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| J ANVIER, FÉVRIER,

MARS 2021 Tevet, Chevat, Adar, Nissan 5781

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

07 H ommage

à Mathilde et Esther Jaffé

09 J amais sans ma sœur

— MATHILDE JAFFÉ-TURPYN, SYLVIE TURPYN

19 L a familia Simantov de Serres

— RITA GABBAÏSIMANTOV

26 C hronique

de la famille Arié de Samokov (suite)

38 P ara meldar — BERNARD PIERRON, LINE AMSELEM

45 P ara sintir

— SUSANA WEICHSHAHAK


L'édito La curiosité, l’ouverture au monde, le désir de mieux le comprendre toutes ces qualités se retrouvent chez les Judéo-espagnols, qu’ils soient commerçants, médecins, journalistes ou artistes. Ce numéro de Kaminando i Avlando en apporte de nouvelles preuves. La chronique Arié offre une plongée intime dans la vie d’une grande famille de commerçants lettrés de Bulgarie aux XVIIIe et XIXe siècles. Apportant un démenti aux visions simplistes qui voudraient que les Sépharades d’Orient se soient complu dans l’indolence et l’obscurantisme, elle montre combien une famille de commerçants valorisait l’étude en parallèle de son négoce, partageait son savoir avec les notables ottomans, prenait des initiatives pour investir de nouveaux champs d’activité, alliait à l’étude du Talmud une connaissance des techniques comptables et bancaires modernes. Les Ariés ne résidaient pas à Constantinople, Sofia ou Edirne, mais à Samokov, une bourgade de Bulgarie au pied de la chaîne montagneuse de la Rila. Jusque dans cet environnement provincial, les Juifs constituaient un facteur de progrès apportant les nouveautés de la capitale, développant les réseaux d’échanges et assurant par leur entregent la sauvegarde de leur communauté. On percevra le même rôle directeur chez les Simantov de Serrès, une petite ville de la Thrace occidentale. Rita Gabbaï Simantov brosse ici un panorama de l’histoire de sa famille décimée par la Shoah et dont la descendance vit aujourd’hui entre la France, la Suisse et la Grèce. Cet appétit de connaissance ne s’est pas tari. Il est même l’une des formes les plus résistantes à l’assimilation puisqu’il se confond avec l’une des caractéristiques remarquables de la modernité : l’aspiration au mouvement et au progrès. Ne cachons pas notre fierté de compter des descendants de Judéo-Espagnols parmi les pionniers de la lutte contre la covid-19, au rang desquels le Dr Albert Bourla, juif salonicien et PDG de la firme Pfizer, le premier à avoir annoncé la mise au point d’un vaccin efficace contre le corona-

virus. Ce récit ne trouve cependant tout son sens que dans un contexte universel, celui de l’émigration et du brassage des cultures dont on tend à oublier aujourd’hui combien il peut être bénéfique. La lutte contre la covid doit beaucoup à ces chercheurs émigrés : BioNTech, la société allemande associée à Pfizer a été fondée par deux chercheurs d’origine turque : Uğur Şahin et Özlem Türeci. Moderna a été fondé par un médecin arménien émigré aux États-Unis, Noubar Afeyan. Son PDG est un français Stéphane Bancel et son directeur de la recherche, un scientifique israélien, le Dr Tal Zaks. Autant de personnes déterminées à repousser les frontières de la connaissance et à se lancer dans de nouveaux défis. L’émigration est au cœur de l’histoire des Judéo-Espagnols de Marseille à laquelle Xavier Rothéa a consacré un remarquable ouvrage analysé par Bernard Pierron. C’est aussi à Marseille que Haïm et Cadima Jaffé sont arrivés de Turquie dans les années 1920. Leurs filles, Mathilde et Esther Jaffé ont connu les affres de la déportation. Mathilde Jaffé, l’une des très rares survivantes de la Shoah est décédée le 9 mars 2020. Se pose dès lors avec acuité la façon dont peut se transmettre son témoignage. Une première réponse est apportée ici même par sa fille qui a fait sien le récit de sa mère. Une histoire cruelle dont on espère qu’elle puisse nous immuniser contre la barbarie renaissante. La soif de comprendre tel est le maître mot de ce numéro publié au terme d’une année éprouvante. La pandémie nous aura frustrés des nombreux rendez-vous que nous avions conçus. Nous ne nous résignons pas à la disparition de ces moments d’échange et de partage qui sont la raison d’être d’Aki Estamos. Nous adressons au seuil de cette nouvelle année à chacune et chacun le témoignage de notre affection avec le ferme espoir de bientôt nous revoir sans masque et sans écran. Anyada buena i saludoza, luziya i kaloroza a todos muestros keridos haverim.


KE HABER DEL MUNDO ? |

Ke haber del mundo ? États-Unis Le Dr Albert Bourla, président directeur général de Pfizer et Juif salonicien L’annonce d’un premier vaccin efficace contre le coronavirus a permis d’achever l’année 2020 sur une note d’espoir. Pour les Judéoespagnols cette nouvelle avait une saveur toute particulière puisque le communiqué de presse était signé d’un Juif salonicien, le Dr Albert Bourla, président directeur général de la firme Pfizer. Mais cette réussite n’aurait pas été possible sans la contribution d’une société de biotechnologie allemande BioNTech fondée par deux chercheurs d’origine turque Uğur Şahin et Özlem Türeci. Albert Bourla se souvient de leur première rencontre : « Je suis juif. Uğur est musulman, mais cela ne nous a pas du tout empêchés de nous embrasser et la seule chose que nous nous soyons dite quand nous avons commencé à parler est que ce serait un message merveilleux si un Grec et un Turc pouvaient sauver le monde. 1 » Albert Bourla est né à Thessalonique le 21 octobre 1961 de parents judéoespagnols rescapés de la Shoah. Il a obtenu son doctorat en biotechnologie à l’université Aristote de la ville. Il s’y est marié avant d’être recruté par la filiale vétérinaire de Pfizer à Athènes. À l’âge de trente-quatre ans, il a quitté la Grèce pour une carrière qui devait le mener dans

Photo : B. Derballa. NY Times.

huit villes et cinq pays différents. Après avoir notamment dirigé la filiale de Pfizer spécialisée dans les vaccins, puis celle spécialisée dans l’innovation, il a été nommé PDG du groupe le 1er janvier 2019. Au cours des dernières semaines, le Dr Bourla a été sollicité par de nombreux médias en particulier aux États-Unis, en Grèce et en Israël. Le 17 décembre dernier, il a présidé la cérémonie d’allumage des bougies de la fête de Hanouka organisée par l’ambassade d’Israël aux ÉtatsUnis. À cette occasion, il a souligné la symbolique encore actuelle de cette fête : Hanouka est d’abord « l’histoire d’une grande détermination face à l’adversité », et « l’histoire de l’impossible qui devient possible ».

Dans un entretien en juin 2020 au journal grec Kathimerini, Albert Bourla est revenu sur son parcours et les défis que pose la pandémie à son entreprise. Nous avons choisi d’en traduire et d’en publier quelques extraits marquants : Que ressent-on lorsqu’on occupe le poste de PDG d’une très grande entreprise pharmaceutique et qu’éclate une crise aussi importante que le coronavirus ? Quel défi cela représente-t-il ? A.B. – C’est un grand privilège, parce qu’on a une influence sur le cours des événements. Mais c’est aussi une énorme responsabilité, et je dois dire qu’elle a pesé, et qu’elle pèse toujours très fortement sur mes épaules. 1. Propos rapportés par le journal grec To Vima du 17 novembre 2020. KAMINANDO I AVLANDO.37 | 1 |


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Être le directeur général d’une très grande entreprise − quel que soit son domaine − crée de toute façon des responsabilités terribles, parce que vous êtes un employeur à l’échelle du monde. Vous devez prendre des décisions en plein coronavirus, sur la façon d’assurer la sécurité de vos employés, la sécurité des communautés où est présente l’entreprise. Mais nous avions dans l’immédiat un autre rôle à jouer : trouver une solution à la crise en élaborant un vaccin ou un antiviral. J’ai immédiatement réalisé ce que nous pourrions faire, en mettant la chance de notre côté, en mobilisant nos capacités scientifiques et en utilisant notre argent – il en faut beaucoup et nous en avons assez, Dieu merci. Mais cela n’est pas suffisant. Il faut encore prendre les bonnes décisions. Même si vous avez tout à votre portée, si vous prenez les mauvaises décisions, vous n’obtiendrez pas le bon résultat. Et quand vous réalisez que des milliards de citoyens dans le monde, des millions d’entreprises, des centaines de gouvernements, placent leurs espoirs dans une solution de l’industrie pharmaceutique — et nous sommes une entreprise leader de cette industrie — vous sentez la responsabilité peser très fortement sur vos épaules. Il y a un débat à propos des modes de travail, qui a commencé avant le coronavirus, mais qui s’est accéléré depuis. Avec le télétravail, voyez-vous venir de grands changements notamment en combinaison avec l’intelligence artificielle ? A.B. – Je crois que cette crise a confirmé une remarque d’Obama : « Ne laissez jamais une bonne crise se perdre. » Dans une crise, il y a | 2 | KAMINANDO I AVLANDO.37

toujours quelque chose qui permet de progresser. Nous avons pas mal de leçons à en tirer qui seront très utiles à l’avenir. Certaines concernent la façon de nous préparer. Le fait que des pays relativement développés aient pu manquer de lits de soins intensifs parce qu’ils n’avaient peutêtre pas assez de respirateurs disponibles est une leçon. Mais nous avons aussi appris beaucoup de choses positives. Nous avons appris la puissance et la valeur de la science. Nous avons appris à apprécier la valeur de l’investissement dans celleci. Nous avons aussi appris la valeur de l’initiative privée. Je ne pense pas qu’un organisme public puisse agir dans cette crise avec la capacité et la flexibilité du secteur privé, mais dans tous les cas, une coopération entre les secteurs public et privé sera nécessaire. Nous avons aussi appris qu’il y a d’autres façons de travailler, surtout dans des pays où le temps de transport entre le travail et le domicile est d’une heure ou une heure et demie. En Amérique, c’est très courant. À New York où je travaille, nos employés ont une heure et demie en moyenne de transport pour se rendre dans nos bureaux, ce qui représente le plus souvent une perte de temps. Et nous avons constaté que des résultats aussi bons peuvent être obtenus grâce au travail à domicile. Je ne crois pas pour autant à la disparition des bureaux, mais je pense qu’il n’est pas indispensable que les gens s’y rendent tous les jours. Ils peuvent y aller une ou deux fois par semaine et travailler de la maison les trois autres jours. Ils en seront à la fois plus satisfaits et beaucoup plus efficaces.

Quel conseil donneriez-vous à un jeune qui commence aujourd’hui ? A.B. – Le premier est que je n’ai jamais vu une personne réussir si elle n’aime pas ce qu’elle fait. J’ai vu de nombreuses fois des gens qui aiment ce qu’ils font ne pas réussir, mais je n’ai jamais vu l’inverse. Donc, si tu veux réussir, choisis toujours un emploi, un travail que tu aimes, et fais tout ton possible pour l’aimer. Peu importe que ce poste soit celui de PDG ou de nouveau responsable du marketing de Pfizer. J’ai toujours aimé mon travail. Au début, je ne voulais pas aller chez Pfizer, car j’adorais la recherche à l’université. Mais une fois chez Pfizer, je ne voulais plus retourner à l’université parce que j’ai adoré ce que j’y faisais. Ceci est un facteur très important. Le deuxième conseil : garde ton esprit ouvert et n’essaye jamais de planifier ta carrière. Accomplis ton travail du mieux possible et les choses te conduiront là où il faut. Chez Pfizer, avant de devenir PDG, j’ai changé de fonction 14 ou 15 fois en 25 ans. Soit un changement environ tous les deux ans. Je n’ai jamais levé la main pour demander un poste, et je n’ai jamais planifié d’aller à ce poste et ensuite à un autre. J’ai toujours fait du bon travail là où j’étais, et quelqu’un me voyait et me proposait un autre poste. C’est très important. Et le troisième conseil : place toujours haut la barre, aie toujours une vision pour atteindre le meilleur, et une fois que tu l’atteins, place la barre encore plus haut et encore plus haut. Ceci est le seul moyen pour atteindre les meilleurs résultats dans la vie. Traduction du grec : Izo Abram.


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États-Unis

Allemagne

Alejandro Nicholas Mayorkas, nommé secrétaire d’État aux États-Unis

Prix Rabbin E. Duckesz 2021

Photo : Bill Clark.

Alejandro Nicholas Mayorkas a été pressenti le 23 novembre 2020 par le nouveau président des ÉtatsUnis, Joseph Biden pour devenir son secrétaire d’État à l’Intérieur. Il devient ainsi le premier Juif d’origine sépharade à occuper un poste de secrétaire d’État aux États-Unis. Il est aussi le premier « latino » et le premier immigrant à occuper ce poste. Alejandro Mayorkas est né le 24 novembre 1959 à La Havane.

Son père est un Juif sépharade originaire des Antilles néerlandaises et sa mère est issue d’une famille juive de Roumanie ayant fui la Shoah. À la révolution cubaine, en 1960, la famille s’est réfugiée aux États-Unis. Alejandro Mayorkas est diplômé en droit de l’université de Californie à Berkeley. Il était adjoint au secrétaire d’État à l’Intérieur dans l’administration Obama.

Grenade, Espagne

lecteurs de Kaminando i Avlando en avaient eu un aperçu dans le numéro n° 29 de janvier 2019.

Prix spécial pour la thèse de Doğa Filiz Subaşı Nous adressons nos très vives félicitations à Doğa Filiz Subaşı qui a reçu le prix spécial de l’Université de Grenade pour sa thèse doctorale soutenue en 2016 portant sur la « Pluralité culturelle dans l’Empire ottoman à travers la langue sépharade dans l’œuvre d’Isak Gabay : Yildiz i sus sekretos : el reyno de Abdul Hamid ». Doğa Filiz Subaşı avait présenté son travail doctoral lors de l’université d’été judéo-espagnole en 2018 et les

Sa thèse en castillan est accessible sous le lien : https://digibug.ugr. es/handle/10481/55776

Le jury du prix Rabbin Eduard Duckesz 2021 présidé par le D r  Michael Halevy a attribué à l’unanimité son prix à la philologue allemande Elisabeth Güde pour sa thèse doctorale « Mémoires des langues. Transcription du judezmo dans la littérature contemporaine ». La D r Elisabeth Güde a étudié la littérature comparée, les langues romanes et la philologie turque à Bonn, Paris, Istanbul et Berlin.

Israël En mémoire des victimes de l'Inquisition espagnole Une proposition de loi recueillant un large soutien a été présentée à la Knesset en novembre 2020 par le député du parti blanc-bleu Michal Cotler-Wunsh afin d’honorer la mémoire des victimes de l’Inquisition espagnole. Une date commémorative serait instituée le premier novembre et des activités pédagogiques organisées par le ministère de l’Éducation nationale. Cette loi a également pour objet de développer des liens plus étroits avec les descendants des convertis ou Anusim dont beaucoup éprouvent de fortes affinités avec le judaïsme et l’État d’Israël. Des recherches récentes évaluent à 200 millions, les descendants des Juifs espagnols et portugais soit un quart du monde hispanique et lusitanien. Le développement de liens avec ces communautés a des implications diplomatiques, démographiques, politiques et économiques importantes pour Israël. KAMINANDO I AVLANDO.37 | 3 |


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Une troupe d'amis de l'Hashomer Hatzaïr à Bitola/Monastir en 1935. Yougoslavie, Macédoine du Nord. Photo : Centropa. Cf. Aki Yerushalayim pp. 122-136.

Israël Aki Yerushalayim en édition numérique La revue culturelle Aki Yerushalayim a été fondée en 1979 par l’équipe de l’émission judéo-espagnole de la radio Kol Israël sous la direction de Moshe Shaul. Elle a été publiée jusqu’en 2015 par l’association Sefarad. Cette revue entièrement rédigée en judéo-espagnol s’est imposée en 40 ans comme l’un des principaux vecteurs de la reconnaissance du judéo-espagnol comme langue et culture diasporiques. Le mode de transcription défini par la revue est devenu au fil du temps une référence internationale pour les éditeurs et les universitaires. Nous sommes donc très heureux de voir renaître la revue sous la forme d’une édition numérique. Le double numéro publié en octobre 2020, le 102-103 de la série, est particuliè| 4 | KAMINANDO I AVLANDO.37

rement dense et intéressant. Sans citer tous les articles, notons un article de Kobi Zarco sur le romanse Tres Ermanikas Eran, un article de Margalit Satinger sur le journaliste et poète judéo-espagnol Hayim Hazan (1912-2002), natif de Monastir, actif à Salonique pendant l’entre-deux guerre puis en Israël dans les années 1950, un article d’Albert Israël sur l’héroïne de Tsahal, l’infirmière Esther Arditi, un article d’Eliezer Papo sur le rapport entre espace public et espace privé dans le Meam Loez et le monde ottoman, un article de Tamar Alexander, sur « Makeda, ville des idiots dans les contes humoristiques de la tradition sépharade », un article de Mira Cohan Starkman à propos de la vision de la médecine populaire dans les Mémoires de Sa’adi Besalel Ha-Lévi de Salonique, un article d’Esther Tina Rute-Cediel sur la coutume de la kamiza limpya chez les Anusim ou conversos, un article

de Rivka Havassy sur El Gancho, un chant érotico-satirique de l’entredeux-guerres du parolier et poète Alexandre Perez, un article de Yosef Uzi Levi portant sur deux chapitres de la chronique Arié de Samokov. Mentionnons aussi le kantoniko de la aketía rédigé par Alicia Sisso Raz et le kantoniko del soletreo rédigé par Avner Perez. La revue s’enrichit de nombreux témoignages de vie, de communautés (Monastir, Çanakkale) et de poésies. Nous souhaitons bonne chance à cette nouvelle édition de la revue Aki Yerushalayim qui poursuit de façon plaisante et érudite la longue tradition de la presse en judéo-espagnol. La revue en ligne peut être consultée sous le lien suivant : https://online.fliphtml5.com/ pqzor/uuxx/?1602138977834 #p=1


CARNET GRIS |

Disparition d’Isaac Revah C’est avec beaucoup de tristesse que nous avons appris la disparition le 26 décembre dernier d’Isaac Revah, ancien membre du comité directeur d’Aki Estamos que beaucoup surnommaient affectueusement « Kaki » d’après son totem de scout. Isaac Revah était né à Salonique en 1934 au sein d’une famille aisée où l’on parlait couramment le français, mais aussi le grec, l’italien et le djudyo. La nationalité espagnole de sa famille paternelle lui a valu un destin singulier pendant la guerre : celui d’être déporté en août 1943 à Bergen-Belsen puis, grâce à l’initiative constante et personnelle du consul d’Espagne à Athènes Sebastián de Romero Radigales, d’être rapatrié en Espagne en février 1944. Au terme d’une brillante carrière scientifique qui l’a conduit notamment à diriger les programmes du Centre national d’études spatiales, Isaac Revah a entrepris avec détermination les démarches nécessaires à l’attribution du titre de Juste parmi les Nations au consul qui les avait sauvés pendant la guerre ce qu’il a obtenu le 26 février 2014. La haute figure, élégante et attachante d’Isaac Revah, toujours fidèle à ses origines judéoespagnoles et présent lors de nos manifestations, nous manquera. Son parcours a été publié sous la forme d’un entretien dans Kaminando i Avlando 1. Que son souvenir nous soit une source de bénédiction et d’inspiration. Nous présentons à sa veuve, Judith, à ses enfants et petits-enfants nos très vives condoléances. En pas ke deskanse.

Isaac Revah en août 2005.

1. n° 12 de janvier 2015.

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| CARNET GRIS

De gauche à droite : Vital Eliakim, Janny Laroche, Madeleine Podvin, Henriette Abed, Takis Liacopoulos. Années 1950. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Collection : Vital et Madeleine Eliakim.

Disparition de Madeleine Eliakim

1. cf. Kaminando i Avlando n° 10 de juin 2014 : Vital Eliakim a publié à titre privé ses Souvenirs de jeunesse d’un Juif salonicien.

