite, s’il vous plaît. Le casuarina en face de chez moi a mis des lunettes, et je commence à avoir les chocottes. » En plus, j’avais besoin de me vider la vessie. Devais-je courir le risque de me soulager sur place ? Avec la chance qui me caractérise, j’allais être prise en flagrant délit, culotte aux pieds. Allez justifier ça, hein ! Mes yeux faisaient la navette d’un côté à l’autre de la rue. Le moindre mouvement m’amenait à me dévisser le cou, et la nausée me guettait. Kiffo comptait s’attarder encore longtemps, là-dedans ? Un coup d’œil sur ma montre

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m’a appris qu’il était parti depuis exactement une minute ! J’avais perdu toute notion du temps. Soudain, je me suis figée sur place, incrédule. Au croisement, tel un char d’assaut ébouriffé, venait de surgir Bourreau, immédiatement suivi par la masse volumineuse du Pitbull. Ma langue s’est aussitôt soudée à mon palais, et mes jambes se sont transformées en fromage blanc. Qu’est-ce que j’allais faire, bon Dieu de bois ? L’espace d’une seconde hallucinée, je me suis dit qu’elle s’était juste trompée de chemin, qu’elle revenait sur ses pas, allait dépasser sa maison et continuer dans la direction opposée. Ben tiens ! Les lampadaires dessinaient crûment les traits de son visage, et j’ai été secouée de tremblements. Elle rentrait. Dieu sait pourquoi, en tout cas la petite balade était terminée pour aujourd’hui. Il délirait ou quoi, le Kiffo ? Une heure et demie ? Réglée comme une horloge suisse ? Crétin ! Le Pitbull fonçait vers moi, et j’avais l’esprit vide. J’ai chuchoté « Kiffo », tout doucement, puis me suis ressaisie. Un idiot – devinez lequel – suffisait, inutile d’en rajouter. Pourquoi n’avions-nous pas apporté de téléphones portables ? Que ni moi ni Kiffo n’en possédions expliquait certainement cet oubli, n’empêche : il fallait que je le contacte. Et vite. Je voyais déjà le Pitbull ouvrant sa porte et trouvant Kiffo en train de pisser sur son cacatoès apprivoisé. Réfléchis, Harrison, réfléchis.

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Il n’y avait qu’une solution. Alors que le Pitbull approchait de sa barrière et s’apprêtait à sortir ses clés de maison de sa poche, je me suis précipitée de l’autre côté de la rue. — Mademoiselle Plait ! ai-je braillé à tue-tête. Quel plaisir de vous voir par ici ! Bourreau et le Pitbull ont tous deux virevolté pour me regarder. J’admets que j’ai failli flancher. L’un d’eux a grondé, mais je ne suis pas très certaine de qui. J’ai tenté d’afficher un lumineux sourire, comme si je rencontrais ma meilleure amie, sauf que mon visage paraissait moulé dans de la résine durable. Mlle Plait m’a toisée de haut en bas, une moue aux lèvres. Une expression identique à celle qu’elle aurait affichée, je crois, si elle avait marché dans quelque chose que Bourreau aurait pu laisser sur le trottoir. — Mademoiselle Harrison, a-t-elle sifflé. Quelle agréable surprise. Au revoir. Sur ce, elle m’a tourné le dos. — Attendez ! ai-je crié. S’il vous plaît, ne partez pas… Je… il faut que je vous parle. Elle m’a dévisagée. — Ah bon ? Et de quoi pourrions-nous bien discuter un vendredi soir à une heure aussi indécente ? Je me suis creusé la cervelle. — Des devoirs. Des devoirs d’anglais. J’ai besoin de votre aide. Je me suis souvenue de ce que vous avez dit de mon comportement, mademoiselle

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Plait, et je désirais seulement vous montrer que je m’efforce d’y travailler. À mon attitude. Aux devoirs aussi, bien sûr. — Je n’ai pas donné de devoirs, mademoiselle Harrison. Merde ! — C’est exact, mademoiselle Plait. Il se trouve justement que j’en voulais, or vous m’avez privée de ce plaisir. Ne voyez pas là une quelconque critique, vous avez sûrement de bonnes raisons, d’ailleurs, avec votre longue expérience de professeur, je suis sûre que vous avez d’excellentes raisons pour ça, et cette absence de devoirs relève sans doute d’un plan plus vaste destiné à notre bien, à nous vos élèves, et je ne veux pas que vous pensiez que je me montre désobéissante en vous demandant des devoirs, parce que telle n’est pas mon intention, mademoiselle Plait, Dieu merci, non… Je hurlais de rire, piaillant à qui mieux mieux. Sors de là, Kiffo, bon sang, décampe ! — … c’est que, voyez-vous, mademoiselle Plait, j’adore l’anglais, et vous rendez cette matière si passionnante qu’il me semble bénéfique de faire un peu de rab, vu que nous sommes vendredi, et que je n’aime rien tant, le vendredi soir, que de rédiger des devoirs d’anglais, alors je me suis dit que j’allais vous en demander, et voilà l’aide à laquelle je me référais un instant plus tôt.

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Mlle Plait s’est penchée vers moi, de telle façon que son visage s’est retrouvé à deux centimètres du mien. Le slip d’un sumotori aurait senti moins mauvais que son haleine. — Mademoiselle Harrison, si vous ne partez pas immédiatement, j’appelle la police. Vous entendez ? J’ai failli rétorquer que, avec sa voix de stentor, il aurait été difficile qu’il en allât autrement. Par bonheur, j’ai résisté à la tentation. — Euh… pour être tout à fait honnête, mademoiselle, je ne suis pas certaine de bien vous suivre. Quand vous parlez de « la police », vous voulez dire… la police normale ? Ou quelque chose comme la police criminelle ? J’ai cru qu’elle allait exploser. Un son étranglé est sorti du fond de sa gorge, et le sang lui est monté à la figure. En d’autres circonstances, le phénomène aurait été fascinant. Sachant que je ne pouvais me permettre de continuer trop longtemps, sinon elle me tuerait, j’ai cédé à un trait de génie et me suis mise à genoux devant son fichu molosse baveux. Le meilleur moyen de toucher le cœur d’un propriétaire de cabot, etc. — Quelle belle bête ! me suis-je exclamé en scrutant ses prunelles injectées de sang. (Il puait presque autant de la gueule que sa maîtresse.) J’adore les chiens, n’est-ce pas, mademoiselle Plait, ils sont si mignons et…

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Dieu sait que j’aurais pu continuer comme ça pendant des heures, mais le bestiau n’en avait cure puisque, me prenant apparemment pour une espèce de gros joujou à mâcher, il a plongé vers ma gorge, ses crocs jaunâtres claquant de façon sinistre à quelques millimètres de ma peau. J’ai titubé en arrière et, un instant, toute ma vie a défilé devant mes yeux. Croyez en ma parole, elle n’était pas mieux en accéléré qu’elle ne l’avait été dans le réel. Bourreau tirait sur sa laisse, les pupilles rétrécies par la haine. Seule la poigne de Mlle Plait empêchait le monstre de me sauter dessus. Levant la tête, j’ai subodoré qu’elle hésitait à le lâcher. Je vous jure que c’est vrai. Ses yeux ont croisé les miens, et j’ai compris qu’elle pesait sérieusement le pour et le contre. Si le fauve se libérait, mon compte était bon. L’un de nous deux devrait mourir, et il était exclu que je réussisse à tuer cette bête. Sauf s’il s’étouffait en m’avalant de travers, naturellement. Puis le moment est passé, et Mlle Plait a raffermi sa prise sur la laisse tout en levant la main. Aussitôt, le chien s’est aplati sur le sol. Comme ça, nous étions deux. Bondissant sur mes pieds, j’ai essayé de sourire de nouveau. Le résultat a dû être encore pire, cette fois. En tout cas, Kiffo avait eu le temps de filer. Enfin, je l’espérais, n’ayant aucun moyen de m’en assurer. — N’importe, mademoiselle Plait, ai-je repris, plus enjouée que jamais, je suis là à jacasser

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comme une pie de moi-même. Parlons plutôt de vous. Que pensez-vous de moi ? — J’ignore à quel petit jeu vous jouez, mademoiselle Harrison, mais j’en ai assez, a-t-elle rétorqué d’une voix calme bien que dégoulinant de venin. Vous surgissez comme un diable devant moi pour me servir un incompréhensible baragouin. Si c’est là l’idée que vous vous faites d’une plaisanterie, sachez que son sel m’échappe. Vous m’avez déjà obligée à aborder le sujet de votre conduite en classe, et voici que vous m’accostez devant mon domicile, sûrement en raison d’une quelconque blague idiote, ce qui prouve combien j’ai eu raison de critiquer votre comportement, dès le départ. Je n’ai pas la moindre idée de la façon dont vous avez découvert mon adresse, mais le harcèlement est un crime punissable par la loi et, à moins que vous ne partiez d’ici tout de suite, vous allez avoir encore plus d’ennuis que ceux envisagés par votre esprit fertile. Pour ce qui me concerne, je rentre chez moi. Chez moi, mademoiselle Harrison. Et j’espère bien ne plus vous y revoir. Et toc ! Fin de l’audience. Elle a tourné les talons et a passé sa grille. C’est alors que, par-dessus son épaule, j’ai vu les rideaux de la chambre bouger. Ce salopard n’était pas encore sorti ! Il était sourd ou complètement bouché ? J’avais déclenché un tintamarre suffisant pour réveiller mon oncle Jack, lequel était mort depuis plus de dix ans. Ah ! Si

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j’avais su, je l’aurais laissé se débrouiller seul ! J’en avais fait assez, je suis sûre que vous êtes d’accord. Malheureusement, j’ai été victime d’un nouvel accès de ma maladie, celle où ma langue dépasse les intentions de mon cerveau. — Je vous aime, mademoiselle Plait ! ai-je crié. Je suis tombée amoureuse de vous. Ça l’a stoppée net. Moi aussi, d’ailleurs. Soudain, je me suis retrouvée à court de mots. Le Pitbull s’est retournée et m’a contemplée avec attention. Je me suis efforcée de prendre un air mort d’amour, mais je crois que j’ai échoué. — Vous êtes sérieuse ? a-t-elle murmuré. — Je ne l’ai jamais autant été, me suis-je surprise à répondre. Tout me plaît, en vous. Votre façon de bouger, celle dont vos cheveux… (Là, je suis restée sèche, rien ne me venant à l’esprit pour qualifier ses tifs, sinon qu’ils ressemblaient à une plaque rouillée de tôle ondulée.) Tout, ai-je éludé, lamentable. Nous devrions en parler. Nous pourrions aller au café et en discuter en adultes, non ? Levant la main, Mlle Plait a tendu le doigt vers moi. On aurait dit un flingue. — Rentrez chez vous, mademoiselle Harrison, a-t-elle tonné. Je rapporterai cet incident au proviseur lundi matin à la première heure. Vous êtes une malade, et je refuse de poursuivre cette conversation.

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Pour le coup, ç’a été la fin. Elle a mis le cap sur la maison, entraînant le monstrueux Bourreau, qui paraissait continuer à nourrir des desseins peu avouables sur les parties les plus charnues de mon corps, et elle a disparu à l’intérieur. J’ai patienté une bonne dizaine de minutes, loin de la maison, bien sûr, pour voir si Kiffo avait réussi à sortir. Rien. Soit il avait décampé par l’arrière et mis les bouts, soit il était coincé dans la baraque avec le Pitbull. L’un dans l’autre, je n’y pouvais plus grand-chose. Je suis donc retournée chez moi d’un pas pesant, le moral à zéro. Dans quels draps venais-je de me fourrer ? Non seulement je m’étais rendue complice d’un crime grave – si le Pitbull chopait Kiffo en flagrant délit de destructions, elle ne mettrait pas longtemps à comprendre les raisons de mes pitoyables tentatives pour la distraire – mais, en admettant que j’échappe à ce premier chef d’inculpation, j’étais maintenant cataloguée comme perverse et coupable d’attentat à la pudeur sur un prof. J’étais dans le caca, pas de doute. Et pourquoi ? Parce que je m’étais laissé mener par un sens dévoyé de la loyauté qui reposait sur la conviction erronée que Kiffo et moi partagions une histoire. Qu’un lien nous unissait, que ni lui ni moi n’avions le droit de dénier. Des clous ! Kiffo avait raison. Rien de tout cela ne me concernait. Dès lors, j’ai pris la décision de m’occuper, à l’avenir, de mes petites affaires. Je n’aurais qu’à raconter qu’il s’agissait

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d’une blague, un petit canular destiné à mettre une enseignante impopulaire dans l’embarras. Certes, j’aurais de sacrés ennuis. Les autorités du lycée n’appréciaient pas beaucoup ce genre d’attitude. Mais bon, avais-je le choix ? J’étais tellement absorbée dans mes pensées que je me suis retrouvée chez moi sans même m’en rendre compte. Pour une fois, le Frigo était là. Elle a proposé de me réchauffer de la soupe, mais comme je n’étais pas d’humeur sociable, je me suis excusée et suis allée me coucher. Elle a eu l’air un peu blessée et, je l’avoue, je la comprends. Moi qui passais mon temps à m’énerver parce qu’elle n’était jamais là, je me permettais de filer au lit le jour où elle trouvait enfin l’opportunité de me faire la grâce de sa présence. Il n’était que vingt heures trente, mais bon sang que j’étais crevée ! Ça, c’était un vendredi soir réussi ou je ne m’y connaissais pas ! J’ai sombré dans un sommeil profond, bien qu’agité. Le visage du Pitbull ne cessait de m’apparaître, puis celui de Bourreau et, enfin, celui de Kiffo. Quel cauchemar ! Même Stephen King n’aurait eu l’idée d’un tel trio de laideur. J’ai été réveillée par un grattement. Me redressant sur mon lit, j’ai regardé le réveil, nauséeuse. Il était cinq heures trente et une du matin. Reposant la tête sur l’oreiller, je me suis pelotonnée dans ma couette. Le bruit a recommencé. Du gravier qu’on jetait contre mon carreau. Moi qui croyais avoir eu mon compte de sentiments déprimants,

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c’est avec un nouveau nœud au ventre que je me suis approchée de la fenêtre et que j’ai distingué la silhouette de Kiffo, passe-montagne, treillis et toute la panoplie, dans le jardin de devant.

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7. TROIS CONVERSATIONS

UN Horaire : 5 h 35, samedi Lieu : chez Calma, jardin de devant — Bon Dieu, Kiffo, t’as vu l’heure ? Il paraissait fatigué et dégoûté. — Non. — Enfin, tu vas bien. Je te voyais déjà en taule, te mettant à table. Je m’attendais presque à ce que les flics débarquent ici. Que s’est-il passé ? Comment as-tu réussi à te sauver ? Il s’est assis avec lassitude sur la pelouse. — J’ai passé la nuit là-bas, Calma. J’en suis sorti qu’il y a une vingtaine de minutes. Je suis venu directement ici. Un vrai cauchemar.

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Je n’étais pas d’une humeur très charitable, comme vous l’aurez deviné, mais sa seule vision a fait fondre ma colère. Il tremblait légèrement, et ses yeux s’ornaient de grands cernes. Il semblait sur le point de tomber raide de fatigue. Je lui ai demandé d’attendre dehors, pendant que je retournais en douce dans la cuisine sombre pour lui préparer une bonne tasse de café fort. Tout ça furtivement. Si ma mère se réveillait, elle piquerait sa crise. Les rendez-vous amoureux matinaux dans son jardin de devant avec des personnes en tenue de camouflage à la moralité plus que douteuse n’étaient pas trop son truc. Je me suis glissée par la porte de derrière, me cognant au passage la cheville contre le montant et répandant du liquide bouillant sur ma main. Retenant des hurlements de douleur, j’ai forcé Kiffo à prendre la tasse. Une fois qu’il en a eu bu la moitié, il m’a raconté ce qui s’était passé. — Il était trop tard quand je l’ai repérée, a-t-il avoué. Je n’avais pas eu l’intention de l’interrompre, mais là, ç’a été plus fort que moi. — Comment ça ? J’ai fait suffisamment de boucan pour qu’on l’enregistre sur l’échelle de Richter ! Les voisins à cinq maisons de là sont sortis de chez eux, bon sang de bois ! Tu m’as forcément entendue. Il a paru gêné.

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7. TROIS CONVERSATIONS

— C’est que… ben, je suis un peu… sourd. Mais juste de l’oreille gauche, tu sais. — Tu aurais pu m’en avertir, Kiffo, avant de me demander de monter la garde pour toi. Si j’avais su que le seul moyen de te prévenir était de tirer au canon, j’aurais sans doute hésité à me mêler de ces âneries. — Quoi ? — Laisse tomber. Continue. — Ç’a été horrible, Calma. J’étais en train de fouiller dans sa chambre. J’avais encore rien touché, à ce stade. Je me tâtais pour savoir si j’allais ou non pisser sur son cacatoès apprivoisé quand elle a monté les marches. Je n’avais pas le temps de me sauver, alors je me suis planqué dans son dressing. C’était atroce, là-dedans. Elle a ces… ces… ces machins de dame accrochés un peu partout. Ses sous-vêtements, quoi. Une vision d’horreur que je me serais volontiers épargnée. — J’avais la tronche fourrée dans un truc à froufrous avec des fils de fer, a-t-il poursuivi, étranglé par l’émotion. Le cacatoès s’amusait à grimper dans la jambe de mon pantalon, il faisait noir, ça sentait le renfermé, et elle rôdait à côté. Puis ce foutu molosse s’est mis à aboyer. Il était dans la chambre avec elle. J’avais peur qu’elle ouvre la porte d’un seul coup, et que le clebs se jette sur moi. Si j’avais deviné que j’allais passer les neuf prochaines heures en compagnie de ses…

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ben, tu vois, ces choses, quoi… j’aurais sûrement préféré que le cabot en finisse avec moi. — Neuf heures ! Mais tu as bien dû avoir l’occasion de te tirer ! — Nan, a-t-il répondu en secouant la tête. Au début, le Pitbull était en bas, mais chaque fois que j’entrebâillais le battant, ce maudit chien gueulait comme un perdu. Elle est devenue drôlement soupçonneuse. Elle est montée cinq ou six fois pour inspecter les lieux. Elle grondait. Comme son fichu clébard. Ils pourraient être de la même famille, ces deux-là. Mais le pire, c’est quand elle s’est couchée. Kiffo a perdu toutes ses couleurs et, un instant, j’ai cru qu’il n’allait pas réussir à continuer. On aurait dit qu’il avait besoin d’un de ces spécialistes en soutien psychologique, comme ceux qu’ils détachent sur place lors d’un glissement de terrain ou d’un incendie. Il semblait aussi traumatisé que possible par son expérience. Reconnaissonslui cependant ce courage : avalant sa salive, il a repris son récit. — Elle s’est déshabillée, Calma ! a-t-il murmuré d’une voix blanche. C’était horrible. Il devait être onze heures et demie. Entre-temps, le cacatoès s’était installé sous mes cou… dans mon pantalon, je pouvais pas bouger, j’avais envie d’éternuer mais je pouvais pas non plus, et le nez me démangeait drôlement à cause de tous ces bidules pendus devant mon nez, et…

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7. TROIS CONVERSATIONS

— Du calme, Kiffo, tu es en sécurité, maintenant. Il a respiré profondément, a fini sa tasse de café. Réprimant un frisson, il a enchaîné, moins nerveux. — Le lit a craqué, quand elle s’est couchée. Ça doit être un sacré pieu. Renforcé. Et c’est là, juste au moment où je me disais que les choses pouvaient pas être pires… eh ben si ! — Quoi ? Que s’est-il passé ? — Elle avait un lecteur de CD sur sa table de nuit. Je l’avais vu plus tôt, c’était un des trucs que je voulais péter. Bref, elle a mis un CD. Une heure, genre ! — Et alors ? — C’était ce connard d’Irlandais ! Tu sais, celui qui trépigne sur scène, avec les pieds qui se trémoussent de tous les côtés, sauf que son corps reste droit comme un I, comme si on lui avait enfoncé un pieu dans le cul ? Celui-là. C’était vraiment répugnant, Calma. Tous ces violons, ces accordéons, ces machins. J’ai cru que j’allais mourir. Je comprenais. Ça me semblait une torture bien inutile. — Mais quand elle s’est endormie, tu as quand même dû avoir une chance, non ? — Le chien pionce avec elle. Pauvre bête ! Entre le Pitbull et cette musique irlandaise, difficile de lui reprocher d’être devenu une espèce

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de salopard vicieux. En tout cas, j’étais coincé. Plusieurs fois, j’ai essayé, quand elle s’est mise à ronfler, mais dès que je bronchais, le cabot se mettait à pousser un grondement sourd, et j’étais obligé de me tenir à carreau. Crois-moi, se tenir à carreau pendant neuf heures, je souhaite ça à personne. — Pauvre Kiffo ! Tout ça me paraît épouvantable. Mais comment as-tu réussi à déguerpir aussi tôt ? Ne me dis pas qu’elle se lève à cinq heures du mat’ pour courir dix kilomètres ? Il a soudain semblé ragaillardi. — C’est zarbi, Calma. Rends-toi compte, à quatre heures et demie, le téléphone a sonné. J’ai failli me chier dessus. Je m’étais plus ou moins endormi debout, et j’ai cru que c’était une sirène de flics. Le cacatoès a commencé à sautiller dans mon froc. Comme ce crétin d’Irlandais. Bref, je suis complètement réveillé, et j’entends le Pitbull discuter. Elle est complètement crevée, et pas contente d’avoir été dérangée dans son sommeil. Elle demande qui c’est, merde, un truc dans le genre, puis il y a un long silence, et elle dit : « Quoi, maintenant ? Il est presque cinq heures du matin, ça ne peut pas attendre ? » Le silence encore, puis : « Que Ravioli s’en occupe. » — Elle parle de pâtes au petit jour ? — Quoi ? — Tu as mentionné des raviolis.

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7. TROIS CONVERSATIONS

— Ben, ça ressemblait à ça. Un nom italien. Elle se tait une nouvelle fois, puis elle lâche : « Très bien. J’y serai dans quinze minutes. Ne le laissez pas vous échapper, cette fois, sinon, vous êtes un homme mort. » Enfin, quelque chose dans ce style. Bref, elle se lève et elle s’en va avec son foutu clebs. Qu’est-ce que ça signifie, Calma ? Qui se lève aussi tôt pour se rendre à un rendez-vous secret ? Et qu’est-ce qu’elle voulait dire avec son « Vous êtes un homme mort » ? — Aucune idée, Kiffo. Les affaires, sans doute. — Les affaires ! a-t-il grogné. Elle est prof, Calma. Quelles affaires l’occuperaient un samedi matin à cinq heures ? Une comparaison de cahiers d’exercices ? Non, elle mijote quelque chose. Tu l’aurais entendue ! Elle avait l’air sacrément teigneuse, au téléphone, comme si celui avec qui elle avait rendez-vous allait le regretter. Et pas qu’un peu. — Elle a toujours l’air teigneuse. — Pas comme ça. Là, c’était du sérieux. — Et qu’est-ce qu’elle comploterait, puisque tu es si malin ? Prenant des airs de conspirateur, Kiffo s’est penché vers moi et a baissé la voix. Même si c’était inutile, vu qu’il n’y avait pas âme qui vive à dix kilomètres à la ronde. — Pour moi, elle est de la mafia, a-t-il murmuré.

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J’ai vigoureusement dénié de la tête. — Kiffo, comme tu viens de le souligner, elle est prof d’anglais dans un lycée. À ton avis, combien de truands prennent une couverture dans l’éducation nationale ? Genre : « Ce job dans la mafia ne rapporte pas des masses, je crois que je vais me prendre aussi un boulot de prof, histoire d’arrondir mes fins de mois. » Arrête ! Certes, ce serait un bon filon pour écouler de la drogue, mais je ne la vois pas racketter les élèves sur le terrain de sport ou les rançonner en échange de sa protection, à la cantine. — Ouais, ben, j’en sais rien moi. Par contre, j’ai bien l’intention de le découvrir. — Laisse tomber, mon vieux. Nous venons tous les deux de passer une nuit épouvantable. (J’avais décidé que je ne lui avouerais pas ma déclaration d’amour enflammée à Mlle Plait. Kiffo n’est pas du style compassionnel. Si je lui confiais ça, il n’avait pas fini de me bassiner avec.) Faisons la part du feu. De toute façon, tu as bousillé sa baraque, non ? Tu as pris ta revanche. Son visage est soudain devenu penaud. — Tu as bien mis sa maison à sac, non ? ai-je repris. C’est pour ça que tu y es allé et que tu as passé des heures dans son dressing. Ne me dis pas que tu l’as laissée s’en tirer à si bon compte ! — Ça m’est sorti de l’esprit, a-t-il admis, malheureux.

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7. TROIS CONVERSATIONS

DEUX Horaire : 9 h 00, lundi Lieu : bureau de la psychologue du lycée Mme Mills : Assieds-toi, Calma. Comment vastu, aujourd’hui ? Calma : Bien, merci, madame Mills. Mme Mills : Tu n’as pas de soucis, en ce moment ? Calma : Aucun, sinon qu’on m’a signalé de venir vous voir. Mme Mills : Rencontrer la psychologue te pose un problème ? Calma : Non. Enfin, si, peut-être. Mme Mills : Pourquoi donc ? Calma : Parce que ça suppose que j’ai besoin d’être soignée, j’imagine. Mme Mills : Tu estimes que ce n’est pas le cas ? Calma : Vous ne savez poser que des questions, hein ? Mme Mills : Les questions te dérangent, Calma ? Calma : Qu’est-ce que je disais ! Mme Mills : Pourquoi te sens-tu obligée d’être agressive lorsqu’on t’interroge ? Calma : JE NE SUIS PAS AGRESSIVE. Mme Mills : Tu es fâchée, Calma ? Silence. Mme Mills : Revenons à ma première question. As-tu une idée de la raison pour laquelle je t’ai convoquée ?

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Calma : Euh… disons que je m’en doute. Ça n’aurait pas un lien avec Mlle Plait, par hasard ? Mme Mills : Qu’est-ce qui te pousse à croire ça ? Calma : Euh… Oh, laissez courir. Mme Mills : Tu penses beaucoup à Mlle Plait, Calma, n’est-ce pas ? Calma : Non ! Enfin, si. Mais pas pour les raisons que vous croyez. Mme Mills : Et qu’est-ce que je crois, d’après toi ? Silence. Mme Mills : Parle-moi un peu de ce qui se passe à la maison, Calma. Ton père est parti quand tu étais au CM2, c’est bien ça ? Calma : Oui. Mme Mills : Quels sentiments cela provoquet-il, chez toi ? Calma : Comment ça, « quels sentiments » ? Quels sentiments pensez-vous que j’éprouve ? Mme Mills : Ce n’est pas ce que je pense qui est important, Calma, c’est ce que tu ressens. Que ressens-tu ? Calma : Je nage en plein bonheur, madame Mills. Je n’ai pas arrêté de me marrer depuis qu’il s’est tiré à Sydney avec la serveuse du pub irlandais qui avait à peine vingt ans. Mme Mills : C’est vrai ? Calma : Bien sûr que non ! C’était de l’humour. Mme Mills : Ça t’arrive souvent d’essayer de dissimuler tes vrais ressentis derrière des… mensonges ?

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7. TROIS CONVERSATIONS

Calma : Ce n’était que de l’humour, merde ! Mme Mills : Je vois que tu te fâches de nouveau. Est-ce parce que nous parlons de ton père ? Calma : Non. Mme Mills : Dirais-tu que tu en veux aux hommes à cause de ce qui s’est passé dans ton enfance ? Calma : Non. J’en veux à mon père, un point c’est tout. Pourquoi abordons-nous ce sujet, d’ailleurs ? Mme Mills : Ça te dérange, de parler des hommes ? Silence. Mme Mills : Ta mère est-elle une forte femme ? Calma : Absolument. De l’acier émaillé. Un peu rouillé sur les bords, mais ça n’a rien de très surprenant, vu son âge, hein ? La date de garantie est depuis longtemps dépassée. Mme Mills : Qu’est-ce que tu veux dire par là, Calma ? Calma : Ma mère est un réfrigérateur. Mme Mills : Pardon ? Calma : Je plaisante, madame Mills. C’est simplement que je la vois moins que le frigo. Oubliez. Mme Mills : Elle a deux emplois, n’est-ce pas ? Ça explique en effet son absence. Le lui reproches-tu ? Calma : Je ne suis pas sûre que ce soit le mot. Naturellement, j’aimerais qu’elle soit là plus souvent. Mais elle bosse dur pour m’entretenir. Elle

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m’a élevée seule, tout en travaillant dans deux endroits différents, sans aide de l’État. Ça n’a pas été facile, pour elle. Mme Mills : Tu admires les fortes femmes ? Calma : J’admire ma mère, même si c’est de loin. Et c’est une femme de caractère. Ça ne signifie pas pour autant que j’admire toutes les femmes de caractère. Mme Mills : Rangerais-tu Mlle Plait dans cette catégorie ? Calma : Je ne suis même pas sûre qu’elle soit une femme, vous savez. Mme Mills : Très intéressant. Pourquoi dis-tu ça ? Silence. Mme Mills : T’arrive-t-il souvent de songer à la féminité de Mlle Plait ? Silence. Mme Mills : Tu as déclaré à Mlle Plait que tu l’aimais. C’est bien ça, Calma ? Calma : Non. Si. Non. Enfin, oui, mais je ne le pensais pas. Mme Mills : Et tu l’as suivie chez elle, non ? Calma : Non. Il se trouve juste que je sais où elle habite. Mme Mills : C’est une habitude, chez toi, de savoir où tes professeurs vivent ? Calma : Non. Mme Mills : Connais-tu l’adresse de tes autres professeurs, Calma ?

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7. TROIS CONVERSATIONS

Calma : Non. Mme Mills : Mlle Plait affirme que tu t’es comportée bizarrement lorsque tu es venue chez elle. Que tu t’exprimais de façon décousue, heurtée, bien loin de ton niveau habituel de sophistication. Que tu étais nerveuse. Est-ce là une bonne description, à ton avis ? Calma : J’imagine que oui. Je vous vois venir, cependant. Je n’étais pas nerveuse parce que je suis raide dingue d’elle. Je l’étais parce que… Mme Mills : Oui ? Calma : Rien. Mme Mills : Donc, tu étais nerveuse, tu haletais et tu lui as déclaré ta flamme. C’est bien ça ? Calma : OUI. Mais je ne l’aime pas ! Je la hais ! Mme Mills : On dit souvent que l’amour et la haine sont deux faces de la même médaille, Calma. Que peu de choses séparent ces deux sentiments. Qu’as-tu à répondre à ça ? Calma : J’ai en effet déjà entendu ce genre de réflexions, madame Mills, et je n’aurai qu’un commentaire : c’est une des plus belles bêtises qui aient jamais été proférées. C’est comme si l’on prétendait qu’il n’y a pas de différence entre le paradis et l’enfer, la lumière et l’obscurité, la jeunesse et la vieillesse, les poissons et les kangourous. Nous parlons d’opposés, là, madame Mills… enfin, les poissons et les kangourous ne sont pas vraiment des opposés, mais passons, vous m’avez

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comprise. Affirmer que les opposés sont pareils relève de la paresse intellectuelle. Et du sophisme. C’est une philosophie à même de ne satisfaire que les faibles d’esprit. Lorsque j’ai soutenu ne pas aimer Mlle Plait, je n’ai rien voulu dire d’autre. Pareil lorsque j’ai déclaré la haïr. Il n’y a là ni confusion ni malentendu possible. Je la déteste ! Mme Mills : Ne penses-tu pas que tu pourrais être dans le déni, Calma ? Calma : Et comment que je suis dans le déni ! Je nie l’aimer. Mme Mills : Tu admets donc être dans le déni. C’est un début, Calma, un très bon début. Nous n’avons pas le temps de poursuivre cette conversation maintenant. Dans des circonstances normales, nous te retirerions immédiatement de la classe de Mlle Plait, et ce pour les raisons que tu devines. Ne t’affole pas. Je ne compte pas le faire. Surtout parce que nous manquons vraiment de personnel en ce moment, et que je n’ai aucun autre endroit où te mettre… Calma : Je vous en supplie, madame Mills, changez-moi de classe ! Mme Mills : Je comprends ton inquiétude, Calma, mais tu dois te montrer forte. Il faut que tu prennes conscience que tu passes juste par un stade couramment répandu chez les jeunes filles de ton âge. Il n’y a rien de honteux là-dedans, et ça ne signifie pas que tu es anormale. Bon, tu peux retourner en cours. Je te propose de discuter

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7. TROIS CONVERSATIONS

avec toi une ou deux fois par semaine, juste pour m’assurer qu’il n’y a pas de dérapages, si tu me suis. Tu peux tout me confier, Calma, tout. Il va de soi que rien de ce qui aura été dit dans cette pièce n’en sortira. Ça restera entre toi et moi. En sortant, tu veux bien m’envoyer Rachael Smith, s’il te plaît ? Calma : Oui, madame Mills.

TROIS Horaire : 9 h 45, lundi Lieu : cours de sciences naturelles — Rachael Smith prétend que tu es lesbienne, Calma. Et que tu es raide de la mère Plait. — Rachael Smith est une foutue menteuse ! — Calma est amoureuse du Pitbull ! Calma est amoureuse du Pitbull !

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8. BILAN DE LA SITUATION APRÈS MÛRE RÉFLEXION

Chiottes !

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9. LE SUMMUM DE LA PRATIQUE ENSEIGNANTE

Si vous voulez la vérité, il y a une chose qui me rend dingue. Les journaux intimes. Je les abhorre. Attendez ! Avant de vous dire que je suis complètement cinglée, permettez-moi de préciser que je ne parle pas ici des journaux intimes en termes physiques. Je n’ai rien contre qui produit des tonnes de cahiers pleins de pages blanches. Ça, c’est du business. Et je ne reproche même pas aux gens d’en acheter. Après tout, ce n’est pas mon fric. D’ailleurs, ma tante Gillian m’en a offert un tous les Noëls pendant environ soixante ans, et je l’ai toujours remerciée en souriant avant d’attendre la première occasion de balancer ce fichu bazar à la poubelle. Non, ce ne sont pas l’apparence, la texture ou l’odeur d’un journal qui

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me rendent folle furieuse. Je ne suis pas déjantée à ce point-là. Ce qui me met hors de moi, ce sont les profs, qui croient, pour des raisons qui m’échappent, que les journaux intimes sont le summum de la pratique enseignante. Qu’est-ce qui les excite tant dans les journaux intimes ? Sont-ils vraiment persuadés qu’en nous infligeant le devoir d’en rédiger un au quotidien ils réussiront à effleurer ce qui intéresse réellement les ados ? Que nous allons tous nous écrier : « La vache, qu’est-ce que le cours était barbant ! Mais maintenant que j’ai l’opportunité d’en parler dans un journal, ça me botte. C’est fantastique, inspirant, brillant… Oups ! Je viens de me pisser dessus de joie ! » ? Juste les filles, bien sûr. Tous les garçons sans exception, écriront un vrai quotidien, avec gros titres, unes et scandales à gogo, le côté intime du truc leur échappant. J’ai une théorie sur la comprenette des garçons : ils naissent avec un demi-cerveau seulement. Je sais pourquoi nous sommes contraints à cet exercice abrutissant : la fainéantise. Ce n’est que cela, de la paresse pure. « Utilisez votre imagination, mesdemoiselles et messieurs. Je veux des idées nouvelles, un style original. Voyons… que puis-je leur donner à faire ? Eurêka ! Je vais leur ressortir à ce bon vieux truc des familles : le journal intime. » Ça me met en pétard.

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9. LE SUMMUM DE LA PRATIQUE ENSEIGNANTE

Je vais vous dire une bonne chose. Parfois – non, toutes les fois – le journal intime est complètement inapproprié. Je me souviens que notre dernière prof d’anglais avait travaillé Macbeth avec nous. Peut-être ne connaissez-vous pas la pièce, mais y figure cette femme, Lady Macbeth, et c’est une sacrée garce. Elle est d’une méchanceté sans nom. Elle pousse son mari à assassiner le roi, juste parce qu’elle a envie d’être reine. D’abord, il accepte, puis, quand plus tard il hésite, elle lui balance qu’elle arracherait à son sein son propre bébé et le battrait à mort si elle avait promis de le faire. Bref, rien ne l’empêcherait d’atteindre ses buts, même s’il lui fallait tuer son enfant sans ciller. Et ce ne sont pas des blagues. C’est une femme d’une froideur insensible. Donc, son mari zigouille le roi et monte sur le trône, et elle, elle devient reine et tout le bazar. Tout cela est très sanglant. Notre prof nous a demandé d’écrire un chapitre de journal intime du point de vue de Lady Macbeth après le meurtre du vieux souverain qui, au passage, s’appelle Duncan. Vous y croyez, vous ? On parle de Shakespeare, nom d’un chien ! De la tragédie, et de la meilleure. Et nous sommes priés d’imaginer que, au milieu de ces effusions de sang, Lady Macbeth va sortir son journal intime de Monop’ tous les soirs, afin d’y gribouiller quelques menues pensées ? Du coup, voici ce que j’ai écrit.

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Vendredi, 23 h 30. Cher journal, Je ne t’ai pas écrit depuis quelques nuits déjà. Je ne voudrais pas te paraître laxiste, mais j’ai été pas mal occupée, ces derniers temps, avec ce roi d’Écosse et ses trois mille pique-assiettes à divertir. J’avais pensé tout commander chez le traiteur, sauf que Macbeth n’a rien voulu entendre. Il trouve que le Thaïlandais du coin est trop cher, et il est prudent avec la pizza depuis qu’il a pris celle aux fruits de mer et s’est tapé une bonne indigestion. Bref, j’ai été bonne pour préparer des pie-floaters1 à tout le monde, tandis que Macbeth et ce bon vieux Duncan regardaient Téléfoot tout en s’enfilant quelques bières. Fichus bonshommes ! Bref, voilà qu’après tout ça Macbeth m’annonce qu’il ne veut plus tuer Duncan. Il a changé d’avis ! Crois-moi, cher journal, je me le suis assaisonné ! J’étais furax. « Écoute, mon pote, je lui ai dit, tu ne vas pas me refaire le coup de l’auvent que tu devais installer au-dessus de la piscine. Cinq bon Dieu de mois, que ça t’a pris ! Pas question, mon vieux ! Tu te remues les fesses et tu vas me trucider ce vieux con, ou alors tu peux oublier ton Grand Prix de la semaine prochaine ! » Il m’a répondu : « Ah, merde, Lady Mac ! Fous-moi la paix. » Pour 1. Version australienne du pie anglais (sorte de friand à la viande) : on le plonge dans une épaisse soupe de pois au jambon (des variantes existent) après l’avoir préalablement recouvert de sauce tomate. Hideux mais délicieux, d’après les autochtones.

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résumer, il a fini par céder. Mais avec force cris et gémissements. Résultat des courses, il y avait du sang plein la couette. La belle, en plus, celle des invités. Ça m’a pris des heures, pour enlever les taches. Et crois-moi, oublie les vieilles recettes, genre le sel qui te nettoie tout ça comme de rien. Ça marche peut-être avec le vin, mais pour le sang, c’est une autre affaire. J’étais claquée, quand j’ai eu terminé. Je ne vais donc pas m’attarder. Pour être honnête, après une telle journée, j’ai juste envie d’une bonne tasse de thé, d’un petit coup de MarieClaire, et hop, au pieu ! J’écrirai demain, promis. Je m’attendais à être collée. Je voulais être collée. Mais vous savez ce qui s’est passé ? J’ai eu le droit à un bon gros B. Rien d’autre. Elle ne l’avait même pas lu. Parfois, les profs me donnent la gerbe. Écoutez, je suis désolée pour tout cela. Je divague, je sais. Mais comprenez, j’ai passé des heures difficiles, après que Rachael Smith a eu terminé de répandre les intéressantes nouvelles de mon histoire d’amour avec le Pitbull. Non contente de mettre au courant tout le lycée en moins d’une demi-heure, une manière d’exploit quand on songe qu’il y a plus de huit cents élèves, elle a ensuite jugé bon d’avertir les parents, les frères et les sœurs, les tantes et les oncles, les cousins au troisième degré, les voisins, les vagues

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connaissances, les petits livreurs de journaux et la vieille clocharde qui passe ses journées à baragouiner et à baver en déambulant à travers la ville. Je suis surprise qu’elle n’ait pas carrément acheté une pleine page de publicité dans le canard local. Des mois durant, je n’ai pas pu regarder 60 Minutes 1 sans craindre que mon visage ne surgisse soudain à l’écran, accompagné par une voix aérienne murmurant : « Une élève perverse harcèle sa charmante enseignante. » [Rachael Smith – Vierge. En conjonction avec Uranus. Vous aurez tendance aujourd’hui à parler à tort et à travers, sans doute parce que vous avez autant de cervelle qu’un parpaing. Méfiez-vous des femmes à lunettes et à forte poitrine portant deux mètres de tuyau de plomberie.] J’ignore si vous avez connu pareille situation. Sans doute pas, à moins que, comme moi, vous soyez doués du talent consistant à attirer les catastrophes. Croyez-moi, c’est l’enfer. Je devine déjà vos objections : « Ça passera. Ce n’est pas la mort. Le ridicule ne tue pas. » C’est bien ce que vous pensez, hein ? Si oui, allez tout de suite vous plonger la tête dans un grand seau d’eau de Javel, ça vous éclaircira les idées. Je suis une pro quand il s’agit de réagir dignement aux coups du sort. En théorie. En pratique, j’aurais préféré 1. Célèbre magazine télé d’investigation né aux États-Unis et adapté dans de nombreux pays, s’intéressant à des sujets de société qui font controverse.

