Dialogue interculturel, culture de dialogue Manis chek « D’où es-tu ? » pour dire « Qui es-tu ? »

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1 Abdelkader Bezzazi Université d’Oujda (Maroc)

Dialogue interculturel, culture de dialogue1 Manis chek « D’où es-tu ? »2 pour dire « Qui es-tu ? »

De quoi s'agit-il? Ce n'est certainement pas un hasard que les organisateurs de cette rencontre aient, à juste titre, pensé à soumettre à la discussion les ressorts constitutifs et fondamentaux de tout projet de coopération : dialogue interculturel et solidarité, dont la seule garantie certaine est la dimension humaine pour assurer des relations d'entente et, peut-être, d'équilibre. En tout cas, dans l’espace de ces relations, il est vital que les attributs des acteurs ne doivent pas être cautionnés par la hiérarchie. Le seul problème est que quoiqu'on en dise, ce ne sera jamais satisfaisant et encore moins convaincant lorsque les arguments sont soumis à une évaluation qui tienne compte du terrain, de ce qui se passe réellement. Les raisonnements qui mettent au premier rang l'homme comme premier et ultime concerné par l'articulation entre la culture, la solidarité et l'équilibre des relations, constituent déjà un enjeu dont les entours ne descendent pas dans les rues. C'est tout comme si je disais, au risque d'utiliser une tautologie, que les enjeux de cette articulation dépendent de facteurs qui risquent, à certains égards, de faire abstraction de l'humanité de l'homme. D'un autre point de vue, parler de "culture" est une tâche qui n'est jamais une affaire simple, à moins que l'on choisisse comme principe de pertinence une construction de méta-discours pour en rendre compte indépendamment de ce qui la caractérise foncièrement, à savoir que c'est une notion d'une extraordinaire labilité. L'objectiver serait quelque part y installer l'homme comme objet d'étude. Or, justement, l'homme, en rapport avec la culture, n'est jamais un corps-objet vidé de sa chair. Ce détour me permet d’avouer que je n'ai franchement pas le courage de me lancer dans cette voie de terminologie ; je préfèrerais, plutôt, proposer une autre orientation. Ma proposition sera beaucoup plus une invitation à la réflexion collective qu'une énumération d'enjeux pour une relation équilibrée. De manière oblique, je m'appuierai sur quelques repères pour tenter de convoquer les notions de dialogue, de reconnaissance, de solidarité (les termes-clefs de cette table ronde). 1

Thème de l’intervention dans le cadre de la Table ronde organisée lors de la semaine du jumelage : Lille/Oujda (dernière semaine d’avril 2004) ; à cette occasion, A. Bezzazi a proposé, en tant que « témoin », une communication orale dont il reprend, ici, le contenu sous-forme d’article. 2

Pour dire « Qui es-tu ? », les Aït-Snassen, comme d’autres tribus berbères, disent « Manis chek ? » (D’où estu ?) : les des deux registres, selon le « qui » et le « d’où », nous semblent intéressants à interroger.


