La fenêtre Albertienne à l'épreuve de la modernité.

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Mémoire d’initiation à la recherche

Année 2019-2020

LA FENêTRE ALBERTIENNE à L’éPREUVE DE LA MODERNITé FENêTRE KAHNIENNE : UNE HéRITIèRE MODERNE DE LA FENêTRE ALBERTIENNE

ÉTUDIANT(S) TITRE

CARTIER Adrien

La fenêtre albertienne à l’épreuve de la modernité

UNIT

E0932B - MÉMOIRE 3 - MÉMOIRE INITIATION RECHERCHE

RESP.

CATTANT J.

DE. MEM

CATTANT J.

TUT. SEP

ENCADREMENT

MARCH ARCH

S9 19-20

FI

MEM AMTH

© ENSAL


Edward Hopper, office in a small city, 1953


Résumé

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Résumé « Arracher en somme la fenêtre à l’air et à la lumière pour la donner à l’œil, lui donner l’œil pour complément unique – ce que je nommai le mariage du cadre et du regard : ce geste serait le geste même de la peinture». Gérard Wajcman, dans son ouvrage : Fenêtre, chroniques du regard et de l’intime, nous démontre que, même si cela pourrait paraitre surprenant, les fenêtres n’ont pas toujours été conçues pour voir. Et c’est précisément Alberti peintre – lorsqu’il fait l’analogie fenêtre-tableau – qui donnerait à la fenêtre la dimension du regard. Ce faisant, il place l’individu dans une relation particulière vis-à-vis de l’extérieur. Selon Anne Cauquelin, le fenêtre devient alors « l’outil paysager par excellence, l’instrument parfait de sa possibilité même ». Aussi, nous nommerons fenêtre albertienne cette fenêtre issue de la peinture, qui donnera naissance successivement au paysage, puis à l’intime. Or, plus tardivement, avec le mouvement moderne, il devient de plus en plus difficile de caractériser la fenêtre, qui perd peu à peu son statut d’objet. Assisterons-nous à la fin du modèle de fenêtre albertienne ? Comment va-t-il évoluer ? Enrichi par la nouvelle manière d’impliquer le corps dans l’architecture moderne, mais aussi par de nouvelles techniques constructives permettant jusqu’à la dissolution totale du mur, devenant alors lui-même fenêtre. Finalement, et jusqu’à aujourd’hui, quel sera l’héritage de la fenêtre albertienne ?

abstract «In short, to tear out the window with air and light to give it to the eye, to give it the eye as a unique complement- what I called the marriage of the frame and the gaze: this gesture would be the very gesture of painting». Gérard Wajcman, in his book : Fenêtre, chroniques du regard et de l’intime, shows us that, although it might seem surprising, windows were not always designed to see. And it is precisely Alberti the painter - when he makes the window-painting analogy - who gives the window the dimension of the gaze. In doing so, he places the individual in a special relationship with the outside. According to Anne Cauquelin, the window then becomes «the landscape tool, the perfect instrument of his very possibility». Therefore, we will call the Albertian window this window that comes from painting, which will give birth successively to the landscape, then to the intimacy. However, later on, with the modern movement, it becomes more and more difficult to characterize the window, which gradually loses its status as an object. Will we witness the end of the Albertian window model? How will it evolve? Enriched by the new way of involving the body in modern architecture, but also by new constructive techniques allowing until the wall is completely dissolved, becoming itself a window. Finally, and until today, what will be the legacy of the Albertian window?



Remerciements

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REMERCIEMENTS Je tiens à remercier Joan Casanelles ainsi que Julie Cattant, qui ont encadré mon travail de recherche, construit dans un premier temps autour de deux articles m’ayant permis d’aborder toute la richesse que constitue l’étude la fenêtre. Leur expérience dans la recherche et leur approche pédagogique m’ont permis de nourrir mon travail de nombreuses référence théoriques et architecturales. D’une certaine manière, les écrits de Julie Cattant ainsi que ses cours théoriques traitant de l’habiter m’ont confortés dans mes choix de recherche car les thèmes abordés m’ont particulièrement intéressé. Je remercie également les enseignants Stéphane Lièvre et Ludovic Ghirardi qui ont su consacrer un peu de leur temps pour échanger avec moi sur mon thème de recherche. Enfin je remercie mes proches et amis pour leur soutien et les échanges m’ayant permis d’élargir mon champ de recherche.


Louis Kahn, Indian Istitute of Management, Amhedabab, 1974


Sommaire

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sommaire 3

Résumé

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Remerciements

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Sommaire

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Avant-propos

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Introduction

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Chapitre 1 : Caractérisation de la fenêtre albertienne, selon l’hypothèse de Gérard Wajcman

19 23 27 31

1.1 Définir la fenêtre 1.2 L’hypothèse de Gérard Wajcman 1.3 Le paysage, c’est la nature et un cadre 1.4 Naissance de l’intime

39

Chapitre 2 : L’hostilité moderniste envers la fenêtre albertienne

43 49 53 59

2.1 Vers une dissolution du mur 2.2 Mise en mouvement du corps 2.3 Dialoguer avec la nature 2.4 Rompre avec l’intériorité

67

Chapitre 3 : La fenêtre Kahnienne comme héritière de la fenêtre albertienne

71 75 79 83 87

3.1 Redéfinition de la fenêtre 3.2 Le concept d’espace-lumière 3.3 Profondeur de l’enveloppe 3.4 La fenêtre comme lieu 3.5 Héritages contemporains

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Conclusion

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Ouverture

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Bibliographie



Avant-propos

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Avant-propos J’ai souhaité considérer ce mémoire comme une opportunité d’enrichir ma culture architecturale, en prenant comme sujet d’étude la fenêtre, qui m’a semblé être révélatrice d’un certain nombre d’enjeux qui m’intéressent en tant que futur architecte. De plus, dans un contexte où l’enveloppe des bâtiments est de plus en plus normalisée et qui demain devra répondre à des enjeux climatiques nouveaux, la fenêtre semble avoir toujours été un sujet sensible en architecture, véritable couture entre l’intérieur et l’extérieur. Mais, plus encore que l’aspect constructif et fonctionnel de la fenêtre, c’est sa capacité à agir sur l’atmosphère intérieur qui m’a attiré. Aussi, j’ai choisi d’avoir une approche « picturale » de cet élément architectural, en orientant ma recherche pas seulement sur la discipline architecturale mais aussi celle de la peinture, puisque la fenêtre s’avère être un sujet récurrent chez les peintres. Mes recherches m’ont notamment conduit à l’ouvrage de Gérard Wajcman, Fenêtre, chroniques du regard et de l’intime, qui justement avance l’hypothèse que la fenêtre comme objet de vision naît à travers les propos d’Alberti peintre : « Arracher en somme la fenêtre à l’air et à la lumière pour la donner à l’œil, lui donner l’œil pour complément unique – ce que je nommai le mariage du cadre et du regard : ce geste serait le geste même de la peinture» . Ainsi donc les fenêtres n’auraient pas toujours été faites pour voir ? Voilà une interrogation qui a éveillé ma curiosité. Le fait d’envisager cette dualité architecturale et picturale de la fenêtre représente un intérêt puisque justement Alberti est architecte. Et pourtant, ce serait dans son traité De Pictura, que selon Gérard Wajcman, il donnerait à la fenêtre la dimension du regard. C’est cela qui constituera le point de départ de notre mémoire.


Edward Hopper, room in Brooklyn, 1932


Introduction

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INtroduction L’hypothèse selon laquelle la prise en compte du regard dans la fenêtre architecturale serait donnée par Alberti peintre sera la notre durant ce mémoire. Nous chercherons à la confirmer en nous appuyant sur la démonstration faite par Gérard Wajcman dans Fenêtre, chroniques du regard et de l’intime. C’est justement cette fenêtre, qui, ayant acquis la dimension du regard, sera centrale durant notre étude. Nous chercherons à enrichir cette définition par d’autres écrits allant dans ce sens, comme c’est le cas d’Anne Cauquelin, qui avance l’idée d’une naissance conjointe de la peinture et du paysage, faisant de la fenêtre l’instrument de sa possibilité même. Nous verrons également que le fait donner le regard au sujet le placera dans une situation nouvelle par rapport au dehors, donnant naissance à l’intime. Partant de cette définition de la fenêtre albertienne, qui serait née à la Renaissance, nous chercherons à comprendre comment ce modèle va évoluer. Plus particulièrement, nous analyserons son comportement face au Mouvement Moderne. Cette période particulière soulève de nombreuses questions puisqu’elle annonce une certaine prise de liberté de la part des architectes. Tout d’abord, de nouveaux système constructifs vont voir le jour, permettant jusqu’à la dissolution complète du mur, questionnant alors le statut de la fenêtre. Mais aussi, la mise en mouvement du corps va représenter un enjeu nouveau, où le corps entier du sujet sera mobilisé, et plus seulement un œil fixe. De manière générale, l’ouverture à la lumière et à l’extérieur va être un thème récurrent chez des architectes tels que Le Corbusier ou bien Mies Van Der Rohe. C’est pourquoi, confronter le modèle de fenêtre albertienne à ces nouveaux paradigmes semble être pertinent. Nous appuierons ici nos propos sur des écrits théoriques cherchant à caractériser le mouvement moderne ; en étudiant les propos d’auteurs tels que Giovanni Fanelli et Roberto Gargiani, Pierre Von Meiss, Kenneth Frampton ou encore Uwe Bernhardt lorsque nous évoquerons Le Corbusier. Le fait d’étudier le Mouvement moderne se justifie par le fait que cette période, passée, a été le sujet de nombreux écrits théoriques visant à apporter une définition des nouveaux paradigmes de ce Mouvement. Autrement dit, nous avons le recul nécessaire pour parvenir à caractériser cette période. Ainsi, l’étude de la fenêtre sera justement facilitée par cette prise de recul que l’on peut avoir. Dans notre étude des architectes modernes, l’un d’eux retiendra particulièrement notre attention : Louis Kahn. En effet, ce dernier s’avère avoir une posture particulière vis-à-vis de la volonté de transparence qui va caractériser le Mouvement moderne. Son architecture, d’apparence plutôt massive, cherche plutôt à maitriser la relation entretenue avec l’extérieur. La lumière naturelle, vue comme qualité essentielle est modulée, elle devient génératrice d’espaces. L’enveloppe, qui acquiert alors une certaine épaisseur, va entretenir une relation nouvelle avec l’extérieur. C’est pourquoi la fenêtre va ici particulièrement nous intéresser puisque, selon Louis Kahn, elle est en mesure de devenir un lieu, « espace dans l’espace ». Ici, les propos tenus par Kahn lui-même nous serons utiles puisqu’il nous aiderons à mieux cerner son architecture, et même sa manière de penser la fenêtre. Aussi, nous pourrions considérer que Louis Kahn, en rupture avec certains principes du Mouvement moderne – et notamment celui de vouloir s’ouvrir de plus en plus à l’extérieur – serait dans une forme de réconciliation avec la fenêtre albertienne. Autrement dit, dans sa volonté d’une ouverture maitrisée, voire ritualisée avec l’extérieur, il se pourrait que la fenêtre kahnienne - enrichie dans un certain sens par les nouveaux paradigmes du Mouvement moderne – se révèle


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La fenêtre albertienne à l’épreuve de la modernité

être proche de la fenêtre albertienne. Il s’agira alors, au cours de ce mémoire, de comprendre ce que représente la fenêtre albertienne, et de montrer en quoi le Mouvement moderne remet en question ce modèle. Puis, nous devrons parvenir à caractériser la fenêtre kahnienne, afin de la mettre en relation avec la fenêtre albertienne. Alors seulement, nous serons en mesure d’apporter une réponse à la problématique suivante : Peut-on envisager la fenêtre kahnienne comme héritière moderne de la fenêtre albertienne ? En fait, l’objectif sera de comprendre si des thématiques communes sont partagées entre les diverses fenêtre qui seront soumises à notre étude. Aussi, afin d’être le plus pertinent possible sur ces « thématiques », nous allons orienter notre recherche selon quatre critères d’analyse. Ces critères sont définis afin de pouvoir aborder toutes les questions que suscite l’étude de la fenêtre : relation à l’extérieur, rapport avec l’Homme, rôle joué dans l’architecture, etc… Ces critères, représentés chacun par une sous-partie dans chaque chapitre, nous permettrons de diriger notre démonstration. Les voici énoncés ci-dessous : STATUT DE LA FENETRE : ce premier critère permet d’identifier quelle définition est donnée à la fenêtre. Autrement dit, comment est-elle considérée dans l’architecture étudiée ? IMPLICATION DU SUJET : ce deuxième critère vise à mettre en avant la relation qu’entretien l’individu avec la fenêtre. Quelle est son implication envers cette dernière ? RAPPORT AVEC L’EXTERIEUR : le troisième critère a pour but de qualifier le rapport à l’extérieur permis par la fenêtre. Quelle relation la fenêtre permet-elle d’entretenir avec le dehors ? CONDITION DU SUJET : enfin, ce quatrième critère va nous permettre de déterminer la situation dans laquelle se trouve l’individu par rapport à la fenêtre. Qu’est-ce que la fenêtre est en mesure de produire sur la situation de l’individu vis-à-vis de l’extérieur ? La démonstration se fera en trois temps, trois chapitres, qui nous permettrons d’aborder la fenêtre albertienne, le mouvement moderne, et enfin la fenêtre kahnienne. Il s’agira d’articuler ces trois parties autour de nos critères d’analyse. Chacune des sous-parties de chapitre abordera un critère particulièrement, sur lequel il s’agira de tirer une conclusion. De plus, chaque chapitre comportera une introduction et une conclusion, permettant de clarifier l’argumentation. L’enjeu du premier chapitre sera de mettre en place le modèle de fenêtre albertienne, selon les quatre critères d’analyse. Il s’agira donc d’établir la base du mémoire puisque nous devrons par la suite être en mesure de comparer d’autres dispositifs d’ouverture, en utilisant ces mêmes critères. Ce chapitre s’appuiera notamment sur l’ouvrage Fenêtre, chroniques du regard et de l’intime. Nous ferons en sorte également de mettre en avant les limites de ce modèle. Ensuite, le deuxième chapitre cherchera à montrer en quoi le Mouvement moderne va profondément remettre en question ce modèle de fenêtre albertienne. Nous ne chercherons pas


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ici à caractériser une fenêtre moderne mais bien à mettre en avant la manière dont les architectes ont approché la question de la fenêtre, en utilisant pour cela nos quatre critères d’analyse. Il s’agira ici de montrer dans quel mesure nous pouvons considérer que la fenêtre albertienne est mise à l’épreuve mais aussi de montrer que le Mouvement moderne a permis de mettre en avant de nouvelles manière de s’ouvrir à l’extérieur, de penser la relation au paysage et surtout de reconsidérer la place de l’individu. Finalement, le troisième chapitre nous permettra de mettre en avant le travail de Louis Kahn. Nous chercherons ici à mettre en relation sa manière de produire l’architecture avec les critères de caractérisation d’une fenêtre. Car, comme nous avions commencé en définissant la fenêtre albertienne, nous chercherons à caractériser la fenêtre kahnienne. Ainsi, nous serons en mesure d’affirmer s’il est possible d’envisager cette fenêtre kahnienne comme héritière moderne de la fenêtre albertienne. Nous terminerons en cherchant à montrer si cette fenêtre kahnienne a su perdurer, et s’il est possible d’en saisir aujourd’hui certaines composantes majeures. En réalité, nous chercherons à étudier le comportement de la fenêtre albertienne, depuis sa naissance à la Renaissance jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, la démonstration ne s’arrêtera pas à la fin du mouvement moderne ; mais, cherchera à placer l’ensemble de la réflexion dans une vision plus contemporaine.


Caspar David Friedrich - Blick aus dem Atelier des KĂźnstlers 1805


Chapitre 1

Chapitre 1 _Caractérisation de la fenêtre albertienne, selon l’hypothèse de Gérard Wajcman.

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La fenêtre albertienne à l’épreuve de la modernité

introduction au chapitre Dans ce premier chapitre, nous tâcherons de définir ce que l’on entend par fenêtre. Cet exercice semblant simple se révèle en réalité assez complexe puisque diverses définitions peuvent être considérées. Bien évidemment la fenêtre en architecture est une réelle composante de cette discipline mais il est possible de considérer d’autres disciplines qui mettent en avant cette fenêtre. Plus généralement, Karolina Katsika, dans l’introduction de l’ouvrage Dedans Dehors, approche pluridisciplinaire de la fenêtre, la définit comme « figure majeure de la dialectique du dedans et du dehors »1 , apparaissant comme « un espace de fracture entre le familier et l’étranger ». Effectivement, il est vrai que l’objet fenêtre renvoie à un dialogue, une tension, entre un ici et un là-bas. C’est en quelque sorte un outil qui permet d’entretenir un lien plus ou moins étroit entre deux univers, le plus souvent d’un intérieur, vers un extérieur. En général, ce terme de fenêtre renvoie à l’ouverture, non à l’enferment, puisqu’elle apparait comme le moyen d’accéder à un ailleurs, « lié à la contemplation et la rêverie », comme le dit Neumeyer Fritz2. Plus généralement, si l’on s’intéresse à la littérature, on réalise que la fenêtre peut assez vite acquérir un statut important, élément déclencheur d’interaction, support de récits… « La nature particulière de l’état d’inspiration dans lequel je vais maintenant me coucher – moi, le plus heureux ou le plus malheureux des hommes -, à deux heures du matin…réside en ceci que je puis tout, et pas seulement en fonction d’un travail déterminé. Que j’écrive une phrase sans choisir, par exemple : « Il regardait par la fenêtre », et elle est déjà parfaite. » écrit Franz Kafka 3. « Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie. »4 énonce le poète Baudelaire au début de son poème intitulé Les Fenêtres. Cette dernière citation met en avant le caractère réversible de la fenêtre, à savoir sa capacité à voir mais aussi à être vu. C’est d’ailleurs sur ce principe-là que le cinéaste Alfred Hitchcock base son film Fenêtre sur cour. Ces quelques références – au-delà de mettre en avant le fait que la fenêtre est un outil plaçant l’individu dans une situation particulière vis-à-vis d’un extérieur – semblent nous dire qu’une fenêtre, c’est fait pour voir. Mais depuis quand exactement regarde-t-on par la fenêtre ? C‘est en tout cas la question que se pose le psychanalyste Gérard Wajcman dans son ouvrage Fenêtre, chroniques du regard et de l’intime. Car, si avant tout la fenêtre se doit de répondre à des besoins essentiels – renouvellement de l’air, apport de lumière – il ne semble pas si évident de dire que l’on a toujours fait des fenêtres pour voir. Selon ce même ouvrage, ce serait Alberti, suite à une célèbre citation de l’ouvrage De Pictura, qui aurait fait de la fenêtre un dispositif pour la vue : « D’abord j’inscris sur la surface à peindre un quadrilatère à angles droits aussi grand qu’il me plaît, qui est pour moi en vérité comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée »5. A propos de cette citation, et en accord avec les propos de Gérard Wajcman, Patricia Limido nous dit la chose suivante : « Ainsi, et paradoxalement, c’est le tableau lui-même, en tant que lieu de représentation es choses visibles ou des choses qui se présentent à la vue, qui permet de penser et de fonder métaphoriquement la fenêtre comme instrument de vision. »6. Ainsi donc, cette nouvelle fenêtre, devenant instrument de vision, telle que nous pouvons la concevoir nota : Les notes de bas de page sont regroupées à la fin du chapitre 1 : p.37


Chapitre 1

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aujourd’hui, viendrait de cette fenêtre, la fenêtre albertienne. Il s’agira alors dans ce premier chapitre de faire en sorte de comprendre ce concept de fenêtre albertienne et d’en saisir tous les aboutissants, en nous appuyant sur la définition qu’en fait Gérard Wajcman. Pour parvenir à caractériser cette fenêtre, nous nous appuierons sur nos quatre critères d’analyse énoncés dans l’introduction à savoir : le statut de la fenêtre, l’implication du sujet, le rapport entretenu avec l’extérieur, et enfin la condition du sujet que la fenêtre permet.


