Extrait "Bons baisers de Rome"

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ISBN 978-2-330-14738-9

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DÉP. LÉG. : MARS 2021 45 e TTC France www.bru-zane.com www.actes-sud.fr

ALEXANDRE DRATWICKI

Bons Baisers de Rome Les compositeurs à la Villa Médicis (1804-1914)

BONS BAISERS DE ROME

Directeur artistique du Palazzetto Bru Zane, docteur en musicologie de Paris IV-­ Sorbonne et ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome (Villa Médicis), Alexandre Dratwicki est spécialiste de la musique française du XIXe siècle. Diplômé du Conservatoire de Paris (esthétique), il a enseigné l’histoire de la musique dans plusieurs universités et a été producteur à Radio France. La publication de sa thèse, Un nouveau commerce de la virtuosité (1780-1830), a reçu le prix des Muses 2007 de l’essai. Il a dirigé plusieurs ouvrages collectifs dont Le Concours du prix de Rome de musique (1803-1968) (avec Julia Lu, 2011), Le Concerto pour piano français à l’épreuve des modernités (2016) et Le Fer et les Fleurs : Étienne-Nicolas Méhul (avec Étienne Jardin, 2017).

Alexandre Dratwicki

/ PALAZZETTO BRU ZANE

À partir de son ouverture à la musique en 1803, le prix de Rome devient le sésame convoité par tous les apprentis compositeurs, point final d’une formation généralement suivie au Conservatoire de Paris. Couronnement d’un cursus, ce concours offre à ses lauréats un séjour de perfectionnement à l’Académie de France à Rome, installée sur les hauteurs du Pincio dans la somptueuse Villa Médicis. Les musiciens y côtoient leurs collègues des autres sections (architecture, peinture, sculpture et gravure) durant une période de deux à cinq ans au cours de laquelle ils doivent produire des partitions – les “envois de Rome” – destinées à être jugées par l’Institut. Cette opportunité, à première vue extraordinaire, se révèle pour un certain nombre de jeunes gens une contrainte qui les éloigne de Paris au moment où la construction d’un réseau professionnel s’avère capital. Épisode souvent décisif dans l’élaboration d’un style personnel, entre fin de formation et début de carrière, le séjour italien concerne la plupart des grandes figures musicales romantiques (Hérold, Halévy, Berlioz, Gounod, Bizet, Massenet ou encore Debussy). La vie quotidienne des pensionnaires, leur production artistique et leurs voyages d’étude ou de loisir interrogent autant leur rapport avec l’Italie elle-même qu’avec les grands mouvements esthétiques européens. La Villa serait-elle simplement la “caserne académique” conventionnelle dont parle Berlioz, ou plutôt une arène animée de confrontations fécondes ? Contestation et transgression y distinguent bien souvent le talent du génie.

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Le corpus des envois de Rome offre un cadre d’observation idéal pour évaluer les conséquences artistiques d’un séjour dans la capitale et la campagne italiennes. Les productions de la fin du siècle sont en particulier révélatrices, car le règlement de 1894 autorise à soumettre des partitions d’un nouveau type – la suite d’orchestre, comme déjà dit – dans lesquelles les impressions de voyage se matérialisent plus aisément qu’ailleurs. Beaucoup de pensionnaires de cette époque ont également laissé de volumineuses correspondances dont les narrations colorées trouvent des échos parfois immédiats dans la musique qu’ils composent. Ce pittoresque – la nature saisie sur le vif dans toute sa crudité – a longtemps été banni des préceptes académiques. Au cours d’une houleuse ­discussion de la section de peinture de l’Institut, en 1872, Lehmann exhorte à ne pas encourager “le réalisme et l’ethnologie à outrance, ce sont des branches souvent séduisantes mais qui fleurissent trop souvent aux dépens de ce qu’il importe de voir fleurir et fructifier1”. L’évolution de la pensée moderniste s’accélère pourtant à tel point, dans les vingt dernières années du siècle, que le naturalisme gagne bien vite le Pincio. Les conseils privés de certains professeurs à leurs anciens élèves poussent aussi à retrouver le chemin de la réalité telle qu’elle se présente au voyageur. Dans une lettre de Signol à Machard, le maître recommande : “Voyez beaucoup, voyagez beaucoup aussi […]. J’entends par voir : voir le crayon ou même le pinceau à la main2.” Dans ce contexte, la suite pour orchestre mérite qu’on s’y arrête à nouveau. Les pièces les plus intéressantes à commenter se distinguent par l’utilisation d’un support extramusical servant de guide à l’inspiration du compositeur. L’existence de ce support transparaît au travers de titres plus ou moins suggestifs (donnés à l’œuvre dans son entier ou à chaque mouvement isolément) voire d’un programme détaillé, résumé littéraire de l’action que la partition dépeint. Or, dans ce répertoire de suites envoyées de Rome, un certain nombre prend pour sujet d’inspiration le voyage en Italie lui-même et la découverte de ses splendeurs3 :

1.  Procès-verbaux de l’Académie des beaux-arts, 31 janvier 1872, AABA [2E14. 2.  Lettre de Signol à Machard, Paris, 30 mai 1866, bibliothèque de l’École nationale supérieure des beaux-arts, département des manuscrits [Mss 759‑1 (42914). 3. Signalons la Suite pour orchestre d’Alfred Rabuteau, dont le manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale est daté de 1873 et qui, quoiqu’elle ne soit pas mentionnée dans les

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–  Jules Massenet : Pompéia (1866) –  Gabriel Pierné : Suite pour orchestre (1883) –  Gustave Charpentier : Impressions d’Italie (1889) –  Charles Silver : Poème carnavalesque (1892) –  Henri Busser : À la Villa Médicis (1894) –  Max d’Ollone : Souvenirs d’Italie (1899) –  Victor Gallois : Esquisses italiennes (1907) –  André Gailhard : Pièces pittoresques romaines (1911) –  Jules Mazellier : Impressions d’été (1911)

Gustave Charpentier, Impressions d’Italie, page de titre. © Collection particulière

rapports sur les envois de Rome, pourrait bien faire partie de ce corpus. Le second mouvement est titré “Souvenir d’Italie” et le quatrième “Finale. Tarentella”. Voir F-Pn [MS-7006.