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Du dialogue L'objet apparent du dialogue interculturel, au sens large du terme, importe moins que le souci d'ajuster les processus d'implication des partenaires dans l'appréciation du cadre culturel, non pas pour que s'installe une proximité mais pour que l'éloignement soit atténué ou limité à travers la compréhension et la (re)connaissance. Il y a lieu de chercher à expérimenter, de façon à la fois paradoxale et objectivante, notre compréhension de l'autre, dans sa double facette individuelle et culturelle. De façon paradoxale, parce que la compréhension de l'autre est un mode d'accès possible à une meilleure compréhension de soi et de sa propre culture. Les anciens, ne disaient-ils pas : "Ne me donne rien, je te demande seulement de me comprendre (de m'écouter)"3 ; être compris (écouté) est plus important qu'un objet reçu. Et pour parvenir à un dialogue, il doit y avoir une voix silencieuse mais opiniâtre qui dirait : "Moi aussi, je suis concerné par ce que tu dis (ou fais)". N'est-ce pas une réplique à mes propres préoccupations par l'intermédiaire de celles dont tu me parles ? Ces questionnements sur soi, comme sur l'autre, sont importants tant sur le plan personnel que culturel. Les premiers souffles de l'interculturel commencent déjà à ce niveau. C'est pour dire que l'interculturel a toujours existé, il émerge au premier regard quand il ne perd pas de vue ceci : l’humain est ce qui devrait être le mieux partagé. Dans le parler des Aït-Snassen, sHes signifie « écouter » et, aussi, « sentir » l’autre ; la parenté sémantique est claire pour assurer cette dimension de l’ordre du sentir nécessaire pour tout dialogue (ou refus de dialogue). Bien entendu, cette idée peut paraître réductrice de la complexité des "dialogues interculturels". D’ailleurs, cette complexité est redoutable ; il n'est jamais facile de savoir comment l'aborder. Justement l’une des rasions de cette complexité est qu'elle ne peut pas faire abstraction de l'homme. En outre, relativement à l'homme, la culture s'avère difficile à cerner, à définir : il n'y a pas et ne peut y avoir une culture mais des cultures. Toute société qui opte pour l'unité de « sa » culture, opte pour la meilleure voie d'assurer son propre effondrement. C’est peut-être ce qui explique pourquoi le recours aux représentations sociales est bien plus instructif que l'exercice des énumérations des traits culturels ou des classifications des registres culturels. C’est peut-être, aussi, ce qui montre que le dialogue interculturel suppose toujours qu’il ait une fonction préalable d'identification des sujets qui, même s’ils se présentent provisoirement comme individualités, ils émergent toujours d'une collectivité assurée soit par un espace (appartenance à une région, à une tribu…, soit par un lignage (appartenance à une famille, à une descendance…). Ce sont, justement, les répliques comme réponses à l’interrogation : manis chek ? (D’où es-tu ?). L'individu a, dans ce cadre, une histoire, des manières d'être, un comportement corporel, des idéaux et tous les présupposés issus de son héritage éducatif, émotif, passionnel, etc. Cette fonction s'affirme par une présence qui réclame une reconnaissance. Présence et reconnaissance servent à signifier les identités mises en contact ou en séparation : la conversion de cette fonction, qui peut s'appliquer à une simple parole, joue un rôle dans les processus de formation du collectif et, par conséquence, d’une communauté, d’une société qui, à son tour, produit des ensembles signifiants constitutifs de ce que l’on peut appeler "cultures". Il nous faut tout de même rappeler que la reconnaissance n'implique pas nécessairement l'égalité ; elle devrait signifier la 3

Voir « présentation » de A. Bezzazi, et J. Réthoré, (éds.), 2001, Chants de femmes de l’Oriental marocain, Publications de la FLSH, Université Mohamed Premier, Oujda