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La fenêtre albertienne à l’épreuve de la modernité

Fenêtre, Chroniques du regard et de l’intime, Gérard wajcman, 2004

« Quel gaspillage d’énergie, quelle dépense pour aérer, chauffer, éclairer... Lorsqu’il suffit d’une fenêtre ! »7


Chapitre 1

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1.1 Définir la fenêtre Mais commençons tout de même par tenter de définir ce qu’est une fenêtre. Avant même d’associer ce terme à une quelconque discipline, il serait pertinent d’en étudier l’étymologie. L’étude seule du terme français nous amène déjà à tirer certaines conclusions. « Fenêtre » vient de l’ancien français « fenestre », du latin « fenestra », renvoyant à un passage, une ouverture. Sans pour autant nous dire ce pourquoi est fait ce « passage », on comprend que la fenêtre est une rupture, laissant place à une circulation d’éléments. Mais c’est en étudiant l’étymologie du terme anglais « window » que l’on semble en apprendre un peu plus ; ici le terme renvoie à « vindauga », en ancien anglais, où « vindr » pour l’air et « auga », « eye », pour l’œil. En espagnol, « ventana » renvoie au latin « ventus », l’air, le souffle, et le suffixe –ana pour ouverture : littéralement, ventana, c’est « l’ouverture pour faire passer l’air ». Si l’on se penche sur les définitions architecturales de la fenêtre, on réalise qu’elles sont nombreuses et également diverses. Ici il serait plus pertinent de se demander non pas ce qu’est une fenêtre, mais plutôt à quoi sert une fenêtre. L’architecte tessinois Luigi Snozzi utilise une formulation pertinente pour qualifier ce que devrait être, selon lui, une fenêtre : « Quel gaspillage d’énergie, quelle dépense pour aérer, chauffer, éclairer... Lorsqu’il suffit d’une fenêtre ! »7. Il réunit ici en un simple aphorisme le rôle que peut avoir la fenêtre : renouveler l’air des pièces, laisser entrer la lumière du soleil, qui permet l’éclairage mais aussi permet de chauffer l’intérieur. On comprend ainsi ici l’aspect plus technique de la fenêtre, qui se révèle être un véritable sujet architectural, qui se doit de répondre à un certain nombre d’exigences. Ceci est d’autant plus valable de nos jours où bon nombre de normes se doivent d’être appliquées à cet élément. Peter Von Meiss explique que l’on peut même en réalité considérer la fenêtre comme une « vulnérabilité », une « fragilité due à l’interruption de la continuité structurelle du mur », une « sensibilité thermique et faiblesse d’étanchéité »8. Enfin, si l’on se penche sur les propos de Jean-Marie Pérouse de Montclos, la définition architecturale de la fenêtre serait une baie «muni[e] d’une fermeture vitrée et donnant du jour à l’intérieur d’un bâtiment »9. D’ailleurs, lorsque l’on consulte le Dictionnaire général des termes d’architecture qu’a rédigé Daniel Ramée en 1868, la fenêtre y est définie comme une « ouverture pratiquée dans un mur quelconque pour apporter de la lumière dans un lieu »10. Par ailleurs, lorsqu’il rédige son traité d’architecture – De architectura – Vitruve consacre un chapitre aux fenêtres, qu’il nomme alors « lumina fenestrarum valvata ». Il se demande ici « Vers quelles régions du ciel les bâtiments doivent avoir vu pour satisfaire aux besoins et à la salubrité»11. Dans ce chapitre, Vitruve ne fait référence qu’à des questions de luminosité ou bien de température mais à aucun moment il ne semble prendre en compte la « vue » des occupants. En fait, la « vue » dont il parle, c’est la « vue » des bâtiments, autrement dit, la fenêtre ici ne répond qu’à une problématique de salubrité. Mais encore, c’est vers le « ciel » que les bâtiments devraient avoir vue, et non vers la terre, autrement dit, la fenêtre, si elle doit donner à voir quelque chose, c’est le ciel, mais non autre chose… On peut alors estimer que dans ce traité d’architecture, Vitruve résume la fenêtre à un élément donnant la lumière et l’air à l’intérieur d’un bâtiment. Appelons cette fenêtre la fenêtre vitruvienne. Ainsi, si l’on se limite à ces définitions architecturales, on peut constater quelque chose d’étrange. Si la fenêtre est souvent associée à la lumière et à l’air, il ne semble pas établi que la fenêtre est faite pour voir. Gérard Wajcman souligne également cela en allant jusqu’à affirmer


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que « jamais, nulle part, on trouvera la mention d’une « ouverture pour voir » incluse dans une définition architecturale de la fenêtre »12. Il est vrai qu’aujourd’hui un certain nombre de personnes dirait qu’une fenêtre c’est fait « pour voir dehors », mais tout cela ne semble pas si évident. En effet, nous avons même pu constater que dans l’origine et le sens même du mot fenêtre, aucune référence à la vue n’est présente. Nous pourrions considérer que le terme anglais « window », rassemblant « wind » et « auga », « eye », ferait référence à l’œil et donc à la vue ; mais il pourrait tout aussi bien être question ici de l’œil pouvant voir grâce à la lumière transmise par la fenêtre, et non forcément à l’œil voyant par cette fenêtre… Gérard Wajcman fait ici l’hypothèse que finalement la fenêtre pour voir n’est pas un objet d’architecture, mais autre chose » et il poursuit très justement en estimant « [qu’] après tout, si l’air est nécessaire au poumon, il est patent que l’exercice de la vue n’a rien de vital pour l’œil »13. Patricia Limido confirme ces propos en affirmant que la fenêtre « ne sert pas immédiatement à voir ou à regarder au dehors », qu’elle « n’est pas un dispositif optique mais seulement l’organe respiratoire de la maison. »14. Donc, ce que l’on peut retenir, c’est que la fenêtre telle que nous la connaissons, celle qui semble après tout bien vouloir nous montrer ce qui se passe au dehors, n’a pas toujours existé. En réalité, cela va plus loin, la fenêtre, jusqu’à une période très tardive, n’aurait pas pris en compte la dimension du regard dans sa mise en forme… Bien évidemment, il est vrai que des ouvertures pour voir au dehors ont toujours été conçues (belvédère, ouverture pour guetter des ennemis…). Nous parlons ici de la fenêtre domestique, celle qui est liée au quotidien, celle derrière laquelle on habite. Mais alors quand et comment va s’opérer cette transition de la fenêtre vitruvienne vers la fenêtre albertienne ? Critère n°1, STATUT DE LA FENETRE : La fenêtre, telle que nous la définissons ici, peut-être assimilée à une ouverture, un percement, que l’on identifie sans peine, et qui permet de filtrer la lumière, l’air. Aussi, par cette capacité à être identifiée distinctement, elle possède un statut d’élément.


Chapitre 1

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Jean Wauquelin, Le banquet des voeux du Paon, 1448

Enluminure représenant le banquet des voeux du Paon, il s’agit à l’origine d’un poème datant de 1315


Chapitre 1

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1.2 L’hypothèse de Gérard Wajcman Ainsi donc, si l’on s’en tient à ce que nous avons énoncé précédemment, la fenêtre serait à l’origine disjointe du regard. Il semblerait alors intéressant de savoir quand va avoir lieu cette transition, cette « révolution visuelle », « prise de pouvoir par le regard », qu’annonce Gérard Wajcman15. Si l’on se penche sur les travaux des peintres, nous pouvons par exemple étudier la manière de représenter un espace clos intérieur, mettant en scène un ou plusieurs individus dans cet espace. Nous pouvons ici évoquer la représentation du Banquet des vœux du paon, de Jean Wauquelin. Cette représentation, datée du XVe siècle, nous montre une scène de banquet qui met en avant plusieurs personnages, réunis dans une grande salle. Mais si l’on s’intéresse aux ouvertures, on réalise qu’elles sont situées bien en hauteur vis-à-vis des personnages et on imagine difficilement pouvoir regarder au dehors ; de plus, le remplissage de ces fenêtres semble être fait d’un assemblage de petits éléments de verre, comme l’aurait fait un vitrail, ce qui ne favorise pas une vue vers l’extérieur. Le Songe de sainte Ursule pourrait ici être cité également puisqu’il représente pour G.Wajcman « un précieux document historique sur les fenêtre à Venise au quattrocento » mais aussi « une apologie picturale des fenêtres […] mais avant la révolution visuelle que j’annonce » 16 . Sur ce tableau, on remarque tout d’abord une chose : une fois de plus, les fenêtres sont situées dans la partie supérieure du mur, et donc difficilement associées à la vue. De plus, leur partie basse semble masquée par un élément en bois, sorte de filtre permettant certainement d’atténuer l’entrée de l’air dans la pièce. Enfin, comme dernier élément, c’est la présence des plantes qui nous surprend puisqu’elles semblent être placées là pour bénéficier d’un éclairement maximal, ce qui nous rappelle un des caractères fondateur que se doit de remplir une fenêtre, à savoir apporter de la lumière. Si l’on se réfère aux propos de Gérard Wajcman, c’est à cette période, celle de la Renaissance, et plus précisément dans la première moitié du XVe siècle, que la fenêtre va acquérir un statut nouveau. Tout commence selon lui par cette célèbre citation : « D’abord j’inscris sur la surface à peindre un quadrilatère à angles droits aussi grand qu’il me plaît, qui est pour moi en vérité comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée »17. Voici ce qu’annonce Leon Battista Alberti dans son traité de peinture intitulé De Pictura. Une première lecture de cette citation pourrait être de considérer qu’Alberti, également architecte, nous indique que faire un tableau, c’est faire une fenêtre. On pourrait en déduire que les tableaux devraient être faits comme des fenêtres, puisqu’on lit clairement que le premier acte du peintre serait de délimiter un quadrilatère sur la surface, qui serait « comme une fenêtre ouverte ». Ce qui serait nouveau ici, ce serait donc la forme du tableau, qui rappellerait celle d’une fenêtre, ouverte, comme premier geste essentiel au peintre. Ce qui sous-entendrait alors que la fenêtre aurait déjà cette forme de quadrilatère, et aurait déjà cette capacité à ouvrir sur quelque chose, sous-entendu, la fenêtre aurait déjà la capacité de « faire voir » quelque chose. Mais cela nous place face à une contradiction puisque plus haut nous parlions du Songe de Sainte Ursule, où l’on aperçoit des fenêtres ayant une forme arrondie sur le dessus, et ne permettant pas la vue sur quoi que ce soit. Aussi, si l’on prend en considération la qualité d’architecte d’Alberti, pourrions-nous constater quelle est sa manière de penser la fenêtre, en tant qu’architecte et non de peintre. Prenons par exemple le palais Rucellai, palais florentin réalisé par Alberti entre 1446 et 1450. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont placées à environ 4m du sol,


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elles sont d’ailleurs renforcées par des barreaux de fer. Cela peut être considéré comme faisant partie de l’aspect « défensif » qui était alors courant dans la réalisation de ce type de palais. Mais à l’étage, le piano nobile, une situation presque similaire est remarquable. Outre la taille ici plus grande des ouvertures, elles sont placées à une certaine hauteur du sol (voir coupe ci-contre, hauteur de la fenêtre par rapport à la porte dans la poèce). Ainsi, il est simplement possible de regarder droit devant soi ou, en réalité, le ciel…La forme de ces fenêtre, d’ailleurs, n’est pas carrée, ni même rectangulaire, mais possède encore cet arc caractéristique sur la partie haute. On s’aperçoit très bien en coupe de la difficulté de pouvoir voir au-dehors depuis l’intérieur de ce palais. Ces fenêtres, donc, semblent plutôt répondre à une définition vitruvienne : «Vers quelles régions du ciel les bâtiments doivent avoir vue pour satisfaire aux besoins et à la salubrité »18. De plus, si l’on s’intéresse aux écrits architecturaux d’Alberti, nous constatons qu’à propos des lieux de culte, il écrit que « les fenêtres […] devraient être petites et hautes de façon à ne voir à travers rien d’autre que le ciel. »19. Nous voici donc bien face à une contradiction. D’un côté, Alberti fait l’éloge de la fenêtre qui permet d’apporter la dimension du regard, et, d’un autre côté, il affirmerait que les fenêtres seraient faites justement pour ne pas voir : « Comme si, pour finir, Alberti devait être l’architecte pour lequel la fenêtre était la chose la moins « visuelle » qui soit. »20. Ainsi, ce n’est pas Alberti architecte qui serait à l’origine de la dimension visuelle de la fenêtre mais bien Alberti peintre. Donc, ce serait la fenêtre qui ressemble à un tableau, et non l’inverse. « Arracher en somme la fenêtre à l’air et à la lumière pour la donner à l’œil, lui donner l’œil pour complément unique – ce que je nommai le mariage du cadre et du regard : ce geste serait le geste même de la peinture. »21. C’est ici ce qu’il nous faut retenir dans la démonstration de G. Wajcman. Autrement dit, c’est Alberti qui, dans son traité de peinture, donne à la fenêtre un nouveau statut, une fenêtre « enfin servante du désir de l’œil », une fenêtre pensée comme « objet du regard »22. Dans son ouvrage L’instauration du tableau, Victor Stoichita va dans ce sens en affirmant que « par la fenêtre on regarde », et que c’est justement « depuis Alberti » que la fenêtre « joue le rôle de métaphore du tableau »23. Enfin, les propos tenus par Patricia Limido finissent de mettre en place ce que nous appellerons fenêtre albertienne, puisqu’elle énonce que c’est « le tableau lui-même, en tant que lieu de représentation des choses visibles […] qui permet de penser et de fonder métaphoriquement la fenêtre comme instrument de vision »24. Enfin, nous pouvons formuler l’hypothèse que met en avant G. Wajcman, à savoir que « les fenêtres des maisons ne sont pas en elles-mêmes, par elles-mêmes, naturellement, de toujours semblables à des tableaux », mais « qu’elles sont devenues semblables à celle qu’Alberti décrit en peinture, et, surtout, qu’elles le seraient devenues […] grâce à la peinture. »25. Nous faisons alors ici d’Alberti, l’inventeur d’une fenêtre nouvelle, celle qui aura su concilier œil et fenêtre, la fenêtre du peintre, fenêtre-tableau. Et c’est précisément cette fenêtre-ci qui va nous intéresser, que l’on nommera fenêtre albertienne. Critère n°2, IMPLICATION DU SUJET : Le sujet, qui semblait alors complètement ignoré dans notre première approche de la fenêtre, se voit obtenir une dimension toute nouvelle, celle du regard. Alors que la fenêtre et la vue semblaient deux entités disjointes, les voilà réunies dans notre définition de la fenêtre albertienne. C’est alors que l’individu regardant acquiert le statut d’observateur, de spectateur.


Chapitre 1

Vittore Carpaccio, Le songe se Sainte-Ursule, 1495

Coupe et Êlevation mettant en avant les ouvertures du palais Rucellai, de Alberti, bâti en 1446

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Jan Van Eyck, La vierge du chancelier Rolin, 1435

Ici l’arrière plan commence à prendre autant d’importance que les personnages au premier plan. La nature, au dehors, entre peu à peu dans une forme de cadre. Elle est alors contemplée autant que la scène qui se déroule au premier plan.


Chapitre 1

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1.3 Le paysage, c’est la nature et un cadre Désormais, nous avons su définir comment s’est traduite la transition de la fenêtre vitruvienne vers la fenêtre albertienne, la révolution majeure étant la prise en compte de l’œil dans le dessin de la fenêtre. Mais, si cela peut nous sembler simple et évident – car aujourd’hui considérer la fenêtre comme un moyen de regarder au-dehors nous semble banal – en réalité, le simple fait d’avoir ajouté la dimension du regard à la fenêtre va modifier considérablement notre rapport à l’extérieur et notre rapport à l’autre. En effet, la fenêtre n’est alors plus perçue comme un simple dispositif rendant l’intérieur plus agréable, vivable, en lui assurant des fonctions d’éclairage et de renouvellement de l’air, mais elle est perçue comme un moyen d’être connecté visuellement à l’extérieur, à un ailleurs, au dehors. Or, c’est justement pendant la Renaissance, que l’on assiste, selon Anne Cauquelin, en Europe, à une « naissance conjointe du paysage et de la peinture »26. En effet, le cadre du tableau, tout comme celui de la fenêtre, vient découper un espace de visibilité. C’est précisément cette notion de cadre qui importe ici, et qui est à la base de notre analogie entre tableau et fenêtre. Comme l’affirme Anne Cauquelin, le paysage est partout, infini, et le cadre vient tout à coup interrompre et définir l’espace du visible, alors que le reste, masqué par les bords du cadre, se poursuit mais n’est plus visible. C’est justement ce hors-cadre qui devient « [l’] élément constitutif, [la] condition nécessaire »27 au paysage. Autrement dit, dès lors que l’on cadre le visible, on peut s’en saisir, le maîtriser, puisqu’on lui en donne des limites : les bords du cadre. Anne Cauquelin va d’ailleurs jusqu’à considérer la fenêtre comme « l’outil paysager par excellence, l’instrument parfait de sa possibilité même »28. Patricia Limido affirme que « le texte d’Alberti procède à une triple fondation : celle du tableau, celle de la fenêtre et celle du paysage »29. Ce fragment de nature, espace visible, découpé par le cadre, ferait paysage. Ainsi, cette fenêtre nouvelle, que l’on appellera aussi veduta, propose en réalité une prise de possession de l’œil sur l’extérieur, donnant naissance au paysage. Gérard Wajcman affirme à ce sujet que la « veduta, carré de nature vu de la ville, c’est la nature produite par la pensée humaine. C’est ce qu’on nomme le paysage. »30. Mais il écrit aussi : la « fenêtre est le lieu du paysage. Le paysage a lieu dans la fenêtre »31. On serait donc en train d’assister à une véritable métamorphose d’un dehors, en paysage, et, grâce au simple fait de pouvoir regarder ce dehors, on prend du même coup une distance avec ce dernier. Gérard Wajcman ajoute à cela que c’est en fait la nature, le pays, qui devient paysage, car « le véritable agent, l’opérateur magique de la métamorphose, c’est la fenêtre. Non toute fenêtre, non la fenêtre en général, pas n’importe quelle fenêtre : très exactement la fenêtre du concept de fenêtre, tel qu’Alberti l’élabore dans sa théorie du tableau »32. Ainsi donc, la fenêtre albertienne donne naissance au paysage. Nous pourrions également estimer que c’est le travail des peintres flamands qui aurait amené à considérer la nature comme paysage (Van Eyck, Patinir, Paul Bril…). En effet, on retrouve chez ces peintres une manière nouvelle de représenter le dehors ; il ne s’agit plus forcément ici de représenter des individus mais de les inclure dans une composition plus globale, ouvrant sur l’extérieur, mettant littéralement en scène la nature, en lui révélant un caractère attractif et maîtrisé. Toutefois, à ce sujet, Patricia Limido dit avec justesse que l’on « peut à tout le moins retenir la concordance historique », et « le fait essentiel que soudain le monde environnant naturel se découpe en paysages, se fractionne en visions, se cadre en scènes visibles »33.


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Ce phénomène de mise à distance que produit le cadre, Victor Stoichita l’énonce très bien dans son ouvrage L’instauration du tableau. Il insiste sur le fait que le cadre a en réalité cette capacité de mettre à distance, d’instaurer une coupure, et à ce moment-là le paysage se crée. D’ailleurs, si l’on retient les propos du peintre Paul Cézanne, « ce qui fait le peintre c’est la distance », une profonde analogie est ici mise en évidence : le cadre du tableau, aussi bien que celui de la fenêtre, a la capacité de prendre possession d’un fragment de nature pour le soumettre au regard. La nature obtient donc une valeur nouvelle, une valeur en tant que visible. Autrement dit, l’entrée de la nature dans le cadre, c’est le paysage. Plus précisément, la prise en compte de l’œil dans l’élaboration de ce cadre, donnant ainsi au spectateur un nouveau statut, c’est ce qui fait paysage. Le spectateur jouit alors d’une position nouvelle, d’où il peut observer, et du même coup prendre possession de cette nature, qui devient paysage. Les mots de Gérard Wajcman semblent alors d’autant plus justes lorsqu’il parle d’une « prise de pouvoir par le regard ».

Critère n°3, RAPPORT A L’EXTERIEUR : Nous avons pu constater ici que par l’implication de l’individu dans la fenêtre, sa perception de l’extérieur est perturbée. Tout à coup il lui est possible de donner des limites à ce qu’il voit. Ce qui était nommé nature, à travers le cadre de la fenêtre, devient paysage.

«Je suggère que nos fenêtres ont changé réellement, et qu’elles sont devenues comparables à un tableau par l’effet de la peinture. En un mot : ce sont nos fenêtres qui ressemblent à des tableaux, et non l’inverse» Gérard Wajcman


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Johannes Vermeer, Vue de Delft, 1660

Johachim Patinir, Repos vers la fuite en ĂŠgypte, 1515

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Edward Hopper, Early Sunday Morning, 1930

Vilhelm Hammershoi, The tall window

Johannes Vermeer, La liseuse à la fenêtre


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1.4 Naissance de l’intime Ainsi donc, la fenêtre albertienne offre à l’individu la dimension du regard, le plaçant dans une situation particulière vis-à-vis de l’extérieur. Nous avons pu d’ailleurs employer le terme de « spectateur » afin de qualifier cette nouvelle situation. Gérard Wajcman parle alors du spectateur comme celui qui « peut regarder »34. En offrant ainsi à l’individu la dimension du regard, nous avons dans un premier temps constaté la possibilité du paysage, car la fenêtre offre un moyen de prendre possession de la nature, par le regard : « L’homme à la fenêtre, c’est l’homme non plus vu mais voyant. Il contemple un monde qu’il découvre et s’approprie par les yeux. Là où l’invisible venait le regarder par la fenêtre, il domine le monde visible en spectateur maître. »35. Ainsi donc, l’homme désormais, depuis l’intérieur, prend connaissance du monde qui l’entoure. Mais, de la même manière que l’on a précédemment défini le paysage grâce justement à la possibilité du « hors-cadre », nous pouvons désormais définir l’intérieur de la même manière : ce que l’on ne peut pas voir depuis l’extérieur. Car si l’individu a la possibilité de voir vers l’extérieur, c’est également qu’il peut être regardé depuis ce même extérieur. L’architecte contemporain Peter Zumthor exprime d’ailleurs très bien d’un point de vue d’architecte, ce que veut dire s’ouvrir à l’extérieur : « quand je réalise des bâtiments, j’aime me poser ces questions : qu’est-ce que j’ai envie de voir quand je suis à l’intérieur ? Et qu’est-ce que je veux que les gens voient de moi ? »36. Ainsi donc, s’ouvrir à l’extérieur, c’est s’ouvrir à l’Autre. Le peintre américain Edward Hopper met en scène dans un certain nombre de ses tableaux un sujet placé à proximité d’une fenêtre. Dans Early Sunday Morning, on voit une femme à sa fenêtre, qui semble regarder dans la rue. Le spectateur est placé dans la vision d’un passant qui observe cette femme en contre-plongée. On discerne l’intérieur de son appartement, et le buste de la femme. De manière générale, dans le travail d’Edward Hopper, la fenêtre a une place tout à fait importante, elle est la source de lumière et présente souvent un cadrage particulier, instaurant une ambiance particulière dans le tableau. A l’inverse, dans certain tableaux de nuit, il utilise la fenêtre comme moyen de percevoir un intérieur éclairé où se déroule une scène particulière qu’il veut mettre en avant, comme un tableau dans le tableau. Il semblerait alors que le simple fait de placer un individu regardant par une fenêtre dans une pièce suffise à conférer à la scène une dimension particulière. Nous revenons ici à l’auteur Kafka qui nous dit qu’une phrase parfaite constituerait à dire « Il regardait par la fenêtre ». A ce sujet, le philosophe Otto Friedrich Bollnow considère que ce n’est pas « une habitude romantique qui pousse l’homme à s’accrocher à la fenêtre » mais que c’est « de son besoin de liberté que naît son lien à la fenêtre »37. Plus haut nous évoquions que dans le travail des peintres, avant la Renaissance plus particulièrement, la fenêtre n’était pas mise en avant en tant qu’élément par lequel on regarde. Alors, il pourrait être intéressant de dater cet instant où le peintre fait le choix de représenter un individu regardant par la fenêtre. Edward Hopper, que nous avons évoqué plus haut, est un peintre du XXe siècle. Si l’on revient en arrière, au début du XVIIe siècle, le peintre Rembrandt (Rembrant Harmenszoon van Rijn) semble prendre en compte la fenêtre dans la composition de certains de ses tableaux. Le philosophe en méditation montre un homme en pleine réflexion, à proximité d’une fenêtre qui dispense un éclairage particulier à la pièce. L’homme ne regarde pas à travers cette dernière mais elle entre toutefois en dialogue avec lui. Ce n’est plus l’Homme qui est représenté, en avant, mais il est représenté dans son environnement.