Les docteurs Madeleine et Vital Eliakim étaient membres fondateurs d’Aki Estamos. Ils étaient bien plus que cela : deux médecins et pédiatres exceptionnels par leurs qualités humaines et intellectuelles, leur courage et leur modestie, illustrés par leur volonté de toujours se lancer dans de nouveaux apprentissages jusqu’à un âge très avancé. Vital Eliakim était né en 1928 à Salonique ; il avait perdu pratiquement toute sa famille dans la Shoah et avait lui-même miraculeusement échappé aux nazis en fuyant dans le maquis de village en village 1. Un oncle vivant à Paris lui avait permis en 1947 de venir en France

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étudier la médecine. C’est lors de ces études qu’il fit la connaissance en 1952 de Madeleine Podvin qui deviendra vite Madeleine Eliakim. Madeleine a exemplairement épousé la culture judéo-espagnole de son mari orphelin, le soutenant et l’accompagnant dans toutes ses activités, ses recherches, ses amitiés même au-delà de son décès survenu en août 2014. Ils étaient devenus à la fois inséparables, irremplaçables et inoubliables. Nous adressons à leurs trois enfants, Agnès, Philippe et Florence ainsi qu’à tous leurs petits-enfants notre très vive sympathie. Malharim ke les akompanyen.


HOMMAGE |

Hommage à Mathilde et Esther Jaffé Le 9 mars 2020 disparaissait Mathilde Jaffé déportée à Auschwitz-Birkenau à l’âge de dix-sept ans avec sa sœur Esther âgée de quinze ans. Les deux sœurs ne se séparèrent jamais, mais seule Mathilde revint des camps. Dans le témoignage qu’elle nous lègue, Esther occupe la première place, celle d’une sœur adorée. Avant-guerre, Mathilde et Esther Jaffé ont eu la chance de naître et de grandir au sein d’une famille très aimante émigrée de Turquie au début des années 1920. Les causes de cette émigration se retrouvent dans beaucoup de récits de cette période : la pauvreté bien sûr et le service militaire si éprouvant dans l’armée turque pour les Juifs. Haïm Jaffé parvient à s’embarquer incognito pour la France avec les papiers d’identité d’un frère émigré à New York. Débarqué à Marseille sans aucun moyen de subsistance, il trouve grâce à la communauté juive un premier emploi de vitrier ambulant. Dès qu’il a réuni suffisamment d’argent, il fait venir son épouse, Cadina Ganon. Comme souvent dans les récits d’immigration, la famille se déplace beaucoup et s’essaie à plusieurs commerces : après Marseille ce sera Lyon, Rive-deGier, puis Annemasse près de Genève. Les enfants naissent : Mathilde  1 en 1925, Esther en 1927 et Salomon en 1929. À la maison, on parle surtout le judéo-espagnol, même si les parents pratiquent aussi le turc et le grec. Le père ne connaît que quelques mots de français, mais peut compter sur sa femme pour converser avec les clients sur les marchés. Les époux ont fait un mariage d’amour ce qui est relativement rare à cette époque et dans ce

milieu. La famille est très unie et, malgré les difficultés matérielles, réalise son rêve français. Ce bonheur prend fin brutalement lorsque la mère décède à trente-deux ans des conséquences d’un avortement clandestin. Les deux sœurs sont placées à l’orphelinat Rothschild à Paris alors que leur petit frère âgé de sept ans reste avec son père. Ce drame prélude à la tragédie qui suivra sous l’occupation allemande. Le témoignage de Mathilde Jaffé a été recueilli par Alain de Toledo à l’occasion du projet de Mémorial de la déportation des Judéo-espagnols. Sa fille, Sylvie Turpyn a bien voulu réviser entièrement le script de cet entretien marqué par les effets du grand âge et le corroborer avec ses propres souvenirs. Elle confie être tombée à l’âge de treize ans dans « la marmite bouillonnante de Birkenau et de Bergen-Belsen ». Ce texte est devenu ainsi un objet de transmission entre deux générations héritières d’un même traumatisme.

À gauche, Mathilde Jaffé, à droite, Esther.

1. Mathilde version francisée de Mazalto c’està-dire Mazal-alto « haute chance » en judéoespagnol calque de l’hébreu Mazal-tov.

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| HOMMAGE

Hanoume Ma mère parlait le djudyó avec dans la gorge l’âme des Anciens lourde mémoire dans l’affluent de ses veines et je savourais la douceur de ces mots dont j’ignorais le sens réel tandis qu’elle brodait chacun d’eux du fil doré de son amour Oh maman aux douceurs d’Orient héritées comme un trésor tu m’as bercée de tes souvenirs et je n’ai plus qu’eux pour t’entendre dans mon cerveau qui cherche ta voix Ma mère parlait le djudyó comme on chantait les berceuses d’antan en Grèce ou en Turquie saupoudrées de lumières espagnoles J’aimais sa différence qui me l’offrait, unique comme la chance qui me fit naître d’elle Oh maman tes baklavas collent aux doigts de mes pensées j’ai faim du sucre de tes paroles tandis que les yeux clos j’aperçois au four tes borekas au soir du Shabat ... Ma mère parlait le djudyó avec le souffle qu’on emprunte aux contes des mille et une nuits elle y mettait la noblesse ancestrale d’une vilaine reine Isabelle dont elle ne gardait que l’accent et je l’écoutais m’insuffler notre Histoire Oh maman aimante comme si tu fus Dieu

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tu as versé les cieux dans mon sang pour mieux t’y baigner à présent que tu es au tombeau. Il me reste de toi, tout cela ... Ma mère parlait le djudyó Elle avait aux lèvres venus des profondeurs Hanoum, korason de la madre, ojos mios, bivir, rey de la mano, querida et le monde se mélangeait au cocktail de ses tendres discours Elle savait comme le chant de l’oiseau me transporter au pays de Canaan sous le voile de ses certitudes Alors j’écoutais Maman et je l’aimais, toute, plus que Yahvé et l’Éternité je l’aimais pour la force qu’elle semblait ne plus posséder mais qui la portait cependant joyeuse dans ses larmes de mère juive qui lavent les plaies et pansent les blessures Je l’aimais oh je l’aimais... Et te voilà qui ne parle plus le djudyó qui donc le fera désormais ? Il ne me reste que ta voix qui encore et encore me dit : Hanoume Sylvie Turpyn 7 octobre 2020 À ma mère Mathilde Jaffé-Turpyn Birkenau/Bergen-Belsen 1944-1945 Décédée le 9 mars 2020


AVIYA DE SER… LOS SEFARDIM |

Mathilde Jaffé-Turpyn Sylvie Turpyn

Aviya de ser… los Sefardim

Jamais sans ma sœur Témoignage de Mathilde Jaffé-Turpyn établi avec l’aide de sa fille Sylvie Turpyn

Mes parents Mon père Haïm Jaffé n’est pas né en 1898 comme l’attestent ses papiers d’identité, mais sans doute en 1897 à Smyrne, aujourd’hui Izmir en Turquie. Ma mère Kaden Ganon est née en 1906 à Nazilli dans la province turque d’Aydin à une centaine de kilomètres d’Izmir. Ma grand-mère paternelle éleva seule ses six enfants dont le père avait succombé à la tuberculose. La famille vivait dans la misère. Haïm gagnait quelques pièces dans une fabrique de ferblanterie où il frappa et façonna le fer sans déplaisir. À ses heures perdues, il cirait les chaussures dans les rues de Smyrne. Il était magnifique, arborant un physique de jeune premier. Lorsqu’il rencontra ma mère en 1921, elle avait quinze ans. Tout ce qu’ils m’ont raconté de leur histoire ne laisse aucun doute sur leur passion !

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| AVIYA DE SER… LOS SEFARDIM

Haïm et Cadina Jaffé-Ganon.

Au début des années 1920, la guerre d’indépendance a mis la Turquie à feu et à sang. Le climat est devenu défavorable aux Juifs. Ma grandmère Symha Jaffé, née Abenazra, a alors poussé ses fils à quitter le pays pour rejoindre des terres plus paisibles et hospitalières. C’est ainsi que les papiers d’identité ont été échangés, voire falsifiés, pour permettre à chacun de quitter la Turquie. Mon oncle Aaron est arrivé à New York où il a vécu toute sa vie. C’est également sous le nom d’Aaron Jaffé que mon père Haïm est arrivé à Marseille en 1923. Il travaillait dans les rues de la ville comme vitrier ambulant, son attirail sur le dos, les plaques de verre fixées par des cordes sur un châssis en bois, avec lesquelles il déambulait avec courage sans jamais se plaindre. Une année plus tard, ma mère Cadina entrait à son tour sur le territoire français. Mes parents s’installèrent ensuite à Lyon, où je naquis le 7 novembre 1925.

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Maman était née le 15 mai 1906 dans une famille plus aisée, mais son père était mort laissant derrière lui cinq enfants. Ma grand-mère maternelle Esther Ganon-Gabay me racontait souvent que nous venions d’une famille noble, même si je n’ai jamais pu en découvrir la moindre trace écrite. Ma mère qui était d’un naturel très vif et pleine d’espoir à son arrivée en France décida qu’il serait plus lucratif et plaisant pour son mari de vendre sur les marchés. Ils devinrent donc marchands forains en tissus. Ma petite sœur Esther naquit le 18 septembre 1927 à Lyon. Puis nous avons déménagé à Rive-de-Gier dans le département de la Loire où mon frère Salomon est né le 22 décembre 1929. Je me souviens très bien de ces instants de bonheur ; des soirs de shabbat quand maman allumait les bougies, puis de ma joie quand je fus à mon tour autorisée à le faire ! Quel bonheur que les borekas de maman, les


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prières de papa, quelle fierté d’être la fille de mes parents ! Je ne comprenais pas grand-chose, mais je savais que nous étions Juifs et que nous devions le rester envers et contre tout. Notre grand-mère maternelle laissa loin derrière elle ses ancêtres et la colline de Bahri Baba 1 pour nous rejoindre. Je fis connaissance de cette femme merveilleuse qui me fit le récit de sa vie à l’ombre du mont Pagus si beau en arrièreplan de la baie d’Izmir. Je me souviens du goût de ces keftes d’aubergines, du boulgour, des mezzes, des borekas gourmandes et aussi de sa petite cigarette qu’elle m’autorisait à lui rouler dans une fine feuille de papier ; comme elle sent bon dans ma mémoire cette cigarette de ma grand-mère ! Est-ce pour mieux en conserver l’odeur que je n’ai jamais fumé ? Elle vécut avec nous, puis à Genève chez sa fille Rose. Tous ses enfants avaient rejoint la France ou la Suisse, sauf sa fille Mary qui s’installa à Salonique 2. Il était temps pour mes parents de quitter Rivede-Gier pour se rapprocher de la famille installée en Suisse.

Annemasse Cette fois je suis « grande », je vais à l’école, je suis sérieuse et j’aime étudier. Mes parents ne savent pas lire le français, c’est donc moi qui leur fais la lecture du courrier ! Aux vacances, Esther et moi allons au patronage où nous passons des heures enchantées et récréatives. Le curé était très respectueux de nos origines. Un jour, toutefois, il évoqua Jésus devant nous et toute fière, j’allais le répéter à maman. Elle ne voyait pas de gaieté de cœur l’influence que cela pourrait avoir sur nous et elle alla le trouver. Avec gentillesse, il accepta de ne plus nous parler de Jésus. Ma petite maman était ce que j’avais de plus précieux au monde. Jamais elle ne s’emportait, jamais elle ne nous grondait. Papa s’en chargeait parfois même si nous étions des enfants sages. Esther était d’une beauté hors du commun qui m’émerveillait. De petites taches de rousseur

sur son beau visage et des cheveux d’un roux f lamboyant que je n’ai jamais retrouvé sur personne ! Ma sœur était un vrai cadeau du ciel ! Maman s’est très vite assimilée devenant une vraie Française, élégante, souriante et pleine de rêves. Mon père en était fou amoureux. Il paraissait immense à ses côtés avec son mètre quatrevingt-dix alors qu’elle ne faisait qu’un mètre cinquante. Maman essayait de faire comprendre à son mari que les caresses et les baisers étaient interdits devant les enfants, mais rien n’y faisait, il ne savait se contrôler et moi je les voyais s’embrasser, c’était merveilleux ! La vie s’écoulait paisiblement. Nous allions souvent en excursion à Genève retrouver notre oncle et notre tante et nous y faisions provision de chocolat. À la radio, nous étions bercés par Tino Rossi pourtant j’entendis un jour maman dire à papa : « Il finira par nous faire une guerre celuilà ! » Mais qu’est-ce que la guerre maman ? Beaucoup d’amis Juifs se retrouvaient chez nous pour tremper les pommes dans le miel en se souhaitant une heureuse année, partager la matzah à Pessah et parler dans un cocktail de langues qui chantaient à mes oreilles ! Je n’y comprenais rien, mais je comprenais tout ! Cette enfance de petite juive, je la souhaite à tous les enfants du monde. Pourtant notre bonheur n’allait pas durer. Ce jour-là, je revois maman remonter de la cave, elle se tient le ventre, elle souffre ! Enceinte d’un quatrième enfant, elle n’a rien dit. Seule dans le secret de sa décision, elle a vu une faiseuse d’anges, une faiseuse de malheur, et l’avortement clandestin a conduit ma mère à la tombe et nous en enfer ! Ma mère est morte le 29 mai 1937, je n’avais pas encore douze ans. Elle est enterrée dans le petit cimetière de Veyrier près de Genève. J’y ai fait creuser ma tombe à ses côtés, je veux vivre ma mort avec elle. Mon père a failli se perdre dans le néant de sa douleur. Couché sur le cercueil, il refusa que maman soit portée en terre. Quelqu’un est alors venu nous chercher et nous a menés dans le

1. Parc arboré surplombant la ville et le golfe de Smyrne. [ndlr] 2. Albert Ganon, le frère de maman, s’installa à Paris où il épousa Allegre ; ils eurent deux filles. Rose épousa Edmond Gerson, ils eurent deux fils et une fille et vécurent à Genève en Suisse. Violette épousa Charles Gewerc, ils eurent une fille et un fils et vécurent en Israël.

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À gauche : Cadina Kaden Ganon Jaffé, morte à 32 ans. À droite : Bat Mitzvah de Mathilde. Esther à ses côtés orphelinat Rothschild. Paris, 1938.

champ voisin. Nous y avons cueilli quelques boutons d’or, quelques pâquerettes pour notre maman adorée. Terminées les fêtes, la joie de vivre ! Nous étions en permanence vêtues de noir et rien ne pouvait nous rendre notre insouciance. Mon père, enfermé dans sa douleur ne parvenait plus à s’occuper de nous. C’est alors qu’une amie intime de notre mère, Madame Catalan lui donna l’adresse de l’orphelinat Rothschild à Paris. Cet établissement réputé pour sa bienveillance pourrait faire de nous des jeunes filles bien éduquées. Ainsi Esther et moi avons quitté notre père et notre petit frère pour l’orphelinat.

Rothschild − Paris 1937-1944 Esther et moi étions en grande souffrance, mais nous étions restées unies. Désormais, j’allais veiller sur ma petite sœur. Des mois ont passé, papa ne se relevait pas de la perte de Cadina, il

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sombrait ! Après bien des refus, on le persuada de se remarier et d’offrir ainsi une autre maman à son fils. Il ne connaissait pas sa « fiancée » qui vivait à Marseille et était une amie de jeunesse de Cadina. Ni écrit ni photo ne furent échangés. Juste un prénom : Esther. Haïm quitta Annemasse avec Salomon pour Marseille. Salomon se rebiffa lorsqu’on lui présenta sa nouvelle maman. Ils eurent ensuite deux filles et deux garçons qui devinrent mes frères et sœurs chéris. À l’orphelinat, nous avons reçu une très bonne éducation dans un climat que j’appréciais. Nous y retrouvions notre environnement religieux et j’aimais m’y fondre tout entière. Je me souviens des quelques visites de la baronne de Rothschild qui s’approchant d’Esther, lui caressait ses superbes cheveux, si longs, si roux et intensément cuivrés. Malgré les circonstances, j’ai vécu là-bas de très belles années. J’admirais les professeurs qui partageaient avec nous leur savoir. Les anciens élèves dirigeaient les nouveaux ; les


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Esther et Mathilde, la dernière photo ensemble. Paris, juillet 1944.

directeurs étaient d’une grande gentillesse, je me souviens m’être dit un jour : « J’aimerais vivre toujours ici. » Et puis le temps a passé, les années se sont envolées, j’ai choisi de faire des études de couture, j’adorais cela ; j’ai eu la chance d’entrer au service de Coco Chanel que j’ai aperçue un jour tandis que je ramassais les aiguilles. J’ai étudié également le secrétariat. J’ai toujours obtenu de bons résultats. Esther étudiait la coiffure, cela la passionnait. Elle me coiffait, je lui confectionnais des vêtements. Me voilà à dix-sept ans à l’âge de mon premier amoureux, Fernand qui devait devenir un grand couturier. Esther rencontra André dit « Dédé ». Ensemble, nous parcourions les rues de la capitale, en dissimulant l’étoile cousue sur nos vêtements. Fernand voulut fêter mon anniversaire aux Folies Bergères dans une salle de spectacle remplie d’Allemands. Fernand n’était pas juif, il pensait pouvoir être mon protecteur, mon sauveur…

Les bottes allemandes frappaient le sol des rues parisiennes et nous devions être très prudentes. Sans savoir précisément ce qui suivait les arrestations, nous avions conscience de l’horreur que les nôtres subissaient. Malgré cela, la jeunesse conserve toujours une certaine insouciance. Nous avions quitté l’orphelinat de la rue Lamblardie, pour le 9 rue Vauquelin, un centre de l’UGIF  3 hébergé au séminaire israélite et dirigé par une dame qui nous était entièrement dévouée, madame Mortier. Il y avait au coin de la rue, un commissariat de quartier et un « p’tit flic » en faction dont les regards disaient clairement qu’il s’intéressait à la jeune fille que j’étais. Chaque jour ou presque, je devais passer devant lui. Un jour, il se décida à m’inviter à une promenade. Cela devait être notre seul et unique rendez-vous. Il me confia qu’il pourrait être informé d’un projet d’arrestation. Nous avons convenu que s’il m’adressait un clin d’œil, cela signifiait qu’il n’y avait pas de danger. Chaque jour j’avais droit à mon clin d’œil !

3. Union générale des israélites de France (UGIF) organisme créé par le régime de Vichy en 1941 pour assurer la représentation des Juifs auprès des pouvoirs publics. [ndlr]

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Esther et moi avions eu une petite altercation au sujet d’une paire de bas en soie. Elle voulait que je lui donne la seule paire que je possédais ! J’ai refusé en lui disant que j’étais plus âgée qu’elle et qu’il n’était pas question que je la lui donne. Querida mia ! ma petite sœur adorée se fâcha. Elle obtint l’autorisation de dormir chez une amie, Rachel. Le vendredi 21 juillet 1944, le « p’tit flic » n’était pas au rendez-vous. Peut-être était-il tout simplement en congé. Comme chaque soir Madame Mortier la directrice nous rappela de bien vérifier nos affaires toujours prêtes au pied de notre lit en cas d’arrestation. Je m’en voulais un peu de m’être disputée avec Esther, je n’aimais pas quand elle n’était pas à mes côtés !

L'arrestation Au cœur de la nuit, des coups retentissent contre la porte d’entrée de l’établissement, violents et répétitifs. Cette fois, ça y est ! C’est pour nous ! Nous sommes toutes là tremblantes de peur, mes chères amies Denise, Herta, Suzanne, Yvette, Sarah, Raymonde, Charlotte, Violette ; il y a là aussi Jeannine et Ida la meilleure amie d’Esther et toutes les autres, nous sommes 33 ! Comme je suis heureuse à cet instant précis qu’Esther ne soit pas là ; grâce à cette paire de bas, je pense avoir sauvé ma sœur. Ce sont des Français qui viennent nous rafler. Peut-être, je ne sais plus très bien, un Allemand les accompagne. Ils nous font descendre si rapidement que nous n’emportons pas nos affaires, nous sommes en chemise de nuit. L’une d’entre nous parviendra à se sauver par une fenêtre en sautant dans la cour des religieuses, nos voisines. Une petite, peut-être la plus jeune, de panique tombe par terre. Elle fait une crise d’épilepsie et je vais vers elle pour la secourir quand je suis projetée en arrière par un coup violent. On vient de me frapper avec une mitraillette. Je retourne à ma place et nous sommes toutes là à regarder notre camarade sans pouvoir réagir ! Brusquement,

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ils nous intiment l’ordre de sortir, nous sommes encore pieds nus, c’est l’été heureusement, il ne fait pas froid et nous montons dans un bus direction Drancy.

