Du temps qu on existait Defalvard

Page 112

premier séjour ici, une valise en fer-blanc défoncée, qui avait vu Villefranche, Tours, la Maurienne…), une œillade insistante vers le garage, pour vérifier de suite ce qui allait, ce qui n’allait pas. La Domaine, ce mignon break, quoique poussif, était là ; la 4 CV de luxe, ses pneus à flancs blancs, son antibrouillard, ses sièges fuselés, ne manquait pas ; la Grégoire-Hotchkiss, jadis révolutionnaire et hors de prix, obtenue d’occasion fin 70, levait un doigt provocant à l’appel ; comme les deux Panhard, la Dyna Z et sa fourrure métallique verte, et la 24, surbaissée, claire, moderne, malgré son moteur sous-dimensionné, et poussé, très poussé, comme on le faisait alors ; l’Aronde placide, sage, et l’Aronde de luxe, le coupé Rue-de-la-Paix griffé, aux suspensions moelleuses ; la Frégate Transfluide et la Colorale patraque, elles étaient toutes là. Sauf la Manoir, confidentielle déjà aujourd’hui oubliée, qu’on aurait dit volée, cambriolée, qui d’ailleurs laissait un vide, un manque, entre les étagères à tréteaux de bois, où l’on découvrait les tubes, les pots, les flacons, les vestiges, du côté droit, et à gauche, le voisinage de l’Aronde couleur ciel de printemps. La Renault Manoir 1960 s’en était allée. Pour de bon. Je n’interrogeais personne à son sujet : ce n’était pas à moi de puiser dans le temps, ce n’était pas le moment, ce 2 janvier 1994, pour escalader le passé à contre-courant. Mais la Manoir manquait, comme plusieurs autres menues choses. Le chat, qui manquait dans son panier, et je savais très bien de quoi il en retournait ; un plant de roses trémières, excommunié des allées. Lui non plus, je ne le chahutai pas dans son armoire à souvenirs, dans ses annales. Son attitude décontractée et facétieuse, ses trois mètres treize sous la toise, relais parfait des gravillons, pourtant. Que dire alors des aspidistras et des baies de la route, envolées ? Les fleurs bleues s’étaient racornies. Après la Manoir, après les trémières et le chat, après les aspidistras, d’autres objets, suivant le cours des années, mil neuf cent quatre-vingt-dix d’abord, puis deux mil, s’éteindraient aussi, dans un ordre dont le sens nous échappe sans doute, avec une sidérante assiduité. Et, après les étagères, après la clôture, après le pin de l’arrière-pays niçois qui se craquellerait comme une brindille d’arbre cassante, après les accrochages, les incidents et les jointures des mains, après l’impuissance, après la distance, lui-même manquerait, et ce ne serait plus une surprise – la vie estourbit et le temps fait le reste. Devant, par la concorde, il n’y aurait plus de trémières, plus de rameaux, plus d’allée, rien qui n’éclaire d’autres émotions. Et le pas régulier, attentif, coupé de la vie et rangé, définitivement, dans le placard, se fendillerait, et tout le cottage, privé de soleil, sans pouvoir raviver mieux que des escarbilles, se dissoudrait


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.