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Ce tableau pourrait nous rappeler celui de Carpaccio – peintre du XVIe siècle – La vision de Saint-Antoine. Ici, un homme lève les yeux de son travail afin de jeter un regard vers l’extérieur. La fenêtre n’est pas représentée directement sur la toile, mais, on devine sa présence par la lumière qu’elle dispense à la pièce. Plus tardivement, au XVIIe siècle, c’est le peintre Johannes Vermeer qui s’exercera à la représentation d’une personne en lien avec la fenêtre, fenêtre qui donne vie à des scènes du quotidien, comme La liseuse à la fenêtre, L’astronome, ou bien Le géographe. La particularité de ces tableaux est qu’ils servent tout trois à mettre en avant la relation que l’on peut avoir avec un extérieur. Sans être directement représentée, notre fenêtre albertienne est bien là, à hauteur d’œil, un regard vers cette dernière donne des nouvelles du monde, sa lumière éclaire l’espace. Au XVIIIe siècle puis au XIXe siècle, les peintres Caspar Friedrich puis Vilhelm Hammershoi choisissent quant à eux de montrer directement la fenêtre. Elle est alors perçue depuis l’intérieur. Le sujet n’y est plus regardé mais il est regardé regardant. Par exemple, dans Femme à la fenêtre, Friedrich représente une femme, de dos, face à une fenêtre. Ainsi, on ne voit pas son visage, puisque nous regardons dans la direction de la vue. Une particularité de cette fenêtre est qu’elle semble divisée en deux parties, une partie basse, à hauteur d’œil, qui semble cadrer l’extérieur ; plus haut, une partie montre le ciel, qui éclaire l’intérieur de la pièce mais par laquelle on ne peut pas voir. Nous parlions plus haut du peintre Edward Hopper qui représente, dans Early Sunday Morning, une femme vue depuis l’extérieur, en train de regarder par sa fenêtre ; Manet, dans son tableau Le Balcon, nous donne également à voir des sujets regardés en train de regarder. Il apparait même ici que les personnes se mettent en scène à leur fenêtre, comme si ils s’attendaient à être regardés. Ces divers tableaux témoignent d’une volonté de s’approprier la fenêtre, comme moyen d’avoir une connexion privilégiée avec l’extérieur. Et cette fenêtre-ci, c’est justement la fenêtre albertienne. A ce propos, Gérard Wajcman considère que cette relation que l’on entretient avec l’extérieur est déterminante puisqu’elle nous permettrait de caractériser le « chez-soi ». En quelque sorte, la fenêtre permettrait de « Constituer l’espace de l’intime, du sujet caché, séparé, donc libéré. », mais aussi de « Constituer l’espace de la puissance du regard », une fenêtre « fermée sur l’intime et ouverte sur l’Autre. »38. Ainsi, le sujet n’est plus caché, à l’abri d’un « dehors » qui est « chez l’Autre ». La fenêtre vient rompre cette barrière de visibilité et autorise la rencontre avec l’Autre, depuis le chez-soi. Ainsi « L’ombre et le caché sont plus que des moyens de protéger l’intimité du sujet, ils sont les conditions même d’existence de l’intime, et la condition du sujet. »39. Pourtant, si l’on cherche à définir ce que pourrait être l’intime, nous aurions tendance à dire que c’est précisément l’endroit où l’on se sent en sécurité. Un endroit où l’on se retire du monde, un endroit depuis lequel on ne peut être vu. D’ailleurs, si l’on s’intéresse à l’étymologie du terme intime, on s’aperçoit qu’il vient du latin « intimus » qui est le superlatif de « intus » : « dedans ». On retrouve alors une liaison forte entre les termes « intime » et « intérieur », les deux renvoyant à une notion du dedans, et donc par définition, opposée au dehors. Mais, ce qui vient contredire cela, c’est que l’intime est justement permis car il y a la possibilité d’avoir une connexion visuelle avec l’extérieur. « En ce sens, l’intime est un lieu du monde en exclusion interne au monde, hors du monde dans le monde. En quoi l’intime se coud étroitement au dehors. La couture, c’est la fenêtre. »40. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que de cette possibilité de voir au dehors, naît l’intime. En effet, le caché devient une valeur positive. Avant, on parlait d’invisible, puisqu’à aucun moment il était possible de discerner l’intérieur par une fenêtre. La différence entre « invisible » et « caché », c’est ce qu’il nous faut comprendre afin


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d’affirmer que la fenêtre albertienne, qui ajoute la dimension du regard à la simple fenêtre, donne naissance à l’intime. Critère n°4, CONDITION DU SUJET : Le sujet, jusqu’à présent dans un rapport d’exclusion avec l’extérieur, le dehors, se voit tout à coup accordé la possibilité d’entrevoir ce dehors, chez l’Autre. Cette position nouvelle, de regardant, le conforte dans sa situation d’intériorité. La possibilité de s’ouvrir renforce l’attrait que représente le caché. Si bien que cette situation, rendue possible par la fenêtre albertienne, donne naissance à ce que l’on appelle l’intime.

Gustave Caillebotte, Jeune homme à la fenêtre, 1875


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La fenêtre albertienne à l’épreuve de la modernité

Conclusion du chapitre En nous appuyant sur la démonstration donnée par le psychanalyste Gérard Wajcman dans son ouvrage Fenêtre, chronique du regard et de l’intime, nous sommes parvenus à caractériser la fenêtre albertienne. Aussi, nous avons réussi à dégager un certain nombre de caractéristiques à propos de cette dernière. Par la suite, ce modèle de fenêtre constituera en quelque sorte notre définition de la fenêtre. En effet, nous avons pu nous apercevoir de la difficulté de donner une définition de la fenêtre, car bien entendu, elle reste un élément d’architecture, mais comme nous le rappelle bien l’ouvrage Dedans dehors, approche pluridisciplinaire de la fenêtre, nous avons pu mettre en avant la capacité de la fenêtre à ne pas seulement appartenir à l’architecture. Et c’est justement cela qui fait sa richesse. En effet, comme nous l’avons vu, c’est par l’entrée de la peinture, et plus particulièrement les propos d’Alberti peintre, et non d’Alberti architecte, que la dimension du regard s’est ajoutée à la fenêtre. Et d’ailleurs, Gérard Wajcman nous démontre de manière remarquable comment la dimension de la vue, va, à la période de la Renaissance, prendre une place déterminante. Cet auteur n’est pas architecte mais psychanalyste, et pourtant ses propos font directement écho à l’architecture. Mais revenons sur notre définition de fenêtre albertienne. L’analogie que nous avons pu en faire avec le tableau fait donc de l’individu regardant un spectateur. Par ce point de vue inédit qui lui est offert, il est en mesure de se saisir de ce qu’il voit, le cadre lui impose des limites. Mais cette posture lui permet également d’être vu depuis cet extérieur, et encore de voir sans être vu. La fenêtre devient un moyen de caractériser l’espace, le caché, le non-caché. Ainsi, l’habitant prend conscience de l’intériorité qu’offre son logement. Ainsi, depuis sa fenêtre, il se lie au monde extérieur, tout en ayant conscience de sa situation d’intériorité, le chez-soi. C’est donc cela que l’on nommera l’intime. L’intime ne constitue alors pas l’instant où l’on se coupe de tout, pour se retrouver dans une cellule aveugle, éloignée du monde. L’intime c’est cet instant unique où, seul, on se lie aux autres. Or, ce n’est pas n’importe quelle fenêtre qui parvient à créer cet intime dont on parle, c’est précisément la fenêtre albertienne. Nous pourrions conclure en nous interrogeant sur les éventuelles limites de cette fenêtre albertienne. En effet, si l’on se concentre sur notre définition, la fenêtre semble en fait résumer l’individu à un point de vue, à un spectateur observant. Patricia Limido s’attache justement à déterminer quelles sont les réelles conséquences d’un tel dispositif. Elle se demande en fait si la fenêtre albertienne n’a pas « transformé le paysage vivant en spectacle pétrifié, voire en décor »41, risquant d’en faire « un spectacle figé pour un point de vue souverain »42. Ainsi, du fait de sa profonde analogie avec le tableau, la fenêtre albertienne pourrait limiter l’investissement de l’individu à sa seule capacité de regarder. A ce sujet, Gérard Wajcman précise le fait que ce « tableau-fenêtre albertien […] réclame un œil immobile », son origine européenne, et plus précisément italienne, fait que c’est l’outil le plus adapté pour « dominer d’un regard le flot des collines toscanes ». A l’inverse, il considère que l’espace américain, lui, du fait de sa grandeur, ne peut être apprécié que part une certaine mise en mouvement, où « la voiture, avec son pare-brise horizontal », « le cadre animé du cinéma, fenêtre mouvante d’un art animé » constituent selon lui « des instruments bien mieux appropriés pour penser le paysage américain », car « l’œil immobile d’un homme » ne peut rien « face à l’immensité du Grand Canyon »43. Une évolution à notre modèle de fenêtre albertienne serait alors, en réaction à ce point de vue figé qu’elle impose, une prise en compte du mouvement.


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Patricia Limido, elle, choisit d’évoquer la manière dont on pense les paysages dans la culture asiatique qui « ignore justement la perspective et la fenêtre ». De même, à l’inverse de nos tableaux dont on trace les quatre côtés distinctement, les paysages chinois par exemple « sont d’abord dessinés sur des rouleaux dont le déroulement reproduit analogiquement le déroulé du chemin et de la marche dans la montagne. Par suite le paysage lui-même se définit non pas dans la composition optique des points de vue mais plutôt dans la consistance ou la cohésion de ses éléments mis en tension »44. Ainsi, ce n’est pas dans un œil figé que réside le paysage mais ici « Le paysage ne s’aborde que dans l’activité, la marche, le parcourant et l’explorant d’un bout à l’autre, l’arpentant jusqu’à l’épuisement… C’est en gravissant-descendant qu’on entre dans le paysage ; c’est en le traversant de part en part qu’on le déploie » affirme François Jullien45. Ainsi, « faut-il voir dans le contraste de la fenêtre et de la route, deux sens antinomiques du paysage, parallèlement à deux conceptions du sujet et du monde, à l’instar de celles de l’Orient et de l’Occident ? » comme s’interroge Patricia Limido. Autrement dit, peut-on réconcilier paysage et mouvement ? Si le paysage semble demander à ce qu’on l’apprécie dans le mouvement, « le visible et le mobile sont-ils radicalement inconciliables ? »46. Cela sous-entendrait que la fenêtre albertienne se fasse « le substitut de la porte qui conduit au dehors, ou du chemin qui le parcourt », « le tableau de paysage doit être comme le récit de voyage, une invitation à traverser le monde, à explorer les chemins, ouvrir les espaces. »47. Enfin nous pouvons conclure sur les quatre critères que nous avons mis en avant dans les quatre dernières sous-parties de ce chapitre. Au sujet du statut de la fenêtre, nous sommes parvenus à définir la fenêtre albertienne comme ayant le statut d’objet. C’est un élément architectural, un percement ayant une dimension particulière. Et surtout, cette ouverture a des limites bien distinctes, un cadre. Ensuite, nous avons pu remarquer qu’au-delà de la fenêtre vitruvienne, la révolution apportée par la fenêtre albertienne, c’est réellement l’implication du regard dans la fenêtre, faisant du sujet un observateur, un spectateur. Puis, nous avons vu que la fenêtre albertienne met en avant une nouvelle manière de percevoir l’extérieur, qu’elle devient même un outil privilégié, un cadre à travers lequel on regarde, et qui fait de la nature un paysage. Et finalement, cette position nouvelle de regardant qu’acquiert l’individu le conforte dans sa situation d’intériorité. La possibilité de s’ouvrir renforce l’attrait que représente le caché. Si bien que cette situation, rendue possible par la fenêtre albertienne, donne naissance à ce que l’on appelle l’intime.

Le Tableau des Cent Coursiers (bǎijùntú), Pékin


Caspar David Friedrich - Blick aus dem Atelier des KĂźnstlers 1805


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Notes du Chapitre 1 1_Katsika, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre, p.10 2_Traduction Anna Zuburchen : NEUMEYER Fritz, Die Augen des Hauses – Das Fenster als architektonische Form, in: Werk, Bauen + Wohnen 9/2007, Zurich, 2007, p. 37 3_Franz Kafka, Journal, cité dans : Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime. 4_Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Michel Lévy frères, 1869, IV. Petits Poèmes en prose, Les Paradis artificiels p. 109-110. 5_Leon Battista Alberti, La peinture, Paris, Seuil, p. 83-85. 6_Patricia Limido dans l’ouvrage de KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre. P.186 7_DISCH, Peter, SNOZZI, Luigi et SIZA, Alvaro (éd.), 1995. Luigi Snozzi: costruzioni e progetti ; buildings and projects 1958 - 1993 8_MEISS, Pierre von, 2014. De la forme au lieu + de la tectonique: une introduction à l’étude de l’architecture, p.15 9_Jean-Marie Pérouse de Montclos, Architecture, méthode et vocabulaire, Editions du Patrimoine, 2000 10_Daniel Ramée, Dictionnaire général des termes d’architecture, 1868 11_Vitruve, De architectura, chapitre : lumina fenestrarum valvata, -25av J-C. 12_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.35 13_Ibid, p.38 14_Patricia Limido dans l’ouvrage de KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre. p.186 15_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.48-49 16_Ibid, p.35 17_Leon Battista Alberti, La peinture, Paris, Seuil, p. 83-85 18_Vitruve, De architectura, chapitre : lumina fenestrarum valvata, -25av J-C. 19_Leon Battista Alberti, De architectura. 20_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.225 21_Ibid, p.227 22_Ibid, p.231 23_Stoichiţă, Victor I., 1999. L’instauration du tableau: métapeinture à l’aube des temps modernes, p.58 24_Patricia Limido dans l’ouvrage de KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre. p.186 25_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.60 26_Cauquelin, Anne, 2013. L’invention du paysage 27_Ibid 28_Ibid 29_Patricia Limido dans l’ouvrage de KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre. p.186 30_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.236 31_Ibid, p.259 32_Ibid, p.238 33_Patricia Limido dans l’ouvrage de KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre. 34_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.418 35_Ibid, p.421 36_Zumthor, Peter, 2008. Atmospheres. 37_Otto Friedrich Bollnow « Tür und Fenster », in Mensch und Raum, 2011, p.127 (traduction Anna Zurbuchen) 38_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.442 39_Ibid, p.440 40_Ibid, p.443 41_Patricia Limido dans l’ouvrage de KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre. p.192 42_Ibid, p.198 43_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.245 44_Patricia Limido dans l’ouvrage de KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre. p.192 45_François Jullien, Vivre de paysage, ou l’impensé de la raison, Paris, Gallimard, 2014, p.55 46_Patricia Limido dans l’ouvrage de KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre. p.194 47_Ibid, p.198


Farnsworth House, Mies Van Der Rohe


Chapitre 2

39

Chapitre 2 _L’hostilité moderniste envers la fenêtre albertienne


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La fenêtre albertienne à l’épreuve de la modernité

introduction au chapitre Comme le souligne Kenneth Frampton dans l’introduction de son ouvrage L’architecture moderne, une histoire critique, la principale difficulté dans l’étude du mouvement moderne réside dans la détermination de la période qui va être soumise à notre étude1. En effet, si nous avions pu précédemment marquer la naissance d’une fenêtre albertienne, en nous basant sur les écrits d’Alberti, nous avions alors pu considérer que c’est durant le XVe siècle que ce modèle de fenêtre a vu le jour. Mais pouvons-nous dater précisément le début du mouvement moderne ? Et surtout, nous sommes face à une question assez complexe : est-il possible de caractériser cette période ? C’est en tout cas ce que nous tenterons de faire au sujet de la fenêtre, en utilisant nos quatre critères d’analyse afin de faire en sorte d’avoir un cheminement de pensée clair pour le lecteur. Au sujet de la difficulté pour nous de caractériser cette nouvelle ère d’architecture, Pierre Von Meiss, dans son livre De la forme au lieu, considère que «la multiplicité des fenêtres n’est qu’un exemple de la pluralité conceptuelle concernant l’architecture en général. L’architecte contemporain à la recherche de paradigmes éprouve d’énormes difficultés devant « l’embarras du choix » entre directions opposées qui coexistent simultanément. »2. Aussi souligne-t-il ici le fait important qu’ici nous ne ferons pas face à une fenêtre, mais bien à des fenêtres. Une des révolutions qui va grandement marquer le mouvement moderne c’est cette volonté de s’ouvrir à l’extérieur, faisant du « droit à la lumière et au soleil une de ses revendication majeure » selon Jean-Pierre de Dantec, cité par Uwe Bernhardt dans son ouvrage Le Corbusier et le projet de la modernité 3. Donc, la lumière serait une des préoccupations majeures des architectes modernes. Mais alors, quel élément, sinon la fenêtre, serait-il pertinent d’étudier au cours de cette nouvelle ère d’architecture ? Rappelons que dans notre première partie, nous avons conclu en disant que notre définition de fenêtre ne ferait pas référence à n’importe quelle fenêtre, mais à la fenêtre albertienne. Cette fenêtre, non plus alors seulement perçue comme un moyen de renouveler l’air et apporter la lumière, possède une dimension supplémentaire. Cette dimension est celle du regard, qui vient enrichir fortement le dispositif de la fenêtre qui devient alors « l’outil paysager par excellence, l’instrument parfait de sa possibilité même »4. Mais, cette fenêtre parvient également à constituer « l’espace de l’intime »5. C’est donc ce modèle de fenêtre – dont nous avions pu déterminer les limites – qui va être considéré dans notre étude du mouvement moderne. Il s’agira alors de comprendre en quoi le mouvement moderne va bouleverser la manière de concevoir l’architecture, et ainsi donc de penser la fenêtre. Nous allons nous interroger sur les conséquences que cela aura sur la fenêtre albertienne. Pour cela, nous nous appuierons sur des écrits théoriques et critiques du mouvement moderne, comme Kenneth Frampton, mais aussi Giovanni Fanelli et Roberto Gargiani dans leur ouvrage Histoire de l’architecture moderne, structure et revêtement, ou bien Uwe Bernhardt, lorsque nous évoquerons le travail de le Corbusier. Il s’agira ici d’analyser la manière dont va se comporter le modèle de fenêtre albertienne durant le mouvement moderne. Pour cela, nous garderons nos quatre critères mis en avant dans les quatre sous-parties du premier chapitre. A savoir : le statut de la fenêtre, l’implication du sujet, le rapport entretenu avec l’extérieur, et enfin la condition du sujet que la fenêtre permet. En utilisant ces quatre critères d’analyse, nous serons en mesure de caractériser non pas une fenêtre moderne, mais plutôt de tirer des conclusions sur la manière dont va évoluer le modèle de fenêtre albertienne. Nous pouvons faire l’hypothèse que ce modèle va être remis en question, ou même peut-être disparaitre. En tout cas, l’exercice sera ici d’arriver à comprendre comment le mouvement moderne va modifier notre modèle, selon nos quatre critères d’analyse. nota : Les notes de bas de page sont regroupées à la fin du chapitre 2 : p.65


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Crystal Palace, Robert Paxton, 1851


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2.1 Vers une dissolution du mur Une révolution majeure que nous pourrions considérer comme évènement déclencheur des nouveaux courants de penser l’architecture à l’époque moderne, c’est la maîtrise de plus en plus avancée de certains matériaux. En effet, dans le courant du XIXe siècle, des progrès considérables sont réalisés dans la rapidité de production de matériaux comme l’acier, le verre, et la fonte. Ces derniers sont alors mobilisés dans l’architecture industrielle, car ils permettent de couvrir des portées de plus en plus conséquentes, mais aussi, grâce à la maîtrise du verre, d’assurer une transparence de plus en plus importante avec l’extérieur. Nous pourrions ici citer le Crystal Palace, comme symbole de cette nouvelle ère d’architecture. Le bâtiment se compose de 300 000 panneaux de verre, préfabriqués et assemblés entre eux. L’architecte Joseph Paxton parvient ici à réaliser l’exploit d’une structure métallique, sorte de gigantesque grille, comblée par de grands panneaux de verre, produisant à l’intérieur une sensation de transparence totale avec l’extérieur. Ce projet bien sûr ne rentre pas dans notre corpus d’étude puisqu’il ne met pas en avant le programme du logement, où l’on serait témoin d’une relation d’un sujet identifié vers l’extérieur. Néanmoins, le Crystal Palace de Paxton marque l’avènement d’une nouvelle ère, où ingénieurs et architectes vont collaborer afin d’ouvrir la voie à la construction d’immeubles modernes et de gratte-ciel. Et c’est précisément dans l’édification de gratte-ciels que l’école de Chicago va opérer la révolution structurelle permettant de passer des bâtiments à murs porteurs vers une construction de type poteau-dalles. Une des conséquences majeures de ce système constructif est que la façade n’est alors plus porteuse. Pierre Von Meiss dit la chose suivante : « L’évidence millénaire se voit remettre en question par de nouveaux moyens de construction : l’acier et le béton armé introduisent le principe de l’ossature qui fait du mur un paravent. »6. En utilisant le terme de « paravent », l’auteur souligne le caractère léger de cette nouvelle façade, qui pourrait être alors modifiée à la guise de l’architecte, et surtout qui pourrait être supprimée, faisant de la façade un écran transparent, ce qu’on nommera mur-rideau. Pierre Von Meiss voit la naissance du mur-rideau comme la conséquence d’un « besoin crucial d’obtenir un maximum de lumière dans les gratteciel et dans les grands magasins », amenant « à une réduction progressive de la dimension des éléments structurels en façade », qui aboutit « à l’ultime conséquence que constitue une enveloppe entièrement vitrée détachée de la structure portante de l’édifice : le mur-rideau. »7. « Cette recherche d’une atténuation de la force des éléments constructifs sur le plan visuel produit un effet de dématérialisation qu’un critique de l’époque, Barr Ferree, a résumé par la formule « House of glass » »8. L’appellation « House of glass » nous rappelle bien évidemment le Crystal Palace, évoqué plus haut. Mais revenons au sujet qui nous concerne, la fenêtre. Quelles vont-être les conséquences de tels bouleversements ? Si l’on en vient à considérer que le mur-rideau permet de transformer le mur entier en « fenêtre », il semble que le modèle de fenêtre albertienne est ici lourdement mis à l’épreuve. Rem Koolhaas associe cette dissolution progressive du mur à une « mort lente de la fenêtre en tant que zone articulée singulière » ; ce que nous avions pu définir comme « un trou percé dans un mur pour sélectionner une vue particulière » devient peu à peu un « écran uniforme enveloppant un bâtiment »9. Manfredo di Robilant poursuit dans le même ouvrage en disant que « la fenêtre a été assimilée à la façade, perdant son autonomie en tant qu’élément », puisqu’il considère que « la fenêtre en tant qu’élément séparé a été niée par ce courant dominant de l’architecture »10 ; il illustre ses propos en citant le travail de le Corbusier sur sa fenêtre en