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Partitions de jeunesse, ces envois n’ont pas tous connu l’opportunité d’une édition et plusieurs manuscrits sont aujourd’hui égarés ou détruits. On ne conserve ainsi des pièces de Gallois ou de Gailhard que les rapports laconiques de l’Académie. Le sort des Souvenirs d’Italie de d’Ollone est particulièrement énigmatique puisqu’ils ne sont pas même mentionnés dans le catalogue des œuvres que l’auteur rédigea lui-même1. On déplorera en particulier la disparition de Pompéia de Massenet, dont certaines pages ont été réemployées dans Les Érinnyes et dans une Musique pour une pièce antique2. Ces neuf suites permettent de tracer le portrait du genre tel que l’entendent les pensionnaires – c’est-à-dire tel que l’escompte l’Académie : pièces ambitieuses (“sérieuses”, dira Pierné3), elles se découpent en trois, quatre ou cinq mouvements4. Leur durée varie donc considérablement. La liberté partiellement revendiquée dans la forme l’est aussi dans l’inspiration : les titres (hormis chez Pierné) trahissent une pensée extramusicale qui s’organise selon un programme précis (chez Silver5), une trame narrative plus elliptique (chez Busser et Mazellier) ou un canevas d’impressions volontairement éparses (chez Massenet, Charpentier, d’Ollone, Gallois et Gailhard). Dans tous les cas, l’auditeur est guidé dans son écoute par des intertitres donnés en début de chaque mouvement6 :

1. Voir Catalogue des œuvres de Max d’Ollone, F-Pn [Rés. 2690. 2.  La suite est néanmoins créée sous sa forme originelle au Casino de Paris le 24 février 1866. Voir Oléon et Dibbern, Massenet : catalogue général des œuvres, p. 223. 3.  “Ce sera une suite sérieuse.” (Lettre de Pierné à ses parents, 19 mars 1883, citée dans Pierné, Correspondance romaine, p. 96.) 4.  Trois mouvements chez Busser et Pierné, quatre chez Silver et Gallois, cinq chez Charpentier, d’Ollone et Mazellier. 5.  Le programme du Poème carnavalesque est de la plume de Romain Coolus. En résumé, le protagoniste assiste au défilé du carnaval de Rome. Il se glisse dans la foule pour aller rejoindre son amante à qui il chante une sérénade passionnée. Il la rejoint ensuite dans son alcôve, puis, tandis que la fête bat son plein, le jeune homme se remémore avec délice cette première étreinte. 6.  Le Figaro note, à la première audition de “Napoli” des Impressions d’Italie de Charpentier : “C’est une fantaisie assez développée et dont le titre dit la couleur.” (Le Figaro, 1er novembre 1891, p. 2.)

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Massenet : Pompéia Prélude ; Hymne d’Éros (danse grecque) ; Chœur de funérailles ; Bacchanale Pierné : Suite pour orchestre Entrée en forme de menuet vif ; Marche funèbre ; Intermezzo ; Tarentelle Charpentier : Impressions d’Italie Sérénade ; À la fontaine ; À mules ; Sur les cimes ; Napoli Silver : Poème carnavalesque Le Bonhomme carnaval et son cortège ; Sérénade à Lydie et Scène d’amour ; Saltarelle et final Busser : À la Villa Médicis La Villa et les jardins ; Un soir de mai au bois ; À San Gaetano D’Ollone : Souvenirs d’Italie Chant populaire sicilien ; Sorrente ; Annonciation ; Midi ; Finale Gallois : Esquisses italiennes Paysage ; Partie de campagne à âne ; Nocturne ; Fête des vendanges Gailhard : Pièces pittoresques romaines Lever de soleil dans la campagne ; Une chanson passe ; Nuits dans les jardins de la Villa ; Aux bords du Tibre Mazellier : Impressions d’été Le Réveil aux champs ; L’après-midi sous les charmilles ; Pendant l’orage ; Rêverie au crépuscule ; Bruits de fête dans la nuit

Chaque titre évoque assez ce que prétend peindre la musique. Et ce vocabulaire pictural n’est en rien déplacé pour parler d’œuvre dont les mouvements se définissent volontiers comme des “esquisses” musicales. C’est le cas des Esquisses italiennes de Gallois, mais aussi des Souvenirs d’Italie de Max d’Ollone sous-titrés “Cinq esquisses pour orchestre”. D’ailleurs, la critique accentue le pittoresque (littéralement, “qui mérite d’être peint”) en utilisant un champ lexical plus propre aux arts du 431

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dessin : pour un journaliste, “Napoli” de Charpentier semble “une véritable peinture des fêtes napolitaines1” quand un autre conclut que “cela forme tableau2”. En musique, ce type de prétendue esquisse relève davantage de l’imprécision narrative du sujet – une vision fugitive – que de son traitement technique, qui est tout sauf un premier jet lâche et spontané.

Henri Busser, À la Villa Médicis, page de titre. © Académie de France à Rome

1.  L’Événement, 3 novembre 1891, p. 4. 2.  Le Gaulois, 1er novembre 1891, p. 4.

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Plusieurs similitudes d’inspiration permettent d’étudier ce corpus selon quatre axes majeurs qui semblent les sujets de prédilection des pensionnaires : la lumière d’Italie, l’immensité des espaces, l’agitation de la fête et le folklore musical. La lumière d’Italie Le ciel toujours bleu de Rome inspire à Berlioz une angoisse inexplicable alors qu’il admire ailleurs les contrastes violents des saisons et des climats, les comparant aux élans de l’âme. En l’occurrence, le soleil de Rome trouve chez les pensionnaires peintres de fervents admirateurs, tous s’extasiant sur ses qualités de luminosité. Pierné décrit l’une de ses premières visions pittoresques en insistant sur cette clarté particulière : De 9 h à 11 h, je suis sorti avec Marty1 par un soleil radieux. Sur le grand escalier de l’église2, des Italiens et des Italiennes dansaient la tarentelle au son du tambour de basque et d’une flûte. Quelle impression j’ai ressentie ! Le soleil jetait ses rayons sur les costumes colorés des chauchards3.