Drancy Nous sommes parquées là avec des centaines d’autres personnes, la promiscuité nous gêne toutes, nous sommes en tenue de nuit ! Que vontils faire de nous ? Nous attendons les directives. On entend dans les haut-parleurs : « Vous devez déposer tous vos effets personnels, ne rien conserver. Vous devez décliner votre véritable identité sous peine de mort immédiate. » Que pourrais-je bien avoir qui les intéresse ? Je n’ai qu’une chaîne en or avec un médaillon dans lequel se trouve la photo de ma mère, que pourraient-ils bien en faire ? Je vois des gens qui entrent, de nouveaux arrivants et soudain, non ce n’est pas possible ! Je reconnais la couleur de ses cheveux ! Esther ma petite sœur, mon cœur ! Nous nous retrouvons. La paire de bas est restée à l’orphelinat ! C’est fini, jamais plus nous ne nous séparerons ! Eh bien si, ils nous ont pris le médaillon de maman ! Esther avait cinq francs sur elle qui finirent comme le reste dans la cagnotte des Allemands ! Et nous y voilà. L’agent me demande : – Quel est votre nom ? – Moi, c’est Mathilde Jaffé ! – Jaffé ? Mais ce n’est pas juif ça ? – Oh si je suis juive et fière de l’être ! Avec le recul, je suis sûre qu’il a voulu m’épargner parce qu’il me trouvait à son goût. Il m’a placée à l’écart pour me laisser réfléchir. Avec candeur, je ne me voyais pas dire que je n’étais pas juive. Esther a suivi, elle a répondu aux questions. Avec elle, il n’a pas hésité et a appliqué son tampon « bonne pour le départ ». Je suis revenue en lui disant : – C’est ma sœur, vous voyez bien que nous sommes juives toutes les deux !


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Et me voilà à mon tour « bonne pour le départ ». Nous sommes restées à Drancy un peu plus d’une semaine. Madame Mortier reçut l’autorisation d’aller chercher nos affaires rue Vauquelin et, grâce à elle, j’ai appris par une lettre venant de Marseille que nous avions une nouvelle petite sœur, Rosette. Ici, je dois ouvrir une parenthèse. La sœur de ma mère, ma tante Violette a tenté à plusieurs reprises de nous faire sortir de l’orphelinat, sans succès puisque nous y étions de par la volonté de notre père jusqu’à notre majorité. Notre père de son côté a toujours pensé que nous y serions plus en sécurité que partout ailleurs. Chacun estimait faire au mieux et ne peut être blâmé.

La déportation Le 31 juillet 1944, Esther et moi avons été poussées dans des wagons à bestiaux en gare de Bobigny. Nous sommes parties avec le convoi 77 pour Auschwitz-Birkenau, l’un des tout derniers convois à quitter la France. Trois semaines plus tard, Paris était libéré ! Quelque temps auparavant, je m’étais portée volontaire pour m’occuper des bébés et des petits enfants de la pouponnière de Neuilly dont les parents avaient été arrêtés. Je les ai retrouvés dans ce wagon plombé, sans la moindre commodité, juste un seau au milieu de soixante personnes entassées. Il y a là mon petit Henri qui ne sait pas encore marcher, ma petite Stella âgée de trois mois, ma petite Adrienne… Je m’en suis occupée du mieux possible ! L’odeur est vite insupportable et chacun s’efforçait de respirer un peu d’air pur par une étroite fenêtre à barreaux. Les enfants pleurent, les adultes sont tétanisés, mais tant que le train roule, il n’arrivera rien ! Je ne sais pas comment nous avions pu emporter du papier et un crayon, mais nous avons pu griffonner trois lettres à nos aimés qui se veulent rassurantes, Esther a écrit à Dédé, moi à papa et à Fernand. Ils ont tous reçu ces courriers de l’horreur.

Auschwitz-Birkenau On ouvre les portes du wagon en pleine nuit ! Cela crie de toutes parts ! Nous descendons, moi tenant Henri dans les bras. Il y a un monde inimaginable ! Derrière des barbelés, des femmes en habits rayés ou en guenilles. Où nous a-t-on emmenées ? Esther est contre moi, elle claque toujours des dents. On nous sépare, Esther vers la droite, moi vers la gauche ! Esther se met à hurler mon prénom. Un Allemand vient vers elle et elle lui hurle que je suis sa sœur. Et là miracle, il me demande en français si cet enfant est le mien. Je

Cadina, sa sœur Violette Ganon et les enfants.

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lui réponds la vérité, que non ce n’est pas mon enfant, alors il l’empoigne et le flanque par terre au milieu de la cohue et me pousse vers Esther ! Ma sœur m’a sauvé la vie, mais j’ai laissé Henri partir seul au four crématoire ! Et tous les autres aussi ! Comment peut-on survivre avec ces pensées ? Comment ai-je pu survivre à cela ? Première douche, ce sera de l’eau ! On ignorait encore que cela aurait pu être les gaz. On nous oblige à nous déshabiller, à oublier notre pudeur, on nous fait prendre un vêtement dans un tas, trop grands trop petits, trop larges trop étroits, trop chauds trop froids, bref on enfile quelque chose ! Vient le moment du rasage, tous les endroits de notre corps vont y passer ! Comment voir ma sœur sans ses beaux cheveux ! On ne se reconnaît plus ! À présent tatouage du bras, et à partir de ce moment, je passerai toujours devant ma sœur comme pour subir avant elle, comme pour tenter de la protéger comme l’aurait fait maman ! Je serai le numéro A16734 et Esther A16735. Il tombe sur le camp comme des f locons gris ! On ne comprend pas ! Nous avons vécu dans les cendres des nôtres, nous aurions pu emplir nos mains de celles qui tombaient du ciel d’Auschwitz-Birkenau. Auschwitz étant le camp réservé aux hommes et Birkenau celui des femmes. Personne ne devait survivre à Birkenau, c’était un camp d’extermination. Les sélections étaient une terrible épreuve pendant lesquelles nous devions paraître au mieux de notre forme afin d’éviter d’être sélectionnées pour la chambre à gaz. Des heures durant, nous restions sous un soleil de plomb ou dans la neige glaciale à peine vêtues. Un jour, Mengele, le médecin et tortionnaire SS, s’approcha de moi et me fixa du regard. Je baissais les yeux, car je savais ce qui nous attendait ! Il m’asséna un tel coup de poing sur la figure qu’il me cassa deux dents avant de passer à quelqu’un d’autre. J’ai été contrainte à faire de l’exhumation. Comme dans les mines de charbon nous avions un wagonnet que nous devions charger de corps décharnés avant d’aller les retourner dans l’eau

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de la Vistule. Je m’épuisai à ce travail. Un jour, n’y tenant plus, j’ai réussi à monter dans le wagonnet et à m’y assoupir un moment. J’aurais pu finir dans la Vistule, mais j’ai senti le wagonnet repartir et j’en suis sortie sans être vue ! J’ai travaillé à confectionner des toiles de parachutes, à transporter de lourdes pierres pour je ne sais quoi et j’ai eu faim, faim, tout le temps tellement faim… Esther ne mangeait même pas le croûton de pain qui lui était attribué. Elle maigrissait vite, plus vite que moi, elle avait toujours peur ! Nous étions dévorées par les poux, les rats s’invitaient dans nos si courtes nuits, je me souviens qu’une nuit je me suis réveillée en sentant qu’un rat s’était posé contre mon oreille, je n’ai pas eu peur, je n’ai pas bougé, il m’a tenu chaud ! La dysenterie s’est installée chez les unes et chez les autres, on se faisait passer à tabac par les kapos parce que nous nous vidions sur nous… Et puis il y avait ces pauvres femmes qui accouchaient dans un total secret ; il fallait protéger les bébés, les empêcher de pleurer, d’avoir faim ! Je ne sais pas comment il est possible que certains de ces bébés aient survécu ! Nous avons toutes vécu des expériences effroyables, différentes autant qu’identiques, et rien ne pourra nous rendre à l’état d’un être normal, nous souffrons dans nos rires, nous souffrons dans nos nuits, nous sommes des blocs de souffrance que seule la mort libérera. Les Russes allaient libérer le camp, on se le disait entre nous depuis quelque temps. Esther était déjà malade, très fiévreuse lorsque arriva l’hiver. Il faisait si froid que notre chair craquait aux pieds, aux mains et que rien ne pouvait nous réchauffer. En janvier, les nazis décidèrent d’évacuer le camp en abandonnant les plus faibles. Pour nous dissuader de rester, ils disaient que les Russes violeraient toutes celles qui se porteraient malades. J’aurais préféré rester et être violée cent fois, mais Esther a préféré suivre : « les Boches on sait déjà, les Russes sont peut-être pires ! » Nous sommes donc montées dans des wagons à ciel ouvert ; il neigeait et je me suis réchauffée à


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la fièvre de ma petite sœur. Quand nous sommes descendues après de longues heures à mourir de froid, nous avons dû encore subir la marche de la mort dans la neige. Nous étions des centaines, des milliers et nous nous traînions, déchets humains que nous étions devenus ! Esther tombait, n’avait plus la force. Charika une amie hongroise m’a aidée à soulever ce corps si léger et qui pourtant me paraissait si lourd. Ensemble nous avons traîné Esther jusqu’à Bergen-Belsen en Allemagne ! Rien ne pouvait encore nous donner de l’espoir. À Bergen-Belsen pas de crématoires, ici c’était la mort par famine. Des cadavres qu’il nous fallait enjamber et qui faisaient maintenant partie de notre quotidien ! À Birkenau nous avions parfois une eau chaude avec de minuscules morceaux de légumes ; ici rien ! J’étais de plus en plus faible, Esther au revier, l’infirmerie sans médicaments, sans soins, ne pouvait déjà plus se lever. Il y avait au-dessus de son lit, le pain qu’elle refusait toujours d’avaler, un monticule de morceaux secs que je n’aurais pas le cœur de toucher ! Elle grelottait et me regardait de ses grands yeux vides ; ses cheveux avaient un peu repoussé, je lui ai dit de tenir encore, que nous allions être libérées, qu’elle reverrait Dédé, Paris et que nous aurions des enfants. Elle ne réagissait pas ! Près de moi, sur la même coya, une planche en guise de lit, se trouvait une pauvre jeune fille mourante. Nous échangions quelques mots parfois, nos noms, nos pays, elle parlait français, elle était si faible ! Elle voulait que je lui parle de Paris. Plus tard, je me suis souvenue de son nom : Anna Frank, morte à Bergen-Belsen si peu de temps avant la libération. À mon tour, j’ai succombé au typhus ! J’étais vaincue. Je ne souffrais plus, je m’abandonnais. Un grand bruit m’a fait tressaillir, j’ai réussi à soulever la tête. J’ai vu alors un soldat, c’était rare qu’ils entrent dans les baraquements. Et là j’ai compris ! Ce n’était pas un Allemand. J’ai rassemblé mes forces et j’ai réussi à l’appeler. Il est venu à moi et

m’a dit qu’il était anglais. Il a chanté le Tipperary et j’ai chanté doucement avec lui. Ensuite je ne me souviens plus de rien avant que les soins ne me remettent sur pied. J’ai alors cherché ma sœur ! Elle n’était pas au revier. Je criais son nom « Estherenoutcha, Estherenoutcha on est libres ! On va rentrer ! Où es-tu ? » Fany l’infirmière du camp m’a entendue, elle est venue me trouver et m’a dit ce qu’avait été son sort. Je n’ai pas réussi à sauver ma sœur. J’ai un regret éternel d’avoir dû l’abandonner parmi les monceaux de cadavres du camp. Les Anglais ont tout brûlé au lance-flamme afin d’éviter la propagation des épidémies. Il ne subsiste rien de Bergen-Belsen où nous avons tant souffert.

La dernière photo d'Esther prise chez un grand photographe parisien en juillet 1944.

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Papa a retrouvé maman en 1985. J’ai été mariée deux fois, j’ai eu quatre enfants. J’ai encore connu la faim et la misère, la maladie et les inconforts de l’existence, mais toujours j’ai été forte malgré moi, poussée sans doute par cette force que ma mère m’a offerte en me donnant pour second prénom, Mazalto, Mazal alto.

Conclusion Souffrance d’une vie, mais je suis heureuse de l’avoir vécue. Mathilde est décédée le 9 mars 2020 atteinte de la maladie d'Alzheimer ; elle n'a pas souffert, s’est éteinte doucement dans son lit sans se souvenir de tout ce qui fut ! Elle est ma mère et mon âme. Ainsi qu’elle le souhaitait, je l’ai accompagnée afin qu’elle repose auprès de sa maman pour l’éternité. Sylvie Turpyn Jaffé

Mathilde et sa fille, Sylvie.

Je suis rentrée à Paris, j’ai retrouvé mon père anéanti par l’histoire de ses filles. J’ai dû faire face à bien des incompréhensions. J’ai vécu avec tant de douleurs en moi. Je n’ai rien su faire de mieux que d’aimer mon prochain, de tenter de répandre l’amour et le respect. J’ai témoigné dans les écoles pour que jamais ne revienne ce temps maudit. Pourtant aujourd’hui je m’interroge sur les répétitions de l’Histoire ; qui bientôt se souviendra que nous sommes revenues pour que le monde retrouve la paix, pour que de notre histoire naissent toutes les tolérances ? Si seulement cela avait pu servir l’humanité ! Albert, le frère de ma mère a été arrêté et directement envoyé à la chambre à gaz d’Auschwitz ; la sœur de ma mère Mary a été arrêtée avec ses fils à Salonique, déportés et morts j’ignore encore où. J’ai retrouvé auprès de mes tantes Rose et Violette ce parfum nostalgique de mon enfance qui sentait si bon notre judaïsme teinté de lumières orientales.

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Rita Gabbaï-Simantov

La familia Simantov de Serres L

a prezensia djudia en Serres, sivdad del Norte de Gresia, tiene raises en el siglo 13. Una parte de los Sefaradim expulsados de la Espanya en 1492, se arresentaron en Serres ke azia estonses parte del Imperio Otomano. En esta sivdad bivio i ensenyo el savio Rabbi Joseph Taitajak ke murio en Salonik en 1565. Ayi bivieron tambien los renomados rabbinos del siglo 16 Yosef Firmon i Samuel Ha-Cohen ke fueron nominados en Salonik despues del Rav Samuel de Medina. Los istorianos gregos – sin avlar de los djudios sherezlis – mos desharon presiozos detalios sovre la vida de la komunitad israelita i de sus savios a traves los siglos… El bis-abuelo de la familia, Avraham Simantov biviya en Serres verso la fin del siglo 19. Era komersante i se okupava de importasyones de algodon de Ejipto. Kazado kon Rahel Abravanel de Corfou, tuvo mueve ijos, sinko varones i kuatro ninyas : Menahem, Sam, Mois, Yosef i Jack. Flor, Sara, Tamar i Djamila. En uno de sus viajes en Ejipto, Avraham affero un mal epidemiko i murio. Lo enterraron en Alexandria.

La présence juive à Serres, ville du nord de la Grèce remonte au XIIIe siècle. Une partie des Sépharades expulsés d'Espagne en 1492 s'installèrent à Serres qui faisait alors partie de l'Empire ottoman. Dans cette ville vécut et enseigna le sage Rabbi Joseph Taitajak qui mourut à Salonique en 1565. Là vécurent aussi les rabbins renommés du XVIe siècle, Yosef Firmon et Samuel Ha-Cohen qui exercèrent à Salonique à la suite du Rav Samuel de Medina. Les historiens grecs – sans parler des Juifs de Serres – nous laissèrent de précieuses informations sur la vie de la communauté israélite et de ses sages à travers les siècles. L'arrière-grand-père de notre famille, Avraham Simantov vivait à Serres à la fin du XIX e siècle. Il était commerçant et s'occupait d'importation de coton d'Égypte. Marié à Rachel Abravanel de Corfou, il eut neuf enfants, cinq garçons : Menahem, Sam, Mois, Yosef et Jack et quatre filles : Flor, Sara, Tamar et Djamila. Lors de l’un de ses voyages en Égypte, Avraham fut atteint d’une maladie contagieuse dont il mourut. Il fut inhumé à Alexandrie. Rachel resta veuve avec ses neuf enfants à Serres. Elle avait une sœur, Vida Azaria, mariée au banquier

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La famille Simantov.

Rahel kedo bivda kon los mueve ijos en Serres. Eya teniya una ermana, Vida Azaria, kazada kon el bankier Ovadia Azaria. Komo no teniya fijos, Vida kijo ayudar a su ermana i aprofijo al ijo bohor Menahem. Los Azaria tomaron a Menahem en sus kaza i kuidando por su instruksyon lo mandaron a estudiar en Salonik. Kuando eskapo kon los studios, Azaria lo tomo kon el en sus negosios de finansias, algodon, tobako i kereshte (lenya). Pasando el tyempo, las ijas se kazaron muy mansevas komo era de uzo al tyempo. Flor se kazo kon uno de Ovadia en Paris. Sara kon Leon Kontente en Izmir i Tamar kon un doctor en Plovdiv. Djamila hue a bivir kon eyos en Bulgaria. Menahem ayudo a sus ermanos a estudiar i a topar buenos empleos. Sam i Mois eran responsavles de un chiftlik en la kampanya de la sivdad ande biviyan zinganos. En poko tyempo Sam se ambezo la lingua de eyos

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Ovadia Azaria. Comme elle n'avait pas d'enfant, Vida voulut aider sa sœur et elle adopta son fils aîné, Menahem. Les Azaria prirent Menahem chez eux et soucieux de son éducation, ils l'envoyèrent étudier à Salonique. Quand il eut terminé ses études, Ovadia Azaria l’associa à ses affaires financières et au négoce du coton, du tabac et du bois. Le temps passant, les filles se marièrent très jeunes comme c'était la coutume à cette époque. Flor se maria à un Ovadia à Paris, Sara avec Léon Kontente à Izmir et Tamar avec un médecin de Plovdiv. Djamila alla vivre avec eux en Bulgarie. Menahem aida ses frères à étudier et à trouver de bonnes situations. Sam et Mois étaient responsables d'une ferme dans la campagne aux abords de la ville où vivaient des Tziganes. En peu de temps, Sam apprit leur langue et, comme il était gai et sympathique, ils se prirent d’une telle amitié pour lui qu’ils le proclamèrent leur roi !