3 mise en retrait de tout facteur susceptible d'empêcher l'échange proprement dit ; l'équilibre serait, dans ce sens, sous-tendu par la négation de l'adhésion imitative, sur le plan culturel, à des manières d'entretenir des relations, que ce soit sur le plan spirituel (religieux, par exemple) ou matériel (socio-économique, par exemple). Cette reconnaissance est, alors, basique pour l'interculturalité lorsqu’elle tient compte des différences tout en procédant aux rapprochements des variétés à l’intérieur des écarts. Ainsi, l'on arrive à faire le choix entre « faire valoir la différence » qui est une chose, et « valoriser les écarts et leurs variétés » qui est une appréciation permettant de dépasser l'enseignement stérilisant des "chocs des oppositions". C'est-à-dire qu'il y aurait lieu d'imaginer un contexte où l'objectif ne soit pas de se faire admettre comme unité ou particularité ou individualité par rapport à l'autre mais comme le semblable de celui avec qui se construit le programme de dialogue et de relation solidaire et équilibrée. Ceci suppose qu'il y ait une histoire partagée qu'il faut, à tout moment, interpeller pour voir dans quelle mesure elle peut assurer les "intérêts" de stabilité au profit d'un processus évolutif des fondements culturels de chacun des partenaires. Cette relation de réciprocité a ainsi une forme de passage dans le sens où l'un cesse provisoirement d'être lui-même pour accéder à l'espace culturel de l'autre. Le tout est conditionné par un dialogue où la reconnaissance de l'un par l'autre n'est plus à mettre à l'épreuve parce qu'elle est déjà attestée par au moins quelques uns des aspects respectifs de l'histoire de chacun. La littérature est connue pour sa variété de représentations de la fonction de reconnaissance ; elle nous donne des exemples comme celui-ci : Après avoir jeûné sept ans dans la solitude, l'Ami alla frapper à la porte de son Ami. Une voix de l'intérieur lui demanda : - Qui est là? - C'est moi, répondit l'Ami. Et la porte resta fermée. Après sept autres années passées au désert, l'Ami revient frapper à la porte. Et la voix de l'intérieur demanda : -Qui est là? L'Ami répondit: -C'est toi! Et la porte s'ouvrit.4 Cette transformation systématique, selon le passage de "C'est moi" en "C'est toi", est la seule garantie pour que s'ouvre la porte investie d'une valeur indiscutable actualisée dans l'accès à l'espace de l'autre : il me faut cesser d'être moi, d'être prisonnier de ma mêmeté, mon moi devient une "moi-tié" ; celle de l'autre, je l'incorpore. L’équilibre est alors convoqué pour que s’établisse une relation. Je me sers du principe de tessérisation5 réciproque, des contre-marques qui élucident les enjeux auxquels, ensemble, nous sommes confrontés. 4

Texte reproduit par J.-C. Coquet, Le discours et son sujet, I., Klincksieck, 1984, p. 18. A propos de ce terme emprunté à M. Balat, 1999, Sémiotique et psychanalyse, IRSCE, Université de Perpignan, p.p. 14-15, voir A. Bezzazi, 2003, « Corps et discours métissés dans la tradition orale de l’Oriental marocain » in Fintz, Cl. (sous la direction de), Le corps comme lieu de métissage, L’Harmattan, p.p. 68-69. 5


4 La communication et la compréhension de l'autre s'obtiennent effectivement par la réciprocité de mes intentions, de mes gestes et des intentions lisibles dans le comportement et la conduite de l'autre. Tout se passe comme si son intention habitait mon corps ou comme si mes intentions habitaient le sien. Les bonnes manières au Maroc oriental procèdent ainsi en faisant valoir un critère de reconnaissance différent : « D'où es-tu? » convoque le paramètre de l'histoire collective comme espace de provenance indispensable à tout projet de construction commune. Equilibre? Ces quelques repères peuvent être retenus pour dire que la culture, il faut la penser au pluriel puisque nous sommes le produit de plusieurs cultures. Il suffit d'un minimum de bonne distance pour se rendre compte qu'on est tout le temps dans l'interculturel soit par le rejet qu'on lui applique systématiquement en faisant valoir les différences, soit en s'intéressant à un regard sur soi-même en mettant à profit la diversité croissante de nos sociétés, en créant des synergies pour initier de nouvelles façons de vivre au rythme des nouvelles exigences de l'environnement et du voisinage. Autant admettre qu'une culture isolée, ou qui compte parmi ses acteurs des tentatives de l'extraire du processus de l'évolution culturelle, ne dispose d'aucune modalité de création d'histoire évolutive. Il ne s'agit pas de dire qu'elle n'aura pas d'histoire mais qu'elle aura "une histoire sans histoires", ce qui est une voie toute indiquée pour l'exclure des forces qui lui permettraient de s'inscrire dans la dynamique culturelle. D »ailleurs, Lévi-Strauss a emprunté plusieurs chemins pour montrer que toute culture ne peut avoir de performance au niveau du processus civilisationnel qu'en incorporant la complexité des inventions de tout ordre pour participer au développement de l'homme. Quand une société reste seule, son retrait est ce qui, à coup sûr, peut l’affliger et l'empêcher d'atteindre sa nature. Les sociétés qui ont fait et font l'expérience d'éviter à tout prix la solitude tout en préservant leurs spécificités, devraient se constituer comme exemples pour les sociétés à tendance de se (re)plier sur elles-mêmes. C'est pour cela qu'il faudrait multiplier les occasions de mobilité et d'échanges entre les sociétés. Comme nous l’avons déjà dit, il ne suffit pas d'énumérer les traits culturels des sociétés, de déterminer les urgences et les priorités, de pratiquer les tendances génétiques pour déterminer les origines. Parce que dans cette perspective, on voit mal comment rendre compte des choix d'expression et de satisfaction dont pourraient profiter les sociétés humaines. La diversité n'est pas, en elle-même, une impasse : d'un côté, les différences entre les cultures correspondent aux manières propres dont chaque société a choisi de produire et de satisfaire ses aspirations et projets socio-culturels et dont on ne peut pas nier l'originalité. De l'autre côté, et c'est à ce niveau que la complexité de l'articulation entre le dialogue, l'interculturalité et la solidarité, s'avère nécessaire : une société, même si elle arrive à produire les inventions les moins attendues au bénéfice de l'homme, ses efforts offriraient un caractère limité si elle manque son but et, du coup, elle est condamnée à la désorganisation et, enfin, à l'effondrement. Et lorsque l'une des sociétés s'effondre, aucune autre ne devrait être indifférente. Ce point précis est ce qui justifie la pertinence de l'interculturalité dans la mesure où elle sait assurer une conversion de ce qui, historiquement, a été jusqu'à présent une mise en relation par l'intermédiaire des oppositions (certaines sociétés sont ce que d'autres ne sont pas) qui bloquent le dialogue et la solidarité.


