Jade U - 391 pages sur la bande dessinée - Part 2

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Courrier aux participants Le refus. Le prochain numéro de Jade aura pour thème le refus. Celui auquel l'auteur se heurte quand son projet de livre ne trouve pas preneur. Sans chercher en amont à donner des exemples des innombrables façons dont celui-ci se pare, on ne pourra pas dire qu'il n'est qu'objectif. Selon le climat du moment dans la bande dessinée, les genres en vogues, les attentes très variées et parfois antagonistes des éditeurs, la façon dont ils s'occupent de leur catalogue, de leur petit déjeuner qui passe bien ou pas, de l'humeur du moment, de la proposition en phase ou pas du tout avec le-dit catalogue etc, ce retour négatif (voire son absence), sur le projet dont l'auteur espère tant, est à la fois attendu et craint. Nous aimerions, pour Jade, que vous nous fassiez une sorte de "retour d'expérience" de ce moment, des conditions de ce moment, de ce qu'il vous inspire dans le souci d'une grande transparence ancré dans sa réalité. Il nous paraît important pour ce sujet de rester dans l'expérience vécue et d'oublier la fiction et le fantasme sans craindre que les expériences de chacun se ressemblent (l'accumulation d'expériences similaires participant aussi à l'éclaircissement du sujet).

Bien sûr, cette expérience peut être abordée en mettant l'accent sur un détail, un sentiment, un moment particulier. Vous pouvez bien sûr anonymiser la chose, il ne s'agit pas de pointer du doigt telle ou telle personne ou maison d'édition mais plutôt de révéler aux lecteurs les conditions de ce moment du travail. Ce Jade devrait paraître à la rentrée mais période de vacances des imprimeurs oblige, il nous faut absolument l'achever pour juin et donc y réfléchir et nous proposer vos idées et pages entre avril et fin mai. Le numéro comportera 80 pages. à bientôt James, la tête x et 6P 6 pieds sous terre



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ul moment n’est plus partagé, dans la relation auteur/éditeur que l’instant de la publication d’un livre (Cf. Jade 320U sur le premier livre), mais pour en arriver là, en général, l’auteur a commencé par collectionner -un peu ou beaucoup- les refus et s’il y a bien une chose désagréable, c’est cette chose là. Ce dernier propose un projet de livre car il y croit. Chaque refus remet donc en question cette croyance, fait renaitre le doute, sur le livre comme sur ses propres capacités à le faire. Au fil des pages de ce Jade 239U, quelques auteurs ayant franchi ce cap -provisoirement-, nous font part de ce moment, ces circonstances, de ce défouissement de l’œuvre par un tiers (l’éditeur) qui interroge de nouveau l’accompli. Pour cette introduction, il nous a paru sensé de donner, en contraste, le point de vue de l’éditeur. Car lui non plus ne le vit pas comme le meilleur moment de son travail. Et après tout, comme je suis l’un de ceuxlà, autant qu’à mon tour je vide mon sac sur le sujet.

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bservant un coin de mon bureau au moment où j’écris ces lignes, je peux compter une dizaine de projets, envoyés par la poste (les plus encombrants, physiquement comme mentalement). Certains sont là depuis plus d’un mois. La question de ne pas les publier est déjà tranchée depuis longtemps, car ce n’est souvent pas le plus long à savoir, si c’est pour nous ou totalement à côté, plutôt réussi ou franchement pas encore ou pas du tout. Non, le souci principal, c’est de répondre. De dire non, et avec quelles raisons. De ne pas faire confondre “non” et “laissez tomber la bande dessinée, c’est pas pour vous” ou au contraire d’arriver à le dire parfois, mais sans désespérer l’envoyeur. Du coup ça s’entasse et quand je passe devant, je déprime. Quoi que je dise ou fasse, ce ne sera, du point du vue du futur destinataire, pas le bon choix.

Une lettre type ? - “Vous pourriez quand même argumenter, les lettres types c’est humiliant !”. Expliciter des raisons qui paraissent évidentes ? (dessin totalement amateur, histoire 1000 fois lue, récit prévisible et pas passionnant, application écolière, forme à l’opposé de l’esprit éditorial de la maison, découverte de photoshop, ah bon vous n’éditez que des bd ?) - “Vous n’y connaissez rien, vous n’êtes pas auteur, vous !”... Eh non, je ne suis pas auteur. Je l’ai été. On démarre rarement éditeur à 15 ans, on entre machinalement par la porte réservée aux auteurs (ou collectionneur, mais ça sera l’occasion d’un autre Jade, plus jouissif). Mais j’ai fini par refuser tous mes propres projets : trop amateur, déjà lu 10 fois, pas passionnant, etc... c’était peut-être un indice. Tranchons le cou tout de suite au fameux lieu commun - “vous êtes un auteur frustré”. Pas vraiment. Je connais la difficulté des choses qui au bout du compte ne vous convainquent pas vous-même, et il faudrait le goût de la souffrance pour les continuer. Je suis bien plus heureux depuis que j’ai arrêté. Si je cherchais à me venger de cet état, c’est avec délice que je refuserais, en masse, les envois reçus, accom-


