Edition du lundi 16 juillet 2012

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Vie du droit justice militaire maritime s’est quelque peu humanisée avec le code de justice maritime adopté en 1858, qui a mis fin à des châtiments comme la cale ou la bouline(20). Elle a définitivement disparu en tant que justice d’exception avec la loi du 8 juillet 1965, qui a instauré des règles uniques pour les trois armées de terre, de mer et de l’air(21). 2. Mais si quelques institutions ont disparu, d’autres ont résisté aux tempêtes de l’histoire et continuent de jouer un rôle éminent dans l’action de l’Etat en mer

Institution centrale de la coordination de l’action de l’Etat en mer, le préfet maritime peut être regardé comme le successeur de l’intendant de marine, officier civil appartenant au corps des officiers de plume et qui représentait l’autorité royale dans les ports et les arsenaux, disposant notamment de compétences en matière de gestion et de police. C’est pendant le Consulat que la fonction de préfet maritime a été créée, celui-ci étant chargé de la «sûreté des ports, de la protection des côtes, de l’inspection de la rade, et des bâtiments qui y sont mouillés»(22). La pérennité de cette institution marque l’attachement de l’Etat à la coordination de son action par une autorité déconcentrée. La notion de mer territoriale est un autre pilier du droit maritime actuel, qui délimite, de manière évidemment non exclusive, une part du champ de l’action de l’Etat en mer. C’est au XVIème siècle qu’un certain nombre d’auteurs, dont Jean Bodin, ont revendiqué la souveraineté de l’Etat sur les eaux maritimes adjacentes à la côte. La notion de mer territoriale s’est alors formée, selon l’expression d’Albert de la Pradelle, «sur la base du canon à une époque où l’on garnissait les côtes de pièces à feu pour les défendre »(23). La portée maximale du canon était de trois milles nautiques : la mer territoriale s’étendrait d’autant, et cette définition, qui relevait de la coutume, se retrouvait également dans certains actes ou traités. Ce n’est qu’avec la convention de Montego Bay de 1982 que la mer territoriale fut étendue jusqu’à la limite de 12 milles nautiques(24). Les limites de la notion de mer territoriale ont en outre donné naissance à la zone économique exclusive durant la deuxième moitié du XXème siècle(25). L’histoire de la notion de mer territoriale permet ainsi de souligner le rôle essentiel joué par la coutume pendant plusieurs siècles. De nombreuses dispositions de celle-ci sont désormais codifiées. D’autres institutions ont subsisté et gardent aujourd’hui un rôle important. Il en va ainsi par exemple de l’Académie de la Marine, à laquelle Rouillé a donné une existence officielle en 1752(26), ou des premières écoles d’hydrographie, fondées sous Richelieu, ancêtres de l’école navale créée en 1830 au tout début de la Monarchie de Juillet. Au terme de cette brève incursion dans l’histoire, il apparaît que l’action de l’Etat en mer a été marquée, sur la très longue période, par son intermittence : à des périodes d’engagement et d’ambition ont succédé des phases de repli ou de désintérêt. Aussi paradoxal que cela soit, l’intérêt stratégique de la mer n’a pas toujours été bien compris au cours des siècles par l’Etat et la présence d’une puissance maritime de premier plan, à proximité immédiate de nos côtes, a sans doute contrarié les ambitions maritimes françaises, militaires et civiles, et