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être morte. Où que j’allasse, ce n’étaient que ricanements et remarques puériles. Si j’entrais aux toilettes, les filles s’en sauvaient. Au point où, en vraie minable, je rendais grâce à Vanessa de continuer à s’asseoir à côté de moi en cours. Si elle affichait toujours son ennui comme un emblème, un changement subtil s’était néanmoins opéré dans son attitude. Difficile de dire précisément quoi. C’étaient de petits détails, cette façon qu’elle avait de se recroqueviller un peu sur elle-même, comme si elle tentait désespérément d’éviter que nos jambes ne se touchassent sous le bureau. Je délire peut-être, mais même les profs paraissaient me regarder d’un air différent. Ce jour-là, je suis rentrée directement du lycée à la maison. Pour être franche, j’avais besoin de ma mère. Je voulais discuter du problème avec elle, comme ils le font dans les feuilletons à l’eau de rose. Ces trucs où la fille dit « Maman, le drogué du coin m’a mise enceinte, ma meilleure amie s’est suicidée, et la police désire m’interroger sur l’incendie criminel qui a ravagé le bahut ». Et la rombière de caresser les cheveux de sa progéniture, et de lui répondre : « Ne t’inquiète pas, Charlene, tu sais que je serai toujours à ton côté. » Bref, vous voyez le genre. C’était exactement ce qu’il me fallait. Naturellement, ma mère n’était pas rentrée du boulot, et le frigo était, comme d’ordinaire, solide, muet et digne de confiance, mais plutôt faiblard

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pour ce qui était de distiller un peu de compassion. Je lui ai donc balancé un ou deux bons coups de pied, laissant des marques fort satisfaisantes, et je me suis sentie un peu mieux. Puis j’ai dévoré le reste de glace. Je n’en avais pas particulièrement envie, sauf que c’était le parfum préféré de ma mère, et comme elle s’en accordait souvent une coupe entre ses deux services, je me suis sentie obligée de la finir. Pas très joli joli, je sais, mais quelqu’un devait payer. Une fois saturée de sorbet à la framboise, je suis allée traîner du côté de chez Kiffo. Bizarrement, je ne m’étais jamais rendue là-bas, même si je savais où il vivait. Un quartier où l’on ne s’aventurait pas, à moins d’y être obligé. Surtout à la tombée du jour. Surtout quand on était une femme. Surtout une femme à gros nichons. Mais bon, je n’en avais rien à fiche. Je crois que dans l’état de nerfs où j’étais, j’aurais été capable de rétamer toute une bande de voyous en mal de sexe. J’ai frappé à la porte. Au bout d’un moment, Kiffo a ouvert. Il m’a dévisagée avec étonnement, puis m’a invitée à entrer. Le salon était une pétaudière. J’avais déjà vu du bazar – après tout, j’en avais créé ma part, comme tout un chacun – mais là, c’était le bouquet ! Des canettes de bière écrasées jonchaient la moquette, pour peu que quelque chose d’aussi usé et crasseux méritât ce nom. De vieux emballages de pizza, au moins trois, étaient joliment entassés sur le sol. Deux contenaient

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encore des restes, bien que ces derniers remontassent à si loin que toute identification certaine aurait nécessité l’avis du meilleur des médecins légistes du pays. C’est la fine pâte moisie garnie à la toxine botulique qui m’a mise sur la voie. La pièce empestait les chaussettes sales, la sueur, le tabac et le désespoir. Ma réaction n’a pas échappé à Kiffo. — Ben quoi, a-t-il marmonné, c’est le jour de congé de la femme de ménage. Assieds-toi. J’ai regardé autour de moi, ne détectant aucun endroit sûr où poser mes fesses. La décharge publique aurait refusé le canapé sous prétexte qu’il risquait de plomber l’ambiance des lieux. Ne me dérangeait pas trop qu’il ne tînt plus que par du fil à pêche ou qu’il s’affaissât de façon alarmante çà et là, tel un nuage sombre annonciateur de tempête, mais il était infesté de formes de vie suspectes. Je les voyais s’agiter, provoquant un drôle d’effet, un peu comme ces lampes à lave dont les formes colorées ne cessent de changer. Un microbiologiste aurait été aux anges ; il était hors de question que, moi, je m’approche de ce machin. J’ai dégoté une chaise cassée dans un coin. Si elle était sale, elle avait au moins le mérite de ne pas générer son propre écosystème. Kiffo s’est affalé sur le divan, d’où s’est échappée une dense nuée de bestioles irritées, certaines inconnues de la science contemporaine, à coup sûr.

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— Quoi de neuf, Calma ? m’a lancé Kiffo en extirpant de sa poche une cigarette roulée méchamment coudée. — Ah ! ai-je soupiré. Ne m’en parle pas ! — Ah. Il a allumé sa clope. Le silence s’est installé. — Kiffo, ai-je soupiré derechef, t’ordonner de ne pas m’en parler est une façon de te demander de m’en parler. C’est une espèce de question rhétorique – enfin, pas une question, plutôt une affirmation, mais l’effet est le même. Tu es censé insister pour en apprendre plus. Quand on y pense, d’ailleurs, ce n’est pas si rhétorique que ça. En plissant les yeux, il m’a contemplée à travers le nuage de fumée et de bacilles infectieux. — Tu causes comme un prof, a-t-il rétorqué. Évite, ça me flanque la gerbe. Si t’as quelque chose à dire, dis-le. Un bon conseil s’il en est. Donc, je lui ai raconté les délires que j’avais servis au Pitbull la nuit du casse, délires qu’elle s’était empressée de rapporter à la psy du bahut… [Mme Mills – Gémeaux. Votre discrétion habituelle vous fera défaut aujourd’hui. Méfiez-vous des bavardages malheureux, provoqués soit par un manque de concentration momentané soit par une tendance innée à la logorrhée.] … laquelle avait visiblement confié quelque chose à cette garce de Rachael Smith qui avait ouvert les vannes et provoqué un vrai chambard.

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Tout en expliquant la situation, j’ai senti les larmes me monter aux yeux. Je les ai néanmoins retenues. Kiffo est de ces mecs qui détestent qu’on pleure. Je l’aurais mis mal à l’aise et, ne sachant comment réagir, il se serait emporté. J’ai cependant essayé de lui expliquer combien j’avais l’impression que, en l’espace d’un seul après-midi, ma vie avait été lacérée de part en part, fichue en l’air. Je voulais qu’il comprît à quel point c’était important. Je reconnais qu’il m’a écoutée. Mon récit terminé (j’étais un peu à court d’haleine à force de retenir mes émotions), il a jeté sa cigarette par terre et l’a écrasée du talon. Puis il s’est penché vers moi, les yeux grands ouverts. — T’es vraiment géniale, Calma, a-t-il déclaré. — Je sais, merci. — Tout ça pour moi ? T’as dit au Pitbull que tu l’aimais juste pour me donner plus de temps ? Ça me scie. Franchement. Y a quiconque s’est jamais donné ce mal pour moi. Jamais. — Personne ne s’est jamais donné ce mal, l’ai-je corrigé automatiquement. — Mais toi, si, Calma. — Du calme. J’ai balancé ça comme ça, sur le coup. Ça ne signifie pas que nous sommes fiancés, ni rien. Passons, ce n’est pas le propos. Le propos, c’est que mon existence a volé en éclats, et que je suis démunie. Comment vais-je rattraper le coup ? — Y a rien à rattraper, a-t-il répondu aussi sec en prenant une deuxième cigarette.

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— Pardon ? Il a brandi sa clope dans ma direction, comme un doigt accusateur. — Merde, Calma, t’es censée être la finaude de la classe, mais, des fois, t’es une vraie gourde. Qu’est-ce que tu veux faire, hein ? Aller trouver les uns et les autres pour leur jurer que t’es pas gouine ? Tu penses que ça les empêchera de bavasser ? — Non, mais… — Envoie-les au diable. Toute ma vie, les gens m’ont considéré plus bas qu’un cafard. Qu’est-ce que tu crois ? Que ça me touche ? L’opinion des autres, je m’en balance, tu devrais suivre mon exemple. T’as eu un geste super pour moi, et c’est ça qui compte. — Merci, n’empêche que… — Si ça doit provoquer le mépris des gens, c’est leur problème, pas le tien. Y a au moins deux personnes qui savent la vérité à propos de toi et du Pitbull, et le reste du monde a qu’à crever. C’était, de loin, le plus long discours que j’avais entendu Kiffo prononcer. Je n’avais pas l’habitude de discuter avec quelqu’un dont le mode de communication favori se réduisait à des borborygmes occasionnels, en général accompagnés de gestes impolis. Que mon embarras l’eût ému à ce point m’a touchée. De plus, il avait raison. J’étais impuissante à contrer la cabale, même si l’ignorer purement et simplement n’était pas des plus

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alléchants. Ce qu’il venait de dire était important à mes yeux, surtout le point concernant la vérité que, nous seuls, connaissions. — Elle te plaît pas, hein ? a-t-il ajouté. — Nom d’un chien, Kiffo ! — Désolé. Je vérifiais, rien de plus. Perdus dans nos pensées, nous avons laissé le silence s’installer. Parler à Kiffo m’avait rassérénée, comme toujours. Il avait réussi à me détourner de mes problèmes, ce qui est drôle, dans la mesure où nous n’avions discuté que d’eux. C’était peut-être dû à l’environnement, au sordide évident de l’existence de Kiffo. Le salon était vraiment repoussant. Je suis obligée de reconnaître ça au Frigo. Elle a beau s’esquinter au turbin du matin au soir, elle trouve encore le temps et l’énergie d’entretenir la maison. Kiffo et son père ? Ils vivaient dans un monde différent, un univers où les standards habituels ne s’appliquaient pas – celui que, précisément, le Frigo s’acharnait à m’épargner. J’y ai réfléchi. Son objectif était clair, bien que je fusse incapable de déterminer si le prix à payer pour nous deux en valait la peine. Ruminer ce genre de trucs vous file la migraine, alors j’ai arrêté. En plus, je venais de repérer un cadre accroché au mur. Celui d’un jeune garçon au sortir de l’adolescence, appuyé contre une paroi quelconque. Il avait un grand sourire, comme s’il avait réagi à ce qu’on lui disait au moment de prendre le cliché. Quels qu’aient pu être ces mots, ils s’étaient

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depuis longtemps évaporés ; pourtant, la réaction avait survécu, figée dans ce sourire. Il paraissait heureux, plein de vie ; sa posture, ses yeux plissés et ses cheveux roux hérissés dans tous les sens dégageaient une impression d’énergie à revendre. Le verre protégeant la photo brillait. Il n’y avait pas une tache dessus, non plus que sur le cadre qui, aucun doute, avait été frotté récemment. Petite oasis de propreté dans l’arrière-plan taché du papier peint. J’ai jeté un coup d’œil à Kiffo. Il m’observait, le visage dénué d’expression. — Écoute, Kiffo… — Il est temps de rentrer chez toi, Calma, m’at-il interrompue. Ce serait dommage que tu chopes une maladie ici, non ? Je te raccompagne. Argumenter ne mène à rien, avec Kiffo. Je me suis donc levée, inspectant l’éventuelle présence de formes de vie suspectes sur mon arrière-train pendant que Kiffo se roulait une troisième cigarette, avant de m’ouvrir la porte. Un moment, nous avons marché sans mot dire. Aucun lampadaire ne fonctionnait, dans le quartier, vandalisme probablement imputable à une faune qui préférait mener ses petites affaires dans l’obscurité. En d’autres circonstances, j’aurais eu la frousse, mais la présence de Kiffo me rassurait. J’ai regardé le ciel. Les étoiles étaient plantées dans le noir comme autant de petits clous luisants. J’avais envie d’évoquer le portrait, mais j’ignorais comment m’y

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prendre. Je crois aussi que le courage nécessaire me manquait. — Kiffo ? — Quoi ? — Si je te pose une question, tu me répondras avec sincérité ? — Faut voir. — Pourquoi te donnes-tu tant de mal pour donner l’impression d’être idiot ? — Je suis idiot. — Non, ai-je décrété en m’arrêtant net. Ce point était important, pour moi, et il était exclu qu’il s’en sorte avec un faux-fuyant. — Ce n’est pas vrai, ai-je enchaîné. Et tu le sais. Ce que tu viens de me débiter, chez toi, à propos des autres dont on recherche l’approbation, un imbécile ne parlerait pas comme ça. Alors, pourquoi jouer les demeurés ? Il a haussé les épaules, comme si ce sujet de conversation l’ennuyait, et a repris sa route. — Je joue à rien, Calma. Je suis moi, un point c’est tout. Comme je te disais, les autres me prennent pour un nul ? Et alors, quelle importance ? — Ce que je pense de toi ne compte pas ? Il a tiré sur sa cigarette, a réfléchi un instant. — Si, a-t-il fini par avouer. Mais tu ne me considères pas comme un crétin, non ? Donc, ça roule.

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— Mais l’opinion des autres a de l’importance, Kiffo. Qu’ils te jugent bête alors que tu ne l’es pas compte. — Pourquoi ? — C’est comme ça, ai-je décrété, consciente que je pataugeais. — Je vais te dire ce qui compte, Calma. — Quoi ? — Le Pitbull. Ça, c’est important. À partir de là, qu’est-ce qu’on décide ? — Tu es malade ? On laisse tomber le Pitbull. J’ai déjà assez d’ennuis avec cette femme. Je compte bien garder profil bas, rendre les devoirs qu’elle nous infligera et prier pour qu’elle fiche le camp le plus vite possible ou se fasse écraser par un camion. Cette dernière solution ayant ma préférence. — Mouais, a-t-il admis en se grattant l’oreille. T’as raison. C’est trop dangereux. Faut faire comme tu dis. Courber l’échine. T’as raison, tiens ! Une fois encore, je me suis figée sur place. Non mais quel salaud, des fois ! — Une minute, mon pote ! ai-je lancé, les poings sur les hanches. Ce n’est pas parce que j’ai raison que j’ai raison, tu piges ? — Houlà, Calma, je te suis plus, là. T’es vraiment trop maligne pour moi. — Boucle-la, Kiffo. Si tu t’imagines, ne seraitce qu’une minute, que tu vas régler son sort au

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Pitbull sans moi, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Compris ? — Mais tu viens de… — On s’en fout. Sur ce coup-là, on fait équipe. Et je le pensais vraiment. Au moment où les mots me sortaient de la bouche, je me suis rendu compte, genre révélation divine, que je n’étais qu’une grande gueule. Toujours prompte à mitrailler de la langue, mais un peu froussarde pour le reste. Ce bon vieux Kiffo, condensé d’adrénaline et de passage à l’acte, serait sans doute un bon partenaire, le Clyde de ma Bonnie, le Butch Cassidy de mon Sundance Kid1. J’ai cependant préféré ne pas partager ces réflexions avec lui. À mon avis, il n’aurait guère apprécié que je l’appelle « Butch ». Bah, quelle importance ? J’étais mouillée jusqu’au cou, et pour parodier cette brave Lady Macbeth : « J’ai tant pataugé dans le sang que revenir en arrière serait aussi chiant que continuer. » Enfin, un truc comme ça. Et puis j’avais bien l’intention de découvrir ce qui liait le Pitbull et Kiffo, quoi que ce dernier en eût. Une fois devant chez moi, je l’ai invité à prendre un café. 1. Bonnie Parker (1910-1934) et Clyde Barrow (1909-1934). Célèbre couple de cambrioleurs qui, en deux ans, ont écumé le sud-ouest des États-Unis, assassinant douze personnes. Piégés par la police, ils ont été abattus. Robert Leroy Parker dit Butch Cassidy (né en 1866), voleur de chevaux et de bétail, cambrioleur de banques et de trains. Avec son complice, Harry Alonzo Longabaugh dit le Môme de Sundance (the Sundance Kid), il créa la horde sauvage (the Wild Bunch), qui regroupait quelques-uns des meilleurs voleurs de l’Ouest. Après d’innombrables méfaits, les deux compères fuirent en Amérique du Sud. La date et le lieu de leur mort restent à ce jour indéterminés, ce qui contribue à leur légende.

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— Non merci, a-t-il décliné, mieux vaut que je rentre. Mon vieux sera bientôt à la maison, bourré et affamé. Si j’ai pas préparé sa pâtée, j’aurai des ennuis. Je l’ai regardé s’éloigner dans la nuit, silhouette mince aux jambes tordues, voûtée, curieusement vulnérable. Je n’étais pas très au courant de la vie qu’il avait eue, sinon qu’elle avait été dénuée d’amour et avait eu son lot de cruautés quotidiennes. Je me suis sentie encore plus proche de lui que d’habitude. Il ne s’agissait pas de cette compassion que l’on éprouve pour les pauvres, lorsque leur situation réhabilite à vos yeux le confort de votre propre existence. Pas celle à laquelle se mêle une once de culpabilité. Simplement, j’ai eu l’impression – et je sais que ça semble évident et presque infantile – que lui comme moi étions vivants et humains. Que, malgré ce qui nous séparait, nous n’étions, à l’instar du reste de l’humanité, pas différents l’un de l’autre à quatre-vingt-dixneuf pour cent. Même si ce salopard me mentait. Le Frigo était déjà couchée. Je me suis douchée, puis me suis blottie sous ma couette, la clim’ à fond. Le contraste entre l’air froid artificiel et le sentiment de sécurité utérine que me donnait le lit était super. Tout en somnolant, j’ai repensé à ma journée. Bizarrement, je ne me sentais plus aussi mal. Ce que j’avais pris pour un cauchemar prenait de simples allures de mauvais rêve et se dissipait

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au fur et à mesure que les minutes s’écoulaient. J’ai aussi songé au dos de Kiffo disparaissant dans l’obscurité, et à l’impression de sécurité qu’il avait, lui aussi, provoquée en moi. Surtout, je me suis attachée à l’image tendre d’une main nettoyant avec amour, avec soin, la photo d’un jeune homme souriant. Et pourtant, ç’avait été une drôle de journée. Alors que je glissais sous la surface du sommeil, j’ai été agacée par une seule petite idée. Qu’il était important que j’écrivisse tout ce que j’éprouvais, que je notasse mes pensées, histoire de vérifier si elles me sembleraient idiotes au matin. Ou pire, brumeuses et sans consistance. Parfois, les journaux intimes sont une excellente chose, vous savez. Quel dommage que j’en ai jeté tant à la poubelle.

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MARS : ÉCOLE PRIMAIRE, CM2

Tu es plaquée contre le grillage de la cour. Tu as peur, même si tu t’efforces de ne pas le montrer. Tandis que tu contemples le visage du gros garçon, tes yeux papillotent derrière tes lunettes à la monture multicolore. Il est plus grand que toi, et beaucoup plus fort. Il a une tronche d’imbécile, inexpressive et cruelle. En se penchant vers toi, il t’assène, de son doigt carré et sale, des petits coups douloureux dans l’épaule. — Tu devrais surveiller tes paroles, dit-il. Tu crois que tu peux te permettre de raconter ce que tu veux sur moi ? Tu crois que je frapperais pas une fille ? Il rapproche encore sa tête de la tienne, et tu sens son haleine chargée de tabac froid. Tu ne réponds pas, et son visage se tord de colère. Sa main droite, levée derrière son épaule, se serre en un poing. Tu fermes les yeux et tu attends.

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L’agent spécial du FBI Calma Harrison sortit de la douche. Elle s’habilla rapidement, indifférente à la mince cicatrice qui courait sur son flanc, au niveau de l’estomac. Le souvenir d’une bagarre à Beyrouth. Juste avant qu’elle ne lui brise le cou, son adversaire l’avait poignardée dans l’abdomen. Plus tard, elle s’était recousue elle-même à l’aide d’une ficelle qu’elle avait fabriquée au moyen d’herbes locales et d’une brindille qu’elle avait effilée en guise d’aiguille. Du joli travail, d’autant plus remarquable qu’elle n’avait disposé d’aucun anesthésiant. Elle avait préféré serrer les dents autour d’une balle de pistolet. Un jour qu’elle raccommodait sa propre oreille, au Botswana, elle avait mordu si fort, que la

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balle était partie, réglant son compte à une imprudente antilope qui passait par là. Ses yeux se braquèrent sur la porte de sa chambre d’hôtel – elle venait de détecter un bruit dans le couloir. Les nerfs en alerte, elle dégaina son pistolet Walther PPK de son holster et, avec une grâce toute féline, exécuta un saut périlleux arrière, qui la conduisit de l’autre côté de la pièce, où elle s’appuya contre le mur. On frappa. — Qui est là ? souffla-t-elle. — Service d’étage ! Mentalement, Calma enregistra la voix, en traita aussitôt l’accent. Malgré les tentatives de dissimulation – pas mal, mais pas assez bien –, elle l’identifia en une seconde. Un dialecte rare de la rive est de l’Investissement Médian. Un minuscule village du nom de B’Gurrup. Le propriétaire de cette voix habitait à trois rues de la boucherie. Quatre, peutêtre. Calma n’était pas retournée à B’Gurrup depuis plus de quinze ans. Elle réfléchit à toute vitesse. Qui avait des liens avec l’Investissement Médian ? C’était un endroit répugnant et dangereux, un nid de mercenaires, de tueurs à gages et de vendeurs de voitures d’occasion. La réponse s’imposa. Seule une personne aurait songé à recourir aux talents spécialisés qu’on trouvait à B’Gurrup. L’ennemie intime de Calma. Le Pitbull. Calma fit une galipette et, en moins de trois secondes, deux cents balles crachées par le Walther

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traversèrent l’œilleton pratiqué au centre de la porte en chêne massif. Ouvrant le battant, Calma examina le massacre sanguinolent répandu sur son seuil. L’assassin en herbe tenait un petit missile solsol à infrarouges dans la main droite, une mitrailleuse kalachnikov, une grenade à fragmentation et un couteau de l’armée suisse dans la gauche. Il n’était pas venu sans biscuits. — Dommage, mon pote, grommela Calma en enjambant le cadavre pour se diriger vers l’ascenseur. Bizarrement, elle était soulagée. Elle avait encore en tête l’incident de Miami, où elle avait, par erreur, dessoudé le gardien de nuit de son hôtel. Elle avait été persuadée alors que son accent était celui d’une petite communauté chiite qui avait ordonné sa mort en lançant une fatwa de niveau cinq. Il s’était révélé que le malheureux souffrait juste d’une bonne grippe. Calma sortit dans les rues animées. Comme convenu, Kiffing l’attendait sur un banc du parc, tuant le temps en donnant des coups de pied nonchalants au pékinois qui tentait de s’attaquer à sa jambe de pantalon. — Des nouvelles ? demanda Calma. — Le Pitbull est en ville. Nous n’en sommes pas sûrs, mais nous pensons que sa présence pourrait être liée à l’assemblée des Nations unies, la semaine prochaine. La rumeur parle d’une tentative

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de meurtre à l’encontre d’une personnalité d’importance planétaire. Comme vous le savez, Harrison, la proximité du Pitbull ne peut signifier qu’une chose. Terreur et dévastation. — Ça fait deux choses, souligna Calma. — Bon, d’accord. Deux choses. — Vous voulez que je me la sorte ? — Ça ne lui mettrait pas la puce à l’oreille ? Un rendez-vous avec une parfaite inconnue ? — Mais non ! Que je la bute, je veux dire. — Négatif. Il nous la faut vivante. Calma réfléchit, se listant les informations qu’elle avait glanées sur le Pitbull. En même temps, elle analysa le sixième match Spassky/Fisher1 des championnats du monde d’échecs de 1972, trouvant une parade que le pauvre Boris avait négligée dans la dernière manche. Cette forme de gymnastique mentale l’aidait à se concentrer. Elle se tourna vers Kiffing. — Une idée de sa localisation ? — Nous avons une gorge profonde au Mossad2. Il semblerait que le Pitbull compte surveiller la fête qui précédera la réunion, ce soir au Hilton. Ça paraissait logique. Le problème, c’est que le Pitbull excellait dans l’art du déguisement. Calma se souvint de l’assassinat d’un dirigeant africain l’année précédente, qui portait la signature de 1. Boris Spassky (1937), Robert Fischer (1943), deux génies des échecs qui s’affrontèrent lors du « Match du Siècle » à Reykjavik. Fisher l’emporta. 2. Services secrets israéliens.

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Pitbull. Pourtant, un témoin avait assuré que le tueur était un petit bull mastiff. — J’y serai, décréta Calma. Mais j’exige des renforts solides. J’ai besoin d’un poste d’observation avec rapport permanent, d’une équipe de soutien au complet, d’une micro-caméra numérique à liaison satellite, d’une veste en Kevlar à énergie solaire avec côtés amovibles et d’une possible activité extra-véhiculaire. C’est clair ? — Euh… pas franchement positif, maintenant que vous le mentionnez. — Contentez-vous d’obéir, Kiffo. Nous n’avons pas affaire à des amateurs. Plus tard ce soir-là, Calma Harrison déguisée en nain oriental atteint de calvitie précoce, planquait à l’extérieur du Hilton. Elle était collée à un arbre de l’immense parc, et son maquillage couleur camouflage permettait que, à cette distance, elle ressemble juste à un morceau d’écorce s’écaillant du tronc. Tapotant la bosse formée par son Walther PPK, elle s’installa pour une longue attente, malgré l’inconfort de sa position… — Réveille-toi, Calma, nom d’une pipe ! La voix paraissait venir de très loin. J’ai lentement ouvert les yeux. Ce n’était pas déjà le matin, quand même ? La première chose que j’ai vue, ç’a été la tronche de Kiffo, à environ deux centimètres de la mienne. Imaginez que vous vous extirpiez du

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sommeil pour découvrir que le Fantôme de l’Opéra colle son visage au vôtre, sauf qu’il a oublié son masque, et vous comprendrez mon choc. — Bordel, Kiffo ! ai-je piaillé. Ne refais jamais ça ! — La ferme ! J’ai levé la tête, et tout m’est revenu. L’idée idiote qu’avait eue Kiffo de monter de nouveau la garde près de la maison du Pitbull dans l’espoir qu’elle repartirait dans l’une de ses expéditions matutinales. Un coup d’épée dans l’eau. Exactement ce dont j’avais envie de pourfendre Kiffo à cet instant précis. Apparemment, je m’étais endormie. Mon épaule était douloureuse là où elle s’était appuyée contre un nœud du tronc. J’avais des fourmis dans la jambe droite. Ce maudit casuarina, une fois encore. Celui-là même sous lequel j’avais attendu Kiffo la nuit de ma déclaration d’amour enflammée. Je commençais à éprouver des sentiments intimes envers cet arbre. Finalement, les cours de théâtre n’avaient peut-être pas été une telle perte de temps. « Sens-toi devenir arbre, Calma. Sens la sève qui monte. » Je me suis remise sur mes pieds avec difficulté, frottant une crampe dans ma cuisse gauche, un endroit où, visiblement, la sève avait du mal à circuler. — Quelle heure est-il ? — Dans les trois heures et demie. J’ai mis un moment à digérer la nouvelle.

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— Non mais tu as pété le peu de câbles qui te restaient ? Bien sûr que oui, quelle question idiote ! Trois heures et demie ? Trois heures et demie ? Si j’avais su que nous veillerions si tard, j’aurais pris un réchaud de camping et une télé portable. — Arrête de râler, Calma. Ça aurait servi à rien de rentrer chez nous à dix heures du soir. Quand elle va à un de ces rendez-vous, c’est aux petites heures du matin, non ? — Un instant, Kiffo. Tu en parles comme si c’était un truc régulier, genre l’orbite d’Uranus ou je ne sais quoi. Tu ne l’as vue sortir qu’une fois. Ça ne signifie pas que c’est une habitude. — J’avais un pressentiment pour ce soir, OK ? — Tu prédis l’avenir, maintenant ? — Oh, boucle-la, hein ! — Eh bien moi, je vais te dire ce qu’il va se passer, Kiffo. Rien de rien. Nous allons rester assis sous ce crétin de casuarina jusqu’à l’aube, puis nous retournerons à la maison, nous nous habillerons pour le lycée, nous irons à son cours et nous maintiendrons nos paupières ouvertes avec des allumettes. Et elle sera encore plus horrible que d’ordinaire, dans la mesure où dormir durant ses leçons est totalement interdit sous peine de mort, et puis… Sauf que je n’ai jamais terminé mon discours. La porte d’entrée du Pitbull s’est ouverte, et la forme menaçante et familière du couple infernal

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s’est approchée de la barrière. Je me suis renfoncée contre l’arbre. L’écorce du tronc s’imprimerait-elle dans mon dos ? Il y a eu un reniflement, et j’ai distingué la lourde masse de Bourreau. La nuit était très noire. Heureusement, j’imagine. Dans les ténèbres, le Pitbull et son chien constituaient d’étranges tas plus sombres, silhouettes macabres qui avançaient d’un même pas. Ça flanquait les jetons. Kiffo s’est collé à moi, et nous avons observé en silence la mère Plait qui tournait à droite et s’éloignait. J’ai soudain pris conscience que je retenais mon souffle. — Alors, Mademoiselle la grosse maligne ? a murmuré Kiffo à mon oreille. — Qu’est-ce qu’elle fiche dehors à une heure pareille ? ai-je hoqueté. Pour être franche, je n’avais pas pris le récit de Kiffo pour argent comptant. Je l’avais pris pour rien du tout, en vérité. Ce n’était pas que je ne l’avais pas cru ; j’avais juste estimé qu’il brodait un peu. Cette mystérieuse conversation téléphonique, ce départ impromptu à cinq heures du mat’… j’avais supputé qu’elle avait eu besoin de se soulager en pleine nuit, et qu’il en avait profité pour décamper à toutes jambes. Quant au reste, ce n’était qu’un peu de machisme, histoire de transformer en exploit une expérience humiliante. Bref, je me serais bien excusée auprès de Kiffo, mais ça ne semblait pas le bon moment.

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— Je te l’avais dit, Calma, a-t-il murmuré, une note de triomphe dans la voix. Une escapade nocturne, d’accord, il y a peut-être une explication. Mais quelle personne sensée sortirait régulièrement en pleine nuit, surtout si elle doit aller au boulot le matin ? Crois-moi, elle mijote quelque chose de pas catholique. Et nous devons découvrir ce que c’est. Viens ! Bon, je sais que je vous ai donné l’impression d’en avoir plus qu’assez de ce casuarina, mais je peux vous assurer qu’à l’instant de le quitter je l’ai trouvé des plus attrayants. Espionner la maison de quelqu’un est une chose, c’en est une tout autre que de le suivre dans des rues désertes à des heures indues du petit matin. Malheureusement, Kiffo ne m’a pas laissé le loisir de lui faire part de mes doutes. Il a filé comme un rat dans un égout, et je n’ai eu d’autre choix que le suivre. Si traquer le Pitbull ne me tentait guère, me planquer seule sous un arbre la nuit ne me réjouissait pas plus. Je vais vous confier quelque chose. Dans les films, filer un malfrat paraît d’une simplicité enfantine. Il suffit de marcher discrètement à bonne distance de lui. S’il regarde derrière lui, on feint de se passionner pour la vitrine d’un magasin oriental. Dans la vie réelle, il en va tout autrement. Certes, les circonstances étaient un peu différentes. Pour commencer, il n’y avait pas un magasin oriental à des kilomètres à la ronde. Surtout, les cachettes manquaient. Si le Pitbull se

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retournait, elle nous prendrait en flagrant délit, pétrifiés sous un réverbère. Difficile de s’en tirer en évoquant une petite balade nocturne. Kiffo et moi avons donc zigzagué d’un côté à l’autre de la rue, sautant de buisson en buisson, nous accroupissant derrière les voitures garées par-ci par-là. N’empêche, la plupart du temps, nous étions sans couverture. C’est un sentiment des plus horribles de savoir qu’un seul coup d’œil aurait suffi à vous mettre sur le devant d’une scène métaphorique. Deuxième souci. La nuit, il n’y a pas de bruit. C’est incroyablement calme. Même les insectes nocturnes paraissaient avoir fait vœu de silence. Par conséquent, il nous était impossible de rester trop près du Pitbull, de peur qu’elle ou son horrible clebs n’entendissent nos pas. Ça ne m’a pas gênée, cependant. N’importe quelle distance digne de ce nom m’aurait ravie. Vingt-cinq kilomètres, genre. Sauf que, du coup, il était difficile ne pas la perdre de vue. Quand elle tournait au coin d’une rue, nous galopions comme des malades sur les bas-côtés herbeux de la rue afin d’étouffer le bruit. Pour Kiffo, rien de plus fastoche. Lui n’avait pas à poser un bras protecteur sur ses nichons. Sans cette précaution, les miens menaçaient d’expédier mes lunettes au diable vauvert. Troisième souci. Une fois que nous avions atteint le carrefour où le Pitbull avait bifurqué, nous devions nous montrer très prudents. Pour autant que nous sachions, il était en effet fort

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envisageable qu’elle ne fût qu’à un mètre ou deux de là – une paire de visages curieux, suants et privés de corps au coin de la rue aurait risqué d’attirer une attention des plus fâcheuses. Cela signifie que le temps que nous avions rattrapé en courant comme des dératés était perdu par les précautions infinies que nous prenions pour regarder dans la direction où notre proie venait de s’engager. Bon sang, c’était un vrai cauchemar ! Une fois, nous avons tourné à un embranchement, et le Pitbull s’était évaporée. Plusieurs rues en partaient, elle avait pu filer dans n’importe laquelle. Nous avons donc été obligés de tenter le sort et nous sommes précipités à l’endroit d’où nous avions une vue dégagée sur l’ensemble des artères. Par bonheur, nous avons repéré le derrière du cabot à l’instant où il disparaissait à l’angle d’une autre voie. Nous avons fini par atteindre une grande intersection. Des voix nous sont parvenues, et nous nous sommes mis à croupetons avant de jauger la situation d’un d’œil prudent. À dix mètres de nous, le Pitbull parlait à un homme. Ils étaient sous un lampadaire, et nous les voyions très bien. L’inconnu était rabougri, pâle, avec des lèvres fines. Un furet. Il m’a fait penser au second couteau qui hante les films de gangsters. Vous savez, celui qui flanque Robert De Niro, qui est complètement dingue et qui est toujours susceptible de tirer dans les parties d’un type, pour peu que sa

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tête ne lui revienne pas. L’avorton de la nichée, mais mauvais comme une teigne. Ils discutaient avec âpreté en agitant les bras dans tous les sens. Hélas, nous ne percevions pas leurs paroles. Le quartier était résidentiel, mais ils se tenaient devant un grand bâtiment, le genre d’endroits où se réunissent les scouts ou tout autre type d’organisation paramilitaire. L’homme brandissait un trousseau de clés. Après plusieurs minutes à jouer les sémaphores, il a déverrouillé la porte de la salle, et ils se sont engouffrés à l’intérieur. Une seconde plus tard, une lumière s’est allumée. Sourcils levés, j’ai interrogé Kiffo du regard. Il a brièvement hoché le menton. Au point où nous en étions, il était exclu d’abandonner la partie. Nous avons contourné l’édifice à pas feutrés, à la recherche d’une fenêtre judicieusement placée, telles celles qui, au cinéma, offrent un point de vue idéal et systématique à l’espion de service. Très vite, nous nous sommes rendu compte que le concepteur des lieux s’était obstiné à ignorer cette nécessité architecturale. La seule vitre à même de nous permettre un petit coup d’œil était bêtement située à environ deux mètres cinquante du sol. Envisageable pour un membre de l’équipe australienne de basket, mais pas très utile pour nous. Par chance, une rapide exploration des parages a révélé la présence de casiers à bouteilles en plastique, et nous nous sommes empressés de les

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entasser en une pyramide grossière sous le carreau, objet de tous nos désirs. Notre échafaudage n’avait pas l’air très stable, mais, sauf à tomber par hasard sur un cueilleur de cerises traînant dans les alentours, il faudrait nous en contenter. Nous l’avons donc escaladé avec précaution, nous arrêtant chaque fois qu’il oscillait doucement sous l’effet de nos poids conjugués. Enfin, nous avons réussi à saisir le rebord de la fenêtre et nous avons inspecté l’intérieur du bâtiment. Je ne suis pas une maniaque du ménage, mais laissez-moi vous dire que cette vitre était une honte. À croire que la saleté de deux millénaires consécutifs s’était incrustée dans sa surface. Néanmoins, nous sommes parvenus à distinguer assez bien l’avorton et le Pitbull, assis à une table. Plus exactement, le Pitbull était clairement identifiable, ce bon vieux Bourreau couché à côté d’elle, tandis que nous n’apercevions que les bras du petit teigneux. Un attaché-case était posé sur la table. J’admets que la scène évoquait des affaires plutôt bizarres. En quel honneur ce rendez-vous à point d’heure de la nuit ? Quelle matière était si importante qu’elle ne pouvait se régler au téléphone ? Pourquoi une araignée avait-elle choisi ce moment pour s’octroyer une grimpette matinale sur ma joue ? Puissantes questions, en effet. Soudain, alors que la démangeaison de ma joue commençait à atteindre des proportions intolérables, le

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rabougri a tendu le bras et ouvert la mallette. Il en a sorti un sachet qu’il a laissé tomber devant le Pitbull. La main de Kiffo s’est resserrée autour de mon coude. Le Pitbull s’est emparé du sac. J’ai eu le temps d’aviser une poudre blanche avant qu’elle ne le fourre dans la poche de sa veste. Aussitôt, de nouvelles interrogations se sont déchaînées sous mon crâne. Était-il envisageable que le contenu du paquet fût de la drogue ? Venions-nous vraiment d’assister à ce que, dans les films, on nomme une remise de marchandise ? Était-ce réellement un éternuement, qui se préparait dans mon nez ? J’ai obtenu la réponse à cette dernière question au moins. Il s’agissait en effet d’un éternuement. Un de ceux qu’il est impossible d’arrêter, qui plus est ; un de ceux qui, pour peu que vous tentiez de l’étouffer avec votre paume, déclenche l’explosion de votre tête. Je confesse que la déflagration a été extrêmement sonore. J’ignore qui en a été le plus surpris : moi, Kiffo, l’araignée ou le trio à l’intérieur de l’édifice. Moi, j’ai quand même été prévenue un dixième de seconde à l’avance. Kiffo a dû avoir l’impression qu’un pistolet crachait ses balles juste dans son oreille. Il a fait un bond de trois mètres, le visage tordu par une expression qui, en d’autres circonstances, aurait été d’un comique achevé. Notre fragile perchoir s’est bruyamment écroulé dans une cascade de plastique.