L’ouvrage perdu de Max d’Ollone, Souvenirs d’Italie, consacre un mouvement entier (Midi) à la transposition musicale de l’éclat du soleil romain, ce “soleil en fusion4”, comme le décrit Charpentier. Une orchestration étincelante, qu’on imagine saturée de timbres brillants (comme les clarinettes et hautbois dans l’aigu de leur tessiture) fait dire aux académiciens : “Midi donne l’impression d’un soleil pesant et semble la paraphrase musicale de la poésie de Leconte de Lisle : Midi, roi des étés… etc.5” L’interaction entre les arts prônés par l’Académie trouve ici une splendide application : une peinture musicale évoque

1.  Le compositeur Georges Marty avait obtenu le premier grand prix de Rome en 1882, quand Pierné remportait le second premier grand prix. Ils cohabitèrent donc comme pensionnaires musiciens pendant deux ans à la Villa Médicis. 2.  Il s’agit de la Trinité des Monts, distante de quelques centaines de mètres à peine de la Villa Médicis. 3.  Lettre de Pierné à ses parents, 5 février 1883, citée dans Pierné, Correspondance romaine, p. 42. 4. Charpentier, Mémoires, p. 57. 5.  Rapport sur les envois de 1899, AAFR [134.

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une poésie contemporaine. Cette même “Midi brûlante1” est suggérée par le programme sur lequel travaille Mazellier pour ses Impressions d’été. L’envoi antérieur de Charpentier parvient, lui aussi, à recréer une sensation d’accablement selon Alfred Ernst, lequel ressent “la brûlante clarté du soleil2” dans “À la fontaine”, puis croit découvrir peu après une “étendue brûlée de soleil3” (“Sur les cimes”). Dans ce dernier morceau, deux acmés “grandioso4” usent d’une orchestration élargie au maximum pour traduire l’impression de chaleur et de pesanteur, mais aussi d’éblouissement. La tonalité de la majeur, implacablement stabilisée, ajoute à l’effet de saisissement.

Charpentier, Impression d’Italie, “Sur les cimes”, motif de l’éblouissement

Si les jeux de lumières fournissent aux peintres et aux musiciens l’occasion de subtils maniérismes artistiques, notamment lorsqu’ils prétendent fixer le miroitement du soleil dans l’eau, les effets d’ombres présentent un intérêt supérieur par les contrastes plus ou moins francs qu’ils sousentendent, telle une application du sfumato pictural de la Renaissance. “L’après-midi sous les charmilles” de Mazellier ou “Aux bords du Tibre” de Gailhard l’illustrent parfaitement, mais plus encore peut-être “La Villa et les jardins” de Busser, où s’opposent l’aspect massif du bâtiment et l’intimité des bosquets qui l’entourent. Dans le cas de Mazellier, le 1.  Jules Mazellier, Impressions d’été, Paris : Digoudé-Didet, 1911, p. 1. 2.  Alfred Ernst dans Gustave Charpentier, Impressions d’Italie, Paris : Tellier, 1892, p. 1. 3.  Même référence. 4.  Mesures 44 et 96 de l’édition Tellier pour piano à 4 mains. Il faut noter que ­Charpentier remania considérablement son œuvre tout au long de sa vie, ce qui explique que plusieurs versions subsistent.

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solo de clarinette initial porte en lui seul le paradoxe du chromatisme et du diatonisme, du conjoint et du disjoint, du tempo fixe et du rubato, du ­crescendo et du decrescendo.

Mazellier, Impressions d’été, “L’après-midi sous les charmilles”, motif obsédant de la langueur

Pour décrire ces recoins paisibles, Busser utilise des gammes de sonorités délicates faisant intervenir majoritairement des combinaisons d’instruments solistes (flûte et clarinette, violon et harpe, etc.). Un parallèle s’impose avec la peinture de ces mêmes années qui goûte “l’esquissé, le tâtonnant et le susurré1”. Au final, le passage du jour à la nuit – qu’il s’agisse de l’aube ou du crépuscule – cristallise la confrontation entre lumière et obscurité, entre chaleur et fraîcheur, entre activité et sommeil. “La Villa sous le soleil naissant a, dans ses angles, des ombres d’un bleu intense qui la font surgir sous le ciel comme un palais de conte de fées2.” Ce n’est pas un peintre qui s’exprime ainsi, mais le compositeur Gustave Charpentier, piqué de poésie. Le même s’extasiera à Naples : “Au bord du golfe, le soir tombe lentement, attachant au bleu qui nous entoure des pourpres, des roses, puis des violets qui deviennent verts3.” Depuis les recueils pianistiques de Field ou Chopin, le xixe siècle avait cultivé une typologie des effets musicaux traduisant cet apaisement de l’âme dans la contemplation du jour fuyant ou naissant. Du “Nocturne” de Gallois à la “Rêverie au crépuscule” de Mazellier ou aux “Nuits dans les jardins de la Villa” de Gailhard, les pensionnaires étoffent leurs coloris orchestraux d’irisations qu’on qualifierait volontiers de “méditerranéennes” : un tel fait entendre dans le lointain un chant populaire scrupuleusement noté, tel autre utilise 1.  Jacques-Émile Blanche, Les Arts plastiques. La Troisième République de 1870 à nos jours, Paris : Les Éditions de France, 1931, p. xv. 2. Charpentier, Mémoires, p. 56. 3.  Même référence, p. 58.

