Du temps qu on existait Defalvard

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jeunes gens normaux, gentils, qui faisaient des choses agréables et de temps en temps un peu plus, qui faisaient des choses de jeunes gens, qui avaient les occupations qu’on a à vingt ans, mon Dieu c’est formidable j’ai une nouvelle tenue je sors, ah ah l’amour, hi hi coucher ; pitoyable, pitoyable, je ne pouvais pas voir autrement. Je ne pouvais pas lui répondre grand-chose. Il pensait que j’étais déprimé, ou dépressif, ou un de ces autres termes qui ne correspondaient encore à rien mais qui étaient à la mode, et qui à force d’être à la mode rendraient les gens réellement dépressifs, tant les gens ont peu d’imagination ; déprimé à cause de l’amour, ou des études, ou d’autre chose d’insignifiant et de banal, et je sentais bien, je sentais de plus en plus que mon problème n’était pas dicible, pas communicable, pas audible, que je m’enfonçais dans le labyrinthe, sans même encore chercher une sortie, je souhaitais seulement m’enfoncer plus profond, là-bas où les buissons dansaient dans la nuit, je voulais m’éjouir, m’ébattre et me perdre définitivement dans les ténèbres maousses, au fond du parc du château il y avait peut-être, qui sait, la source de la Nuit, et un peu plus profond les bosquets hululants bruissaient en ombrages noirs et j’y menais, avec majesté, la déroute de mon fantôme ; je savais bien que j’étais dans l’impasse, mais après tout l’impasse pouvait être fleurie, sa promenade agréable. J’écoutais, depuis ma chambre d’hôtel, les miaulements de la ville nocturne, le grand brame du soir, le matin cliquetant, les après-midi silencieux. Quand il faisait moche, j’allais me promener jusqu’au Rhône ; je mirais dans le petit océan crasseux, les ombres des goélands, des goélettes. Je remontais par Lafayette, devant des magasins où de grandes dames passaient, des grappes de sacs dans les mains, en tordant les genoux et la bouche. Elles non plus n’étaient pas heureuses. « Un bain, un demi-Lexomil… et au lit. » Il m’arrivait de m’attarder dans les boutiques, celles d’un petit quartier derrière Lafayette, où s’entassaient de vieux antiquaires qui, au milieu des décors du passé, imaginaient tout le jour les anciennes joies du monde. J’achetais parfois un livre dont je lirais dix pages avant de dormir dessus, car je n’ai jamais aimé lire et que j’ai toujours été grand dormeur, de petites toiles pour « quand j’aurais une maison » (et quand j’en ai eu une j’avais perdu les toiles), des choses inutiles parce que tout allait dans ce sens, une patère dorée rococo, une collection d’albums de photos appartenant à une famille indiscrète ou finie, ou bien des cartes postales, ou bien une mappemonde, ou bien une énorme bougie, et des cigarettes, toujours, qui


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