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— Navrée, ai-je dit, après avoir touché terre comme un sac à patates. Ça dégage les sinus. Kiffo m’a contemplée avec incrédulité. Il m’aurait peut-être frappée, ce dont je n’aurais pu lui tenir rigueur, s’il en avait eu le loisir. Ça n’a pas été le cas. Un cri d’étonnement a retenti, aussitôt couvert par le bruit sans ambiguïté d’une porte qu’on ouvre avec précipitation, puis de ceux, reconnaissables entre tous, d’un gros chien labourant le ciment de ses griffes et d’une chaîne qu’on détache. Bourreau avait pris pas mal d’élan tant qu’il avait été attaché. Comme ces petites voitures qu’il faut remonter – on les fait rouler en arrière sur le plancher et, une fois lâchées, elles démarrent en trombe avant de fracasser le précieux vase de maman posé dans le coin du salon. Eh bien, ce sacré Bourreau ressemblait un peu à ça. Nous avons entendu le martèlement de ses pattes énormes sur le sol. J’ai cru qu’un tank Sherman nous fonçait dessus. — File ! a hurlé Kiffo. Un peu inutilement si vous voulez mon opinion, dans la mesure où j’avais une bonne vingtaine de mètres d’avance sur lui. Vous avez déjà vu un de ces films où ils se servent d’une caméra portée pour les scènes d’action ? L’image tressaute, et l’on ne perçoit qu’une respiration haletante ? Rappelez-vous, et vous aurez une idée assez juste des quelques minutes qui ont suivi. Jamais je n’ai couru aussi vite. Ma seule angoisse était l’éventuelle perspective de

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mourir d’un coup du lapin qui se serait produit au niveau de la poitrine (gros nénés obligent). Tête haute, tricotant des bras et des jambes, j’aurais ahuri mon prof de gym. Un entraîneur se serait trouvé dans le coin, j’aurais été engagée sur-le-champ pour l’épreuve du cent mètres aux championnats d’Australie. Hélas, en dépit de mes efforts, je ne suis pas arrivée à semer le clébard. Il galopait à mes trousses, et son souffle rauque se rapprochait de seconde en seconde. Je n’avais aucune idée de ce Kiffo était devenu. En cet instant, je ne pensais qu’à ma pomme. Au moment où j’ai eu le sentiment que ce maudit chien allait refermer ses dents jaunâtres autour de ma cheville, j’ai exécuté une espèce de petit bond sur le côté, franchissant la clôture basse d’une propriété voisine. Le cabot a également essayé de changer de direction, mais il s’est pris le grillage en pleine tronche. Une image s’est imposée à moi, celle de sa gueule découpée en six losanges – comme dans les dessins animés ou Gros Minet passe son temps à être haché menu, vous savez. En tout cas, ça m’a donné quelques précieux instants. J’ai traversé le jardin au triple galop, esquivant de justesse un crétin de palmier qui avait soudain surgi de nulle part. Ça n’a pas suffi. Bourreau avait apparemment suivi un entraînement de course d’obstacles car, bien trop tôt à mon goût, j’ai de nouveau entendu ses halètements qui gagnaient du terrain. Il paraissait

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drôlement furax. Faites-moi confiance, ce genre de détails ne vous échappent pas quand vous êtes poursuivi par une créature dont la seule raison d’être apparente est d’améliorer son régime ordinaire par du romsteck humain. Même une poussée massive d’adrénaline finit par s’épuiser. Je fatiguais, et j’en avais conscience. Alors que je me disais que c’était fini et que, franchement, j’en avais plein les pattes, une sorte de miracle s’est produit. Tout à coup, la pelouse sur laquelle je me carapatais a été remplacée par une grosse masse sombre. Sans avoir le temps de réfléchir, j’ai sauté et j’ai franchi un Jacuzzi de près de deux mètres de large. Bourreau, lui, n’a pas eu autant de chance. Un énorme bruit d’éclaboussures m’a informée qu’il avait plongé dedans tête la première. Une sacrée surprise, à mon avis. Alors qu’il avait l’odeur du sang dans les narines, il se retrouvait à nager la brasse la seconde suivante. Quoique… vu la taille du monstre, il était bien capable d’avoir entièrement vidé le bassin en tombant dedans. Mais, l’espace d’un instant, j’étais débarrassée de lui. Rassemblant mes forces déclinantes, j’ai foncé sur la clôture fermant le fond du jardin. Celle-ci était beaucoup plus haute. Les propriétaires soucieux de leur sécurité avaient sûrement décidé que, puisqu’ils n’avaient pas les moyens de s’offrir un périmètre de grillage décent, ils

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protégeraient au mieux l’arrière de la maison. Parce que, la vache, c’était une clôture de taille ! Me jetant dessus, j’ai crapahuté sur le grillage. Malgré mon élan, j’étais loin du sommet, et j’ai dû mouliner des pieds pour trouver un appui. C’est alors que j’ai perçu le bruit inimitable d’un clebs très mouillé et fort mécontent donnant l’ultime assaut qui le mènera à la curée. Il a dû penser que la partie était jouée. Que mon cul se trémoussait à une hauteur tentante et parfaitement accessible. Je l’ai senti se ruer comme un Exocet. Soudain, une poigne ferme s’est emparée de mon poignet et m’a hissée avec force au-dessus de la barrière. Je n’ai pas compris ce qui se passait avant qu’une douleur aiguë n’envahisse tout à coup mon pied gauche. Bourreau avait finalement réussi à établir le contact. Rappelez-vous que ce chien pesait aussi lourd qu’un âne mort. Souvenez-vous aussi que j’étais suspendue à ce grillage avec cette bête accrochée à ma jambe comme un fil à plomb. Levant la tête, j’ai découvert Kiffo, le visage rougi par l’effort qu’il fournissait pour me soulever hors de portée du monstre. Je vous promets que j’ai compris ce que c’était que d’être la corde dans un de ces jeux idiots où deux équipes s’amusent à tirer chacune de leur côté. Une minute, je me suis dit que Bourreau allait gagner. Sur le cou de Kiffo, les veines saillaient, grosses comme des saucisses de hot-dog. Brusquement, ma chaussure a cédé, et le clébard s’est effondré par terre avec un boum !

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très plaisant pour l’oreille. Libérée de son poids, je me suis envolée par-dessus la clôture, ajoutant la pratique du saut en hauteur à mes tout récents talents de sprinteuse. Kiffo et moi nous sommes affalés en tas de l’autre côté du grillage. Bourreau, fou de rage, s’est rué sur le fragile obstacle qui nous séparait de lui, ce qui m’a permis d’observer attentivement ses yeux. Je vous garantis qu’il n’était pas d’humeur charitable. Voilà un chien qui n’était enclin ni au pardon ni à l’oubli. Mais il était impuissant à assouvir ses instincts meurtriers, cette fois. Nous relevant avec précipitation, Kiffo et moi avons déguerpi. Ignorant si le grillage offrait un trou où Bourreau pourrait se faufiler, ou si les propriétaires des lieux, réveillés par le charivari que provoquait maintenant le clébard, ne risquaient pas de surgir armés de fusils à canon scié, nous avons jugé plus sûr de mettre un maximum de distance entre nous et les lieux. Vingt minutes plus tard, nous étions chez moi. Ce n’est qu’à ce moment que je me suis aperçue à quel point j’avais mal au pied. Épuisés par l’aventure, ni Kiffo ni moi n’avons beaucoup traîné. Il s’est s’éclipsé à grands pas dans l’obscurité, tandis que je rentrais à la maison. Par bonheur, le Frigo était couchée. J’étais sortie par la fenêtre de ma chambre vers vingt et une heures trente, et elle n’avait apparemment pas trouvé nécessaire de

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déranger sa fille, pensant sans doute que celle-ci dormait du sommeil du juste. J’ai nettoyé mon panard avec un antiseptique avant d’y coller des pansements. J’avais lu quelque part qu’une morsure de chien s’accompagnait de toutes sortes de germes atroces, et qu’un vaccin contre la rage était conseillé mais, au regard des circonstances, j’ai préféré m’en remettre au sort. Je n’étais pas blessée aussi profondément que je l’avais d’abord cru. Certes, un hématome allait sans doute se développer, et mon pied gonflerait. Mis à part quelques vilaines marques de dents, je m’en étais plutôt bien tirée cependant. Le seul problème, c’était ma godasse. Bourreau l’avait gardée par-devers lui. Une Converse rouge. Facilement identifiable. Une preuve évidente me reliant à la scène du crime. J’étais néanmoins trop fatiguée pour m’inquiéter à l’excès de ce détail. Après avoir soigneusement rangé sa compagne au fond de mon placard, je me suis écroulée sur mon lit sans prendre la peine de me doucher et j’ai aussitôt sombré dans un sommeil sans rêves.

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MARS : ÉCOLE PRIMAIRE, CM2

Tu attends que le coup tombe, rien ne se produit. Tu rouvres les paupières. Le poing est toujours levé, mais il est maintenant recouvert par une main. Le grassouillet a tourné la tête sur le côté, et la surprise, telle une tache, salit sa figure replète. Il contemple l’autre garçon – un petit bonhomme roux aux yeux froids. Un instant, ils se dévisagent, s’évaluent, les doigts crochetés en une improbable intimité. Le rouquin est beaucoup plus malingre que le premier et, pourtant, il a l’air grand. Le silence est un fil ténu. — Fiche-lui la paix ! ordonne le garçonnet aux cheveux roux. Sa voix est si calme qu’elle te terrorise encore plus que le poing en suspens. Le gros passe une langue nerveuse sur ses lèvres. Il soupèse ses chances. Il ne s’agit pas de menace physique, cependant. Ces deux-là sont définitivement mal assortis en termes de poids et de force. C’est le regard qui compte. Le sentiment que la taille n’a

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aucune importance en comparaison de la volonté. Le dodu détourne les yeux, comme s’il cherchait une échappatoire. Finalement, il se libère de la main qui l’emprisonnait. — Bah ! déclare-t-il. Elle n’en vaut pas la peine, de toute façon. Et il s’éloigne. Il paraît plus petit, maintenant. Tu scrutes Poil de Carotte. — Merci, dis-tu. Lui aussi t’observe. Ses traits ne trahissent rien. — Va chier, répond-il, sans hostilité.

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Au matin, mon panard était aussi gros qu’une pastèque. Ma première sensation, lorsque je me suis réveillée, a été celle d’une douleur lancinante, comme si quelqu’un s’amusait à frapper la plante de mes pieds avec un bambou. J’ai prudemment relevé le drap. Pour être honnête, je craignais un peu que, au cours de la nuit, ma jambe se fût entièrement détachée de mon corps, et que j’en fusse à ressentir ces souffrances fantômes dont les amputés ont la triste expérience. En découvrant le spectacle, j’ai regretté que ce ne fût pas le cas. Pendouillait au bout de ma cheville un morceau de chair boursouflé pareil à une gigantesque prune trop mûre. On aurait dit que quelqu’un avait gonflé un très gros crapaud-buffle, l’avait

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grossièrement peint avec les couleurs primaires et l’avait fixé à l’extrémité de mon corps à l’aide de vernis à ongles. Une vraie horreur. J’ai tenté de marcher. Tout est bien allé tant que je ne me suis pas appuyée dessus. Alors, un violent élancement a menacé de détacher mon cerveau du cortex cérébral. J’ai donc tâché d’avancer en favorisant mon pied droit. Ce qui a fonctionné. Avec un peu de pratique, j’ai développé une démarche chaloupée qui me donnait des allures de figurante dans un navet de zombies. Si je m’étais collé une bosse dans le dos, j’aurais été le parfait sosie de Quasimodo. Souci suivant. La réaction la plus évidente aurait été de m’accorder un jour de congé et de sécher le bahut. Ça n’aurait pas posé de difficulté. J’entendais le Frigo qui, en bas, préparait son café tout en crachant ses poumons sur sa première cigarette de la journée. Il me suffisait de simuler un mal de ventre à demi convaincant accompagné d’un gémissement à vous fendre le cœur, et je serais restée bien au chaud à la maison. Sauf que je voulais aller au lycée. Il fallait que je parle à Kiffo. Nous avions partagé une aventure, et il n’existe rien de plus frustrant que de ne pouvoir revivre chaque détail d’une aventure avec celui ou celle qui l’a traversée en votre compagnie. Par ailleurs, la réaction de Mlle Plait m’intéressait. Je n’étais pas sûre qu’elle ne nous eût pas aperçus, même si j’avais des doutes. Les choses

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11. LE COMPLEXE DE CENDRILLON

étaient arrivées si vite qu’elle éprouvait peut-être des soupçons quant à celle qui avait éternué dans l’ombre et qui avait servi de cible aux instincts sanguinaires de Bourreau, mais qu’elle n’aurait pu en jurer. Penser qu’elle allait me faire cours en me suspectant d’être la coupable sans pour autant être en mesure de le prouver provoquait en moi de curieux frémissements d’anticipation. J’avais envie d’incarner un de ces criminels qui, au cinéma, se moquent des flics parce que ces derniers sont conscients que leurs preuves ne tiendront pas devant un jury. Je souhaitais lui dire : « Écoute, coco, soit tu as de quoi m’accuser, soit je me tire. » Je désirais jouir de sa frustration et l’entendre me répondre : « OK, Harrison, tu es libre, mais ne quitte pas la ville. » Quel dilemme ! D’un côté, j’arrivais à peine à me déplacer, de l’autre je trépignais d’impatience. Une douche froide s’imposait. Une dizaine de minutes durant, j’ai placé mon pied blessé sous le jet. Hélas, ça n’a pas donné grand-chose. Il ressemblait toujours autant au foie d’un cochon cirrhotique. Une fois séchée, j’ai fouillé le fond de mon armoire jusqu’à ce que je trouve ce que je cherchais. Une paire de chaussures de course ayant appartenu à mon père. Elles étaient d’une laideur astronomique, toile blanche et passepoil, le genre de monstruosités qui avaient sans doute été à la mode dans les années quatre-vingt mais ne témoignaient plus aujourd’hui que d’un mauvais

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goût consommé. Dieu sait pourquoi je les avais conservées. Il faut croire que, plus jeune, j’avais caressé l’idée de les serrer contre ma poitrine en sanglotant dans mon lit sur la désertion de mon géniteur. Auquel cas, je l’avais oublié. Nonobstant, c’étaient les seules pompes dans toute la maison susceptibles de contenir la vessie enflammée qu’était désormais mon panard. J’ai eu beau emmailloter l’objet de tous mes soins dans plusieurs couches de papier-toilette, la chaussure démesurée est restée extrêmement douloureuse. Je ne pouvais même pas la lacer. Au bout du compte, j’ai mis vingt bonnes minutes à m’habiller, tandis que, d’en bas, le Frigo me hurlait à intervalles d’une régularité agaçante de me tirer du lit et de me préparer pour le lycée. Enfin, je me suis inspectée dans le miroir. J’offrais un spectacle des plus bizarres. Imaginez une silhouette plutôt normale au-dessus des chevilles, mais apparemment dotée de deux gros chats persans aux pieds. Minnie Mouse sans les oreilles. J’ai descendu l’escalier en titubant, l’air d’avoir une tringle à rideaux dans le derrière. Un seul coup d’œil sur ma petite personne a suffi au Frigo pour blêmir. — Mon Dieu, Calma, a-t-elle dit, tu ressembles à Minnie Mouse. Qu’est-ce qui t’a pris de mettre ces vieux machins ? Et pourquoi te dandines-tu de cette façon ?

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11. LE COMPLEXE DE CENDRILLON

— Elles reviennent à la mode, m’man, ai-je soupiré en adoptant la moue de qui est furibond devant l’ignorance abyssale des parents. Tout le monde en a. Le Frigo a hoché la tête, sans pour autant se départir de son air pantois. Je savais être tranquille avec le vieux coup du « elles reviennent à la mode ». Elle avait assisté à de tels défilés de styles adolescents qu’elle se doutait que rien, aussi étrange et ridicule que cela parût, n’était à exclure. Mordillant pensivement une tartine, elle m’a reluquée de haut en bas. — Eh bien, a-t-elle fini par commenter, on dirait que tu as les pieds dans des congères. Mais bon, si ça te plaît… — … de ressembler à une nullarde doublée d’une fashion victim, ai-je terminé à sa place. Mon petit déjeuner a consisté en un bol de corn flakes, deux aspirines et quelques échanges conversationnels. Le Frigo n’avait de cesse de me ficher en rogne. Elle m’a assuré que j’avais une sale tronche (merci beaucoup), que je semblais déprimée (et pourquoi pas ?) et que je devais lui parler si quoi que ce soit me tourmentait (comment ? Au moyen de notes aimantées sur sa porte tachée ?). Bon, ça va. Je suis consciente d’avoir affirmé, un peu plus tôt, que j’avais eu vraiment besoin de discuter avec elle, mais, franchement, ça m’était passé. J’estime que les parents sont là pour les urgences – inutile qu’ils rappliquent trop

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tard, dégoulinant de sympathie. L’incendie s’était éteint de lui-même, et voici qu’elle proposait de verser un seau d’eau sur des restes calcinés. Injuste ? C’est ce que vous pensez ? Vous avez sans doute raison. Tant pis. Je n’étais pas d’humeur. Par bonheur, le Frigo partait au travail à la même heure que moi pour le lycée, donc elle m’a déposée. J’admets que j’avais redouté de devoir parcourir le chemin à pinces. D’ailleurs, le simple fait de boitiller de la voiture jusqu’à la cantine, où j’ai l’habitude de traîner en attendant les cours, a suffi à réveiller mes interrogations quant à la sagesse de ma décision de bouger ce jour-là. Kiffo y était déjà, une cigarette au bec. J’avais toujours été épatée qu’il fume au su et au vu de tous les profs chargés de surveiller la cour sans jamais s’attirer d’ennuis. Lorsqu’un enseignant tournait les yeux dans la direction de Kiffo, il était affecté d’une espèce de cécité temporaire. Le jeu n’en valait pas la chandelle, j’imagine. Réagir les aurait obligés à rédiger un rapport et tout le toutim. Et puis la plupart d’entre eux fumaient aussi. Kiffo a balayé mes chaussures du regard avant de sourciller, songeur. — Chouettes pompes, Calma, a-t-il dit. Tu ressembles à… — Je sais, Kiffo, et merci, j’ai déjà eu droit au compliment.

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11. LE COMPLEXE DE CENDRILLON

Nous avons brièvement abordé les événements de la nuit. J’ai appris que Bourreau, pour des raisons connues de lui seul, avait totalement ignoré Kiffo pour s’intéresser à moi. Sûrement, ses hautes facultés canines l’avaient convaincu que mordre la jambe de Kiffo représentait un sérieux défi pour sa santé. Pour le coup, il aurait eu besoin d’un vaccin antirabique. Passons. Mon complice s’était vite aperçu que je constituais la cible. Il m’avait vue en train de me jeter sur le grillage et avait pris un raccourci, de l’autre côté, dans l’espoir de m’aider. J’ai détaillé les dommages subis par mon pied, expliquant la nécessité de recourir à ces godasses grandes comme des péniches. Comme moi, Kiffo doutait que le Pitbull nous eût repérés. Avant la sonnerie, nous avons discuté des implications de la scène à laquelle nous avions assisté. Pour une fois, Kiffo n’a pas eu besoin de me persuader. Après tout, il n’était pas nécessaire d’être un génie pour deviner ce qu’avait contenu le sac. Question à cent vingt-cinq mille dollars. Qu’y avait-il dans le sachet que le Furet a tendu au Pitbull ? A. De la farine boulangère. B. Du sucre glace destiné au stand de pâtisseries lors de la fête de l’école locale. C. La récolte de pellicules produites par les résidents de Melbourne durant une année. D. De l’héroïne pure.

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Vous appelez un ami ? Vous demandez l’avis du public ? Nan. Réponse D. C’est mon dernier mot, Jean-Pierre. Nous avons comparé nos impressions quant à l’inconnu et sommes convenus qu’il devait être un baron de la drogue. Il avait tout de ces personnages qui disent : « Eh bien, Monsieur Bond, vous vous êtes montré un adversaire à la hauteur, mais je crains fort de devoir vous jeter tête la première dans cet aquarium infesté de piranhas. Puis, naturellement, je trouverai une bonne raison de partir vers d’autres horizons avant que votre crâne ne touche l’eau, ce qui vous permettra de vous échapper miraculeusement sans même déranger votre coiffure. » Ben quoi ? Ce mecton avait l’air d’avoir été renvoyé par la mafia pour cruauté. Mon imagination (fertile, de l’aveu général) me poussait déjà à songer que j’avais remarqué un bandeau noir sur l’œil de l’affreux et une longue cicatrice le long de sa mâchoire. En fin de compte, malgré nos cogitations acharnées sur cette drôle d’embrouille dans laquelle trempait le Pitbull, nous n’avions aucune preuve tangible. Ce triste fait constaté, nous allions avoir du mal à la coincer. — Il faudrait qu’on la mette sur écoute, a suggéré Kiffo. — Génial ! Et comment proposes-tu que nous nous y prenions ?

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11. LE COMPLEXE DE CENDRILLON

— Sais pas. Au cinoche, les mecs se contentent de grimper aux poteaux téléphoniques. Et si on branchait sa ligne sur un de nos appareils pour espionner ses conversations ? — Que tu n’aies pas la moindre idée de la façon dont on procède ne coupe en rien tes élans, hein ? Je ne me rappelais que trop bien le joli D que Kiffo s’était payé lors du dernier contrôle de techno. Il avait répondu à la première question, puis s’était endormi. Kiffo avait toujours été convaincu que montrer aux profs ce que vous aviez dans la tête équivalait à transmettre des informations à l’ennemi. — Connaissant ta chance, ai-je continué, tu serais capable de t’électrocuter. — Et Tandy1 ? a-t-il riposté après une bonne séance de grattage sur la nuque. Ils ont peut-être un kit. — Un kit Mettez-un-téléphone-sur-écoute ? Juste à côté du Construisez-votre-mitraillette et du Inventez-votre-propre-dispositif-thermonucléaire ? Pourquoi pas ? Je crois qu’ils sont en promo. — Hé, ça va, grosse maligne ! a râlé Kiffo. Il s’est replongé dans des abîmes de concentration, le nez plissé. — Et si on collait une puce sur le chien ? a-t-il finalement proposé. 1. Chaîne de magasins vendant des appareils électroniques.

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— Et d’une, ai-je répliqué, je pense que Bourreau a déjà son lot de puces. Et de deux, nous n’avons pas de puce à lui mettre dessus. Et de trois, approche seulement ta main de ce monstre, et tu te retrouveras privé de trois doigts au minimum. Arrête de délirer, Kiffo ! Pour moi, la seule chose réaliste envisageable, c’est de continuer ce que nous avons déjà entrepris. La surveiller, attendre qu’un événement se produise. Un truc qui nous permettrait d’aller trouver la police. Entre-temps, la cloche avait retenti, et nous nous étions dirigés vers notre premier cours. Mlle Blakey, la prof, nous attendait sur le seuil. Elle m’a regardée de la tête aux pieds tandis que j’approchais, puis m’a discrètement écartée, tandis que Kiffo se glissait dans la salle. — Tout va bien, Calma ? — Très bien, mademoiselle. Pourquoi ? — C’est juste que tu marches un peu bizarrement. Tu es sûre qu’il n’y a aucun problème… (Elle a inspecté les parages avant de baisser la voix, telle une conspiratrice.)… là en bas ? — Sûre et certaine, mademoiselle. « Là en bas » n’a jamais été au mieux de sa forme. Merci de vous en inquiéter. — Bon. En tout cas, M. Di Matteo te demande dans son bureau. Immédiatement. Aujourd’hui allait être un de ces jours « sans » – je le sentais à plein nez.

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11. LE COMPLEXE DE CENDRILLON

Permettez-moi de vous donner quelques informations sur M. Di Matteo, notre cher et respecté proviseur. Une fois, j’avais prié Kiffo de fracturer les archives du personnel du lycée afin d’y trouver de quoi cancaner sur le dirlo. Il en était revenu avec l’original de sa lettre de candidature au rectorat. Messieurs, Je souhaite postuler au poste de Proviseur que vous proposez dans l’annonce parue dans le Bulletin de l’Éducation du 3 mars. J’ai cinquante ans, et j’en ai la tronche depuis que j’en ai vingt. Durant trois petites années, au début de mon adolescence, j’ai eu un sens de l’humour rudimentaire, bien que je l’aie égaré depuis longtemps. Je n’apprécie ni ne comprends les enfants, qui me paraissent quelque peu déplaisants tant dans leurs habitudes personnelles que sociales. Il m’est arrivé, une fois, d’avoir une idée créative, mais j’ai malheureusement oublié laquelle. Durant toute ma carrière d’enseignant, j’ai essentiellement compté sur mes relations et la lèche pour obtenir mes promotions. En retour, j’ai promu des gens qui me ressemblaient. Par conséquent, tous les établissements dans lesquels j’ai sévi ont été dominés par des esprits gris et dénués d’imagination. J’ai continué à suivre les progrès de l’enseignement, obtenant récemment mon diplôme supérieur de techniques de communication niveau

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baccalauréat, et je suis fier de pouvoir désormais écrire docteur ès connerie après mon nom. Vu la médiocrité de mon passé et mon incompétence en matière de gestion, je m’estime surqualifié pour le poste soumis à candidature. Je pense également que le salaire annuel de 120 000 dollars et la voiture de fonction me permettront d’attendre confortablement l’âge de la retraite. Bien à vous, Liam J. Di Matteo En fait, ce n’est pas vrai du tout. Je l’ai inventée. Désolée. Une convocation chez Di Matteo était un événement rare. Cela pouvait signifier soit une bonne nouvelle (vous aviez gagné un super-concours, et il voulait poser avec vous afin d’envoyer la photo aux journaux, un grand portrait de lui de préférence, avec vous à l’arrière-plan, comme ces gens qui essaient de passer à la télé dans le dos du journaliste), soit que vous aviez été pris la main dans le sac en train de faire des bêtises. De grosses bêtises. Le problème, c’est que, ces derniers temps, je n’avais participé à aucun concours. Sans surprise donc, lorsque j’ai frappé à la porte et que je suis entrée après y avoir été invitée, je l’ai vu assis derrière son bureau, le visage empreint d’une de ces expressions qui incitent à la méfiance. Ce n’était pas un de ces visages qui vous amènent à penser qu’il va vous embrasser sur les

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11. LE COMPLEXE DE CENDRILLON

joues en disant : « Très merveilleuse enfant, je suis tellement fier de vous ! » D’autant que le Pitbull se tenait près de lui. Et que, pendouillant au bout de sa main tendue, elle brandissait une Converse rouge vaguement usée et déchirée. Soudain, j’ai un peu eu l’impression d’être Cendrillon devant le Prince Sanscharme.

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12. LE DIRLO, LE PITBULL ET LE PICTIONARY

— Est-ce votre chaussure, mademoiselle Harrison ? J’ai été tentée de leur répliquer en donnant juste mon nom, mon grade et mon matricule, puis je me suis dit que ça risquait d’empirer la situation. Aussi ai-je décidé de gagner du temps. — Quelle chaussure, monsieur Di Matteo ? — Cessez de faire l’imbécile, mon enfant. La chaussure que tient Mlle Plait. Vous appartientelle ? — Je ne pense pas, monsieur Di Matteo. Les miennes, je les achète en général par paire. Mlle Plait a fracassé la Converse sur le bord du bureau du proviseur, arrachant au passage un bout de tissu rouge qui a voleté sur le plancher.

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Si j’avais pu espérer avoir droit à la routine gentil flic/méchant flic, pas de pot ! Cela promettait d’être du pur méchant flic/méchant flic. Le Pitbull m’a fusillée du regard. (Une expression très efficace et sans ambiguïté, si vous voulez mon avis.) Ses traits se sont pincés, ses épaules se sont tendues, et ses yeux m’ont décoché un éclair de haine. Du concentré de haine. Elle était maléfique. Son visage transpirait littéralement le mal. — Pas d’insolence, mademoiselle Harrison ! Vous savez très bien de quoi parle M. le proviseur. Revenons à cette chaussure. Si je ne me trompe, vous en portez souvent une paire identique. J’ai aussi des raisons de croire que vous en avez perdu une cette nuit. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? Elle avait raison sur au moins un point : jouer la maligne n’allait pas m’aider à me sortir de cette situation. Mieux valait endosser le rôle de l’élève serviable, désireuse de résoudre un petit mystère. — Puis-je l’examiner de plus près ? Je possède en effet des baskets qui ressemblent à celle-ci. D’un geste régalien, M. Di Matteo m’a signalé d’avancer, comme s’il se prenait pour le juge d’un procès pour meurtre, et que j’avais demandé à témoigner. J’ai pris la godasse, j’ai fait mine de l’observer sous toutes les coutures. J’ai hoché la tête une ou deux fois d’un air que j’espérais intelligent.

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12. LE DIRLO, LE PITBULL ET LE PICTIONARY

— Oui, ai-je ensuite marmonné, je comprends qu’il y ait confusion. J’ai des chaussures qui ressemblent beaucoup à celle-ci. Ou plutôt, j’en avais. Mais les miennes n’étaient pas des Converse. J’aurais bien voulu, cependant. Très chères et de bonne qualité. Vous voyez cette étoile, là ? Le Pitbull et le dirlo se sont penchés. Je commençais à m’amuser. J’avais l’impression d’être une spécialiste de la police scientifique signalant les détails infimes et fascinants de l’arme du crime. — C’est l’emblème de la société Converse. De nombreux autres fabricants tentent, de manière on ne peut plus illégale, de copier une marque à succès, y compris en imitant sa signature. Je confesse que j’ai eu une paire de fausses Converse, mais l’étoile qui figurait dessus n’avait rien de commun avec celle-ci. Comme vous pouvez le constater, elle est ici très soigneusement cousue. Le Pitbull et le dirlo ont acquiescé comme un seul homme. Je les avais ferrés, comme dans cette émission du câble, où les gens apportent leurs vieilleries pour que des experts les évaluent. Je n’allais pas tarder à leur demander combien ils l’avaient payée puis leur conseiller de l’assurer pour deux mille dollars. — L’étoile, sur ma copie de mauvaise qualité, était grossière. Si, de loin, elle pouvait tromper un amateur, de près, elle passait sans doute aucun pour ce qu’elle était : un faux. Par ailleurs, le rouge de cette chaussure est d’une nuance sombre.

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Cela tient à la qualité de la teinture. Les miennes relevaient plutôt du rose sale. Non, ai-je conclu en rejetant la pompe sur le bureau, ceci n’est pas à moi. Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous aider ? L’espace d’un court moment, j’ai cru que j’allais m’en tirer comme ça. Qu’ils allaient répondre : « Non merci. C’est tout. Votre concours nous a été très précieux. » Hélas non. Se renfonçant dans son fauteuil, le proviseur a repris ses manières de procureur. — Vous prétendez avoir une paire identique, a-t-il lancé. Serait-ce trop vous demander que de bien vouloir nous l’apporter ? J’ai pris un air chagrin. — J’ai bien peur que ce soit impossible. Il se trouve que j’ai récemment regardé un documentaire sur la contrefaçon. J’ai été choquée d’apprendre que nombre de sociétés recourent au travail des enfants des pays sous-développés pour produire de mauvaises copies de marques réputées. Ces petits sont honteusement exploités, et j’ai compris qu’en achetant des faux je contribuais à leur malheur. Voilà pourquoi je les ai portées à l’Armée du Salut. Les chaussures, pas les enfants. Rien qu’à leurs tronches, j’ai deviné qu’ils savaient que je mentais comme une arracheuse de dents. Pour tout vous dire, ça m’a un peu agacée. Ne ressemblais-je donc pas à quelqu’un susceptible d’être ému par l’exploitation des moutards

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12. LE DIRLO, LE PITBULL ET LE PICTIONARY

du tiers-monde ? Après tout, ce que je leur avais raconté du documentaire était vrai. En même temps, il m’était difficile de jouer les mères la vertu, dans la mesure où je mentais effectivement comme une arracheuse de dents. Mlle Plait m’a contemplée de haut en bas, souhaitant visiblement que je me dessèche sous le poids de son mépris. Néanmoins, lorsque son regard a atteint mes tennis, les yeux lui sont presque sortis des orbites, comme dans les dessins animés. — Et maintenant, a-t-elle susurré, vous préférez porter ces… choses ? En silence, nous avons tous les trois examiné les meringues monstrueuses que j’avais aux pieds. — Elles ne sont peut-être pas très jolies, mademoiselle Plait, ai-je répondu d’une voix dégoulinant de sincérité, mais ce sont des originaux. J’ai beau avoir une drôle d’allure avec, je suis prête à endurer les railleries, du moment que je sais qu’aucun enfant n’a souffert pour les fabriquer. Par ailleurs, elles appartenaient à mon père. Mon père, qui m’a abandonnée lorsque j’étais au CM2. Elles… ont une valeur sentimentale, ai-je fini en m’efforçant d’avoir la gorge serrée. Quel tissu d’âneries ! Je commençais à avoir honte. Cependant, au coup d’œil qu’ont échangé le Pitbull et le dirlo, j’ai su qu’ils avaient compris que c’était le dernier round, et qu’ils étaient au tapis. J’ai quand même eu peur qu’ils m’ordonnent de me déchausser pour leur montrer mon panard.

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Cela n’aurait sûrement rien prouvé, vu que j’aurais pu me blesser de tas de manières différentes. Puis j’ai réfléchi, et j’en suis arrivée à la conclusion qu’ils n’avaient pas le droit de me demander ça. Que les autorités du lycée fouillent votre sac est une chose, qu’elles exigent de reluquer une partie de votre anatomie en est une autre. Apparemment, M. Di Matteo avait suivi le même raisonnement que moi, car il a passé une main dans ses rares cheveux avant de m’intimer de sortir d’un geste exaspéré. Me tournant, je me suis lentement dirigée vers la porte. J’avais les doigts sur la poignée quand Mlle Plait a repris la parole. — Une petite minute, mademoiselle Harrison. Vous semblez marcher très étrangement. Si je ne m’abuse, j’ai l’impression que vous vous êtes fait mal au pied. Un chien vous aurait-il mordue, par hasard ? Si je n’envisage pas un instant que cela ait pu vous arriver, j’aimerais néanmoins que vous écoutiez très attentivement ce que j’ai à vous dire, mademoiselle Harrison. Si jamais je découvre que vous vous êtes amusée à suivre un membre du personnel du lycée, moi par exemple, je vous garantis que l’affaire n’en restera pas là. Je m’arrangerai pour qu’elle sorte de ces murs, et je vous poursuivrai en justice. Ce sera un procès, et tout ce qui s’ensuit. Est-ce clair, mademoiselle Harrison ? Tout cela, bien sûr, n’est que théorique.

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12. LE DIRLO, LE PITBULL ET LE PICTIONARY

Je lui ai adressé un long et douloureux regard de reproche (enfin, j’espère). — Naturellement, mademoiselle Plait, ai-je répondu. J’admets avoir une démarche quelque peu hésitante, aujourd’hui. Mais sans vouloir paraître indélicate, elle est due à certain problème strictement féminin. Là en bas, vous savez ? J’ai adoré la tête que tirait le proviseur quand je me suis tournée pour partir. Au moment où je sortais, Mlle Plait m’a lancé : — Il serait sans doute plus sage d’aller voir l’infirmière, mademoiselle Harrison. C’est ça. « Et toi, ma vieille, c’est un chirurgien esthétique que tu devrais consulter ! » ai-je songé en refermant le battant derrière moi. J’ai mis Kiffo au courant au déjeuner. Quand j’ai eu terminé mon topo, il m’a contemplée, ses cheveux rouge feu dressés dans tous les sens, comme d’ordinaire. — Très bien, a-t-il décrété. Il est temps que tu te ranges des voitures, Calma. — Cours toujours ! ai-je riposté. Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement. D’accord, il serait dangereux que je traîne devant chez elle en ce moment. Mais toi, elle ne t’a pas vu. Sinon, elle se serait arrangée pour te convoquer chez le dirlo aussi. Je crois que tu devrais poursuivre l’enquête. Moi, je laisse tomber quelques jours, le temps que les choses se tassent, puis je reprends

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le collier. Même si je ne sais pas trop par quoi commencer, pour être franche. Kiffo n’a même pas essayé de protester. Il est reparti taper dans un ballon pendant que je réfléchissais au problème. Ça m’a occupé pendant la leçon de sciences nat’, ce qui m’a valu de bousiller l’expérience en cours et de découper un gros trou dans un tube à essai avec mon bec Bunsen. Le prof a été obligé d’asperger ma paillasse avec l’extincteur – il y avait de la mousse partout – et d’évacuer la classe. Mes camarades, absolument ravis par l’incident, en ont oublié d’être horribles avec moi pendant un moment. Puis Sara Parker a dit : — Elle pensait sûrement au Pitbull ! C’est ça, l’amour ! Il était clair qu’elle se prenait pour une experte dans ce domaine, dans la mesure où elle sortait depuis un mois avec Clayton Rioli. [Clayton Rioli – Cancer. Vous êtes une bactérie dotée d’autant de sex-appeal qu’une mygale. Cela ne nuira cependant en rien à votre vie amoureuse, dans la mesure où vous êtes sentimentalement attaché à une créature primaire qui ne peut se permettre de faire la difficile en matière d’affaires de cœur.] Sa réflexion a été aussitôt suivie du chœur habituel de moqueries et commentaires puérils, je me suis donc repliée sur moi-même.

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12. LE DIRLO, LE PITBULL ET LE PICTIONARY

Le dernier cours de la journée – et, Dieu soit loué, de la semaine – était l’anglais. Le Pitbull a débarqué dans la salle, et trente corps se sont instinctivement tassés sur leur siège. Ça m’a rappelé le physiologiste russe Pavlov et son expérience sur les chiens. Il les a d’abord nourris en faisant chaque fois tinter une cloche et, au bout d’un moment, ils se mettaient à saliver dès qu’ils entendaient la cloche, même si on ne leur donnait rien à manger. Ils avaient associé le son avec l’événement à venir. Eh bien, c’était un peu ce qui se passait avec nous. Quand le Pitbull déboulait dans la classe, nous savions ce qui nous attendait. Cette fois, cependant, ç’a été différent. Au lieu de nous sauter directement à la gorge ou de nous étriper, elle a souri. Enfin, si on peut appeler ça comme ça. On aurait plutôt dit une fissure craquelant son visage. Déconcertant. — Je tiens à vous signaler, a-t-elle déclaré, que, cette semaine, tous, vous avez fourni des efforts exceptionnels. J’ai constaté une nette amélioration non seulement dans votre attitude mais aussi dans la qualité de votre travail. Voilà pourquoi, aujourd’hui, j’ai l’intention de vous récompenser en vous offrant une petite récréation. Que diriezvous de jouer au Pictionary ? Je vous donne le nom d’un roman, d’un poème ou d’un écrivain célèbres, et vous dessinez sur le tableau des images qui permettront à vos camarades de trouver la réponse.

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Je savais très bien ce que j’avais envie d’en dire. Quelque chose du genre ayant trait au divertissement facile de masses opprimées. J’ai gardé ça pour moi cependant. Je la voyais venir. J’étais aussi persuadée que ça ne fonctionnerait pas. Vous ne pouvez terroriser des élèves pendant un mois, puis vous attendre à ce qu’ils vous mangent dans la main ou se roulent sur le dos pour que vous leur grattouilliez le ventre. Elle nous prenait pour des imbéciles, ou quoi ? — Génial, mademoiselle ! — Super ! — Je peux passer en premier ? Ahurie, j’ai contemplé la classe. Que se passait-il ? Les gens souriaient, levaient le doigt, tout excités. Melanie Simpson se roulait sur le dos, exposant son ventre. Je me suis sentie trahie. — Et si vous commenciez, Kiffo ? a continué le Pitbull. Je vais vous proposer un titre de livre facile, juste pour le début. Des prix récompenseront les meilleurs dessins et ceux qui répondront le plus vite. Kiffo ! Elle l’avait appelé Kiffo ! Seuls ses copains l’appelaient Kiffo. De l’autre côté de la salle, il m’a jeté un coup d’œil. C’était comme si lui et moi étions les seuls êtres raisonnables dans un monde devenu fou. — Non merci, mademoiselle, a-t-il répondu. Je préfère regarder, d’abord.