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un instrument local (la mandoline chez Silver) pour mieux situer sa narration. Charpentier est impressionné par ces effets de lumière, lui dont “la fenêtre entr’ouverte sur Rome endormie laisse apercevoir un ciel si lumineux que l’on en vient presque à l’imaginer factice avec ses étoiles qui seraient comme des accessoires de théâtre excessifs et plus ou moins habilement accrochés1”. La nature est une partenaire privilégiée de cette transition entre lumière et ombre : “Le réveil aux champs” de Mazellier ou, à l’inverse, “Un soir de mai au bois” de Busser en sont de parlants exemples. Cette dernière pièce, en particulier, déploie un arsenal impressionnant d’effets orchestraux joués “misterioso”. De longues cantilènes de cor anglais et de clarinette animent le murmure des cordes aiguës en trémolos, celles-ci figurant peut-être le jeu du vent dans les branchages.

Busser, À la Villa Médicis, “un soir de mai au bois”, motif de l’ombre

Rares sont les pensionnaires qui dérogent à cette page obligée du nocturne, et même le pétillant Poème carnavalesque de Silver s’achève sur une touche poétique induite par le programme littéraire : “Sous la nuit étoilée, au loin le Corso s’irradie…” La sensation de distance donne alors à l’éclairage une portée supplémentaire. L’immensité des espaces Hébergés au sommet d’une colline de Rome, les pensionnaires ne pouvaient pas rester insensibles aux vues qui s’offraient à eux : la ville dominée par le Vatican d’un côté, l’immense jardin de la Villa Borghèse de l’autre. Le peintre Papety décrit la scène à ses parents : Je voudrais que vous puissiez voir un instant ce que je vois en ce moment. Le temps est magnifique. Je vous écris à l’ombre d’un aloès. À quelques 1.  Même référence, p. 39.

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pas de moi est un précipice. J’entends des gens qui parlent là-bas au fond. Plus loin, je vois la Villa Borghèse avec ses sapins au-dessus desquels on aperçoit le [Termiccillo], montagne des Sabins qui est couverte d’une neige éblouissante. Tout ça traversé par un aqueduc qui fournit les eaux de la Villa. Puis, de l’autre côté, on voit la plaine du Tibre et ce fleuve qui, réfléchissant les rayons de soleil, ressemble à un morceau d’or, puis le Capitole et sa tour qui se termine sur la campagne d’Ostie. Puis cette foule de dômes, ces clochers qui carillonnent au loin, et puis ces petites fumées qui cachent une partie des maisons, puis les arches du conclave, le palais du Pape, le grand pin Colonna, la vieille tour de Néron et cet immense S[aint] Pierre qu’on voit de tous côtés. De l’autre côté, à mes pieds, la promenade du Pincio avec des toilettes charmantes. Derrière moi, un bois de chênes verts sous lesquels il fait toujours nuit et où le vent bruisse continuellement. […] C’est vraiment enchanteur. Quel beau pays ! Je suis dans le ravissement1.

Le programme dont s’inspire Busser fait de ce paysage un souvenir mémorable pour le nouveau venu : “Tout d’abord, c’est le majestueux panorama de Rome qu’il découvre de la terrasse de la Villa2.” Le bâtiment, à lui seul, semble toiser le visiteur lorsqu’il en franchit le seuil, notamment parce que l’étroite Viale Trinita dei Monti ne permet pas d’aborder l’édifice de face sur une longue distance. “Devant moi se dresse, imposant, un grand bâtiment aux fenêtres bordées de fer et à la porte massive3”, écrira Charpentier. C’est cette sensation de gigantisme que traduit le mouvement initial de la suite de Busser (“La Villa et les jardins”). L’espace sonore est immédiatement saturé par un fortissimo d’orchestre d’où émergent plusieurs fanfares de trompettes et de rutilants arpèges. Le style annonce la démesure des futurs péplums cinématographiques et le journaliste du Ménestrel, lors de la première audition de l’œuvre en janvier 1896, évoque très justement un “premier morceau plein d’ampleur4”.

1. Amprimoz, “Lettres de Dominique Papety à ses parents et ses amis, Rome, 1837‑1842”, p. 247‑248. 2.  Henri Busser, À la Villa Médicis, Paris : Lemoine, 1901, p. 1. 3. Charpentier, Mémoires, p. 34. 4.  Le Ménestrel, 26 janvier 1896, p. 30.

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Busser, À la Villa Médicis, “La Villa et les jardins”, motif de la Villa

Le palais de l’Académie de France n’est évidemment pas le seul lieu d’observation panoramique pour les pensionnaires. Beaucoup suivent leurs camarades peintres lorsqu’ils s’aventurent dans les campagnes environnantes. Blondeau raconte ainsi l’épopée qui le mène au sommet du Vésuve : Nous examinâmes à loisir tout ce qui s’offrait à nos regards dans l’immense horizon qui nous environnait, et à nos pieds : la pleine mer, les navires qui la sillonnaient, les montagnes dans le lointain, les campagnes entourant le volcan, ces longs chemins noirs et brûlés, tracés par la lave, et que les siècles n’avaient pu effacer ni rendre à la culture, cette bouche béante, là, près de nous. […] Tout cela avait quelque chose d’imposant, de terrible, et de magnifique à la fois1 !!

Le déplacement dans ces endroits peu praticables – “des endroits inexplorés où les diligences n’atteignent point2” – se fait, au début du xxe siècle encore, à dos de mulets, ce qui rend la promenade particulièrement pittoresque. Lancé dans un périple de plusieurs mois avec le compositeur Ernest Boulanger, Hippolyte Flandrin écrit à ses parents : Le lendemain, 25 avril [1837], jour de départ. […] On amène les mules et nous les tirons au sort. […] À une croisée de chemins nos mules ne font point mentir leur antique réputation, car chacune choisit sa direction, c’est le diable pour les ramener à la bonne : elles veulent entrer dans toutes les maisons, prendre tous les sentiers ; mais notre guide, ne ménageant point les coups de bâton, parvient enfin à mettre un peu de régularité dans la 1. Blondeau, Voyage d’un musicien en Italie, p. 360. 2. Charpentier, Mémoires, p. 48.

