La Première Femme nue | Christophe Bouquerel

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Christophe Bouquerel

je l’épargne, car il sait courir à mes côtés sans me ralentir de son piétinement et tous les deux, nous allons notre chemin à travers les futaies que nous ravageons d’un commun élan. Je ne sais pas moimême où notre frénésie nous mène ! Mais, soudain, je débouche, à l’orée de la forêt, devant le temple tapi au creux de la montagne, celle de mon enfance, et là, là, je découvre qui je suis venue tuer ! Avec qui je suis venue du bout du monde régler mes comptes d’immortelle ! Lui, le guerrier blond, le lion, le fauve et faux Akhilleus ! Il se dresse devant moi, alors que je m’approche comme la foudre de la porte du sanctuaire, et je dois faire très attention à ne pas raidir mon geste pour garder cette fluidité implacable de la vierge fille de Lêtô ! Et voici que déjà la flèche est partie. A jailli de moi. La pointe s’enfonce à travers la gorge du guerrier, qui, les yeux affolés – ces yeux, oh ces yeux de l’homme-lion qui meurt comme un mouton, fou de terreur, je les ai déjà vus –, les mains crispées sur la hampe, bascule en arrière dans un flot de sang. L’élan de mon cri de triomphe me fait courir encore plus vite ! Si je m’arrêtais, pour satisfaire humainement ma vengeance, je lui trancherais la gorge, avec la dague qui naît dans les replis de ma ceinture et qu’il faudra que j’indique au sculpteur, parce qu’elle fait aussi partie d’Artémis. Je lui sectionnerais les deux mains et les deux pieds et le sexe, verge et testicules, que je lierais autour de son cou. De sa crinière réunie en un chignon hâtif, sur lequel j’essuierais mes mains poisseuses, j’attacherais son cadavre à la croupe du sanglier qui m’accompagne et je le traînerais à travers les broussailles et les épines de la forêt, jusqu’à ce que ses membres rompus se défassent et que son corps entier parte en morceaux, afin de ne pas laisser l’ombre de mon tourmenteur s’apaiser dans le repos dû aux morts. Et rien de tout cela, de la réalisation foudroyante de ma vengeance, tous ces cadavres d’hommes gisant sur mon chemin, n’aura marqué d’une seule goutte de sang ma tunique immaculée ni mes cuisses découvertes ! Mais je ne m’arrête pas, je sais où je vais maintenant ! Tout là-bas, au sommet de la montagne sacrée où s’achèvera d’elle-même ma course, m’attend mon père, Zeus tout-puissant, et le jeune homme poète et lumineux, Phaidros Apollôn, qui n’est plus mon amoureux mais mon frère jumeau. Oui, ce sont eux que je vais rejoindre dans leur triomphe ! Puisqu’ils ne peuvent pas retrouver ma trace, c’est moi qui dois aller me jeter dans leurs bras ! Et là, je me reposerai enfin ! Soudain, après cette exultation de rage immortelle, qui m’a fait perdre la conscience du moment présent, la fatigue humaine de la pose me tombe d’un seul coup sur les épaules. Retour à la réalité. Mon bras levé, mon poignet tordu, mes orteils raidis, ma jambe

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