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12. LE DIRLO, LE PITBULL ET LE PICTIONARY

— À votre guise, Jaryd. Alors, qui s’y colle ? Melanie, vos notes en dessin sont excellentes. J’ai sous la main un titre qui sera un vrai défi. Melanie Simpson a bondi vers le tableau, l’air du chat qui vient de laper la crème, mais s’est également tapé deux délicieux poissons rouges. Ont suivi cinquante minutes de rires et de cris, tandis que vingt-huit élèves semblaient vivre le moment du siècle. J’avais l’impression que, dans cinquante ans, ils raconteraient encore cet événement à leurs petits-enfants. Franchement, il y a des jours où l’humanité me dégoûte. Ça me démangeait de me lever et de leur servir un laïus sur la psychologie de base. Lorsqu’un chien enragé vous a attaqué sauvagement, vous avez le droit d’être soulagé qu’il vous lèche la figure au lieu que de vous l’arracher ; n’empêche, il y a des limites à ce que l’être humain peut endurer. Les extrêmes sont déstabilisants, voire dangereux. Ils peuvent mener à la dépression nerveuse. Exactement ce qui me menaçait en cet instant, devant le spectacle que m’offraient mes camarades. J’aurais préféré un cours normal, avec grincements de dents et tressaillements des intestins. Au moins, on savait à quoi s’en tenir. J’ai été soulagée quand ce cirque s’est terminé. Trop de joie et de plaisir nuisent à la santé. Je suis retournée directement à la maison, où je me suis préparé un toast au fromage. Le Frigo a fait une brève apparition, a réchauffé de vieux

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restes, puis est repartie pour le bar où elle bosse cinq soirs par semaine. Elle ne rentrerait qu’aux alentours de minuit. J’avais envie de lui parler. OUI ! Je sais ! Je sais ce que vous pensez. Et il m’est difficile de vous le reprocher. Une garce caractérielle, c’est tout moi. Qui désire discuter à un moment donné, puis change d’avis la minute d’après. J’étais troublée, c’est tout. Je m’étais fourré dans le crâne qu’il me fallait analyser ce qui se passait avec une autre femme. Malheureusement, le Frigo et moi paraissions ne plus jamais avoir d’échanges. Je suis consciente que ce n’était pas entièrement sa faute, mais ce n’était pas la mienne non plus ! Après le départ de mon père, elle avait cédé à son fichu orgueil. Ainsi, il était hors de question qu’elle réclame les aides sociales auxquelles elle avait droit (j’étais pertinemment au courant) au vu de ses maigres revenus. La seule fois où je m’étais risquée à aborder le sujet, j’avais eu droit à une telle leçon de morale sur les profiteurs que ça m’avait découragée de revenir làdessus. Pour moi, gagner son pain de façon à rester indépendant était bel et bien, mais la vie ne se résumait pas à ça. Il y avait d’autres choses importantes. Par exemple, une fille avec laquelle prendre le temps de converser. Ou une mère essayant d’être à la maison un peu plus souvent. Je savais cependant que ce n’était pas à moi de le lui dire. Et ça m’emplissait d’un sentiment de solitude et de tristesse.

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12. LE DIRLO, LE PITBULL ET LE PICTIONARY

J’espérais presque que Kiffo passerait avant d’aller espionner le Pitbull, mais ça n’a pas été le cas. J’ai donc pris une douche et me suis occupée de mon pied blessé. De ce côté-là, ça semblait s’arranger. Il avait dégonflé, et les couleurs n’étaient plus aussi psychédéliques. Il restait sensible, mais je pouvais marcher sans avoir l’air d’une handicapée. Je me suis couchée tôt afin de repenser aux événements de la journée, à la sournoiserie du Pitbull et à la meilleure façon de mettre la main sur un type entrevu une seule fois, au milieu de la nuit, brièvement et à la faible lumière d’un lampadaire. Je me suis endormie sans avoir trouvé de solution. Par la suite, il s’est révélé que j’aurais pu m’épargner cette peine, puisque j’allais littéralement tomber sur le mec en question le lendemain.

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MARS : ÉCOLE PRIMAIRE, CM2

Tu es assise à côté du petit bonhomme roux dans une salle de classe où règne le calme. Tu es en train de faire un contrôle de maths, vite et bien, parce que cette matière ne te pose aucune difficulté. Tu as terminé quinze minutes avant la fin, et tes yeux dérivent sur la feuille de ton voisin. Il dessine un drapeau de pirate, avec crâne et tibias. Tu constates qu’il a résolu les deux premières opérations, mais qu’il n’a même pas pris la peine de s’intéresser à la suite. Tu regardes furtivement le maître qui, à son bureau, corrige des cahiers, tête baissée. Ta main fait doucement glisser sa feuille vers toi. Tu parviens à répondre à douze questions supplémentaires avant que la sonnerie retentisse. Ça suffira pour qu’il ait la moyenne. Vous sortez de la classe ensemble. Le garçon effleure ton épaule. — Merci, dit-il. Tu le contemples. Tes traits ne trahissent rien. — Va chier, réponds-tu, sans hostilité.

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13. WORKING GIRL

Je me suis réveillée tard, vers onze heures. Le Frigo était au boulot, et j’avais toute la journée devant moi. J’ai décidé d’aller au centre-ville en bus. J’ai prélevé vingt dollars sur mon argent de poche, que je comptais consacrer à l’achat d’un dos-nu bleu que j’avais repéré dans une boutique. Mettant mes lunettes rose et jaune, je suis sortie au grand soleil. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire dans le bus que regarder par la fenêtre ou examiner les graffitis qui ornent le dossier du siège situé devant vous. En l’occurrence, la seule lecture qui s’offrait à moi était « Darryl est trop », ce qui, bien que d’un romantisme échevelé, était un peu maigre pour imaginer une histoire. Soudain, du coin de

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l’œil, je l’ai vu. Le nabot. Il avançait prestement le long d’une rue commerçante, l’air d’un homme affairé. J’ai eu le temps de reconnaître son profil avant d’être emportée par le véhicule. J’ai appuyé sur le bouton, priant pour que le prochain arrêt ne soit pas à des kilomètres. Quand je suis descendue du bus, j’étais à au moins quatre cents mètres de l’endroit où j’avais repéré le Furet. Je suis vivement revenue sur mes pas, fouillant des yeux les rues, mais il s’était évaporé. Voilà qui était très frustrant. À moins qu’il fût monté dans une voiture ou eût hélé un taxi, il traînait sûrement dans les environs. Je me suis mise à arpenter le coin, histoire de constater si la chance était ou non avec moi. Très longtemps, il a semblé que non. Puis, alors que j’allais abandonner la partie, je l’ai revu. Je m’étais arrêtée devant un restaurant, car une silhouette familière avait attiré mon attention. Scrutant l’intérieur obscur à travers la vitrine, je l’ai reconnu, à table avec quatre autres types. Tous ressemblaient à des figurants des Sopranos. J’ai jeté un coup d’œil à l’enseigne du restaurant. Giuseppe. Logique. Ils avaient sûrement en tête de liquider le maire à la mitraillette une fois qu’ils en auraient fini avec leurs spaghettis. Et maintenant ? Il fallait que j’écoute ce qu’ils se racontaient. J’avais le fort pressentiment que, si j’arrivais à me rapprocher suffisamment, j’obtiendrais des informations cruciales. Deux options

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s’offraient à moi. Un : j’entrais dans le restaurant en tant que cliente et je m’asseyais à la table voisine de la leur. J’avais encore mes vingt dollars, après tout. Le problème, c’est que c’était l’heure du rush, et que l’endroit était bondé. Certes, une petite table était libre dans un coin, mais j’aurais eu besoin d’un micro sur perche pour espionner leur conversation. Deux : je pouvais essayer de lire sur leurs lèvres. J’avais suivi un cours en cinquième, enfin une initiation. Je m’étais plutôt bien débrouillée. Je me suis décalée le long du trottoir, de façon à ne pas me trouver juste devant la vitrine. Je ne tenais pas à ce que le Parrain lève les yeux de son pain à l’ail pour découvrir une énorme paire de lunettes criardes le reluquant et une bouche s’adonnant à une traduction simultanée et silencieuse. Je me suis accroupie derrière une voiture astucieusement garée, de manière à conserver une bonne ligne de mire sur ma proie. On raconte que ce qu’on a appris n’est jamais tout à fait perdu, juste trié et conservé dans un coin du cerveau sous la rubrique « informations totalement inutiles ». Je n’avais plus qu’à trouver la clé du classeur. Me vidant la tête, je me suis focalisée sur les lèvres mouvantes du Furet, espérant que les mots allaient spontanément surgir dans ma conscience. Ça a marché, figurez-vous ! Tout à coup, un filet de voix a résonné dans ma boîte crânienne, disant : « Mon dingue pissait le centre et le

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pastis. » Allons bon ! C’était peut-être un code. Ou alors, je m’étais vaguement trompée. La phrase était : « Mon flingue visait son ventre et ses parties. » Ce qui prenait un sens, pour peu qu’on remette la repartie dans son contexte. Me concentrant de nouveau, j’ai réussi à saisir : « Si la téloche caboche mordait le léopard, mon slip serait mouillé de rosée. » Ça n’allait pas le faire. Tout cela ne me menait nulle part. De toute façon, ma couverture a été éventée quand le chauffeur de la voiture derrière laquelle je planquais a démarré, me laissant seule à quatre pattes au milieu de la rue, objet de quelques regards curieux de la part des passants. Il y avait forcément une troisième solution. Même si j’étais infichue de la trouver. Puis, brutalement, tel l’éclair qui déchire la tempête, elle m’a brûlé les yeux. Une débile en uniforme à carreaux rouges et blancs est passée devant moi. Rachael Smith. La reine des sarcasmes lesbiens. Celle qui avait répandu la rumeur à mon sujet auprès de tous les anglophones de la terre. Elle était serveuse chez Giuseppe ! Je l’ai observée, penchée sur une table avec une carafe d’eau, souriant aux clients. Ils ont paru un peu surpris et effrayés, mais sûrement parce qu’elle obscurcissait toute la lumière. Ils ressemblaient à des touristes. Rachael allait sûrement en profiter pour déblatérer sur mon compte.

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Je vous réclame un peu d’admiration, là. Comprenez que, de l’humanité tout entière, Rachael Smith était la dernière personne sur laquelle j’aurais accepté de faire pipi pour peu qu’elle eût flambé comme une torche. Or, j’avais besoin qu’elle m’aidât. Qu’elle fût une putrescence méprisable ne m’empêcherait pas de lui adresser la parole. Filant dans la rue latérale, j’ai contourné le restaurant jusqu’à dénicher une porte à l’arrière, qui donnait sur les réserves. Je suis restée plantée un instant au milieu des bidons d’huile d’olive, pas très heureuse, cherchant l’inspiration ou Rachael Smith – qu’importe, celle qui surgirait la première. Je reconnais que j’étais nerveuse. J’ignorais complètement si se cacher dans des stocks de lasagnes industrielles avec des intentions pas très catholiques constituait un crime, mais l’image d’un mégaphone beuglant : « Nous savons que vous êtes là, Harrison, sortez lentement, mains sur la tête en écartant les tagliatelles tueuses du pied » s’est soudain imposée à moi. Heureusement, au même instant, une porte s’est ouverte, et Rachael a surgi. Lorsqu’elle m’a vue, un immense sourire imbécile a fendu son visage rebondi. — Calma Harrison ! s’est-elle exclamée, prouvant ainsi qu’elle était capable de se rappeler un nom d’un jour à l’autre. Ou devrais-je dire Gayma Harrison ?

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— Elle est très bonne, celle-là, ai-je répliqué. Tu as dû être Oscar Wilde dans une vie antérieure, Rachael. Bon, écoute, j’adorerais échanger des mots d’esprit avec toi, mais le tempus fugit1 à la vitesse grand V. — Quoi ? — Laisse tomber. J’ai une proposition à te faire. Tu me refiles ton job pour l’heure qui vient. Tu gardes ton salaire, naturellement. Je veux seulement ton travail. — Qu’est-ce que tu me donnes en échange ? — Comment ça, qu’est-ce que je te donne en échange ? Je te donne que tu restes assise sur ton gros… euh… que tu te détends gentiment pendant que je me tape la corvée. C’est tout simple, il n’y a pas d’entourloupes. — Hum ! Je pourrais avoir des ennuis. Enfin, le patron n’est pas là, aujourd’hui… (Je voyais presque les rouages tourner en grinçant dans son crâne vide.) Tu as déjà servi ? Ça exige de sacrées aptitudes, tu sais ? — T’inquiète ! J’ai été nommée employée du mois quatre fois de suite à la pizzeria Miam. Rien de ce qui concerne les pizzas et les pâtes ne m’est étranger. — Quand même, j’hésite. — Je te filerai vingt tickets. 1. Fugit irreparabile tempus (latin) : citation de Virgile. Le temps s’enfuit inexorablement.

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— Ça marche ! Aboule le fric. Il était rassurant de constater que le sens du devoir de Rachael envers son patron résistait aussi solidement à la tentation. Je lui ai tendu le billet de vingt, tandis qu’elle me passait son uniforme, un truc à smocks dans lequel une vache de mer se serait égarée. — Je reviens dans une heure, a-t-elle annoncé en s’éclipsant par la sortie de derrière, sans doute en quête d’une pâtisserie. Vous l’aurez certainement deviné, je n’avais pas la moindre idée de ce que je devais faire. Même si le premier pas paraissait assez simple. J’ai enfilé l’uniforme. On aurait dit une voile de bateau. C’est donc avec des allures de montgolfière que j’ai franchi la porte par laquelle était arrivée Rachael. De l’autre côté se trouvait une vaste antichambre bourdonnant d’activité. Les serveurs ululaient comme des autos tamponneuses, les cuistots lançaient leurs ordres d’une voix tonitruante, les assiettes pleines de mets fumants valsaient sur un comptoir en alu où le personnel de salle les récupérait. C’était le chaos. Je ne savais où donner de la tête. Cependant, une femme m’a paru constituer un bon point de départ, dans la mesure où elle hurlait : — Où est passée Rachael, merde ? Je me suis tournée vers elle. — Qui êtes-vous, merde ? a-t-elle demandé sans baisser d’un décibel.

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— Rachael a une urgence. Un truc à la maison. Elle sera là dans une heure. Je la remplace. L’autre m’a jaugée du regard, l’air un peu écœurée par ce qu’elle contemplait. — Merde de merde de merde ! Manquait plus que ça ! J’ai expliqué que j’étais une remplaçante de choc, elle m’a à peine écoutée. De temps en temps, elle enguirlandait un malheureux garçon : — Non ! La lasagne n’est pas pour la 4 mais pour la 6, espèce d’idiot ! Il y a du vin sur la 9 ? Merde ! Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Elle a quand même fini par me prêter attention. — Je n’ai pas le temps de discuter, a-t-elle aboyé. Vous êtes de service aux tables 3, 5 et 7. Il y a une carbonara en route pour la 5, plus deux salades et une fettucine spéciale. La table 7 est prête à passer sa commande. N’oubliez pas la carte des vins. Il faudra porter la carte des desserts à la 3 dans une dizaine de minutes. Allez ! Bougez-vous, merde ! Sur ce, elle a déguerpi, sûrement pour assener quelques bons coups de fouet aux larbins de cuisine qui couraient dans tous les sens. Bon, peut-être que je me nourris essentiellement de poulet tout prêt à réchauffer au micro-ondes et de pizzas surgelées, mais je ne loupe pas une émission culinaire à la télé. Je n’avais plus qu’à dégoter la table 7, et le tour était joué. Ou étaitce la 5 ? Fonçant à travers la porte à battants,

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j’ai déboulé dans la salle de restaurant. Un coup d’œil m’a appris que mon mafieux était encore avec ses potes. Il était clair néanmoins que ma commande ne les concernait pas. Je me suis dit que le plus simple était encore de chercher deux personnes sans assiette devant elles et l’air suffisamment affamé. Je n’ai pas eu de peine à les repérer, croyezmoi ! Je me suis ruée sur eux, une moue penaude sur la tronche. — Fettucine et carbonara ? ai-je lancé en déposant lourdement les assiettes devant eux. Désolée pour l’attente. Mais je vous promets que vous ne le regretterez pas. J’allais filer, quand le mec m’a arrêtée. — S’il vous plaît ? C’est moi qui ai commandé la carbonara et ma femme les fettucine ! Il tendait un doigt accusateur devant lui. J’ai mis un moment à comprendre ce qu’il voulait, puis je me suis rendu compte que j’avais interverti leurs plats. Mon instinct m’a soufflé de balancer à cette espèce de cossard qu’il n’avait qu’à échanger les assiettes lui-même. Ce n’est pas très compliqué, non ? Je me suis néanmoins mordu la langue, me suis excusée et ai procédé au rétablissement des choses. J’avais parcouru la moitié du chemin jusqu’aux cuisines, quand j’ai de nouveau entendu sa voix. — S’il vous plaît ?

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À croire que j’étais attachée à lui avec un élastique ! Je me suis dépêchée d’y retourner. — Oui ? — Les salades ? — Où ça ? — Nous avons également commandé deux salades. — Ah oui, en effet. Vous les voulez maintenant ? — Eh bien, ce serait sûrement plus logique de les manger en même temps que le plat plutôt qu’avec le dessert ! Je me suis retenue de lui dire qu’au petit jeu de l’ironie il n’allait pas l’emporter avec moi. S’il existait des jeux olympiques du sarcasme, c’est moi qu’on choisirait pour représenter mon pays. Mais bon, j’ai minaudé comme si je le trouvais irrésistible et me suis carapatée. — S’il vous plaît ! C’était la troisième fois, et ma patience commençait à être mise à rude épreuve. Je suis revenue sur mes pas, un sourire figé à la glu sur les lèvres. — La carbonara est froide. — Parce que vous souhaiteriez qu’elle fût chaude ? Il s’est empourpré. En d’autres circonstances, je me serais longuement intéressée au phénomène. À la place, j’ai saisi l’assiette à toute vitesse et me suis ruée dans la cuisine. Je devais remplacer un

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plat, servir deux salades, prendre la commande d’une autre table (celle où les convives avaient commencé à bouffer la nappe ?), trouver une bouteille de vin, l’ouvrir, la donner à qui l’avait demandée, puis noter quels desserts désiraient d’énièmes clients. J’ai décidé que je pouvais m’offrir le luxe d’un petit détour. Approchant donc de la table de la mafia, j’ai traîné autour dans l’espoir de choper quelques bribes de la conversation. Au bout de quelques minutes, le Furet s’est tourné vers moi. — Vous cherchez quelque chose ? s’est-il enquis. J’ai été déçue de constater que son accent, loin d’être sicilien, était cent pour cent australien. Quoique, ça ne signifiait pas grand-chose. Dans la plupart des films de gangsters que j’avais vus, ils avaient tous des intonations américaines. Je ne pouvais quand même pas exiger qu’il se balade avec une carcasse de chèvre autour du cou et un fusil en bandoulière dans le dos. Je l’ai gratifié d’un sourire éblouissant. — Votre repas vous plaît, monsieur ? — C’est très bon, merci. Je lui ai souri derechef, en vain. Il avait l’air d’attendre que je m’en aille. — Vous désirez autre chose, monsieur ? — Rien du tout, sinon un peu d’intimité. S’il vous plaît. — Mais naturellement.

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J’étais coincée. Sans compter que j’avais du boulot. Je suis retournée en cuisine, où j’ai trouvé le four à micro-ondes. C’était un bidule énorme, de taille industrielle, avec assez de boutons et de cadrans pour égarer un pilote d’avion. J’ai fourré l’assiette dedans, avant de programmer l’engin au maximum pendant une minute. Puis, dans les tréfonds de l’uniforme de Rachael, j’ai déniché un calepin et un stylo. Je suis donc allée trouver la 7. Ou la 5. Fastoche. Ils étaient quatre, tambourinant des doigts sur la nappe tout en regardant autour d’eux avec des yeux exaspérés. J’ai couru m’excuser. — Ce n’est rien, ce n’est rien, a dit un gars entre deux âges. Contentez-vous de prendre la commande, je vous prie. Il était d’un acerbe ! — Ce sera une linguine al troppo avec double ration de parmesan et les épinards au pesto, les calamars de Méditerranée avec une salade verte à côté, PAS sur l’assiette, et assaisonnée à l’huile d’olive uniquement, bien sûr, puis une alla Borghese SANS parmesan mais AVEC des mangetout, et des raviolis Fabrizio, al dente si possible. Vous n’oublierez pas non plus de nous apporter quatre Campari soda. Opinant avec enthousiasme, j’ai marqué « quatre pizzas aux poivrons ». C’est que je l’avais reconnu, voyez-vous. M. Gray, mon prof de maths de troisième. Honnêtement, j’estimais que truquer sa commande était une vengeance bien maigre

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en comparaison d’une année d’équations différentielles et d’une pédagogie qui s’était résumée à des invectives crachées par un visage rouge de rage, mais bon, il faut savoir saisir les opportunités quand elles se présentent. En plus, avec un peu de chance, j’aurais filé d’ici quand les choses commenceraient à tourner au vinaigre. — Où est la carte des vins ? — Elle arrive, monsieur. J’ai couru aux cuisines, où j’ai lancé la commande sur le comptoir. Puis j’ai sorti la carbonara du four. L’assiette était bouillante. Je suis repartie dans la salle au triple galop en poussant des petites « ouille, ouille » et j’ai posé l’objet du litige sur la nappe juste au moment où mes doigts se mettaient à fumer. Et ensuite ? Ah, oui ! Les desserts. Nom d’un chien, c’était le bagne ! Les doigts me brûlaient, et mon front était couvert d’une pellicule de transpiration qui risquait fort de goutter dans l’assiette de quelqu’un. Je n’avais pas fait trois pas qu’un cri d’agonie m’a arrêtée net. L’homme à la carbonara était devenu d’un violet tout à fait ravissant et montrait sa bouche ouverte avec des gestes insensés. De petites volutes de fumée s’échappaient de l’orifice béant. Je me suis approchée de lui. — Des saveurs absolument remarquables, n’estce pas, monsieur ? J’espère que le plat vous convient. Un instant, j’ai cru qu’il allait s’évanouir sur la table. J’ai prié très fort pour ne pas avoir à

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effectuer la manœuvre de Heimlich1. Cette information aussi était casée dans mon cerveau, juste à côté de mes talents pour lire sur les lèvres. Heureusement, il s’est ressaisi et, haletant comme un poisson gaffé, a retrouvé la voix. — Vous êtes timbrée ? a-t-il hoqueté. Ce truc est archibouillant. Il doit atteindre la température du soleil. Il m’a cautérisé les lèvres. Il y a des gens je vous jure, jamais satisfaits ! Un coup, c’est trop froid, un coup c’est trop chaud. J’allais lui faire la réflexion avec mon tact coutumier quand la gérante a jailli comme une torpille des portes à double battant et a accosté la table en un peu moins d’une demi-seconde. — Tout va bien, monsieur ? a-t-elle demandé. Une optimiste née, apparemment, car il était évident que la réponse ne risquait pas d’être : « Ça n’a jamais été aussi bien, merci de vous en inquiéter. » — Non, ça ne va pas du tout ! D’abord, la bouffe était glacée, maintenant elle ressemble à de la lave en fusion. De ma vie, je n’ai jamais… Ma supérieure temporaire m’a fait signe de dégager, et je n’ai été que trop contente d’obtempérer, croyez-moi. Pour tout vous avouer, je soupçonnais que la table 7 ne me laisserait pas 1. Manœuvre qui consiste à passer ses bras sous ceux d’une personne qui s’étouffe, à mettre un poing au-dessus de son nombril et l’autre main par-dessus le poing, et à enfoncer celui-ci d’un coup sec vers soi et vers le haut, ce qui permet l’expulsion du corps étranger coincé dans les voies respiratoires de la victime.

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de pourboire. Ou était-ce la 5 ? En tout cas, ça m’a donné l’occasion de vérifier où en étaient les choses du côté des mafieux. Je passais près du quatuor du mathématicien fou quand ce dernier en a profité pour me tirer par la manche. — La carte des vins ? — Non merci, monsieur, j’essaye d’arrêter. C’est à ce moment, alors que je pensais que tout allait se terminer par un désastre complet et cataclysmique ainsi que par une totale perte de temps que j’ai eu le coup de pot de ma vie… Scène 141, première prise Intérieur : restaurant italien. Plan moyen. Don Carlo Vermicelli est assis à une table, une serviette plantée dans le col et une assiette de pâtes à la bolognaise devant lui. À sa gauche, son consigliore, Michael Cornetto, en costume strict. À sa droite, un type costaud doté d’un triple menton et d’une acné des plus florissantes. C’est Luigi « La Perceuse » Scarlatti, un expert en scies électriques, perceuses et ponceuses orbitales dont les talents s’arrêtent néanmoins avant la production de meubles rustiques. Derrière le groupe, deux hommes sont debout, silencieux, des carcasses de chèvre autour du cou et des fusils à pompe en bandoulière dans le dos. Gros plan sur Don Carlo, qui semble avoir du rembourrage dans les joues. À moins que ce soit des résidus de pâtes à la bolognaise.

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Don Carlo : Ma ! Il mé manqué de respecte ! Yé veux lé respecte. Ma famille veut lé respecte. Et yé vais té dire, Michael, yé respecte sa famille, mais loui ne respecte pas ma famille. Ma ! Il n’y a plous de respecte. Donc, yé veux que sa famille soye pounie. Avec respecte. Alors, peut-être, il me respectera avec respecte comme moi ye le respecte avec respecte. Ma ! Qu’est-ce que tou veux, la môme ? Plan moyen. Calma, déguisée en serveuse. Dans un geste d’une exquise fluidité, elle se débarrasse de son immense uniforme à smocks, révélant un tailleur gris acier et une mitraillette Uzi. Le groupe se fige, ahuri. Calma : La fête est finie, Carlo. Nous avons tout enregistré. Oui, tu piges vite. Les chèvres portaient des micros. Tu vas tomber, Carlo. Pour très, très longtemps. On va te coincer pour trafic de drogues, racket des maisons de jeu des quartiers est, proxénétisme, extorsion de fonds, usure, fraude fiscale, blanchiment et pratique de la bicyclette sur la voie publique sans casque. C’est un crime fédéral, tu es cuit. Je te conseille de me suivre sans faire d’histoires. Gros plan sur Don Carlo. Don Carlo : Qui tou es, la môme ? Calma : Harrison. Agent Spécial Harrison. Mais mes amis m’appellent… Agent Spécial Harrison.

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Gros plan sur Michael Cornetto. Ses paupières se crispent. Plan sur Luigi Scarlatti. Sa main plonge à l’intérieur de sa veste, se serre sur la crosse d’un pistolet à peinture électrique. Plan sur Calma. Elle rétrécit les yeux. Ralenti. Luigi sort son arme. Calma appuie sur la détente de l’Uzi, et des bouts de chèvre, de sauce bolognaise et de peinture pour façades éclaboussent les murs… Scène 141, deuxième prise Intérieur : restaurant italien. Une serveuse trop lestée du haut et revêtue d’un uniforme taillé pour un éléphant d’Afrique approche d’une table occupée par quatre hommes d’affaires. Elle rôde alentour, dans l’espoir insensé de passer inaperçue. Elle intercepte une bribe de conversation. Le Furet : … nous ne devons pas laisser passer cette opportunité, messieurs. La rue subit une vraie pénurie d’héroïne, en ce moment… La serveuse lâche une carafe d’eau sur ses doigts de pied, pousse un hurlement et sort en courant de la salle devenue brusquement silencieuse. COUPEZ ! C’est en boîte !

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Avez-vous vu ce vieux film, Chantons sous la pluie ? En gros, il est plutôt triste, sauf qu’il y a une scène géniale, où Gene Kelly danse dans la rue. Il pleut à verse, mais il est heureux comme un roi, il patauge dans les flaques, il chante à tue-tête et il danse comme un cinglé. Je me sentais exactement dans le même état. Dès que je suis sortie du restaurant, j’ai eu envie d’imiter ce brave Gene Kelly. Bon, d’accord, il ne pleuvait pas, je n’avais pas de parapluie et je ne dansais ni ne chantais mais, à part ça, c’était une reconstitution quasi parfaite de la scène. J’ai même sautillé autour d’un réverbère. Vous savez, en m’accrochant avec la main d’un côté tout en valsant de l’autre ? J’étais impatiente de raconter ça à Kiffo. J’étais super-contente.

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Jusqu’à ce que je bouscule une grosse bonne femme qui marchait à quelques pas devant moi. J’imagine que, emportée par mon élan suite à ma circonvolution du lampadaire, je lui ai donné un bon coup de pied dans le derrière. Un peu étourdi de ma part, certes. Comprenez : j’étais si pleine d’énergie que je n’avais pu me retenir. Ses sacs à provisions se sont envolés. Des pommes et des boîtes de conserve ont roulé dans tous les sens. La dame est tombée sur ses genoux. J’étais super-mal. — Omondieu ! me suis-je écriée. Je suis désolée ! Je me suis baissée pour l’aider à se relever… et me suis retrouvée nez à nez avec le Pitbull. — Mademoiselle Plait ! ai-je balbutié. Excusezmoi, je vous en prie. Vraiment, je suis navrée. J’ai essayé de lui expliquer. De lui dire que ce n’était qu’un accident. Que je n’avais pas la moindre idée de sa présence dans cette rue, que j’avais été particulièrement excitée et que j’avais suivi une impulsion, rien de plus. J’ai même tenté de lui parler de Chantons sous la pluie, mais il me semble qu’elle ne m’écoutait déjà plus. Je me ruais partout, ramassant des boîtes de thon, époussetant des pommes, ôtant les gravillons et les traces de crotte de chien de ses bananes, et je reconnais volontiers que je devais avoir l’air un petit peu hystérique. Pendant ce temps, elle ne bronchait pas, raide comme un monolithe préhistorique,

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14. ANALYSE DE LA SITUATION

genre Uluru1. Sans cesser de jacasser, j’ai fourré ses achats pour le moins cabossés dans ses bras. — Et voilà, mademoiselle Plait, le mal est réparé. Rien de bien grave, n’est-ce pas ? Juste un malheureux incident. Quel hasard ! Il y avait… quoi ? une chance sur mille pour que ça arrive, non ? Bon, je vous ai assez dérangée comme ça. Je suis sûre que vous avez des occupations plus importantes que… — Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter ça, a murmuré le Pitbull, la gorge serrée, la lèvre tremblotante, à croire qu’elle allait fondre en larmes. Vous m’avez suivie chez moi, vous m’avez harcelée, et voici que vous m’agressez… — C’était involontaire ! me suis-je défendue. Je vous jure que… Autant cracher dans un violon. — … en plein jour. Excusez-moi, Calma, mais j’en ai assez. C’est plus que je n’en puis supporter. Sur ce, elle a tourné les talons et s’est éloignée en boitillant. J’ai résisté à l’envie de courir derrière elle pour tenter de me justifier encore une fois. J’étais impuissante à réparer les dégâts, et insister n’aurait servi qu’à empirer la situation. Bon sang ! Elle avait eu l’air drôlement secouée. Aurais-je ignoré qu’elle trempait jusqu’à ses coudes 1. Un énorme monolithe, parmi les plus célèbres au monde, dont l’image est souvent utilisée pour illustrer l’Australie, nommé Ayers Rock par les colons européens et Uluru par les Aborigènes, classé sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.

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de lutteuse dans des trafics louches, j’aurais eu de la compassion. Sans charre. Quelque part, même, j’admirais la performance. La bouche tremblante, la voix rauque. Quelqu’un de moins averti que moi aurait pu s’y laisser prendre. Quelle actrice ! D’accord, j’avais aussi les chocottes, je l’admets. Franchement, la dernière chose à souhaiter quand on est dans la chasse aux revendeurs de drogue, c’est un revendeur de drogue qui sait qu’il est poursuivi. Je me voyais déjà terminer au fond de la rivière avec des escarpins en béton armé ou participant activement aux fondations du nouveau centre commercial. N’empêche, j’étais drôlement fiérote de ce que j’avais accompli au restaurant. Fouillant dans mon sac, j’ai déniché un dollar. Assez pour prendre le bus jusque chez Kiffo. Lorsqu’il m’a ouvert, il m’a donné l’impression de sortir d’une lessive à 90° avec essorage à mille tours. — Nom d’un chien, Kiffo ! me suis-je exclamée. On dirait que tu as été lavé par la Mère Denis à grands coups de battoir et mis à sécher tel quel ! Qu’est-ce que tas fabriqué ? — J’ai surveillé la baraque du Pitbull. Toute la nuit, si tu veux savoir. Pas étonnant qu’il fût crevé. Il a même eu du mal à m’inviter à entrer tant il bâillait. J’avais déjà mis le pied sur le seuil, quand je me suis rappelé ce à quoi sa maison ressemblait. J’ai donc suggéré une petite balade. En plus, marcher semblait être

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14. ANALYSE DE LA SITUATION

le seul moyen de le tenir éveillé. Tout en déambulant, je me suis renseignée sur les résultats de la surveillance. — Rien de rien. Je me suis pointé là-bas vers vingt-deux heures trente, elle était déjà chez elle. Je l’ai vue derrière les rideaux de la cuisine. Quand je suis parti, vers six heures ce matin, elle n’avait pas bougé. Épuisé, il était complètement avachi, comme s’il avait porté le poids du monde sur son dos. J’ai glissé mon bras autour de ses épaules. Instinctivement, il s’est raidi, mais il ne m’a pas rejetée. — Attends un peu d’apprendre les dernières nouvelles ! l’ai-je réconforté. Moi aussi, j’ai bossé. Et je lui ai raconté mon travail sous couverture chez Giuseppe, et ma prise de bec avec le Pitbull peu après. Quand je lui ai rapporté les paroles du Furet, Kiffo s’est considérablement rasséréné. À croire que toute sa fatigue avait été balayée d’un seul coup de jet d’eau. Ses yeux brillaient d’enthousiasme. — Je te l’avais dit, Calma ! a-t-il piaillé. Je savais qu’ils tramaient un truc ! On en est sûrs, maintenant ! Il trépignait au milieu de la rue, ses jambes arquées dansant presque la gigue. — Du calme, Kiffo. Nous soupçonnons une entourloupe, mais nous n’avons aucune évidence pour l’étayer. Si nous étions dans une série télé, un mec chauve en costume luisant nous dirait : « Harrison et Kiffing, j’ai besoin de preuves plus

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solides. Nous pourrions évidemment lancer un mandat d’amener et la coller en garde à vue, mais ses avocats se débrouilleraient pour que cette affaire n’arrive jamais devant le tribunal. Elle s’en tirerait. Apportez-moi du solide, et je refilerai le bébé au procureur. C’est notre seule chance de l’inculper. » Pigé ? — Non. Je l’ai chopé par le bras et l’ai obligé à s’asseoir sur un banc crasseux, même pour les standards de Kiffo. Farfouillant dans mon sac, j’en ai tiré une lettre chiffonnée et un stylo-bille rouge qui fuyait. — Mettons tout ça sur papier, d’accord ? J’ai dessiné trois colonnes sur le dos de l’enveloppe. Comportement Le Pitbull reçoit un coup de fil en pleine nuit.

Soupçons

Preuves

Elle met au point Aucune – un coup avec soupçons d’un le monde de la cambrioleur. pègre.

Le Pitbull a des Voir ci-dessus. rendez-vous suspects au milieu de la nuit.

Parole de deux lycéens.

Le Furet donne au Pitbull un sac contenant de la poudre blanche.

Aucune.

Héroïne/Cocaïne.

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14. ANALYSE DE LA SITUATION

Comportement

Soupçons

Le Furet parle de Rendez-vous pénurie d’héroïne. d’affaires où sont abordées les perspectives du crime organisé.

Preuves Aucune. Soupçons. Pourrait s’agir d’une innocente conversation entre citoyens sur l’état de la société.

Puis je l’ai tendue à Kiffo. — Tu vois ? Il n’y a rien dans la colonne Preuves. Rien de suffisant pour aller trouver les flics, en tout cas. Ils nous riraient au nez. Il nous faut du tangible, Kiffo. Quelque chose d’autre que notre parole contre celle de deux membres respectables de la société. Des empreintes digitales, des enregistrements, des photos. Ce genre de bidules. Je commençais à envisager une nouvelle carrière. Inspectrice de police. Commissaire Calma Harrison, le fléau de la pègre. Dure, maligne, fourrant des coupures de vingt dans les poches des balances, rétrogradant les ripoux, crainte et respectée. « Ce n’est pas une tendre, mais quelle femme ! » Ou avocate, tiens ! Je me voyais déjà arpentant la salle d’audience sous les yeux médusés des jurés, les hypnotisant par ma logique impeccable et mes talents oratoires, les séduisant en m’adressant directement à eux.

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Or, donc, Mesdames et Messieurs les jurés, n’estil point exact que tous les faits tendent à établir une vérité, rien qu’une vérité ? L’accusée, Mlle Plait, plus connue sous le sobriquet du Pitbull dans le monde méprisable de la drogue, a durant des années pollué les rues de notre ville avec la plus maléfique des substances – l’héroïne ! Elle a fait sa proie des jeunes sans défense pour les raisons les plus tristes et les plus viles qui soient – la cupidité ! S’est-elle souciée de la jeunesse de notre nation qui mourait sur le trottoir ? S’est-elle souciée de leur désespoir inouï ? Non, Mesdames et Messieurs les jurés, oh que non ! Elle ne s’est souciée de rien. Je demande à ce que son cas soit le symbole d’un message. Un message aux citoyens respectueux des lois de ce merveilleux pays qui est le nôtre. Un message aux parents de ceux qui sont morts et de ceux qui continuent de mourir. Ce message, c’est le suivant : NOUS nous soucions de notre société, et nous sommes déterminés à éradiquer le cancer de la drogue. J’en appelle à vous pour que vous la condamniez à la peine la plus lourde que la loi autorise. Je sais pouvoir compter sur vous tous pour accomplir votre devoir. Merci. J’en avais presque oublié la présence de Kiffo. Il a replié l’enveloppe et me l’a rendue. Nous sommes repartis. — Tu as raison, a-t-il fini par convenir. Puisqu’il nous faut des preuves solides, on va en trouver.

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14. ANALYSE DE LA SITUATION

Même si, pour ça, je dois surveiller sa maison toutes les nuits. — En tout cas, il faudra que tu te débrouilles tout seul, vu ce qu’elle m’a sorti aujourd’hui. Je ne peux plus m’approcher de chez elle. Enfin, je ferai mon possible, mais pas question de risquer des ennuis avec la police. Elle a déjà brandi cette menace chez le proviseur. Et aussi de me traîner en justice. Si ça arrivait, la messe serait dite. — T’es vraiment, naïve, Calma, a reniflé Kiffo. — Comment ça ? — Les juges, les flics, tout ça. T’es aussi nulle devant la loi que moi devant un poème. Je suis pas doué pour grand-chose, mais en police, j’en connais un rayon. Laisse-moi te donner une petite leçon. Et d’une, la disponibilité des keufs. Ils sont tellement occupés à courir après les voleurs, les trafiquants de drogue et les mecs qui dépassent les limitations de vitesse qu’ils ont même pas le temps de se gratter les cou… euh… le derrière, encore moins de pourchasser une lycéenne qui traînasse autour de chez un prof. De deux, tu lui as rien fait. Qu’est-ce qu’elle va leur raconter ? « Une gamine m’a parlé devant chez moi, puis mon chien a bouffé sa chaussure pendant que je rencontrais quelqu’un au beau milieu de la nuit. Non, monsieur l’inspecteur, je ne l’ai pas vue. Mais elle avait une paire de grolles rouges. Et puis elle m’a aussi tamponnée en pleine ville, dans une rue passante. » Ils se foutraient d’elle, Calma. Avec

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un peu de chance, même, ils lui colleraient une amende pour s’amuser aux dépens de la police. Et troisièmement, elle est pas claire non plus. Les flics seront les derniers qu’elle appellera. Te bile pas, va, elle fera rien de rien. Sur ce, il l’a bouclée. Vu qu’il avait sûrement utilisé tout un mois de vocabulaire d’une seule traite, ça ne m’a pas surprise. Il m’a rappelé un de ces geysers d’Amérique du Nord, qui se tiennent à carreau pendant des années, mis à part un ou deux pets par-ci par-là, puis qui, tout à coup… boum ! et vous êtes trempés de la tête aux pieds. Ni lui ni moi ne l’avions programmé, mais nous nous étions lentement dirigés dans mon quartier. J’ai repensé à la diatribe de Kiffo, et j’en ai conclu qu’il avait raison. Si nous n’avions aucune preuve contre le Furet et le Pitbull, quelles preuves avaient-ils, eux, contre nous ? À en juger par l’escalade du crime en ville, pourquoi diable la police aurait-elle pris la peine de s’intéresser à quelque chose d’aussi anodin ? Il semblait évident que le Pitbull essayait de m’impressionner en brandissant des menaces dont elle savait pertinemment qu’elle ne les mettrait jamais à exécution. Me flanquer les jetons en espérant que ça suffirait à me décourager. Bref, j’aurais sans doute été très requinquée par le discours de Kiffo sans un ou deux petits trucs. J’ai aperçu l’allée menant à chez moi. Y était garée la voiture de ma mère, alors que celle-ci

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14. ANALYSE DE LA SITUATION

aurait dû être au boulot. Sauf que ce n’était pas le plus inquiétant. Le plus inquiétant, et de loin, c’était la bagnole de flics parquée juste derrière notre vieille Ford. Kiffo s’est gratté l’oreille. — Je dis pas que je peux pas me tromper, a-t-il ronchonné.