pagnés de commentaires assassins. Car le flux est intarissable. Les motivations, tellement variées. - “Je voudrais votre avis ?” - Mais je n’ai pas d’avis, je ne suis pas délégué à l’œuvre publiable en librairies. - “Je suis prêt à suivre votre contrat” - Je ne suis pas non plus guide vers les bonnes recettes du succès. - “Ce sont des réflexions philosophiques sur le monde qui m’entoure” - Vous êtes vraiment sûr que vous avez besoin d’un éditeur pour ça ? Heureusement, aujourd’hui, les projets arrivent surtout par mail, c’est moins envahissant. Dans une toute petite maison comme la nôtre c’est quand même au moins un par jour. Pour une quinzaine de livre édités par an... faites le compte. Pourquoi dois-je passer mon temps à dire non ? Je n’ai pas choisi ce travail pour dire non à des inconnus, ou pire, à des amis. Ou parfois 3 ou 4 fois de suite à la même personne et parfois même pour le même projet représenté tous les 1 ou 2 ans (des fois que le personnel tournerait, on sait jamais). Ai-je sollicité l’envoi de projets ? Jamais de la vie. La plupart des projets qui deviennent des livres, je vais les chercher moi-même auprès des auteurs. Si éventuellement un ou deux projets non-sollicités reçus sont édités par an, c’est une très bonne année. Soit 363 “non” répétés annuellement. Je suis le porteur de mauvaises nouvelles. Et souvent je les porte à de bonnes connaissances, à des auteurs que j’ai déjà publiés, alors étonnés de ce refus, blessés et déçus sans chercher à le montrer, et nous enterrons, ensemble et tant bien que mal, dans notre relation amicale et professionnelle, ce projet perturbateur puant notre échec mutuel. Parfois ça casse des choses. Je partage ainsi avec l’auteur ce désagréable moment, certes moins dur à encaisser de mon côté, je n’ai pas travaillé 6 à 10 mois sur un projet. Mais je le fréquente bien plus, par petites sessions, un dimanche par mois, à briser des illusions, à chercher du positif mais pas trop non plus... que ça ne soit pas pris comme une incitation à nous renvoyer plein d’autres projets. Me permettant, parfois, des mails/lettres-types à des projets envoyés en aveugle, à tous les éditeurs de la place. N’ayant rien à dire en quelques phrases. Recevant parfois un merci déçu et poli, parfois un mail d’incompréhension injurieux, et parfois une promesse d’un futur envoi. Souvent rien.

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éanmoins la question reste entière. Doit-on enterrer ces sollicitations par une simple lettre-type, répondant ainsi administrativement à des travaux personnels et intenses ? Doit-on au contraire entrer dans les détails au risque de blesser inutilement une personne pour un projet auquel on n’a finalement juste pas vraiment accroché ou saisi les intentions ? L’envie est forte de tout simplement ne plus répondre du tout aux projets non-sollicités. La lettre-type de refus est une forme de non-réponse. L’absence de réponse est aussi une forme de lettre-type de refus. La rencontre d’auteurs -armés de leur projet-, en festival, a le mérite de susciter moins d’incompréhension, grâce au dialogue qui peut s’instaurer. Les choses sont ainsi plus claires. Mais c’est là aussi une suite quasi ininterrompue de refus, un speed-dating de l’échec, un x-factor anonyme. Me voilà propulsé patron, le temps d’un week-end, triant des candidats à l’embauche, comme pour une émission de télé-réalité, sans public ni applaudissements. Aujourd’hui, les écoles de la filière édition se multiplient, celles d’auteurs de bande dessinée aussi. La volonté de reconnaissance du médium en tant que “forme d’art au même titre qu’un autre” pousse la société à le rationaliser, le soumettre à l’apprentissage, le convertir en “marché du travail”. Je vois défiler, chaque jour un peu plus incrédule, des travailleurs de l’art de plus en plus chômeurs, de plus en plus mercenaires, de plus en plus recyclables. Je n’ai donc pas encore fini de dire non. 6P

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À travers ses multiples travaux, Morvandiau évolue hors de la bande dessinée autant qu'en ses épicentres et en ses marges, passant de l'actualité brulante au recul distancié. Dans ce témoignage, il navigue entre les pratiques comme autant d'occasions de penser en faisant. On y devine l'horizon d'un cohérence : celle d'un enthousiaste réfléchi en quête de lui-même avec les autres. Comment as-tu commencé la bande dessinée ? Mon frère, qui a cinq ans de plus que moi, est lui même auteur de bande dessinée, sous le nom de Tanitoc. Le voyant dessiner, j’ai moi-même continué à l’âge où la plupart des gens s’arrêtent. Je prenais des cours en continuant ma scolarité. Après mon bac, je suis parti aux arts-déco à Strasbourg, où je ne suis resté que quelques mois car ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais. En 1993, simultanément à mon départ de l’école, j’ai commencé un fanzine avec des copains. Ensuite, j’ai fait des petits boulots et mon service comme objecteur de conscience dans une association d’animation sociale. Je proposais des arts plastiques aux gamins à partir d’une démarche un peu expérimentale basée sur la pédagogie Freinet, qui mise sur la responsabilisation : les parlements d’enfants ou les journaux écrits par les gamins, toutes ces expériences maintenant assez intégrées par les pédagogues, découlent en partie de ce type de pédagogie, basée sur le travail coopératif et le tâtonnement expérimental. J’avais un certain nombre de rendez-vous hebdomadaires mais je gérais mon emploi du temps comme je voulais, ce qui me laissait le temps de faire du fanzine. Alors que mon frère était étudiant à Angoulême, je suis allé au festival, puis à celui de Saint-Malo et à d’autres. J’y ai découvert que plein de gens faisaient du fanzine et ces rencontres m’ont donné envie de persévérer. Au fur et à mesure, j’ai commencé à développer un réseau au niveau des éditeurs qui ont vu le jour dans les années 1990, les requins marteaux, 6 pieds sous terre... Comme je ne gagnais pas beaucoup d’argent comme objecteur, j’ai commencé à démarcher la presse dont je suis un gros lecteur. Je suis allé voir les Inrocks, un peu