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bande, mais aussi la façade transparente de Gropius dans le Bauhaus à Dessau, ou encore les murs rideaux de Mies Van Der Rohe aux Etats-Unis. Au sujet de l’évolution de l’enveloppe, il est vrai qu’il semblerait pertinent ici d’évoquer le travail de Le Corbusier, qui lui aussi fait de la lumière une qualité essentielle pour son architecture et mobilise pour cela des moyens architecturaux nouveaux. De manière générale, il semble assez difficile d’arriver à caractériser le travail de Le Corbusier. En effet, on identifie généralement plusieurs périodes dans son œuvre architecturale. Mais ce qui est intéressant chez lui, c’est qu’au cours de nombreux écrits, il met en avant la posture architecturale qu’il souhaite adopter. Et plus particulièrement au sujet de la fenêtre, qui représente selon lui un enjeu majeur dans l’architecture. Il fait d’ailleurs de la fenêtre en bande un des cinq points pour « une architecture nouvelle ». Ainsi donc, selon lui, le pilotis, la façade libre, le toit-terrasse, le plan libre et donc la fenêtre en bandeau représentent ce que devrait être l’architecture du mouvement moderne. Il va d’ailleurs plus loin lorsqu’il annonce qu’en réalité, « L’histoire de l’architecture moderne, c’est une histoire de fenêtre. »11. Nous pouvons considérer cette citation comme majeure dans cette partie puisque Le Corbusier associe directement la fenêtre à la modernité. Ainsi, dans notre étude où nous souhaitons analyser la manière dont se comporte notre modèle de fenêtre albertienne, il semblerait pertinent de souligner la manière dont le Corbusier interprète ces transformations. Dans son ouvrage Almanach d’architecture moderne, écrit en 1926, il illustre et décrit l’évolution du dispositif de fenêtre dans le temps. Tout d’abord, il associe notre capacité à faire des fenêtres à la manière dont nous mettons en œuvre la construction. Ainsi, la petite taille des fenêtres à l’origine est la conséquence de notre incapacité à franchir des vides trop importants : « Faire un trou dans un mur était une grosse difficulté : il fallait bâtir au-dessus de ce trou, franchir une portée ; l’arc ne pouvait pas être très grand ; les fenêtres étaient donc petites »12. En un sens, il rejoint ici Peter Von Meiss qui explique que l’on peut considérer la fenêtre comme une « vulnérabilité », une « fragilité due à l’interruption de la continuité structurelle du mur »13. C’est pourquoi, les progrès constructifs et particulièrement « la fenêtre à meneaux » au cours du XIXe siècle auraient permis d’aboutir à une fenêtre « à meilleure échelle humaine »14 ; nous noterons ici que Le Corbusier renvoie à la notion de l’homme, et à sa mesure, ce qui sera très important par la suite. Ainsi donc, selon lui, « Haussmann, dans ses travaux de Paris, fixe la forme et la dimension d’un fenêtre qui a droit de cité partout, qui parait parfaite au point qu’il semble qu’on n’en changera pas »15. Puis, Le Corbusier en vient à identifier le ciment armé comme matériau venant bouleverser complètement la manière de penser la fenêtre. En effet, selon lui, l’homme a sans cesse cherché à élargir la fenêtre, afin d’apporter une lumière homogène à l’intérieur des espaces, mais il aurait été limité par les matériaux. Il apparaît alors que le ciment armé permet justement de d’affranchir des limites structurelles. Avec un système de poteau dalle, il subsiste un espace vide qu’il s’agit alors de remplir. Certes, mais le remplir « de manière juste » : désormais la façade devient « une énorme grille constituée par les poteaux et les traverses de ciment armé, laissant en eux des vides totaux »16. C’est alors ici qu’il dessine la manière la plus « logique » selon lui de combler le vide dont il parle (voir schémas). La conséquence directe serait alors une fenêtre ayant la largeur complète de ce vide, une fenêtre en bande : « A quoi bon remplir cette surface (issue du poteau poutre) puisqu’il m’est donné vide. A quoi sert une fenêtre, sinon à éclairer des murs ? […] Si une fenêtre courante éclaire le mur d’en face, elle éclaire moins les murs latéraux et pas du tout la paroi dans laquelle elle est percée : deux zones d’ombre noient la moitié de la chambre. Par contre, si je conserve un vide, tout l’espace disponible, j’obtiens la sensation architecturale primordiale, physiologique, capitale, celle de la lumière : on se sent bien dans la lumière. C’est ainsi que j’en suis arrivé à admettre qu’une fenêtre en longueur est bien supérieure à une fenêtre en hauteur, égale en superficie. »17.


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Illustration du principe Dom-ino mis au point par Le Corbusier en 1914. Ici on remarque que seuls les dalles et les poteaux permettent de porter l’édifice, laissant alors une totale liberté d’intervention en façade.

Illustration réalisées par Le Corbusier dans son Almanach de l’architecture moderne, 1925

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Les schémas ci-dessus sont des illustrations personelles montrant comment, à partir de la boite originelle, les moyens de s’ouvrir à l’extérieur se sont développés. Il devient peu à peu possible de s’émanciper des murs, remplacés par quatre poteaux. Ces derniers vont même pouvoir disparaître au profit d’un écran transparent pouvant courir tout autour de l’édifice.


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Ainsi donc Le Corbusier fait de la fenêtre en bande une conséquence directe du choix constructif : « le béton armé apporte la solution, plus que cela, il l’impose »18. La solution dont il parle est l’accès à la lumière, comme qualité architecturale primordiale que l’homme aurait toujours tenté d’obtenir en élargissant les ouvertures. Or, ce matériau mis en avant ici, le béton armé, a été préalablement utilisé par les frères Perret. Pourtant, il apparaît que chez ces derniers, la fenêtre en bande n’est pas considérée comme la manière idéale de concevoir la fenêtre. A l’inverse, Auguste Perret défend la fenêtre verticale, considérée comme « illogique » par Le Corbusier. Ce qui nous amène au célèbre débat : quelle fenêtre serait la plus adaptée, horizontale, ou verticale ? Nous aurons l’occasion de revenir par la suite sur ce débat, qui, nous le verrons, va au-delà d’une simple question de forme. Mais en tout cas, ce qu’il est intéressant de constater ici, c’est que la notion de cadre est remise en question. En effet, si notre modèle de fenêtre albertienne naît d’un cadre défini, délimité – comme le serait une toile de tableau – Le Corbusier fait la démonstration qu’il est possible, si on le souhaite, de réaliser une fenêtre en bande, dont la dimension ne serait limitée que par l’espacement entre les poteaux structurant l’édifice. Manfredo di Robilant estime que lorsque Le Corbusier « a promu ses fenêtres en bande en tant que dispositifs pour des vues panoramiques, il s’est attaqué à l’idée romantique de la fenêtre en tant que perspective fixe - un cadre - qui génère une image du paysage »19. Ainsi, plus qu’une simple question de statut de la fenêtre, il semblerait que le fait de remettre en question le cadre aille jusqu’à modifier la perception que l’on a du paysage. Mais nous reviendrons sur cette notion plus tard dans le développement. Ce sont les propos qu’il tient par la suite qui retiendront plutôt notre attention. Il considère que « le rejet du rôle de la fenêtre comme quelque chose qui doit représenter l’œil et encadrer la vue » a permis de « libérer le reste du monde de l’obligation de suivre un dogme architectural essentiellement occidental »20. Nous pouvons estimer alors que si le mouvement moderne va petit à petit ôter le statut d’objet de la fenêtre, il permet toutefois de s’émanciper d’un point de vue figé, dirigé par un cadre. Ce que Manfred di Robilant nomme « dogme architectural occidental » ferait donc référence à la naissance conjointe du tableau et de la fenêtre à la Renaissance, dans les propos tenus par Alberti peintre. Ainsi, les multiples variations permises par la possibilité de rompre le mur telles que « la baie vitrée, la fenêtre en bande, la fenêtre d’angle et la verrière » autorisent une libération de la façade mais aussi de l’espace, offrant ainsi « la possibilité d’une nouvelle dynamique » mais aussi « une nouvelle dimension spatiale consciemment exploitée par le Mouvement Moderne. »21. Critère n°1, Le statut de la fenêtre : La progressive dissolution du mur fait qu’il devient de plus en plus difficile de caractériser l’élément fenêtre. Alors que la fenêtre albertienne a été définie comme un percement, un cadre précis, ici la question du cadre est en débat. A ce sujet, on relèvera les mots de Gérard Wajcman qui «note que dans certains discours actuels d’architecture, le terme de fenêtre serait tombé sous le coup d’une caducité fatale et qu’il ait été banni, pour lui substituer le nom de « rupture d’opacité ». Tout en relevant un aspect en effet crucial de la fenêtre, élément dans un système de transparence et d’obstacle, ceci présente, entre autres, le grand désavantage de retirer à la fenêtre un statut d’objet. »22. Le terme de «rupture d’opacité » employé ici semble assez juste car il rejoint la pensée de Pierre Von Meiss, qui considérait que le mur devenait comme un « paravent », pouvant s’interrompre à intervalles plus ou moins réguliers.


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Frank Lloyd Wright, Herbert Jacob House, plan, 1937. On remarque bien ici que l’architecte perçoit le mur comme un moyen de s’ouvrir à l’extérieur d’une nouvelle manière, mais également les ouvertures , irrégulières, guident l’individu à l’intérieur des espaces, qui s’entremêlent.


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2.2 Mise en mouvement du corps Nous allons nous intéresser maintenant à une composante majeure du mouvement moderne à savoir la prise en compte du corps dans l’architecture, et sa capacité à le mettre en mouvement. A ce sujet, Le Corbusier fait de la marche une façon d’apprécier l’architecture : « c’est en marchant, en se déplaçant que l’on voit se développer les ordonnances de l’architecture ». Il envisage ce principe comme « contraire à l’architecture baroque qui est conçue sur le papier, autour d’un point fixe théorique »23. Or, nous pourrions considérer la fenêtre albertienne comme un procédé visant justement à mettre le sujet dans un point figé de l’espace. Il s’agira alors de montrer en quoi l’architecture moderne combat ce point de vue fixe ; mais surtout de montrer en quoi la fenêtre devient un acteur de la mise en mouvement du corps dans l’architecture. Nous évoquerons tout d’abord l’architecture de Frank Lloyd Wright qui envisage la possible dissolution du mur comme une opportunité de générer un rapport nouveau à l’extérieur, en pensant une nouvelle disposition des espaces, fluide, dynamique, et non plus statique. Selon Histoire de l’architecture moderne de G.Fanelli et R.Gargiani, Wright tend « à établir un rapport dynamique et dialectique entre les espaces extérieurs et intérieurs sur les parcours établis par l’organisation des éléments architecturaux ». De plus, « la position et la dimension des ouvertures toujours très calculées (verticales, horizontales ; basses, à hauteur du regard, au-dessus des yeux ; grandes, petites, isolées, en série) […] marque l’articulation des espaces et des parcours. ». Parfois même, l’architecte choisit de ne pas montrer directement une vue : « la possibilité n’en étant réservée qu’à quelque secteurs déterminés »24. Le sujet est donc invité à se mouvoir dans l’espace pour apprécier toute la richesse des dispositifs de fenêtre, car l’architecte va jusqu’à masquer certaines parties de la vue afin d’inviter l’individu à se rendre jusqu’au point d’où la vue veut être montrée. Frank Lloyd Wright dit d’ailleurs que « le mur commençait à être considéré comme un obstacle à la lumière extérieure, à l’air et à la beauté. », et que ce mur pouvait alors être considéré comme « une clôture de l’espace, donnant, seulement quand il était besoin, une protection contre la tempête ou la chaleur. Mais elle devait aussi faire entrer dans la maison le monde extérieur et permettre à l’intérieur de la maison d’aller au dehors. »25 .Ainsi donc, l’architecte peut placer ses ouvertures à « des rythmes espacés ou densifiés de manière à recréer la qualité et l’individualité des espaces. »26. On comprend ici que la fenêtre devient un réel acteur de la composition de l’espace, participant à mettre en avant une dynamique dans le logement. De manière générale, la volonté de passer d’un plan figé à un plan libre fait que l’on va assister au passage d’un espace statique à un espace dynamique : « dans l’espace moderne, tous les éléments communiquent entre eux ; il n’y a plus d’espace dans l’espace »27. La thématique de promenade architecturale explorée par Le Corbusier favorise « l’interpénétration des sphères intérieures et extérieures »28. On se rend alors bien compte que ce désir d’aller à la rencontre de l’extérieur se matérialise par une rencontre, entre intérieur et extérieur, et la fenêtre serait en fait le point de cette rencontre. Nous pourrions ici citer le « pan ondulatoire » qu’il met en place au couvent de la Tourette, qui peut se lire comme un assemblage de plusieurs fenêtres dont l’espacement est mesuré afin de ne pouvoir être apprécié que par le mouvement. Plus généralement, le thème de « promenade architecturale » est travaillé dans l’œuvre de Le Corbusier. Mais, s’il semble que c’est avant tout le plan qui ait la capacité de mettre en mouvement l’habitant, l’architecte Alvar Aalto nous démontre que la fenêtre à elle seule est en capacité d’induire le mouvement. Un exemple particulièrement marquant est celui de la résidence étudiante


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Baker House Dormitory. Le programme est tout d’abord particulier puisqu’il s’agit sur un même programme d’une répétition d’un même logement de petite surface sur un même grand édifice (310 étudiants). Ici Aalto a cherché à réellement se mettre à la place de l’étudiant en pensant la fenêtre comme véritablement « l’œil de l’habitant ». Il a souhaité que la vue soit intéressante pour chaque chambre, et qu’il n’y ait pas de vis-à-vis entre ces dernières afin que le confort de vie soit le meilleur. Ainsi le bâtiment a cette forme de courbe où les fenêtres se déroulent. Cette disposition particulière permet de respecter la sphère privée de chacun puisque le champ visuel de chaque chambre n’interfère pas avec celui des autres. Mais le travail sur la fenêtre ne s’arrête pas là ; en effet, Alvar Aalto propose un travail de cadrage de la vue. Chaque fenêtre est pensée et dessinée pour proposer trois points de vue différents. Un fragment de fenêtre est vertical et s’adapte à la position debout. Ensuite, il divise la partie restante en deux bandeaux horizontaux et propose ainsi une vue depuis la position allongée et la position assise. En combinant ces trois points de vue : debout, assis, allongé, l’architecte symbolise le cycle de la journée d’un étudiant. L’étudiant se lève, s’assoit, se repose au cours de sa journée de travail. Rem Koolhaas dit d’ailleurs à ce sujet que « c’est probablement la plus forte évocation dans la période moderne d’une fenêtre agissant comme le regard, cette fenêtre était de fait assimilée au regard de l’étudiant »29. De manière générale, une attention particulière est portée à l’individu dans l’architecture d’Alvar Aalto.

Critère n°2, Implication du sujet : Ainsi donc, le mouvement moderne fait du spectateur figé de la fenêtre albertienne un spectateur en mouvement, et son déplacement dans l’espace lui permet d’appréhender l’architecture autrement. Aussi, son rapport à l’extérieur évolue. Alors que la fenêtre albertienne semblait le condamner à un point de vue fixe, le mouvement moderne invite l’individu à se mouvoir dans l’espace, le corps entier est alors investi dans le dispositif de fenêtre, et non plus son œil seul. Et, de plus, nous avons pu montrer que le dispositif de fenêtre à lui seul est en mesure d’assurer un déplacement dans l’espace – fenêtre étudiante d’Alvar Aalto, pan ondulatoire de Le Corbusier.

Le Corbusier et Iannis Xenakis, Mise au point du pan ondulatoire au couvent de la Tourette, 1953


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Alvar Aalto, Baker house dormitory, 1946

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Le Tableau des Cent Coursiers (bǎijùntú), Pékin

Collages réalisés par Mies Van Der Rohe, illustrant sa volonté de percevoir le rapport à l’extérieur comme une immersion totale du sujet. L’architecture marque très légèrement des contuours du paysage, or, parle-t-on toujours d’un fenêtre ici ?

Le Corbusier, plan de la maison Le Lac, 1923


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2.3 Dialoguer avec la nature Nous avions clôturé notre premier chapitre en observant qu’une des limites de notre modèle de fenêtre albertienne serait de faire de l’extérieur « un spectacle figé pour un point de vue souverain »30. De plus, nous avions émis l’hypothèse qu’envisager non plus seulement l’œil mais bien le corps entier dans l’appréciation de l’architecture offrirait une nouvelle manière de se lier à l’extérieur. Ajoutons à cela que le fait de ne plus limiter la fenêtre à son « cadre » précis permettrait une émancipation d’un « dogme architectural occidental »31. En effet, comme nous avions pu le voir dans le premier chapitre, l’appréciation du paysage s’effectue différemment suivant les cultures. Effectivement, Patricia Limido met en avant « les paysages chinois » qui, « dessinés sur des rouleaux », reproduisent « analogiquement le déroulé du chemin et de la marche »32. Or, comme nous venons de le démontrer dans la partie précédente, le mouvement moderne est justement caractérisé par un déplacement du corps dans l’espace architectural. Nous pourrions alors citer encore une fois la fenêtre en bande préconisée par le Corbusier. En effet, elle fonctionne en réalité comme l’assemblage successif de plusieurs fenêtres individuelles. Du fait d’un impact minimisé des éléments de structure, cette fenêtre se lit alors comme une succession de points de vue, nécessitant un déplacement du sujet pour en apprécier la richesse. Il serait intéressant de faire le parallèle entre le rouleau représentant le paysage chinois et la fenêtre en bande de Le Corbusier. Les deux fonctionneraient alors de la même manière : c’est du mouvement du corps qu’apparaît une lecture complète du paysage offert à l’œil. Or, cette nouvelle manière d’apprécier le paysage est vivement discutée par l’architecte Auguste Perret, dans le fameux débat ayant opposé la fenêtre verticale et la fenêtre horizontale que nous avions mentionné plus haut. Si l’on en croit les propos de Le Corbusier, la fenêtre en bande permet de donner la lumière à une hauteur utile, celle des yeux ; du même coup, la vue est privilégiée puisque à hauteur d’œil. De ce fait, le paysage se retrouve complètement projeté à l’intérieur. C’est aussi un moyen pour le Corbusier de connecter le sujet à l’horizon. Cet horizon « est offert de manière quasi-picturale et la fenêtre instaure une distanciation entre l’homme et le monde »33. Ainsi, quelle meilleure fenêtre sinon la fenêtre horizontale pour relier le sujet à l’horizon ? « La fenêtre de 11 mètres introduit l’immensité du dehors, l’infalsifiable unité d’un paysage lacustre avec tempêtes et calme radieux. »34. C’est à la « petite maison » qu’il conçoit au bord du lac Léman pour ses parents que Le Corbusier fait référence. Ce projet semble intéressant à étudier ici puisqu’il représente parfaitement la posture prise par un architecte vis-à-vis d’un paysage. Et quel paysage ! Ici, aucun obstacle ne vient entraver la vue, la maison se situe au bord du lac, lui faisant face. Mais après le lac, c’est surtout la chaîne de montagnes des Alpes qui se dessine. Avec un simple dessin, l’architecte nous démontre comment il appréhende cette relation au paysage. La manière singulière employée ici pour le dessin fait que le plan et l’élévation du paysage se retrouvent dessinés l’un au-dessus de l’autre. On comprend alors les choix de cadrage que souhaite mettre en place Le Corbusier. On reconnait la fenêtre en bande, qui capte une partie des montagnes. Une autre ouverture, plus étroite - sur laquelle nous reviendrons plus tard - semble vouloir se saisir de trois pics rocheux, comme une interruption singulière dans la chaîne de montagne. Cependant, Auguste Perret affirme que cette forme n’est pas adaptée à l’homme. A l’inverse de la fenêtre horizontale, la fenêtre verticale « encadre l’homme, elle est en accord avec sa silhouette […] la ligne verticale est celle de la station debout, c’est la ligne de la vie. »35 ; Il ajoute