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AOÛT : ÉCOLE PRIMAIRE, CM2

C’est la fin de la journée. Tu quittes la classe avec le petit bonhomme roux. Le soleil brille, et il reste encore une heure ou deux avant la nuit. Tu te sens bien. Tu as repoussé dans un coin de tête ce qui t’attend à la maison. Ce n’est pas une chose à laquelle tu as envie de penser : l’obscurité, la rage retenue, et les visages fermés de tes parents. Alors que tu franchis le portail de l’école, le rouquin se détourne de toi pour se précipiter vers deux jeunes gens adossés contre le grillage qui entoure la cour. Tu regardes. L’un d’eux a dans les dix-sept ans. Il est roux, et ses yeux te transpercent, comme s’il contemplait quelque chose au-delà de toi, quelque chose que toi ne vois pas. Son camarade est musclé. Il a le crâne rasé, des tatouages sur les biceps et le cou. Il ne parle pas. Ton ami se jette dans les bras du jeune homme à la tignasse rousse. Il lève la tête vers lui, et tu détectes sur son visage une expression que tu

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14. ANALYSE DE LA SITUATION

ne lui as encore jamais remarquée. On dirait de l’amour. Le plus âgé ébouriffe les cheveux du plus jeune, puis ses prunelles se posent sur toi. Sa façon de te fixer t’inquiète. — C’est ta petite copine ? demande le grand garçon.

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15. LE CALME

Je me suis dirigée très lentement vers la maison. Kiffo m’a lancé quelque chose, je n’ai pas capté quoi. Je sais juste que, le temps que j’arrive à la porte d’entrée, il s’était volatilisé. J’avais déjà entendu parler de la vision en tunnel, cette affection qui vous empêche de voir sur la périphérie, mais c’était la première fois que je l’expérimentais. C’était comme si tout avait disparu, sauf la vieille porte blanc cassé aux éraflures et aux salissures familières. On aurait dit qu’elle s’approchait de moi, de plus en plus large, tandis que j’étais immobile. Rien n’existait en dehors d’elle. Si un camion avait dévalé la rue, je ne l’aurais ni perçu ni aperçu. Dans l’état d’hébétude où je

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me trouvais, j’aurais été contente qu’il m’écrasât. Tout pour échapper à cette porte. Mes mains ont surgi devant moi, poussant le battant, juste au-dessus de l’entaille que j’avais provoquée avec mon vélo à l’âge de huit ans. La peinture était froide. Une charnière a gémi faiblement, vite, quand la porte s’est ouverte – apparemment, elle était restée entrebâillée. Le couloir sombre s’étendait devant moi. Des particules de poussière dansaient dans un mince rayon de lumière venu du dehors. Au bout, la cuisine, à demi fermée, ne laissant deviner qu’un pan du réfrigérateur. Des voix basses qui m’attiraient. Vers la pièce, ce bout de réfrigérateur et ce qui se trouvait de l’autre côté du battant. J’aurais pu m’enfuir. J’en aurais encore eu le temps. J’aurais attendu que la police s’en fût allée. Que ma mère fût repartie au travail ou montée se coucher. Remettre tout cela à plus tard. Préparer ma défense. Me poser. J’aurais peut-être dû me sauver. Pourtant, je sais que rien n’aurait réussi à empêcher ma lente progression vers cette porte, cette confrontation. J’étais incapable d’y résister. J’ai poussé le battant, et ce petit mouvement a suscité l’interruption immédiate des voix. Je suis entrée dans la cuisine. Assise à la table, face à moi, ma mère. Elle a levé la tête, m’a regardée comme si j’étais une étrangère. Ses joues gardaient des traces d’humidité, mais ses yeux étaient secs. Une de ses mains jouait avec une cigarette non

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15. LE CALME

allumée, tandis que l’autre tiraillait nerveusement une mèche de cheveux. J’ai eu le sentiment que des doigts puissants me broyaient le cœur. J’ai eu si mal, que j’ai retenu à grand-peine un petit halètement de douleur. En face d’elle, dos à moi, le policier. Il s’était retourné sur sa chaise et me contemplait pardessus son épaule. Un instant, j’ai eu l’impression très bizarre de le connaître, un ami déguisé en agent de police. Pour se rendre à un bal masqué, par exemple. Puis j’ai compris. C’était le sergent Ryan, le flic du lycée. Je l’avais croisé des centaines de fois, là-bas. Il me saluait souvent d’un signe de la main, d’un sourire, échangeant un occasionnel bonjour. Ce jour-là, il était sérieux. À sa droite, debout, une collègue à lui, qui ne paraissait guère plus âgée que moi. Son visage était vaguement distordu, comme si, à sa surface, un composant avait glissé de quelques centimètres avant de s’arrêter. Au finish, cela donnait un résultat fracturé pas déplaisant du tout. Une lueur illuminait son œil, tel un sourire qu’elle n’aurait eu le droit de libérer. Étrange. Étrange expression, par rapport aux deux autres. Étrange aussi, dans cette cuisine. Tous les trois m’ont scrutée pendant un moment, puis je me suis assise à gauche de l’agent Ryan. Coudes sur la table, j’ai croisé les doigts. Je comptais bien concentrer mon attention sur mes jointures blanchies. Je devinais que ce qui allait suivre ne serait pas drôle. Je ne pouvais

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me résoudre à regarder ma mère. À la place, je me suis focalisée sur la femme flic, m’efforçant de fixer un point sur son menton. Mais ce qui a attiré le plus mon regard, c’est la crosse de son pistolet. Ça me déplaisait. Je ne voulais pas de cet objet dans ma cuisine. Or je n’arrivais pas à me défaire du sentiment que c’était moi qui l’avais attiré ici. Le silence a perduré, seulement rompu par le cliquetis électronique de la pendule. Puis les discours ont commencé. Je ne me rappelle pas toutes les paroles qui ont été prononcées. Je n’y tiens pas, d’ailleurs. Néanmoins, il en reste quelque chose. Ce dont je me souviens avec le plus d’acuité, ce ne sont pas les mots eux-mêmes, mais l’absence de mots. Ma mère n’a pas ouvert la bouche. Pas avant que la police fût partie. J’ai détesté ça. Il me semble qu’elle n’a pas émis un son. Qu’elle n’a même pas bronché. À croire qu’elle avait été congelée sur place ou faisait partie des meubles. Un frigo, par exemple. Finalement, ce qu’a dit l’agent Ryan a peu compté. Pas que son laïus fût creux. Au contraire, il a été des plus graves. Non, le plus frappant était la situation, le seul fait que Ryan se trouvât dans ma cuisine. Les mots n’étaient que des accessoires, même si chacun d’eux m’a déchirée comme des tessons de verre. J’ai eu droit au rappel de la loi sur le harcèlement. J’ai été accusée d’agissements illégaux. Même si l’on omettait cinq minutes cet aspect des choses, il y avait la souffrance que

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15. LE CALME

j’infligeais en violant l’intimité d’autrui, le sentiment d’insécurité que je provoquais. Il a été question de terreur. De brutalité émotionnelle, d’acte agressif aussi réel et tangible qu’une attaque physique. Cependant, il était impossible d’ignorer que j’avais enfreint la loi. J’ai entendu les expressions « mesures de protection », « tribunal pour enfants », « casier judiciaire ». Même si aucune poursuite à mon encontre n’était lancée, et l’agent Ryan n’était pas en mesure de me le garantir, je restais coupable. Ce n’était pas un jeu. Ce n’était pas une blague de potaches. Je ne devais pas m’abuser en pensant que je m’étais contentée d’agacer quelqu’un. Mon cas était sérieux. Durant cette mercuriale, je n’ai cessé de fixer fermement le menton de la femme flic. Je n’ai pas réagi aux propos de Ryan. Il a poursuivi avec mon passé sans tache, le lycée, qui avait assuré que je n’avais encore jamais eu d’ennuis. Un examen des archives policières n’avait rien donné non plus. Tous les témoignages s’accordaient à me qualifier d’élève intelligente et responsable, du moins avant les récents événements. J’avais un bel avenir devant moi. Que je l’exploite ou le gâche ne dépendait que de moi. Des décisions importantes m’incombaient. L’une d’elles concernait les personnes avec lesquelles je choisirais ou non de m’acoquiner. Bien des chouettes mômes avaient mal tourné à cause de leurs mauvaises fréquentations. Le nom de Kiffo n’a jamais été

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mentionné, mais personne n’a été dupe. Il fallait aussi que je pense à la peine que j’avais infligée à ma mère, qui faisait de son mieux pour m’élever correctement, qui travaillait dur pour m’offrir le meilleur départ possible dans l’existence. Méritait-elle d’être dérangée au boulot pour entendre toutes ces horreurs sur sa fille ? Je me souviens m’être vaguement dit qu’ils avaient dû dégoter son numéro professionnel dans les dossiers du bahut. Je me suis demandé comment ils lui avaient annoncé la nouvelle. Puis ils sont partis. Je n’ai pas bougé de ma chaise. Je n’en jurerais pas, mais je crois bien que, avant de disparaître de mon champ de vision, la femme flic m’a adressé un petit sourire. Ma mère les a raccompagnés à la porte. J’ai entendu celle-ci se refermer et les pas de ma mère revenir lentement vers la cuisine. Elle a repris sa place. Mes yeux étaient toujours dirigés sur l’endroit où s’était trouvé le menton de la policière. Un moulin à poivre sur une étagère occupait désormais la ligne de mire qu’elle avait désertée. Au fond de moi, quelque chose se brisait. Comme lorsque vous devez vomir. Ça vient du plus profond de vous. Mais moi, je rendais des émotions, des bouts d’émotions qui me brûlaient la gorge. Et ma mère qui ne disait pas un mot. J’avais la frousse.

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16. LA TEMPÊTE

Ma mère n’a pas exactement rompu le silence. Elle l’a pulvérisé. Réduit en bouillie. Massacré. Un instant, nous étions assises sans bouger, natures mortes de détresse, la seconde suivante, elle explosait. Vous me demanderiez aujourd’hui ce que j’aurais dû faire, je vous répondrais que j’aurais dû me taire. Encaisser sans broncher. Ma mère avait le droit d’être en colère, elle avait besoin d’ouvrir les vannes. Quant à moi, je méritais sûrement d’être punie. Depuis, j’ai essayé d’analyser les choses de son point de vue à elle. Je me suis efforcée de m’imaginer avec une fille, la police qui débarquait sur mon lieu de travail sans prévenir, sans que j’eusse rien soupçonné. Je sais que j’aurais réagi

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comme elle. En pire, sans doute, connaissant ma tendance à avoir la gâchette facile quand il s’agit d’utiliser des mots qui touchent et qui tuent. Bref, je ne suis pas fière de mon rôle dans la dispute. Mais, vous l’avez compris désormais, il y a des fois où je suis incapable de retenir ma langue. Je ne résiste jamais à tenir le crachoir dans une bonne joute oratoire. Même si, sur ce coup-là, je n’ai pas été au meilleur de ma forme. — Que se passe-t-il, Calma, bon sang ? Qu’est-ce que tu as dans le crâne ? Tu harcèles quelqu’un ? Ma fille s’abaisse à ça ? À pourchasser une prof partout où elle va, à t’en prendre à elle… — Je ne l’ai pas attaquée ! — À surveiller sa maison la nuit ? Pourquoi, Calma ? Explique-moi. Parce que, là, je ne pige rien. — Je ne l’ai pas attaquée. — Ce n’est pas ce que la police raconte. D’après eux, tu risques d’être poursuivie pour agression, harcèlement, ou les deux. Jugée, Calma. Le tribunal. Des magistrats. Une condamnation. Tu ne nies pas avoir suivi cette pauvre femme. Tu t’es bien gardée de protester, hein ? Alors, pourquoi devrais-je croire que tu ne l’as pas aussi agressée ? En quel honneur faudrait-il que je croie un seul de tes mots ? — Eh bien, ne me crois pas. Je te dis juste que je ne l’ai pas attaquée. C’était un bête accident,

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16. LA TEMPÊTE

rien de plus. Mais si tu veux me prendre pour une menteuse, à ta guise. — Réponds-moi. Pourquoi ? Pourquoi as-tu fait tout ça ? — Comme si ça t’intéressait ! Ç’a été une erreur. Une grossière erreur. J’en suis consciente, maintenant, mais, sur le moment, ça m’a échappé, à l’instar de ces réflexions qui sortent de ma bouche sans ma permission. Ma mère a tapé du poing sur la table, j’ai sursauté. Jamais elle n’avait semblé aussi furieuse, blessée et trahie. Une tempête se préparait, et j’étais infichue de réagir autrement qu’en me laissant emporter par elle. — Comment oses-tu ? a-t-elle hurlé. Comment oses-tu me balancer ça ? Je t’élève seule depuis des années, me tuant au travail pour t’offrir ce qu’il y a de mieux. Le moindre de mes gestes, je l’ai accompli pour toi. Tu penses que j’aime mes boulots ? Tu penses que je m’éclate à rester derrière une caisse toute la sainte journée à scanner de foutus paquets de pâtes pour un salaire de misère ? Que ça m’amuse de rentrer ici en vitesse pour manger sur le pouce avant de passer des heures au pub à tirer des pressions et à supporter des salopards ivres et leurs commentaires salaces ? C’est ça, que tu penses ? — Je ne t’ai jamais demandé de le faire ! — Non, ça n’a pas été utile. Je l’ai décidé seule. Pour toi. Pour que tu reçoives une bonne

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instruction, que tu aies tout ce qui te permettrait de réussir dans la vie. Parce que s’il y a une chose qui me terrifie, Calma, c’est l’idée que ma fille travaille dans un supermarché ou un pub pour le restant de ses jours, à gagner des clopinettes sans jamais être capable de se sortir du piège de la pauvreté. Alors ne viens pas raconter que ça ne m’intéresse pas. Ce genre d’accusations est indigne. En effet. Je le sais, et je le savais déjà à ce moment-là. Sauf qu’il est dur de résister à l’envie de se défendre, quitte à recourir aux coups les plus bas, quand on est attaqué tant par sa mère que par sa propre conscience. J’éprouvais la nécessité de cultiver mon indignation, ainsi que le sentiment d’être accusée à tort, histoire d’étouffer ma culpabilité, née de la certitude que j’avais tort. — Arrête tes âneries ! me suis-je mise à brailler. Tu ne le fais pas pour moi mais pour toi. Pour pouvoir ensuite me cracher à la figure que tu as eu une vie de merde, et que j’en suis entièrement responsable ! Qui trompes-tu ? Tu n’as pas besoin d’avoir deux boulots. Nous avons droit aux aides sociales, mais ton orgueil t’interdit de les réclamer. — Je refuse de prendre l’argent du gouvernement, Calma. Que ce soit bien clair. J’ai été élevée dans l’idée qu’il fallait être indépendant. Je ne serai pas un parasite, et toi non plus. — Combien de fois, bon sang ! combien de fois avons-nous eu cette conversation ? Ce n’est en

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16. LA TEMPÊTE

rien du parasitisme. C’est un droit. Voilà à quoi servent les impôts que tu paies… Ma mère s’est pris la tête entre les mains, comme si elle tentait physiquement d’empêcher les mots d’entrer. Je n’étais pas du genre à renoncer, cependant. — … et si tu cessais un instant de jouer les foutues martyres, tu aurais du temps à me consacrer. Tu ferais ce que les mères sont censées faire avec leurs filles. Avoir une vraie relation, discuter, ce style de trucs. Ç’a été le pompon. Elle a baissé les mains, a crispé les doigts. Des larmes de souffrance ou de rage luisaient dans ses yeux. — Alors, c’est ma faute, hein ? C’est ce que tu es en train de dire ? Que si j’avais été plus présente, tu n’aurais pas d’ennuis avec la police ? — Admets que ce n’est pas entièrement faux. Les parents des gens que je connais leur parlent, s’inquiètent pour eux, prennent soin d’eux. Leurs parents sont là. Moi, je n’ai personne. Je te croise à peine. À ton avis, qu’est-ce que je ressens ? J’ai une mère, mais il m’arrive d’oublier quelle tronche elle a. D’accord, je ne suis pas malheureuse d’un point de vue matériel. Pourtant, même toi, m’man, même toi tu dois te douter que ça ne suffit pas. Offre-moi moins d’affaires et plus de temps. Sautant sur ses pieds, elle a arpenté la cuisine. — Tu te crois maligne, hein, Calma Harrison ? Tu crois que c’est facile ? Tu ne sais même pas

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combien coûte le loyer. Tu ignores à quoi ressemble une facture. Tu branches la clim’ toute la nuit dans ta chambre sans t’interroger un instant sur la note. Regarde autour de toi. Tu vois beaucoup de choses ? Un nouveau micro-ondes ? Un lave-vaisselle ? Bien sûr que non. Sais-tu quand je suis sortie pour la dernière fois ? Sais-tu quand je me suis acheté des fringues pour la dernière fois ? Moi non plus, figure-toi. Et ce n’est pas parce que j’entasse le fric dans un bas de laine. Nous dépensons tout ce que je gagne, rien qu’en payant pour conserver un toit sur la tête et avoir de quoi manger dans nos assiettes. Alors, s’il te plaît, pas de leçons sur mes finances, parce que tu y piges que dalle. Bon Dieu ! Tu es vraiment persuadée que je n’aurais pas envie de passer plus de temps avec toi si je le pouvais ? C’est ça ? Et dernière chose, il est hors de question que tu m’accuses pour ce qui vient d’arriver. Je refuse d’être tenue pour responsable de ton comportement, compris ? Moi aussi, j’ai bondi de ma chaise. Pas question que je la laisse avoir l’avantage moral et physique. Et puis, si je ne bougeais pas, j’allais avoir du mal à supporter mon trop-plein d’émotions. Nous nous sommes affrontées du regard, telles deux boxeuses ensanglantées et meurtries, incapables pourtant d’arrêter le combat. — Bien sûr, fuis tes responsabilités, comme d’habitude ! Contente-toi de continuer à gagner du pognon, mais ne pense pas que ça te donne

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16. LA TEMPÊTE

le droit de m’interroger sur ma vie. Parce que ça, c’est bien la seule chose que tu n’as pas essayé de gagner ! J’ai cru qu’elle allait me frapper. J’ai même tressailli à l’avance. Elle a réussi à se retenir, malgré un visible effort. Lorsqu’elle a repris la parole, sa voix tremblait. — Ainsi, je ne mérite pas une explication ? Je n’ai pas le droit de savoir pourquoi les flics sont venus me chercher au boulot pour m’apprendre que ma fille se comportait comme une criminelle ? — Non, j’estime que non, en effet. — Et ce Kiffing ? La police affirme que tu t’es… c’est quoi, leur mot ? compromise avec un personnage peu recommandable. Un jeune homme qu’ils tiennent à l’œil depuis longtemps. Il a un casier, tu le savais ? — Je m’en tape ! Je me fous complètement de toutes ces conneries ! Kiffo est un pote. Lui a été là quand j’avais besoin de lui. Je me suis rendu compte que je m’époumonais, maintenant. — Tu couches avec ? Je me suis penchée vers elle. — Mêle-toi donc de tes putains d’oignons ! C’est un sujet qu’une fille aborderait avec sa mère. Alors, commence à te comporter comme une mère, et on en reparlera. C’est là qu’elle m’a giflée. Un coup brutal qui m’a dévissé la tête. L’orage avait éclaté. Il y a eu un

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silence. D’abord engourdie, ma joue a commencé à me picoter sous l’effet de la souffrance. J’ai contemplé ma mère. Ses traits étaient empreints de frayeur mêlée d’incrédulité, comme si elle avait du mal à accepter ce qui venait de se produire. J’ai aussi vu qu’elle débordait de chagrin, que ce dernier suintait par tous les pores de sa peau. Sa main a glissé jusqu’à sa bouche, contrite. Mais j’étais blindée. Maintenant que j’avais un véritable grief, rien ne m’en détournerait. — Calma… — Va bosser, m’man, ai-je chuchoté. Retourne au boulot, d’accord ? Tout a été dit. Sur ce, j’ai quitté la maison. Au moment où j’ouvrais la porte, de gros sanglots douloureux me sont parvenus aux oreilles. Le bruit de ses pleurs a pris pour moi des allures de victoire. Ses larmes m’ont lavée de toute culpabilité.

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AOÛT : ÉCOLE PRIMAIRE, CM2

Tu observes les trois garçons, tu as le sentiment d’être une intruse. Tu as à la fois envie de t’éloigner, parce que tu es gênée, et de rester – tu n’as jamais vu ton ami aussi heureux, cela éveille ta curiosité. — C’est pas ma copine ! proteste le petit bonhomme roux. C’est juste une amie. — Prenons une photo, décrète son frère. Car ce ne peut être que son frère, la ressemblance est trop marquée. — Vise un peu l’appareil, dit l’homme tatoué. Il te plaît ? Notre dernière acquisition. Japonais. Il prend un cliché des deux rouquins, puis toi et ton ami êtes poussés à poser devant les grilles de l’école. Lorsque l’obturateur se déclenche, tu rougis, intimidée. Mais tu es contente, aussi. — C’est important de garder une trace, déclare le grand garçon aux cheveux roux. Les souvenirs sont tout ce qu’on a, parfois.

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17. KIFFO PREND LES CHOSES EN MAIN

Je veux que vous ayez bonne opinion de moi. Qui que vous soyez. J’ai aussi conscience qu’il est plutôt improbable que vous éprouviez des sentiments charitables à mon égard, là, tout de suite. Je ne vous le reprocherai pas. J’ai très mal agi. Je le sais. Mais vous devez comprendre une ou deux choses. D’abord, que je n’étais pas obligée de tout vous raconter. J’aurais très bien pu édulcorer l’incident, me montrer plus raisonnable que je ne l’ai été en réalité. Désormais, vous êtes au courant. Je peux être une sacrée garce, quand je le veux. Au moins, je suis une garce honnête. Ensuite, il me semble que je mérite un peu d’indulgence, au vu de la pression à laquelle j’étais soumise à ce moment-là. J’étais terrifiée. Je ne peux même pas

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vous décrire l’état dans lequel j’étais lorsque j’ai vu cette voiture de police devant chez moi. [Agent Ryan – Capricorne. Vous risquez de découvrir que votre réputation de figure paternelle accommodante est sévèrement remise en question après que vous avez flanqué une frousse infernale à une jeune femme à lunettes impressionnable et peut-être malavisée.] Vous est-il déjà arrivé, lors d’une dispute, de vous comporter de façon de plus en plus injuste et cruelle, simplement parce que vous étiez furieux et effrayé ? Si oui, vous identifierez sans peine ce besoin fou de blesser la personne même à qui vous avez porté tort. C’est comme ça, j’ignore pourquoi. Tout ce que je sais, c’est que, chez moi, cette nécessité avait été violente. À mon avis, il aurait été sensé de la part de ma mère de laisser les choses se tasser, de me donner le temps de ruminer tout ça avant de me sauter à la gorge avec ses récriminations. En tout cas, en théorie, ç’aurait été la meilleure option. Celle que recommandent les manuels. Je présume que j’aurais été incapable de la suivre. Je suis bien trop explosive. Bref, j’ai quitté la maison en proie à une indignation incendiaire – moi, pas la maison. Quoique, au jugé de la chaleur de notre altercation, je n’aurais pas été autrement surprise de voir de la fumée s’échapper du toit. Je n’avais qu’un endroit où aller, le seul où j’eusse envie de me rendre d’ailleurs. Après ce que ma mère avait dit, Kiffo

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17. KIFFO PREND LES CHOSES EN MAIN

m’était nécessaire. Ne serait-ce que pour la punir un peu plus. De plus, avais-je une autre solution ? En matière d’amis, je n’étais pas précisément submergée par l’embarras du choix. Je n’ai pas prêté attention au trajet. L’adrénaline continuait à bouillonner dans mes veines, pas prête à s’estomper. Je marchais comme une possédée, bousculant sans doute de vieilles dames au passage sans m’en apercevoir, et je me suis retrouvée à remonter l’allée de Kiffo à toute berzingue avant même d’avoir eu le temps de réfléchir. Je levais la main pour frapper, quand je les ai entendues. Des voix tremblantes de colère, qui m’annonçaient que je n’étais pas la seule à avoir de menues difficultés avec l’autorité parentale. Et maintenant, imaginez une enquête dans un de ces magazines pour ados. Vous venez juste de débarquer chez votre meilleure amie et êtes témoin d’une bagarre personnelle féroce entre elle et l’un de ses parents. Vous : a) vous esquivez rapidement et vous n’en reparlerez jamais, par peur de gêner votre amie ? b) vous esquivez, mais restez dans les parages, au cas où votre amie aurait besoin de vous parler ? c) intervenez et tentez de jouer les médiatrices entre les deux parties ? d) plaquez un verre contre la porte et espionnez, la langue pendant au coin de la bouche ?

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Vous répondriez b), n’est-ce pas ? Vous obtenez dix points et, à la fin du canard, une description de votre caractère, qui procède comme suit : « Vous êtes une véritable amie, digne de confiance et dotée de la maturité émotionnelle d’une conseillère conjugale de trente-quatre ans. » Vous répondriez b), mais vous feriez comme d). Je n’ai pas raison ? Fort bien. Tant que vous ne vous permettez pas de me juger. En vérité, je n’ai pas eu besoin de verre. Un caisson insonorisé n’aurait pas réussi à contenir les détails les plus sordides. Voici donc ce que j’ai saisi. [Avertissement à l’usage des parents. La scène qui suit comporte des insultes fleuries et des actes de violence de niveau moyen sur l’échelle de Richter et, même si, par bonheur, elle n’implique aucune nudité, nous la déconseillons aux publics âgés de moins de quinze ans.] Kiffing senior : T’es qu’un p… de fainéant à la c…, voilà ce que t’es ! Un tas de m… Tire ton sale c… de cette p… de baraque. Kiffing junior : Va te faire f…, espèce de c… dégénéré. Ça te va bien, de me traiter de fainéant à la c… C’est vraiment ce p… d’hosto qui se f… de cette p… de charité, espèce de vieux sac à m… puant ! Kiffing senior : Le portrait craché de ton p… de frangin ! Un bon à rien de m… Allez, tire ta g… d’ici, petit b… de mes deux.

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17. KIFFO PREND LES CHOSES EN MAIN

Kiffing junior : B… de m… Si jamais tu me reparles de lui, vieux s…, je te jure que je te troue ta sale peau d’e… de sa race ! Kiffing senior : Allez crever, toi et ton p… de frère ! Je t’e…, p… de b… de m… à la c… ! Objet inanimé : Crac ! La porte s’est ouverte en grand, et une silhouette voûtée familière est passée devant moi en coup de vent, comme si je n’existais pas. Une seconde après, une autre silhouette est apparue sur le seuil. Elle a braillé ses adieux à son fils, ce qui, grossièrement traduit, donnait : « Je ne te considère plus comme le fruit chéri de mes entrailles, et ton retour dans ce foyer n’est pas quelque chose que j’attends avec beaucoup d’enthousiasme. » Kiffo s’est brièvement arrêté pour rétorquer quelque chose dans le genre : « Je ne te respecte plus comme un père aimant. » Encore une fois, grossièrement traduit. Plantée là comme une asperge, j’ai fini par comprendre que j’avais peu de chances d’être invitée à discuter aimablement du temps autour d’une tasse de thé et de biscuits. Ce qui m’a été confirmé par M. Kiffing qui, après m’avoir reluquée de haut en bas, m’a priée de quitter les lieux sur-le-champ. Adepte des économies d’énergie, il m’a fait part de ses souhaits à l’aide de seulement deux mots. J’ai suivi son conseil.

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[M. Kiffing – Verseau. De petits soucis familiaux sont à prévoir aujourd’hui, et des complications pourraient s’ensuivre. Vous découvrirez que vos excellents talents de communicateur sont compromis par un prodigieux taux d’alcoolémie. Vous l’aurez dans le c…] J’ai eu un peu de mal à rattraper Kiffo, mais, haletant comme une dératée, j’ai quand même fini par y arriver. Sans faire montre qu’il m’avait remarquée, il a continué à jurer entre ses dents. D’après le peu que j’ai réussi à saisir, il était clair qu’il ne réfléchissait pas à ce qu’il pourrait acheter pour la fête des Pères. — Hé ! me suis-je exclamée. Lève le pied, Kiffo ! Je ne suis pas le mouvement, moi ! C’est seulement à cet instant qu’il a stoppé net et s’est tourné pour me dévisager. À croire qu’il prenait juste conscience de ma présence. — D’où tu sors, Calma ? a-t-il demandé d’une voix qui coinçait aux entournures. — T’occupe. Asseyons-nous, il faut que je récupère. Nous étions parvenus à un petit parc. Enfin, rien d’aussi grandiose, plutôt un square d’herbe rase et flétrie, avec une paire de balançoires tristes et rouillées dans le coin. Je doutais que des enfants jouassent ici, mais au vu de l’état du sol, les chiens du quartier avaient adopté l’endroit comme Sanisette. Gagnant un banc en béton, nous nous sommes posés.

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17. KIFFO PREND LES CHOSES EN MAIN

J’ai décidé de ne pas aborder le léger désaccord auquel je venais d’assister. C’est une partie du problème, avec Kiffo. Certains sujets sont tabous et, quels que soient vos efforts, vous ne franchirez jamais la barrière qu’il a érigée autour d’eux. Je ne sais pas – je ne sais toujours pas – comment je pouvais me sentir aussi proche de lui, si intime, en quelque sorte, alors qu’il m’excluait de tant de pans fondamentaux de sa vie et de son passé. Parfois, j’imagine, vous n’avez pas d’autre choix que de faire avec. Accepter les gens tels qu’ils sont, parce que si vous poussez le bouchon trop loin, vous les perdez. Alors, vous vous retrouvez vraiment seuls. Enfin, vous voyez le genre. [C’était une déclaration de Calma Harrison, avec l’aimable autorisation du Comité Fédéral des Homélies d’une Banalité Renversante sur les Relations Humaines, Canberra.] Nous avons médité nos propres ennuis pendant quelques minutes. Sachant qu’il y avait très peu de chances pour que Kiffo lance la conversation, je me suis dévouée. Je lui ai raconté l’entretien avec les flics et la dispute avec ma mère qui avait suivi. Il s’est gratté le crâne, pensif. J’ai eu l’impression qu’il était heureux de changer d’environnement mental. — Tu prends pas tout ça trop au sérieux, hein ? a-t-il fini par dire. — En vérité, je crois que si, Kiffo. Tu sais, quand la police débarque chez toi et menace de te

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boucler pour avoir enfreint la loi, eh bien… traitemoi de ringarde si ça te chante, mais j’ai tendance à prendre ça plutôt très au sérieux. — Tu parles ! Ils bluffent. — Je m’en moque. Complètement, même ! Qu’ils bluffent ou non, ils ont réussi leur coup. Je jette l’éponge. Le jeu est fini. — Alors, tu te défiles, c’est ça ? Tu ne vas pas essayer de coincer le Pitbull ? — Hé, mollo ! C’est toi qui voulais la choper. — Ouais, a-t-il reconnu en passant une main dans ses cheveux. Ouais, mais… C’est toi qui l’as dit, Calma. On est deux sur l’affaire, maintenant. On est allés trop loin. Il a paru gêné, son regard papillotant de tous côtés pour éviter d’entrer en contact avec le mien. — Je… j’ai besoin d’aide, a-t-il ajouté. J’ai failli tomber du banc. Pour qu’il sorte un truc pareil, Kiffo devait être désespéré. Un peu comme s’il m’avait avoué avoir acheté un CD de Nikki Webster1. Je lui ai jeté un coup d’œil. Il était penché en avant, les mains nouées, nerveux. C’était le moment ou jamais. — Si tu es sérieux, Kiffo, alors il va falloir que tu arrêtes de me mentir. — Quoi ? 1. Chanteuse australienne, bébé star depuis l’âge de cinq ans via de nombreuses publicités, révélée au grand public en 2000, à treize ans, lors de la cérémonie d’ouverture officielle des Jeux olympiques de Sydney, égérie des adolescentes, comme il s’en produit à la chaîne aujourd’hui.

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17. KIFFO PREND LES CHOSES EN MAIN

— Toi et le Pitbull. Qu’est-ce qu’il y a entre vous ? Que s’est-il passé, autrefois ? Dis-le-moi, et je croirai vraiment que nous sommes tous les deux sur le coup. Ça l’a ébranlé. — Je… je veux pas en parler, Calma. — Alors, considère-toi comme tout seul, mon pote. Je ne rigolais pas. Je ne pouvais pas continuer ainsi, pas avec des demi-mensonges et des histoires incomplètes. Et tant pis pour mes bonnes résolutions de ne pas pousser le bouchon. J’ai patienté. Au bout d’un long moment, Kiffo a soupiré. — Très bien, a-t-il bougonné. C’est vrai, j’ai déjà rencontré le Pitbull avant qu’elle débarque au bahut. Il y a des années, à l’école primaire. Mon… (Il s’est interrompu, a secoué la tête.) Je l’ai vue… en famille, quoi… avant que tout ça arrive. Nous sommes allés chez elle, juste nous deux. Deux fois, trois peut-être. Je restais assis dans mon coin, pendant qu’elle et lui… Je sais pas ce qu’ils fabriquaient, mais je pouvais pas la sacquer à l’époque, pas plus que maintenant. Je lui faisais pas confiance. Et voilà. C’est tout. Il m’a regardée, le visage à la torture. — Je veux pas en parler davantage, Calma. J’ai posé mon bras sur ses épaules. Ça a sans doute l’air de rien pour vous, mais c’était l’information que j’avais espérée. Pour Kiffo, c’était comme ouvrir son âme. Quant à moi, j’avais saisi,

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grâce à ce que je savais déjà. Je voyais plus clairement ce qui le motivait. — C’est bon, ai-je murmuré, compte sur moi. Et maintenant, c’est quoi l’étape suivante ? En soupirant derechef, Kiffo a plongé en avant, tête basse. Il y a eu un autre long silence, pendant lequel il a contemplé un étron canin desséché entre ses pieds. Finalement, il s’est redressé, se rappuyant au dossier, l’air d’un vieillard qui vient de prendre une brusque décision. — OK, a-t-il lancé, tu peux plus t’approcher du Pitbull, et je peux pas surveiller sa baraque à moi tout seul. Pas toutes les nuits. Il est temps de recourir à un pro. Il est temps d’aller rendre visite à Jonno.

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18. JONNO

Il est rare que l’acheteur éclairé tombe sur une propriété offrant un tel potentiel pour un prix aussi dérisoire. Les jardins joliment conçus s’enorgueillissent d’éléments décoratifs uniques en leur genre, tels cette voiture calcinée ou cet amusant enchevêtrement de squelettes de motocyclettes antédiluviennes avec pièces détachées rouillées. Fort agréable contrepoint à ce paysage rococo, la rocaille est astucieusement composée de bouteilles de bière et de boîtes de pizza vides. Pour ceux qui regretteraient que l’art empiète un peu trop sur la nature, il y a aussi un palmier qu’un peu d’affection sauverait sans doute d’une mort qui n’est encore qu’apparente.

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Cet environnement soigneusement étudié n’est que le début ! Dès que vous poussez la barrière qui va battre contre le mur, vous ne pouvez vous empêcher d’être impressionné par le domicile luimême. La porte principale constitue la moindre surprise de ce qui vous attend. Plutôt que de la fixer droit dans son encadrement d’une façon des plus conventionnelles, l’entreprenant propriétaire l’a mise de travers, permettant ainsi à la brise de rafraîchir de manière naturelle l’espace habitable ! Ne rencontre-t-on pas trop souvent de ces demeures qui excluent le monde extérieur au lieu que de l’intégrer ? Eh bien, ici, suivant les conventions architecturales traditionnelles de Bali, l’espace habitable de la maison se développe en continuité avec les merveilles qu’offre la nature, de grands trous pratiqués dans les moustiquaires, les murs et le toit assurant le meilleur de la vie tropicale ! J’ai contemplé, éberluée, ce qui, apparemment, constituait le lieu de résidence de Jonno. Des immeubles de Bagdad ayant eu leur dose de missiles laser-guidés étaient en meilleur état. Kiffo et moi avons gagné la porte, nous frayant un passage au milieu des canettes de bière. Je l’ai attrapé par le bras. — Qui c’est, ce mec ? — Quelqu’un, a-t-il répondu, ce qui n’a pas franchement éclairé ma lanterne. Quelqu’un dont on a besoin. Laisse-moi gérer, Calma. Jonno est

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18. JONNO

parfois un peu drôle, avec les gens qu’il connaît pas. J’avais un mauvais pressentiment. Quelque chose me disait que ce Jonno n’allait pas être le genre de type avec lequel vous avez envie d’avoir une conversation sur la situation actuelle des compagnies de ballet australiennes ou sur les derniers concurrents en lice pour le Booker Prize1. Impression qui a été aussitôt confirmée quand le Jonno en question a fini par ouvrir, après que Kiffo a eu tambouriné comme un cinglé. La première chose qui m’a tiré l’œil, ç’a été le débardeur. Il était déchiré et méchamment taché, comme si Jonno avait eu du mal à trouver sa bouche en mangeant sa soupe. Mais c’est surtout la forme du débardeur qui m’a fascinée. Il était tout bosselé, informe, à croire qu’on y avait versé quatre-vingts kilos de pierre concassée. Jonno, pas de doute, était un culturiste. Ses biceps étaient couverts de ces répugnantes veines saillantes qui forment comme des cartes en relief du système fluvial d’un pays. Ses muscles hypertrophiés l’obligeaient à écarter les bras. Il avait l’air d’une baudruche trop gonflée. Non content de s’être forgé ces jambons aux proportions alarmantes, le monstre les avait décorés d’une ahurissante variété de tatouages. Un serpent sinuait autour de son bras gauche 1. Équivalent du prix Goncourt.

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avant de disparaître dans sa nuque. Un dragon s’occupait de cracher du feu sur le droit. Dans les rares espaces laissés par ces créatures, s’épanouissait un bestiaire des plus vicieuses créatures de la faune australienne, aucune réputée pour son aspect mignon ou son esprit caressant. Pas de koala en vue, à moins qu’il ne soit la touffe de fourrure qu’on voyait disparaître dans les mâchoires d’un grand requin blanc. J’ai eu des difficultés à m’arracher au spectacle de son corps, mais je m’y suis forcée, pensant qu’il ne serait pas sage de le reluquer. Jonno n’était pas de ces mecs qu’on peut impunément mater sans s’attirer des embrouilles. J’ai laissé mes yeux remonter sur son visage, l’ai aussitôt regretté. Il arborait une de ces longues barbes broussailleuses dans laquelle aurait pu se cacher un wallaby 1. Compensation, certainement, de l’absence totale de cheveux sur son crâne. Sa boule de billard luisait au soleil. L’effet était curieux, comme si sa tête avait été mise sens dessus dessous. Le truc, c’est que j’avais déjà vu Jonno quelque part. Nom d’un chien, il y avait peu de chances d’oublier un tel spectacle très rapidement (Crimestoppers ? Le Grand Livre illustré des psychopathes pour les enfants ?) Hélas, je n’ai pas réussi à le remettre. Décidant de laisser mon inconscient s’occuper de ce problème pour 1. Espèce de petit kangourou.

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18. JONNO

l’instant, j’ai gratifié le laideron de mon sourire le plus engageant, bien que je ne pusse m’empêcher de penser que, à tout moment, il était capable de m’arracher un bras et de me tabasser avec jusqu’à ce que mort s’ensuive. [Jonno – Taureau. Votre nature sensible et esthétique se révèle plus que jamais aujourd’hui. Vous aurez l’opportunité de vous engager dans des activités fructueuses et créatrices, tels le matraquage de vieillards ou l’étêtage de poulets avec les dents.] Par bonheur, je n’ai pas découvert si telles étaient ses intentions, car Kiffo a rompu le silence menaçant. — Comment va, Jonno, espèce d’affreux salopard ? Voilà qui ne m’a pas frappée d’emblée comme l’ouverture la meilleure pour une petite conversation avec un type qui, clairement, était un nouveau Jack l’Éventreur, ou du moins, en sérieuse passe de le devenir. Il s’est cependant révélé que j’étais ignorante du protocole de rigueur dans ce milieu social, car Jonno a semblé ne pas s’offenser. Au lieu de cela, il a souri, révélant deux dents de devant ébréchées entourées d’une béance atteignant des sommets effarants. — Comment va, Kiffo, espèce de trouduc ! Je me suis demandé si je devais me joindre à cet échange général d’insultes, puis j’ai décidé qu’il valait mieux la boucler, ainsi que Kiffo me l’avait recommandé.