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partant l’action de l’Etat en mer. En outre, alors même qu’un certain nombre de traits historiquement distinctifs de l’action de l’Etat en mer ont sombré dans les abysses, parfois pour le meilleur, comme l’existence d’une justice d’exception, cette action a survécu à toutes les traverses, elle s’est diversifiée et amplifiée, tout en restant marquée par des concepts et institutions qui ont contribué à façonner au cours des siècles le droit maritime. La physionomie de l’action de l’Etat en mer est pourtant aujourd’hui totalement différente de ce qu’elle était il y a encore cinquante ans. Cela est dû, selon moi, à plusieurs facteurs. Le premier est celui de l’émergence de nouveaux acteurs internationaux. La Marine française peut ainsi être engagée dans le cadre de l’OTAN, tandis que la politique de la pêche est un domaine qui relève très largement du droit de l’Union européenne. Le second facteur, intimement lié au premier, est la place prise par le droit conventionnel. La lutte contre la pollution marine, la sécurité en mer ou la lutte contre la piraterie sont par exemple des questions qui relèvent de plus en plus d’une approche commune à de nombreux Etats et plus seulement d’une approche monoétatique. La multiplication des activités, des opportunités mais aussi des risques ayant pour support l’espace maritime impose enfin d’adapter l’action de l’Etat et lui confère de nouvelles obligations. Espace dédié à des transports ou des trafics de toutes natures, espace stratégique d’un point de vue militaire, la mer est aussi le réservoir de ressources multiples mais pas infinies (avec la pêche et l’exploitation des fonds marins et du sous-sol). Elle est donc le cadre et le support d’activités économiques, voire de loisirs, mais aussi d’activités délictuelles ou criminelles. Réglementer ces multiples usages tout en assurant la sécurité de chacun, en préservant les ressources et en luttant contre les pollutions constitue un ensemble de défis importants pour l’autorité publique. Ces défis sont d’autant plus pressants que la globalisation du monde et des échanges ainsi que la multiplication des acteurs publics et privés en mer accroît les risques de choc des intérêts dans les espaces maritimes. Dans ce contexte, des responsabilités nombreuses pèsent sur l’Etat, du fait de ses intérêts, certes, mais également de l’exigence de protection de ses ressortissants comme de ses engagements internationaux. Comment par exemple agir lors du naufrage d’un navire battant pavillon maltais, dont l’armateur est italien et qui est affrété par une société française ? Comment lutter de manière efficace et coordonnée contre toutes les formes de piraterie ? Comment, encore, protéger les frontières maritimes dans le cadre de l’Union européenne ? L’intérêt d’une action efficace de l’Etat en mer ne saurait donc être méconnue, aujourd’hui moins que jamais, ni, par là même, l’intérêt de ce colloque.