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marche. […] Dans un endroit très scabreux, la mule de Papety1, ruant, manque à lui faire piquer une tête, mais il se retient adroitement. Un moment après je reçois un coup de pied sur l’os de la jambe. […] La malheureuse mule de Boulanger ne veut pas avancer. […] Les chemins toujours plus horribles. Nos pauvres mules s’embourbent jusqu’aux genoux, enfin la mienne refuse d’aller. Je veux la forcer, elle se couche dans le plus épais buisson et se met dans une position très critique. Enfin, je parviens à me dégager et à la relever, mais elle ne veut plus bouger et il faut que j’aille à pied jusqu’à Olevano2.

Paul Flandrin, Promenade à mule dans la campagne romaine © Académie de France à Rome, recueils de caricatures

Charpentier décrit une promenade moins compliquée dans le ­troisième mouvement de ses Impressions d’Italie, “À mules”. Après avoir installé un motif rythmique figurant le trot régulier des animaux, il insiste principalement sur l’opposition de deux groupes de personnages folkloriques 1. Papety raconte la même mésaventure à ses parents dans une lettre de juin 1837 : “Arrivés à un certain endroit très dur, voilà ma mule qui se met à ruer ferme. Je chancelai sur la selle parce qu’elle rue de côté et, si je n’avais pas eu des bras solides, j’aurais été par terre. Le coup frappa Flandrin à la jambe, heureusement il ne porta pas bien.” (Amprimoz, “Lettres de Dominique Papety à ses parents et ses amis, Rome, 1837‑1842”, p. 214.) 2. Flandrin et Froidevaux-Flandrin, Les Frères Flandrin, p. 103‑104.

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qu’il tente de spatialiser : celui des pifferari et celui des jeunes paysannes italiennes, au sourire aguicheur. Il confie enfin aux violoncelles un thème plus lyrique au premier plan, expression du sentiment de douce langueur que ressent le compositeur charmé par ces rencontres pittoresques.

Charpentier, Impressions d’Italie, “À mules”, motif du trot des animaux

Charpentier, Impressions d’Italie, “À mules”, motif des pifferari

Charpentier, Impressions d’Italie, “À mules”, motif des jeunes paysannes

Charpentier, Impressions d’Italie, “À mules”, motif du sentiment de langueur

Gallois présente le même épisode dans sa “Partie de campagne à âne” (deuxième pièce de ses Esquisses italiennes). Ces moments de flâneries laissent aux pensionnaires d’impérissables souvenirs. “Voici le beau temps qui revient et les promenades aux environs de Rome, qui sont superbes, vont me permettre de puiser dans une

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belle solitude le recueillement nécessaire à l’éclosion d’une œuvre1”, écrit Charpentier à ses parents. Pour Berlioz, les excursions à Subiaco sont un “remède habituel contre le spleen, remède souverain qui semblait [le] rendre à la vie2”. Quelquefois, quand, au lieu du fusil, j’avais apporté ma guitare, me postant au centre d’un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de l’Enéide, enfoui dans ma mémoire depuis mon enfance, se réveillait à l’aspect des lieux où je m’étais égaré ; improvisant alors un étrange récitatif sur une harmonie plus étrange encore, je me chantais la mort de Pallas, le désespoir du bon Evandre, le convoi du jeune guerrier qu’accompagnait son cheval Ethon. […] Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de la musique, j’atteignais le plus incroyable degré d’exaltation3.

Ce n’est donc pas sans raison que les paysages deviennent le motif d’inspiration privilégié dans les suites pour orchestre étudiées. “Sur les cimes” de Charpentier, “Sorrente” de d’Ollone ou tout simplement “Paysage” de Gallois en sont autant de transcriptions colorées. Ces “vues” prêtent à une traduction orchestrale moderne, et l’utilisation des plans sonores en guise de perspective acclimate les techniques impressionnistes d’un Debussy. Lui-même développe ce style caractéristique dans son envoi de Rome de 1887, Printemps, une suite d’orchestre aux contours fuyants. Certains p ­ ensionnaires expérimentent les effets d’écho destinés à rendre l’éloignement, principe banal mais efficace pour construire à peu de frais des plans sonores distincts. La “Scène aux champs” de la Symphonie fantastique de Berlioz avait depuis longtemps fait des émules. Le tintement des cloches reste un lieu commun souvent revisité pour traduire la sensation d’immensité. Des indications “lointain” puis “très lointain” ponctuent ainsi la partition de Charpentier, dont l’écriture ­orchestrale de “Sur les cimes” inspire ce commentaire à Alfred Ernst : C’est midi, par les hautes solitudes, en ce “Désert de Sorrente”, qui domine la ville, et d’où le regard embrasse les îles et la mer. […] Un cor figure la cloche éloignée d’un monastère. Les flûtes, les clarinettes, les harpes disent les 1. Charpentier, Mémoires, p. 41. 2. Berlioz, Mémoires, p. 195. 3.  Même référence, p. 196.

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gazouillements des oiseaux, qui trillent éperdument, comme grisés de chaleur et de clarté. Ces altos et ces violoncelles qui chantent, qui enflent peu à peu leurs sons, c’est l’âme, l’enthousiasme du poète, la voix qui monte dans la solitude, cependant que grandit la sonnerie des églises et que les carillons envolés des cloches de Sorrente, de Massa, de Malfi même, éveillent ceux des collines, croisent leurs sons sur une étendue de plusieurs octaves, passent sur le désert des cimes, et vont se perdre au loin sur la mer bleue. Tout s’apaise, quelques sons de cloche s’égrènent encore, faibles et doux, aux lointaines immensités1…