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i, komo era una persona alegre i simpatika, se tomaron de amistad kon el, tanto ke lo proklamaron sus Rey ! A Jack lo mando en Suisa a estudiar Chimia. El se arresento despues en Paris i nunka torno. Yosef establesio un komersio de kereshte. Los Azaria kon el ijo aprofijado moravan longe del kartier de los Djudios en una kaza ke era el « konak » de un turko pasha. Azaria teniya el titulo de Konsolo Onorario de Italia asi ke en la entrada de la kaza estavan enkolgando los insinyos del Konsolato. Menahem Simantov eredo del titulo i se izo Konsolo kuando Azaria se retiro. El se kazo kon Mari Saporta de Salonik i tuvo tres fijos : Ida, Leon i Alberto (Mimiko) Verdadero kosmopolit, Menahem era bien konesido i respektado en la sosiedad de Serres. Era el ke avrio el primer sinema i teatro moderno de la sivdad. Endemas el ayudava a todos los menesteriozos i sus aktividades fueron importantes en el proseso de modernizasion de Serres. En fakto los djudios biviyan en hermandad kon los kristianos kada uno respektando la religion i las kostumbres del otro. Un evenimiento ke akontesio en 1913, kedo eskrito en las anales istorikas de Serres. Akel Djunio de 1913, los Bulgaros ke estavan en gerra kon la Gresia, entraron en Serres armados asta los dientes i empesaron a asender fuegos i a matar a kien topavan adelantre. Lokos de espanto ombres mujeres i kreaturas korrieron a refujiarse en la grande guerta de la kaza Simantov ke era komo dishimos Konsolato. Menahem avrio las puertas para ke entraran la gente adientro. Los Bulgaros al deredor de la kaza amenasavan kon gritos salvajes de romper las puertas. Afuera, el vizindado estava kemandose. En un esfuerso para salvar la kaza de las flamas ke se aserkavan, amojaron los tapetes i los arrojaron en la terasa i las paredes. En esta situasion kritika, Menahem salio en la ventana i tomando liras de oro de su

Il envoya Jack en Suisse étudier la chimie. Celui-ci s’installa ensuite à Paris dont il ne revint jamais. Yosef ouvrit un commerce de bois. Les Azaria et leur fils adoptif vivaient loin du quartier juif dans une maison qui était la résidence d’un gouverneur turc. Azaria était consul honoraire d'Italie et à l'entrée de sa maison étaient accrochés les insignes du consulat. Menahem Simantov hérita de ce titre et devint consul lorsque Azaria prit sa retraite. Il épousa Marie Saporta de Salonique dont il eut trois enfants : Ida, Léon et Alberto (Mimiko). Cosmopolite authentique, Menahem était bien connu et respecté dans la société de Serres. C’est à lui que l'on doit l'ouverture du premier cinéma et du théâtre moderne de la ville. De plus, il venait en aide à tous les nécessiteux et ses activités furent importantes dans le processus de modernisation de Serres. En fait, les Juifs vivaient en véritable fraternité avec les Chrétiens, les uns respectant la religion et les coutumes des autres. Un événement qui survint en 1913 demeure inscrit dans les annales historiques de Serres. En ce mois de juin 1913, les Bulgares qui étaient en guerre contre la Grèce entrèrent dans Serres armés jusqu'aux dents et commencèrent à allumer des feux et à tuer quiconque se trouvait sur leur chemin. Terrorisés, hommes, femmes et enfants coururent se réfugier dans le grand jardin de la maison Simantov qui était, comme nous l'avons dit, un consulat. Menahem ouvrit les portes pour que les gens puissent entrer. Autour de la maison, avec des cris sauvages, les Bulgares menaçaient de rompre les portes. À l'extérieur, le quartier était en feu. Afin de sauver la maison des flammes qui se rapprochaient, les tapis furent mouillés et étendus sur la terrasse et sur les murs. Dans cette situation critique, Menahem ouvrit la fenêtre et prenant des lires d’or de sa propre cassette, il commença à les jeter aux Bulgares pour qu'ils s'en aillent. Ainsi 600 habitants de Serres furent sauvés de la barbarie de la soldatesque. En 2001, la municipalité de Serres organisa une cérémonie officielle pour honorer la mémoire de

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Le grand dépôtt de tabac de Serres.

L'école ayant appartenu à la communauté israélite.

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Aquarelle de la maison Simantov.

propia kasha empeso a echarlas a los Bulgaros para ke se vaygan. Ansina salvaron 600 Sherezlis del barbarizmo de los soldados Bulgaros. La Munisipalidad de Serres organizo en 2001 una seremonia ofisial ande onoraron la memoria de Menahem Simantov en la persona de su ijo Alberto (Mimiko) ke yego de Paris. El Mayor de la sivdad en su diskorso avlo de Menahem komo de « Sherezli Schindler ». En esta okazion un Kadish fue resitado por Joseph (Yossi) Simantov, inyeto de Yosef Simantov, en la memortia de los elevos djudios de la skola primaria Israelita de Serres, viktimas del Olokosto. La skola fue donada a la Munisipalidad de parte del Konsilio de las Komunitades Israelitas de Gresia (K.I.S). En 1916 kuando empeso de muevo la gerra kon los Bulgaros, Menahem se establesio kon su familia en Salonik mientres ke todos los ermanos fueron a bivir en la kaza Simantov. Los anios pasaron. La guerta de la kaza se transformo en un verdadero ganeden grasias al lavoro

Menahem Simantov en la personne de son fils Alberto (Mimiko) qui vint de Paris. Dans son discours, le maire de la ville dépeint Menahem comme le « Schindler de Serres ». À cette occasion, un kaddish fut récité par Joseph (Yossi) Simantov, petit-fils de Joseph Simantov, à la mémoire des élèves juifs de l'école primaire israélite de Serres, victimes de la Shoah. L'école fut léguée à la municipalité par le conseil des communautés israélites de Grèce (KIS). En 1916, quand reprit la guerre avec les Bulgares, Menahem s'installa à Salonique avec sa famille alors que tous ses frères allaient vivre dans la maison Simantov. Les années passèrent. Le jardin de la maison se transforma en un véritable paradis grâce au travail et aux soins de Mois qui aimait les fleurs. Il était en relation avec la Hollande d'où il importait des semences. Les roses de la maison Simantov étaient réputées. Quelques années plus tard, les frères Sam et Mois partirent pour la France où ils s'installèrent et

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École primaire de Serres, 1939. Le directeur d'école, Zak Eskenazy, et l'institutrice, Mme Karakali.

i kuydo de Mois ke amava las flores. El estava en korespondensia kon la Olanda importando de ayi granos de flores. Las rozas de la kaza Simantov eran renomadas. Serka de unos anios despues, los ermanos Sam i Mois se fueron en Fransia ande se arresentaron i avrieron un komersio de chapeyos. Lo mizmo por Jack ke ya biviya en Fransia de antes. Menahem estava en Salonik kon su familia. El solo ermano ke kedo en Serres era Yosef (mi esuegro), para kuidar a la nona Rahel ke ya era avansada de edad. El era kazado kon Doudou Kabeli. Tuvo dos fijos, Tamar (Mimika) i Alberto. Yosef Simantov teniya un komersio de kereste (lenya de konstruksion). Importava kereste de Suedia i Rumania. Su magazen sentral estava en el sentro de Serres. Dos otros magazenes de su komersio estavan uno en Serres i uno en Salonik. Indemas, enjunto kon su ermano Menahem fraguo un grande ambar de tobako, de 2000 metros kuadrados. En 1941, kuando los Almanes entraron en Gresia, Yosef Simantov en viendo ke la situasyon se sestava agravando, tomo la desizyon de abandonar la sivdad. Era la desizyon ke salvo la familia. Dos anyos despues, el Marso 1943, vino la fin trajika de la kommunitad Israelita de Serres.

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ouvrirent un commerce de chapeaux. Il en allait de même pour Jack qui vivait déjà en France. Menahem était à Salonique avec sa famille. Le seul frère qui resta à Serres fut Yosef (mon beau-père) pour prendre soin de la grand-mère Rachel qui était alors d'un âge avancé. Il était marié avec Doudou Kabeli. Ils eurent deux enfants, Tamar (Mimika) et Alberto. Yosef Simantov possédait un commerce de bois de construction. Il importait du bois de Suède et de Roumanie. Son principal magasin était au centre de Serres. Il en avait deux autres, l'un à Serres l'autre à Salonique. De plus, avec son frère Menahem, il construisit un grand entrepôt pour le tabac de 2 000  m2. En 1941, lorsque les Allemands entrèrent en Grèce, Yosef Simantov voyant que la situation s’aggravait prit la décision de quitter la ville. Ce fut la décision qui sauva la famille. Deux ans plus tard, en mars 1943, la communauté juive de Serres connut une fin tragique. Les Bulgares alliés des Allemands arrêtèrent tous les Juifs de Serres. Au cours de cette période, de nombreuses communautés furent exterminées par les nazis, mais un certain nombre purent renaître de leurs cendres. La communauté de Serres disparut et parmi les 600 Juifs arrêtés et déportés aucun ne revint. Parmi eux, il y avait 28 personnes de la famille de ma belle-mère, la femme de Yosef Simantov. À Paris, les frères Sam et Mois subirent le même sort. Les familles de Menahem et Yosef Simantov se cachèrent à Athènes. Aujourd’hui, les descendants des deux familles et de celle de Jack se trouvent en France et en Grèce. Menahem mourut en 1929. Son fils Alberto Simantov occupa un poste de haute responsabilité à l'OCDE jusqu'à la fin de sa vie. Ses filles, Maria et Anne Simantov vivent à Paris. D'autres descendants de Menahem, ses petits-enfants et arrières-petits-enfants (les familles Forni et Covo) vivent à Athènes. La fille de Yosef, Tamar (Mimika) Simantov-Samuelidis vit à Athènes avec sa fille Aliki. Les fils de Jack Simantov, Daniel et Michel sont en Bretagne et à Paris. Mon fils Joseph, petit-fils de Yosef Simantov, vit en Suisse.


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Los Bulgaros aliados de los Almanes arrestaron a todos los djudios de Serres. En el korso de la istoria munchas komunidades fueron exterminadas por los Nazi ma unas kuantas pudieron renaser de sus sinizas. La kommunitad de Serres desparesio ! De los 600 djudios arrestados i deportados no torno ninguno. Entre eyos, 28 personas eran miembros de la familia de mi suegra, la mujer de Yosef Simantov. En Paris, los ermanos Sam i Mois tuvieron la mizma suerte. Las familias de Menahem i Yosef Simantov se eskondieron en Atena.

Aujourd’hui, il ne reste rien pour rappeler aux habitants de Serres qu'une communauté vivante et active a jadis existé dans la ville. Sur les ruines des maisons du quartier juif ont été bâtis de nouveaux immeubles d’appartements. Un cimetière où émerge ici ou là une pierre tombale au milieu des herbes est l'unique témoignage de la présence des Juifs à Serres.

Oy endia, los desendientes de las dos familias djunto kon los de Jack se topan en Fransia i en Gresia : El ijo de Menahem (murio en 1929), Alberto Simantov asta la fin de su vida okupo una alta pozisyon en el O.C.D.E. Sus ijas Maria i Anne Simantov biven en Paris. Otros desendientes de Menahem, inyetos i biz-inyetos (familias Forni i Covo) biven en Atena. La ija de Yosef, Tamar (Mimika) Simantov-Samuelidis kon su ija Aliki biven en Atena. Los ijos de Jack Simantov, Daniel i Michel estan en Bretagne i Paris. Mi ijo Joseph, inyeto de Yosef Simantov bive en Suisse. Oy, nada no kedo en pies para akodrar a los Sherezlis ke una komunidad biva i aktiva egzistiya en la sivdad. Sovre las kazas derokadas del kartier djudio kresieron muevos blokes de apartamientos. Un semeteryo ande alguna piedra tombal sovresale de las yervas keda el uniko testigo de los djudios de Serres.

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Chronique de la famille Arié de Samokov (suite) Nous poursuivons la publication bilingue de la chronique de la famille Arié de Samokov. Ce tapuscrit qui comprend plus de 2000 pages en judéoespagnol en caractères latins retrace la vie d'une famille de grands commerçants sépharades de Bulgarie du milieu du XVIIIe siècle jusqu'au début du XXe siècle. Bannie de Vienne par un édit impérial, la famille Arié s'est d'abord établie à Vidin en 1775, sur les bords du Danube. C'est là que le patriarche Moche A. Arié, soutenu par ses trois fils Samuel, Isaac et Abraham développe avec succès un premier négoce. À sa mort en 1789, ses fils héritent du commerce qui est ruiné lors du pillage de la ville de Vidin par des troupes irrégulières. Sans ressources, les trois frères se séparent. Alors qu'Isaac demeure à Vidin, Samuel se rend à Tourno-Severin en Roumanie et Abraham M. Arié I part pour Sofia. Il y fait la connaissance d’un pharmacien juif, M. Farhi, qui l’embauche et ne tarde pas à lui confier la gestion de son commerce où se rendent des notables turcs. Il y rencontre un jour l’Agha Mehmed Emin de Samokov qui lui confère le titre de fournisseur officiel et lui permet ainsi de s'installer et de commercer dans sa ville où il devient vite un notable apprécié des habitants et de ses coreligionnaires.

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5564 En este anyo de 5564, el Sinyor Abraam, I de los 2 000 groches ke teniya tomado emprestado de Mehmed Emin AA, se los ivo a pagarselos ma el Mehmed Emin AA, le dicho ke los tenga i ke ya le iva a ir empleando ropas de la butika ma el Sinyor Abraam, non lo keriya ansi i ke refuzar ke non se le pudiya, fue ke le izo la temena en sinial de rengrasamiento i de abachitamiento, el AA, se lo izo por azerle bien ma el Sinyor Abraam, I non teniya ande emplear las paras, i a razon de esto kalia ke se enpesara a prontar para azer de muevo un viaje por Kostan, el lo decho el viaje por mas tadre i kijo espozarlo tambien i su ijo el sigundo Hr. Josef, ke lo izo esto i se vino el mizmo a Sofia, i demando a la Signoreta Amado, ija de los bunardjis 1 (ke son agora Sinyor Abraam B. David ? H. Konortatche), i sin dingun refuzo se kontentaron i se konvinieron, ke le ivan a dar 200 groches por kontado i achugar a su onor, ma por el gaste de la traidura de la novia non la aklararon, el Sinyor Abraam I yeno de alegria sovre su reuchita, salio a la plasa i merko prezentes para darle a la novia ke en akel dia mizmo izieron el espozorio, por tomarle kinian a la Novia, i a la notche uvieron muntchos kombedados, i se alegraron de todas las 2 partes, i denpues kedaron de akordo ke deviya ser la boda dopo de 3 mezes, i se vino el Sinyor Abraam I a Samokov, i izo tambien el espozorio sigun este ke lo izo kon el Hr. Tchelebi I kale dizir i kon mas grande saltanat 2. La sivdad entera se gustavan muy muntcho kuando teniya el Sinyor Abraam I seya bodas paridas porke kombedava a la sivdad entera i los kontentava a todos, mizmo si era ke alguno mankava lo mandava a yamar fin ke veniya ke su gusto era a ke estuvieran toda la djente alegres, i non se le enportava de ir gastando para ansi kozas ke a el le plazian, sigun de los vestidos ke le izo a Hr. Tchelebi kuando espozo ansi de mizmo le izo i a Hr. Yosef, para el espozorio porke non uvieran selos, ni un diya kechas sigun ditcho mas antes ke era muy amorozo de sus kriaturas i a todos los amava igualmente sin ke aziya diferensia del grande al tchiko ni menos de los ijos a la ija,

En 5564 [année civile 1803/1804] En 5564, M. Abraam I qui avait emprunté 2 000 groches à l’Agha Mehmed Emin voulut les lui rendre, mais l’Agha lui dit de les garder et de les utiliser pour acheter des marchandises pour la boutique. Ce n’était certes pas ce que voulait M. Abraam, mais comme il ne pouvait pas refuser, il fit une révérence pour marquer sa reconnaissance et sa soumission. L’Agha le faisait avec de bonnes intentions, mais M. Abraam n’avait pas l’usage de cet argent et pour cette raison, il aurait dû se préparer à faire un nouveau voyage à Constantinople. Il remit le voyage à plus tard et voulut fiancer également son deuxième fils maître Josef. Il le fit aussi et se rendit en personne à Sofia et demanda [la main] de mademoiselle Amado, la fille des puisatiers (dont les descendants sont aujourd’hui M. Abraham B. David ? maître Konortatche) et sans aucune réserve, ils se félicitèrent et tombèrent d’accord. Il offrait 200 groches de dot et prenait à sa charge le trousseau. Ils laissèrent de côté la question des dépenses de voyage de la fiancée. M. Abraam I plein de joie après son succès, sortit en ville acheter des cadeaux pour les offrir à la fiancée et le jour même, ils procédèrent aux fiançailles et recueillirent le serment de la fiancée. Beaucoup d’invités vinrent la nuit et les deux parties se congratulèrent. Ils tombèrent ensuite d’accord pour que le mariage ait lieu trois mois plus tard. M. Abraam I rentra à Samokov et il procéda aux fiançailles comme il l’avait fait pour maître Tchelebi I c’est-à-dire avec beaucoup de pompe et de solennité. La ville tout entière se réjouissait beaucoup quand M. Abraam I célébrait des mariages et des naissances, car il invitait et régalait toutes et tous. Au point que si quelqu’un venait à manquer, il le faisait appeler jusqu’à ce qu’il vienne. Son plaisir était que tous soient joyeux et il ne se souciait pas des dépenses que cela occasionnait dont il tirait plaisir. Il fit tailler des vêtements pour maître Josef, de la même façon qu’il l’avait fait pour maître Tchelebi au moment de ses fiançailles afin qu’il n’y ait pas de jalousies ou un jour de plaintes, car comme je l’ai dit plus haut, il aimait beaucoup ses enfants et les aimait tous sans faire de

1. Du turc ottoman, bouñar : puits, source, fontaine. Le bouñardji est le puisatier. 2. Du turc : ostentation, pompe, somptuosité, démonstration spectaculaire de richesses, de puissance. [ J. Nehama]

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Cavalier bulgare. Collection du monde ottoman de Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

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djugava kon eyos komo ke eran ermanikos, nunka non los gritava ke non kere ditcho ke harvarlos mizmo komo kriaturas si aziyan algunos yeros, otro ke los akonsejava i les dava a entender solo kon avlarles, i esto ke les fue muy bastante i fueron todos muy respektiozos, i muy bien elevados, i muy savidos. La Bulisa Lea kedo preniada, ke i esto tambien les fue un gusto grande i kuando ya se eskapo el espozorio, partio por Kostan i azer sus empleos, el en este viaje non tadro muntcho, por razon ke ya teniya muntcha ropa en la butika, el merko de Kostan, de muevo para todos la djente de su kaza modos de vestimientas, i muntchos modos de konfiturias, i tambien algunas mobilias para kaza, el le merko para la novia, de Hr. Yosef, los mizmos vestidos ke le tiene merkado para la novia de Hr. Tchelebi I. lo todo por ke non uvieran selos, ke por ansi kozas se akavidava muntcho, aparte merko un maso 3 de perla para mandarle a la Bulisa Lea, su nuera la grande por prezente kuando iva a parir, i aparte se merko tambien para si vestidos de los buenos ke le plazia vestirse de ropas las mas mijor, el teniya 12 kiurdis kapleadiados kon las mijores samaras ke teniya samaras delgadas por el enverano i samaras godras por el envierno, i todas de las mas mijores i karas, ansi i los anteris largos i kuchakes de chales laur 4 i de mizmo todo lo menester el era una persona alta i non era godro kamenava deretcho, i muy repozado era muy sano i rezio, komiya muy poko i durmiya tambien poko, el abacho a Edirne, ande su esfuegro, para darle un poko de kechas por esto ke non vino a la boda del Hr. Tchelebi, i al menos agora ke viniera, ma se deskulpo su esfuegro diziendole ke ya era en la edad, otro ke le dio muntchos prezentes seya para las 2 sus muevas inietas komo tambien i para la Bulisa Buhuru su ija, i en su estar el Sinyor Abraam I en Edirne, vido ke se estava vendiendo un Sefer Tora muevo i el, lo merko por 85 groches, ke este Sefer Tora, lo izo prezente a el Kaal, kuando kazo Hr. Josef. Arivando a Samokov demanda Boda, i fue de vista atchetada, i kombido a su esfuegro el Rav

différences entre les grands et les petits, entre les fils et la fille. Il jouait avec eux comme s’ils étaient frères, il ne leur criait jamais après et, il va sans dire qu’il ne les battait pas même comme on bat les enfants s’ils commettent quelques erreurs. Il se contentait de les conseiller et de les éduquer seulement par la parole. Cela leur suffisait et tous étaient très respectueux et très bien élevés. Madame Léa se trouva enceinte et cela leur procura également une grande joie. Quand s’achevèrent les fiançailles, il partit pour Constantinople faire ses achats. Il ne s’attarda pas lors de ce voyage, car il avait déjà beaucoup de marchandises en magasin. Il acheta à Constantinople de nouveau toutes sortes de vêtements pour tous ceux de sa maisonnée et toutes sortes de confitures et aussi quelques meubles pour la maison. Il acheta pour la fiancée de maître Josef, les mêmes vêtements qu’il avait achetés pour la fiancée de maître Tchelebi I afin qu’il n’y ait pas de jaloux. Il faisait très attention à cela. Il acheta aussi un assortiment de perles pour l’offrir à sa belle-fille aînée, Madame Léa, le jour de l’accouchement. Il acheta encore pour lui de bons vêtements, car il aimait être bien vêtu. Il possédait douze manteaux doublés des meilleures fourrures. Il avait des fourrures légères pour l’été et des fourrures épaisses pour l’hiver, toutes excellentes et de grand prix. Des robes longues, des ceintures en tissu et tout ce qui pouvait être nécessaire. Il était de grande taille et svelte, la démarche assurée, de bonne constitution. Il mangeait et dormait peu. Il fit halte à Edirne chez son beau-père et lui fit quelques remontrances pour n’avoir pas assisté au mariage de maître Tchelebi en lui demandant de venir cette fois. Son beau-père s’excusa en lui disant qu’il était déjà âgé et en lui donnant beaucoup de cadeaux tant pour ses deux nouvelles petites-filles que pour sa fille, Madame Buhuru. Alors qu’il était à Edirne, M. Abraam I vit que l’on mettait en vente un Sefer Torah neuf et il l’acheta pour 85 groches. Il offrit ce Sefer Torah à la synagogue lors du mariage de maître Josef. En arrivant à Samokov, il fit la demande en mariage qui fut aussitôt acceptée. Il invita son beaupère le rabbin Zehor Le Abraam qui lui répondit en le félicitant et en lui disant qu’il enverrait son fils, maître