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— Faut qu’on parle, mec. — Pas de soucis. Entre ! Écoutez, si ça ne vous dérange pas, je préfère sauter la description de l’intérieur de la maison de Jonno. Sincèrement, j’en ai oublié l’essentiel, ce qui est habituel chez les victimes d’une expérience particulièrement déplaisante et traumatisante. Tout ce que je souhaite dire, c’est que, en comparaison, l’extérieur des lieux était chaleureux et confortable. À peine étions-nous dans l’antre que Jonno nous a fourré des bouteilles de bière dans les pattes avant de s’en servir une. J’ai eu toutes les peines du monde à dévisser la mienne, tandis que Jonno arrachait la capsule de sa boisson avec ses dents, fournissant une explication évidente à ses déficiences dentaires. Bon, je déteste la bière, mais je pouvais difficilement prendre le risque de rejeter l’hospitalité de Jonno. Je l’ai donc bercée contre moi, tout en m’asseyant sur le bras d’un canapé défoncé, en prenant soin de poser un minimum de derrière sur un minimum de tissu. Comme il l’avait promis, Kiffo s’est chargé des négociations. — Bon, Jonno, s’est-il lancé, moi et Calma ici présente, on a besoin d’infos sur une bonne femme, le Pitbull. C’est une prof du lycée. Elle nous cause du souci. On souhaite apprendre qui elle rencontre en pleine nuit et de quoi ils parlent. On pense qu’elle pourrait dealer. Jonno a froncé les sourcils.

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18. JONNO

— Ah bon ? a-t-il répondu. Premières nouvelles. Je les connais tous, dans le coin. Enfin, c’est possible, j’imagine. Du fraîchement débarqué sur le territoire. De la filoche, rien d’autre ? — Ouais. Un max d’infos, et le plus vite possible. — L’adresse de cette plaie ? Kiffo la lui a donnée. L’autre n’a rien noté, il n’avait peut-être pas encore appris ses lettres, a juste acquiescé. — Combien tu paies ? — À toi de me le dire, Jonno. — Ben ch’ais pas, laisse-moi réfléchir. Voilà qui promettait d’être intéressant. Un peu comme regarder un chien faire du vélo. On n’est moins surpris qu’il se débrouille mal qu’on ne l’est qu’il y parvienne. Le silence s’est étiré. — J’veux un de ces nouveaux lecteurs DVD, a fini par reprendre Jonno. Avec télécommande et tout, tu vois le genre. Japonais. — D’accord, a répondu Kiffo. — Et une bonne sélection de DVD pour aller avec. Vingt. Et pas de conneries romantiques. Des thrillers ou des films d’horreur. — D’accord, a acquiescé Kiffo. — Et une bonne stéréo. Système Nicam. Ambiophonie. Japonaise. — D’accord. — Et une… non, deux caisses de bière. Japonaise ? ai-je songé in petto.

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— D’accord, a opiné Kiffo. Tu auras la bière d’abord. Je passerai la déposer demain. Le reste, quand j’aurai eu mes infos. — Ah ouais ? Et comment je sais que tu tiendras parole ? C’est quoi, tes garanties ? — Voyons, Jonno, si je te double, je suis à peu près sûr que tu viendras me trouver avec une batte de base-ball. Tu as plus de muscles dans ton gros orteil que moi dans tout le corps. Et t’es pas du style à renoncer, même si je filais en Tasmanie. — Mouais, t’as raison, mon gars. OK, j’accepte le boulot. Apporte la bibine demain. Je te contacte quand j’ai des nouvelles, pigé ? — Pigé. Bon, ben on y va, nous. À demain, affreux salopard. — C’est ça, à plus, trouduc. Kiffo a balancé sa bouteille de bière vide à travers la fenêtre, où elle a explosé sur une petite montagne de tessons. Rotant bruyamment, Jonno l’a imité. Faites-moi confiance pour m’adapter aux mœurs locales. Aurais-je été dans quelque campement reculé de Mongolie en compagnie d’hôtes s’empiffrant d’yeux de mouton, de testicules de chameau, que sais-je encore ? j’aurais suivi le mouvement. Se fondre dans le paysage, telle est ma devise. Je me suis donc pliée aux us et coutumes ambiants. Malheureusement, je n’avais pas touché à ma bouteille, si bien que j’ai provoqué un petit geyser à travers la pièce, inondant le canapé et ce qui servait de moquette.

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18. JONNO

Ce qui aurait pu passer inaperçu. Après tout, la pièce était si crasseuse que la salir un peu plus relevait du défi. Sauf que je n’ai pas super bien visé. J’ai raté la fenêtre de deux bons mètres, écrabouillant une petite lampe de chevet dans le coin du salon. Jonno et Kiffo ont vaguement contemplé les dégâts. — Tu rajouteras une lampe, a commenté Jonno. — D’accord, a répondu Kiffo. Ce n’est qu’à deux cents mètres du repaire de Jonno que je me suis autorisée à me détendre. J’avais un peu l’impression d’avoir souffert de tétanie. Je me suis aussi rendu compte que, tout le temps de notre présence là-bas, je n’avais pas prononcé un seul mot. Voilà quelque chose qui n’arrive pas souvent à Calma Harrison ! De son côté, Kiffo avançait à grands pas, insoucieux du monde, une clope plantée au coin du bec, ses cheveux roux s’agitant au-dessus d’un épais nuage de fumée. — Explique-moi un peu où tu es allé pêcher un mec pareil, ai-je lancé. — Jonno ? Il est réglo, a commenté Kiffo d’une voix nonchalante. — Réglo ? Réglo dans le genre homme de Neandertal ? Bon sang, tu as de drôles d’amis, mon vieux. Il s’est vivement tourné vers moi.

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— Ce n’est pas un ami, s’est-il insurgé. Si tu veux tout savoir, je hais cette ordure. Mais c’est un pro. Il fera son boulot, t’inquiète. J’aurais dû la fermer, sauf que vous connaissez mon problème. — Et c’était quoi, ce cirque concernant sa note de frais ? Un lecteur DVD, une stéréo. Comment vas-tu te débrouiller pour lui dégoter ça ? Après une ultime taffe, Kiffo a jeté sa cigarette dans un jardin. — Ben, on dirait que je vais devoir consacrer mes prochains jours à un peu de shopping, a-t-il admis. — Tu as de l’argent ? Il m’a dévisagée comme si j’avais perdu l’esprit. — T’es pas au courant, Calma ? L’argent, c’est fini. Personnellement, je préfère la solution du prêt à long terme. Très long terme. Et sans intérêts. Nous nous sommes séparés peu après, moi pour errer sans but jusqu’à ce que je fusse certaine de pouvoir rentrer à la maison sans danger, Kiffo pour se lancer dans ses activités marchandes, j’imagine. Je n’avais pas posé d’autres questions, préférant glisser vertueusement sur cet aspect de l’affaire. La nuit commençait à tomber lorsque je suis arrivée à la maison. Mon intention première avait été d’inspecter les alentours. Si ma mère était là, j’aurais continué à traînasser dans les parages. Par bonheur, la voiture n’était pas garée dans

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18. JONNO

l’allée, et la lumière était éteinte. Je suis entrée, ai fourré des lasagnes congelées au micro-ondes puis les ai emportées dans ma chambre. Celle-ci avait une serrure. Il était exclu que je me laisse entraîner dans une autre conversation avec ma mère. J’étais toujours aussi furieuse contre elle. Du moins, ça m’arrangeait de l’être. J’avais besoin d’une excuse pour ne pas communiquer. Ce soir-là au lit, je me suis sentie plus seule que jamais. J’ai repensé aux événements de la journée. Une journée bien remplie – le Furet, Giuseppe, le Pitbull, la visite des flics, la dispute avec ma mère, Jonno. Qui osait prétendre que la vie était barbante ? Malgré tout, j’étais désespérée. Les progrès concernant le mystère du Pitbull ne m’étaient d’aucun réconfort. Les menaces agitées par les flics tournaient dans ma tête. J’étais une criminelle. Et j’aurais beau me voiler la face en parlant d’erreur ou de tendance à l’exagération, je pouvais difficilement soutenir que je ne fréquentais pas de criminels. Si mes relations avec ma mère n’avaient pas été idéales avant ça, elles avaient atteint aujourd’hui le stade de l’irréparable. Et, par-dessus tout, il y avait la conscience que, Kiffo mis à part, je n’avais pas d’ami véritable. Ne vous méprenez pas. Je n’ai pas honte de lui, ni rien de tel. Sauf que, comme je l’ai déjà signalé, il y a des choses dont on ne peut pas parler avec lui. Des domaines que je n’ai pas le droit de visiter. Pas complètement du moins. Et parfois, parfois

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seulement, d’un point de vue conversationnel, j’estime qu’une carte sans frontières est nécessaire. Une carte dénuée de légendes proclamant : « Attention, dragons ! » Soyons honnêtes. Ma vie était une cata.

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19. LA PROMESSE

[Calma Harrison – Vierge. Sensible, gentille, intelligente, encline à d’occasionnelles incursions dans le monde de la pègre.] Si j’avais lu mon horoscope, il est peu probable que j’aurais eu droit à un : « Votre vie est une cata, et vous avez le sentiment que les choses ne pourraient être pires. Ne vous inquiétez pas. D’ici à lundi, vous aurez découvert que si. » J’ai passé mon dimanche dans ma chambre, sauf les quelques rares fois où ma mère a quitté la maison pour faire des courses ou vaquer à des occupations quelconques. J’en profitais alors pour me ruer en bas, opérer une razzia sur ce que je dénichais dans le frigo et regarder la télé. Dès que j’entendais la voiture sur le gravier, je repartais

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à l’assaut de l’escalier pour me boucler dans ma chambre. À une ou deux reprises, ma mère est venue frapper, je l’ai ignorée. Puéril, je sais. Mais ça me semblait la solution la plus facile. J’aurais vraiment voulu qu’elle aille bosser, sauf qu’elle devait avoir un jour de congé. À moins qu’elle ait téléphoné pour prétendre qu’elle était malade. Naturellement, j’ai consacré pas mal de temps à examiner la situation. Il n’y avait pas de doute : j’étais enfoncée jusqu’au cou dans une matière fécale du plus mauvais augure. Puis je me suis souvenue que ma grand-mère avait eu l’habitude d’affirmer que certaines personnes pouvaient toujours « tomber dans la crotte et en sortir en sentant la rose ». Tout n’était peut-être pas perdu. Calma Harrison avait peut-être encore une chance d’émerger des excréments dans une aura de patchouli. Tout dépendrait de ce qui se produirait avec le Pitbull. Si nous parvenions à la coincer, j’imaginais déjà les réactions. Mes enfants, vous vous demandez sans doute pourquoi j’ai convoqué cette assemblée extraordinaire aujourd’hui. Certains pourront également s’interroger sur les raisons à l’origine du départ de Mlle Plait, menottée et escortée par quatre membres des forces spéciales en tenue de camouflage. J’estime que vous devez savoir que Mlle Plait n’était pas une vraie enseignante, ce que ceux qui parmi vous l’ont eu comme prof d’anglais ne

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19. LA PROMESSE

seront pas surpris d’apprendre. Pourtant, personne ne soupçonnait qu’elle profitait de sa situation au lycée pour vendre des drogues dures aux élèves, au concierge et à certains membres de la direction. Je prie Calma Harrison et Jaryd Kiffing de s’avancer afin de recevoir les plus grands honneurs que l’établissement puisse leur offrir. Car ces lycéens, sans aucune aide des autorités, en dépit même des obstacles semés sur leur route par des gens comme moi qui auraient dû se comporter différemment, ces merveilleux jeunes gens comme il faut ont révélé quel monstre froid et dénué de cœur était en réalité Mlle Plait. Au nom de tout le lycée, je présente mes excuses les plus sincères à Calma et Jaryd, ainsi que ma démission du poste de proviseur, un poste dont je me suis révélé totalement indigne. Le commissaire de police ici présent va maintenant remettre à ces deux élèves la médaille du mérite, un chèque de dix mille dollars et un certificat les désignant conjointement vainqueurs du titre de Jeune Australien de l’année, puis nous ferons un triomphe, les portant dans leur chaise à travers tout le lycée en chantant l’hymne national. Levons-nous pour Calma et Jaryd. Oui. Beaucoup de choses dépendaient désormais de ce que Jonno trouverait. C’est la raison qui m’a poussée à aller au lycée le lundi, bien que je n’en eusse aucune envie. Le dimanche, la seule

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pensée de m’y rendre m’avait d’ailleurs rendue à moitié malade. Mais le lundi, sitôt ma mère partie bosser, j’ai dégringolé les marches, me suis octroyé un rapide petit déjeuner et me suis précipitée dehors. Pas seulement parce que j’espérais que Jonno aurait accompli des miracles. Parce que, de mon côté, j’avais eu une idée lumineuse, que je souhaitais partager avec Kiffo. Et maintenant, que voulez-vous ? Les légèrement bonnes nouvelles ? Les mauvaises nouvelles ? Les autres mauvaises nouvelles ? Les oui-il-y-a-encorede-mauvaises nouvelles ? Les nom-d’un-chien-c’estcarrément-le-désastre nouvelles ? Et j’en passe. Accrochez-vous, c’est parti. Les légèrement bonnes nouvelles : j’avais été retirée de la classe du Pitbull. Les mauvaises nouvelles : par manque de place, j’étais condamnée à passer mes cours d’anglais dans une petite pièce située à côté du bureau du proviseur adjoint normalement réservée aux élèves qu’on ne pouvait décemment autoriser à aller en cours. Il y en avait des tas, dans notre bahut, de ceux qui étaient incapables de rester cinq minutes sans proférer une obscénité ou sans se sentir obligés de détruire les murs ou leur voisin. Les autres mauvaises nouvelles : une note m’informait de rendre visite à la psy, Mme Mills. Les oui-il-y-a-encore-de-mauvaises nouvelles : j’ai dû écouter les délires de Mme Mills pendant environ six heures d’affilée, tandis qu’elle assurait

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19. LA PROMESSE

être là pour me soutenir alors que, en réalité, elle essayait de me tirer les vers du nez pour pouvoir cancaner. Je lui ai renvoyé toutes ses balles d’une batte ferme et assurée. La réaction appropriée, car j’envisageais sérieusement de l’achever à coups de batte de base-ball. Les peut-il-y-avoir-d’autres-mauvaises nouvelles : les cours du Pitbull ont été, selon le rapport que m’a servi Kiffo plus tard dans la semaine, l’activité la plus délectable depuis l’invention de la masturbation. D’après Kiffo, c’était le chant du cygne d’une femme au désespoir, mais aurait-ce été le premier acte de Henry VIII1 que je n’en aurais rien eu à battre. Je savais dans quel mauvais coup elle trempait, et je ne me laisserais pas embobiner. Les plus-catastrophiques-mauvaises nouvelles : pour ça, vous allez devoir patienter. Permettez-moi d’abord de vous annoncer quelle idée je désirais confier à Kiffo. Nous nous sommes retrouvés à la récré. Fastoche. Il suffisait de chercher les deux élèves qui n’avaient pas l’air au mieux de leur forme, c’étaient nous. Nous nous sommes installés sur un des bancs en béton qui entouraient le terrain de sport. — Kiffo, ai-je attaqué bille en tête, j’ai eu une idée géniale. — Ah ouais ? — Je vais écrire tout ça. 1. Pièce de Shakespeare.

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— Tout quoi ? — Tout. Tout sur l’embrouille avec le Pitbull. Ce que nous avons vu, entendu et fait. — C’est ça que t’appelles une idée géniale ? — Exactement. Écoute, nous sommes convenus qu’il nous fallait des preuves, mais nous n’avons rien à montrer aux flics, pour le moment. J’espère que Jonno nous trouvera quelque chose de solide, n’empêche, ce serait bien de noter ce qui s’est passé jusqu’à maintenant. Au cas où nous oublierions des détails. Histoire que les keufs comprennent que nous ne sommes pas des mômes qui inventent n’importe quoi mais des gens qui ont mené une enquête sérieuse et l’ont consignée dans un rapport sérieux. Allez, quoi ! Ça ne peut pas faire de mal, non ? Kiffo a réfléchi quelques instants. — Je comprends toujours pas ce qu’il y a de génial là-dedans, mais bon, je suppose que ça vaut le coup. On pourrait le mettre dans un coffre-fort, a-t-il ajouté, les yeux brillants, avec instructions à nos avocats pour qu’ils l’ouvrent au cas où nous mourrions de façon suspecte. J’ai vu un film où ils procédaient comme ça. Inutile de souligner que nous n’avions ni avocat ni coffre-fort ni la moindre perspective d’avoir un jour l’un des deux. — Une assurance sur la vie, ai-je opiné. C’est exactement ça, Kiffo.

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19. LA PROMESSE

— D’accord. Vas-y. D’abord, tu dois t’engager sur une chose, Calma. — Pas de problème. — Je veux pas que tu parles… de lui. Tu me suis ? Toi, je te connais… n’empêche. Disons que ce qui s’est passé autrefois n’a pas d’importance. Je refuse que son nom soit mentionné. Pigé ? — Mais Kiffo… — Non, Calma. Je serai intraitable là-dessus. Si tu veux écrire, tu l’oublies. Il ne sera pas dans l’histoire, et tu ne citeras pas son nom. Faut que tu jures. J’ai ruminé quelques secondes. Il avait tort, j’en étais persuadée. En même temps, je pressentais que je n’aurais aucun moyen de le persuader. Et puis il avait le droit de poser cette condition-là. — D’accord, Kiffo, ai-je acquiescé. Je te le promets.

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20. DES RÉPONSES

— Espèces de têtes de cons ! Vous êtes les plus grandes têtes de cons de la terre. Vous vous rappelez peut-être que je ne vous ai pas encore confié les pires nouvelles, les nom-d’unchien-c’est-carrément-le-désastre nouvelles. Elles se sont produites le mardi, après le lycée. Jonno nous attendait à la sortie des cours, adossé au grillage, une cigarette à la bouche, une bibine à la main (surprenant, non ?). Kiffo et moi nous sommes arrêtés devant lui, et il nous a toisés sans rien dire, s’octroyant une gorgée avant d’écrabouiller la canette, de l’envoyer valser et de déclarer : — Espèces de têtes de cons ! Vous êtes les plus grandes têtes de cons de la terre. — Comment ça ? a demandé Kiffo.

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— Quelle paire de têtes de cons ! a répété l’autre, rigolard, en secouant la tête. — Écoute, toi ! ai-je aboyé. Crache le morceau, OK ? Je n’ai pas l’intention de rester là toute la sainte journée à encaisser tes insultes, surtout quand j’estime qu’elles ne cadrent pas avec la réalité. Par ailleurs, je ne me souviens pas que c’était compris dans le tarif. Enfin, j’ai été insultée par des types qui valaient mieux que toi. Qui en tout cas s’exprimaient mieux… Jonno a brandi sa main tout près de mon visage, le bout incandescent de sa clope à deux millimètres de mes yeux. — Mesure tes paroles, la gosse, a-t-il rugi. D’où je viens, nana ou mec, tout le monde s’en prend une quand il la mérite. Alors, si tu veux pas bouffer tes lorgnons, je te conseille de baisser d’un ton. J’ai jugé préférable de suivre le conseil. Le monstre n’était pas du genre à agiter des menaces vainement. — Revenons à nos moutons, est intervenu Kiffo. Et si tu touches à mon amie, Jonno, ça va chier. Et pas qu’un peu. Je suis peut-être deux fois plus petit que toi, mais tu me connais. Si je me mets dans la tronche de te flanquer une rouste, tu devras me tuer avant que j’arrête. Jonno a contemplé Kiffo comme s’il le jaugeait, puis un grand sourire a fendu son visage. — T’en as dans le froc, Kiffo, je te l’accorde. Bon, je me suis occupé du boulot, mais vous allez

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20. DES RÉPONSES

pas apprécier les résultats. La suspecte s’appelle Plait, quarante-cinq ans. Elle est bien dans la came, mais pas du côté trafic. Elle est bénévole au PRDA, le Programme de réinsertion des drogués et alcooliques. Ils ont une ligne ouverte vingtquatre heures sur vingt-quatre. Plait reçoit des appels environ deux, trois fois la semaine, pour aller discuter avec des camés et des pochards. Elle les aide à rester clean. C’est pas un dealer, merde, c’est une bonne sœur ! Elle aura sûrement une médaille. Jonno a balancé son mégot avant de tirer une deuxième bière de sa poche. Il avait une glacière là-dedans ou quoi ? Kiffo et moi nous sommes regardés. Si ses traits hurlaient son refus d’y croire, je savais avec une sensation inexorable que Jonno disait la vérité. L’amertume m’a presque piqué la langue. — Et l’autre mecton, a objecté Kiffo, la tronche de furet ? — Collins, a répliqué Jonno en décapsulant sa canette pour s’envoyer une bonne rasade. Le dirlo du PRDA. Un toubib, apparemment. Un grand manitou. Giuseppe. Un groupe d’hommes d’affaires. « Nous ne devons pas rater cette opportunité, messieurs. La rue subit une vraie pénurie d’héroïne, en ce moment… espérons que cela continuera si nous souhaitons débarrasser le monde de ce fléau. »

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— Nan ! a grommelé Kiffo. C’est pas possible. — Je te raconte pas de craques, a riposté Jonno. Je l’ai suivie deux nuits. Une fois, elle a retrouvé Collins dans cette salle. C’est comme ça que je me suis rencardé sur lui, d’ailleurs. À propos, leur lieu de rencontre, c’est une sorte d’asile où les junkies peuvent se procurer des seringues propres, manger chaud, ce type de trucs. Voilà ce qu’elle traficote, Kiffo, je l’ai vue de mes yeux. Calma et Kiffo sont debout sur des casiers à bouteilles en plastique et épient Mlle Plait et le docteur Collins qui discutent dans le centre de réinsertion. Jonno s’est redressé. — Bon, a-t-il annoncé, faut que je me sauve. Un rendez-vous d’affaires. J’attends le solde de mes honoraires demain soir, Kiffo. Passe à la baraque. Ça m’embêterait de devoir me déplacer jusque chez toi. Pigé ? Si oui, Kiffo n’en a rien montré. Jonno s’éloignait déjà qu’il continuait à secouer la tête, ahuri. — Tu te goures, Jonno, a-t-il marmonné. Tu te goures complètement. Mais sa voix n’était qu’un murmure. Je l’ai pris par le bras. Qu’il ne se rebiffe pas, c’est tout dire de l’état dans lequel il était. — Viens, ai-je chuchoté. Je te paie un verre.

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20. DES RÉPONSES

— T’y crois pas, hein, Calma ? m’a-t-il demandé en se tournant vers moi. T’es d’accord avec moi, ce sont que des conneries ? — Si, Kiffo, j’y crois. — Pourquoi ? — Parce que ça se tient. Parce que c’est ça, la réalité, et pas le délire que nous nous sommes construit. Tu ne comprends donc pas ? Ce rêve, cette aventure fantastique, nous voulions qu’ils soient vrais. C’était génial de se dire qu’une prof que nous détestons était aussi une criminelle. Sauf que c’est faux. Il ne suffit pas de désirer qu’un truc soit vrai. Sinon, ce n’est qu’un jeu. Un jeu super et excitant. Mais, au bout du compte, rien qu’un jeu. Et maintenant, nous savons, Kiffo. Nous savons : la partie est finie. Il a avancé lentement, les yeux fixés sur le sol, puis s’est arrêté et, attrapant mon bras libre, m’a fait pivoter face à lui. — Pas pour moi, Calma, a-t-il décrété. Pas pour moi. J’ai secoué le menton. — Allons, Calma, réfléchis ! a-t-il insisté. Et si Jonno ne nous disait pas la vérité ? — Pourquoi mentirait-il ? — Parce que c’est une seconde nature, chez lui. Il ment comme il respire. Et si elle s’était aperçue que nous étions sur son dos et qu’elle avait décidé de l’acheter ? S’il bossait pour elle ? S’il avait toujours bossé pour elle ?

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— Si, si, si… Si ta tante avait des testicules, Kiffo, elle serait ton oncle ! Ça n’a aucun sens ! — Et le sac ? Celui plein de poudre blanche, celui que le Furet a donné au Pitbull ? — C’était peut-être un médicament. Si ça se trouve, c’était des flocons de purée de pommes de terre pour le dîner des junkies. J’ai posé mon bras sur ses épaules, il n’a pas protesté. — Je suis consciente que tu espérais beaucoup de l’affaire, ai-je enchaîné. Moi aussi. Il est parfois difficile d’accepter que tout le boulot fourni et toute l’énergie physique et émotionnelle dépensée l’ont été en vain. Que nous avons perdu notre temps. Mais nous n’avons d’autre choix que l’accepter. Il faut que nous laissions tomber, Kiffo. Que nous reprenions notre vie normale. Il avait le visage tordu sous l’effet de la concentration. Jamais il n’aurait le dessus dans une conversation avec moi, et il le savait. — Très bien, Calma, a-t-il fini par répondre. Juste une ultime tentative. Accorde-moi ça. Plus qu’une. Si elle mène à rien, j’abandonnerai la partie. Sois sympa, je demande pas la lune. Rien qu’une dernière chance. Soit j’étais un peu paumée, soit les événements de la semaine m’avaient quelque peu abattue, en tout cas, je me suis sentie faiblir. Kiffo me regardait avec tellement d’intensité. Il me suppliait presque.

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20. DES RÉPONSES

— Il est hors de question que je m’approche du Pitbull, l’ai-je averti. — Ça ne sera pas nécessaire ! s’est-il écrié, si excité par mon demi-agrément qu’il en tremblait presque. Nous allons nous occuper de ce… comment il s’appelle, déjà ? Collins. Le Furet. Un jour, Calma, rien qu’un jour ! Si on n’obtient rien, OK, c’est terminé. Point final. — Un jour ? On arrête les âneries nocturnes ? — Juré ! Dès que la nuit tombe, je laisse tomber. — Quand ? — Samedi. J’ai fait mine de peser le pour et le contre alors que j’avais tout de suite compris que je n’aurais le cœur de lui refuser ça. Il était tellement désireux que le jeu continuât, je ne voulais pas lui casser son rêve, être celle qui ramasse ses billes et rentre chez elle. Mieux valait une fin négociée. Et puis, pour être parfaitement honnête, je rechignais moi aussi à baisser les bras. Mes paroles sur la perte de temps n’avaient pas été creuses. Je ressentais cela très fort. Il y avait quelque chose de honteux à se rendre. Un dernier coup de dés ? Je n’avais pas grand-chose à perdre, vu qu’il était très improbable que le Furet portât plainte contre moi pour harcèlement, si je ne le traquais qu’une journée. Et peut-être, peut-être… — D’accord, Kiffo. Samedi. Mais après, stop. Il a eu un sourire ravi. Je l’avais rarement vu aussi content. Mais il était seul, et il avait besoin de la chaleur d’une expérience partagée.

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— Je passerai te prendre à huit heures ! m’at-il annoncé. Il m’a semblé qu’il se retenait de me serrer contre lui.

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21. LA DERNIÈRE PARTIE

Ma mère ayant quitté la maison à sept heures du matin ce samedi, j’étais douchée et prête à huit heures moins le quart. J’avais eu une journée pour réfléchir aux choses, et j’étais plutôt impatiente en m’habillant. Aujourd’hui, un événement allait se produire. Dans le cas contraire, ce serait la fin des haricots. D’une façon ou d’une autre, la journée promettait d’être importante. Kiffo a frappé à la porte à huit heures tapantes. J’ai ouvert… et j’ai failli tomber à la renverse. Il était vêtu de cuir, un casque sur la tête. Ma seule assurance de son identité était la mèche de cheveux roux qui s’échappait de l’intégral, et ses jambes qui, galbées par le pantalon de peau, formaient une parenthèse alarmante. Un cow-boy des temps

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modernes. À la main droite, il tenait un casque supplémentaire. Un instant, il est resté sans bouger, me permettant de le savourer dans toute sa splendeur, puis il a relevé sa visière, et s’est écrié : — Surprise ! Par-dessus son épaule, j’ai aperçu une très grosse moto rouge garée devant chez moi. Ne vous attendez pas à ce que j’entre dans des détails techniques. Je n’avais pas la moindre idée du type d’engin dont il s’agissait. Un deux-temps, un quatre-temps, un printemps. Pour ce que j’en savais, elle fonctionnait peut-être au charbon. De même, elle aurait pu s’appeler Yamaha, Mitsubishi ou Fujiyama. Il vaut toujours mieux s’en tenir à ce que l’on connaît. Ma seule certitude en la matière, c’est que la bécane était rouge. Et énorme. Dégrafant la mentonnière, Kiffo a ôté son casque. Il avait l’air ridiculement satisfait de luimême, ce qui m’a quelque peu désarçonnée. Car enfin, il ressemblait à un parfait crétin et, en d’autres circonstances, je ne me serais pas gênée pour le lui dire. Sur le coup, je n’en ai pas eu le cœur. Bon, traitez-moi d’idiote, mais j’ai mis quelques minutes à saisir à quoi était destiné le deuxième casque. — Tu n’espères tout de même pas que je vais monter sur cette moto, Kiffo ? ai-je fini par déclarer.

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21. LA DERNIÈRE PARTIE

Il a aussitôt tiré une tronche de trois pieds de long. — Ben, s’est-il défendu, je l’ai empruntée spécialement. Pour aller plus vite et tout. — Compte dessus et bois de l’eau fraîche, mon pote ! — Allez, Calma, a-t-il insisté en m’attrapant le bras, fais pas ta mijaurée. Qu’est-ce que tu veux, quoi ? Qu’on prenne le bus numéro cinq et qu’on demande au chauffeur de suivre le mecton en costard ? Sois raisonnable ! Il n’avait pas tort. N’empêche, j’étais loin d’être convaincue. D’ailleurs, de menues objections me sont tout de suite venues à l’esprit. — Tu as ton permis ? Cette bécane t’appartient ? Rassure-moi, tu ne l’as pas volée, ai-je ajouté, brusquement frappée de doute. Kiffo a semblé horrifié, comme si suggérer qu’il fût capable d’emprunter des choses ne lui appartenant pas était une offense profonde à sa moralité. — Non, a-t-il riposté, la voix lourde d’une indignation de rosière. C’est celle d’un copain. Il est au courant, figure-toi ! — D’accord. Ça ne signifie pas pour autant que tu as le droit de la conduire. Et si on a un accident ? Si les flics nous arrêtent ? — Toi et tes si ! On va pas y passer la journée, merde ! Il faut qu’on se bouge. — Comment ça ?

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— Je sais où il est. Je suis déjà sur ses traces, Calma. Depuis sept heures ce matin. Mais je te préviens que si on se remue pas le train, il aura filé. Allez, viens. Je conduis super-bien, juré. Je pratique la moto depuis que j’ai sept ans. T’as aucune inquiétude à avoir. De mon point de vue, j’avais au contraire des tonnes de soucis à me faire. Je voyais déjà une voiture de patrouille nous intercepter, l’agent Ryan en descendre et s’approcher de nous. Ou un semiremorque nous renverser et nous transformer en galette. Et tout ça en quel honneur ? Pour nous amuser à traquer un innocent bonhomme. Il était exclu que je grimpe sur cette machine. — C’est bon, ai-je cédé. Mais t’as intérêt à rouler doucement. Kiffo a eu un grand sourire. Je me suis emparé du casque, et il m’a montré comment l’enfiler. Un coup d’œil dans le miroir, et j’admets que j’en jetais un max. À la fois décontractée et dure. Par ailleurs, il était réconfortant de savoir que, la visière rabattue, personne ne m’identifierait. Oh, ça va, ça va ! J’avoue. Tout ça était superexcitant. Je me suis installée à l’arrière, j’ai fermement planté mes chaussures sur les cale-pieds et j’ai serré les bras autour de la taille de Kiffo. J’étais on ne peut plus prête. Tu parles ! Pour commencer, lorsque Kiffo a démarré, j’ai eu le sentiment qu’un petit tremblement de terre me secouait le popotin, à croire

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que j’étais assise au sommet de la fusée Ariane. Ensuite, nous avons glissé à toute berzingue le long du trottoir, comme un pet sur une toile cirée. Mes pieds paraissaient vouloir s’envoler, et j’ai été obligée de m’accrocher comme une perdue à Kiffo pour empêcher mes jambes de se soulever en l’air d’une façon des plus ridicules et indignes. Nous étions partis depuis une nanoseconde, et j’étais déjà tétanisée. Mes doigts s’enfonçaient dans le blouson en cuir de mon chauffeur avec tellement de force qu’il allait falloir un burin pour que je lâche prise. Le vent était étourdissant, et le bitume défilait, indistinct, sous mes pieds. J’ai risqué un œil par-dessus l’épaule de Kiffo et l’ai immédiatement regretté. Ma rue s’achève sur un virage à droite serré. Nous nous en approchions à ce qui me paraissait être les cent kilomètres-heure. Brusquement, Kiffo s’est penché à droite, et l’engin s’est incliné à un angle dément. Je n’avais pas le choix. Si Kiffo était décidé à nous jeter par terre de cette façon, je devais absolument compenser. Logique, non ? Et, si le souvenir de mes cours de physique est intact, en accord complet avec les lois que Newton a formulées dans le seul but de pourrir la vie aux élèves. Bref, je me suis violemment projetée sur la gauche. Trois choses se sont alors produites. Un, l’engin a oscillé comme un fou, ce qui n’a en rien arrangé

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l’état de fragilité dans lequel se trouvaient mes boyaux. Deux, Kiffo s’est mis à jurer d’une façon et avec une force qui, même moi, m’ont surprise. Trois, nous avons ralenti et nous sommes arrêtés. Hé ! Comment étais-je censée deviner que, en moto, le passager doit se pencher quand on prend un virage ? J’ai tenté d’expliquer ça à Kiffo quand il s’est calmé et m’a expliqué ces subtilités, mais il ne m’en a pas laissé le loisir. La riposte, acerbe, me brûlait déjà le bout de la langue, lorsqu’il a remis les gaz, me contraignant à me concentrer de nouveau sur mes jambes qui menaçaient, derechef, de jouer les filles de l’air. Je suis forcée de le reconnaître, Kiffo se débrouillait comme un chef. Il sinuait aisément dans la circulation et, une fois que je suis parvenue à prendre les virages comme il le fallait, j’ai commencé à me détendre un peu. Juste un peu. Si mes doigts paraissaient encore avoir été trempés dans du ciment à prise rapide, mon postérieur avait cependant cessé de donner l’impression de vouloir brouter le cuir de la selle. Au bout d’un moment, j’ai même éprouvé du plaisir, découvrant une espèce de liberté, notamment quand nous dévalions de larges avenues. Le vent frappait mes épaules et mon cou, si rafraîchissant que j’ai été tentée de relever ma visière pour en jouir sur mon visage. Hélas, j’avais à peine entrebâillé le volet de plastique qu’un insecte, souffrant visiblement

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de grave dépression nerveuse, a décidé que ma bouche ouverte était l’endroit idéal pour se suicider. Avec une détermination de kamikaze, il s’est rué dans ma gorge pour aller s’exploser contre mes amygdales. Avez-vous déjà essayé de recracher votre œsophage tout en roulant à plus de soixante kilomètres-heure, avec le vent qui s’engouffre dans votre bouche ? Croyez-moi, ce n’est pas simple. Mais bon, j’imagine que ce n’était pas plus mal, car j’étais si occupée à tenter de me débarrasser de l’intrus que je n’ai pas eu le loisir d’observer les talents routiers de Kiffo. Tout ce que je me rappelle, c’est que nous avons passé notre temps à osciller de gauche à droite tout en doublant comme une flèche des voitures de tous les côtés. Lorsque j’ai enfin réussi à refermer cette maudite visière, nous ralentissions dans une rue résidentielle. Une rue résidentielle extrêmement familière. Quand nous nous sommes arrêtés sous mon casuarina, le désespoir m’a permis de retrouver et mes sens, et ma voix. — Merde, Kiffo ! Qu’est-ce qu’on fiche ici ? — On est chez le Pitbull, a répondu l’innocent en retirant son casque. — Je sais que nous sommes chez elle ! ai-je riposté en l’imitant. J’ai de très bonnes raisons de le savoir. Ce que j’aimerais comprendre c’est pourquoi nous y sommes ! — Il est là. Le Furet. C’est sa bagnole, là dans l’allée. Je l’ai suivi jusqu’ici ce matin. Comme

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il s’est garé, j’ai pensé qu’il en aurait pour un moment. J’ai pris le risque de venir te chercher. J’ai eu de dangereuses envies de hurler et de le frapper sur la tête avec mon intégral. D’ailleurs, j’ai commencé à lui flanquer des coups de boule. — Espèce d’enfoiré ! Espèce de gros enfoiré ! Tu savais que je refuserais de venir ici si j’avais été au courant. L’endroit où j’ai juré que je ne remettrais pas les pieds. Tu cherches quoi, là ? À ce que je finisse en taule ? Filons ! Maintenant ! Il s’est contenté de se rouler une clope et de cracher un nuage de fumée, sa dérobade habituelle. — T’as raison, c’est pourquoi je t’ai rien dit. Mais je t’ai pas menti, Calma. J’ai juste affirmé que j’avais repéré le Furet. C’est le cas. Il est à l’intérieur avec le Pitbull. Détends-toi. Y a aucun danger que la mère Plait te reconnaisse avec ce casque sur la tête. Alors, arrête de me taper et renfile-le. Et calme-toi. Tu ne trouves pas ça intéressant qu’il soit chez elle d’aussi bonne heure un samedi ? — Je vais te dire ce que je trouve intéressant, moi ! C’est mon pied s’enfonçant dans ton cul. Alors, maintenant, s’il te plaît… Mais ma diatribe a été coupée net. Car la porte du Pitbull s’est ouverte, et cette dernière est sortie, accompagnée du Furet. Ils avaient l’air pressés. Je me suis dépêchée de remettre mon casque, et Kiffo a fait rugir le moteur. La voiture, une magnifique berline noire et luisante, une BMW

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peut-être, mais je ne suis pas une fana de bagnoles non plus, a reculé dans la rue, puis a filé rapidement. Ses occupants ne nous ont même pas jeté un coup d’œil. Kiffo a embrayé, et nous avons rattrapé en rien de temps nos suspects, qui ont tourné à droite. Ma colère commençait à se dissiper, et l’excitation reprenait le dessus. Kiffo avait sans doute raison. Ils ne risquaient pas de nous repérer. Et puis quand bien même ? Soyons honnêtes. Je ne faisais cela que pour Kiffo. Après ce que nous avait rapporté Jonno, je savais qu’il n’y avait aucun mystère. Pourtant, nous devions aller au bout des choses. Rien qu’aujourd’hui. En plus, c’était un peu comme un film. Au diable mes promesses ! Une poursuite en voiture, c’était la seule petite chose qui manquait à notre fantaisie, et nous avions l’opportunité de la vivre. Aurionsnous été en contact radio avec un hélicoptère, ç’aurait été le pied velu. — Fox-trot, Tango Un. Nous avons la cible à l’œil. Je confirme. Nous avons la cible à l’œil. Bien reçu ? — Bien reçu, Delta. Continuez à suivre la rue principale. Que nous traquions un médecin et une bénévole d’un programme de lutte contre la drogue en

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route pour une réunion anodine n’avait aucune importance. Je suais l’adrénaline. Kiffo a gardé une certaine distance avec la BMW, laissant même d’autres véhicules s’intercaler entre nous. La circulation était fluide, et il était aisé de garder nos proies en vue. D’ailleurs, il y avait si peu de voitures dehors que j’ai eu le sentiment que nous étions repérables à des kilomètres. Je me suis rassurée en pensant que de réels innocents ne soupçonneraient jamais qu’on puisse les filer, et qu’une moto dans le rétroviseur avait peu de chances de semer la panique. Pourtant, c’était bizarre. Cinq minutes plus tard, j’ai compris que nous nous apprêtions à quitter la ville. Pourvu seulement que le Furet n’ait pas décidé d’aller au bout du pays. Je nous imaginais déjà roulant pendant des jours et des jours dans le bush. Le trafic s’est densifié, et il nous a été plus facile de rester cachés derrière des voitures. Kiffo m’a lancé quelque chose par-dessus son épaule, mais le bruit du vent a noyé ses mots. Lui tapant dans le dos, j’ai crié : « Quoi ? » Se tournant vers moi, il a répété, plus distinctement : — Je crois qu’ils nous ont repérés. Regarde ! Il a super ralenti. C’était vrai. Jusqu’à présent, nous avions roulé à environ quatre-vingts kilomètres-heure, mais la BMW était redescendue à un petit soixante. Certes, ça pouvait s’expliquer par la circulation

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plus importante, bien que la majorité des autres véhicules allassent plus vite que nous. Nous nous rapprochions de plus en plus de notre cible et, malgré les vitres légèrement teintées, je distinguais la silhouette trapue du Pitbull. Elle regardait peut-être derrière elle, difficile à dire. Aujourd’hui encore. Ce qui s’est produit ensuite n’a pas laissé de doute, en revanche. Soudain, la berline a bondi en avant, comme si on lui avait enfilé quelque chose dans le pot d’échappement. En quelques secondes, elle est passée du soixante au cent, nous semant aussi sec. Kiffo a tourné le poignet, et nous avons accéléré sèchement. Une fois de plus, j’ai senti la force familière qui tentait de me désarçonner. Un coup d’œil au compteur m’a indiqué que l’aiguille avait dépassé le cent et continuait de grimper. Ça ne m’a pas rassurée. Nous dépassions les autres voitures à toute berzingue, sans pour autant nous rapprocher de celle qui nous intéressait, même si la distance entre nous n’augmentait plus. Je mourais d’envie de crier à Kiffo de ralentir et de laisser tomber, de lui dire qu’il ne valait pas la peine de nous tuer pour quelque chose d’aussi bête qu’une course de bagnoles, mais je ne pense pas qu’il m’aurait entendue. Et aurait-ce été le cas, il ne m’aurait pas obéi. Ces bonnes vieilles âneries macho, j’imagine. Nous étions sur une grande section rectiligne de la quatre-voies. Assez vite, la route s’est incurvée,

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dessinant un S. Kiffo a à peine ralenti pour aborder le virage. Il s’est penché d’abord d’un côté, puis de l’autre. Serrant les dents, je me suis accrochée, mon corps soudé au sien. Le goudron a semblé ne passer qu’à quelques millimètres de mon genou, et j’ai eu des visions de nos silhouettes épluchées raclant le sol. Mais nous gagnions du terrain. Aucun doute, les virages favorisaient notre avance. Nous avons avalé une autre portion de route droite, jusqu’à un rond-point. Au loin, j’ai vu les stops des voitures s’allumer au fur et à mesure qu’elles ralentissaient. Celle du Furet a à peine freiné, juste un clignotement de ses feux, puis elle s’est engouffrée dans le carrefour et a continué tout droit. Kiffo a pris la voie intérieure, mordant sur la piste cyclable pour dépasser une courte file de voitures. Un coup d’œil à droite1 – personne. Kiffo a accéléré en entrant dans le rond-point. C’est là que j’ai remarqué la camionnette blanche qui venait sur notre gauche. Elle arrivait à hauteur de l’intersection, et j’ai compris, j’ignore comment, qu’elle ne s’arrêterait pas. Quelque chose en elle hurlait le danger. J’ai presque suivi les mouvements du chauffeur au moment où il (ou elle) parvenait à hauteur du panneau indiquant de céder le passage. Je regarde sur la droite. La voie est libre. Pas de véhicule. Pas même une grosse 1. Nous sommes en Australie, où l’on conduit à gauche.