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pour ne pas conclure... L'interculturalité engage avec elle toute une série d'actions et d'attitudes à condition qu'elle émerge non pas de ce qui oppose les hommes par les traits culturels, mais de ce qui coordonne entre les différences et les contradictions. Cette troisième position coordonatrice doit être irréversible ou, du moins, irréductible par rapport aux positionnements actuels vis-à-vis de ce qui sépare les sociétés humaines ou les isole pour les prédestiner à l'échec. C'est dans le cadre de cette troisième position que peut être assuré le travail de reconnaissance, de compréhension et de con-naissance réciproques dans le sens où la connaissance d'autrui éclaire la connaissance de soi (Merleau-Ponty), cela même qui s'avère une nécessité avant toute chose pour qu'il y ait dialogue, solidarité et équilibre. Dialoguer, être solidaires, impliquent la revalorisation de ce quelque chose en "commun". En tout cas, les réseaux qui en assurent la performance ne cessent d'interroger nos manières d'être ensemble. "Etre ensemble" permet d'éviter le morcellement des efforts : le tuilage donne la possibilité à chacun d'assurer son rôle tant il est vrai que les préoccupations convergent vers un même but : le dialogue et l'échange qui s'emploient à montrer combien l'interculturalité renvoie à des enjeux de construction sociale fondée sur l'acceptation de l'autre en visant, en même temps, la construction d'un espace de non violence.

Bibliographie : Balat, M., 1999, Sémiotique et psychanalyse, IRSCE, Université de Perpignan. Bezzazi, A. et Réthoré, J., (éds.), 2001, Chants de femmes de l’Oriental marocain, Publications de la FLSH, Université Mohamed Premier, Oujda. (coll.), 2003, Le Maroc oriental. Des portes du désert à la Méditerranée, Anako Bezzazi, A., 2003, « Corps et discours métissés dans la tradition orale de l’Oriental marocain » in Fintz, Cl. (sous la direction de), Le corps comme lieu de métissage, L’Harmattan. Bezzazi, A., 2008, « Mariage initiateur/initiation au mariage. Comparaison entre contes de l’Oriental et d’ailleurs », in Patrimoine en partage, Publications de l’Agence de l’Oriental. Coquet, J.Cl., 1984, Le discours et son sujet, t.1, Klincksieck. Latour, B., (sous la direction de), 2007, Le dialogue des cultures, Actes Sud.


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