3. Faisceau, gerbe, trousseau. [ J. Nehama] 4. Châle ou étole servant de ceinture.

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5. Chapelets. [Isacco Hazan]

Zehor Le Abraam, i le respondio en felisitandolo i le dicho ke lo va a mandar a su ijo Hr. Joseph Haim, a la boda i el va a vinir al parto de la ija la Bulisa Lea, i ansi fue, i sigun el uzo mandaron los konsfuegros a Sofia ke fueron muy bien resividos i estuvieron fin lunes i partieron por Samokov, ke vinieron muntcha djente de Sofia i se abacharon todos en kaza i mierkoles izieron en kaza 2 talamos el uno para los Keduchim i el otro para el Sefer Tora ke lo ivan a dar a el Kaal, i kombido sigun su uzo a el Kolel entero seya a los ombres komo tambien i a las mujeres, i los tchalguis kon las kantaderas ke ya ivan kantando de kontino i la Novia sigun ke ya tengo eskrito ke non podiyan estar debacho de un tetcho kon el novio, i estava en una kaza de sus amigos i la ora de los Kiduchim la trucheron kon muntchos tchalguis i las taniaderas i los Hazanim kantando dieron los Kiduchim, i denpues sigun el uzo ke ya lo eskrivi adulsaron a todos, i de muevo kombedaron tambien a la sivdad entera seya a los ombres komo tambien i a las mujeres, i todos sin ke dinguno manko vinieron, i izieron la primera notche de la boda sigun i la otra, i detras todo sigun lo ke ya lo tengo eskrito, i diya de chabad demaniana, antes de Tefila, kombedo al Kolel entero en su kaza ke van a yevar el Sefer Tora a el Kaal, este ke eskrivi mas antes ke le aviyan etcho un Talamo, ke fue kon muntchos brozlados adornado i el Sefer Tora, kon muntchas Chartas 5 i masos de Perla, i djoyas en Diamante, i muntchos brozlados vestido i endjoyado, i todos los Hahamim i los Hazanim, i las kriaturas, adelantre de el Sefer Tora ke el Novio en sus brasos lo yevava, todos a la una muntchos modos de Pizmonim kantando, i todo el puevlo a detras akompaniando i en el kortijo de el Kaal, todos al Sefer Tora saltandolo i eyos todos alegrandosen i bailando, i lo apararon el Sefer Tora, delantre de el Ehal Akodech, i se levanto en pies Hr. Yosef Haim, ke es el ijo de el Rav Zehor Le Abraam, I les izo una kurta i muy grasioza Deracha pertenesiente para la boda i por el prezente de el Sefer Tora, i todos kon el mas grande repozo i atansion sintiendolo, i denpues, el Hazan kon boz alta etcho un Miche-

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Joseph Haïm au mariage et que lui-même viendrait à l’accouchement de sa fille, Madame Léa. Il en fut ainsi. Comme le voulait l’usage, ils envoyèrent leurs beaux-parents à Sofia où ils furent très bien traités. Ils y restèrent jusqu’au lundi puis partirent pour Samokov. Beaucoup de gens vinrent de Sofia et restèrent à la maison. Le mercredi, on dressa au domicile deux dais, l’un pour la bénédiction nuptiale et l’autre pour le Sefer Torah destiné à la synagogue. [M. Abraam I] invita selon son habitude toute la communauté, hommes et femmes, les musiciens avec les chanteuses qui chantaient sans cesse. Comme je l’ai déjà écrit, la fiancée ne pouvant être sous le même toit que le fiancé demeurait dans une maison de ses amies. À l’heure de la bénédiction, on la fit venir accompagnée de nombreux musiciens et musiciennes. Les chantres leur donnèrent les bénédictions en chantant et, ensuite, selon la coutume que j’ai déjà décrite, ils offrirent à tout le monde des douceurs. À nouveau, ils invitèrent toute la ville, hommes et femmes, et tous vinrent sans exception. Il en alla les nuits suivantes comme lors de la première ainsi que je l’ai déjà écrit. Au matin du jour du shabbat, avant la prière, il invita toute la communauté dans sa maison afin d’apporter le Sefer Torah à la synagogue. J’ai mentionné auparavant qu’ils lui avaient confectionné un dais. Il était orné de multiples broderies et le Sefer Torah était couvert de chapelets, d'ensembles de perles, de joyaux, de diamants, et d’une housse couverte de broderies et de bijoux. Les rabbins, les chantres et les enfants chantant en chœur les louanges à l’Éternel ouvraient le cortège sur le trajet du Sefer Torah porté dans les bras du marié. Le peuple les suivait et en arrivant dans la cour de la synagogue, tous se mirent à porter le Sefer Torah dans les airs en se réjouissant et en dansant. Ils placèrent le Sefer Torah devant l’Ehal Hakodesh. Maître Josef Haïm, le fils du rabbin Zehor Le Abraam, se leva alors et prononça un bref et très gracieux prêche en rapport avec le mariage et le don du Sefer Torah. Tous l’écoutèrent dans le plus grand calme et avec la plus grande attention. Ensuite le chantre bénit à haute voix le présent qu’ils avaient fait au nom de M. Abraam I et du fiancé et ils se vêtirent tous de leur taleth. Le chantre entonna les premiers versets du Nichmat puis M. Abraam I acheta toutes


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berah 6, en los nombres de el sinyor Abraam I i de el Novio sovre el prezente ke izieron, i se vestieron todos de los Talitiod, i el Hazan enpeso kantando los primeros pasukim de el Nichmad 7, i denpues el sinyor Abraam I merko todas las Misvod i suvieron todos los parientes de la boda a Sefer Tora, i el novio ke ya teniya el mizmo Sefer Tora ke izieron prezentes en sus brasos i kuando suvio el Novio, a Sefer Tora, toda la djente de el Kaal, se levantavan en pies, i todos kantando, los Pizmonim ke ya son apropiados para esto i el Novio meldo el mizmo la Peracha de Vabraam Zaken i Pasuk por Pasuk, kantandolo se esperava ke lo kantaran tambien i el Targum 8, ke los kantadores fueron el sinyor Abraam I i Hr. Josef Haim i Hr. Tchelebi I i H. Refael su ermano, i denpues ke ya se eskapo la Tefila, se asentaron todos en la Azara ke van a komer la Hevra, i de muevo les darcho Hr. Yosef Haim, i dichieron el Kiduch, i denpues los guevos i raki sigun ke ya lo tengo eskrito, kon un demazia 9 de a un djinet 10 encharopado a kada uno ke esto non lo davan en las otras Mevrod 11, i deretcho de la Hevra, se fueron el Kolel entero a vijitar la boda, ke a todos los adulsavan i les davan a un vazo de raki kon un kuarto de dulse de Narandja, esto fue para los ombres, ma la Bulisa Buhuru, dicho por kualo es ke solo los ombres ke koman Hevra, i eya le dicho a su Marido ke les va a dar ansi Hevra i a las Mujeres, i en un lugar de raki ke les va a dar a un kuarto de dulse de Tishpichti 12 a kada una i ansi lo izo i en esta maniana de Chabad, kuando los ombres estavan komiendo la Hevra, en el Kaal, eya kon las kombidaderas les mando a todas las mujeres a un guevo i a un kuarto de el Tishpichti ditcho, i denpues ke ya vijitaron todos los parientes i los amigos, i ke ya fue la ora de komer kombedo a los Hamamim i a los amigos i komieron i bevieron i kantaron i se alegraron, i a la notche izieron merenda 13 de todas las Mutchatchas de la Sivdad, para ke i las mutchatchas tomen parte de la Boda, i tambien ke en esta notche le dan presentes las mutchatchas amigas de la Novia, eyas kantando i bailan solo mutchatchas, ke esta merenda seya a la kitadura 14 de el

les misvoth et, tous les parents assistant au mariage, montèrent à la tribune. Quand le marié monta en tenant dans ses bras le Sefer Torah dont ils avaient fait cadeau, tous les fidèles dans la synagogue se levèrent en chantant les louanges de circonstance à l’Éternel. Le marié lut lui-même le passage de la Torah relatif à Abraham l’Ancien, verset après verset, et sa cantillation s’accompagna aussi des commentaires que récitèrent M. Abraam I, maître Josef Haïm, maître Tchelebi et son frère maître Refael. Une fois la prière achevée, ils s’assirent tous dans la galerie pour prendre ensemble l’apéritif rituel. Maître Josef Haïm prononça à nouveau un sermon, ils dirent le kiddoush puis prirent les œufs et le raki comme je l’ai déjà écrit, avec en plus un morceau de fruit de paradis enrobé dans du sirop pour chacun. Cela on ne l’offrait pas aux autres occasions. De l’assemblée, toute la communauté se rendit directement à la cérémonie du mariage. On régala tout le monde. Aux hommes, on offrit un verre de raki avec un quartier d’orange amère confite. Madame Buhuru ne voyant pas pourquoi seuls les hommes prendraient l’apéritif dit à son mari qu’elle allait elle aussi l’offrir aux femmes et qu’à la place du raki, elle offrirait à chacune un morceau de tishpichti. Elle en fit ainsi et ce matin de shabbat, alors que les hommes prenaient l’apéritif à la synagogue, elle donna à toutes les invitées un œuf et une part de tishpichti. Une fois que tous les parents et les amis leur eurent rendu visite et que soit arrivée l’heure de manger, ils invitèrent les rabbins et les amis et ils mangèrent, burent, chantèrent et se réjouirent. En soirée, ils préparèrent une collation pour que toutes les femmes de la ville participent aussi au mariage. Les amies de la mariée lui offrirent alors des cadeaux. Elles chantaient et dansaient seulement entre femmes et c’est lors de ce goûter que prenait fin le port du voile dont la mariée avait jusque là la tête couverte. Le dimanche était un jour de repos. Le lundi avait lieu la principale visite des femmes et le mardi avait lieu la cérémonie du poisson que j’ai déjà évoquée. J’en écrirai plus à propos d’un autre mariage auquel j’ai moi-même, Monsieur Moche A. Arié II, assisté. Le mercredi s’achevait la cérémonie du mariage et on rouvrait la boutique. Quelques jours plus tard, tous les convives et les beauxparents s’en allèrent au son des tambourins.

6. Mesibera : bénédiction précédant un don. [ J. Nehama] 7. Nishmat de l’hébreu ‫שַמת‬ ְ ֺ‫ ׅנ‬ou Nishmat Kol Chai (l’âme de tout être vivant) est une prière récitée lors de l’office du shabbat et des jours de fête. 8. Traduction commentée de la Bible (en araméen). 9. En plus, en excès. 10. Peut-être djenet du turc cennet, paradis, sur lequel se forme l’adjectif djenetlik : copieux, digne du paradis. 11. Peut-être invités, de l’hébreu ‫נבחרת‬, choisie, sélectionnée. 12. Le tishpichti est un gâteau roboratif aux noix et aux zestes d’orange imprégné de sirop. 13. Goûter, collation entre le déjeuner et le dîner. 14. Du verbe kitar : le fait d’ôter (ici le voile).

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velo porke la Novia estava fin a esta notche tapada la kara kon un velo, el dia de Alhad, repozavan i Lunes era la vijita la mas grande por las Mujeres, i dia de Martes ke aziyan el Pechkado sigun ke algo ya tengo eskrito sobre eyo, i en alguna otra boda ande ke lo vide yo Tchelebi Moche A. Arie II lo eskrivire en mas antcho i dia de Mierkoles, se eskapava la Boda i se avriya la Butika.

15. La layette, le trousseau du nouveau-né. 16. Une variante de kurtina ou kortina : rideau de lit, courtine. [ J. Nehama]

Pasando unos kuantos dias otros ya se ivan todos los kombedados i los konsfuegros ke a todos los mandavan kon panderos, i pasando komo 2 mezes de la Boda la Bulisa Lea ke ya estava para parir i entrada en los mezes se enpesaron a prontar tambien i para el parto ; eyos kortaron fato 15 i mas todos los otros menesteres sovre esta fiesta, kombedaron de muevo a el Rav Zehor Le Abraam, eyos prontaron la komadre, ke la detuvieron en kaza unos kuantos dias mas antes, kuando ya fue la ora ke ya estava Pariendo, komo primeriza fue un poko mas fuerte i el Rav, se metio a la puerta de la kamareta ande estava la Parida, i kon las manos para ariva, i los ojos serados izo unas kuantas Tefilod, i la Parida pario un Ijo, sovre la manera ke se komportavan en akeyos tiempos, enfrente de las Paridas ke pareyan primerizas, ya lo tengo eskrito, ma aki kon esta Parida non decho el Sinyor Abraam I nada azer seya de taparle la kara komo tambien de non decharla azer algunos djestos en kavzo de algunas dolores ke terna, otro de decharla muy libera, denpues ke ya repozo le izieron la kama alta ke aziyan a las Paridas, kon muntchos brozlados i kurtanas 16 i a la Parida la vestieron de los mijores vestidos, i la vijitavan en kada dia a grupos de mujeres ke a todas eran muy bien servidas kon kahves i modos de dulses i a las viejas kon tchibukes las tanyederas eran para todas las vijitaderas, ke les kantavan las kantikas de las paridas sigun ke ya tengo eskrito ke son spesialmente para esto, lo kual ke i ainda tambien en muntchos lugares las empleyan, todos le mandaron prezentes para la Parida i para el Nasido i el Sinyor Abraam I le mando el maso de perla ke eskrivi mas antes para la Parida i un

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Environ deux mois après le mariage, madame Léa était sur le point d’accoucher et ils se préparèrent pour la naissance. Ils confectionnèrent le trousseau du nouveau-né et tout ce qui était nécessaire pour la fête. Ils invitèrent de nouveau le rabbin Zehor Le Abraam et se préparèrent de façon à accueillir quelques jours auparavant chez eux la belle-mère. Comme il s’agissait d’un premier accouchement, il se révéla un peu difficile le moment venu. Le rabbin se mit à la porte de la chambre où se trouvait la parturiente, et les mains levées et les yeux clos, il récita quelques supplications. L’accouchée donna naissance à un garçon. J’ai déjà évoqué la façon dont on se comportait en ce temps à l’égard des femmes qui accouchaient pour la première fois, mais, lors de cet accouchement, M. Abraam I, ne laissa rien faire : ni lui couvrir le visage ni l’empêcher d’accomplir certains gestes au cas où elle ressentirait des douleurs, si ce n’est de la laisser très libre. Une fois qu’elle se fut reposée, ils lui préparèrent le lit surélevé agrémenté de broderies et de rideaux comme il était d’usage pour les accouchées et ils la revêtirent des meilleurs vêtements. Chaque jour, des groupes de femmes venaient en visite et on leur faisait bon accueil en leur proposant des cafés, toutes sortes de douceurs et aux plus âgées des fume-cigarettes. Et pour toutes les visiteuses, des musiciennes interprétaient les chants de naissances traditionnels dont j’ai déjà parlé comme cela se fait encore en nombre d’endroits. Tous envoyèrent des cadeaux pour l’accouchée et le nouveau-né. M. Abraam I lui offrit le joyau de perles que j’ai déjà décrit et pour le garçon un fındık, c’està-dire un ducat d’or ottoman d’une valeur de quatre rubiyes. Le rabbin offrit aussi des krikmas de perles à l’accouchée et un ducat pour le fils. Les soirs, ils durent inviter de nombreux convives pour manger et accompagner M. le rabbin. Le shabbat, alors qu’ils étaient à la synagogue, M. Abraam I acheta toutes les misvoth pour ses parents et ils montèrent à nouveau à la tribune. Le chantre chanta le Nichmat avec les différents kaddishot. Ensuite ils prirent la collation comme je l’ai déjà écrit sans rien omettre. Après la cérémonie, comme le veut l’usage, tous allèrent rendre visite à l’accouchée et on proposa à tous des douceurs sans rien omettre. À la mi-journée, tous les rabbins et les chantres


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dukado funduk 17, ke es 4 rubies 18 en un kavo para el ijo, i el Rav tambien le mando unas krikmas de Perla, para la Parida i para el Ijo un dukado, las notches teniya ke yamava muntchos kombedados para ke komieran i ke lo akompaniaran a el Sinyor Rav, i al dia de Chabad, ke estuvieron en el Kaal, merko el Sinyor Abraam, I todas las Misvod i las izieron sus parientes, de mizmo suvieron a Sefer Tora i en el Kaal el Hazan kantava el Nichmad kon los Kadichiod, i denpues komiyan la Hevra, sigun ke ya lo tengo eskrito sin en nada mankar i denpues de la Hevra, sigun el uzo todo el Kolel vijitar a la Parida, i a todos adulsarlos sin nada mankar, i en la medio dia muntchos kombedados kon todos los Hahamim i los Hazanim, kantando todos los Pizmonim, en fin todo lo eskrito mas antes demazia se izo i manko non, i en el dia de el Birkad Mila, ke lo aziyan en kaza estuvieron todo el Kolel, i lo yamaron Yeuda, i izieron la meza de Eliyaou Anavi, sigun las otras, kon muntcho kef i alegria i ansi se kontentavan, i eran yenos de la alegria, es este el Tchelebi Yeuda el ke tuvo la mas grande renome, en la Evropa i en la Azia, entera, de entre la Familia Arie seya entre los Djidios ansi tambien i todas las otras umod, i la parida eya mizma lo aletchava i lo kriava i lo kudiava la Bulisa Lea era una mujer muy sana i muy rezia.

Edision V. de la Biografia Arie de el anyo 5565-5574 eskrita en 25 julio 1913 5565 En este anyo de 5565. Refael, el Ijo tresero de el Sinyor Abraam I ke ya era en la edad, a ke se okupara mas muntcho sovre los estudios, i su Padre de tanto ke lo akonsejava, era ke non pudo reuchir a ke i el tambien fuera komo los otros ermanos, ke la kerensia (sevda 19) del Sinyor de H. Refael era solo en el Kante, el se iva ande aviya de kantar, i el Sinyor Abraam I non lo apretava ke ya lo viya ke non va a poder konvenserlo, H. Refael, de tchiko ke ya teniya la boz buena i ermoza i de garon alto, el supo todos los makames, ke era kon la mezura de ir dandose kon la mano en su pierna,

Fındık.

17. Le fındık « noisette » est une monnaie ottomane en or pesant 3,44 g frappée entre 1804 et 1806 sous le règne de Selim III. Il existait des subdivisions plus petites en or valant ½ fındık (1,7 g) ou ¼ de fındık (0,9 g). D’autres pièces valant plusieurs fındık ont été frappées au XVIIIe s. 18. Les rubies ou yeni rubiyes sont des pièces ottomanes en or pesant 0,3 g frappées vers 1808 sous le règne de Mahmoud II. 19. Du turc : goût, attirance pour quelque chose.

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vinrent en chantant les louanges à l’Éternel. On fit à nouveau tout ce que j’ai déjà écrit sans rien oublier. Le jour de la circoncision que l’on pratiquait à la maison, toute la communauté était là. On nomma le fils Yeouda et on prépara la table du prophète Élie avec plaisir et allégresse. Ils s’en réjouirent et étaient plein de gaieté. C’est ce M. Yeouda qui devait accéder à la plus grande renommée dans toute l’Europe et l’Asie au sein de la famille Arié mais aussi auprès des Juifs ou des autres nations. Ce fut l’accouchée, Mme Léa, une femme forte et saine qui l’allaita, l’éleva et en pris soin.