comme ça, au culot, et ça a marché. Je faisais un strip par semaine dans le courrier des lecteurs. J’étais objecteur, je bossais aux Inrocks, tout en faisant du fanzine. Je ne me suis jamais dit que la bande dessinée serait mon métier. D’ailleurs ce n’est toujours pas le cas si on parle strictement en terme de revenu. C’est avec le dessin de presse que je gagne ma vie, mais ça a pris du temps ! J’ai démarché tout ce qu’on peut démarcher, notamment le secteur jeunesse où il y a beaucoup d’images. Mais j’y ai bossé peu parce qu’ils étaient un peu effrayés par mon humour et mon univers un peu grinçants, des blagues sur la famille, le sexe et la mort, ça ne le faisait pas trop chez Bayard ! Pour un éditeur de presse traditionnel, la prise de risque est toujours celle de la création : un directeur artistique doit être capable de se projeter en regardant un book et, pour cela, de faire preuve d’imagination et de confiance envers les auteurs. Malheureusement, au final, le directeur artistique n’est pas souvent celui qui pèse le plus sur les décisions éditoriales. L’aventure du journal Capsule Cosmique (ma seule collaboration suivie dans un magazine jeunesse) -dirigé avec exigence par des auteurs mais coulé par des actionnaires et ce, malgré un nombre conséquent de lecteurs- est à ce titre assez éloquente et emblématique(1). À côté des boulots ponctuels, il me fallait donc trouver des plans réguliers. Ce fut le cas chez les Inrocks et dans Rock’ n Folk qui était mensuel. Après un an de collaboration aux Inrocks, j’ai fini par me faire lourder : il y avait simplement quelqu’un d’autre à ma place. Pareil chez Rock’n Folk, pour qui j’ai bossé pendant plusieurs années. Un jour, je leur avais envoyé mon dessin pour l’édito de Philippe Manœuvre et je me suis aperçu qu’il n’était pas publié. Le texte commençait par : “Terminé l’édito coincé entre la pub et le petit dessin”. Comme je l’ai raconté dans un précédent Jade (2), j’ai connu à plusieurs reprises des expériences de collaboration assez désastreuses. Cependant, dans

(1) Voir le dossier “Capsule tragique” dans l’éprouvette n°2 - (2) “Lettre à maman”, Jade n°21, février 2007

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tous les cas jusqu’à aujourd’hui, il ne s’agissait pas d’un problème de censure ou d’incompatibilité mais plutôt d’une idée intégrée et courante dans la presse comme quoi les pigistes (même collaborant régulièrement depuis plusieurs années) ne sont simplement pas concernés par le droit du travail (ce qui est faux, bien entendu). Certains patrons de presse vous virent donc du jour au lendemain sans avoir même le sentiment de commettre une quelconque infraction, simplement parce qu’ils ont envie de changer un peu de dessinateur ! Lors du dernier festival d’Angoulême, Philippe Manœuvre est d’ailleurs venu me voir la bouche en cœur : “Ah Morvandiau, vous vous souvenez, on a travaillé ensemble dans Rock’n’Folk ? Ça vous dirait de nous reproposer des strips un peu rock ?”. Il semblait tellement sincère que je suis resté sans voix... J’aime beaucoup le dessin de presse et l’actualité, c’est stimulant mais, quantitativement, ça demeure une petite partie de mon activité, celle qui me rapporte des sous : c’est plus rentable que la bande dessinée. Entre la presse, la bande dessinée, la création, la formation ou l’organisation des Rencontres Périscopages à Rennes (3), j’ai toujours eu beaucoup d’activités de front avec lesquelles je cherche l’équilibre entre satisfaction artistique et revenu. Pour garder cet équilibre, je dois retourner régulièrement démarcher sur Paris. Même si Internet a simplifié beaucoup de choses, la relation à distance n’est pas suffisante. J’habite sur Rennes donc il faut que j’entretienne ce réseau, que j’aille montrer ma tronche de temps en temps, que je reste attentif aux nouveaux titres qui sortent... Pour Marianne, j’illustre depuis presque dix ans le courrier de lecteurs tous les 15 jours, en alternance avec un autre dessinateur. Quand je vais à Paris, j’essaye d’aller travailler à la rédaction. En tant que pigiste, je ne suis pas considéré comme faisant partie de la rédaction, c’est un statut paradoxal qui mêle une certaine liberté avec une forme de précarité. Une fois,

(3) www.periscopages.org

Jean-François Kahn -qui dirigeait encore Marianneentre dans le bureau du directeur artistique : je me présente car je ne l’avais jamais rencontré. Cela faisait 4 ans que je bossais dans le canard et il ne voyait pas qui j’étais ! C’est très différent du boulot que je peux faire dans le milieu alternatif de la bande dessinée, où je connais les gens. C’est aussi pour ça que je bosse avec eux. Avec le recul des années, je constate que les seuls journaux dont je peux défendre l’intégralité de la ligne éditoriale, ce sont des projets de création -c’est-à-dire aussi, généralement, ceux où il n’y a pas de pognon : Jade, Ferraille, l’œil électrique, Le Tigre... À ce titre, combinant l’ambition artistique des éditions Homecooking et les moyens intellectuels et financiers du Monde Diplomatique, l’expérience du hors-série le Monde Diplomatique en bande dessinée paru en 2010 m’apparaît plutôt enthousiasmante. Tu me racontais tes démêlés avec la presse, certains de tes projets ont déjà été refusés par des éditeurs de bande dessinée ? Oui, bien sûr, j’ai déjà essuyé des refus d’éditeurs. Par choix, je travaille très majoritairement avec des éditeurs alternatifs mais il m’est arrivé de démarcher des éditeurs commerciaux en espérant glaner un peu plus d’argent. Les formes de refus que j’ai pu expérimenter sont assez comparables à n’importe quel domaine professionnel : pas de réponse, une lettre type (“ne correspond pas à notre ligne éditoriale”) ou, une fois, on m’a opposé l’argument de ma moindre notoriété (pour un projet de recueil de strips) -ce que je peux tout à fait entendre de la part d’un éditeur commercial. Côté alternatifs, mon rapport d’auteur à un éditeur étant lui-même auteur me paraît beaucoup plus sain, direct et constructif, même en cas de refus, ce qui m’est arrivé aussi quelques fois. Comment travailles-tu concrètement ? J’ai donc beaucoup d’activités, toutes liées au dessin mais qui sont multiples et variées. Ce qui rythme mon emploi du temps, c’est les boulots payés réguliers. Je fais attention à être toujours carré. Pour Marianne, ça revient tous les 15 jours : je me bloque 2 jours pour ça car ils peuvent me refuser des trucs que je dois refaire. Pour Bakchich, c’était un peu plus disséminé, ça me prenait une journée ou deux. Mais pour prendre des vacances par exemple, c’est très compliqué : à Marianne, on s’arrange avec l’autre dessinateur avec qui