La “Marche des pèlerins” d’Harold en Italie de Berlioz fonctionne selon le même principe musical. L’effervescence de la fête La nature prétendument indolente et frivole des Italiens, image d’Épinal cultivée en France depuis l’origine des querelles culturelles, n’est pas démentie par les portraits qu’en proposent les pensionnaires. La liesse populaire s’impose comme sujet des mouvements rapides, et les rythmes de danse offrent un accompagnement très typé aux développements thématiques plus recherchés. Si la “Saltarelle” de Silver et la “Tarentelle” de Pierné affichent sans détour leur inspiration, “Napoli” de Charpentier ou la “Fête des vendanges” de Gallois cachent à peine leur inspiration chorégraphique. Bien qu’exploitées depuis le début du xixe siècle dans la musique savante, ces danses sont un sujet de recherche perpétuel pour les jeunes compositeurs, dont beaucoup veulent transcrire au plus juste leurs souvenirs. Pierné rapporte à ses parents : J’ai commencé le final de ma Suite d’orchestre, il y en a même déjà un bon bout de pondu : c’est une tarentelle ! Voici comment il m’est venu à l’idée d’en faire une : chaque jour, devant ma fenêtre, passent de charmantes Italiennes, et comme elles ne sont pas farouches et qu’elles adorent la musique, elles s’accoudent sans plus de façon sur ma fenêtre et m’écoutent sonare del pianoforte. Je leur prête mes tambourelles, et alors elles me jouent avec leur chic habituel la vraie tarentelle italienne. Ce rythme, depuis quelque temps, ne pouvait me sortir de la tête, et de ce rythme est sortie une mélodie sur le papier. Elle est tellement enragée que je la compose à quatre mains ; à deux

1. Ernst dans Charpentier, Impressions d’Italie, p. 1.

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mains, elle serait injouable. J’ai joué hier avec Marty mon commencement, il est probable que cela lui plaisait car il m’a redemandé de le jouer cinq fois1.

L’esprit de la danse est ainsi omniprésent, quand bien même il n’est pas proprement italien. La marche du “Bonhomme Carnaval et son cortège” de Silver cède rapidement la place à une valse langoureuse plus ­aristocratique que populaire, tout comme l’écriture aérienne et pétillante du final de ­Busser – “À San Gaetano2” – est directement issue du scherzo germanique de ­Mendelssohn. Ces mouvements festifs auraient de quoi assurer à ces partitions un succès prolongé. C’est en tout cas à leurs finals que la Suite de Pierné et les Impressions d’Italie de Charpentier doivent une partie de l­’enthousiasme qu’elles suscitèrent. La “Danse grecque” et la “Bacchanale” perdues de la suite de Massenet intitulée Pompéia participent de ce culte de la danse méditerranéenne, même si elles déplacent leur inspiration dans des temps plus reculés.

Le carnaval à Rome © Académie de France à Rome, recueils de caricatures

1.  Lettre de Pierné à ses parents, 12 mars 1883, citée dans Pierné, Correspondance romaine, p. 85. 2.  San Gaetano est le nom d’un des pavillons de la Villa situé sur le mur d’enceinte du jardin et dont les fenêtres donnent sur la Viale Trinita dei Monti.

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De toutes les festivités italiennes, aucune ne dispute au carnaval sa préséance. Maintes fois transposée musicalement (on ne citera que le final de la Symphonie italienne1 de Mendelssohn et l’Ouverture du Carnaval romain2 de Berlioz), cette fête déroulait presque sous les fenêtres des pensionnaires son cortège de chars et ses courses de chevaux. L’après-midi, je me suis promené avec Buland sur le Corso, c’était le jour du prix des chars. Toute la population italienne s’était donné rendez-vous là. Les balcons, ornés de draperies multicolores et chargés de monde et de bouquets, offraient un spectacle curieux. Dans la rue, beaucoup de voitures, beaucoup de piétons, à chaque instant on ramasse son chapeau qu’un bouquet vient de jeter par terre. Comme costumes, les banalités connues, telles que pierrot, laitière, etc. Comme chars marquants : un vrai bateau à deux mats monté sur une voiture et chargé de matelots, hommes du monde ; le char du progrès représentant une locomotive surmontée d’une énorme seringue ; puis les cages de dompteurs3.

Monde sonore à lui seul (sans doute à l’origine des “Bruits de fête dans la nuit” de Mazellier), le carnaval offre à Silver un cadre original pour son Poème carnavalesque, dont l’intrigue amoureuse est ponctuée par les sacs et ressacs de la liesse populaire. Plus généralement, cette fête permet aux pensionnaires d’observer longuement des pratiques musicales typiques qui parachèvent le réalisme de leurs envois. La stylisation du folklore L’exploitation savante de mélodies et de timbres populaires constitue le fondement de tout folklore musical aux xviiie et xixe siècles, bien qu’on puisse diviser ce corpus selon deux inspirations : l’une “vraie”, née de l’observation sur le terrain, l’autre “supposée”, dont l’approximation ne prétend à aucune restitution ethnologique. Il est 1.  Symphonie no 4 en la majeur, appelée parfois “Symphonie romaine” et dont le final est une saltarelle très rapide. 2.  Cette page tire la plus grande partie de sa thématique du second acte de Benvenuto Cellini. 3.  Lettre de Pierné à ses parents, 5 février 1883, citée dans Pierné, Correspondance romaine, p. 44.

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bon de rappeler que le premier règlement destiné aux compositeurs de la Villa exige d’eux qu’ils collectent sur le sol italien des mélodies traditionnelles devant être compilées en recueils, “en s’appliquant à la recherche des particularités traditionnelles qui pourront servir à en expliquer l’origine et l’usage1”. Démarche musicologique jugée fastidieuse, elle n’enthousiasme aucun pensionnaire à l’exception d’Auguste Blondeau2. Le règlement de 1821, remanié, en élimine jusqu’au souvenir. Pourtant, l’une des préoccupations de la fin du siècle semble bien de retrouver cette exactitude que les compositeurs cherchent à atteindre par de scrupuleuses observations. Massenet raconte qu’“en passant par les bois de Subbiacco, la zampogna (sorte de cornemuse rustique) d’un berger lança une bouffée mélodique que je notai aussitôt sur un chiffon de papier prêté par un bénédictin d’un couvent voisin. Ces mesures devinrent les premières notes de Marie-Magdeleine, drame sacré auquel je songeais déjà pour un envoi3”. De son côté, tout à l’élaboration de sa tarentelle, Pierné se promet d’y intercaler “des airs populaires napolitains4”. Les pensionnaires ne craignent pas un retour exact aux sources : les motifs sont parfois rendus avec l’âpreté d’origine, bruts et grossiers. [Gustave Charpentier] n’a pas craint d’employer des sonorités et des thèmes d’un caractère trivial, car c’est avant tout de la musique impressionniste qu’il a voulu faire. Qu’importent les moyens dont il se sert, si son but est atteint et si l’auditeur attentif se trouve transporté au milieu d’une foule grouillante,