Notes : (1) A. Anthiaume, Le Navire. La construction en France et principalement chez les Normands, Paris, Ed. Eugène Dumont, 1922. (2) Selon la formule du cardinal d’Ossat, grand diplomate, qui estimait au début du XVIIème siècle que c’était une honte qu’un «si grand royaume flanqué de deux mers n’ait pas de quoi se défendre par mer contre les pirates et corsaires, tant s’en faut contre les princes» (cité par P. Clément, Histoire de la vie et de l’administration de Colbert, Paris, 1846, Guillaumin, p. 375). (3) Ch. de la Roncière, Histoire de la marine française : la Guerre de trente ans ; Colbert, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1920, tome 5. (4) B. Barbiche, «Les questions coloniales au Conseil du Roi, de Richelieu à Louis XVI», in J. Massot (dir.), Le Conseil d’Etat et l’évolution de l’outremer français du XVIIème siècle à 1962, Dalloz, 2007, p. 16-17. (5) L’inscription maritime réglemente l’enrôlement des gens de mer, qui servent sur les bâtiments du roi selon un système de rotation (système des classes). Quant à la caisse des invalides, elle constitue la première mesure sociale qui fut spécifique aux marins et fut instituée afin de secourir les marins blessés ou invalides. (6) Le plus célèbre commentateur de l’ordonnance de 1681 ne craignait d’ailleurs pas les superlatifs pour décrire ce « chef d’œuvre législatif » : «l’admiration fut universelle, à la vue d’une ordonnance si belle dans sa distribution économique, si sage dans sa police générale et particulière, si exacte dans ses décisions, si savante enfin que dans la partie du droit, elle présente autant de traités abrégés de jurisprudence qu’il y a de sujets qui en font l’objet» (Valin, Nouveau commentaire sur l’ordonnance de la marine du mois d’août 1681, La Rochelle, 1761, tome premier, p. 3). L’ordonnance de 1681 se compose de 704 articles, répartis en cinquante-trois titres, dans lesquels sont passés en revue les détails du commandement, les pavillons, la sûreté à bord, la garde des ports et des arsenaux… L’ordonnance de 1689 se compose pour sa part de 1406 articles répartis en 108 titres. Sur tous ces points, voir notamment P. Clément, Histoire de la vie et de l’administration de Colbert, op. cit., p. 374 et s. ; dans R. Mousnier (dir.), Un nouveau Colbert, Paris, 1985, Sedes, les contributions de M. Boulet-Sautel, «Colbert et la législation», p. 119 et s. et de E. Taillemite, «Colbert et la Marine», p. 217 et s. (7)Voir, par exemple, J. Tramond, Manuel d’histoire maritime de la France, Paris, Ed. Challamel, 1916 ; M. Filion, «La crise de la Marine française, d’après le mémoire de Maurepas de 1745 sur la marine et le commerce», Revue d’histoire de l’Amérique française, 1967, vol. 21, n° 2, p. 230 et s. (8) E. Taillemite, Louis XVI, le navigateur immobile, Paris, Payot, 2002. (9) Des hommes comme l’amiral Kerguelen ou le comte de LatoucheTréville appelaient ainsi de leurs vœux un état de chose plus conforme à la raison et à la justice. Voir par exemple G. Delépine, L’amiral Kerguelen et les mythes de son temps, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 179 et s. (10) Sur tous ces points, voir J. Tramond, Manuel d’histoire maritime de la France, Paris, Ed. Challamel, 1916, p. 567 et s. ; W. S. Cormack, Revolution and political conflict in the French navy (1789-1794), Cambridge University Press, 1995. (11) B. Barbiche, «Les questions coloniales au Conseil du Roi, de Richelieu à Louis XVI», op. cit., p. 16-18. (12) E. Taillemite, «Le Conseil du Roi et les colonies sous Louis XIV», in Le Conseil d’Etat et l’évolution de l’outre-mer français du XVIIème siècle à 1962, op. cit., p. 9 et s. (13) A. Berbouche, Pirates, flibustiers et corsaires de René Duguay-Troüin à Robert Surcouf. Le droit et les réalités de la guerre de course, Paris, Ed. Pascal Gaboldé, 2010, p. 74-75. (14) L.-A. de Bougainville, Voyage autour du monde par la frégate du Roi La Boudeuse, Paris, Saillant et Nyon, 1771. (15) L.-A. Milet-Mureau, Voyage de La Pérouse autour du monde, Paris, Plassan, 1798. (16) Sur tous les points développés par la suite, voir A. Berbouche, op. cit. (17) Les Etats-Unis, qui n’ont pas signé la déclaration de Paris de 1856, ont récemment renoué avec la course, une loi de 2001 permettant en outre au Département d’Etat de délivrer des licences corsaires sans l’aval du Congrès. Une entreprise américaine de sécurité maritime a armé en 2007 un navire de guerre et poursuivi dans le golfe d’Aden les pirates oeuvrant au large de la Somalie ; voir A Bercouche, op. cit., p. 224-225. (18) Voir J.-P. Zanco, «Cent ans rue Royale. Le siège de l’administration de la marine au XIXème siècle», Revue historique des armées, 2007, n°248, p. 12 et s. (19) Voir J.-P. Zanco, «Autour du Code de justice maritime (1858-1965). Une brève histoire de la justice maritime», Revue historique des armées, 2008, n° 252, p. 72 et s. (20) La cale consistait à arrimer la personne à une vergue et à la plonger dans l’eau plusieurs fois de suite ; la bouline consistait à faire passer plusieurs fois la personne entre deux rangées de marins armés de cordes. (21) Loi n°65-542 du 8 juillet 1965 portant institution d’un code de la justice militaire. (22)Par une ordonnance du 7 floréal an VIII, voir Rapport d’information sur l’action de l’Etat en mer, Sénat, 2004-2005, n°418, p. 7-8. (23) Cité par J.-P. Pancracio, Droit de la mer, Paris, Dalloz, 2010, p. 151. (24) Sur l’évolution historique de la notion de mer territoriale, voir J.-P. Pancracio, op. cit., p. 150-155. (25) Ibid., p. 170. (26) M. Allard, «Antoine-Louis Rouillé, secrétaire d’Etat à la Marine (17491754)», Revue d’histoire des sciences, 1977, t. 30, n°2, p. 97 et s.

*Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

Les Annonces de la Seine - lundi 16 juillet 2012 - numéro 47

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