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que, plus qu’ouvrir vers un paysage, la fenêtre définit un lieu, un seuil. Tandis que la fenêtre en bande « nous condamne à regarder un panorama éternel », alors que celle qui est verticale « nous laisse voir un espace complet : rue, jardin, ciel »36. C’est cette notion de plan qui semble chère à Auguste Perret. Il se fait ainsi en quelque sorte défenseur de la veduta qui se composerait comme un tableau. Effectivement, en peinture, la lecture des différents plans aide à mieux percevoir un paysage. Certains vont même jusqu’à considérer que la fenêtre en bande « a contribué à détruire l’espace perspectif traditionnel en architecture. », mais également que cette fenêtre a « joué un rôle comparable à celui des expériences qui, en peinture, et autour du motif de la fenêtre, ont conduit à la transformation du tableau en une peinture plate, sans profondeur. ». Avec l’ouverture horizontale, « Le paysage est là, dans sa présence inquiétante, comme s’il était collé à la fenêtre, excluant toute vision d’ensemble, à distance rassurante. Le regard ne pouvant saisir la transition entre choses proches, familières, et lointaines, la perception de la profondeur se voit notoirement diminuée. »37. Pourtant, ce que nous pouvons relever dans la « petite maison » de Le Corbusier, c’est qu’il ne se contente pas seulement de faire la magistrale fenêtre en bande de 11 mètres, mais également une fenêtre de dimension plus raisonnable, dans le jardin. A ce propos, peut-on seulement ici employer le terme de fenêtre ? Alors que jusqu’à présent nous parlions sans cesse d’un dialogue entre intérieur et extérieur, ici, nous sommes déjà à l’extérieur. Pourtant, par ce percement dans le mur, la vue est prise en compte, mais également le corps du sujet, qui est invité à prendre place autour d’une table formée par le prolongement de l’allège de la fenêtre. Le Corbusier nous démontre ici que l’outil de fenêtre peut tout à fait rendre compte d’un paysage, même si l’on se trouve à l’extérieur. « Pour que le paysage compte, il faut le limiter, le dimensionner par une décision radicale : boucher les horizons en élevant des murs et ne les révéler, par interruption de murs, qu’en des points stratégiques. »38. Il semblerait que nous soyons ici proche de la définition de la fenêtre albertienne, qui, par sa capacité à donner des limites à la nature, lui confère le statut de paysage : « Subitement, le mur s’arrête et le spectacle surgit ; lumière, espace, cette eau et ces montagnes… »39. Luigi Snozzi, en 1976, soit près de 50 ans plus tard, dans la Villa Kalmann, met également en avant ce procédé de cadre à l’extérieur. De plus, il lui ajoute la dimension du parcours puisqu’ici une rampe courbe, suivant la forme naturelle du terrain, guide le sujet jusqu’à ce cadre, dont il ne peut saisir les limites que lorsqu’il se trouve à proximité. Au sujet du cadre justement, plus tard dans son œuvre, Le Corbusier dessinera ses célèbres croquis représentant la baie de Rio. Ce qui est important pour nous de noter, c’est que le paysage est dessiné en premier, puis ensuite vient le cadre, et enfin le sujet. Il met en avant l’architecture comme un medium entre l’homme et le paysage. Or, ce que nous pouvons relever c’est bien que le dessin du cadre reste présent, même s’il représente en réalité un pan entier de mur. Revenons sur les propos de Gérard Wajcman, selon qui « rien dans ce que dit Alberti ne va contre la possibilité de penser que la fenêtre serait le quatrième mur, transparent, d’une boîte », et « tout pousse à penser que l’acte premier de construction de cet espace perspectif, de la scène perspective, de la boîte, consisterait à découper un cadre, à ouvrir une fenêtre. Comme si on commençait à bâtir une maison en construisant la fenêtre. Une boîte construite autour d’une fenêtre, tel serait le cube perspectif du tableau. »40 : On voit que la dissolution complète du mur au profit de la fenêtre n’exclut pas le modèle de fenêtre albertienne. En un sens, Le Corbusier nous prouve que l’action de cadrage est encore présente, afin de projeter le paysage vers l’homme. Plus généralement, on note une volonté de la part des architectes d’ouvrir les bâtiments vers l’extérieur, afin d’y faire entrer la lumière en abondance, mais aussi d’y faire entrer le paysage. En outre, une sensibilité envers ce paysage se retrouve dans de nombreux travaux d’architecte


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Le Corbusier, fenĂŞtre du jardin de la maison Le Lac, 1923

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Croquis de Le Corbusier, La vue se construit en mĂŞme temps que la maison, La maison des hommes, 1942

Luigi Snozzi, Villa Kalman, 1976


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modernes. Franck Lloyd Wright considère lui que le « mur, ce n’était plus la paroi d’une boîte. C’était une clôture de l’espace, donnant, seulement quand il était besoin, une protection contre la tempête ou la chaleur. Mais elle devait aussi faire entrer dans la maison le monde extérieur et permettre à l’intérieur de la maison d’aller au dehors. »41. Pour terminer cette partie, nous allons évoquer l’œuvre de Mies Van Der Rohe. En effet, il met à profit dans son architecture la possibilité d’une dissolution complète du mur. De plus, cet architecte est habité par une forte volonté de concilier espace intérieur et extérieur, il souhaite faire en sorte qu’ils s’interpénètrent, afin de donner à l’espace architectural une qualité nouvelle. Si l’on analyse par exemple le plan de la maison de campagne en brique, dessinée en 1924 mais non réalisée, les murs sont disposés de telle sorte qu’ils définissent des ouvertures vers l’extérieur. Or, ici, ce n’est pas un mur percé, mais bien l’absence complète d’un pan de mur qui vient définir la « fenêtre ». L’architecte démontre ici sa volonté de lier profondément espace intérieur et espace extérieur, puisqu’on peine à discerner des limites clairement établies. Ainsi successivement dans la villa Tugendhat (1929), puis dans la maison pour célibataire à l’exposition de la construction à Berlin (1931) et enfin dans la célèbre villa Farnsworth (1945), on assiste à la concrétisation de ce désir d’ouverture totale sur l’extérieur. Dans la villa, pour célibataire, deux murs parallèles reliés par un simple pan de verre suffisent à définir l’ouverture. La villa Farnsworth, quant à elle, ne possède même plus de murs, les éléments porteurs sont de simples poteaux (non présents aux angles). La « fenêtre » serait alors en définitive l’enveloppe vitrée qui court autour de la maison, simplement interrompue par les poteaux métalliques. Notons d’ailleurs que le fait de ne pas avoir d’élément porteur au niveau des angles renforce le sentiment d’extériorité produit par cette villa : « la boîte qui en résulte est enveloppée d’une peau de verre, apothéose de la formule de Mies du beinahe nichts, c’est-à-dire du presque rien »42 ou « less is more ». Nous pourrions émettre l’hypothèse que le dialogue intime souhaité avec l’environnement à la villa Farnsworth est le résultat de sa situation : entourée d’arbres et à l’écart d’autres habitations. Mais, avec le projet de logements du Lake Shore Drive (1951), Mies nous fait la démonstration qu’il garde, malgré le contexte complètement différent, la volonté d’une totale transparence sur l’extérieur. Ici, il regroupe dans un « noyau » tous les éléments techniques – circulations, cuisines, sanitaires – pour libérer totalement la façade et l’espace du logement. Le sujet est alors dans une situation complètement nouvelle. Il peut ici parcourir l’entièreté de l’appartement sans être interrompu par une cloison, et, de la même manière, il lui est possible de contempler l’extérieur, qui se projette vers lui grâce à la totale transparence de la façade. Selon Peter Carter, « la structure et son remplissage de verre entrent en fusion, chacun perdant une part de son identité propre en créant une nouvelle réalité architecturale. ».

Bruno Zevi, Le langage de l’architecture moderne, 1978

Mies Van Der Rohe, Plan de la maison de campagne en brique, non réalisée


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Critère n°3, Rapport à l’extérieur : La forte volonté de vouloir se lier au dehors fait que les architectes modernes tendent à profiter d’une possible dissolution du mur pour faire de la fenêtre un écran entier ouvert sur l’extérieur. Cette liberté constructive fait qu’une certaine volonté de proposer une expérience nouvelle avec l’extérieur fait son apparition. Or, on relève encore la mise en place d’ouvertures où le paysage est cadré, comme le ferait la fenêtre albertienne. Par exemple, au sujet du travail de Le Corbusier, Julie Cattant estime qu’il « oscille entre une vision classique du paysage et la proposition d’une expérience dynamique »43. Autrement dit, si la fenêtre albertienne a donné naissance au paysage, il semblerait que les fenêtres modernes se placent dans une forme de continuité avec cette dernière. Car, on note la persistance d’une volonté de placer le sujet face à un paysage cadré. Nous serions alors toujours dans une forme d’opposition nature/culture. Or, par la mise en mouvement du corps – passant d’un point de vue figé à une situation dynamique – et la diversité des systèmes d’ouverture, nous pourrions estimer que nous ne sommes plus dans une opposition radicale nature/culture, mais plutôt dans une forme d’inclusion de l’Homme dans la nature, dans le paysage traversé. Enfin, l’évolution des moyens techniques fait que les ouvertures se sont pas obligées de conjuguer toutes les fonctions originales de la fenêtre. Alors que la fenêtre albertienne avait été définie comme mariage du cadre et du regard – dimension ajoutée à celle de l’éclairage et de l’aération – ici il est possible de dissocier les deux. Autrement dit, la liberté constructive et donc la remise en question du cadre fait que la fenêtre n’est plus un élément qui se doit de conjuguer plusieurs fonctions, mais il est possible de séparer ces fonctions.

Mies Van Der Rohe, Plan de l’immeuble de logements Lake shore drive, 1950


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Aldo Rossi, ensemble de logements du gallaratese, logements sociaux à Milan, 1967-1974


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2.4 Rompre avec l’intériorité Nous avons pu constater dans les trois dernières sous-parties une volonté forte, de la part des architectes modernes, de s’ouvrir à l’extérieur. Mais ce dialogue de plus en plus transparent avec l’extérieur nous amène à nous interroger sur la notion d’intime. La fenêtre albertienne telle que nous l’avions définie donnant naissance à l’intime, comment cette notion va-t-elle se comporter pendant le mouvement moderne ? Selon Uwe Bernhardt, une des conséquences du passage «d’un concept d’espace statique […] à un concept d’espace dynamique » serait « que ce nouvel espace dynamique ne propose plus de « points de repos », plus « d’intériorité » ou « d’intimité »44. Mais dans un sens, ceci permettrait de « faire sortir l’homme de son intériorité pour l’ouvrir à un nouveau rapport au monde »45, faisant ainsi de l’architecture un moyen d’extérioriser l’homme. Un trait fondamental de la pensée moderne serait alors d’accorder au sujet une nouvelle « présence au monde », comme le dit Merleau-Ponty. Anna Zuburchen, dans le Cahier de Théorie n°13 – dirigé par Christophe Joud – dédie un chapitre à la fenêtre, intitulé, Fenêtre, Lumières, regards, lieux. Selon elle, la « société bourgeoise (est) fortement tournée vers l’intérieur, où le contrôle de la lumière contribue à se sentir protégé chez soi », faisant du logement « une sorte de coffre-fort de l’intimité. », mais par la suite, « cette manière d’habiter évolue avec la crise sanitaire constatée à l’aube du XXème siècle, qui pousse les architectes à ouvrir plus largement les logis sur l’extérieur et à réduire la lumière à son aspect fonctionnel, en délaissant ces recherches d’introversion. »46. Ainsi donc, les travaux des architectes modernes auraient mis de côté la recherche d’intériorité, préoccupés par une quête de lumière, et de liaison avec l’extérieur. Pourtant, Anna Zuburchen ne semble pas considérer que ce soit le cas pour tous les architectes modernes car elle poursuit en considérant des fenêtres de Loos comme « apologie de l’intimité domestique » étant donné qu’elles autorisent une totale introversion puisque le mobilier et l’agencement de l’espace est pensé de sorte que l’occupant puisse regarder chez lui, tournant le dos à l’extérieur, la vie quotidienne devenant « un spectacle mis en scène et éclairé naturellement »47. La fenêtre albertienne qui donnait naissance à l’intime parce qu’elle autorisait la possibilité d’échanger visuellement avec l’extérieur se trouve donc ici mise à l’épreuve. En effet, il semblerait que l’on soit face à une limite puisqu’une connexion visuelle trop généreuse réduirait la condition de l’intime voire l’annulerait. Le philosophe Emmanuel Levinas considère à ce sujet que la possibilité d’une retraite par rapport aux autres serait essentielle : « Ne pas avoir de chez-soi, ne pas avoir d’intérieur, c’est ne pas communiquer véritablement avec autrui, et ainsi être étranger à soi et à autrui. »48. Ce que l’on comprend ici, c’est qu’en l’absence d’intériorité, le sujet se voit en incapacité d’entrer en relation avec le monde. D’ailleurs, par la suite, Uwe Bernhardt considère que le mouvement post-moderne – après le mouvement moderne, donc – rend possible « une renaissance de l’intériorité » ; il associe d’ailleurs cela au « rétablissement de la façade, à laquelle les modernes voulaient complètement renoncer ». Ainsi donc on peut considérer que la façade et donc la fenêtre ont contribué à remettre en question l’intime durant le mouvement moderne. En effet, selon Uwe Bernhardt, la « redécouverte de la fenêtre classique par Aldo Rossi est aussi une tentative de réinstaller, contre les fenêtres en longueur, une séparation visuelle où la différence entre l’extérieur et l’intérieur


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est davantage maîtrisée, voire ritualisée. »49. Au sujet de la fenêtre chez Aldo Rossi, il est d’ailleurs intéressant de relever que la forme d’un quadrilatère est souvent mise en avant, ainsi qu’un travail sur l’épaisseur du cadre. Or, la fenêtre albertienne telle que nous l’avions définie vient des mots d’Alberti « un quadrilatère à angles droits »50, ce qui confirmerait les termes de « redécouverte de la fenêtre classique » employés par Uwe Bernhardt. Nous terminerons en citant pour exemple le projet de la cité Frugès à Pessac, construite en 1924 et dessinée par Le Corbusier. Là, ce dernier applique la fenêtre en bande dans les logements. Ce projet avant-gardiste met déjà en avant les cinq points d’une architecture nouvelle prônés par Le Corbusier. Il fait ici la démonstration de son architecture, appliquée au logement collectif, sous la forme d’une cinquantaine de maisons. Or, cette position avant-gardiste ne semble pas être appréciée de tous. En effet, certaines des fenêtres en bande seront même rebouchées pour obtenir des ouvertures plus traditionnelles. Dans un certain sens, donc, le modèle de fenêtre albertienne comme essentiel à la condition du sentiment d’intériorité semble résister au mouvement moderne. Critère n°4, Condition du sujet : Le mouvement moderne fait de la fenêtre un moyen de placer l’Homme dans une toute nouvelle relation à l’extérieur, au dehors. Or, cela remet lourdement en question l’intériorité que pouvait avant offrir le logement. Aussi, si la fenêtre albertienne a fait naître l’intime, cette notion est ici à remettre en question. Le sujet est pris en compte, mais il se retrouve face à des situations exigeantes où il est placé dans une transparence quasi-totale avec le dehors. Alors que, comme nous l’avions souligné, l’intime n’est rendu possible, justement, que par ce choix de pouvoir être visible, ou non.

Le Corbusier, cité Frugès à Pessac, 1924, illustration de l’appropriation par les habitants des fenêtres en bande


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Conclusion du chapitre Au cours de cette partie nous avons donc pu, selon nos quatre critères d’analyse, être témoin de la manière dont se comporte notre modèle de fenêtre albertienne face au mouvement moderne. Nous avons pu tout d’abord être témoin de la possibilité de dissolution du mur. Aussi, la fenêtre en tant qu’objet est fortement remise en question, nous pouvons même avancer qu’elle perd en quelque sorte son statut d’élément. De plus, alors que la fenêtre albertienne se devait de conjuguer en un seul « objet » de multiples fonctions, il semble possible d’éclater son « cadre » figé, pour lui donner une toute autre nature. Comme le soulignait Pierre Von Meiss, « les trois projets – lumière, regard et articulation spatiale – peuvent ainsi se concevoir par des ouvertures distinctes, précises, et sans compromis. Un percement cadrant un paysage choisi n’a plus besoin d’accommoder obligatoirement la lumière qui, elle, peut fort bien être zénithale. »51. En quelque sorte, les fonctions primaires de la fenêtre peuvent être traitées séparément. Une des préoccupations des architectes modernes semble avant tout avoir été de faire en sorte d’amener une plus grande quantité de lumière dans les logements. Aussi, le fait de pouvoir s’affranchir du mur fait que cette communication avec l’extérieur est enrichie. A ce sujet, Anna Zuburchen avance que « L’aspiration aux intérieurs clairs apparaît comme un produit de la modernité qui a instauré une nouvelle perception de l’espace et a, du moins en Occident, accompagné la culture du logement jusqu’à nos jours, déclarant la luminosité comme qualité intarissable et nous poussant à craindre qu’un espace ne soit trop sombre, sans jamais nous interroger s’il pourrait être trop lumineux. »52. Ici, elle relève un point sensible puisqu’effectivement la plupart des architectes modernes ont considéré la lumière comme une qualité essentielle : « Nous avons pris le goût de l’air libre et de la pleine lumière »53. Mais aussi, elle souligne une limite à ces nouvelles ouvertures : « sans nous interroger s’il pourrait être trop lumineux ». Effectivement, nous pourrions considérer qu’une trop grande quantité de lumière sous-entend une transparence trop importante. Autrement dit, le fait de vouloir à tout prix entretenir un dialogue avec le dehors, implique que le dedans se voit remis en question. C’est ce que nous avons pu remarquer dans la dernière sous-partie ; il devient difficile de qualifier le chez-soi. Pour terminer, nous pourrions citer la pensée du philosophe Ernst Bloch au sujet de l’ouverture sur le monde que prônaient les architectes modernes : « Le trait fondamental de la nouvelle architecture à ses débuts était l’ouverture vers l’extérieur : elle perçait les caves sombres de la pierre, ouvrait des perspectives au travers de fines parois de verre, pourtant cette volonté d’équilibre avec le monde du dehors était sans aucun doute prématurée. L’œuvre de désintériorisation ainsi entamée devint création de vide ; le plaisir méridional de s’ouvrir au monde extérieur buta sur le monde capitaliste qu’il découvrait, ne trouva pas le bonheur espéré. Car ici rien de bon ne se passe dans la rue, sous le soleil ; la porte ouverte, les fenêtres béantes constituent une menace à l’époque de la montée du fascisme, la maison doit redevenir une forteresse, quand ce n’est pas une catacombe. La large baie vitrée qu’emplit le monde du dehors demande un paysage extérieur peuplée d’une foule sympathique d’étrangers, et non de nazis ; les portes vitrées jusqu’au sol réclament le plein soleil qui se déverse et pénètre à l’intérieur, et non la Gestapo. »54. Pour conclure, nous pouvons avancer que le mouvement moderne fait de la fenêtre un sujet majeur, notamment grâce au fait qu’elle permet l’apport de lumière vers l’intérieur. Mais également parce qu’elle devient un outil pour mettre le corps en mouvement dans l’espace.


Chapitre 2

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Comme nous l’avions souligné dans l’introduction, il ne s’agissait pas ici de caractériser une fenêtre moderne mais de comprendre la manière dont les architectes se sont approprié cet élément. La fenêtre albertienne telle que nous l’avions définie est quant à elle beaucoup remise en question. Or, nous l’avons vu, certaines caractéristiques qui la définissent sont réintroduites dans des fenêtres modernes. Ainsi, nos quatre critères d’analyse se retrouvent remis en question ; c’est le cas de la condition du sujet, puisqu’on assiste à une forte remise en question de l’intériorité, et donc de l’intime. Mais, de cette remise en question naît également un certain enrichissement. C’est notamment le cas du passage d’un espace statique à un espace dynamique. Ici, le point de vue figé imposé par la fenêtre albertienne disparaît au profit d’une implication du corps entier dans l’espace, rendant possible la conciliation entre le visible et le mobile.