j’alterne, l’été par exemple, l’un fait un mois et le second autres, qui sont plutôt des livres humoristiques. Sur les 4 fait l’autre mois. En 2001, j’ai été salarié de l’œil électrique ans et demi passés sur D’Algérie, la réalisation effective magazine. À ce moment là, j’ai initié la première édition du dessin représente peut-être 4 mois et demi. Là aussi je de Périscopages... Depuis une grosse part de mon activité dormais 4 heures par nuits. Toute la période avant, j’ai est consacrée à cette manifestation, dont je suis fait des entretiens avec ma famille et un gros travail de aujourd’hui président. Jusqu’à il y a peu je gérais tous les documentation. Tout ça en parallèle avec un travail de dossiers, les relations politiques, médias, etc. ça me maturation sur la tonalité que je souhaitais lui donner. Ce prend beaucoup de temps. C’est parfois une manière travail de documentation n’était pas habituel par rapport assez bordélique de bosser, je ne me bloque pas un jour à mes travaux précédents de bande dessinée mais je particulier dans la semaine, on y travaille toute l’année l’avais déjà fait beaucoup au sein de l’œil électrique, où je mais au moment des rencontres, aux mois de mai, juin et faisais du dessin mais aussi des articles et des interviews pendant la préparation, c’est un gros rush. Par ailleurs, il qui sortaient du champ de la bande dessinée. Le journay a mon activité d’auteur de bande dessinée, qui se case lisme est un bon alibi pour rencontrer pleins de gens un peu par rapport à ça. Dans ce cadre, j’ai besoin de différents. Potasser, préparer son sujet, je savais le faire deadlines, que l’éditeur me donne une date sinon je n’y mais je ne l’avais jamais appliqué en bande dessinée. arrive pas. Ce qui veut dire que quand je fais un bouquin, Quand j’ai fait les Mémoires d’un commercial, il n’y avait ce qui n’arrive pas si souvent que ça, je bosse vraiment aucun boulot de ce genre : j’ai noté des idées mais je ne comme un âne en ayant des nuits assez courtes pendant suis pas allé me renseigner sur l’histoire du VRP, c’est un, deux ou trois mois. Pour des raisons d’organisation purement un travail d’imagination. Sur D’Algérie, il y a familiale, je travaille chez moi autant pour la bande de l’histoire, des sciences humaines, le prisme était large. dessinée que la presse et en partie aussi pour PériscoMon intérêt pour ces disciplines avait grandi dans pages. Il y a des réunions à l’extérieur, je l’association où j’étais objecteur de bosse parfois au bureau mais je conscience qui, en tant qu’associa“Pour la bande dessinée, travaille souvent seul, en étant juste tion de pédagogie, avait évidemment en lien internet ou téléphone, ce j’ai complètement évacué les une réflexion politique. Les gens qui me permet de jongler avec enjeux de pognon, ce qui me qui l’ont créée avaient un certain plusieurs activités de front. Pour permet de travailler vraiment bagage dans ce domaine et avaient Périscopages, même si j’ai longtemps essayé des choses dans les années avec qui j’ai envie ” bossé seul sur les dossiers, c’est d’abord 1970 dont ils avaient aussi pu voir les un projet collectif. On a beaucoup de limites. Politiquement, on était sur la réunions en équipe, c’est aussi quelque chose que même longueur d’onde. Tout ça allait dans la même j’apprécie pour avoir un minimum de vie sociale. Pour la logique, celle des démarches alternatives. De la même bande dessinée, j’ai complètement évacué les enjeux de façon à Périscopages, on réfléchit au système dans lequel pognon, ce qui me permet de travailler vraiment avec qui on travaille, la chaîne dans laquelle on s’inscrit, comment j’ai envie. C’est une liberté chèrement acquise. Je choisis ça fonctionne. De ce point de vue, l’expérience d’un l’éditeur avec qui je veux bosser et le contenu des projets. journal en kiosque comme l’œil électrique fut très enriÇa m’arrive aussi de participer à des collectifs comme chissante : apprendre à faire un journal, c’est apprendre Rock Strips pour Flammarion. Ça m’intéressait et c’était à écrire, apprendre à faire la maquette, comprendre payé donc quand un plan comme ça arrive, je le prends si comment est diffusée la presse en France. Il a fallu aller c’est jouable en terme de planning. Pour les livres c’est rencontrer les NMPP(4), essayer de trouver des financements. Trouver des financements pour une association vraiment différent, si j’ai personnellement besoin de me loi 1901, c’est comprendre les subventions publiques, mettre une limite, je n’ai pas de pression de l’éditeur. comment fonctionne une collectivité locale, comment ça Pour D’Algérie, nous sommes allés avec l’éditrice voir les s’articule avec le Ministère de la Culture, etc. gens du comptoir des indépendants, son diffuseur, pour leur présenter le livre. J’étais en train de le faire. Il est Tu signes toujours Morvandiau même pour sorti en novembre 2007, cette réunion c’était en juin ou les chroniques ou entretiens ? juillet. À ce moment là, je ne savais pas combien de pages Oui. Ça vient du fanzine que je faisais, c’est un des il allait faire, ni quand j’allais finir, le titre que je leur ai pseudos que j’avais, dont j’ai oublié la raison de départ. Je donné a changé entre temps... Ça, je pense que je n’aurais ne change pas de pseudo selon le type de travail car je pas pu le faire avec un éditeur industriel. n’en ressens pas le besoin. Je trouve intéressant Ce bouquin était un peu particulier par rapport aux (4) Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne, dorénavant intitulées Presstalis