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moto rouge prenant de la vitesse sur la file intérieure. Je prête attention aux voitures. Pas une en vue, j’appuie sur l’accélérateur et je dégage. Kiffo a promptement réagi, mais il ne pouvait pas faire grand-chose. Il a tenté d’éviter l’avant de la fourgonnette. J’ai pourtant deviné qu’elle allait nous rentrer dedans. J’ai même vu le visage de la conductrice (oui, une femme) dont les yeux s’écarquillaient d’horreur. J’ai eu le temps d’entendre ses pensées. D’où ils viennent, ces deux-là ? Ils n’étaient pas là il y a une seconde. Sa bouche était tordue vers le bas, comme si elle avait été en colère. Ses jointures ont blanchi sur le volant, et ses bras se sont raidis, tandis qu’elle écrasait la pédale de frein. La camionnette a presque piqué du nez. Il y a eu le crissement des freins, l’odeur du caoutchouc brûlé, puis une secousse et le froissement du métal qui plie.

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NOVEMBRE : ÉCOLE PRIMAIRE, CM2

Tu es blottie dans un coin de la cour, la tête sur les genoux. Tu pleures tellement fort que tu as l’impression que chaque sanglot déchire ton corps. Dans ton crâne, des images. Tu te vois assise sur les marches, tard le soir, mains plaquées sur les oreilles. Des cris s’échappent d’une pièce du rezde-chaussée. Quelque chose s’écrase par terre. C’est une grande mer de souffrance, et tu es sur la digue, éclaboussée par les vagues. Une porte s’ouvre puis claque. Ton père, ivre de colère, passe devant toi à toute vitesse et s’engouffre dans sa chambre. Ta mère, debout au pied de l’escalier, te regarde. Son visage est tordu, comme si quelque chose de sombre s’efforçait de passer au travers. Ses paupières sont rouges, noyées de douleur. Tu ne reverras plus jamais ton père. Une main se pose sur ton genou. Tu relèves les yeux, c’est le garçon aux cheveux roux. — Ça va ? demande-t-il doucement. Tu appuies ta tête contre son épaule.

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Plus tard, on m’a dit que j’avais sauté par-dessus le capot de la camionnette avec une marge de deux bons mètres, puis que j’avais glissé dans l’herbe sur une bonne vingtaine d’autres mètres avant de m’arrêter. Je n’en garde aucun souvenir. Tout ce que je me rappelle, c’est la sensation de chuter, un tourbillon de ciel et d’herbe, et la pensée, pas déplaisante, que j’allais mourir. Étrange. Sur la moto, j’avais été si tétanisée qu’on aurait pu me planter une aiguille dedans sans m’entamer la peau. Une fois en l’air, je me suis détendue. J’étais presque liquide. C’est peut-être ce qui m’a sauvée. Lorsque je me suis relevée, presque tout de suite d’après les témoins, je n’ai ressenti aucune douleur. J’étais bien. Ce n’est que plus tard que

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j’ai découvert que mes jambes et mes bras avaient été brûlés par le frottement. Mais ce n’était pas grave, et ça a disparu en quelques jours. Mon jean et mon corsage ne seraient plus jamais les mêmes, en revanche. Je crois qu’ils ont absorbé le choc. Si nous avions roulé beaucoup plus vite, si Kiffo n’avait pas freiné aussi violemment, alors ils n’auraient pu encaisser l’impact. Je doute qu’il serait resté de la chair sur mon côté droit, si nous avions fait ne serait-ce que dix kilomètres-heure de plus. Toutes ces pensées ne me sont venues que plus tard, néanmoins. J’ai couru vers Kiffo. Il était allongé sur le sol, à environ quinze mètres de là. C’était drôle de constater que, sous le choc, nous avions été éjectés dans des directions complètement opposées. Un scientifique armé de taux de trajectoire, d’angles d’impact et de tout le toutim aurait sans doute été capable de me donner une explication logique. Je m’en fichais. La seule chose qui m’importait, c’était la petite silhouette inerte de Kiffo. Les autres véhicules s’étaient arrêtés, et les gens convergeaient vers lui. J’ai aperçu quelqu’un qui portait son mobile à son oreille. Une brusque terreur s’est emparée de moi quand j’ai tendu la main vers Kiffo. Sa tête était tournée de l’autre côté, et j’avais peur de ce que je verrais en la pivotant. Mes doigts effleuraient son blouson, lorsqu’il a eu un grand frisson et s’est

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retourné vers moi. J’ai examiné ses yeux, il semblait avoir le regard net. Aucune trace de sang. — Merde ! a-t-il murmuré. Les bonnes femmes au volant ! J’ai été si soulagée que j’ai failli éclater en sanglots. Les larmes m’ont piqué les yeux. À la place, j’ai éclaté de rire. — Tu peux te marrer, tiens ! s’est-il récrié, indigné. Cette femme a manqué de nous tuer. Merde, la bécane ! a-t-il ajouté en s’asseyant d’un seul coup. La sagesse commune recommande de forcer les victimes d’un accident à rester calmes, immobiles si possible, jusqu’à l’arrivée des secours médicaux. Malheureusement, la sagesse commune et Kiffo, ça faisait deux. Avant que j’aie pu réagir, il s’était relevé et se frayait un chemin à travers les badauds. Je l’ai suivi. Il a inspecté les alentours, a repéré l’épave à une trentaine de mètres. Il a couru vers elle, et j’ai remarqué qu’il boitait un peu, et qu’une des jambes de son pantalon en cuir était déchirée. Une tache sur sa cuisse gauche était peut-être du sang. Je l’ai rattrapé au moment où il tombait à genoux devant la moto. — Oh merde ! a-t-il répété. Regarde-moi ça. J’ai obtempéré. Comme vous le savez, je ne suis pas une experte dans le domaine des mécaniques motorisées, mais j’ai immédiatement compris que la bécane n’était pas en condition d’être exposée

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dans une concession. Quelques détails m’ont guidée sur la voie. Et d’une, l’engin formait un angle qui, je le soupçonnais fortement, était loin de ce que son concepteur avait prévu. Quand Kiffo l’a touchée, quelque chose est lourdement tombé par terre. Le carburateur, la boîte de vitesses, ce que vous voudrez, je n’y connais rien. Et de deux, si la carrosserie était encore rouge, elle était en mille morceaux, éparpillés sur au moins trente mètres carrés. Une des roues était presque pliée à angle droit. Bizarrement, la seule chose qui paraissait intacte, c’était le phare. Il s’était détaché, roulait encore doucement sur le bitume. J’ai failli le montrer à Kiffo, me suis ravisée. Ça ne lui aurait pas vraiment remonté le moral. Nous avons attendu l’ambulance et la police assis au bord de la route. Kiffo paraissait sous le choc, soit à cause de l’accident, soit parce qu’il savait qu’il devait à un de ses amis une somme considérable d’argent. J’ai gardé mon bras autour de ses épaules, il n’a pas paru s’en rendre compte. Il se contentait de contempler la moto en gémissant. J’en ai profité pour inspecter sa jambe. La déchirure du pantalon était bordée de sang. Soulagée, j’ai constaté que ce dernier semblait ne plus couler, même si j’étais incapable de discerner si la blessure était grave ou non. Vu ce qui s’était passé, c’était un miracle que nous nous en soyons sortis avec si peu de dégâts.

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Plusieurs personnes se sont approchées pour nous demander si tout allait bien, et je les ai rassurées. J’étais surprise de mon calme ; ma voix ne tremblait pas. Même la perspective des ennuis que j’allais avoir avec la police ne me paniquait pas trop. Avant l’accident, j’aurais sûrement sué sang et eau. Maintenant, ça me semblait presque anodin. Être vivante, voilà ce qui comptait, tout le reste était secondaire. J’ai brièvement noté la conductrice de la fourgonnette blanche. Penchée sur le bord de la route, elle vomissait. Des témoins veillaient sur elle. Je me souviens avoir trouvé étrange qu’elle fût malade, alors que Kiffo et moi étions à peu près sur pied. Après tout, elle avait été protégée par l’habitacle de sa voiture. Nous n’avions rien eu de tel. Certes, je savais quelque part au fond de mon inconscient que la réaction à un choc se produisait souvent avec du retard. Pourtant, assise là dans l’herbe, mon bras autour de Kiffo, tout me paraissait tranquille. Bien, en quelque sorte. La suite des événements est floue. Je me souviens des gyrophares, de mains secourables nous aidant, Kiffo, l’autre accidentée et moi, à grimper dans une ambulance. Les flics ont débarqué, mais ils nous ont fichu la paix. Ils étaient plus préoccupés par le bazar et l’embouteillage qui s’était formé de chaque côté du rond-point. Ils nous rejoindraient sans doute à l’hôpital plus tard, une fois les choses rentrées dans l’ordre. Là encore,

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ça n’avait pas beaucoup d’importance. J’ai également oublié le trajet jusqu’à l’hosto. La conductrice pleurait, je crois. Kiffo se taisait, perdu dans ses sombres pensées. Aux urgences, on nous a auscultés. Je me souviens de rayons X et d’une interminable série d’examens conduits par des tas de médecins différents. L’un d’eux, un sacré beau mec qui avait l’air d’avoir la vingtaine, m’a dit en souriant : — Je vous trouve plutôt en forme. J’ai rougi. Je n’ai toujours pas déterminé aujourd’hui s’il posait un diagnostic ou s’il flirtait. Au bout d’un moment, on m’a envoyée m’asseoir dans une salle d’attente. Je me suis retrouvée assise à côté de la conductrice de la fourgonnette. Elle a été charmante. Je n’ai pas eu à lui signifier que c’était sa faute. |Non que je l’aurais fait, les reproches me semblaient déplacés.] Elle n’arrêtait pas de pleurer et de s’excuser, ressassant qu’elle ne nous avait pas vus du tout, qu’elle aurait pu nous tuer, qu’elle avait une petite-fille légèrement plus âgée que moi et, quand elle pensait à ce qui aurait pu se passer, se pardonnerait-elle un jour ? L’ironie a donc voulu que je sois dans l’étrange obligation de la réconforter, assurant qu’un accident pouvait arriver à tout le monde, qu’il n’y avait pas de coupable, même si j’avais conscience qu’elle nous avait grillé la priorité. J’étais mal pour elle.

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Un peu plus tard, une infirmière est venue la chercher, et je suis restée seule. Puis un médecin m’a informée que la police souhaitait m’interroger, et que ma mère avait été informée. Comme il restait des examens à pratiquer, les flics attendraient. Je n’en jurerais pas, mais j’ai bien eu l’impression qu’il était tout content d’embêter les keufs. Pour finir, Kiffo a été amené en fauteuil roulant, ce qui m’a mise aux cent coups, jusqu’à ce qu’une infirmière m’explique qu’il n’avait rien de vraiment sérieux, juste une plaie qu’on avait recousue. La chaise était là pour éviter à sa jambe de supporter son poids. J’ai souri à mon complice. — Ça gaze, Kiffo ? — Ça gaze, Calma ? Son apparente bonne forme émotionnelle m’a rassurée. Les heures de rayons X, de tests et de points lui avaient peut-être donné le temps d’arriver à mon point de vue, qui était que rien ne comptait vraiment du moment que nous étions vivants. — Qu’est-ce qui se passe, maintenant ? a-t-il demandé. — Sais pas. La police va vouloir nous poser des questions, puis ils nous laisseront rentrer chez nous. — Non. Je parlais du Pitbull. — Qu’est-ce que tu délires, Kiffo ? Se penchant vivement vers moi, il a baissé la voix, bien que nous fussions seuls dans la pièce.

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— Tu crois quand même pas que c’était un accident ? J’ai failli lui en coller une. Je me suis retenue pour me borner à dégainer mon arme favorite, l’ironie. — Bien sûr que non, Kiffo. Que ce ne soit qu’un accident, et que cinquante personnes puissent témoigner qu’il ne s’agit que d’un accident ne me rendent pas encline à penser qu’il ne s’agit que d’un accident. Tout ça, c’est une conspiration organisée par le Pitbull ! Il a hoché la tête. — Je suis content que tu penses comme ça. J’avais peur que tu te fasses avoir. Fallait-il que je hurle ? — C’est clair qu’ils nous ont repérés, a continué Kiffo. C’est pourquoi le Furet a ralenti avant de rappuyer sur le champignon. Il avait un mobile, et il a appelé sa complice, la femme à la camionnette blanche. À elle de nous buter. Nous étions trop près d’eux, Calma. Nous étions une menace qu’il fallait éliminer. J’aurais sans doute dû me plier à son caprice. Visiblement, rien ne le pousserait à renoncer à sa théorie, en tout cas ni les faits ni la réalité. Hélas, je n’ai pas su laisser filer. — Écoute, Kiffo, ai-je dit en levant les yeux au ciel. C’était un accident, c’est aussi simple que ça. Mets-toi ça dans le crâne. J’ai parlé à la conductrice. Elle a des cheveux blancs, de l’arthrite et

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une petite-fille de notre âge. Elle a été si bouleversée qu’elle a vomi et pleuré. Ce n’est pas une criminelle gâteuse, nom d’un chien ! Le jeu est fini, Kiffo. Terminé. Ç’a été son tour de lever les yeux au ciel. — Et ne prends pas cette attitude avec moi ! ai-je enchaîné. Ce n’est pas ma faute si tu as du mal à accepter la réalité et si tu préfères te perdre dans tes petits délires. Moi, j’en ai ma claque. Kiffo continuait cependant à rouler des yeux. Je n’en voyais plus que le blanc. Et puis, il tressaillait, comme si un courant électrique l’avait traversé. J’ai entendu un hurlement, et je crois qu’il s’agissait de moi. Soudain, une nuée de gens en blanc se sont abattus sur nous, criant, donnant des ordres. Quelqu’un m’a mise sur mes pieds et foutue dehors. Ma dernière vision de Kiffo, ç’a été une mèche de cheveux roux sous une vague d’uniformes blancs.

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En me rendant à l’enterrement, j’ai fait un saut au sex-shop. Tous les autres y allaient en voiture ou en bus. Moi, j’ai marché. C’était une journée torride. Même à neuf heures du matin, la chaleur était compacte. Il n’y avait pas de nuages, et le bitume formait des flaques noires luisantes. Il ne m’a pas fallu plus de cinq minutes pour être en nage. Je sentais les gouttes de sueur se concentrer sous mon débardeur, dégouliner le long de mon ventre et mes côtes, s’accumuler en une tache humide autour de l’élastique de mon short. Ma mère s’était proposée de m’emmener, mais j’avais refusé, préférant marcher. N’y voyez pas

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un de ces augustes gestes dus à l’émotion. Ce n’était pas ça, me semble-t-il. Tout autre moyen de transport m’aurait sans doute privée de mon passage au sex-shop, sauf que je jure n’avoir rien planifié, en dépit des apparences. Pour être tout à fait franche, je n’étais pas dans mon état normal. J’avais la nausée et des étourdissements, avant même que le soleil ne se montre. Tout était flou, tel un rêve. J’ai oublié les détails du trajet, mis à part la chaleur constante. Pourtant, j’ai réfléchi. Je me souviens avoir songé qu’ils avaient raison, dans les films, que les enterrements devraient toujours se dérouler sous une pluie battante. Que les proches devraient s’attrouper autour d’un trou. Que les femmes devraient serrer contre elles des enfants au visage triste. Qu’un prêtre devrait jeter une poignée de terre au-dessus de la tombe, et qu’un mystérieux étranger devrait se tenir à l’écart. Au lieu de quoi, les obsèques de Kiffo se dérouleraient dans l’église méthodiste climatisée. Nous serions assis en rangs sur de confortables chaises. Il y aurait une sono. J’étais au courant de tout. Nous avions répété la cérémonie, au lycée, comme pour une pièce. D’ailleurs, j’imagine que c’était ça, un drame où chacun de nous tiendrait son rôle. Même la scène avait été savamment arrangée. Kiffo était athée. Pourtant, le lycée avait tout planifié avec minutie, y compris la réservation de l’église. Oui, tout le

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monde s’était décarcassé pour s’assurer que l’événement se passerait bien, que la représentation se déroulerait sans anicroche. Qu’est-ce que j’ai dû les décevoir ! Je me rappelle avoir pensé à mon propre corps, tout en marchant. La transpiration me piquait les yeux. Où que je regarde, ce que je voyais était teinté d’une nuance laiteuse. Mes jambes et mes bras picotaient sous l’effet du soleil. Des réactions chimiques pareilles à de petites bombes se produisaient le long de ma peau. Cause et effet. Comme la mort de Kiffo. Quelqu’un – j’ai oublié qui – m’avait appris qu’il avait succombé à une embolie. Un caillot de sang pas plus gros que l’ongle d’un bébé s’était formé lorsque la voiture l’avait heurté. Ou lorsqu’il était tombé à terre. Le tueur était resté là un moment, puis, emporté par la circulation sanguine, avait foncé comme un missile jusqu’à son cerveau. Boum ! Fini. L’horreur. N’importe quel traumatisme était susceptible de déclencher cette balle et de l’expédier sur sa cible. Il n’y avait rien que quiconque pût faire. J’ai presque haï Kiffo pour ça. C’était si bête, si peu intéressant, si puéril. Comment avait-il osé laisser ça arriver ? Toute cette vie n’en paraissait que plus fragile. Un accident qui risquait de se produire à n’importe quel moment. J’ai essuyé la sueur de mes yeux, mais ils se sont remplis tout aussi rapidement.

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Quand j’ai atteint l’église, tout le monde était déjà là. Les gens grouillaient alentour, cherchant l’ombre comme des perdus. Le proviseur écumait la foule, avec un petit mot pour chacun et une tronche solennelle qui lui allait comme un costume mal taillé. Le père de Kiffo était là. Un instant, je ne l’ai pas reconnu, puis je me suis rendu compte qu’il s’était rasé. D’ordinaire, une barbe de trois jours lui salissait les joues, mais là, elles étaient rougies par le feu du rasoir. On aurait dit une patate. Ses yeux ne tenaient pas en place, et ses doigts se serraient et se détendaient constamment. À croire qu’un verre l’attendait quelque part au loin, et que l’effort pour mettre la main dessus le faisait frémir. Je ne connaissais pas grand monde. Un ou deux profs, quelques parents. Un voisin ou deux aussi. Jonno n’était pas là. J’ai repéré quelques élèves de ma classe. Melanie Simpson, Rachael Smith, Natalie Sykes, Nathan Manning, Vanessa Aldrick. Ils étaient raides, mal à l’aise. Pour une fois, Vanessa paraissait ne pas se barber. Mais ç’aurait été difficile d’arborer cet air en ces circonstances, même pour elle. J’ai lentement avancé jusqu’aux portes de l’église et je me suis jointe à l’étrange assemblée. Je ne savais pas trop quoi faire, en vérité. Le proviseur n’a évidemment pas manqué de foncer vers moi.

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— Ça va, Calma ? s’est-il enquis sur ce ton qu’il réservait pour les occasions où il voulait passer pour un être sensible et délicat. J’ai noté qu’il me détaillait de la tête aux pieds, remarquant mes vêtements trempés et mes cheveux collés de sueur. Un éclair mécontent a illuminé ses yeux. Je n’avais pas revêtu mon costume. Je n’avais pas joué le jeu. Puis il a fermé les paupières et, sur ses traits, la fausse inquiétude a réussi à reprendre le dessus. — Vous me semblez un peu angoissée. Vous êtes sûre que vous tiendrez le coup ? Je me suis contentée de hocher la tête. Parler était trop dur. Par bonheur, il a aperçu quelqu’un d’autre et a déguerpi. J’ai contemplé le portail de l’église, me suis demandé pourquoi ils nous ne nous autorisaient pas à entrer. Quelqu’un avait-il oublié les clés ? Y avait-il des heures d’ouverture spécifiques, comme dans les pubs ? Une brève image s’est imposée à moi, celle du prêtre consultant sa montre à l’intérieur de l’édifice frais, attendant que la grande aiguille l’autorise à nous accueillir, nous le public de pratiquants assoiffés de Dieu. À cet instant, les portes se sont effectivement ouvertes, et j’ai compris ce qui se passait. Un autre enterrement nous avait précédés. Des gens sont sortis, serrant la main du prêtre (enfin, je crois que c’était lui), marmonnant quelques mots avant de se diriger vers le parking. Certains avançaient d’un bon pas,

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visiblement soulagés d’être tirés d’affaire. D’autres marchaient lentement, courbés sous le poids du chagrin ou de la fatigue. Une femme était soutenue par un homme, son fils peut-être. Elle paraissait étonnée, mais à peine, comme s’il s’agissait d’un problème qui l’avait effleurée avant qu’elle l’évacuât, trop compliqué pour qu’elle le comprît. Il en prenait presque des allures de révélation. Elle était dans un état où les choses lui étaient certes arrivées, sauf qu’elles n’avaient aucun sens, aucune logique. La mort pour laquelle elle s’était déplacée s’était imposée à elle. Dès lors, le monde s’était imposé à elle – enterrement, fleurs, organisation, assurance. Ces détails arrivaient. Ils arrivaient sans elle. Elle était impuissante, et moi, je me sentais comme elle. En quelques minutes, ils ont tous disparu, emportant leur univers avec eux. Notre tour était venu. Le prêtre a serré la main du proviseur, lui murmurant quelques mots, sans doute des excuses pour le retard. Nous sommes entrés dans l’église, qui semblait teintée de la tristesse des autres. Je me suis installée à la place qui m’avait été attribuée, au premier rang. Nous avions répété cela. En tant qu’intervenante, j’avais l’obligation de me tenir prête, de guetter le signal. Après le proviseur, naturellement. Je serais la dernière à parler. Du coup, on m’avait collée au bout du banc. Nous n’étions pas très nombreux. En attendant que la cérémonie commence, j’ai examiné

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les alentours. L’édifice était vaste, l’air conditionné me flanquait la chair de poule. La transpiration luttait contre l’atmosphère glaciale. J’ai senti mon débardeur se froisser, sécher. Le premier rang était occupé par des gens du lycée. Les parents, si c’en étaient, étaient relégués derrière. À l’exception du père de Kiffo, bien sûr. Lui trônait devant, à côté du proviseur, à croire que le bahut lui avait fait une grande faveur en lui offrant un fauteuil d’orchestre. L’autoriser à assister aux obsèques de son fils, comme s’il s’agissait d’un privilège spécial. J’ai vu le proviseur lui tapoter le bras, mais le père de Kiffo avait l’air égaré. Il aurait préféré être au pub où, au moins, il connaissait les gens, un monde qui lui était familier, contrairement à cet endroit étrange et étranger, dirigé par des inconnus qu’il ne comprenait pas. Ses mains tremblaient. C’est alors que j’ai remarqué le cercueil de Kiffo. Il était déjà en place, à côté de l’autel. Tellement bizarre et triste. J’ai dû retenir une envie irrépressible d’aller soulever le couvercle, histoire de vérifier que Kiffo était bien dedans. J’en doutais. Kiffo aurait préféré mourir plutôt que d’être vu dans un machin pareil. Il aurait détesté ça. Et d’abord, les lumières étaient trop vives. Et le silence trop pesant. Le prêtre a grimpé les quelques marches conduisant à l’autel et a contemplé la maigre assemblée. L’espace d’une seconde, j’ai cru qu’il

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allait se lancer dans un spectacle comique, genre : « Mon épouse est si laide que, à sa naissance, la sage-femme a giflé sa mère… » J’ai eu du mal à étouffer mes rires. Nous avons entonné quelques hymnes, tous déplacés. Si l’on m’avait confié l’organisation du spectacle, j’aurais au moins choisi quelques chansons de rap. Kiffo aimait le rap. Une fois les chants finis, nous nous sommes rassis, et le prêtre a pris une allure de circonstances. Il était visible qu’il avait déjà fait ça des milliers de fois. Il a pris le temps de nous regarder, puis s’est lancé dans son speech. — Nous sommes ici aujourd’hui pour faire nos adieux à Jaryd Kiffing et, si je puis me permettre cette expression, pour célébrer sa vie, aussi tragiquement courte ait-elle été. Jaryd nous a été enlevé trop vite et de manière inattendue. C’était un garçon plein de vie. Il avait un futur brillant devant lui… Ç’a été plus fort que moi. Je me suis demandé ce qu’il se serait passé si Kiffo avait eu un futur brillant derrière lui. Avais-je un passé brillant devant moi, ou un présent brillant devant et derrière ? Dans ce type de cérémonies, il est facile de s’égarer sur des chemins de traverse. J’ai essayé de me concentrer de nouveau. — … et pourtant, il a été fauché avant d’avoir eu le temps de fleurir et de s’épanouir. C’est en ces moments-là que nous nous interrogeons :

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« Pourquoi ? Pourquoi Jaryd Kiffing ? » Ce n’était qu’un enfant. Un innocent. Cependant, il nous a été enlevé sans explications. Il n’est donc pas surprenant qu’en pareilles circonstances nous ayons tendance à douter. Oui, nous doutons d’un Dieu qui semble si capricieux. J’ai été souvent confronté à ces doutes, auprès de parents accablés comme William ici présent… De qui diable parlait-il ? J’ai mis quelques secondes à comprendre qu’il faisait allusion au père de Kiffo. Le temps que je revienne à nos moutons, j’avais pris du retard. — … qu’il y a bien une raison, même si elle échappe à notre entendement. La Bible nous enseigne qu’il n’est pas un moineau qui tombe sans que Dieu ne l’autorise. Or, si un moineau peut mourir, quelle signification revêt la chute d’un Jaryd qui était aimé des siens, de sa famille et, naturellement, de Dieu ? À partir de là, je me suis remise à rêvasser. Je commençais à avoir la migraine, résultat de ma marche en plein soleil, sans doute. En tout cas, les mots se sont mis à se mélanger. Je saisissais une phrase par-ci par-là, une référence à « Jaryd », ce qui, chaque fois, accentuait les battements dans mon crâne. Comprenez bien : je n’étais pas en colère, ni indignée, contrairement à ce que d’aucuns ont prétendu plus tard. J’étais juste fatiguée et irritée. Irritée par le refus du prêtre de l’appeler « Kiffo ». Il aurait pu se renseigner, non ? Tout le

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monde l’appelait Kiffo. La plupart des profs l’appelaient Kiffo. Même le Pitbull l’avait appelé Kiffo. Il a terminé son laïus, je ne m’en suis pas aperçue. Je me souviens avoir levé les yeux et découvert le proviseur à l’autel. Le relais avait été transmis sans que je le sache, pareil à un tour de passe-passe. Une fois encore, je me suis efforcée d’écouter. Pour une raison inexplicable, je tenais à entendre ce que Di Matteo avait à dire. — … restera dans la mémoire de tous ses amis et du personnel du lycée avec une tendresse considérable. C’était un garnement espiègle dans le plus pur esprit australien. C’était aussi un élève au formidable potentiel. Il avait tant à offrir, et sa perte prématurée est un coup du sort cruel, car nous n’aurons pas eu le temps de le voir devenir le charmant adulte qu’il était forcément destiné à être. Il est indubitable qu’il a enrichi l’existence de tous ceux qu’il a côtoyés. Il nous manquera beaucoup. Je peux seulement affirmer que son esprit restera en nous, que, malgré sa disparition, une part de Jaryd Kiffing ne nous quittera jamais. Je le sens dès à présent avec nous. Dieu te bénisse, Jaryd. Merci. Il est redescendu vers nous, l’air de s’attendre à des applaudissements. Ç’avait sûrement été un beau discours. Mme Mills (pourquoi ne l’avais-je pas remarquée avant ?) a reniflé doucement dans son mouchoir. Le proviseur, élégant, est allé lui

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passer un bras réconfortant autour des épaules. Oui, un bien beau discours. Le prêtre a repris sa place. J’en avais assez d’assister à cette permanente montée et descente des marches. Pendant quelques instants, il n’a rien dit, comme perdu dans une profonde contemplation. — Merci, monsieur Di Matteo, a-t-il fini par lancer. Je suis certain que tout le monde a été aussi ému que moi par le merveilleux tribut que vous venez de rendre à ce parfait jeune homme. Le dirlo a gracieusement incliné le menton devant le compliment, et l’autre a enchaîné. — Notre dernière intervenante a très bien connu Jaryd. C’était une amie proche, et elle était avec lui au moment du tragique accident. Elle est admirablement qualifiée pour nous parler de Jaryd, nous expliquer ce qu’il signifiait pour elle et tous ses amis. Calma Harrison. J’ai eu l’impression d’une annonce dans un de ces spectacles de bas étage. « Attention, Mesdames et Messieurs, car votre ami et le mien… » Merci beaucoup, Mesdames et Messieurs. Merci. Je suis ravie d’être ici ce soir. Bref, c’est Kiffo qui entre dans un bar, et le barman lui dit : « Kiffo, il y avait ce gros tas de nouilles tout à l’heure qui te cherchait. Il avait l’air sacrément furax, mon pote ! » Et Kiffo de pâlir et de répondre : « Je refuse de me battre avec lui. Je le connais. C’est un vrai psycho-pâtes. » Merci. Merci beaucoup. Je

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m’appelle Calma Harrison, et vous êtes un public formidable. Je me suis levée et me suis dirigée vers l’autel. Mains dans les poches. Le prêtre souriait. Il m’a prise par le bras et m’a aidée à monter les marches. Après m’avoir demandé si je me sentais « à la hauteur », il s’est éloigné de quelques pas. Après un rapide coup d’œil à l’assemblée, je me suis lancée. Ma voix était un peu faiblarde, mais la sono était bonne. — Mesdames et messieurs, il a été dit beaucoup de choses au sujet de Kiffo, aujourd’hui. Je tiens notamment à revenir sur une déclaration de notre proviseur, M. Di Matteo. Il a affirmé que Kiffo avait enrichi les vies de ceux qu’il avait côtoyés. Si, personnellement, je ne peux qu’acquiescer, j’ose suggérer que bien d’autres ne seront pas d’accord. Ils pourraient même préciser qu’il a appauvri leur existence. Au moins pour ce qui est de leurs télévisions, équipements informatiques, chaînes hi-fi, lecteurs DVD et autres objets personnels du même type. Soyons honnêtes, mesdames et messieurs, Kiffo n’était que trop enclin à fracturer les maisons d’autrui. Et il s’appropriait tout ce qui n’était pas boulonné au sol. Je me suis octroyé une pause, pour l’effet dramatique, et pour jauger de la réaction du public. Le père de Kiffo se penchait en avant en tordant

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les mains sans rien capter. Si la roue tournait, le hamster était mort. Quant aux autres, un émoi certain les agitait. Les gens secouaient légèrement la tête, comme s’ils n’en croyaient pas leurs oreilles. Comme si, à l’instar de la télé qu’on cogne, ils pensaient qu’agiter le crâne améliorerait la réception. C’est le père Di Matteo qui a affiché la tronche la plus chouette, cependant, celle d’un homme à qui on venait d’assener soudainement un violent coup sur la nuque avec un tuyau de plomb. Il avait la bouche vaguement ouverte et les yeux vitreux. Leur adressant un sourire affable, j’ai continué. — Oui, Kiffo n’était pas exactement un saint. Ni de son vivant, et certainement pas maintenant qu’il est mort. Traitez-moi de ringarde, mais je ne crois pas que la personnalité de quelqu’un change, simplement parce qu’il a cessé de respirer. Vous voulez la vérité sur Kiffo ? À en juger par les mouvements de tête généraux, la réponse était sûrement : « Non merci, si ça ne vous dérange pas. » L’assistance commençait à être mal à l’aise. Le proviseur paraissait même furax. Mme Mills donnait l’impression qu’on venait de lui fourrer un aiguillon à bétail dans le rectum. Soudain, le dirlo a bondi sur ses pieds et s’est rué vers l’autel. Comme un super-héros, il se jetait dans l’action pour sauver la situation. Il lui aurait suffi d’enfiler son string par-dessus son pantalon, et il aurait tout eu du rôle. Il avait beau être un connard fini, il avait néanmoins le

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courage et l’autorité de réagir. Je suis donc passée au plan B. J’ai rapidement tiré de ma poche la paire de menottes en peluche rose que j’avais acquise au sex-shop. Trente-cinq dollars et cinquante cents de matériel kitsch pour adeptes du bondage. Avec une agilité qui m’a surprise, j’ai refermé un bracelet sur mon poignet gauche et l’autre autour de la rampe en laiton qui entourait l’autel. Ça l’a stoppé net. Que ce soit à cause du spectacle d’une de ses élèves de seconde menottée à un objet du culte à l’aide d’un gadget qui aurait plus eu sa place au Mardi gras de Sydney ou qu’il ait tout bonnement compris la futilité de son geste. Je l’ignore. En tout cas, il a freiné des quatre fers. Je l’ai toisé. — Je vous en prie, monsieur Di Matteo, asseyez-vous. IMMÉDIATEMENT ! Il a obtempéré. Il a peut-être deviné que je le tenais par les bijoux de famille. Sauf à avoir une paire de cisailles dans la poche intérieure de son veston, il était condamné à me laisser enchaînée à l’autel pour le moment. Personne n’a bronché. — La vérité sur Kiffo, ai-je repris. Elle est difficile à entendre. Quelqu’un a dit un jour que la première victime d’une guerre, c’était la vérité. Comme Kiffo avait tout d’une zone de guerre, j’imagine que je ne devrais pas être très étonnée de toutes les répugnantes âneries qui ont été, jusqu’à présent, débitées à son sujet. Allons, bonnes gens, un peu de sérieux. Aucun d’entre

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vous n’aimait Kiffo. Le « père accablé » moins que personne. Kiffo ne m’a pas beaucoup parlé de vous, monsieur Kiffing, mais c’était inutile. Je lisais dans ses yeux et sur ses bleus ce qu’il essayait de dissimuler de son mieux. Sans être psychanalyste, je sais qu’une grosse partie de la colère que Kiffo traînait partout avec lui, sa haine de l’autorité et son inclination à la violence gratuite prenaient racine dans la façon dont vous le traitiez. Certains de ses pires défauts lui ont été enseignés par vous… La vache ! Ils m’écoutaient religieusement, désormais. Figés, le regard fixe. On aurait dit un tas de lapins pris au piège de phares. Au fond de moi, je me suis demandé pourquoi ils ne s’en allaient pas. Ça m’aurait coupé le sifflet, certainement. M’aurait fait passer pour une idiote menottée à l’autel d’une église vide avec la seule compagnie d’un cercueil. Franchement, je pense que ça ne leur a pas traversé l’esprit. Je les avais hypnotisés. Di Matteo continuait à tirer une gueule irrésistible. Je vous jure qu’il voyait déjà les gros titres du journal local si jamais ils avaient vent de ce qui était en train de se produire. Il avait tout de l’homme qui contemple la fin de sa carrière. — … Il y a également eu l’école, ai-je poursuivi. L’endroit où les enfants maltraités devraient pouvoir trouver réconfort et soutien. Qu’est-ce que Kiffo a reçu de l’école ? Une autre forme de violence. Une forme pire de violence, si cela est

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possible. Parce que son père tabassait son corps, l’école a jugé bon de briser son esprit. Durant toutes les années où je l’ai connu, et j’en ai passé, des heures de classe avec lui, on lui a assené qu’il était idiot. Idiot parce qu’il ignorait ce qu’était une métaphore. Idiot parce qu’il ne voyait pas en quoi il était important de le savoir. Lorsqu’on répète avec suffisamment d’insistance à quelqu’un qu’il est idiot, il finit par le croire. Kiffo le croyait… J’ai senti des gouttes de sueur perler sur mon visage. La clim’ avait peut-être rendu l’âme, elle aussi. Écartant une mèche humide de mes yeux, j’ai enchaîné. — … Ses profs le détestaient. Je ne le leur reprocherai pas. Il pouvait se montrer absolument odieux en cours. Il était aussi une épine dans votre pied, monsieur Di Matteo. Sauf que, maintenant, vous en faites un garnement espiègle. Tout ça parce qu’il n’est plus en mesure de répondre ? La mort a résolu le problème, et vous pouvez vous permettre de vous montrer généreux. Il est tellement facile d’aimer les morts, monsieur Di Matteo. Ils demandent si peu… Une fois encore, je me suis interrompue. Ma migraine reprenait de plus belle, et j’étais épuisée, sur le point de tomber dans les pommes. Mes jambes tremblaient, la transpiration m’irritait les yeux. Mes pensées étaient confuses. Pourquoi faisais-je cela ? Qu’essayais-je de dire ? Lorsque j’avais commencé mon discours, la conclusion

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m’avait paru claire, le but évident. Maintenant, ils me semblaient hors de portée, comme le nom d’une personne que vous auriez oublié. Je me suis botté le train, espérant que l’objectif final se révélerait à moi de lui-même au cours de ce travelling. — … Et moi ? Qu’en est-il de moi ? Je ne sais toujours pas ce que Kiffo pensait de moi. Pas vraiment, en tout cas. Il ne voyait pas les choses de la même façon que les autres. Il se doutait, j’imagine, que j’étais la meilleure de la classe, cela ne l’impressionnait guère. C’était là quelque chose que j’avais, et pas lui, mais il n’y accordait pas beaucoup d’importance. Comme ses cheveux roux ou ses jambes arquées. Une caractéristique qui ne vous rend ni mieux ni pire. Un incident de naissance… La mèche était revenue. Je l’ai plaquée derrière mon oreille. — … Voici ce que Kiffo m’a appris. Il m’a appris que, sous les apparences, nous sommes les mêmes, que nous ne devrions pas juger sans savoir, lui qui avait été jugé toute sa vie. Récemment, une rumeur déplaisante a couru sur moi et, pendant un temps, ma vie a été un enfer… J’ai regardé Rachael Smith au premier rang. Elle a baissé la tête. — … Les gens ont fui mon regard. D’autres m’ont évitée. Un moment, j’ai compris ce qu’habiter le monde de Kiffo devait être. Un monde où tout le monde vous juge et condamne chacun de

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vos gestes. Le seul à ne pas avoir agi ainsi à mon égard a été Kiffo. Pour lui, l’opinion des autres ne comptait pas. Il m’a offert son amitié et son soutien… J’avais retrouvé mon élan et, mon but, s’il n’était pas d’une clarté absolue, avait néanmoins commencé à être un peu moins flou. Cependant, le vertige ne me quittait pas, et j’avais du mal à me concentrer. J’avais désespérément envie de dormir, mais j’avais conscience que je devais en finir d’abord. — … Je n’ai qu’une vague notion des sentiments réels que Kiffo nourrissait à mon égard. En revanche, je sais très bien ce que moi, je ressens. J’aimais Kiffo. Quarante mille frangins ne réussiraient pas à compenser son absence, malgré tout leur amour. Et voici que je me retrouve à côté d’une boîte, la bouche pleine de mots vidés de leur sens. Peut-être que, en fin de compte et tout compte fait, c’est la seule chose que je puisse faire – offrir en son nom l’image de moi la plus absurde qui soit, attachée à un autel avec un joujou sexuel minable. Kiffo aurait adoré ça. Il aurait rigolé, parce que ma prestation est bien dans son genre. Alors, marrons-nous, bonnes gens, en mémoire de lui. Puis faisons disparaître cette maudite boîte et brûlons-la pour foutre le camp d’ici au plus vite. Je me suis sentie partir durant mes deux dernières phrases. La lumière a vacillé, tourbillonné.