Farnsworth House, Mies Van Der Rohe


Chapitre 2

Notes du chapitre 2 1_Frampton, Kenneth, 2009. L’architecture moderne: une histoire critique, p. 2_Meiss, Pierre Von, 2014. De la forme au lieu + de la tectonique: une introduction à l’étude de l’architecture, p.17 3_Bernhardt, Uwe, 2002. Le Corbusier et le projet de la modernité: la rupture avec l’intériorité. 4_Cauquelin, Anne, 2013. L’invention du paysage 5_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.442 6_Meiss, Pierre Von, 2014. De la forme au lieu + de la tectonique: une introduction à l’étude de l’architecture, p.16 7_Ibid 8_Cité dans : Fanelli Giovanni, Gargiani Roberto, 2014. Histoire de l’architecture moderne: structure et revêtement, p.30 9_Koolhaas, Rem, 2014, Elements of architecture: window, p.7 (traduction personnelle) 10_Ibid, p.66 (traduction personnelle) 11_Le Corbusier, cité dans L’Architecture d’aujourd‘hui, n°5 Matériaux et techniques, 1946 12_Le Corbusier, 1925, Almanach d’architecture moderne 13_Meiss, Pierre Von, 2014. De la forme au lieu + de la tectonique: une introduction à l’étude de l’architecture, p.15 14_Le Corbusier, 1925, Almanach d’architecture moderne 15_Ibid 16_Ibid 17_Ibid 18_Ibid 19_Koolhaas, Rem, 2014, Elements of architecture: window, p.66 (traduction personnelle) 20_Ibid, p.78 (traduction personnelle) 21_Meiss, Pierre Von, 2014. De la forme au lieu + de la tectonique: une introduction à l’étude de l’architecture, p.121 22_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.29 23_Le Corbusier, 1925, Almanach d’architecture moderne 24_Fanelli Giovanni, Gargiani Roberto, 2014. Histoire de l’architecture moderne: structure et revêtement, p.48 25_F.L.Wright, An Autobiography, New York, 1932 26_Fanelli Giovanni, Gargiani Roberto, 2014. Histoire de l’architecture moderne: structure et revêtement, p.46 27_Ibid 28_Ibid 29_Koolhaas, Rem, 2014, Elements of architecture: window (traduction personnelle) 30_Patricia Limido dans l’ouvrage de KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre, p.198 31_Koolhaas, Rem, 2014, Elements of architecture: window (traduction personnelle) 32_Patricia Limido dans l’ouvrage de KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre, p.192 33_Julie Cattant dans l’ouvrage de KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre, p.172-177 34_Le Corbusier, Sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme, Paris 1930, p.30 35_Cette opinion de Perret est citée dans Marcel Zahar, Auguste Perret, Paris 1959, p.15 36_Andrea Deplazes, 2018. Construire l’architecture: du matériau brut à l’édifice : un manuel, p.208 37_Bruno Reichlin, La petite Maison à Corseaux. Une analyse structurale, dans Isabelle Charollais et André Ducret, Le Corbusier à Genève, 1922-1932, Lausanne, Payot, 1987, p.119-134 38_Le Corbusier, 1993. Une petite maison, p.23-24 39_Ibid, p.27 40_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.86 41_F.L.Wright, An Autobiography, New York, 1932 42_Frampton, Kenneth, 2009. L’architecture moderne: une histoire critique, p.255 43_Julie Cattant dans l’ouvrage de KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre, p.172-177 44_Bernhardt, Uwe, 2002. Le Corbusier et le projet de la modernité: la rupture avec l’intériorité, p.77 45_Ibid, p.11 46_Anna Zuburchen, 2016. À l’intérieur: les espaces domestiques du logement collectif Suisse, p.112 47_Ibid, p.124 48_Emmanuel Levinas, Du sacré au saint, Cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1977, p.33 49_Bernhardt, Uwe, 2002. Le Corbusier et le projet de la modernité: la rupture avec l’intériorité, p.111 50_Leon Battista Alberti, La peinture, Paris, Seuil, p. 83-85. 51_Meiss, Pierre Von, 2014. De la forme au lieu + de la tectonique: une introduction à l’étude de l’architecture, p.17 52_Anna Zuburchen, 2016. À l’intérieur: les espaces domestiques du logement collectif Suisse, p.113 53_Le Corbusier, 1923, Vers une architecture, p.70 54_Ernst Bloch, Le Principe Espérance, Paris, Gallimard, 1982, p.347

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Louis I. Kahn, Fisher House, Salon


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Chapitre 3 _La fenêtre Kahnienne comme héritière de la fenêtre albertienne


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Introduction au chapitre Dans l’introduction à l’édition française de la monographie Louis Kahn, Le monde de l’architecte, Alain Guiheux avance que la posture de Louis Kahn vis-à-vis du mouvement moderne est particulière. En effet, il est considéré ici comme ayant « refermé l’architecture moderne » en étant son « dernier représentant ». De plus, par le seul fait d’avoir « accepté l’influence du passé », Louis Kahn aurait « déjà rompu avec le Mouvement Moderne »1. En effet, il semblerait que cet architecte se soit nourri à la fois du classicisme mais aussi du travail de Frank L. Wright ou encore de Le Corbusier2. Ainsi, nous pourrions caractériser l’architecture de Kahn par « un retour aux principes de la représentation classique ». On entend par là un retour à la prise en compte de thèmes comme « la composition des plans », un travail sur les ouvertures « qui rappellent les serliennes » ou encore un découpage des espaces intérieurs « tels qu’ils existent dans les villas Palladiennes »3. Ainsi donc, Louis Kahn nourrirait ses recherches par un emprunt au langage classique, mêlé à une certaine continuité du mouvement moderne, dont il serait le dernier représentant. C’est pourquoi son travail va retenir notre attention. En effet, toujours d’après Alain Guiheux, la liberté que Louis Kahn aurait « su prendre par rapport au mouvement moderne » aurait permis en quelque sorte d’affirmer une fin à cette période, où Kahn aurait eu un travail de synthèse sur des thèmes ayant traversé toute l’architecture moderne4. Notre étude va conduire à nous interroger sur la manière dont Louis Kahn aborde le sujet de la fenêtre. Ce choix d’étude semble particulièrement justifié puisque Louis Kahn, par son travail, aurait clôturé le mouvement moderne. Or, cette période est précisément celle que nous avons étudiée dans la partie précédente. Il semblerait alors pertinent de soumettre notre modèle de fenêtre albertienne à l’œuvre architecturale de Louis Kahn. Il s’agira de caractériser l’approche de cet architecte vis-à-vis de l’élément fenêtre. Nous tenterons de définir la fenêtre kahnienne, de la même manière que nous avions pu définir la fenêtre albertienne dans la première partie. Pour cela, nous reprendrons nos quatre critères d’analyse : le statut de la fenêtre, l’implication du sujet, le rapport entretenu avec l’extérieur, et enfin la condition du sujet que la fenêtre permet. L’étude de la fenêtre chez Louis Kahn semble d’ores et déjà intéressante puisque l’on peut rappeler ici la fascination de cet architecte pour la lumière. Il affirme que l’espace « ne peut exister architecturalement sans lumière naturelle ». Il sera alors intéressant de comprendre comment l’architecte va aborder la thématique de la fenêtre, qui semble être l’outil par excellence pour éclairer naturellement un espace. Nous nous efforcerons de définir cette fenêtre kahnienne, à l’aide de nos critères d’analyse, afin de comprendre quels liens elle entretiendrait avec la fenêtre albertienne. C’est également dans cette partie que nous tenterons de comprendre si les caractéristiques de la fenêtre kahnienne sont explorées dans notre époque contemporaine. Ainsi, une fois que nous aurons saisi ce qui caractérise cette fenêtre, il sera intéressant de savoir si ce modèle perdure, et sous quelles formes. Cela nous permettra d’inscrire tout notre développement dans une réflexion plus actuelle. Autrement dit, nous chercherons à comprendre l’héritage de cette fenêtre, aujourd’hui. Ainsi, notre étude, complétée par cette dimension contemporaine, ne se limitera pas à étudier des architectures datant du siècle dernier.

nota : Les notes de bas de page sont regroupées à la fin du chapitre 3 : p.93


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Illustration du système d’ouverture pensé par Louis Kahn pour l’ambassade des Etats-Unis en Angola, on remarque ici l’attention portée à la préservation de la vue (dispositif en demi-cercle). La forte lumière est controlée, maitrisée, afin de tout de même en tirer profit à l’intérieur des espaces.


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3.1 Redéfinition de la fenêtre Comme nous l’avions fait au début de la première partie, nous allons commencer par définir la fenêtre, qualifier le statut qui lui est conféré par l’architecture de Kahn. Si, à l’origine, la fenêtre était définie comme une ouverture, un percement filtrant l’air et la lumière, nous avons vu que la dimension de la vue lui a été ajoutée pendant la Renaissance. Il s’agissait alors, dans cette même ouverture, de marier le regard et le cadre, pour reprendre les mots de Gérard Wajcman5. Par la suite, nous avons été témoin de la possible dissolution du mur, ayant fait perdre le statut d’objet à la fenêtre. Mais, du fait de cette « explosion du cadre » opérée par les modernes, nous en sommes venus à constater que les différentes « fonctions » de la fenêtre pouvaient ne pas être assurées par une seule et même ouverture. Nous n’avons donc plus réellement à faire à un « objet fenêtre » mais à une possibilité d’une grande diversité de dispositifs, donnant le jour, ou bien cadrant une vue. Ce qu’il est intéressant de constater dans l’étude du travail de Louis Kahn, c’est qu’il donne sa propre définition de la fenêtre. « Le mur était bon pour l’homme. Par son épaisseur et sa force il protégeait l’homme de la destruction. Mais bientôt, le désir de voir au-dehors poussa l’homme à faire un trou dans le mur et le mur en souffrit beaucoup et dit « Que me fais-tu ? Je t’ai protégé ; j’ai fait que tu te sentes en sécurité et maintenant tu me fais un trou ! » Et l’homme dit : « Mais je veux regarder dehors ! Je veux voir des choses merveilleuses et je veux regarder dehors ». Et le mur fut très triste. »6. Ainsi, selon Kahn, la vue est associée à la fenêtre, dès son origine : « le désir de voir au-dehors poussa l’homme à faire un trou dans le mur ». Comme si la prise en compte du regard était une évidence dans la réalisation d’une fenêtre : Kahn associe directement l’idée de percer le mur à celle de voir l’extérieur. Pourtant, nous avions précédemment affirmé que l’association du regard dans la fenêtre n’a été pris en compte que tardivement, et permise grâce à l’idée de fenêtre-tableau mise en avant par Alberti. Il semblerait alors que Kahn considère comme fondamentale la capacité d’une ouverture à « donner à voir ». Ce faisant, il montre que le regard, l’air, et la lumière sont en réalité à l’origine de l’architecture : « La plénitude de la lumière, dont on se protège, la plénitude de l’air, si bienvenue, sont toujours présentes comme base des formes architecturales. »7. Nous pouvons ici mettre en avant la phrase très juste de Sir David Chipperfield au sujet de l’architecture : « Les bâtiments neutralisent la nature. Ils nous aident à rester au sec, au frais et au chaud. Ayant rempli cette condition de protection, nous essayons de réintroduire, de manière contrôlée, les éléments dont nous nous abritons, car ce sont ces éléments qui donnent un sens à notre vie : un rayon de lumière chaud, une brise fraîche, une vue sur le jardin. »8. Par ces mots simples, semblant aller dans le sens que donne Louis Kahn à l’architecture, il nous apparaît que la fenêtre revêt un statut tout à fait particulier. C’est pourquoi il s’efforce de mettre en place dans son architecture des dispositifs d’ouverture en mesure de conjuguer ces éléments. Ainsi, ce qu’on appellerait fenêtre devient en réalité un ensemble riche de moyens mis en œuvre afin de mettre en harmonie les différentes fonctions de cette « fenêtre ». Un exemple particulier est celui du projet de consulat des Etats-Unis à Luanda, en Angola, imaginé entre 1959 et 1961. Devant faire face à des contraintes d’une lumière très forte dans les espaces intérieurs, Kahn eut « l’idée d’un mur situé à brève distance devant la fenêtre […] Mais en mettant un mur devant une fenêtre on éliminerait la vue vers l’extérieur, ce qui ne serait pas agréable. Personne n’a envie de se voir nier la vue ; ainsi il devint partie de la fenêtre.


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»9. Ainsi, le mur « qui recevrait la lumière du jour, aurait une large ouverture sur le ciel. La forte lumière serait alors modifiée par le mur éclairé et la vue ne serait pas fermée. » 10. En Inde, pour le projet de l’Institut Indien des Affaires Etrangères, à Ahmedabad, bâti entre 1961 et 1974, une nouvelle fois face au risque d’une lumière trop importante, Kahn cherche à faire en sorte que les fonctions essentielles de la fenêtre soient respectées : « L’entrée de la salle de thé et la disposition de l’escalier et du cabinet de toilette servant à protéger les chambres du soleil et de la forte lumière sans faire obstacle à l’indispensable passage de l’air. »11. Ce projet témoigne à nouveau d’un effort de la part de l’architecte pour rendre un ensemble cohérent, prenant toujours en compte la dimension « humaine » de l’architecture, en faisant référence à « l’indispensable passage de l’air », ou encore « une vue vers l’extérieur ». Ainsi, malgré une réelle fascination pour l’apport de lumière naturelle dans son architecture, Louis Kahn fait en sorte d’utiliser l’élément fenêtre de manière raisonnée, sensible au risque d’inconfort produit par une luminosité trop directe. Nous pourrions ici citer une nouvelle fois les mots de Anna Zuburchen qui avait pu considérer que « l’aspiration aux intérieurs clairs » était apparue « comme un produit de la modernité qui a instauré une nouvelle perception de l’espace […] déclarant la luminosité comme qualité intarissable et nous poussant à craindre qu’un espace ne soit trop sombre, sans jamais nous interroger s’il pourrait être trop lumineux. »12. Au sujet de la « perception de l’espace » dont parle Anna Zuburchen, notons que Louis Kahn relie très souvent la notion d’espace à celle de la lumière, allant jusqu’à considérer que l’espace « ne peut exister architecturalement sans lumière naturelle ». Et c’est donc naturellement qu’il élève la fenêtre à un statut majeur : « Des éléments de la pièce, la fenêtre est le plus merveilleux. ». Il en fait la démonstration par les mots suivants : « Je pense que le meilleur point d’inspiration à partir duquel nous pourrions essayer de comprendre l’architecture, c’est la pièce, la simple pièce en tant que commencement de l’architecture. Vous savez, quand vous entrez dans votre chambre, que vous la connaissez comme personne ne la connaît. Peut-être les fenêtres en sont-elles la chose la plus merveilleuse. Le poète américain, Wallace Stevens, disait quelque chose pour les architectes. Il demandait : « Quelle tranche de soleil pénètre dans votre chambre ? » Comme pour dire que le soleil n’a jamais su combien il était grand avant de toucher le côté d’un bâtiment. »13.

Critère n°1, Statut de la fenêtre : En considérant la fenêtre comme élément le plus merveilleux d’une pièce, Louis Kahn prouve qu’il redonne de ce fait un statut d’objet à la fenêtre. Statut qui semblait lui avoir été ôté par le Mouvement Moderne. Ainsi, tout comme la fenêtre albertienne, la fenêtre kahnienne possède un statut particulier, un statut d’élément architectural. Pour cela, Kahn s’efforce de rassembler harmonieusement, dans un même dispositif, les fonctions que doivent remplir la fenêtre.


Chapitre 3

Louis Kahn, Exeter library, illustration d’une fenêtre réunifiant diverses fonctions : l’éclairage en partie haute, la vue en partie basse, le passage de l’air et aussi un placard contenant des livres, attention portée au sujet.

Louis Kahn, Indian Institute of Management, Amhedabab, la fenêtre, dessinée par l’architecte est réellement perçue comme élément dans son architecture. Par son dessin très fin (linteau, fonction, dimensions), elle revendique son statut d’élement.

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La fenêtre albertienne à l’épreuve de la modernité

Vilhelm Hammershøi, Sunshine in the Drawingroom III, 1903


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3.2 Le concept d’espace-lumière Nous allons désormais nous intéresser à l’implication du sujet que génère l’architecture de kahn, et ainsi tenter de définir quel rapport la fenêtre kahnienne entretien avec l’individu. Dans ses écrits, Kahn rappelle souvent combien il est important de prendre en compte le corps et son bien-être : « Et puis il y a des bâtiments qu’on appelle des lieux de bien-vivre, où de plus en plus on considère le corps comme l’instrument le plus précieux ; on se met à le connaître, et à l’honorer. »14. C’est pourquoi on relève une grande attention à la mise en place de l’ouverture, qui, plus qu’apporter la lumière extérieure à l’intérieur, possède un vrai pouvoir d’attraction sur l’individu. Ainsi, si « le plan d’un bâtiment devrait se lire comme une harmonie d’espaces dans la lumière. »15 , et que « des éléments de la pièce, la fenêtre est le plus merveilleux. »16, alors nous nous rendons compte de l’importance du déplacement du corps, qui est comme guidé dans la lumière générée par les ouvertures. Pierre Von Meiss considère également que la lumière naturelle est essentielle pour le corps, et son orientation dans l’espace : « Le mot « orienter » vient du terme « orient » l’est – le lieu du lever du soleil qui est une référence sûre dans l’espace et le temps. »17. Louis Kahn parle lui aussi de la course du soleil, qui garantit « les qualités infinies de la lumière naturelle grâce à laquelle une pièce est différente à chaque seconde de la journée »18. Tout cela, dans l’architecture Kahnienne, pourrait se définir comme la mise en place « d’espaces-lumières » au sein du plan. « L’espace lumière est un espace fictif qui se crée lorsqu’une portion d’espace est éclairée alors que le reste est laissée dans la pénombre ou dans l’obscurité. Les limites sont fictives, mais parfaitement perceptibles. »19. Ici, c’est la définition d’un éclairage maîtrisé, autorisant à la fois obscurité et lumière, qui influence sur la caractérisation d’un espace. L’architecte autrichien Hermann Czech considère lui aussi qu’une pièce « comportant des zones claires et des zones sombres […] offre plus d’informations « optiques ». Les personnes peuvent se déplacer dans la lumière ou dans l’ombre. Pour celles qui sont assises dans la clarté, il est plus « agréable » d’être entouré d’une zone plus obscure. A ces considérations s’oppose la beauté d’un espace illuminé de manière homogène et diffuse, dans lequel règnent partout des conditions égales. »20. En disant cela, il s’oppose à la vision de Siegfrieg Giedon, historien de l’architecture, qui affirmait au milieu du XXe siècle : « Belle est une maison qui à la place de l’ombre (fenêtre en tant que percement dans le mur) reçoit de la lumière (dissolution du mur laissant place à la fenêtre-mur). »21. Plus généralement, nous pouvons donc affirmer que le dispositif d’espacelumière utilisé par Kahn est contraire aux principes de l’architecture moderne. Autrement dit, la fenêtre kahnienne s’émancipe des dispositifs valorisés par cette dernière. Dans leur publication « Lichteinfall », Michelle Corrodi et Klaus Spechtenhauser rappellent l’intérêt de ce qu’ils nomment « Lichtinsel »- littéralement ilôt de lumière – et décrivent le pouvoir de la lumière à produire son propre espace temporaire au sein d’une pièce, floutant les contours restés dans l’ombre et offrant des conditions différenciées au sein d’un même espace. ». Anna Zuburchen, toujours dans l’article qu’elle dédie aux fenêtres, paru en 2016 dans le tome 16 de Cahiers de Théories, A l’intérieur : les espaces domestiques du logement collectif suisse, met elle aussi en avant cette idée d’espace-lumière, où « la démultiplication des points lumineux instaure des vecteurs visuels multiples, qui complexifient la perception de l’espace et produisent une tension spatiale. Dès lors, chaque ouverture ponctue un lieu précis au sein du logement et opère un pouvoir d’attraction sur l’habitant. ». Nous pourrions considérer que ses propos rejoignent ceux de Louis Kahn, mais également que l’on peut illustrer, par la fenêtre kahnienne, ce concept


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d’espace-lumière. Nous pourrions avancer que tout cela fait que Kahn utilise très souvent la fenêtre comme destination, reprenant ainsi les termes de Rem Koolhaas, qui qualifie la fenêtre de « destination dans l’architecture » où « « la fenêtre, associée au terme destination, se présente ainsi comme objet attirant, dont l’attrait induit une notion de mouvement […] dirigeant les déplacements dans l’espace »22. Mais, plus qu’inciter le sujet à se déplacer dans la lumière, Louis Kahn fait en sorte qu’il s’y attarde. C’est pourquoi on constate qu’il en vient à greffer un usage au dispositif de fenêtre. A la bibliothèque Exeter, la fenêtre devient « cabinet de lecture ». Ici, une partie du vitrage, en hauteur, permet d’éclairer la salle de lecture, et une plus petite éclaire un bureau individuel. L’allège de la fenêtre devient un espace de travail bénéficiant d’une entrée de lumière privilégiée. Il y a aussi en partie basse un compartiment muni d’une porte coulissante. « Un homme avec un livre va vers la lumière. Ainsi commence une bibliothèque. Il ne s’éloignera pas de 15m pour se mettre sous la lumière électrique. Le cabinet de lecture est la niche qui pourrait être le commencement de l’ordre de l’espace et sa structure […] Sans être nommé, l’espace créé par la structure de la colonne évoque son usage comme cabinet de lecture. »23. Enfin, nous pourrions relever également une histoire que Louis Kahn raconte dans le livre Silence et Lumière, qui fait la démonstration de la capacité de la fenêtre à exercer un pouvoir d’attraction sur le sujet, l’invitant à s’attarder dans la lumière, ou, plus précisément, l’espacelumière. « Dans une maison à deux étages, vous avez un escalier. Vous ne considérez pas l’escalier comme l’essentiel ; vous le considérez comme faisant partie de l’idéalité formelle, une part inséparable. En le considérant comme l’idéalité formelle, alors le palier peut-être une pièce et cette pièce a une fenêtre et près de la fenêtre il y a un banc. Vous dites : « Mon grand-père qui est infirme montera la moitié de l’escalier et, sans que quiconque pense qu’il est vieux et décrépit, il s’assiéra sur le banc parce que le banc est là. Il ne dit à personne combien c’est pénible pour lui de monter cet escalier. Cette sensibilité-là est terriblement importante. »24.

Critère n°2, Implication du sujet : Ici, nous pouvons affirmer que la fenêtre kahnienne porte une attention toute particulière au sujet. En effet, la lumière naturelle dispensée par la fenêtre affirme une certaine présence dans l’espace. Nous avons ainsi pu aborder le concept d’espace-lumière, qui agit directement sur l’individu. C’est pourquoi la mise en mouvement du corps est ici à mettre en avant. Contrairement à la fenêtre albertienne qui conférait au sujet le statut d’observateur figé, ici, la fenêtre est perçue par Kahn comme une destination, véritable espace dans l’espace. Mais cette mise en mouvement du corps est grandement enrichie par le fait que la fenêtre est également pensée comme un moyen de s’attarder dans la lumière, et d’investir entièrement le dispositif. C’est le cas du « cabinet de lecture » de la bibliothèque Exeter, où une partie de la fenêtre est complètement dédiée à un usage.


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Louis Kahn, Exeter library, le cabinet de lumière, véritable illustration de la capacité de la fenêtre à être un espace. Le sujet prend un livre et est ammené à s’asseoir dans la lumière.