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d’assumer toutes tes facettes. Changer de pseudo, ça m’est arrivé par jeu deux ou trois fois.

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comme des salariés. Je soutiens cette position assez radicale mais je n’attends non plus pas que tout le monde la partage. Ça ne me dérange pas qu’un mec aille faire des Comment tu te situes en tant qu’auteur ? bandes dessinées chez Delcourt ; la logique industrielle, J’ai un statut un peu particulier car j’ai fait le choix de ne avec tout ce qu’elle induit de formatage de catalogue et de pas gagner ma vie avec ça. Cela donne bien sûr une présupposés sur le lectorat, n’est simplement pas ma grande liberté vis-à-vis des éditeurs, des festivals, des came. Pour Périscopages c’est pareil. Avec l’équipe, on médias et du marché en général. Beaucoup d’auteurs essaye de réfléchir différemment et d’installer un rapport hallucinent quand je leur dit que chez certains éditeurs je différent avec le grand public, que ce ne soit pas juste n’ai jamais eu de contrat écrit, mais moi ça me va, dans la l’achat de livres. Il y a des trucs qu’on ne lâchera jamais, mesure où les choses sont dites et assumées dès le départ par exemple le fait que ce soit une manifestation des deux côtés. Tout dépend de chaque gratuite. Les autres membres de l’équipe situation mais il est évident qu’un sont des professionnels du livre : un auteur dépendant des revenus de la “Un éditeur indépendant libraire, une bibliothécaire, une graest un éditeur dont tout bande dessinée ne peut pas raisonner phiste, un éditeur. Le sous titre de comme ça. Ça ne m’empêche pas par le catalogue est basé sur Périscopages, c’est : rencontres de la ailleurs, au contraire, de garder un œil des critères de création.” bande dessinée d’auteur et de l’édition sur les questions de fonctionnement indépendante. Tout en ayant un point de relatives à la chaîne du livre ou, par exemple, vue assez radical par rapport au milieu, le point sur les problèmes soulevés par le syndicat des auteurs de vue n’est pas manichéen. La part industrielle condiautour de la bande dessinée numérique. tionne évidemment la manière dont travaille et avance un auteur mais certains, qui bossent chez des éditeurs Dans Périscopages, tu as une position particuindustriels commerciaux, sont aussi très intéressants. Si lière : celle d’un auteur qui tente d’approfondir je trouve globalement que ce qui sort chez les éditeurs une réflexion et d’en construire des outils. commerciaux est très formaté, cela ne veut pas dire que C’est une question classique dans l’art, qui se pose plus tout ce qui sort chez les alternatifs est intéressant, ce n’est crûment dans les domaines où il y a une industrie comme pas un critère. À Périscopages, on invite d’abord des le cinéma ou la bande dessinée. Si le moteur de la artistes qui développent des univers singuliers. création devient, de fait, une rémunération, cela n’est pas sans poser quelques problèmes. Je crois que c’est Menu Il y a un aspect militant dans cette manière qui disait dans L’éprouvette qu’il fallait arrêter de réfléchir de fonctionner. Militant, ça dépend ce qu’on entend par là : on n’a pas de message particulier à délivrer, pas de programme. Après oui, il y a un vrai engagement, au même titre qu’on peut parler d’un engagement artistique. Est-ce qu’un artiste est engagé dans son travail et qu’est-ce que ça veut dire ? C’est ce qui fait la différence dans la production qui existe, certains livres sont juste des produits et la nécessité de faire ce bouquin n’existe pas pour son auteur. C’est un critère essentiel mais qui n’est pas non plus garant de la qualité du livre : tu peux faire des trucs par nécessité pour toi sans que ce soit formidable. On a tous écrit des poèmes par nécessité quand on était ado, ce n’est pas pour ça qu’on est devenu Rimbaud. Un autre critère important est la manière dont le livre vient se situer dans l’histoire de la bande dessinée, quels éléments nouveaux et singuliers il apporte. Il faut donc connaître un minimum cette histoire pour savoir où se situer sinon, tu peux avoir l’impression d’avoir une super idée et puis tu t’aperçois qu’au début du XXe siècle, un mec l’avait déjà eue et l’avait déjà exploitée dix fois mieux. Moi c’est l’aspect singulier des choses qui m’intéresse, le ton, la tonalité. C’est une grosse lapalis-


