Du temps qu on existait Defalvard

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baron perdait sa perruque, le notable son argent, et maman, yeux liquides, visage en pied-de-biche, la bonne humeur de sa journée. Nous n’avons pourtant partagé aucune émotion forte, hormis sur la fin, quand elle regardait la mort avec des yeux de plus en plus ronds, un sourire de plus en plus amidonné, nous n’avons pas vécu de grands faits d’armes, de morceaux de bravoure, de Meccano immenses et infinis. *** A l’été 90, la Loire connut une crue. L’eau à Tours, Atlantide du pauvre, était haute d’un mètre. Maman s’en amusait ; et c’est vrai que je sentais, comme elle, qu’il s’agissait d’étranges instants. Spéciaux. Pensait-elle comme moi, devant l’eau haute et claire, le soleil phosphorescent ? Pensait-elle aux mêmes choses ? Un deux juillet 90, par la fenêtre ouverte sur le jour rayonnant, ne sentait-elle pas, comme moi, l’appel de notre vie ancienne ? Cors de chasse, comme au cabinet, comme dans les bois de Saclay et Sacierges, comme en Sologne. L’eau montait, dépassait sur les murs des quais les traits marquant d’autres crues, comme dans un verre mesureur. Dans mes songes, il y avait d’étranges images de lacs, de très grands lacs sous le soleil. Mais ce n’était pas des lacs, car le soleil semblait en être le bout, et ce n’était pas encore l’Océan. Quand ça n’était pas encore le printemps. Les basses plaines, les gentils maraîchages, les petits vergers, les immenses champs badauds ployaient sous la houppe des eaux profondesténébreuses, et éclatantes dans leur surface, au soleil. Le paysage était mollement inondé, avec enfin les rayons seuls, enfin la paix, enfin la lumière, et des clochers, des dizaines de réductions de clochers, ombrageux, dans les lointains du sud, où l’eau cessait, et ses rayons, où recommençait la forêt, qui menait à d’autres plaines, puis Sacierges derrière, enfoncée. Réellement Sacierges, au bout de l’horizon, au loin du plat sur lequel rien n’est posé. Que j’imagine, sans plus de fleurs, qui gît les jours tout au loin. Où ça ne sera plus jamais le printemps. J’étais devant ces tableaux remontés de l’eau enfouie comme devant un spectacle ou un paysage inouï, plus grand et beau que moi. J’avais en moi de très jolies images, qui hélas dédoraient ma vie. J’ouvrais la bouche, mes yeux se vidaient, des soupirs de méduses venaient de quelque part et


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