Vittore Carpaccio, La vision de Saint-Augustin, 1502

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« les besoins de lumière à l’intérieur, les nécessités d’une salle de service, d’une cuisine, d’un lieu hors du hall central, justifient franchement la création d’espaces à l’intérieur des murs, placés de façon à ce que l’on garde ce sentiment de sécurité. »

Carlo Scarpa, Castel Vecchio, Verone


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3.3 La profondeur de l’enveloppe Nous allons maintenant tenter de caractériser le rapport que Kahn souhaite entretenir avec l’extérieur. Et ainsi, plus particulièrement, comprendre comment la fenêtre kahnienne dialogue avec le dehors. Nous avons vu précédemment que cette dernière est en mesure de s’affirmer en tant qu’espace. On s’aperçoit assez rapidement dans l’étude de l’architecture de Louis Kahn que la définition d’espace dans l’enveloppe est une thématique récurrente, mais encore que cette définition d’espace est rendue possible par l’architecture massive qu’il met en place. Louis Kahn, à ce sujet, revient souvent sur l’exemple du château écossais, qui, devant protéger ses habitants de l’extérieur, possède des murs en pierre massive d’une grande épaisseur. Les besoins de lumière et aussi d’espace amènent à l’absorption par le mur de différents programmes : « les besoins de lumière à l’intérieur, les nécessités d’une salle de service, d’une cuisine, d’un lieu hors du hall central, justifient franchement la création d’espaces à l’intérieur des murs, placés de façon à ce que l’on garde ce sentiment de sécurité. »25. Aussi, Louis Kahn souhaite faire de même dans son architecture, car il fait face à la problématique de l’intégration de plus en plus prenante de nouveaux équipements techniques dans les bâtiments. Ainsi, alors qu’à « l’époque gothique les architectes construisaient avec des pierres compactes. Aujourd’hui nous pouvons construire avec des pierres creuses. »26. C’est particulièrement au niveau de la façade, « devenue non porteuse » et ayant « perdu de son épaisseur matérielle », que Louis Kahn investit la thématique de l’épaisseur, trouvant ainsi une réponse « à une volonté programmatique. »27. C’est pourquoi la façade devient un sujet très sensible et c’est pourquoi nous nous y intéressons, puisque cette épaisseur va donner une nouvelle dimension à la fenêtre. G.Fanelli et R.Gargiani estiment que « dans les architectures corbuséennes des années cinquante et soixante […] La façade libre cesse d’être un mince écran et gagne de la profondeur grâce à des solutions de loggias ou de brise-soleil au dessin toujours plus élaboré. Cette idée d’une enveloppe dotée d’une épaisseur capable de filtrer la lumière sera poussée jusqu’au bout, dans les mêmes années, par Louis Kahn. »28. Nous pouvons ainsi affirmer que, dans une continuité du travail de Le Corbusier sur certains de ses projets – notamment dans la fin de son œuvre –, la thématique de l’épaisseur de l’enveloppe a déjà été explorée. Ceci place Louis Kahn dans une position de filiation avec l’architecture moderne, et non de rupture. La différence ici est que Kahn envisage réellement la prise d’épaisseur de l’enveloppe comme une opportunité de création d’espaces nouveaux, et pas seulement comme un moyen de moduler la lumière extérieure : « Un mur présente un visage différent à l’intérieur et à l’extérieur […] nous sommes arrivés au point où cette claire perception peut permettre la dissociation du mur intérieur par rapport au mur extérieur […] et générer entre eux un espace qui peut être parcouru, ce qui ne saurait être réalisé avec un mur de pierre massif. »29. La conséquence de ce travail sur la profondeur de l’enveloppe est très justement explicitée par G.Fanelli et R.Gargiani. La « redécouverte » par Kahn de la profondeur de l’enveloppe est « la conséquence d’une réflexion qui investit aussi bien la qualité de la lumière et le dessin d’éléments pour en obtenir une modulation particulière que la qualité de l’espace intérieur et le dessin d’un mobilier nouvellement conçu comme une part disparue des murs (les placards ou les sièges


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encastrés dans les profondes embrasures des fenêtres). Il obtient ainsi une délimitation spatiale intégrée d’enveloppe-structure-ouverture-mobilier […] Les ouvertures deviennent des entailles pratiquées dans l’enveloppe pour obtenir à l’intérieur des vues et des qualités de lumière calculées »30. La fenêtre albertienne, définie comme une ouverture pratiquée dans un mur donnant au regard une nouvelle dimension, qui fait naître le paysage, semblerait se rapprocher de l’idée du percement identifiable produit dans l’épaisseur du mur par Kahn. Rappelons ici que, selon U.Bernardt, Aldo Rossi aurait avancé une « redécouverte de la fenêtre classique », en pratiquant des ouvertures carrées, de taille raisonnée, en mettant en avant une certaine présence de l’enveloppe. Mais le travail de Kahn semble réinterpréter autrement la fenêtre albertienne. Ici, « loin des plans neutres et asexués du mouvement moderne, Kahn transforme le mur en un élément animé par le contraste ombre-lumière. Grâce à la lumière, matière dépensée, le mur devient un élément tridimensionnel vivant, exprimant l’envie de contenir un espace et non de délimiter une fonction. »31. Le rapport à l’extérieur est donc redéfini par cette nouvelle manière de penser le mur, et donc la fenêtre. En effet, cette fenêtre vient elle aussi prendre une certaine épaisseur. L’architecte joue ainsi des possibilités de modulation de la lumière mais en vient également à faire de la fenêtre un véritable espace, la fenêtre perd sa dimension de surface pour devenir espace. C’est tout l’objectif de la fenêtre kahnienne. Nous aboutissons ici à la fenêtre comme « une séparation visuelle où la différence entre l’extérieur et l’intérieur est davantage maîtrisée, voire ritualisée. »32, si l’on reprend les mots d’U.Bernardt. Donc, contrairement à ce qu’a pu mettre en avant l’architecte post-moderne Aldo Rossi, le mur et donc la fenêtre, selon Kahn, ne représentent pas « une citation nostalgique à opposer à la façade libre ou au mur-rideau. »33 , mais acquièrent une dimension nouvelle. Nous pourrions illustrer cela par le travail réalisé pour l’église unitarienne de Rochester, achevée en 1969. Ici, Louis Kahn fait en sorte que « l’école » devienne « le mur qui entoure » l’Eglise se trouvant au centre34. Les « plis » formés par l’enveloppe deviennent ainsi autant d’opportunités de capter et moduler la lumière naturelle. Mais ce sont également des opportunités données à l’intérieur pour s’approprier la fenêtre. Le rapport à l’extérieur et donc plus particulièrement au paysage est séquencé : les ouvertures en hauteur donnent la lumière et connectent ainsi l’individu à la course que parcourt le soleil. Et, dans un deuxième temps, il est possible de s’asseoir dans l’épaisseur du mur et regarder à l’extérieur depuis une petite ouverture dédiée à la vue, à hauteur d’œil d’une personne assise.

Louis Kahn, First Unitarian Church, 1962


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Critère n°3, Rapport à l’extérieur : Nous assistons avec le travail de Louis Kahn à une véritable redéfinition d’un rapport entre intérieur et extérieur. Le mouvement moderne, qui se voulait de plus en plus proche de la nature, contrairement à l’opposition « nature/culture » imposée par la fenêtre albertienne, a au contraire désiré atténuer cette distinction en rapprochant l’homme d’une certaine unité avec cette nature. L’œuvre de Louis Kahn nous montre d’une part la volonté toujours présente de reconnecter l’homme à la nature : mise en scène de la course du soleil, intérêt porté à la vue… Mais, d’autre part, l’architecture de Kahn produit tout de même une certaine distance vis-à-vis de l’extérieur. En effet, le travail sur l’épaisseur de l’enveloppe rend possible une modulation de la lumière, mais renforce également le sentiment d’intériorité chez l’habitant. Ainsi, pendant les instants où l’enveloppe est percée, la lumière apparaît de manière ritualisée. La vue n’est donnée qu’à des instants particuliers. Le sujet ayant ainsi la possibilité d’investir l’espace-fenêtre, la frontière avec le dehors est atténuée, et le fait de pouvoir entrer dans une certaine forme d’harmonie avec la nature est rendu possible. Le modèle de fenêtre albertienne s’en trouve ainsi enrichi puisqu’il ne s’agit plus de déterminer un cadre précis, mais le découpage de ce cadre, associé aux différents usages de la fenêtre. Ici donc est possible « une séparation visuelle où la différence entre l’extérieur et l’intérieur est davantage maîtrisée, voire ritualisée. »35.

Louis Kahn, First Unitarian Church, 1962, La fenêtre acquiert une certaines epaisseur et accueille une assise depuis laquelle on peut regarder vers l’extérieur.


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Louis Kahn, Esherik House, les plans des deux niveaux montrent que la façade possède une épaisseur dans laquelle des fenêtres prennent place, intégrants divers usages.

Louis Kahn, Fisher House, Plans et élévations. Les percements dans l’enveloppe sont ici réalisé de manière maitrisée afin de garantir la lumière naturelle à l’intérieur autant que l’abscence de lumière. Les fenêtre sont de réelles pièces car ont une certaines autonomie en tant que telles.


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3.4 La fenêtre comme lieu Nous terminerons en montrant comment Kahn parvient à faire de la fenêtre, non seulement un espace, mais aussi un lieu. Car, nous le verrons, ce qui va particulièrement caractériser la fenêtre kahnienne, c’est sa dimension d’habitabilité. Aussi, cela nous permettra d’aborder le dernier critère d’analyse : la condition du sujet. Alors que la fenêtre albertienne donne naissance à l’intime, comment la fenêtre kahnienne va-t-elle se comporter vis-à-vis de cette notion ? Pour cela nous nous intéresserons plus particulièrement aux logements dessinés par Louis Kahn, et notamment aux maisons individuelles qu’il a réalisées. En effet, c’est bien le programme du logement qu’il est le plus évident de traiter lorsqu’on aborde les thématiques d’intériorité, de « chez-soi », et d’un rapport particulier entre un individu et l’extérieur. Tout d’abord, si nous avions évoqué le terme d’espace, il ne serait pas évident que l’on parle ici de « lieu » ; Pierre Von Meiss considère d’ailleurs que bon nombre d’espaces ont des difficultés à s’affirmer en tant que tels mais aussi qu’une « structure ordonnante et des indices architecturaux stables »36 semblaient être essentiels dans la capacité d’un espace à devenir un lieu. Or, lorsque l’on s’intéresse à la fenêtre kahnienne, il semblerait que nous pourrions considérer cette fenêtre-espace, comme lieu puisque, selon Louis Kahn, la fenêtre a cette capacité particulière à devenir « une pièce intime à l’intérieur d’une pièce » : « C’est bien aussi de considérer le palier comme un endroit où l’on peut s’asseoir auprès d’une fenêtre, si possible avec une étagère pour quelques livres […] Un placard avec une fenêtre devient une pièce que l’on peut aménager. »37 . L’utilisation du terme « intime » dans ce cas précis retient notre attention car il est employé pour qualifier le lieu de la fenêtre, qui peut être perçue comme un « espace dans l’espace » : « La fenêtre qui est aussi une alcôve vous dit que le salon n’appartient pas seulement à tout le monde mais qu’il vous appartient à vous aussi, de telle sorte que si vous êtes de mauvaise humeur, vous pouvez vous retirer dans l’alcôve. »38 . Anna Zuburchen démontre elle aussi cette capacité de la fenêtre à devenir un lieu : « Revenons à l’idée de la fenêtre comme destination. Le terme implique, on l’a vu, un mouvement, mais il s’agit surtout de déterminer un but, un lieu. C’est ainsi que nous proposons de passer « vom Fensterbild zum Fensterplatz » (Christoph Mäckler, Der Fensterplatz, 2007), c’est-à-dire de la fenêtre en tant qu’image ou forme, à la fenêtre en tant que lieu. Celle-ci a donc la capacité de définir à proximité un sous-espace au sein du logement […] offrant un lieu vers lequel s’arrêter et s’installer : « espace dans l’espace »39. Nous pourrions alors nous demander ce qui fait la condition du sujet dans cette situation. D’une part, il semblerait que la fenêtre devienne un espace privilégié, et surtout appropriable : « L’espace même de la fenêtre est un lieu potentiel privilégié de la pièce. Sa transparence, la lumière et le soleil qui y pénètrent invitent auprès d’elle et incitent à des activités particulières […] La fenêtre n’est donc pas simplement un dispositif d’éclairage, elle est, si nous y prenons garde, un lieu précieux entre le dedans et le dehors. »40. Plus que de faire de la fenêtre une condition de l’intime, Louis Kahn semble mettre en scène et ritualiser ce sentiment chez le sujet qui se trouve dans ce lieu. Pour cela, il greffe au dispositif un certain nombre d’usages participant au sentiment de confort vis-à-vis de l’extérieur. Le sujet prend ici pleinement conscience de l’intériorité, puisqu’il se trouve en réalité dans une pièce, depuis laquelle il a la possibilité de se connecter à l’extérieur. Le modèle de fenêtre albertienne est ici grandement enrichi puisque la fenêtre kahnienne y ajoute une dimension d’habitabilité. Cela renforce ainsi le sentiment d’intimité : « Elle est le point de départ du regard qui va plutôt


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de l’intérieur vers l’extérieur. C’est grâce à cet ailleurs que l’on se sent chez soi »41. Faisant de la fenêtre un lieu, Louis Kahn ne fait qu’accentuer la relation possible à l’extérieur puisque ce n’est plus seulement dans le regard que le sujet est relié à l’extérieur, mais également dans la pratique d’autres activités rendues possibles par cette fenêtre. Ici, nous pourrions reparler du tableau de Carpaccio, La vision de Saint-Antoine, où l’on voit un homme en train d’écrire, l’instant représenté étant celui où il lève la tête pour regarder à l’extérieur. Ici, la fenêtre n’est même pas visible mais l’on comprend très bien qu’elle est présente. Selon Benoît Goetz, cet instant représente parfaitement ce que l’on pourrait nommer « l’habiter » : « Où saisir ce pur geste de l’habiter si ce n’est d’abord dans ces peintures indiscrètes montrant des religieux dans la solitude de leur cellule, tel le Saint Augustin de Carpaccio quittant des yeux ses occupations pour regarder par une fenêtre»42. Ainsi, en rendant possible un dialogue étroit entre une activité et la présence d’une fenêtre, Louis Kahn réconcilie en réalité complètement la fenêtre avec la dimension de l’habité. Cela démontre bien la possibilité d’habitabilité de la fenêtre kahnienne. Nous aboutissons donc à la fenêtre comme « une séparation visuelle où la différence entre l’extérieur et l’intérieur est davantage maîtrisée, voire ritualisée. »43. Nous terminerons en illustrant nos propos par des projets de Louis Kahn, où l’idée que nous nous sommes faite de la fenêtre kahnienne serait la plus évidente. C’est notamment le cas de certaines de ses maisons, dans lesquelles il est parvenu, semblerait-il, à parfaitement illustrer les principes évoqués au sujet de la fenêtre. Nous commencerons par l’Esherick House, construite en 1961. Localisée aux Etats-Unis, à Philadelphie, elle est conçue pour Margaret Esherick. Le plan assez simple délimite deux espaces dans le volume principal, rythmés par des « épaisseurs » contenant tantôt la cage d’escalier, tantôt des pièces de service comme la salle de bain ou la cuisine. Mais ce sont les fenêtres qui attirent bien entendu notre attention ici. Ces dernières sont conçues comme des dispositifs pouvant accueillir diverses activités : intégration d’une bibliothèque, par exemple. A l’étage, dans la chambre, l’allège est en réalité un divan, véritable « chambre dans la chambre ». On note que les ouvertures sont dessinées en fonction d’un besoin, en prenant toujours en compte une dimension humaine. Les cadres percés dans l’enveloppe sont mesurés : il s’agit de montrer une vue, d’éclairer un espace. Mais c’est dans le projet de la Fisher House, terminée en 1967, que l’on est témoin de la maîtrise la plus aboutie de ce que serait la fenêtre kahnienne. Le caractère d’habitabilité de la fenêtre est ici fondamental : Louis Kahn fait la démonstration de sa manière d’investir l’enveloppe, lui donnant une épaisseur, conférant un statut d’espace aux fenêtres. Ces dernières agissent comme des pièces au sein même des pièces. Le simple fait de regarder le plan nous donne directement des indices sur l’emplacement de ces ouvertures et le dialogue qu’elles entretiennent avec l’extérieur. C’est aussi un dialogue avec l’intérieur qui est visible. La fenêtre est un « médiateur actif »44 entre le dedans et le dehors, pour reprendre les mots d’Anna Zuburchen. Nous avons effectivement affaire ici à l’obtention « d’une délimitation spatiale intégrée d’enveloppe-structure-ouverturemobilier »45. Mais, au-delà du fait de dispenser la lumière naturelle, la maîtrise de la « non-lumière » est aussi à relever. C’est également ce jeu de lumière / non-lumière et une maîtrise de la vue sur l’extérieur, jeu de montré / caché, qui participe au sentiment d’intériorité, et donc, d’intimité. En prenant conscience du monde qui l’entoure depuis une fenêtre qu’il peut investir de différents usages, le sujet est dans une situation favorable au sentiment d’intime : « L’ombre et le caché sont plus que des moyens de protéger l’intimité du sujet, ils sont les conditions même d’existence de l’intime, et la condition du sujet. »46. Cela va complètement dans le sens de la définition d’intime donnée par G.Wajcman, que la fenêtre albertienne permet. Il ajoute à ce propos : « Constituer l’espace de l’intime, du sujet


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caché, séparé, donc libéré, voilà l’office que remplit la fenêtre. Constituer l’espace de la puissance du regard, voilà aussi l’office de la fenêtre. Double jeu de la fenêtre : fermée sur l’intime et ouverte sur l’Autre. »47. Au niveau de cette fenêtre kahnienne, on identifie bien que « l’intime est un lieu du monde en exclusion interne au monde, hors du monde dans le monde ». Alors « l’intime se coud étroitement au dehors. La couture, c’est la fenêtre. »48. Le fait que Wajcman emploie le terme de « lieu » confirme notre hypothèse que la fenêtre kahnienne s’affirme comme étant héritière de la fenêtre albertienne. Puisque, nous l’avons vu, c’est cette capacité à créer un « lieu » qui caractérise les fenêtres de Kahn. La « couture » dont parle Wajcman est ici entretenue et maîtrisée par les dispositifs mis en place par Kahn.

Critère n°4, Condition du sujet : Pour le dernier critère d’analyse, à savoir la condition du sujet induite par la fenêtre, on réalise que faire de la fenêtre un lieu va complètement dans le sens d’une définition de l’intime. La fenêtre, qui acquiert une qualité d’habitabilité, accueille le sujet, qui peut alors se lier visuellement au dehors. Autrement dit, nous pourrions aller jusqu’à dire que la fenêtre kahnienne est inhérente à l’intime. Ainsi donc, tout comme notre fenêtre albertienne, la fenêtre kahnienne permet l’intime, et, plus que cela, elle le ritualise. Le sujet, attiré vers cet espacelumière, est invité à s’attarder non plus devant la fenêtre, mais dans la fenêtre. Le fait de se retirer dans ce « sous-espace » décuple donc le sentiment d’intériorité : un intérieur dans un intérieur, «une pièce intime à l’intérieur d’une pièce. »49 , « Frontière entre deux espaces antithétiques, l’endroit où l’on se trouve et le lieu de la nostalgie »50.

Caspar Friedrich, Femme à la fenêtre, 1822

Louis Kahn, fenêtre de la cuisine, Fisher House, 1967


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Le Corbusier, Maison Jaoul, 1951, les systèmes d’ouvertures sont également pensé comme des oportunités d’accueillir d’autres usages tels que des assises ou bien des rangements. Le cadre de la fenêtre est ici divisé en plusieurs fonctions.

Sverre Fehn, Villa norrköping, 1964, la fenêtre est pensée pour se comporter comme une pièce «espace dans l’espace». Nous faisons bien ici la lecture d’une fenêtre surface devenue fenêtre espace.


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3.5 héritages contemporains Avant tout, nous pourrions noter que cette thématique d’habitabilité de la fenêtre – qui semble finalement être une composante majeure de la fenêtre kahnienne – est également exploitée par d’autres architectes que Louis Kahn. Dans les villas Jaoul de Le Corbusier, terminées en 1951, nous pouvons identifier une manière semblable de penser la fenêtre. Ou bien encore, la villa Norrköping, de Sverre Fehn, terminée avant la Fisher House, en 1964. Ces deux exemples montrent un traitement du dispositif d’ouverture semblable à ceux mis en avant par Kahn. Cependant, dans cette dernière sous-partie, nous nous demanderons si cette manière de concevoir la fenêtre a perduré. En vérité, il ne s’agit pas d’associer à Kahn la mise en place de la fenêtre kahnienne, qui serait alors exclusive à cet architecte. Simplement, c’est par l’étude de cas de son œuvre, et plus particulièrement la mise en relation de nos critères ayant servi à définir la fenêtre albertienne, avec la manière dont Kahn conçoit la fenêtre, que nous en sommes arrivés à définir « la fenêtre kahnienne ». Mais certains critères que met en avant cette fenêtre sont bien entendu reconnaissables chez d’autres architectes – comme Le Corbusier dans les villas Jaoul. Aussi, les exemples contemporains dont nous allons parler n’ont pas la prétention de retrouver la typologie de fenêtre kahnienne telle que nous l’avions définie dans l’œuvre de Kahn, mais bien de présenter des fenêtres s’approchant le plus de cette définition. Il sera alors intéressant de comprendre si le modèle de fenêtre kahnienne évolue, et dans quelle mesure nous pouvons affirmer que ces exemples contemporains se situent dans une forme de filiation avec l’œuvre de Kahn. L’architecte Suisse Gion Caminada fait partie justement des architectes qui ont mis en avant des dispositifs d’ouverture de ce type. Nous prendrons l’exemple de deux de ses réalisations : un hôtel ainsi qu’un pensionnat pour jeunes filles. Ce qui est important de noter ici c’est que ce même dispositif est répété un certain nombre de fois dans le bâtiment, ce qui permet de montrer que la typologie peut également s’appliquer ailleurs que dans une villa individuelle, comme les maisons de Kahn. Le contexte n’est également pas le même : l’édifice s’implante dans un contexte urbain et n’est pas entouré de nature. De plus, sur des petites typologies d’habitats comme cellesci – moins de 15m² -, la fenêtre est d’autant plus importante, et acquiert très vite le statut « d’espace dans l’espace », comme c’est le cas dans la chambre d’hôtel. Au sujet du pensionnat pour jeunes filles, la fenêtre possède aussi ce caractère particulier, laissant une part d’appropriation à l’habitant. La réhabilitation de la Captain House à Fuzhou, en Chine, réalisée en 2017, par Vector Architects, sera notre dernier exemple. Cette maison, à proximité immédiate de la mer, entretient grâce à son enveloppe un dialogue étroit avec l’extérieur. En effet, les architectes ont souhaité faire des fenêtres de véritables espaces, plaçant l’habitant dans une situation privilégiée. Il est d’ailleurs assez surprenant de comparer certaines ouvertures avec celles de la Fisher House de Kahn. On y reconnaît l’attention portée à la distinction des différentes fonctions de la fenêtre, la possibilité d’investir l’épaisseur du cadre, ou encore le statut unique qu’acquiert la fenêtre dans l’espace intérieur. La notion d’espace-lumière, guidant le sujet dans la maison, est ici très maîtrisée. L’analyse de croquis réalisés par l’agence au sujet des fenêtres du projet nous montre bien la conscience de faire de la fenêtre un véritable espace. La partition des usages y est définie : « view », « air ». Mais également, les termes « window ? furniture ? room ? », renvoient à une redéfinition de l’ouverture, plus proche d’une « enveloppe-structure-ouverture-mobilier »51 dont parlaient G.Fanelli et R.Gargiani au sujet des fenêtres de Kahn.