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Ma dernière vision a été celle du proviseur se penchant en avant, puis le monde a basculé, a explosé. Enfin, comme on dit dans les meilleurs bouquins, les ténèbres se sont refermées sur moi.

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DÉCEMBRE : ÉCOLE PRIMAIRE, CM2

Tu es assise sous un arbre feuillu, dans un coin de la cour de récréation. C’est l’heure de la pause, et tu as un livre ouvert sur les genoux. Coincée entre les pages, une coupure de journal. Tu la lis. Une enquête a été ouverte après la découverte d’un corps, lundi, dans la banlieue nord de la ville. Un porte-parole de la police a confirmé que le défunt était âgé de dix-sept ans et était connu pour être héroïnomane. En revanche, il a refusé de commenter l’hypothèse selon laquelle le décès serait dû à une overdose. « L’enquête suit son cours, s’est-il borné à dire, mais nous ne recherchons pas de suspects dans cette affaire. » Le cadavre a été trouvé lundi après-midi par le jeune frère du défunt. Tu t’adosses au tronc, baignée par le soleil qui traverse les feuilles. Dans ta tête, un poing

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cogne un mur tandis que des larmes coulent sur le visage d’un petit bonhomme roux. Sans surprise, tu t’aperçois que tes joues sont elles aussi humides.

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Les chaises formaient un cercle. Mme Mills était assise sur celle qui me faisait directement face. Ma mère était à ma gauche, la femme policier au visage tordu – je ne connaissais toujours pas son nom – sur ma droite. À gauche de Mme Mills, le Pitbull. À droite de Mme Mills, ma prof principale, Mlle Blakey. La pièce était confortable et calme, lumières douces, moquette épaisse, plantes en pot au feuillage luisant artistiquement arrangées dans les coins. Sans compter les affiches aux murs. Vous voyez le genre, non ? Numéros de téléphone gratuits pour les gens à problèmes. Je ne leur ai pas prêté beaucoup d’attention. Une fois tout le monde installé, il y a eu un silence embarrassé, comme si nous avions conscience que le spectacle

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avait commencé mais qu’aucune ne se souvenait de qui devait lancer la première tirade. Qu’est-ce que je fabriquais ici ? Aussitôt posée, la question m’est sortie de l’esprit. Mme Mills s’est raclé la gorge. — Nous sommes réunies aujourd’hui afin d’entamer un processus de médiation, et je vous souhaite la bienvenue. L’objectif de cette réunion n’est pas de décider qui a tort ou raison, qui est bon ou méchant. Nous ne sommes pas ici pour distribuer des blâmes. Nous sommes ici pour réparer les éventuels dommages provoqués par les récents événements. Dans la mesure du possible. Rien de ce que nous pourrons dire ne changera quoi que ce soit à la mort de Jaryd Kiffing. Nous devons cependant essayer de refermer les plaies. Souhaites-tu commencer, Calma ? As-tu quelque chose à formuler ? J’ai secoué la tête. — Dans ce cas, vous, mademoiselle Plait ? J’ai gardé le visage baissé. Je refusais de regarder quiconque. Il y a eu un nouveau silence. — Je… je voudrais exprimer à quel point je suis désolée, vraiment navrée, de la mort de Kiffo. C’est la première fois depuis le temps que j’enseigne que je… perds… un élève. De façon tellement brutale, qui plus est. Je sais qu’il vous était cher, Calma. Et j’ai mal pour vous. Mon cœur saigne pour vous, sérieusement. J’ai relevé la tête. Ç’a été plus fort que moi.

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— Je ne vous crois pas, ai-je rétorqué. Vous le détestiez. Se penchant en avant, le Pitbull a plongé ses yeux dans les miens. — Je comprends votre réaction, Calma. Et je ne vous la reprocherai pas. J’ai conscience de l’effet que je produis sur les élèves, notamment au début. Je le sais très bien, même. Horrible, méchante, stricte, dénuée d’humour. Oui. Pourtant, et quoi que vous pensiez, j’aime mes pupilles. Trop, même. Il serait tellement plus facile d’être populaire. De blaguer, d’amener les élèves à m’aimer. Vous avez l’air d’estimer que c’est impossible, ça l’est. Sauf que je ne procède pas ainsi, Calma. J’en suis peut-être incapable. Je mate mes classes, certes, dans le seul but de leur inculquer quelque chose cependant. Ce n’est qu’ensuite que je peux relâcher la pression, accorder un peu de liberté. Quand ils ont commencé à apprendre. C’est pour cela qu’on me paie. — Les élèves vous haïssent. — Ce n’est pas vrai, est intervenue Mlle Blakey. Oh, je ne prétends pas que Mlle Plait est la préférée des professeurs du lycée, ce n’est pas le cas, mais elle est éminemment respectée. Cela vous étonnera-t-il de savoir que Vanessa Aldrick considère Mlle Plait comme une des meilleures enseignantes qu’elle ait jamais eues, Calma ? Qu’elle estime avoir plus appris ce dernier trimestre avec

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elle que durant les précédents ? Et elle n’est pas la seule. Loin de là. Vanessa ? Je n’aurais sans doute pas dû être étonnée, à la réflexion. Car, ces derniers temps, le monde avait pris la sale habitude de renverser cul par-dessus tête mes attentes et mes opinions. Pourtant, Vanessa ! — Efforcez-vous de vous mettre à ma place, Calma, a repris le Pitbull. Vous êtes douée en anglais. La plus douée de tous ceux que j’ai croisés dans ma carrière, peut-être. Mais vos camarades, eux, ne sont pas comme vous. Je pourrais vous laisser tranquille, vous réussiriez. D’ailleurs, ce serait sûrement préférable, avec une personnalité comme la vôtre. Pas les autres, néanmoins. Eux ont besoin qu’on leur enseigne, Calma, et c’est mon travail. Vous avez le droit de ne pas apprécier mes méthodes. Dieu sait si, moi, parfois, je ne les aime pas. Mais elles sont efficaces. Et, je le répète, c’est pour cela qu’on me paie. Le silence est retombé, rompu par Mme Mills. Bon sang ! Sa voix me donnait des envies de hurler. Tellement professionnelle, apaisante, raisonnable. — De toute façon, nous ne sommes pas ici pour discuter des méthodes de Mlle Plait, n’estce pas ? Ce sont les activités dans lesquelles vous et Kiffo vous êtes lancés en dehors du lycée qui nous concernent. J’ai conscience que tu risques de ne pas beaucoup apprécier cela, Calma, mais

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rappelle-toi que personne ici ne te veut du mal ni ne souhaite t’humilier. Pourtant, il faut en discuter. Pourrais-tu nous expliquer vos soupçons envers Mlle Plait ? Ce que Kiffo et vous avez cru qu’elle faisait ? C’était ce que j’avais redouté. Comment le formuler ? Cela paraissait si bête, désormais, même dans ma propre tête. Ce que j’allais déclarer devant ces adultes réunies leur semblerait totalement immature. Ça me semblait immature. C’était comme m’obliger à déclarer qu’elle était une extraterrestre, une énormité de ce genre. Comment oserais-je lancer à haute voix, dans cette pièce, face à ces femmes : « J’ai cru que vous étiez impliquée dans une activité criminelle » sans perdre toute crédibilité ? Sauf que je ne voyais pas quoi dire d’autre. J’avais besoin de Kiffo. Or, il n’était plus là. Il ne serait plus jamais là, et je n’avais pas le choix. — J’ai pensé… j’ai pensé que vous faisiez du trafic de drogue. — Je sais, a aussitôt rebondi le Pitbull. Et, à la lumière de ce qui s’est passé, je peux comprendre comment vous en êtes arrivée à cette conclusion. Vu les circonstances, elle n’était pas insensée. La langue m’a démangé de lui balancer où elle pouvait se fourrer sa bienveillance condescendante. Mais bon, je n’étais pas franchement dans la position idéale pour ça.

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— La seule solution, a-t-elle poursuivi, c’est que je réponde à vos questions le plus précisément possible. Vous méritez au moins ça. Vous devez l’avoir appris maintenant, je suis bénévole dans une association de lutte contre la drogue durant mes loisirs. Une bénévole confirmée, d’ailleurs. Elle s’est interrompue, sûrement pour me permettre d’apprécier ce détail. Je n’ai pas réagi. — Vous savez également, a-t-elle repris, que je consacre beaucoup de temps à m’occuper de personnes dépendantes. Ce qui explique pourquoi je suis tirée de mon lit à des heures grotesques de la nuit ou du petit matin. Les drogués se fichent des pendules et des montres, Calma. Ils ont une façon bien à eux de mesurer le temps. Ce n’est pas un reproche. Juste une constatation destinée à vous expliquer les choses. Je sais que vous m’avez surveillée. Suivie. Et vous avez trouvé étrange que je rencontre le docteur Collins à trois ou quatre heures du matin. Je me trompe ? J’ai continué à fixer la moquette. Puéril, d’accord. N’empêche, il était exclu que je lui accorde plus de satisfaction que nécessaire. Mon silence ne l’a pas désarçonnée pour autant. — Donc, a-t-elle enchaîné, je suis une bénévole qualifiée en matière d’aide aux drogués. Cela suffit-il à justifier de mes activités ? Cette fois, je n’ai eu d’autre solution que d’acquiescer en boudant. Rien de très neuf, là-dedans, j’en étais arrivée aux mêmes conclusions toute

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seule. Enfin, avec l’aide du délicieux Jonno, bien sûr. — Y a-t-il autre chose que vous voulez me demander ? a-t-elle insisté. Quelque chose qui vous aiderait ? Nous sommes ici pour ça. Pour poser des questions et obtenir des réponses. Si vous y réfléchissez cinq minutes, j’étais coincée. Me serais-je entêtée à garder la tête baissée et à ne produire que des commentaires dénués d’enthousiasme, je serais passée pour une encore plus grosse nulle que je l’étais déjà. Je n’avais d’autre choix que de tenter de conserver un maximum de dignité. Poser les questions. Obtenir les réponses. De toute façon, il restait des points obscurs que j’avais besoin d’éclaircir. Pas pour eux-mêmes, pour Kiffo et moi. Écoutez, je ne tiens pas à tomber dans les détails rasoirs. Cette réunion a paru durer des plombes. Si vous n’avez rien contre, je résume. Les questions que j’ai posées, les réponses que m’a servies le Pitbull. Ça nous fera gagner du temps. Q. Où elle et le Furet se rendaient-ils lorsque nous les avions poursuivis à moto ? R. À une conférence intitulée « Nouvelles solutions contre la dépendance ». Leur présence avait été enregistrée. Le Pitbull était chargée du discours d’ouverture. Tout cela était vérifiable. Q. Pourquoi la voiture avait-elle brusquement accéléré ?

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R. L’explication était un peu embarrassante. La montre du Pitbull retardait. Ils avaient soudain vu l’heure sur la pendule du tableau de bord et compris qu’ils allaient être à la bourre. D’où cette accélération inattendue. Ils ne s’étaient pas rendu compte que nous les filions. Q. Pourquoi le Pitbull avait-elle eu ce commentaire devant moi, qui sous-entendait qu’elle connaissait la famille Kiffing ? R. Ah ! Une question délicate. Confidentielle. Disons juste que, au cours de l’exercice de son bénévolat, elle avait eu l’occasion d’apprendre… les difficultés qu’un membre de cette famille avait eues dans le passé. Elle ne pouvait développer. Quant à cette réflexion, elle la regrettait. Elle s’était montrée non professionnelle. Q. Qu’est-ce que le Furet lui avait remis cette nuit-là ? La poudre blanche dans le sachet. R. Du Naltrexone. Une drogue couramment utilisée dans le traitement de l’addiction à l’héroïne. Disponible sur prescription médicale, souvent destinée à servir « d’agent de désintoxication rapide ». Le docteur Collins était généraliste, il avait le droit de distribuer ce produit. En l’occurrence, il s’agissait d’une urgence, même si le Pitbull était prête à reconnaître qu’ils avaient mordu la ligne jaune, puisque elle-même n’était pas habilitée à donner cette drogue. Vu les circonstances (qu’elle ne pouvait me révéler, étant tenue par la confidentialité),

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ce défaut dans le protocole serait considéré avec bienveillance par la plupart des gens. Bon, il y a eu des tas d’autres points abordés, mais ça n’était pas très important. Ma mère a pris la parole. La policière aussi. Rien que des mots, au bout du compte. Tout à la fin, je me suis mise à pleurer. Je ne le voulais pas, bon sang, non ! Je n’ai pu me retenir. Le plus drôle, c’était que ça n’avait rien du machin habituel. Pas de sanglots à vous déchirer le ventre ni d’émotions débordant de partout. Rien de tel. Plutôt le sentiment de vomir quelque chose de dur et de solide logé dans des recoins sombres dont j’ignorais même qu’ils existaient. Les larmes dégoulinaient sur mes joues, mais ce n’étaient pas des larmes de regret. C’étaient des larmes d’humiliation, bien que j’eusse conscience d’être responsable d’une situation où j’avais tout d’une gamine de dix ans. Elles n’avaient rien à voir avec le fait que : Le jeu était fini. Terminé. Fin de l’histoire. Ce que j’avais compris depuis longtemps. Les larmes étaient, tout bien pesé, pour Kiffo. Pour la vie qu’il avait menée et celle dont il avait été privé pour toujours. Et surtout, pour ce gâchis froid, dur et implacable. Et parce que quel dommage, Kiffo ! Oh, vraiment, Kiffo, quel dommage !

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Eh bien, nous y voilà. À la fin. Ou presque. J’imagine que vous attendez un chapitre qui fasse ce que font les derniers chapitres. Qui règle les ultimes détails, ce genre de choses. Je vous comprends. S’il s’agissait d’un livre que je lis au lieu de l’écrire, je serais comme vous. Alors, que puisje vous dire ? Il semble que, après l’enterrement, j’aie connu un moment de disgrâce. Je ne rappelle pas bien ce qui s’est passé après le final dramatique de mon panégyrique. Quelqu’un m’a raconté plus tard que le proviseur avait été obligé d’en appeler à un serrurier pour me libérer de ces menottes. Je regrette de ne pas avoir assisté à ça. Un pauvre type a débarqué dans l’église avec ses cisailles, et j’ai

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été emmenée à l’hosto. Où l’on a procédé à toute une batterie de tests, et il apparaît qu’il s’agissait d’une insolation, tout bêtement. De ça non plus, je n’ai guère de souvenirs. Apparemment, on a téléphoné au boulot de ma mère, et elle a déboulé avec force pleurs, gémissements, grincements de dents et accusations contre elle-même. Il faut de tout pour faire un monde, j’imagine. Bref, j’ai eu droit à deux semaines de vacances. Et tant mieux, parce que ça m’a menée jusqu’aux quatre semaines de congés qu’on nous octroie au milieu de l’année scolaire. Ils ont aussi concocté une histoire, selon laquelle j’avais souffert de dépression – ma sortie en pleine église était le résultat combiné d’une insolation et d’un stress post-traumatique. Ce qui, peut-être, n’était pas si éloigné que ça de la vérité. Mais la vraie raison, c’est que je posais un problème dont ils se seraient volontiers passé. Le lycée, s’entend. Le dirlo faisait sûrement dans sa culotte à l’idée que j’aille trouver les journaux pour leur servir ma version des choses. Tu parles ! Si vous aviez lu notre feuille de chou locale, vous sauriez que : a) ils auraient été infichus de me donner plus qu’un malheureux dollar et vingt-cinq cents pour mon scoop en exclusivité ; b) ils étaient capables de transformer n’importe quelle histoire en un incompréhensible galimatias, aussi claire que j’eusse pu être. Kiffo commettait moins d’erreurs grammaticales que ces types en barattaient à longueur de journée.

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Pourtant, le principal s’inquiétait de gros titres tels : « Une lycéenne s’adonne à un bondage diabolique en pleine église », donc il s’est décarcassé pour étouffer l’affaire. Voilà sans doute pourquoi je n’ai jamais eu la visite des flics. Sauf pour mon témoignage concernant l’accident, naturellement. Mais quant à la prof harcelée et ses menaces de poursuites en justice, ç’a été comme s’il ne s’était jamais rien passé. L’agent Ryan avait peut-être tiré quelques ficelles, qui sait ? Bon, d’accord, il y a eu cette espèce de médiation. On m’a appelée à la maison pour m’inviter à y participer. Que répondre ? Je n’avais pas franchement d’alternative. Refuser aurait exigé plus de cran que je n’en avais. De plus, il se trouve que, à l’hôpital, j’avais déblatéré sur le compte du Pitbull, de Kiffo et de moi, une forme de délire, j’imagine. La cata. Bref, ils se compissaient de trouille au lycée en pensant que je soupçonnais le Pitbull d’appartenir au crime organisé. Quelqu’un a dû se dire que la médiation était le truc branché et malin à organiser. Je ne tiens pas à revenir là-dessus. Je vous ai déjà parlé de ce cauchemar. Ils ont dû bien se marrer, après. Calma Harrison, le privé, la dure de dure, qui avait chialé comme une môme. Et le Frigo ? vous demandez-vous. Je parie que vous comptez sur un happy end. Quelque chose dans le style :

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Mme Harrison se précipita à l’hôpital. L’angoisse déformait son visage, sa veste avait glissé de ses épaules, révélant l’uniforme usé et froissé d’un supermarché. Elle se rua sur l’infirmière de l’accueil. — Ma fille ! cria-t-elle. Ma fille est ici ! Il faut que je lui parle ! Tout de suite ! — Son nom, s’il vous plaît ? — Calma Harrison. Vite, je vous en prie. — Chambre 101. Mais vous ne pouvez la voir maintenant, madame. Les médecins… Trop tard ! Mme Harrison fonça dans le couloir, écartant à coups de coude déterminés les patients qui entravaient sa marche. Elle ouvrit à la volée la porte de la chambre 101 et étouffa un sanglot en découvrant sa progéniture étendue sur son lit de souffrance, les bras percés de perfusions. Elle se jeta sur elle, les joues inondées de larmes, et serra tendrement Calma contre elle. La jeune fille ouvrit ses yeux bouffis. — C’est toi, maman ? soupira-t-elle. — Oui, chérie, je suis là. Je suis là, et je ne t’abandonnerai plus jamais ! Le corps de Mme Harrison était secoué de sanglots violents tandis qu’elle caressait le visage, ô combien pâle, du fruit de ses entrailles. — Je t’aime, maman, souffla l’enfant. — Je t’aime aussi, chérie. Mon Dieu que je t’aime !

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Eh bien, pas mal vu, mais raté ! D’ailleurs, pas si mal vu que ça, quand j’y songe. Nous avons en effet discuté. Ma mère a même pris quelques jours de congé pour rester avec moi. Mais je me suis vite aperçue qu’elle ne pensait qu’au boulot. Un peu comme si elle avait mentalement consulté sa montre. Ce type d’attitude ne conduit pas franchement à des conversations à cœur ouvert. Je ne sais pas laquelle de nous deux a été la plus soulagée quand elle a repris le collier. Ensuite, nous sommes retombées dans nos vieilles habitudes. Attention ! La situation s’est quand même améliorée. Nous dînons ensemble lorsque son emploi du temps le lui permet. Nous regardons même la télévision une heure ou deux le soir, et nous discutons du programme. Un étranger pourrait croire que nos relations sont normales. Pas géniales, mais pas loin du normal. N’empêche, je le répète, j’étais bien contente quand elle n’était pas là. J’en ai profité pour beaucoup réfléchir. D’ailleurs, je n’ai fait à peu près que ça durant toute cette période. Vous savez quoi ? Tout le temps que ma mère et moi avons parlé, le nom de Kiffo n’a pas été prononcé une seule fois. Pas une. Si c’est pas formidable, quand même ! En dépit de cela, il était tout le temps dans ma tête. Comme il le sera toujours, à mon avis. J’imagine que vous avez envie d’en apprendre un peu plus à ce sujet. Celui de mes sentiments, maintenant que Kiffo n’est plus. Comment j’essaye d’accepter

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l’idée que je ne reverrai plus jamais ses cheveux roux, n’entendrai plus jamais sa voix, ni ne rirai devant sa façon de traiter un prof remplaçant. Ce genre de trucs. Eh bien, désolée, mais je refuse d’aborder ce sujet. Si vous ignorez ce que je pense et ressens, c’est soit que vous n’avez pas lu ce livre avec suffisamment d’attention, soit que je ne l’ai pas écrit avec suffisamment de soin. Et je n’estime pas me montrer arrogante en pensant qu’il s’agit plutôt de la première explication. N’importe, je n’en dirai pas plus. Même les auteurs ont le droit de conserver certains détails par-devers eux, non ? Un auteur. C’est ce que je suis, maintenant. Ce livre en est la preuve, n’est-ce pas ? Je ne préciserai pas quel type d’écrivain, mais un écrivain, voilà néanmoins ce que je suis autorisée à dire de moi. Cet ouvrage a été rédigé en six semaines. Qui plus est, j’ai pris beaucoup de plaisir à l’écrire. Il y a eu tant de moments où j’étais si plongée dedans que les heures défilaient sans que je m’en aperçusse. Quelquefois, j’avais l’impression que ma mère partait au travail le matin et qu’elle en revenait cinq minutes plus tard. J’ai noirci des pages et des pages sans m’en rendre compte. Ça flanque un peu la frousse, quelque part. À un stade de la rédaction – je ne sais plus quand, je ne suis même pas sûre que ç’ait été très clair –, j’ai décidé de retourner au lycée. Il y avait eu une période où, voyez-vous, je ne m’en étais pas senti la force. Après tout ce qui s’était produit,

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il me paraissait plus facile d’éviter les problèmes associés au bahut. J’avais envisagé de me dégoter un petit boulot puis de voyager un peu avant de terminer mes études. Sauf que, aujourd’hui, j’ai compris que j’adore écrire. Que je souhaite en faire mon métier, si j’ai le talent nécessaire. Et je ne veux pas attendre. Par conséquent, ça signifie que je choisisse l’option anglais en fac. Pour en apprendre plus sur Shakespeare, les sonnets et tout le bataclan. Pour avoir une idée de ce à quoi ressemblent les véritables écrivains, et comment ils se dépatouillent. Je devine que je vais avoir droit à un sacré paquet de dissertations, ce qui est loin de ce que j’ai fait ces six dernières semaines, n’empêche, ça reste de l’écriture. Il y a quelque chose d’excitant dans une feuille blanche qu’il faut remplir non seulement de mots, mais de mots appropriés et ordonnés correctement. Oui, je sais, je suis un peu zarbi, et il va falloir que je m’en contente. Pour être honnête, ça m’a toujours plu. Il a peut-être seulement fallu Kiffo pour que je le comprenne. Vous n’espériez sans doute pas une fin heureuse. Encore une fois, bien joué. Me voici exilée du lycée, obligée de supporter une mère qui braille comme une dingue, et même pas un(e) ami(e) à qui me confier. Donc, une fin pas si malheureuse est sûrement tout ce que vous êtes en droit d’attendre. La voici.

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Pendant que je couchais tout sur le papier, j’en suis arrivée à quelques conclusions sur ce qui s’était passé entre Kiffo, moi et le Pitbull. Marrant, non ? On est là à vivre sa vie, même pas conscient de tout ce qu’elle peut signifier. Écrire m’a permis d’envisager les événements sous un autre jour. Les homonymes, par exemple. Je n’avais encore jamais saisi à quel point les homonymes étaient importants, parfois. De même que m’avait échappé le pouvoir de l’Internet. Ou celui de la persévérance. J’ai expliqué tout à la femme policier, celle au visage tordu. Vous ne l’avez pas oubliée, n’est-ce pas ? Je suis allée la voir au commissariat, juste avant de rédiger le présent chapitre. Elle s’appelle Alyce Watson, figurez-vous. Et devinez un peu ! Elle est super-sympa. Et pas sotte. Harrison faisait les cent pas sur la moquette, tirant sur sa pipe d’écume. Je connaissais ces signes de longue date. Mon amie tenait une piste, et une solution était en vue. Je n’étais pas assez bête pour l’interrompre en pareil instant. S’il y avait quelque chose que je savais de Harrison, c’est qu’elle ne révélerait le fruit des cogitations de son si singulier esprit que lorsqu’elle le voudrait, quand toutes les pièces du puzzle se seraient mises en place. Je fis semblant de lire un rapport qui traînait sur mon bureau. Il ne s’était pas écoulé cinq minutes, quand Harrison cessa de tournicoter et s’assit dans le vieux fauteuil en crin installé dans le coin de la pièce.

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— Les homonymes, agent Watson, dit-elle. Un phénomène linguistique trop souvent sous-estimé, vous ne trouvez pas ? Je l’observai brièvement. Un éclat allumait son œil, et je sus alors que, quel qu’ait été l’objet de ses considérations, son remarquable cerveau avait résolu l’énigme. — Les homonymes, vieille branche ? Je ne suis pas certaine de vous suivre. Harrison ôta la pipe de sa bouche. — Franchement, Watson ! Vous devriez apprendre à vous ouvrir l’esprit. Je fais naturellement référence aux mots qui ont des caractéristiques phonologiques identiques mais des qualités sémantiques extrêmement différentes. Se rendant compte que ça ne m’aidait guère, Harrison traduisit en langage profane. — Des mots qui se prononcent de la même façon mais ont des sens différents. Comme « panse », la bedaine, et « pense », ce que vous semblez incapable de faire, ou « danse », polka ou bourrée, à votre guise, et « dense », ce que votre cerveau m’a tout l’air d’être. — Un instant, vieille branche ! J’entends ce que vous dites, j’ai bien peur en revanche de ne pas voir le lien avec l’affaire qui nous occupe. Sautant sur ses pieds, Harrison se remit à arpenter la pièce. — C’est pourtant clair, ma chère Watson. Très clair. Que je vous explique. Vous vous souvenez

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de ma rencontre avec Jonno, le chenapan tatoué embauché par Kiffo pour épier les activités de mon ennemie jurée, le Pitbull ? — En effet, Harrison. — Alors, vous vous rappelez sans doute que, à un moment de la conversation, Jonno a dit : « L’adresse de cette plaie ? » Une fois de plus, je fus époustouflée par la prodigieuse mémoire de Harrison. — Ou quelque chose d’approchant, Harrison. — Non, Watson. Pas « quelque chose d’approchant ». C’étaient ses termes exacts. Mon propos, Watson, c’est qu’on pouvait aisément penser que le mot « plaie » était employé dans le sens familier que certains lui donnent pour désigner des personnes difficilement supportables. « Quelle plaie ! » Mais si Jonno avait voulu dire : « L’adresse de cette Plait ? » P-L-A-I-T ? — Nom d’un chien, Harrison ! Le vrai nom du Pitbull ! Quoique… un moment, vieille branche ! Quand bien même il aurait dit « Plait », qu’est-ce que ça change ? — Chère camarade, Jonno n’était pas censé connaître son nom. Il a expressément stipulé qu’il ignorait tout de l’existence du Pitbull. Ni Kiffo ni moi n’avons révélé cette information. Pourtant, Jonno, semble-t-il, savait comment elle s’appelle. La tête me tournait, mais je sentais bien que quelque chose ne collait pas. J’ai enfin fini par repérer la faille.

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— Jonno a peut-être effectivement dit « plaie », P-L-A-I-E. Vous cherchez sans doute un homonyme où il n’y en pas, ma chère Harrison. — Certes, Watson. L’idée m’a effleurée. Cependant, lorsque j’ai écrit cette phrase, de mémoire, elle m’a semblé bizarrement fausse. Elle détonnait. Comme vous le savez, j’ai une connaissance encyclopédique de l’argot contemporain, et je suis quasiment certaine que cette phrase-là ne serait jamais venue à l’esprit de quelqu’un tel Jonno. L’expression est bien trop mesurée, trop peu « colorée » pour une personne de son milieu social. Non, plus j’y réfléchis, plus je suis persuadée que Jonno connaissait le Pitbull et qu’il ne tenait pas à ce que nous l’apprenions. J’ai donc été forcée d’envisager ses motivations. Et s’il avait travaillé pour le Pitbull ? Jonno est un second couteau de la pègre, nous ne l’ignorons pas. S’il avait alerté le Pitbull du fait que Kiffo et moi étions sur ses traces ? Si, résultat de cette information, le Pitbull avait décidé d’organiser la mort de Kiffo ? Et la mienne ? — Dieu du ciel, Harrison ! m’exclamai-je en bondissant sur mes pieds à mon tour. Ça colle. Mais les preuves, chère vieille branche ? Où sont vos preuves ? Harrison tira sur sa pipe, et un nuage de fumée âcre et malodorante monta vers le plafond. — J’avais besoin de clarifier les liens entre le Pitbull, Jonno et les Kiffing. Le Pitbull avait reconnu

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avoir eu affaire à l’un des membres de la famille de Kiffo, sans doute en tant que bénévole dans la lutte contre la drogue. Je me suis par ailleurs rappelé avoir vu ce membre de la famille en question avec le susmentionné Jonno il y a quelques années. Kiffo avait confirmé que le Pitbull avait été en contact avec les siens, précisant qu’il n’avait pas eu confiance dans le Pitbull, ne l’avait guère appréciée. Il était cependant très protecteur et pouvait fort bien lui avoir reproché le type d’aide qu’elle apportait. Donc, la connexion était établie, mais quelque chose semblait faussé. Conséquemment, j’ai mené quelques vérifications. Il apparaît que le Pitbull n’a été qualifiée dans son métier de bénévole qu’il n’y a trois ans, une bonne année après le décès tragique du membre de la famille Kiffing. En quel honneur avait-elle eu des rapports avec ce dernier si elle n’était pas encore habilitée ? Cela nous mène droit à la surprenante idée que, loin de le guérir de son addiction, elle l’encourageait peut-être ! — Zut ! Je suis sûre que vous raison, Harrison. Vous avez tout le temps raison. Mais nous n’avons toujours pas de preuve des liens unissant le Pitbull et Jonno ! Harrison ôta sa pipe de ses lèvres et plongea la main dans la poche de sa veste en tweed. Elle en tira deux photographies, qu’elle me tendit. — Il est un casuarina local dont je suis très proche, Watson. J’ai passé nombre d’heures sous ses douces branches, ces derniers temps. Par

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25. HOMONYMES ET WORLD WIDE WEB

bonheur, j’avais avec moi l’appareil compact de Canon, si fiable. Les deux clichés que vous tenez constituent la preuve que notre garnement tatoué a rendu plusieurs visites au Pitbull, chez elle. De longues visites, Watson. Vous m’objecterez que ces rencontres pourraient avoir des raisons tout autres que celles que je soupçonne. Après tout, Jonno est le genre de personne qui pourrait souhaiter profiter des services offerts par le Pitbull, si lui-même se drogue. Mais en quel honneur se rendre chez elle pour cela ? Ça me paraît très improbable, dans la mesure où ça n’est pas cohérent avec une pratique professionnelle digne de ce nom. Comme toujours, je fus impressionnée par la capacité de Harrison à relier les choses entre elles. Je ne pus que continuer à la contempler avec une admiration teintée de frayeur, tandis qu’elle poursuivait, imperturbable, sous mes yeux ahuris. — Enfin, ma chère Watson, il y a cette drôle d’affaire du Naltrexone. Si vous vous rappelez, Kiffo et moi l’avons vue recevoir un sac de poudre blanche du Furet, sac dont elle a assuré qu’il s’agissait de Naltrexone, une drogue destinée à aider dans le sevrage des héroïnomanes. Or, il est de notoriété publique, Watson, et aisément vérifiable sur le World Wide Web, que le Naltrexone est en général délivré sous forme de comprimés de cinquante milligrammes à prendre oralement. Quelles raisons y aurait-il à moudre

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ces cachets pour les réduire en poudre ? Cela ne ferait même que compliquer la prise du produit. Ce qui m’amène à conclure qu’il ne s’agissait en rien de Naltrexone. Je méditai les paroles de Harrison. Tout se tenait. Certes, les preuves tangibles manquaient, mais je savais qu’il ne s’agissait que d’une question de temps avant qu’elle ne les produisît. Je n’avais qu’un mot à dire. — Brillant, Harrison ! — Élémentaire, agent Watson. En vérité, elle n’a pas dit « brillant ». Mais elle a été intéressée. Elle a pris mes photos. Et des tas de notes. Elle m’a promis d’en toucher un mot à ses collègues et de me tenir informée. Je la crois. D’ordinaire, je sais quand on me raconte des craques, et elle ne m’a pas donné cette impression. Oh, elle m’a aussi avertie de ne plus me mêler de ça dorénavant. Et de ne pas retourner chez le Pitbull. Elle avait peut-être peur pour ma vie. Ou alors, elle n’était que trop consciente des possibles accusations de harcèlement. Allez savoir. En tout cas, ça m’a paru un excellent conseil, quelle que soit la façon dont vous l’envisagez. Le problème, c’est que j’ai toujours eu du mal à suivre les conseils. C’est l’une des nombreuses choses que Kiffo et moi avions en commun.

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AUJOURD’HUI

Tu sors une rame de papier de l’imprimante, et un soupir de satisfaction t’échappe. C’est fait. Fini. Tu relèves la tête et contemples une photo accrochée au mur, devant toi. C’est le cliché d’un petit bonhomme aux cheveux roux et d’une fillette à lunettes et sans poitrine. Ils s’appuient, décontractés, contre le grillage de l’école. Ils ont l’air heureux ensemble. Tu souris, malgré la boule dans ta gorge. — Kiffo, dis-tu, je pense que tu finiras par découvrir que j’ai tenu ma promesse.

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26. RELIÉS

« Bonjour, vous êtes bien chez Calma Harrison et le Frigo. Nous ne pouvons vous répondre pour l’instant, parce que, très franchement, nous vous soupçonnons de vouloir nous vendre une assurance vie, un investissement dans la pierre sur la côte Dorée1 ou un chauffage solaire pour la piscine que nous ne possédons pas. Si telles ne sont pas vos intentions, merci de laisser votre nom et votre numéro de téléphone après le bip, et nous vous rappellerons. Ou pas, ça reste à voir… » — … Calma Harrison ? Ici, Alyce Watson. Bonjour. Écoutez, il y a eu pas mal de rebondissements 1. Ou Gold Coast, au sud de Brisbane, réputée pour ses plages idylliques et son ensoleillement quasi permanent. Haut lieu du tourisme australien.

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suite aux choses sur lesquelles vous avez attiré notre attention, et je crois que vous les trouverez… amusants. Nous devons organiser votre déposition officielle. Pourriez-vous, s’il vous plaît, me rappeler pour convenir d’un rendez-vous ? À bientôt, Calma. Salut. Chère Calma, Un homme charmant a gentiment essayé, hier soir au pub, de rajuster mes sous-vêtements pour moi. N’ayant pas compris qu’il ne pensait qu’à mon confort personnel, je lui ai flanqué un coup de poing dans la figure, envoyant valser ses fausses dents dans le steak-frites d’un autre consommateur. Résultat, il a été, d’un commun accord, mis un terme à mon emploi là-bas. Il me serait difficile de soutenir que je suis déçue. Bien malgré moi, je commence à penser que, en dépit de tes multiples et éclatants défauts, tu sembles avoir eu raison quant à ma conception du travail. Ça te tente d’en discuter, parmi d’autres sujets, avec moi ce soir, autour d’un steak-frites sans dentier ? C’est moi qui rince. Bisous, Le Frigo Cher Frigo, Il est stupéfiant de constater à quel point un simple changement de caoutchouc et une décongélation rapide ont suffi à améliorer ton fonctionnement. Je pense pouvoir te caser dans mon emploi du temps,

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26. RELIÉS

d’autant que je suis avide de connaître les détails les plus sordides sur ton dernier jour de boulot. Bises, Calma P-S : Incidemment, crois-tu qu’il y aurait un marché pour les steaks qui se mâchent seuls ?

EXERCICE : Rédigez la description d’un endroit, d’une personne ou d’un objet de telle manière que vous prouverez maîtriser l’usage des comparaisons.

DEVOIR : Élève : Jaryd Kiffing Sujet : Calma Harrison Calma Harrison ressemble à une fille que je connais. Elle est comme qui dirait maligne et tout, mais elle est aussi comme le meilleur pote que n’importe qui pourrait désirer. Elle ne m’a jamais parlé comme si j’étais bête. Je l’aime bien, genre des tonnes. Je lui fais confiance comme je ne fais confiance à personne. BULLETIN DE NOTES SEMESTRIEL : Élève : Jaryd Kiffing Enseignant : Mlle Brinkin Matière : Anglais Note : E Attitude : E

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Commentaires : Jaryd a complètement perdu son temps ce semestre. Il a refusé d’apprendre et s’est montré dissipé en cours. Son devoir prouve combien l’intelligence, la perspicacité et la sensibilité lui font défaut.

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TABLE DES MATIÈRES

Chapitre 0 ................................................................. 9 1. L’heure de gloire de Kiffo ............................ 15 2. J’aimerais savoir combien d’amis exactement a John Marsden ....................... 29 3. Le Pitbull entre en scène.............................. 37 4. Conversations avec le réfrigérateur .......... 57 5. Crime et châtiment, première partie ........ 59 6. Crime et châtiment, deuxième partie ...... 69 7. Trois conversations ........................................ 91 8. Bilan de la situation après mûre réflexion ..................................... 107 9. Le summum de la pratique enseignante....................................................... 109 10. Tous les chiens ont leur nuit de gloire.... 129

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11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26.

Le complexe de Cendrillon.......................... Le dirlo, le Pitbull et le Pictionary ............ Working Girl ........................................................ Analyse de la situation ................................. Le calme ............................................................ La tempête ........................................................ Kiffo prend les choses en main ................. Jonno .................................................................. La promesse ..................................................... Des réponses .................................................... La dernière partie ........................................... Ramasser les morceaux ................................ Ne le louez pas ................................................ Médiation .......................................................... Homonymes et World Wide Web ............ Reliés ..................................................................

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BARRY JONSBERG L’auteur est né en Angleterre mais travaille à Darwin, en Australie, où il a découvert que la vraie couleur du ciel est le bleu, et non le gris contrairement à ce qu’il croyait depuis toujours. Il y vit avec sa femme, leurs deux enfants, ainsi que leurs deux chiens. Barry Jonsberg a été professeur d’anglais dans un lycée de la ville et enseigne toujours à l’occasion, mais il privilégie aujourd’hui l’écriture. Depuis 2007, il est citoyen australien, ce qui ne l’empêche pas de soutenir l’équipe anglaise de cricket, et d’entretenir l’illusion qu’elle est sur le point de flanquer une raclée aux Australiens. Cela mis à part, Barry n’a rien d’un rêveur.

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Composé par Nord Compo multimédia 7, rue de Fives, 59650 Villeneuve-d’Ascq

Dépôt légal : mai 2013 N° d’édition : L.01EJEN000519.N001 Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse

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