1.  “Les pensionnaires musiciens recueilleront dans toutes les villes d’Italie où ils séjourneront quelque temps les airs populaires les plus anciens, en s’appliquant à la recherche des particularités traditionnelles qui pourront servir à en expliquer l’origine et l’usage. Ces recherches serviront de matière à une notice historique qui sera placée à la tête de chaque recueil.” (Règlement cité dans Brunel et Julia, Correspondance des directeurs de l’Académie de France à Rome, II : Directorat de Suvée, 1795‑1807, t. I, p. 447‑448). 2.  La Bibliothèque nationale conserve encore ses Notes sur Palestrina, sa Vie de Mar‑ cello, un Recueil d’airs populaires italiens et sa traduction française des Observations sur le chant par Marcello Pevino. 3. Massenet, Mes Souvenirs, p. 53. 4.  “J’ai terminé ma Fugue ; aujourd’hui je commence ma dernière pièce, Tarentelle (sou‑ venir de Naples). J’intercalerai dedans des airs populaires napolitains.” (Lettre de Pierné à ses parents, 3 décembre 1883, citée dans Pierné, Correspondance romaine, p. 221.)

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dans un pays admirable, où les rythmes les plus vulgaires s’allient à la poésie la plus élevée ! […] C’est vivant, étrange, endiablé1.

La terminologie employée est intéressante en ce qu’elle révèle une confusion entre “impressionnisme” et “naturalisme”. Et c’est bien souvent de cette dernière catégorie que se prévalent les “impressions” glanées en Italie par les pensionnaires. La musique est presque toujours descriptive plutôt qu’évocatrice, éventuellement enrichie d’apports complémentaires. “M. Charpentier a utilisé dans sa symphonie plusieurs thèmes populaires ; quand ils manquent de distinction, l’auteur sait adroitement les rattacher à l’art élevé par des recherches inattendues, par des finesses de haut goût2.” Dans ces partitions, la chanson populaire s’exporte sous la forme de sérénades, sorte de romance aux accents plus sauvages que mièvres. Très observateur lui aussi, Berlioz en analyse les caractéristiques musicales qu’il commente avec son cynisme habituel : Une nuit, la plus singulière sérénade que j’eusse encore entendue vint me réveiller. Un ragazzo aux vigoureux poumons criait de toute sa force une chanson d’amour sous les fenêtres de sa ragazza, avec accompagnement d’une énorme mandoline, d’une musette et d’un petit instrument de fer de la nature du triangle, qu’ils appellent dans le pays stimbalo. Son chant, ou plutôt son cri, consistait en quatre ou cinq notes d’une progression descendante, et se terminait, en remontant, par un long gémissement de la note sensible à la tonique, sans prendre haleine. La musette, la mandoline et le stimbalo frappaient deux accords en succession régulière et presque uniforme, dont l’harmonie remplissait les instants de silence placés par le chanteur entre chacun de ses couplets ; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein gosier, sans s’inquiéter si le son qu’il attaquait si bravement discordait ou non avec l’harmonie des accompagnateurs, et sans que ceux-ci s’en occupassent davantage. On eût dit qu’il chantait au bruit de la mer ou d’une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne puis dire combien j’en fus agréablement affecté3.

1.  L’Événement, 3 novembre 1891, p. 2. 2.  Rapport sur les envois de 1890, AAFR [118/1, ff. 85‑96. 3. Berlioz, Mémoires, p. 201.

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La “Sérénade” de Charpentier et le “Chant populaire sicilien” de ­d’Ollone savent saisir cet esprit rudimentaire. Contrairement à l’idée reçue qui fait croire à une mélodie langoureuse, les tempi sont vifs : Allegro ­scherzando chez Silver, “très décidé et bien marqué” chez Charpentier1. Cette ­exactitude stylistique n’est pas exempte de dérives. Silver s’égare notamment dans des contours hispanisants qui sèment le doute sur ses qualités ­d’observation.

Silver, Poème carnavalesque, “Sérénade à Lydie”, motif hispanisant

La rusticité de la véritable sérénade italienne effarouche parfois les académiciens qui sourcillent en découvrant ce qu’ils prennent pour des extravagances. Qu’importe aux yeux de Charpentier, qui se fera plus tard le chantre d’un réalisme plus cru encore : “J’aime beaucoup ces chants [de mandolinistes], mais certains de mes collègues des Beaux-Arts ne sont pas de mon avis : ils trouvent que cette musique n’est pas assez « avancée » ! Avancée, qu’est-ce à dire2 ?”, écrira-t-il plus tard.

Charpentier, Impressions d’Italie, “Sérénade”, motif rustique

1.  Alfred Ernst ne s’y trompe pas lorsqu’il rend compte de l’impression produite par la “Sérénade” de Charpentier : “À la sortie des osterie, les gars du pays clament sous les fenêtres de leurs fiancées de longues mélopées ardentes, parfois tristes, d’un accent souvent farouche.” (Ernst dans Charpentier, Impressions d’Italie, p. 1.) 2. Charpentier, Mémoires, p. 46.