Yeni rubiye.

Édition V de la chronique Arié de l’année 5565-5574 [1804/1805 – 1813/1814] rédigée le 25 juillet 1913.

20. Composer. 21. De l’hébreu : nouvelles, informations. 22. Autre sens du verbe mover : accoucher avant terme, avorter, faire une fausse couche. 23. Avorton, être faible et débile, mauviette. 24. Edut, de l’hébreu : témoignage, attestation.

mas tadre ke ya fue mas grande, supo kondjinir 20 i resentar Charkis kantikas, i kuando se asentavan a kantar, todos eyos en kaza ke esto ya lo aziyan lo mas muntcho de las notches sigun ke ya lo tengo eskrito ke al Sinyor Abraam, le plaziya muntcho el kante i todos seya las mujeres komo tambien i los ombres ke ya saviyan, tomavan tambien las mujeres los panderos i era el enpesador de los makames i las kantikas, solo el H. Refael, i kantavan i se alegravan, al sinyor Abraam I non le plazia ke le kontaran hiduchim 21, las mujeres, lo todo para non entremetersen en avlas baldias, lo topo mas mijor de kantar ke kon esto se topavan siempre alegres. La Bulisa Amado mujer de Hr. Yosef, en este anyo Muvio 22, un Ijo, (ya es savido a todos ke todos los movitos 23 mos dizen las mujeres, ke fueron Ijos ma seria de kreer esto a ke ni una vez akonteska ke seya Ija, i kuala seria el interes de las Mujeres a ke digan ke siempre son ijos los movitos ? Yo digo puede ser, siendo ke ay muntchos ombres, ke dan kechas a sus mujeres kuando non pare ijos, i ay ke algunos lo azen kistion i les sale pleitos i en lo mas muntcho de las Mujeres, ya akontese ke mueven es puede ser komo una defensa en okasion para defenderse ke ya pario i Ijos ma esto eya non lo kulpa, i es muy kuriozo ke todas las Mujeres sovre ansi unos puntos se defenden de las unas a las otras muy muntcho i lo dan de edut 24 i este

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5565 [année civile 1804/1805] En 5565, Refael, le troisième fils de M. Abraam I avait atteint l’âge de se mettre à étudier plus sérieusement, mais son père eut beau l’y inciter, il ne put réussir à lui faire suivre le chemin de ses frères. Il n’avait de goût que pour le chant. Il allait là où l’on chantait et, M. Abraam I voyant qu’il ne pourrait le convaincre, ne s’y opposait pas. Dès son plus jeune âge, maître Refael avait une belle et jolie voix au timbre haut. Il connaissait tous les modes harmoniques en battant la mesure de la main sur sa jambe. Quand il fut plus grand, il sut composer et arranger des chants. Quand ils s’asseyaient tous à la maison pour chanter, ce qui arrivait presque tous les soirs, car comme je l’ai déjà écrit, M. Abraam appréciait beaucoup le chant et tous, hommes et femmes s’y connaissaient, les femmes prenaient leurs tambourins et maître Refael était celui qui lançait les makams et les chants. Ainsi ils chantaient et se réjouissaient. M. Abraam I n’aimait pas que les femmes l’entretiennent des nouvelles, car il voulait éviter d’avoir à se perdre en de vaines discussions. Il préférait chanter et ils se trouvaient ainsi toujours joyeux. Cette même année, Madame Amado, la femme de maître Josef fit une fausse couche (tous savent que, d’après les femmes, les avortons sont tous des garçons. C’est à croire que pas une seule fois cela est arrivé à une


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sekreto lo guadran mas muntcho de todos los otros) todos fue un siklet muy grande, ma dopo de unos kuantos mezes ya kedo de muevo prenida, en akel tiempo era kuando la mujer lo muntcho al sigundo anyo de kazada si ainda non paria era males grandes i ya le azian las mil itchorias para ke pariera, i era todo itchorias de mujeres ke kada mujer enbezava de su manera i a todas las sentiyan, i ansi era muy raro ke el sinyor Abraam, kontinuava en su negocio de la Butika sin dingun trokamiento i siempre se le iva engrandesiendo i era yeno de la alegria, los otros Djidios ke aviyan en Samokov se enselavan muy muntcho ma non teniyan lo ke azerle ke el Sinyor de Mehmed Emin AA, i todos los otros Beguis lo protejavan muy muntcho i lo keriyan todos i muntcho bien, i tambien ke les eskapava i muntchos etchos ande el Mehmed Emin AA, en el etcho de el kolel se okupava siempre i ansi era ke todo pasava por su mano, i kuando se teniya el menester de moneda la enprestava solo el. En kaza la Bulisa Buhuru, kon las 2 sus Nueras se pasava muy buenas, eya las mirava a todas las 2 igual sin azer dinguna diferensia de la grande a la tchika, eya non les komandava por nada, non se le enportava de lavorar eya sola enfrentanto de non akarrear 25 algunas avlas, las amava muy muntcho ansi tambien i a sus ijos, ke por enfrentante non kere ditcho i el grande respekto ke i eyas tambien le teniyan, ansi de mizmo i a sus esfuegro, i los Ermanos tambien era lo mizmo ke se katavan de los unos a los otros muy muntcho. En este anyo el Sinyor Abraam I enpeso a ir mas akoruto 26 a Sofia, el enpeso a enteresarse i buchkar en mizmo tiempo i algunos otros etchos mas grandes i mas inportantes, arimandose a los protejos de el Sinyor de Mehmed Emin AA., el se avriyo kon su amo, ke lo protejo en su Butika, ke es el Sinyor Nisimatche Farhi, ma el le refuzo, en deskulpandose ke se espanta en etchos de el Governo entrar, a razon ke son djente matadores, ma el Sinyor Abraam I non se deskorajo sovre de lo ke le dicho ansi, el se fue aderesandose i a otros ma dinguno non teniya el kuraje, i es la verdad ke

fille. Quel intérêt prennent donc les femmes à dire que tous les avortons sont des garçons ? D’après moi, comme beaucoup d’hommes se plaignent lorsque leurs femmes ne donnent pas naissance à des fils, que certains les critiquent pour cela et qu’il s’en suit des disputes et, qu’à la plupart des femmes il arrive de faire des fausses couches, c’est peut-être une façon de se défendre en disant qu’elles ont bien accouché de garçons et qu’on ne peut rien leur reprocher. Il est très curieux de constater combien toutes les femmes se soutiennent entre elles avec beaucoup d’opiniâtreté sur ce point, en portent témoignage et qu’elles gardent ce secret plus que tout autre.) Cela fut un grand chagrin pour tous, mais quelques mois après, elle fut de nouveau enceinte. En ce temps-là, si deux ans après le mariage une femme n’enfantait pas cela était considéré comme un grand malheur. Et on pratiquait sur elle mille sortilèges pour qu’elle tombe enceinte. C’était des sortilèges féminins que chaque femme apprenait à sa façon et que toutes appliquaient. M. Abraam continuait son commerce dans sa boutique sans aucun changement [ses affaires] allaient toujours en se développant et il était plein de joie. Les autres Juifs de Samokov le jalousaient beaucoup, mais ils ne pouvaient rien faire contre lui, car l’Agha Mehmet Emin et les autres beys le protégeaient et l’appréciaient beaucoup, sans compter qu’il leur arrangeait beaucoup de questions chez l’Agha. Il s’occupait toujours des affaires de la communauté de sorte que tout passait entre ses mains et quand le besoin d’argent se faisait sentir, il était le seul à en prêter. À la maison, madame Buhuru s’entendait bien avec ses deux belles-filles et ne faisait aucune différence entre l’aînée et la cadette. Elle ne les commandait pas. Elle ne se souciait pas de devoir travailler seule et s’efforçait de ne pas être la source de disputes. Elle les aimait beaucoup ainsi que ses fils cela va sans dire et celles-ci lui vouaient un grand respect ainsi qu’à leur beau-père. Les frères également étaient pleins d’attention entre eux. Cette année-là, M. Abraam I commença à se rendre plus fréquemment à Sofia. C’est à ce moment-là qu’il commença à s’intéresser et à rechercher des affaires plus conséquentes et importantes en s’appuyant sur les protégés de l’Agha Mehmet Emin. Il s’en ouvrit

25. (A)karrear (pleitos) : amener, faire naître, engendrer (des querelles). [ J. Nehama] 26. Souvent, fréquemment. [ J. Nehama]

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27. Ici travar a le sens de s’écarter, se retirer comme dans l’expression travarse del fecho : se retirer des affaires, prendre sa retraite. [ J. Nehama] 28. De l’hébreu : gain, bénéfice. À noter la consonance avec le terme italien et judéo-espagnol revalsa, lettre de change. 29. Protêt : constat par un huissier d’un défaut de paiement. 30. Du turc : champs cultivés. [ J. Nehama] 31. Du verbe mundjir : traire. Vakas mundjideras : vaches laitières. 32. Konducho : ce que l’on mange avec le pain. [ J. Nehama] 33. Serviettes brodées. 34. Nom turc de la fête suivant le Ramadan (correspond à l’Aïd en arabe).

era muy fuerte en akeyos tiempos de avlar mizmo kon los Turkos ke a eyos kalia ke les fueran seya los Djidios komo tambien i los Kristianos muy muntcho sotomitidos, ke tan presto seya ke non se abachava para abacho kuando iva a pasar el Turko o bien ke non le izo la Temena mas grande el chamar ke le dava era ke le vazavia los ojos, i sin tener el animo nada de avlar, i el Sinyor Abraam I ke ya se le envistio este dezeyo lo iva dechando por mas tadre, el se viniya a Samokov, i kontinuava sus negosios, sovre ansi sus ichpekolasiones, ke el las kalkulava, non lo kijo nunka aderesarse ni kon Kristianos, ni menos kon los Turkos, ke kale seya ke se travava  27 de eyos porke sigun ke ya tengo eskrito ke lo viya en muntchas okasiones ke buchkavan de meterlo en mal ande el Mehmed Emin AA ma el non se aziya saver ande estos sovre ke le buchkavan de azerle mal, i esto lo saviya propio del Mehmed Emin AA, ke se lo diziya i el era al kontrario ke buchkava siempre para azerles todo bien ke le viniya de la mano, era en esta manera ke topo el molde para poner serarles las bokas, ke el komo keriya ya teniya el poder de azerles a estos el mas grande mal. En este tiempo el Sinyor Abraam enpeso a dar a algunos moneda enprestado ke al uzo i la ley Turka, non alesensia a ke se kovra interes, otro ke pagan por la valor de algun artikolo, kual fuesa i eskriven en los uvligos la suma de la moneda ke resivio en kontante i aparte asiniyala la suma ke tiene de pagar por la valor ke avlaron es entonses ke es rekonosido, i paga, en los Turkos nombre de Revah 28, non puede nombrar, ke es muy grande pekado, i en las merkansias non se puede tomar mas de 20 % de ganansia ke komo le tomava mas de los 20 % lo kondenavan ma el Sinyor Abraam I kuando les dava las paras era ke les tomava bonos solo por las sumas de moneda ke les dava, por los tiempos ke fiksavan i en su deskaensa si non le pagava non era nada ke non aviya azer sin protestos 29 otros ke solo se lo aziya saver ke ya vino el tiempo ke fiksaron i ya le viniya para reglar i le kontava la suma i sovre los interesos era a la onor de el pagador ke le iva a pagar sigun

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à son [ancien] patron M. Nissim Farhi qui l’avait accueilli dans sa boutique, mais celui-ci déclina [son aide] en s’excusant. Il avait en effet peur de se mêler des affaires des gouvernants, car ce sont des gens qui peuvent vous tuer. Mais ce qu’il lui dit ne découragea pas M. Abraam I. Il s’adressa à d’autres, mais personne n’avait le courage de leur parler et à la vérité, en ce temps-là, c’était une chose très difficile de s’adresser aux Turcs. Les Juifs comme les chrétiens devaient leur être complètement soumis. Si en passant devant un Turc, on ne descendait pas assez vite de cheval ou si on ne leur adressait pas la plus grande des révérences, on recevait une baffe à en faire jaillir les yeux de la tête. M. Abraam I qui désirait leur parler remit donc à plus tard son envie. Il rentra à Samokov et poursuivit ses transactions. En ce qui concerne ses spéculations, il ne voulut jamais s’adresser aux chrétiens ni même aux Turcs. Il prenait soin de les tenir à l’écart, car comme je l’ai déjà écrit, il avait remarqué qu’en de nombreuses occasions, ils cherchaient à lui nuire chez l’Agha Mehmet Emin ; mais s’il apprenait de l’Agha lui-même qu’ils cherchaient à lui faire du mal, il ne leur en faisait rien savoir. Tout au contraire, il s’efforçait de leur faire tout le bien possible et c’est ainsi qu’il trouva le moyen de les faire taire, car s’il le voulait, il pouvait leur causer le plus grand mal. C’est à cette époque que M. Abraam commença à prêter de l’argent. L’usage et la loi des Turcs ne permettaient pas de percevoir des intérêts sauf s’ils payaient pour la valeur d’un article quelconque. On écrivait dans les obligations [du contrat] la somme d’argent perçue comptant et de façon distincte on notait la somme à payer sur laquelle on s’était entendu. Ainsi c’était reconnu et payé. Chez les Turcs, on ne peut même pas prononcer le mot « gain » ; c’est un grand péché. Des marchandises, on ne peut tirer un bénéfice supérieur à 20 % sous peine d’être condamné. Quand il leur remettait l’argent, M. Abraam I ne prenait une lettre de créance que pour la somme qu’il leur avait donnée et pour le temps convenu. À l’échéance, si on ne lui remboursait pas, ce n’était pas rien, car il fallait faire sans constat d’huissiers. On se contentait de faire savoir que le terme était échu et le débiteur se présentait alors pour régler et reverser la somme. En ce qui concerne les


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de lo ke le paresiya i le diziya Yap Hesabi Oni On Bir Butchuktan o Oni On Iki – Hesabindan kere dizir los 10 por 11 o por 12 ke es a 15 i a 20 % las merkansias. De los Turkos, de Samokov, era la masa empiegados en los etchos de el Governo i de el Mehmed Emin AA, kon una muy tchika paga i lo ke se podiyan mantener era ke i eyos tambien teniyan kual tarlas 30 i kualos butikas i kazas i un kavayo i todos teniyan vakas mundjideras 31 por tomarles la letche i kon la letche van a kitar la manteka i yagurt i ayran era sus kondutchos  32 ke lo mas komiyan pides i utchkur 33 pidesis eyos para el Bairam 34 tomavan karne en kada meza kaliya ke komyeran Tatles 35 dulse, sus vestimientas eran unos Potures 36 ke non se les estroivan 30 anyos i las mujeres unos chalvares de basma  37 lo mas muntcho de la kolor kolorada, i non kere ditcho ke lo primero era las armas, i el mas prove Turko esto kaliya ke lo tuve era antes de el pan, i los Turkos medianos eran Nalbantes 38, ke era naladiar 39 los kavayos i los bueys i los aznos, i algunos bakales kavedjis, i tabakes 40, i saratches 41, i papudjis 42, i tufekdjis 43, ke i estos ultimos tambien, empatronavanse entiende a mas muntcho mulk de los primeros, i los ates i las armas, i los de la klasa primera eran los Beguis, ke estos teniyan los Maadenis 44, ke es las Fabrikas de fiero, i Tchiplikes 45, i lo restan de todas las kazas i las Butikas, i deredor de la Sivdad, todos los tchaires  46, i bostanes i las yailas  47, ke sovre los Maadenis ya vo a eskrivir mas denpues la manera ke enpatrono la muestra Familia Arie, de los 18 Maadenis los 10 ya fueron muestros ansi i kon i otros mulkes.

intérêts, leur règlement était affaire d’honneur selon ce qu’il lui paraissait et de ce qu’on lui disait [en turc] : Yap Hesabi Oni On Bir Butchuktan o Oni On Iki – Hesabindan ce qui veut dire « les dix pour onze ou pour douze soit de 15 à 20 % ». Les Turcs de Samokov étaient pour la plupart employés par l’administration de l’Agha Mehmet Emin avec un très faible salaire et s’ils pouvaient se maintenir c’était parce qu’ils avaient eux aussi, soit des champs cultivés, soit des boutiques, des maisons et un cheval ; et tous avaient des vaches laitières dont ils trayaient le lait. Ils en faisaient du beurre, du yaourt et du ayran dont ils accompagnaient le pain et les galettes turques. Lors de la fête du bayram, ils prenaient de la viande ; chaque repas devait s’accompagner de douceurs. En guise de vêtements, ils portaient des culottes bouffantes qui duraient bien trente ans et les femmes des chalvars en coton imprimé le plus souvent de couleur rouge. Et il va sans dire que ce qui venait en premier, c’était les armes. Le plus pauvre des Turcs devait en avoir ; cela passait avant le pain. Les Turcs de condition moyenne étaient maréchal-ferrant et ferraient les chevaux, les bœufs et les ânes. Quelques-uns étaient épiciers, cafetiers, tanneurs, selliers, savetiers et armuriers. Ces derniers possédaient bien plus de biens fonciers que les premiers et des munitions et des armes. La classe supérieure était constituée des beys auxquels appartenaient les fonderies et les forges, le reste des maisons, des commerces et toutes les prairies, les jardins et les alpages autour de la ville. J’écrirai plus tard sur la façon dont notre famille Arié a pris le contrôle des fonderies ; sur 18 hauts-fourneaux, 10 nous appartenaient ainsi que d’autres biens fonciers.

35. Du turc : des douceurs. 36. Du turc ottoman potour : culotte bouffante de paysan ou d’homme du peuple. [ J. Nehama] 37. Du turc ottoman basma : imprimés, indiennes. 38. Du turc ottoman na’lbend (forme populaire na’lband) : maréchal-ferrant. 39. Du turc na’llamak : ferrer un cheval. Le na’l est le fer à cheval. 40. Variante populaire du turc ottoman dèbbagh : courroyeur, tanneur. 41. Du turc saradjı, sellier, brodeur sur cuir. 42. Du turc papucı : savetier, cordonnier. 43. Du turc tufenk, fusil. Le tufenkcı est un armurier. 44. Du turc ma’dèn (pl. mé’adin) : métal, mine. 45. Du turc çelik : acier. 46. Du turc ottoman čayer : prairie, pré. 47. Du turc ottoman, yaylak : pâturages d’été, alpages en montagne.