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Architecte : Gion Caminada Projets : (1) Hotel Alpina, 2001 et (2)Dortoir pour Jeunes filles, 2001-2004

Au niveau des chambres, on relève la prise d’epaisseur de la façade, opportunité de créer un espace «dans» la fenêtre.

Ici le principe de fenêtre-espace est appliqué à l’ensemble d’un édifice et devient un motif particulier en façade.


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Architecte : Vector Architects Projets : Renovation of Captain’s House, 2017

Dessins préparatoires, on lit : «view», «air», «furniture», «window», «room».

Dessins préparatoires, on lit : «fisher house detail», «window as a room».

Axonométries des différents systèmes d’ouvertures mis au point dans le projet. Le concept d’espace-fenêtre est ici parfaitement représenté.


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Conclusion du chapitre Nous avons pu constater au cours de ce dernier chapitre que la fenêtre kahnienne est en mesure de s’affirmer comme héritière de la fenêtre albertienne. Effectivement, il semblerait que selon nos quatre critères d’approche, la fenêtre kahnienne soit relativement proche de la définition de fenêtre albertienne que nous avions évoquée. Mais Kahn n’est pas dans la posture de reproduction d’un modèle ancien. En effet, dans une certaine mesure, la fenêtre albertienne évolue, contrairement au mouvement moderne qui avait pu contribuer à fortement remettre en question certaines de ses composantes fondamentales. Toutefois, il ne s’agirait pas ici de faire l’éloge de la fenêtre kahnienne, en faisant d’elle la réponse universelle à la condition du sujet vis-à-vis de l’extérieur. En réalité, le Mouvement moderne a permis d’élargir fortement les possibilités de s’ouvrir. Et, si nous avons terminé en évoquant l’héritage contemporain de la fenêtre de Kahn, il serait intéressant de mettre en avant l’héritage d’autres modèles de fenêtre. L’immeuble à l’Uetibergstrasse de Darlington Meier, situé à Zurich et terminé en 2011, réinvestit en quelque sorte la fenêtre en bande. Ici, les fenêtres relient entre eux les espaces qui deviennent ainsi interdépendants les uns des autres, guidant l’habitant à travers son logement : « Les chambres sont reliées optiquement le long du mur extérieur. L’espace coule le long de la façade et le pli de la paroi est mis en valeur. Les groupes de fenêtres menant d’une chambre à la suivante renforcent cette impression. »52 dit Darlington Meier. Au sujet de cet immeuble, Anna Zuburchen affirme : « La proximité des fenêtres est telle qu’elle tend à transformer les ouvertures ponctuelles en un seul bandeau vitré accompagnant le mouvement comme l’aurait fait la fenêtre horizontale de Le Corbusier […] L’habitant circule en périphérie, expérimentant ponctuellement son parcours pour se retirer vers l’arrière meublé des pièces. »53 . On peut également retenir le projet d’immeuble Lieniof dessiné par l’architecte Adrian Streich. Ici aussi, un travail similaire est produit sur la thématique de la fenêtre en bande, qui confère aux logements une fluidité dans le déplacement entre les espaces. Nous concluons ainsi cette partie en ayant montré que la fenêtre kahnienne a permis de redonner à la fenêtre un statut d’objet, d’élément architectural. Mais elle a aussi favorisé une mise en mouvement du corps dans l’architecture, exerçant un pouvoir attractif sur l’individu. En effet, la fenêtre kahnienne, ou espace - lumière, ponctue un lieu précis, depuis lequel le sujet prend le temps de s’attarder, s’ouvrant sur la nature, mais aussi sur l’autre, ce qui est une condition de l’intime.


Chapitre 3

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Louis I. Kahn, Fisher House, Salon


Chapitre 3

Notes du chapitre 3 1_BROWNLEE, David B. et KAHN, Louis I. (éd.), 1992. Louis I. Kahn - le monde de l’architecte: l’exposition, p.15 2_Ibid, p.15 3_Ibid, p.18 4_Ibid, p.18 5_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.227 6_Louis I. Kahn: silence et lumière : choix de conférences et d’entretiens 1955-1974, p.61 7_Ibid, p.123 8_David Chipperfield, Theoretical practice, 1994, p.51 (traduction personnelle) 9_Louis I. Kahn, entretien, Perspecta, n°7, 1961 10_Louis I. Kahn: silence et lumière : choix de conférences et d’entretiens 1955-1974, p.196 11_Ibid, p.121 12_Anna Zuburchen, 2016. À l’intérieur: les espaces domestiques du logement collectif Suisse, p.113 13_Louis I. Kahn: silence et lumière : choix de conférences et d’entretiens 1955-1974, p.276 14_Ibid, p.76 15_Ibid, p.49 16_Ibid, p.226 17_Meiss, Pierre Von, 2014. De la forme au lieu + de la tectonique: une introduction à l’étude de l’architecture, p.166 18_Louis I. Kahn: silence et lumière : choix de conférences et d’entretiens 1955-1974 19_Meiss, Pierre Von, 2014. De la forme au lieu + de la tectonique: une introduction à l’étude de l’architecture, p.134 20_Anna Zuburchen, 2016. À l’intérieur: les espaces domestiques du logement collectif Suisse, p.114 21_Cité dans Ibid, p.114 22_Ibid, p.121 23_Louis I. Kahn: silence et lumière : choix de conférences et d’entretiens 1955-1974, p.36 24_Ibid, p.206 25_Ibid, p.124 26_Louis I. Kahn, Toward a Plan Midtown Philadelphia 27_Meiss, Pierre Von, 2014. De la forme au lieu + de la tectonique: une introduction à l’étude de l’architecture, p.99 28_Fanelli Giovanni, Gargiani Roberto, 2014. Histoire de l’architecture moderne: structure et revêtement, p.292 29_Louis I. Kahn, texte d’une conférence, 1961, cité par D.B. Brownlee, D.G. De Long [trad. It.] p.71 30_Fanelli Giovanni, Gargiani Roberto, 2014. Histoire de l’architecture moderne: structure et revêtement, p.418-420 31_Ibid, p.405 32_Bernhardt, Uwe, 2002. Le Corbusier et le projet de la modernité: la rupture avec l’intériorité, p.111 33_Fanelli Giovanni, Gargiani Roberto, 2014. Histoire de l’architecture moderne: structure et revêtement, p.422 34_Cité dans « Kahn », Perspecta, 1961, n°7, p.9-20 35_Bernhardt, Uwe, 2002. Le Corbusier et le projet de la modernité: la rupture avec l’intériorité, p.111 36_Meiss, Pierre Von, 2014. De la forme au lieu + de la tectonique: une introduction à l’étude de l’architecture, p.151 37_Louis I. Kahn: silence et lumière : choix de conférences et d’entretiens 1955-1974, p.228 38_Ibid, p.207 39_Anna Zuburchen, 2016. À l’intérieur: les espaces domestiques du logement collectif Suisse, p.124 40_Meiss, Pierre Von, 2014. De la forme au lieu + de la tectonique: une introduction à l’étude de l’architecture, p.164 41_Ibid, p.151 42_Benoît Goetz, Théorie des maisons : l’habitation, la surprise, 2011, collection « Art et architecture » Robert Scholtus 43_Bernhardt, Uwe, 2002. Le Corbusier et le projet de la modernité: la rupture avec l’intériorité, p.111 44_Pierre Schneider, « Poissons rouges, fenêtres, ateliers », in Matisse, Flammarion, Paris, 1984, p.452 45_Fanelli Giovanni, Gargiani Roberto, 2014. Histoire de l’architecture moderne: structure et revêtement, p.418-420 46_Wajcman, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime, p.440 47_Ibid, p.442 48_Ibid, p.443 49_Louis I. Kahn: silence et lumière : choix de conférences et d’entretiens 1955-1974, p.228 50_Bruno Reichlin, cité dans : À l’intérieur: les espaces domestiques du logement collectif Suisse, p.111 51_Fanelli Giovanni, Gargiani Roberto, 2014. Histoire de l’architecture moderne: structure et revêtement, p.418-420 52_Cité dans : Anna Zuburchen, 2016. À l’intérieur: les espaces domestiques du logement collectif Suisse, p.122 53_Ibid, p.122

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Axonométries des différents systèmes d’ouvertures mis au point par Vector Architects


Conclusion

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Conclusion Nous avons débuté notre recherche en avançant l’hypothèse selon laquelle la fenêtre kahnienne pourrait être en réalité assez proche de la fenêtre albertienne. La problématique suivante avait alors été formulée : Peut-on envisager la fenêtre kahnienne comme héritière moderne de la fenêtre albertienne ? Pour parvenir à une réponse, nous avons mis en place une méthode particulière à savoir la détermination de quatre critères, visant à analyser la fenêtre, et le rapport qu’elle entretient avec l’individu. Nous allons alors désormais faire le récapitulatif de notre analyse, à travers ces quatre critères, dans les trois chapitres de la démonstration. STATUT DE LA FENETRE : ce premier critère permet d’identifier quel définition est donnée à la fenêtre. Autrement dit, comment est-elle considérée dans l’architecture ? La fenêtre se définit à l’origine par une ouverture filtrant l’air et la lumière, elle a alors un statut d’objet, identifiable, et se devant de concilier diverses fonctions. La fenêtre albertienne, dans la lignée de la fenêtre vitruvienne, conserve ce statut d’élément. La possible dissolution du mur, élément marquant du Mouvement moderne, vient remettre en question le statut de la fenêtre albertienne. La fenêtre n’est alors plus clairement identifiable, puisqu’elle peut se définir par « une rupture d’opacité ». De plus, les fonctions de la fenêtre peuvent être dissociées, une ouverture peut être pensée pour simplement donner la vue tandis qu’une autre apporte la lumière. Cette dissociation des fonctions reste un thème exploité par la fenêtre kahnienne. Cecidit, Kahn s’efforce de considérer la fenêtre comme la réunion harmonieuse de ces fonctions dans un seul dispositif. De ce fait, il semblerait que la fenêtre kahnienne retrouve le statut d’élément, identifiable dans l’espace, considéré d’ailleurs comme « l’élément le plus merveilleux d’une pièce ». La fenêtre albertienne semble dans une certaine mesure être réinvestie. IMPLICATION DU SUJET : ce deuxième critère vise à mettre en avant la relation qu’entretien l’individu avec la fenêtre. Quelle est son implication envers cette dernière ? Alors qu’à l’origine, la fenêtre semblait ne pas prendre en compte la vue, ce qui fait la principale composante de la fenêtre albertienne c’est précisément la possibilité pour l’individu de voir au dehors. Ainsi, le fait de « marier le cadre et le regard » fait que le sujet acquiert le statut de spectateur. Mais, ce point de vue figé, souverain, semble constituer une limite forte au modèle albertien. Or, la prise en compte du corps entier par le Mouvement moderne vient à enrichir considérablement l’implication du sujet. Kahn mobilise également la fenêtre comme moyen de mouvoir le corps dans l’espace architectural. Mais, plus que cela, la fenêtre, ou espace-lumière, rythme le parcours, invitant l’individu à se rendre vers la lumière. Plus encore, il est invité à s’y attarder. Le modèle de fenêtre albertienne est ici enrichi car ce n’est plus l’œil seul mais bien le corps entier qui est mobilisé par l’élément fenêtre. RAPPORT A L’EXTERIEUR : le troisième critère a pour but de qualifier le rapport à l’extérieur permis par la fenêtre. Quelle relation la fenêtre permet-elle d’entretenir avec le dehors ? Nous avons pu voir que la prise de pouvoir par le regard invite l’Homme à reconsidérer sa relation au dehors, à la nature. Le cadre albertien permet alors de se saisir de l’extérieur. La nature, à travers le cadre de la fenêtre, devient paysage. Avec le Mouvement moderne, on assiste à un changement de paradigme. Nous ne sommes plus dans une position aussi radicale


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nature/culture. Au contraire, les architectes s’efforcent d’atténuer cette barrière, en reliant plus étroitement l’Homme à la nature. Dans une certaine mesure, la fenêtre kahnienne place l’individu dans une relation étroite avec l’extérieur puisqu’il peut investir cet espace-lumière. De plus, la lumière, matérialisation de la course du soleil, est mise en scène par les ouvertures. Mais, cette rencontre Homme/nature n’est rendu possible que dans des moments privilégiés, percement dans une enveloppe qui prend une certaine épaisseur. Or, cette épaisseur, renforçant le sentiment d’intériorité chez le sujet, met tout de même une certaine distance avec le dehors. Ainsi, la fenêtre albertienne semble quelque part se retrouver ici. CONDITION DU SUJET : enfin, ce quatrième critère va nous permettre de déterminer la situation dans laquelle se trouve l’individu par rapport à la fenêtre. Qu’est-ce que la fenêtre est en mesure de produire sur la situation de l’individu vis-à-vis de l’extérieur ? Le sujet, jusqu’à présent dans un rapport d’exclusion avec l’extérieur, le dehors, se voit tout à coup accordé la possibilité d’entrevoir ce dehors, chez l’Autre. Cette position nouvelle, de regardant, le conforte dans sa situation d’intériorité. La possibilité de s’ouvrir renforce l’attrait que représente le caché. Si bien que cette situation, rendue possible par la fenêtre albertienne, donne naissance à ce que l’on appelle l’intime. Cette condition d’intériorité se voit être fortement remise en question avec le Mouvement moderne. En effet, certains dispositifs de fenêtre, ouvrant largement sur l’extérieur, placent le sujet dans une situation de quasi-transparence avec le dehors. Alors que nous avions justement défini l’intime par la possibilité de se lier au monde, depuis un intérieur rendant possible le caché, ici il est difficile d’obtenir ce caché. Or, avec Kahn, la fenêtre, qui acquiert une qualité d’habitabilité, accueille le sujet, qui peut alors se lier visuellement au dehors. Autrement dit, nous pourrions aller jusqu’à affirmer que l’intime est inhérent à la fenêtre kahnienne. Ainsi donc, tout comme notre fenêtre albertienne, la fenêtre kahnienne permet l’intime, et, plus que cela, elle le ritualise. Le sujet, attiré vers cet espace-lumière, est invité à s’attarder non plus devant la fenêtre, mais dans la fenêtre. Dans une certaine mesure, l’hypothèse énoncée au début du mémoire semble se valider. Effectivement, la fenêtre kahnienne semble se trouver dans une certaine filiation de la fenêtre albertienne. Mais il ne s’agit pas d’une copie de cette dernière, plutôt une version enrichie. En effet, l’étude du Mouvement moderne nous a permis de constater les nouvelles opportunités définies par les nouveaux paradigmes qui le définissent. Ainsi, alors que le mouvement moderne semblait annoncer la fin du modèle albertien, il renait dans l’architecture de Louis Kahn. Plus, encore, l’étude de certains projets d’architecture contemporaine nous montre que l’on retrouve le modèle kahnien aujourd’hui. Aussi, dans un certain sens, nous avons pu démontrer l’intérêt que représente la fenêtre albertienne. Aussi, cela expliquerait sa « résistance » à l’épreuve du Mouvement moderne. Mais, l’étude de cette période nous a permis de mettre en avant des qualités toutes nouvelles liées à la fenêtre, véritable sujet architectural. Enfin, Louis Kahn, par les principes qu’il met en place dans son architecture, semblerait quelque part s’affirmer dans une forme de continuité, de « réconciliation » avec le modèle albertien. C’est pourquoi nous avons pu identifier des concordances dans les critères d’analyse que nous avions mis en place. Toutefois, notons que le Mouvement moderne a beaucoup enrichi certain de ces critères. Ainsi, la fenêtre kahnienne est bien une héritière moderne de la fenêtre albertienne.


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Ouverture

OUverture Nous pourrions nous poser la question du devenir de la fenêtre albertienne de nos jours. Nous avions pu considérer que les nouveaux paradigmes du Mouvement moderne l’avaient fortement mise à l’épreuve. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Nous pourrions envisager que les nouvelles problématiques environnementales amèneront à re-questionner le travail des architectes sur la façade, et donc la fenêtre. Car, si on y réfléchit, la fenêtre est encore plus un sujet sensible aujourd’hui car elle se doit d’assurer de nouveaux enjeux, des enjeux environnementaux. Alors que la fenêtre se veut couture entre intérieur et extérieur, cette liaison pourrait ne pas être aussi «fluide» que celà. Le confort intérieur est de plus en plus mis en avant et la régulation thermique est un enjeu majeur. Aussi, la mise en place de nombreux dispositifs veillant à assurer une dépende d’energie moindre font que de nouvelles fonctions sont à prendre en compte dans les constructions. « Quel gaspillage d’énergie, quelle dépense pour aérer, chauffer, éclairer... Lorsqu’il suffit d’une fenêtre ! », nous pourrions être ammenés à re-questionner l’aphorisme de Luigi Snozzi. Car, la fenêtre pourrait bien devenir le support de nouveaux dispositifs répondant aux nouveaux enjeux climatiques. Il serait alors intéressant de savoir si nous avons à faire à une nouvelle mise à l’épreuve de la fenêtre albertienne. Car, nous l’avons montré, elle a su perdurer après le mouvement moderne, laissant une forme d’héritage. Aujourd’hui, nous pouvons par exemple citer certaines architectures qui mettent en avant un système d’enveloppe continue, une sorte de « peau » qui serait à même d’assurer un certain nombre de fonction du bâtiment. Ici, il semblerait que cette peau ait pour but d’assurer de nombreuses fonctions : une ventilation naturelle, un apport contrôlé de lumière, une gestion thermique, etc… Ici la façade se comporte comme une succession de fonctions, ajoutées les unes aux autres, qui forment l’enveloppe du bâtiment. Tout naturellement on en vient ici à se questionner de la place de la fenêtre dans de telles structures. Et, plus encore, il serait pertinent d’établir un cursus de bâtiment auxquels nous pourrions soumettre nos quatre critères d’analyse que nous avions pu établir pour ce mémoire. Nous pourrions citer la Signal Box (1) ou la bibliothèque de Cottbus (2) de Herzog & de Meuron par exemple.

(1)

(2)


Louis Kahn, Indian Istitute of Management, Amhedabab, 1974


Bibliographie

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Bibliographie BERNHARDT, Uwe et LE CORBUSIER, 2002. Le Corbusier et le projet de la modernité: la rupture avec l’intériorité. Paris, France : Harmattan. Collection L’ouverture philosophique. BROWNLEE, David B. et KAHN, Louis I. (éd.), 1992. Louis I. Kahn - le monde de l’architecte: l’exposition, organisée par The Museum of Contemporary Art, Los Angeles, présentée par le Centre de Création Industrielle du 27 février au 4 mai 1992. Paris : Centre Georges Pompidou. Collection Monographie. CAUQUELIN, Anne, 2002. L’invention du paysage. Paris : Presses Universitaires de France. CHING, Francis D. K., 2015. Architecture: form, space, & order. fourth edition. Hoboken, NJ : Wiley. DEPLAZES, Andrea, 2018. Construire l’architecture: du matériau brut à l’édifice : un manuel. DIENER & DIENER – De la Cité au Détail. Archizoom. Disponible à l’adresse : https://archizoom.epfl. ch/page-152838-fr.html DI ROBILANT, Manfredo, MAAK, Niklas, KOOLHAAS, Rem, WESTCOTT, James, BOOM, Irma, HARVARD UNIVERSITY, AMO, MOSTRA INTERNAZIONALE DI ARCHITETTURA et EXHIBITION ELEMENTS OF ARCHITECTURE (éd.), 2014. Elements of architecture: Window. Venezia : Marsilio. FANELLI, Giovanni, GARGIANI, Roberto, COLOMBET, Martine et PINON, Agostina, 2014. Histoire de l’architecture moderne: structure et revêtement. Presses polytechniques et universitaires romandes. FRAMPTON, Kenneth, 2009. L’architecture moderne: une histoire critique. Paris : Thames & Hudson. GEHL, Jan, 2012. Pour des villes à échelle humaine. Montréal : Éditions Écosociété JOUD, Christophe (éd.), 2016. À l’intérieur: les espaces domestiques du logement collectif Suisse. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes. Cahier de théorie, 13. KAHN, Louis I, BELLAIGUE, Mathilde et DEVILLERS, Christian, 1996. Louis I. Kahn: silence et lumière : choix de conférences et d’entretiens 1955-1974. Paris : Ed. du Linteau KATSIKA, Karolina, 2019. Dedans dehors. Approches pluridisciplinaires de la fenêtre. Presses universitaires de franche-comté. LE CORBUSIER et COHEN, Jean-Louis, 2005. Vers une architecture. Nouv. éd. Paris : Flammarion. Collection de l’esprit nouveau LE CORBUSIER, 1993. Une petite maison: 1923. Zürich : Artemis.


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La fenêtre albertienne à l’épreuve de la modernité

LE CORBUSIER, 1995. Almanach d’architecture moderne: documents, théorie, pronostics, histoire, petites histoires, dates, propos standards, apologie et idéalisation du standard, organisation, industrialisation du bâtiment. Paris : Editions Connivences. MEISS, Pierre Von, 2014. De la forme au lieu + de la tectonique: une introduction à l’étude de l’architecture STOICHIŢĂ, Victor I., 1999. L’instauration du tableau: méta peinture à l’aube des temps modernes. 2. éd., revue et corr. Genève : Droz. VACCHINI, Livio, 2006. Capolavori: chefs-d’oeuvre. Paris : Linteau. WAJCMAN, Gérard, 2004. Fenêtre: chroniques du regard et de l’intime. Lagrasse : Verdier. Collection « Philia ». ZUMTHOR, Peter, 2008. Atmospheres. Basel : Birkhäuser. ZUMTHOR, Peter, 2010. Penser l’architecture. Bâle : Birkhäuser. ZURBUCHEN, Anna, Habiter. Une affaire de fenêtres. Disponible à l’adresse : http://archivesma. epfl.ch/2013/080/zurbuchen_enonce/ZURBUCHEN_ENONCE_CORRIGE.pdf/




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