hTh • Saison 16 - 17

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Gastein, dans laquelle ce rituel ne s’est jamais interrompu). Je ne suis pas anthropologue et je préférais me reposer sur une expérience que j’avais vécue toute ma vie. Chaque hiver je les ai vus et j’en ai une compréhension en tout cas pratique. Ce rituel ressemble à d’autres dans lesquels, au moment où la nuit est la plus longue en hiver, on crée différents types de figures qui vont chasser les mauvais démons et appeler la lumière et la fertilité à revenir d’une manière ou d’une autre. Les personnages qu’on a mis en scène dans Kindertotenlieder sont les vilains Perchten. L’enjeu est de représenter effectivement une figure effroyable qui rappelle un démon, ce qui implique des sculpteurs. C’est intéressant de voir les sculptures datant des années 1920, du XVIIIe siècle, du XIXe siècle. Les jeunes d’aujourd’hui qui font ces sculptures produisent des choses presque hollywoodiennes. Les vieux font la tête en disant « ce n’est pas du tout authentique, ce n’est pas comme ça », mais c’est ce qui me plaisait aussi : c’est un rituel très vivant, pas du tout muséal. C’est quelque chose qui est toujours très actif, avec une implication très forte de la population locale. C’est un rituel encore opérationnel : il fait peur, on y croit, on s’investit beaucoup, la communauté est très liée autour de ce rituel et ce n’est pas quelque chose qu’on réactive pour les touristes. D’ailleurs c’est peu médiatisé pour les touristes. Ce que je trouvais aussi très intéressant avec les Perchten, c’est comment une culture ultra locale est en lien avec une culture internationale. On sait très bien que quand les gens travaillent sur des films fantastiques à Hollywood ou en NouvelleZélande, ils vont puiser dans toute une iconographie traditionnelle, que ce soit en Afrique, en Autriche, en Norvège, au Canada, etc. Il y a d’ailleurs un film qui est 51

sorti l’été dernier, qui s’appelle Krampus, une grosse production américaine, qui reprend vraiment les figures de la vallée de ma mère. Les ados qui habitent au fin fond des vallées autrichiennes, ont Internet, ont des lecteurs DVD et sont évidemment en contact direct avec cette culture internationale. Ils voient que leur rituel n’est pas un truc ringard de vieux. Ils parviennent à une digestion très contemporaine de ces cultures très anciennes. Quelle est la symbolique encore active aujourd’hui de ce rituel des Perchten ? Quel est l’enjeu de ce rituel au cœur de l’hiver ? De chasser les mauvais démons et de provoquer la fertilité à tous les niveaux : chez les femmes, chez les animaux, dans les champs. Il y en a qui le pratiquent de manière plus old school, dans des costumes qui ressemblent plutôt aux costumes des années 1950. Ils font cela « comme il faut », dans un rituel très codé, allant de ferme en ferme. Ce qui m’intéressait, c’était aussi toutes les dérives. C’est très différent du carnaval, mais ça peut y ressembler : juste le prétexte à une grande beuverie. Il y en a donc qui font cela pas exactement « comme il faut », qui se bourrent la gueule, qui vont oser toucher les filles, etc. Le suspens est aussi très présent dans le développement temporel de la pièce. On croit que la pièce va s’achever sur une image, très frappante, et puis non, la pièce continue. On voit vraiment ton application à trouver une temporalité scénique ambigüe… La narration n’est pas du tout évidente. On est dans une forme qui n’est pas facilement déchiffrable. Dans le fond, la pièce serait l’histoire des funérailles d’un

adolescent qui aurait été assassiné par son ami amoureux. Au moment de ses funérailles, le fantôme de cet adolescent ressort et va rencontrer son assassin. Mais l’assassin et la victime ont oublié ce qui s’est passé et se trouvent dans une sorte de reconstitution. Ce sont certains éléments de la mise en scène qui vont les aider à se souvenir que l’un a tué l’autre. J’ai toujours peur de citer le nô, mais je suis très imprégnée par le théâtre nô. Même si on est ici beaucoup plus sauvage et plus sale que cette tradition théâtrale ! La première entrée d’ Anja Röttgerkamp, le personnage de la chanteuse, adopte une marche de nô. Je n’ai pas de formation particulière en nô, donc on a fait comme on pouvait, mais on a essayé de reconstituer l’entrée d’un personnage du théâtre nô. Ensuite, rythmiquement, on est dans des jeux de dilatation et de court-circuitage du temps. C’est à la fois le résultat de la musicalité des corps, de la musique, des objets, de la lumière. J’ai compris il n’y a pas si longtemps que c’est un phénomène qu’on retrouve aussi dans le théâtre nô. Finalement, j’utilise également certaines techniques de l’hypnose. J’ai vécu au Japon quelques mois et je suis beaucoup allée au théâtre nô. Souvent, les gens s’endorment au début. Pourtant c’est un théâtre très « bourgeois », et avec mes codes européens je trouvais un peu gênant que les gens dorment. Mais ça n’avait pas l’air de les ennuyer, et puis ils se réveillent très rapidement aussi. Le spectateur arrive avec un rythme qui est celui de la rue ou de sa vie. Il s’assoit dans le théâtre et il y a un choc temporel tellement fort qu’il est nécessaire dirait-on de raccorder le corps à la pièce.


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