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Para Meldar Les Judéo-Espagnols à Marseille dans la première moitié du XXe siècle De l’espoir à la catastrophe Xavier Rothéa

Éditions Petra. Paris. ISBN : 978-2-84743-236-7 janvier 2019

Dès le XVIIe siècle, certains Juifs obtiennent le droit de séjourner dans la cité phocéenne malgré les différentes interdictions qui leur en sont faites. Or, au XIXe siècle, à la suite de la Révolution, ces interdits sont levés. Des familles juives originaires de l’Empire ottoman s’installent à Marseille des années 1890 au milieu des années 1930. Les premiers à immigrer sont principalement originaires de Syrie. Puis suivront les Turcs et les Grecs, en plus grand nombre. Fils de familles aisées, ils sont nourris de culture française acquise dans les écoles de l’Alliance israélite universelle, notamment. C’est le cas des Allatani (ou Allatini) et des Saltiel issus de familles de notables saloniciens. Cette immigration dans le port marseillais s’explique par des motifs économiques et politiques. En effet, après la Première Guerre mondiale, il se produit une dégradation générale des conditions et des perspectives de vie pour une partie des communautés juives d’Asie Mineure et des Balkans. Le service militaire rendu obligatoire par les Jeunes Turcs pour les minorités, juives, arméniennes ou grecques, aggrave cette situation et pousse de nombreux jeunes hommes à s’exiler. Les jeunes femmes suivent alors pour pouvoir se trouver un mari. La politique de turquification lancée en 1908, jusqu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, ne fait qu’aggraver la situation : elle réduit au chômage jusqu’à 45 % des Juifs | 38 | KAMINANDO I AVLANDO.37

en 1935. Le passage de Salonique sous autorité grecque en 1912 et le grand incendie de 1917 ont également joué un rôle dans cette émigration. Un sentiment de francophilie prononcé anime les Juifs du Levant et notamment ceux de Salonique, francophilie qu’ils mettent bien sûr en avant lors de leur demande de naturalisation. Certes, les écoles de l’Alliance israélite universelle ont joué un rôle important en donnant de la France, pays de l’émancipation des Juifs, une image quelque peu idéalisée – n’oublions tout de même pas l’affaire Dreyfus – mais les liens avec la France peuvent aussi résulter de rapports concrets à l’occasion, par exemple, d’un emploi dans l’armée française d’Orient lors du premier conflit mondial. Les Sépharades, dans bien des cas, ne viennent pas directement à Marseille. Il est intéressant de constater combien est impressionnante la capacité de mouvement de certaines familles. En s’aidant des réseaux en place tels que les parents déjà installés, les Juifs des Balkans entreprennent très souvent un long périple qui peut les mener jusqu’en Amérique du Sud. Confrontés à de nombreuses difficultés économiques, ces Sépharades pratiquent des métiers très différents avant de se retrouver à Marseille. 1910 et 1920 sont les deux années durant lesquelles l’immigration des Juifs des Balkans et de l’Asie mineure atteint son plus haut niveau avec une surreprésentation des hommes seuls. Les archives disponibles ne différencient pas les Juifs des autres immigrants originaires de l’Empire ottoman et il est donc difficile d’évaluer la population sépharade de Marseille à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Toutefois, elle pourrait se situer dans une fourchette allant de 3 500 à 4 500 personnes, tous âges et nationalités confondus. Une minorité, les membres des familles aisées de Salonique, par exemple, en raison des fonds dont ils bénéficient s’installent


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évidemment avec beaucoup plus de facilité que la majorité des familles grecques ou turques parfois fort démunies et fondent des entreprises qui œuvrent dans des domaines identiques à ceux de l’entreprise familiale dont ils sont issus. Quant aux moins favorisés de ces Juifs d’Orient, qu’ils arrivent seuls ou en famille, ils sont confrontés aux difficultés que rencontrent tous les immigrants : trouver un logement, un travail et survivre tant bien que mal. Certains n’ont pas fréquenté les écoles de l’AIU et maîtrisent difficilement le français. Le quartier de l’Opéra, central, offrant des logements exigus donc aux loyers moins élevés, voit s’installer nombre de ces familles. Ce quartier devient celui des « Juifs levantins » dans les années 1920-1930. Ces regroupements sont le résultat d’une forte solidarité familiale. L’intégration dans la société juive marseillaise déjà établie et les démarches auprès des autorités françaises, pour acquérir la nationalité du pays d’accueil, sont facilitées par les institutions communautaires des villes d’origine qui fournissent différents certificats aux émigrants. Cette naturalisation aisée pour les personnes arrivées avant 1927 devient plus difficile au moment de la crise des années 1930. D’ailleurs, les autorités françaises tentent de contrôler le flux migratoire en imposant aux candidats l’obligation d’obtenir, auprès du consulat de leur ville d’origine, un visa de séjour limité dans le temps et soumis à conditions. La naturalisation dépend de plusieurs facteurs, dont les antécédents militaires durant la Première Guerre mondiale, le paiement d’un droit de sceau proportionnel à la fortune du requérant, la date de la demande, le nombre et le sexe des enfants. Quoique l’auteur ait pu dresser une liste de 1 184 noms, hommes, femmes et enfants confondus, il ne peut réaliser l’analyse de la répartition socioprofessionnelle que sur 526 individus qui sont, par ordre décroissant, des commerçants, des ouvriers, terme désignant les dockers, les manutentionnaires, les chauffeurs,

les manœuvres, des employés, des courtiers ou négociants formant le panel le plus aisé de la communauté (cuirs et peaux, légumes secs et fruits), des marchands ambulants et forains, des représentants ou voyageurs de commerce (textile, bonneterie, dentelles), des artisans, des tailleurs et couturières, des dirigeants ou gérants de sociétés. On ne peut que constater la prédominance des activités commerciales quoique des documents de 1941 prouvent, du moins chez ceux qui ont la nationalité française, la présence de médecins, d’avocats voire d’ingénieurs et même d’un explorateur décoré de la Légion d’honneur en 1901, à ce titre ! Le mode de vie des courtiers et dirigeants de sociétés se rapproche de celui de la bourgeoisie marseillaise qu’ils fréquentent souvent davantage que la communauté judéo-espagnole. Les conditions financières des commerçants sont très hétérogènes : certains sont toutefois aisés alors que d’autres, la majorité, vivent difficilement des produits de leur commerce. Le chômage est cependant quasi inexistant et la réussite sociale marque dans certains cas l’intégration de cette communauté dans le tissu économique. Dès les années 1920 émerge une bourgeoisie sépharade dont témoigne le « Guide Sam » publié par Sam Lévy qui recense les entreprises et personnalités sépharades à vocation essentiellement internationale. On constate ainsi le poids non négligeable de la communauté sépharade de Marseille dans l’import-export. Le souci d’intégration – et non pas forcément d’assimilation – se manifeste par l’usage du français en dehors de la famille où parler djudezmo est souvent une obligation puisque les grands-parents, qui n’ont guère de contacts avec l’univers extérieur, ne parlent que l’espagnol. De plus, aux fins de cette intégration, les prénoms à consonance juive sont souvent francisés non seulement pour les enfants nés en France, mais aussi pour nombre d’adultes. Il arrive même que l’on cache ses origines juives aux voisins non juifs quoique, durant toute la période précédant la Deuxième Guerre mondiale, il ne semble pas y

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avoir dans la grande cité cosmopolite ouverte sur le monde méditerranéen et l’Orient, de manifestation de xénophobie ou d’antisémitisme. Si les femmes, dans leur grande majorité, ont la charge des enfants et du foyer, nombre d’entre elles, toutefois, quoiqu’elles n’apparaissent pas en tant que telles dans les archives consultées, assistent leur mari dans leur commerce ou dans leur atelier de confection. La femme comme dans les sociétés orientales dont sont issus les immigrants joue un rôle primordial puisque c’est par son intermédiaire que se transmet tout le riche héritage sépharade, non seulement la langue, mais également les traditions familiales religieuses et culinaires, telles les recettes offertes par Kaminando i Avlando. L’endogamie est largement majoritaire, mais les mariages en dehors de la communauté ne constituent pas un phénomène exceptionnel surtout dans les familles les plus aisées et les plus anciennement installées à Marseille. L’intégration dans la communauté se fait en premier lieu par l’intermédiaire de ceux qui, arrivés plus tôt, accueillent et « initient » les nouveaux venus à leur vie nouvelle. Intégration familiale, en premier lieu, puis sociale et enfin au sein d’institutions exclusivement judéoespagnoles ou juives. La synagogue de la rue de Breteuil, inaugurée en 1864 sert de centre à la vie juive marseillaise, même si certains membres de cette communauté aisée, parfois mariés à des non-juifs, ne sont pas pratiquants. Toutefois, les familles sépharades n’ont guère d’influence sur le consistoire où dominent les Ashkénazes. Il convient donc de souligner la disparité des pratiques religieuses et du degré de religiosité des Sépharades de Marseille : certains fréquentent la synagogue régulièrement tandis que d’autres ne s’y rendent jamais même s’ils restent très actifs dans la vie communautaire, ce qui est un point significatif des attitudes contrastées des membres de cette communauté. En 1932, est créée à Marseille une section des Éclaireurs israélites de France pour encadrer

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la jeunesse du quartier de l’Opéra et lui éviter, comme dans toute société, les risques que fait courir l’oisiveté. Après l’échec de cette première association, non reconnue par les EIF parisiens, est créé un second groupe, Johanan Ben Zacaï cette fois-ci reconnu. Les filles de la communauté, principalement des couches sociales aisées, rejoignent, elles, la Fédération française des éclaireuses et prodiguent leurs soins aux enfants juifs du quartier de l’Opéra. Aux côtés de l’Union de la jeunesse juive de Marseille, du Cercle Sinaï à vocation sioniste, de la Wizo s’adressant à l’élément féminin des communautés, toutes associations à caractère généraliste, les Juifs de Turquie et de Grèce ont créé leurs propres associations tels les Bne Mizrah, à caractère religieux et caritatif. Aux fins de l’intégration des nouveaux migrants est créée la « Société philanthropique Ozer Dalim ». Il en est de même de « l’Union des dames bienfaitrices de la Colonie israélite d’Orient, DEVORA », dirigée par des « dames patronnesses ». À la veille de la Deuxième Guerre mondiale la communauté originaire de Turquie, de Grèce ou de Bulgarie, entre autres, compte environ 4 000 membres qui vont, dans les années suivantes, être confrontés à l’Occupation du territoire français par l’Allemagne nazie, secondée par le gouvernement Quisling du maréchal Pétain. Selon la loi du 2 juin 1941, les personnes dites de « race juive » doivent envoyer à la préfecture des Bouches-du-Rhône une feuille de recensement individuel ou familial indiquant l’état civil, l’état des biens et des possessions. Plus de 190 de ces déclarations proviennent de Judéo-espagnols, surtout issus des classes aisées ou bénéficiant de la nationalité française. Pour démontrer leur intégration dans la société, les déclarants ne se privent pas de présenter leurs états de service dans l’armée aussi bien en 1914-1918 qu’en 1939-1940 quoique ces précisions ne soient pas demandées. L’état civil des conjoints obligatoirement déclaré indique une proportion de mariages mixtes importante. La


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plupart des déclarants répondent aux injonctions de recensement parce qu’ils conservent toute leur confiance dans la France, « le pays des droits de l’homme ». Le premier recensement de juin 1941 donne un total, à Marseille, de 3 252 personnes. Le second mené en juillet de la même année donne un chiffre plus élevé : 14 211 Juifs pour la seule ville de Marseille. Les interdictions professionnelles imposées par le premier « Statut des Juifs », le 3 octobre 1940, puis par les décrets ultérieurs qui élargissent son champ d’application, ne touchent qu’une minorité des Sépharades marseillais, mais parmi les plus aisés. La préfecture fait systématiquement opposition à la délivrance des documents nécessaires pour que ceux-ci exercent à la bourse de commerce, contre l’avis favorable du syndicat et de la chambre de commerce. Comme dans le reste de l’Europe, les familles aisées comme les petits commerçants sont traqués et leurs entreprises et commerces placés sous administration provisoire pour être le plus souvent vendus. Sur les 4 300 Juifs qui ont été déportés, dont plus du tiers sont des réfugiés, on dénombre plus de 700 Sépharades en majorité marseillais. Il semble que ce furent des proies faciles pour les nazis et leurs séides français, car ces familles n’étaient pas pleinement conscientes du sort qui les attendait et se pensaient suffisamment intégrées pour être à l’abri. Les rafles dont elles sont victimes, soigneusement préparées par les autorités allemandes ont été facilitées par le gouvernement de Vichy et notamment par l’action de René Bousquet sans qui elles n’auraient pas été possibles. Elles débutent dans la nuit du 22 au 23 janvier 1943. En quelques jours 5 956 personnes sont arrêtées, emprisonnées puis dirigées sur des camps en France puis en Allemagne. Le s a r re s t a t i o n s s e m u l t i p l i e n t a p rè s janvier 1944 et conduisent les Juifs, quelles que soient leurs nationalités, à Drancy en passant par les prisons des Baumettes ou de Saint-Pierre. Les

familles les plus aisées sont alors touchées. La Gestapo paie grassement des supplétifs français qui, en outre, ont droit à une prime pour chaque arrestation. Ils sont assistés de 1 000 indicateurs qui agissent souvent sur des informations conservées par la préfecture, mais également sur des dénonciations anonymes ou non. Parmi ces collaborateurs des nazis, on trouve les membres de la Milice, du PPF de Jacques Doriot voire du milieu, attirés par les primes. On compte parmi les déportés 11 nationalités différentes ainsi que quelques apatrides. Ceux qui disposent de la nationalité française sont les plus nombreux et n’échappent pas à la déportation, la France n’offrant aucune protection à ses ressortissants juifs. Puis viennent les Grecs qui ne reçoivent aucune aide et sont les premiers à être jugés « déportables » alors que quelques consulats, espagnols et turcs par exemple, tentent ponctuellement de faire libérer leurs propres ressortissants. Dès le début de la guerre, nombre de Juifs de Marseille s’engagent soit dans les régiments de marche des volontaires étrangers soit dans la Légion étrangère. Les Sépharades de nationalité française intègrent leurs régiments de mobilisation. Ils risqueront leur vie au service de la France sans en recevoir aucune forme de reconnaissance lors de la mise en place des mesures antisémites par le gouvernement de Vichy. Individuellement, pour échapper aux rafles, divers systèmes sont utilisés tels que le maquillage des noms, les faux certificats de baptême délivrés par un prêtre. Pour se protéger des mesures d’aryanisation, certains tentent de vendre leur commerce ou l’exercent derrière un prête-nom non juif. Mais le risque de dénonciation est bien présent. Les enfants ne seront pas non plus épargnés : la préfecture des Bouches-du-Rhône dresse une liste des enfants juifs scolarisés en juillet 1943. Toutefois, notons qu’ils ont parfois bénéficié de l’aide de policiers français, de voisins, d’amis voire d’inconnus.

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Fuir nécessite bien sûr des moyens et c’est le cas de certaines familles aisées qui gagnent la zone sous contrôle italien avant qu’elle ne passe sous celui des Allemands. L’aide de non juifs a parfois été déterminante dans les actions de sauvetage, dont celle de fermiers ou de maquisards. Certains choisissent de s’engager dans différents groupes de résistance aux persécutions, au régime de Vichy et aux Allemands, mouvements de résistance qui à Marseille ne sont pas spécifiquement juifs. En avril 1942, un groupe comportant un nombre important de Sépharades décide de publier clandestinement la revue Shem dont le premier numéro était paru à Paris en 1939. Cette revue est décrite comme une « revue du mouvement national hébreu ». Sa publication s’arrête en avril 1943 avec l’intervention de la Gestapo dans le local du groupe. Le Groupe Bass d’action contre la déportation fondé durant l’été 1942 par Joseph Bass et constitué de personnalités provenant de tous les horizons, juifs, non juifs, religieux ou non, a permis de déplacer vers le Chambon-sur-Lignon, en Haute-Loire, de nombreux Juifs dont une majorité d’enfants, dans l’attente de la fin du conflit et de la Libération. Il semblerait que 32 personnes, soit 5,2 % du total des déportés judéo-espagnols de Marseille aient survécu aux camps de la mort. Les organisations juives telles que le Comité juif d’action sociale et de reconstruction jouent alors un rôle important dans la régénération de la communauté. Les enfants orphelins sont accueillis par plusieurs institutions : l’Œuvre de protection des enfants juifs (OPEJ), l’œuvre de secours aux enfants (OSE) déjà active durant l’occupation, les éclaireurs israélites (EI). Les biens mis sous scellés avaient été pillés sans scrupules par les Allemands, les collaborateurs, mais aussi les voisins. Les familles spoliées, même lorsqu’elles récupèrent leurs biens, ne sont pas indemnisées à la hauteur du préjudice matériel et moral subi. Il faut de plus constater que même parmi les survivants de la déportation tous n’ont

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pas bénéficié d’un soutien sans faille de l’administration, notamment ceux qui avaient conservé une nationalité étrangère, turque ou grecque par exemple. Et après les épreuves qu’ils ont subies, l’absence de compassion des autorités face aux situations dramatiques des personnes revenues des camps de la mort ne peut laisser indifférente. Il semble que la première réaction des rescapés à leur retour soit de tenter d’oublier l’horreur. C’est plus tard qu’ils témoigneront de leur calvaire. Jusqu’au début des années 1970, la mémoire de la Shoah dans l’ensemble de la France est limitée à la communauté juive. Les familles judéo-espagnoles qui constituaient avant la Deuxième Guerre mondiale l’un des piliers de la communauté marseillaise sont aujourd’hui minoritaires. Le livre de Xavier Rothéa rédigé selon une démarche toute de rigueur et de prudence parvient par là même à faire revivre la communauté sépharade de Marseille dans la réalité de ce qui fut son quotidien. Sa lecture génère – notamment au travers des témoignages nominatifs – de multiples sentiments : la nostalgie d’un monde « d’avant », d’un Orient – souvent idéalisé, comme l’a été l’Espagne, mais ici ramené à sa dimension historique et réelle − transposé sur le sol français avec ses commerces animés et colorés, mais aussi l’émotion que produisent tous les ouvrages indispensables à l’œuvre de mémoire, qui s’achèvent sur l’horreur, c’est-à-dire la négation de l’humanité. Comme l’a écrit Albert Camus, « Ce malaise devant l’inhumanité de l’homme, cette incalculable chute devant l’image de ce que nous sommes, cette nausée […], c’est aussi l’absurde ». La meilleure conclusion est fournie par la lettre de Claire Bohor, au préfet, bras exécutif de Vichy, pour demander la libération de sa famille « au nom de la plus simple élémentaire humanité », un terme qui avait perdu toute signification aux yeux des adeptes des doctrines raciales.

Bernard Pierron


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Un alĵófar y una perla Facetas del tesoro cultural de los judeoespañoles de Marruecos. Documentos recogidos y comentados

Gladys Pimienta Paris-Jerusalem, EREZ, collection JEM, 2019, 446 p. ISBN : 978-2-9535955-2-9

Un ouvrage attendu La bibliographie scientifique sur le monde judéo-espagnol du Maroc s’enrichit d’un ouvrage important et attendu. L’auteure avait déjà fait paraître en collaboration avec Sidney Pimienta une édition remarquée des comptes rendus de réunions rédigés par les représentants de la communauté juive de Tanger dans la seconde moitié du XIXe  siècle : Libro de Actas de la Junta Selecta de la Comunidad Hebrea de Tánger (18601883) . Un ouvrage admirable par sa rigueur historique, linguistique, et lexicographique, mais aussi par le soin apporté à la réalisation de l’objet-livre. Les mêmes qualités se retrouvent dans ce volume sorti des presses à la fin de l’année 2019 et dont la diffusion a été retardée par la pandémie actuelle.

Le titre et des chiffres Le titre est expliqué par l’auteure dans son introduction ; il s’agit d’une citation de la chanson ¿Por qué no cantáis la bella ?, un romance où les deux mots presque synonymes du mot perle sont associés un alĵófar y una perla dans un doublon qui reflète bien « les deux facettes du trésor culturel judéo-espagnol du Maroc, d’une part la aketía, avec son espagnol archaïque, ses mots d’origine arabe ou hébraïque (alĵófar) ; et d’autre part, l’espagnol moderne [...] perla. » L’évocation de cet alĵófar, petites perles que portaient traditionnellement en collier les femmes

juives au Maroc, est une métaphore heureuse pour représenter les soixante articles du livre. La quatrième de couverture donne d’autres chiffres, ils sont impressionnants, car ce livre est le fruit de trente ans de travail, de l’écoute de cent quarante informateurs et de sept cents heures d’enregistrement. Dans le cadre du Proyekto Folklor de la radio Kol Israel en 1980, l’auteure avait d’abord été chargée d’enregistrer et de transcrire des entretiens accordés par des juifs hispanophones du Maroc, alors que la grande majorité des informateurs parlaient le judéo-espagnol des Balkans. Lorsque les membres du Proyekto ont fondé la revue Aki Yerushalayim dans le même esprit que la radio, une rubrique réservée à la culture judéoespagnole du Maroc sous le titre de El kantoniko de la aketía « le petit coin de la aketía », a naturellement été confiée à Gladys Pimienta. Dans son avant-propos, Moshé Shaúl − rédacteur en chef de Aki Yerushalayim − rappelle : desde el anyo 1991, Gladys Pimienta mos avrio una ventana a un mundo ke era kaje kompletamente deskonosido para el publiko ladino-avlante 1. L’auteure écrivait ses textes en castillan et ils étaient traduits en judéo-espagnol oriental pour le lectorat de la revue. Ils sont aujourd’hui republiés en castillan, néanmoins, les textes étudiés sont reproduits dans les différentes langues originales parlées ou écrites par les juifs hispanophones du Maroc ; ce sont des fac-similés de manuscrits, des transcriptions d’entretiens, pour la plupart inédits, d’une grande valeur documentaire. La destination première des articles est sans doute à l’origine de leur forme rigoureuse et synthétique : ils ne dépassent guère quatre à cinq pages, sauf lorsqu’ils traitent de dossiers plus importants tels que la langue ( aketía) ou l’importance du mariage dans le folklore. Tous les articles, longs ou brefs, sont accompagnés d’éléments iconographiques, reproductions de cartes postales, de tableaux, de photographies, d’objets, rares ou inédits eux aussi, ce n’est pas le moindre intérêt du livre. Chaque texte est assorti d’une bibliogra-

1. « Depuis 1991, Gladys Pimienta nous a ouvert une fenêtre sur un monde qui était presque entièrement inconnu du public locuteur de ladino. »

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phie et le cas échéant du nom des informateurs, toujours mis à l’honneur.