sade de dire ça mais l’important c’est le lien entre l’aspect singulier et universel des questions abordées, la façon dont elles sont abordées et comment les deux fonctionnent ensemble : la forme et le fond. Comment tu situes la bande dessinée par rapport à d’autres modes de création ? C’est un domaine très stimulant. Potentiellement, il est encore à explorer autant d’une manière théorique que du point de vue de la création. La comparaison avec le cinéma est frappante. Là, un vrai corpus critique existe : il suffit d’aller en kiosque pour trouver des revues critiques un peu étoffées. On en pense ce qu’on veut mais cela existe. Sur la bande dessinée, en kiosque, il n’y a rien à part quelques trucs en librairie mais souvent très pointus et diffusés de manière confidentielle. C’est sans doute lié au milieu de la bande dessinée qui est un peu sclérosé. Les auteurs, les professionnels n’ont pas forcément aidé à ce que ça se développe. Sous couvert d’humour, reste ce complexe : “ce n’est que de la bande dessinée...”. Non ! C’est un vrai travail de création, pourquoi pas une réflexion sérieuse ? Le milieu est assez réac sur certains aspects, les thèmes qu’il aborde par exemple. Si on observe le clivage qu’il peut y avoir entre le milieu dit alternatif et le milieu non-alternatif (même si c’est assez poreux), les clichés sont véhiculés de part et d’autre. Je connais des gens dans les deux et des gens entre les deux. Certains publient pour vivre de la bande dessinée. Chez eux, ce qui revient le plus souvent c’est le côté élitiste, intello, hautain ou arrogant des alternatifs, et pour les autres, ces mecs sont des gros vendus au capitalisme. Il y a un ou deux ans, j’étais invité par les gens de Quai des bulles, un festival au départ crée par des auteurs et qui a la volonté d’être exhaustif et grand public. C’est le deuxième plus gros festival après Angoulême, en dessous en terme de fréquentation mais une grosse machine : des gens sous des chapiteaux en dédicace avec des expos etc. Les travaux présentés ne manquent pas forcément d’intérêt mais le dispositif reste très traditionnel. Ils m’ont proposé de venir en observation à une journée de réunion pour l’organisation de leur festival. Au cours de cette réunion, on fait un tour de table et je me présente, je dis que je suis de Périscopages, que je fais de la bande dessinée. Alors que je n’avais rien dit d’autre, un des auteurs présents monte au créneau : “La bande dessinée indépendante, j’aimerais bien qu’on m’explique ce que c’est !”. Il se sentait attaqué ! Je trouvais ça assez emblématique de la vision qu’il pouvait avoir et en même temps du fait que ça devait le questionner ou le déranger. Alors qu’aujourd’hui toutes les voies ouvertes ou développées par les alternatifs ont été récupérées d’une façon ou d’une autre. C’est un phénomène classique.

Que penses-tu de ces catégories : alternatif, indépendant... Je trouve que ça a du sens. Selon moi, un éditeur indépendant est un éditeur dont tout le catalogue est basé sur des critères de création. Il ne fait pas un coup de temps en temps pour dire : “vous voyez j’aime la bande dessinée, je m’intéresse à la création”, tout en sortant des séries de merde à longueur d’année. C’est sur la globalité du catalogue que tu peux juger. Certains éditeurs se disent alternatifs mais aimeraient devenir plus gros s’ils en avaient les moyens. Ils ne sont pas clairs, il existe aussi une forme d’opportunisme dans ce sens là. Est-ce que tu fais les choses pour faire du fric ou est-ce que tu fais une chose parce que ça te semble important de la faire en termes de création ? C’est pourquoi je parle d’une globalité de catalogue, c’est avoir une certaine éthique par rapport à ton boulot. Si tu fais du business, autant l’assumer. Quand c’est assumé au moins, les choses sont claires et les gens se situent. Est-ce que tu es engagé ? J’espère. À titre collectif avec Périscopages comme à titre personnel, je ne me sens pas militant mais je suis engagé dans mon travail. C’est peut-être une erreur de ma part mais le militantisme est un mot qui a fluctué selon les périodes, connoté positivement ou négativement. C’est peut-être une question de génération, de culture politique. En ce qui me concerne, le militantisme me semble plus lié à un message ou un programme, pas forcément le programme d’un parti politique mais des choses à appliquer. La nuance c’est que j’ai des positions personnelles et en même temps, je ne milite pas pour que les autres les adoptent. Pour te donner un exemple précis, je boycotte certains éditeurs, je n’achète pas leurs bouquins mais je ne vais pas faire signer des pétitions pour que les gens les boycottent aussi. L’engagement peut être collectif : à Périscopages, je pense que c’est le cas. Tel que je le perçois, le militantisme, a un côté un peu définitif, aussi bien en tant qu’individu, qu’en tant que structure, tandis que l’engagement est une réflexion en mouvement permanent. Ce qui ne veut pas dire être opportuniste : penser un truc un jour et penser le contraire le lendemain. C’est le penser d’une manière vivante. En ce qui me concerne, c’est en partie un héritage de l’association dont je t’ai parlé. Moi je viens d’un milieu bourgeois, comment bosser alors avec des gamins d’un milieu pauvre, en assumant ce que tu es sans être démago ? Ça ne peut pas être figé, car la vie n’est pas figée. Le parallèle entre ce que je faisais et ce que je fais aujourd’hui est en termes de disposition d’esprit, de manière de fonctionner, c’est prendre garde à ne pas être figé. Entretien réalisé en 2010/2011 par Tobhias Wills

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Le travail refusĂŠ du numĂŠro


Grace à son exceptionnel retard et à un embrouillamini de la rédaction sur le bon compte des pages reçues et acceptées, l'histoire en 6 pages de Fifi a été refusée avant même d'être reçu. Vous pouvez ainsi lire dans ce numéro de Jade, in vivo, un travail refusé (pour raisons techniques).

