Le Messager no. 12 / 2014

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Les Bienveillantes – les voix du corps

Prof . dr . Dorina-Loredana POPI, College National « Fratii Buzesti » , Craiova Université de Limoges, France « Le corps représente ce en quoi la pensée plonge ou doit plonger, pour atteindre à l'impensé, c'est-à-dire à la vie. Non pas que le corps pense, mais obstiné, têtu il force à penser ce qui se dérobe à la pensée » (1). La représentation du corps dans Les Bienveillantes appelle un autre type de lecture du livre et ouvre de nouvelles pistes de compréhension. Comme Littell l'a reconnu dans son entretien avec Richard Millet, son roman a une dimension bataillienne vu les évocations de la fécalité, les scènes de déchéance et la présence de l'œil pinéal. Nous voyons particulièrement cela dans le chapitre Air qui « est un condensé de […] lecture de Bataille » (2). Bataille révèle la nature informe de l'être que l'homme cherche à dénier, à masquer, à quitter. Le concept d'informe est un élément important du plaidoyer contre l'uniformisation de la pensée humaine et la standardisation de la compréhension du monde. C'est précisément la nature informe du bourreau qu'un lecteur attentif des Bienveillantes découvre d'un bout à l'autre du roman dont le personnage principal, bien qu'ancien SS enrôlé dans le processus d'extermination des Juifs, est en contradiction avec les principes du nazisme. On perçoit à tout moment la fragilité idéologique de cet esthète plus enclin à la philosophie, à la musique et à la littérature qu'aux dogmes racistes du régime. Maximilien Aue est, par ailleurs, déterminé par son corps et subordonné à ses pulsions. Lui, dont le statut social devrait être celui d'un dominant, subit le poids de la matière qu'il ne réussit plus à maîtriser. Par contre, son esprit s'élève parce qu'il est attiré par la culture. La fracture entre le corps et l'esprit constitue une donnée qu'il est important de constater dans notre démarche, parce qu'elle permet de déceler des traces d'humanité dans l'histoire personnelle du narrateur. La réalité du corps apparaît en filigrane sous la réalité historique et mythologique du roman. Il faut donc prendre en compte le corps autour duquel s'échelonnent les étapes de l'organisation du moi. Julia Kristeva place les latences pulsionnelles inconscientes qui tourmentent le narrateur au centre d'une sensibilité consciente. Le corps d'Aue réagit à la violence infligée à l'homme par l'homme. Kristeva attire l'attention sur l'importance du perceptif dans l'approche du personnage : […] contrairement au médiocre Eichmann, il sent, et il élucide brillamment ses sensations : magnifiques sont les pages sur les paysages du Don et du Caucase, sur les colonnes de poussières qui accompagnent les troupes dans la steppe, les neiges, sur les baignades dans l'eau de la Volga […]. Dans la même logique, il arrive au narrateur de réagir à la brutalité humaine, mais sa réaction n'est que viscérale : vomissant et déféquant sans fin, ce dont il nous rend compte méticuleusement […] (3).

Le corps du bourreau, tel qu'il est projeté par Littell dans l'espace narratif, est cause de souffrance, d'inconfort, de malheur. Il est soumis à des supplices qui tiennent du coprologique et de la sexualité minoritaire. Le concept de fluidité présent dans le vomi, le sang du bourreau comme celui des victimes, la semence contredit et mine le concept de race pure, de corps sans défaut, de beauté sans faille fondant l'idéologie nazie et servant de justification à la race aryenne qui voulait anéantir tout un peuple. En entamant une lecture à la lumière des concepts de Bataille et centrée sur l'hétérogénéité ainsi que sur l'œil pinéal, nous nous proposons de suivre le trajet interprétatif du corporel. Il nous permettra de définir le statut du bourreau narrateur que Littell met en scène et, du même coup, de voir l'impact que peut avoir un tel personnage sur la transmission du message de l'auteur, message qui, en outre, s'inscrit dans la lignée de la pensée de Georges Bataille : « Nous ne sommes pas seulement les victimes des bourreaux : les bourreaux sont nos semblables » (4). La première partie de notre étude, centrée sur la thématique du corps hétérogène se déclinera en trois axes : le corps inassimilable, le corps étranger et l'hétérogène érotique. La deuxième partie portera sur la problématique de l'œil pinéal comme marque de la différence et signe de la transcendance par la sexualité. Corps souffrant En nous référant, pour éclairer l'espace du récit littellien, aux concepts de réalité homogène et hétérogène proposés par Georges Bataille dans « La structure psychologique du fascisme », nous voyons apparaître le statut de bourreau hors norme de Max Aue. D'après Bataille, « le terme même d'hétérogène indique qu'il s'agit d'éléments impossibles à assimiler » (5). Max Aue est un homosexuel, au passé incompatible avec celui d'un homme de race aryenne vu l'origine de sa mère. Il est donc bien l'élément incongru d'un système qu'il menace. C'est ce que Jean Bessière note : Il contredit l'ordre qu'il représente et qu'il instaure […]. Faire de celui qui désigne l'ennemi un étranger – il est homosexuel et meurtrier – dans l'ordre que construit l'opposition entre amis et ennemis, expose l'artifice, la fragilité, le mensonge de cet ordre (6).


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