Une architecture réfléchie

2. José Benoliel, Dialecto judeo-hispanomarroquí o hakitia, Madrid – Salamanca, Copistería Varona, edición patrocinada por Rafael Benazeraf, 1977.

Le livre offre une patiente introduction à la culture judéo-espagnole du Maroc, depuis ses aspects les plus accessibles jusqu’aux plus intimes. Il compte cinq chapitres organisés selon des critères combinant l’importance du champ étudié et la chronologie. Malgré le caractère nécessairement fragmentaire d’un recueil d’articles, il offre la fluidité imperceptible d’une progression pédagogique. Le chapitre le plus développé est intitulé folklor y cultura, il débute par un hommage à José Benoliel, premier auteur d’articles scientifiques sur la culture judéo-espagnole marocaine et sa langue la aketía. Ses travaux sur la langue ont été réunis et publiés en 1977 2, toutes les études postérieures sur le sujet leur sont redevables. Ensuite viennent des articles sur les chansons : romances, coplas, piyyutim, etc. (21 art.) ; puis les contes (6 art.) ; les proverbes (1 art.) ; enfin les publications (4 art.). La grande majorité des articles porte donc sur la littérature orale ; la production écrite, tardive et rare, ne donne lieu qu’à quatre articles. L’accent est mis sur le corpus chanté, et dans une moindre mesure sur les contes et si le riche proverbier judéo-espagnol du Maroc n’est abordé que dans un article, il est présent aussi dans tout le livre, car dictons et proverbes achèvent la plupart des articles. Ils sont cités comme éléments vivants de la culture, des clins d’œil au lecteur donnant une respiration au caractère rigoureusement informatif des articles. Le deuxième chapitre intitulé Documentos antiguos y « Chispas » de historia « Documents anciens et points saillants de l’histoire » rassemble dix articles dans lesquels l’auteure aborde des sujets qui vont des takanot des expulsés de Castille jusqu’à un document à propos de Rebbi Mordejai Bengio, du XXe siècle. Les chispas rappellent des événements singuliers, dont la mémoire va

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au-delà de la seule communauté les juifs hispanophones du Maroc, comme le Pourim de Sébastien en lien avec la Bataille des trois Rois (1578), ou la terrible exécution de la jeune Tangéroise Sol Hatchuel (1817-1834) vénérée comme sainte et martyre qui inspira de nombreuses œuvres tant littéraires que musicales ou picturales. Le chapitre suivant Otros documentos antiguos (6 art.) comme le précédent, prend appui sur des sources historiques de première main, mais il aborde l’histoire selon un point de vue plus sociologique et anthropologique. Il s’agit, par exemple, de ketubbot, de l’inventaire d’une maison, d’une liste de défunts ou de la présence des Juifs dans la géographie de la ville de Tanger dans les années 1930. Le quatrième chapitre « Correspondances » (10 art.) poursuit dans la même veine ; il a le double intérêt de témoigner des déplacements des membres de cette communauté vers d’autres continents et de donner des exemples de la langue employée par les familles, une des rares traces de la aketía écrite. Le livre s’achève sur La aketía hoy, cinquième chapitre qui présente les outils lexicographiques et des extraits des œuvres littéraires contemporaines en aketía telles que les pièces d’Esther Aflalo et les livres de Solly Levy. Un glossaire des mots employés dans le livre, une bibliographie et une table des illustrations récapitule l’ensemble des références. Pour la variété des sujets traités et des documents, la rigueur des références, le soin de l’édition, ce livre présente un portrait unique de la culture judéo-hispano-marocaine. Le lecteur de cet ensemble voit qu’au-delà du collier des nobles et modestes perles promises dans le titre, Gladys Pimienta parvient à polir les facettes d’une culture peu connue qui grâce à son travail acquiert les plus vifs éclats.

Line Amselem

Université Polytechnique Hauts-de-France


PARA SINTIR |

Para Sintir La Copla de las flores Un chant de Tu bi’Shvat Cette copla 1 met en scène une dispute entre des fleurs (El debate de las flores o Copla de las flores) et est interprétée lors de la fête de de Tu bi’Shvat au moment du réveil de la nature. Le texte se présente sous la forme d’une discussion entre plusieurs fleurs afin d’élire celle qui a le plus de mérite pour louer Dieu. Chaque fleur présente ses atouts, vante ses vertus : son parfum renommé, le fait que les riches apprécient sa senteur ou l’utilisent pour se nettoyer le visage, que l’on peut tirer d’elle des sirops ou des confitures à manger à la cuillère. Rappelons ici qu’il était d’usage d’offrir aux visiteurs différentes confitures, à prendre soit avec une fourchette soit avec une cuillère, ce que l’on désigne dans les communautés orientales comme piron y kuchara. La dispute est une forme littéraire qui remonte à l’Antiquité, en Mésopotamie au III e millénaire av. J.-C., en Perse du VIIe au IIIe siècle av. J.-C. et dans la littérature médiévale islamique. La première controverse rédigée en latin en Europe au VIIIe après J.-C., est une Dispute entre le printemps et l’hiver. À partir de cette époque, la dispute est devenue l’un des genres les plus populaires du MoyenÂge, en latin comme dans les premières langues romanes, l’anglais, l’espagnol et le français. En Espagne, plusieurs poèmes mettant en scène des disputes élaborées entre les XIIe et XVe siècles sont parvenus jusqu’à nous sur des sujets comme le débat entre le corps et l’âme, entre l’amour et la vieillesse ou entre l’eau et le vin 2.

Les disputes en judéo-espagnol font partie intégrante du répertoire des coplas sépharades, avec, généralement, une intention didactique. Les sujets sont variés, comme El debate de los novios y la Ley, El debate de las comidas, El debate entre el sol y el aguardiente, La copla de los colores 3. Tous les chants que j’ai collectés reprennent la mélodie de la Copla de las flores 4. Ce chant est cité dans plusieurs manuscrits de la tradition sépharade orientale et notamment dans un manuscrit en hébreu de Sarajevo (1794), un manuscrit provenant de Venise (1744), ainsi que dans Shir Emunim (Amsterdam, 1793). Il a été maintes fois republié, à partir du livret intitulé Coplas de las flores, édité par Natan Sebi à Salonique, vers 1800 5. Cependant, il a été presque complètement perdu dans la tradition orale de la Méditerranée orientale alors qu’il est encore bien diffusé parmi les Sépharades du nord du Maroc, parmi lesquels nous avons des enregistrements d’informateurs de Tanger et de Tétouan. La Copla de las Flores a fait l’objet d’une étude approfondie par Elena Romero  6 et par Samuel G. Armistead et Joseph H. Silverman 7, qui identifient comme origine probable une chanson grecque. C’est l’un des chants à controverse attribué au célèbre coplero Yehuda Cal’i au XVIIIe siècle. En 1975, alors que je devais rentrer en Israël au terme de mes recherches de doctorat sur la musique des Amérindiens de la forêt péruvienne, j’ai eu l’occasion d’enregistrer des chants de Sépharades turcs à Lima. Je me suis ensuite rendue à la synagogue le vendredi matin avant Roch Hashana. À ma grande surprise, en écoutant chanter le piyut « Ahot ketana », je m’aperçus qu’une grande partie des

1. La copla est un chant paraliturgique lié aux traditions juives. 2. D’après Karoline Manny (Spectacle in Early Medieval Castille, ORB (On-line Reference Books for Medieval Studies – Ouvrages médiévaux de référence sur internet), de tels débats faisaient partie des spectacles populaires dans l’Espagne du MoyenÂge, au même titre que les pantomimes, les contorsionnistes et danseurs, les ménestrels ou autres musiciens. Des textes didactiques tels que la dispute entre l’eau et le vin, ou entre le corps et l’âme, auraient été présentés depuis le XIIe siècle dans les cours, les villes et les universités, par exemple, le Diálogo entre el Amor y un viejo, écrit par Rodrigo de Cota en 1470. 3. S. WeichShahak, Debates coplísticos judeoespañoles, Revista electrónica eHumanista, vol. 20 (2012), Homenaje a Elena Romero, pp.402-415.

4. S. WeichShahak, La estrofa purímica, molde de Coplas sefardíes, Anuario Musical, 56 (2001), Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Institución “Milá i Fontanals”, Departamento de Musicología (Barcelona, 2001) pp. 203-222. 5. Elena Romero, Bibliografía analítica de ediciones de coplas sefardíes, Introducción de Iacob M. Hassán (Madrid : CSIC, 1992). 6. Elena Romero, dans Coplas sefardíes : Primera selección (Córdoba : El Almendro, 1988) présente la version en Rashi du manuscrit Pizmonim, que David Hakohén a écrit à Sarajevo en 1794. 7. Armistead, Samuel G. y Joseph H. Silverman, Complas de las flores y la poesía popular de los Balcanes, dans leur En torno al romancero sefardí (Hispanismo y balcanismo de la tradición judeo-española), Seminario Menéndez Pidal (Madrid, 1982) pp.189-193.

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8. Lors de l’enregistrement du rabbin Benhamu, les possibilités techniques se limitaient à un document audio, mais une version filmée, chantée en 1996 par Rina BenabuBenarroch, originaire de Tanger, est accessible sur le site You Tube en cherchant : coleccion Susana Weich Shahak Rina BenabuBenarroch Alabar quiero al Dio ou directement à l’adresse https://www. youtube.com/ watch?v=0n0n_ ZOzxjE

participants chantaient dans un style turc tandis que le rabbin chantait dans un style tout à fait différent selon la liturgie de Tétouan que je découvrais alors. Lorsque je l’interrogeais à propos de ces différences, le rabbin Abraham Benhamu, originaire de Tétouan m’invita chez lui ; il officia comme rabbin de Lima pendant huit ans, après avoir été quinze ans le rabbin de Gibraltar. Il était passé maître dans ces traditions musicales sépharades. Cet entretien constitua ma première (et merveilleuse) rencontre avec la riche tradition des Sépharades du Maroc. J’y suis retourné ensuite et j’y ai enregistré un très riche répertoire de coplas et de romances conservé à la phonothèque de la bibliothèque nationale israélienne, à Jérusalem. Les paroles de la Copla de las flores sont structurées en strophes de huit vers, avec un refrain de deux vers. Les strophes ont une rime uniquement sur les vers 2, 4, 6 et 7, et la dernière rime

s’accorde toujours avec le second vers du refrain (10). La mélodie est constituée de quatre phrases musicales, qui divisent le texte strophe + refrain en trois strophes musicales. Le texte comporte quelques mots d’hébreu comme c’est souvent le cas dans le répertoire des coplas, tels que berahot (bénédictions) ou le refrain El Hai Sur Olamim. Il emploie aussi des mots du judéo-espagnol et du turc, comme sharope (syrop), ĝamires (sucreries, confiture), almizcle (musc), azumbel (nard, Turc : sünbüli). La tonalité est en mi mineur à la neuvième octave. La structure rythmique combine des mesures à trois et à six temps (dans la deuxième et la quatrième phrase) et des mesures à deux temps (dans la troisième phrase) 8.

Susana Weich-Shahak

Numéro de vers

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

9

10

Rime

a

b

c

b

d

b

b

e

f

e

f

e

Phrase musicale

A

B

C

D

A

B

C

D

A

B

C

D

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PARA SINTIR |

Copla de las flores NSA Yc 931-2/ – Abraham Benhamu (Tétouan) – Lima, 12/09/1975

Alabar quiero a Dio que es grande de loores, que creó para el hombre muchas maneras de flores. Y todas son diferentes en color y en olores, sobre todas las mejores es el almizcle romí. Sobre todo es de alabar la El Hai, Sur Olamim.

Loué soit Dieu qu’Il soit maintes fois loué Lui qui créa pour l’Homme de nombreuses sortes de fleurs. Et toutes sont différentes en odeur et en couleur de toutes, la meilleure est la jacinthe musquée. Avant tout, les louanges à El Hai, Sur Olamim.

Ajuntáronse las flores loando al Dio a una, que las creó tan donosas, lindas, sin tacha ninguna. Dicen berajot en ellas como dicen en la luna, así dice cada una : no hay más mejor que mí. Sobre todo es…

Les fleurs se sont réunies Pour ensemble louer Dieu Lui qui les créa si généreuses, si belles et sans défaut. Sur elles on dit des berahot comme on en dit sur la lune. Et chacune d’elles dit : Il n’y a pas mieux que moi Avant tout, …

Saltó la rosa y dijo : − Todas queden a un lado ; a mí me toca alabar a Dios grande y abastado, que de mí hacen sharope, tambien azúcar rosado, en aguas soy alabada : la cara lavan con mí. Sobre todo es…

La rose sort du lot et dit : − Écartez-vous toutes ; à moi les louanges, à Dieu si grand et généreux puisque de moi du sirop on fait, et aussi du sucre rosé, dans les eaux je suis célébrée on les utilise pour se laver le visage Avant tout, …

Respondió la clavellina : − Más grandes son las mis famas, que soy en mesa de novias y me llevan en las palmas y me mandan por presente a todas las lindas damas, me quieren como sus almas, todas se adoran con mí. Sobre todo es…

L’œillet répondit − Bien plus grande ma réputation, car je suis sur la table des mariés, on me tient à la main, on m’envoie comme présent, à toutes les belles dames, toutes m’aiment profondément, toutes se parent avec moi Avant tout, …

Respondió el azumbel : − No me tengáis desechada ; mi color, color de cielo

Le nard répondit : − Ne me rejetez pas ma couleur est couleur du ciel,

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y en aguas soy alabada ; cuántos chicos con mí sanan, más mucho soy estimada : como hombre enamorado se enamoran de mí. Sobre todo es…

dans les eaux je suis célébré, que d’enfants guérissent grâce à moi je suis bien plus estimé : je les fais tomber en amour comme tombe l’homme amoureux Avant tout, …

Ahí habló el almizcle una habla graciosita : − A mí me toca alabar, aunque me ves chiquita, que de mí hacen ĝamires, me comen con cucharitas y toda la gente rica se refrescan con mí. Sobre todo es…

À ce moment la jacinthe prononça un drôle de discours − À moi les louanges, car bien que petite, de moi on fait des confitures que l’on mange à la petite cuiller et tous les gens riches se rafraîchissent avec moi Avant tout, …

Respondió la albahaca : − Como mí no hay tal, que soy verde y menudita, mi color muy natural ; a mí me crecen arboles como barriles de metal ; como el guisado sin sal ansí son las rosas sin mí. Sobre todo es…

Le basilic répondit : − Je n’ai pas de pareil je suis vert et menu ma couleur est très nature ; moi, je deviens arbre, comme des barils de métal ; comme un ragoût sans sel, ainsi serait la rose sans moi Avant tout, …

La azucena quiso cantar una cantica galana : − A mí me toca alabar, que soy rosa de ventana ; mi aceite hace crecer el cabello a las galanas y mi olor es muy bueno que se desmayan por mí. Sobre todo es…

Le lys voulut chanter un chant galant : − À moi les louanges, car je suis la rose des fenêtres ; mon huile fait grandir les cheveux des belles mon odeur est si bonne que pour moi on s’évanouit Avant tout, …

Ahí habló el jazmín, con su gargantita alta : − A mí me toca alabar porque en mí no hay falta : mi cuerpo – cuerpo de pino, mi color – de oro y plata y cuando el sol sale salen racíes en mí. Sobre todo es…

Voilà que le jasmin parla de sa petite voix haute : − À moi les louanges car en moi point de défaut : mon corps – un corps de pin, ma couleur – or et argent et quand le soleil se lève il me sort des racines. Avant tout, …


Las komidas de las nonas KEFTES DE KARNE BOULETTES À LA VIANDE À LA MODE DE RHODES

Ingrédients – 3 tranches de pain blanc dont on a ôté la croûte, trempées dans ½ tasse d’eau, essorées et réduites en petits morceaux – 500 g. de viande de bœuf haché – 1 grosse tomate bien mûre, épépinée et grossièrement râpée – 1 oignon finement haché – ½ tasse de persil plat grossièrement haché – 1 c. à café d’origan sec émietté – 1 c. à soupe d’huile d’olive – 2 œufs légèrement battus – du sel de mer et du poivre noir moulu – 1 tasse de farine tout usage dispersée sur un plat et 2 œufs légèrement battus dans une assiette à soupe à fond plat pour la panure – de l’huile végétale ou de pépins de raisins pour la friture à la poêle

Pour la sauce tomate – 1 livre de tomates bien mûres – 2 c. à soupe d’huile d’olive – 1 oignon moyen finement haché – ½ c. à café de flocons de piment rouge – 1 c. à café de sucre – 1 c. à café de brins de thym frais pris sur la tige – du sel de mer – 1 c. à soupe de vinaigre de vin rouge

Variante Pour Pessah, substituer aux tranches de pain ¼ de verre de semoule de matsa.

Recette traduite du livre de Stella Cohen, Jewish family recipes from the Mediterranean island of Rhodes. 2012.

Préparation des keftés Mélanger le pain, la viande hachée, la tomate, l’oignon, le persil, l’origan, l’huile et les œufs dans un grand bol. Saupoudrer généreusement de sel et de poivre. Malaxer le mélange entièrement. Former 18 boulettes de viande avec les mains humides. Les disposer sur un plateau recouvert d’un film plastique et les mettre à refroidir 20 min. Chauffer 3,5 cm d’huile dans une poêle à fond épais à feu moyen. Enfariner 4-5 boulettes de viande, les écraser légèrement avant de les enrober avec l’œuf battu. Les déposer délicatement dans l’huile et les faire cuire les unes après les autres. Retourner une ou deux fois jusqu’à ce qu’elles soient grillées et d’un brun doré. Retirer avec une cuillère écumoire et égoutter sur un plat allant au four couvert de papier absorbant. Garder chaud au four jusqu’à ce que toutes les boulettes soient cuites.

Préparation de la sauce tomate Couper en deux et épépiner les tomates. Râper les demies tomates en frottant la partie coupée sur une râpe jusqu’à la peau. Jeter les peaux. Chauffer l’huile dans une poêle de taille moyenne. Ajouter les oignons et faire cuire 5 min en remuant fréquemment jusqu’à ce que les oignons soient tendres. Ajouter les tomates, les flocons de piment rouge, le sucre et le thym et porter à ébullition. Ajouter le sel et le vinaigre, baisser le feu et laisser mijoter, sans couvrir, 20 min, jusqu’à ce que la sauce épaississe. Servir les keftés avec la sauce tomate chaude, une salade verte et du riz pilaf aux pois chiches.


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Izo Abram, Line Amselem, François Azar, Bella et Sarah Clougher, Rita Gabbaï-Simantov, Jenny Laneurie Fresco, Bernard Pierron, Sylvie Turpyn, Martine Swyer, Susana Weich-Shahak. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Victoria Esther de Toledo ép. Eskenasi née à Andrinople en 1905 avec sa fille Lydia Eskenasi (1923-2012), mère d’Ariane Ego-Chevassu. Photographiées vers 1924 au moment de leur émigration de Constantinople à Paris. Victoria de Toledo s’est mariée en 1921 à la synagogue Zulfaris d’Istanbul avec Michon (Moïse) Eskenazi né à Andrinople, négociant en pierres précieuses. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Collection Ariane Ego-Chevassu. Impression Caen Repro Parc Athéna 8, rue Ferdinand Buisson 14 280 Saint-Contest ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40 € Siège social et administratif MVAC 5, rue Perrée 75003 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300048 Janvier 2021 Tirage : 900 exemplaires Numéro CPPAP : 0324G93677

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