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n a toujours vingt ans” aiment a seriner évènement a eu lieu il y a 3 ans ou il y a 20 ans, ce qui les vieux tromblons dans l’indifférence dans la foulée permettra d’embarquer le lecteur dans polie de leurs jeunes interlocuteurs. un panorama du milieu de la bande dessinée à Y croient-ils encore assez différentes époques selon l’âge des pour se sentir obligés de le auteurs y participant. dire à voix haute ? Cette Mais qu’en est-il de Jade et de ses question travaille aussi propres vingt ans ? De la période Jade qui, l’air de rien fête fanzine diffusé régionalement de 1991 à les siens en ce moment 1994, puis du grand bouleversement de même et nous profitons de la diffusion nationale de 1995 à 2003, cette occasion, qui n’arrive de la brève et singulière période pas souvent, pour demander webzine -à l’heure des modems 56Kà quelques auteurs ayant au et finalement de cette dernière version moins tous passé la barre, uniquement orientée de revenir sur leur propres sur la bande vingt ans, d’y jeter un œil, dessinée et réfugiée en d’en rapporter quelque librairies. Les chose. Loin d’être une protagonistes entité à part, l’auteur de d’origine bande dessinée a aussi eu l’ont pensé vingt ans, son florilège Jade première version, 10 numéros de décembre 1991 à janvier 1995 aux alentours d’opinions, de croyances, de cet âge, sans plan d’étouffantes certitudes, l’envie mordante d’en de développement ou découdre ou de s’y brûler et a eu depuis le temps d’en d’ambition autre -mais revenir, plus d’une fois, pour infirmer ou confirmer ; déjà énorme- de s’y mais la particularité de l’auteur en herbe à cet égard est qu’il y a pleinement lié son art, son regard sur les choses et sur le domaine artistique qui le travaille, la suprême bonne foi de ses goûts, même s’il peut être enclin à les faire discrètement disparaître sous la moquette “plus tard” -ou à s’y raccrocher désespérement. La saveur ne sera pas la même si ce non


Jade version web, de 1998 à 2004

longue ne nous fait nullement renier notre appartenance à l'univers du fanzinat, basée sur la tentation de pouvoir exister autrement, sans avoir à chercher une formule économiquement rentable, et d’approfondir ainsi sans pression une cartographie du domaine bande dessinée à travers les regards de certains de ses protagonistes. Face au profond nihilisme consumériste qui se décline tant en néant qu’en jolies choses englouties par les seuils de rentabilité et les addictions culturelles chèrement consenties, il faut bien opposer au minimum cela. On pourra donc peut-être conclure que nous n’avons rien compris en vingt ans et ce sera certainement notre plus grande réussite.

Jade seconde version, en presse, 26 numéros de septembre 1995 à l’été 2003.

montrer graphiquement et de plonger dans le flux créatif du début des années 90. La revue se structurant au fil des ans, elle devint avec son arrivée en kiosques un tremplin à de nombreux auteurs aujourd’hui reconnus, ainsi qu’un important lieu Vingt ans de péripéties diverses et l’occasion de d’échange, notamment grâce à l’une de ses rubriques, remercier sincèrement tous les participants de cette le Top Vain, qui permis d’ouvrir un œil curieux sur les aventure, qu’ils aient été auteurs, rédacteurs ou auteurs qui s’autoproduisaient -une tendance huiledecoudistes. Aventure souvent mouvementée nouvelle facilitée par les moyens techniques mais riche en rencontres et en intensité et qui compte naissants- et les petits éditeurs, à une époque où ils bien encore continuer quelques temps... n’avaient que peu de voix face aux grandes maisons 6P traditionnelles. Vrai succès d’estime mais vrai PS : Profitons-en pour annoncer fiasco économique aussi (un qu’en avril, un volumineux classique des revues spécialisées ouvrage intitulé “6 Pieds sous qui ne brille pas par son originaterre, l’animal a vingt ans” et lité), elle vola en éclats vers 2003 regroupant plus de 100 partinon sans avoir participé à la cipants à l’histoire de la maison reconnaissance de la bande d’édition (dont bien sur une dessinée alternative qui essaima grande majorité d’auteurs) ses tendances au domaine entier, sortira, accompagné d’expositout en oubliant nombres de ses tions lors du Festival indélébile de activistes au passage. Après une Toulouse. Ouvrage qui proposera courte existence en webzine (1) également un historique détaillé Jade revient en librairies en mai de 6 Pieds sous terre ainsi qu’une 2006 avec une nouvelle équipe étude sociologique sur les composée en partie d’auteurs, souvent anciens lecteurs du titre. Jade troisième version, depuis mai rapports entre maisons d’édition et auteurs. Cette existence somme toute assez 2006 à aujourd’hui (1) www.pastis.org/jade/jadecomix/jadecomics.htm

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rique, sans lien déterminé avec ma propre jeunesse. J’imagine ces rapports, ces dispositions, d’une bien triste éternité : la jeunesse d’Hérodote devait être un enfer, et malheur à la chétive créature pleine de vrais appétits qui a vingt ans en 2011. Comme elle doit se sentir abandonnée de tous! D’une manière générale, j’aimerais bien que ce texte rende perceptible combien il est vain, et même franchement malsain, de chercher à fixer les époques, à en arracher les passagers à leur propre singularité pour

I

préférer les avaler dans des notions de siècle, de l n’y pas besoin de lire Aden Arabie pour savoir

générations, de périodes. L’histoire des mentalités est un

qu’avoir vingt ans est une belle saloperie à vivre ;

cul de sac (1), et le pire tour à jouer aux humanités en

pour peu que vous ayez un peu de cervelle et

révolte, singulières, isolées, est de les noyer dans leurs

quelques désirs affirmés de vous arracher aux lieux

décennies prétendument établies en toutes valeurs

communs, vous serez, par les plus âgés, toisé dans le

(« Ah, mais dans les années 10, tout le monde est

pire des cas et regardé avec attendrissement dans le

colonialiste ! », « Ah mais dans les années 30, tout le

meilleur. Si par malheur vous énoncez avec fermeté

monde est antisémite ! ») en créant pour eux la catégorie

des positions intellectuelles séditieuses ou tout

miraculée des exceptions (2) pour cacher sa propre

simplement neuves, des choix artistiques singuliers,

lâcheté sous le tapis. Le roseau pensant a une fâcheuse

qui donc vous regardera autrement qu’un esprit

tendance à naître et mourir courbé ; que pourrait-il

atomisé en attente d’un corps solide et d’un peu de

savoir de ce qui se passe un peu au-dessus de sa tête ?