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Le même souci d’exactitude explique que les saltarelles, conçues comme des mouvements perpétuels réguliers, se concluent par une subite accélération, sorte de strette populaire désordonnée : celle de Silver est “alerte” puis “affolée”, tandis que Charpentier préconise une exécution “en bousculade jusqu’à la fin1” : c’est ainsi que s’achève la vraie saltarelle romaine. L’authenticité suppose enfin l’utilisation d’instruments caractéristiques, parmi lesquels les percussions tiennent un rang privilégié. Tambourins et tambours de basque grossissent inévitablement la panoplie des accessoires sonores, étant fréquemment sollicités par les programmes littéraires de ces suites d’orchestre2. Pour le peintre Papety, ces instruments sont l’essence même du folklore italien3. Dans sa correspondance romaine, Pierné mentionne lui aussi le rôle déterminant des percussions dans l’élaboration de ses propres compositions. Un jour de profonde méditation ne fut ainsi “égayé que par trois petites italiennes qui flânaient sur le balcon, et que j’ai fait descendre chez Marty, où elles m’ont accompagné une tarentelle avec trois tambourins4”. La mandoline est un autre référent, de toute importance pour les sérénades. Blondeau se souvient avoir été réveillé une nuit par “le bruit de plusieurs instruments” : Pour mieux entendre, j’ouvris ma fenêtre, mais l’obscurité profonde m’empêcha de rien distinguer sinon que trois personnes étaient assises sur les marches qui supportaient la colonne, que l’une d’elles jouait de la mandoline dans la

1. La Tarentelle pour piano et orchestre que le compositeur Rabuteau – Prix de Rome en 1868 – composa à la Villa Médicis s’achève également par l’indication “presser jusqu’à la fin”. 2.  Le poème sur lequel travaille Silver indique : “Cependant qu’on tambour-de-basque, qu’on castagnette et carillonne, un jeune homme dans la bourrasque parmi la foule frétillonne.” (Charles Silver, Poème carnavalesque. Suite symphonique, Paris : Dupont, s. d., p. 1). 3.  “En ce moment ont lieu des fêtes extraordinaires à la Villa Borghèse. Au milieu de tous ces jets d’eau, ces péristyles, ces casins et ces temples, ce ne sont que danses accompagnées de bruyants tambours de basque, ce qui donne à ces fêtes un aspect bien original.” (Amprimoz, “Lettres de Dominique Papety à ses parents et ses amis, Rome, 1837‑1842”, p. 221.) 4.  Lettre de Pierné à ses parents, le 7 mai 1883, citée dans Pierné, Correspondance romaine, p. 143.

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perfection ; une seconde jouait aussi parfaitement de la guitare, et la troisième accompagnait avec une grande précision sur un instrument qu’on nomme, je crois, calacione1. C’est une espèce de grande et grosse guitare qui ne sert que pour les basses d’accompagnement. Ces trois personnes réunies jouèrent pendant plus de deux heures des morceaux pleins de grâce, de charme, et que j’écoutai avec un plaisir des plus vifs2.

Hector Berlioz, Harold en Italie, Page de titre. © Académie de France à Rome

1.  Calascione ou colascione. En français, colachon, instrument à cordes pincées de la famille des luths à manche très long. En Italie, le colachon est, à cette époque, un instrument populaire, alors qu’il a appartenu à la musique savante dans la seconde moitié du xviiie siècle. 2. Blondeau, Voyage d’un musicien en Italie, p. 167.

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ISBN 978-2-330-14738-9

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DÉP. LÉG. : MARS 2021 45 e TTC France www.bru-zane.com www.actes-sud.fr

ALEXANDRE DRATWICKI

Bons Baisers de Rome Les compositeurs à la Villa Médicis (1804-1914)

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Directeur artistique du Palazzetto Bru Zane, docteur en musicologie de Paris IV-­ Sorbonne et ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome (Villa Médicis), Alexandre Dratwicki est spécialiste de la musique française du XIXe siècle. Diplômé du Conservatoire de Paris (esthétique), il a enseigné l’histoire de la musique dans plusieurs universités et a été producteur à Radio France. La publication de sa thèse, Un nouveau commerce de la virtuosité (1780-1830), a reçu le prix des Muses 2007 de l’essai. Il a dirigé plusieurs ouvrages collectifs dont Le Concours du prix de Rome de musique (1803-1968) (avec Julia Lu, 2011), Le Concerto pour piano français à l’épreuve des modernités (2016) et Le Fer et les Fleurs : Étienne-Nicolas Méhul (avec Étienne Jardin, 2017).

Alexandre Dratwicki

/ PALAZZETTO BRU ZANE

À partir de son ouverture à la musique en 1803, le prix de Rome devient le sésame convoité par tous les apprentis compositeurs, point final d’une formation généralement suivie au Conservatoire de Paris. Couronnement d’un cursus, ce concours offre à ses lauréats un séjour de perfectionnement à l’Académie de France à Rome, installée sur les hauteurs du Pincio dans la somptueuse Villa Médicis. Les musiciens y côtoient leurs collègues des autres sections (architecture, peinture, sculpture et gravure) durant une période de deux à cinq ans au cours de laquelle ils doivent produire des partitions – les “envois de Rome” – destinées à être jugées par l’Institut. Cette opportunité, à première vue extraordinaire, se révèle pour un certain nombre de jeunes gens une contrainte qui les éloigne de Paris au moment où la construction d’un réseau professionnel s’avère capital. Épisode souvent décisif dans l’élaboration d’un style personnel, entre fin de formation et début de carrière, le séjour italien concerne la plupart des grandes figures musicales romantiques (Hérold, Halévy, Berlioz, Gounod, Bizet, Massenet ou encore Debussy). La vie quotidienne des pensionnaires, leur production artistique et leurs voyages d’étude ou de loisir interrogent autant leur rapport avec l’Italie elle-même qu’avec les grands mouvements esthétiques européens. La Villa serait-elle simplement la “caserne académique” conventionnelle dont parle Berlioz, ou plutôt une arène animée de confrontations fécondes ? Contestation et transgression y distinguent bien souvent le talent du génie.

ACTES SUD / PALAZZETTO BRU ZANE

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