raison ? Mon propre entourage de contemporains — du lycée

Il faudrait tenter de rendre palpables à la fois ces

à l’université — véhiculait déjà largement la lourdeur

années-là (c’est en 1987 que j’ai vingt ans) et ma

infectieuse de leurs parents : haine atavique des

propre jeunesse comme condition, sans réduire

intellectuels, conservatisme artistique, lâcheté

circonstances, situations, productions, à de simples

politique, hideur morale, bêtise satisfaite, inculture

signes fétiches ; redonner plasticité et ambiguïté à

érigée en règle et dix huit trains de retard systéma-

une période donnée, c’est la redonner possiblement à

tique sur tout. Chez leurs aînés, ce qui avait été

toutes. L’histoire, non serviam, est un cauchemar

encore un peu chair s’était figé lentement en os. Il m’a

dont j’aimerais me réveiller (3) .

fallu attendre l’âge de 35, 40 ans pour qu’enfin on

Il y a des chances pour que ma relation des années 80

commence à m’écouter autrement - c’est-à-dire avec

soit désordonnée : j’y laisserai apparaître dans les

gêne - et à me regarder simplement comme un dégénéré.

clignotements bordéliques du souvenir, les événe-

Enfin, s’est arrêtée la litanie condescendante des « tu

ments, les rencontres etc., comme sont profondément

verras, tu changeras » et ma vie sociale s’est

désordonnées elles-mêmes l’acculturation et la

graduellement dépeuplée des gens nuisibles à ma

construction du monde chez un homme en

santé, soit d’à peu près toute l’espèce humaine. Il faut

formation. Possible également que quelques dates se

rester vigilant : ceux à qui le monde appartient déjà

superposent, s’emmêlent, que la chronologie se

(les optimistes, selon Bierce, qui sont fatalement de

disloque : je n’ai aucune envie de fouiller dans ma vie

belles crapules) s’imaginent facilement que la

avec méthode.

conversation leur est un dû. La mienne n’est un dû pour personne, c’est ma seule vraie victoire sur le

C’est assez simple et vite convaincant de balancer un

temps passé. Voilà pour mes vingt ans et le reste...

mépris panoptique sur une période comme celle-là,

Évidemment, toute cette cochonnerie est anhisto-

quand elle est aussi perceptiblement indigne : il n’y a

(1) Jean Wirth, La fin des mentalités (dossiers du GRIHL 1988) (2) Exeptio probat regulam... L’exception met la règle à l’épreuve (Bierce) (3) J. Joyce

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aucun besoin d’instruments d’optique compliqués pour

la babiole. Certains sont toujours présents et déroulent

ça. C’était très visiblement merdique et la place de la

infiniment les bandelettes de la momie ligne claire

bande dessinée comme celle des autres disciplines

dans des récits aussi inoffensifs qu’indistincts. Ce qui

accompagnait le saccage généralisé. La vie politique

avait été une lecture des années 50 critique et acerbe

française - à vrai dire la vie politique de la plus grande

par Chaland, devenait la célébration de ces mêmes

partie du machin occidental - se calfeutrait dans le

années par le clinquant redoublé de leur propre

chant du Marché comme double du monde, comme

propagande marchande. Les choses étaient rentrées

double ÉVIDENT et NATUREL du monde. On pourrait

dans l’ordre et le conservatisme pouvait épingler un

déduire de cet énoncé que nous ne l’avons pas vraiment

fétiche de plus à son costume de ville.

quitté en 2011 ; ce serait écarter la profonde mélancolie

Aujourd’hui, les conservateurs on gardé cette

qui accompagne aujourd’hui l’évocation de ce double

habitude de se présenter comme les fleurons du

monstrueux (le souvenir de la défaite n’a probablement

modernisme, mais personne n’est dupe de leur

pas le pouvoir de mobilisation de la guerre). La forme

archaïsme fondamental : le ton de papa a repris, à

dévastatrice du libéralisme de l’époque serait, je crois,

quelques exceptions prêt, la place qu’il avait cédé au

assez difficile à imaginer pour un jeune type

bavardage copain pendant presque vingt ans.

d’aujourd’hui... C’était une espèce de fête continue,

Le plus gros des autres publications se partageait

braillarde et colorée, de la marchandise. Je ne dis pas

entre le retour à une bande dessinée historique

que cette chenille multicolore et bruyante ne sillonne

desséchée d’académie, le retour de genres tombés en

plus notre espace (la Fête de l’entreprise, reconduite

désuétude (comme l’héroïc-fantasy) et le bégaiement

chaque année, en est un marqueur accablant), mais

des formes enfantines franco belges. Il n’y aurait rien

chacun de ses pas entraîne protestations et rejets sur

à redire là-dessus (je n’étais après tout pas plus

son passage. Or, c’était à cette époque-là un flux qui

concerné par ce type de publications à l’époque que je

touchait tout phénomène, toute activité, qui transfor-

ne le suis aujourd’hui par celles de Delcourt ou de

mait en merde kitsch chaque moment de la vie, chaque

Glénat) s’il n’y avait eu ce sale goût laissé dans la

objet, chaque son. C’était la foutue joie copine de

bouche par un renouveau inattendu de formes

l’assouvissement totalisé barbouillée par Jean-Paul

archaïques. Quelque chose comme un retour à l’ordre

Goude. La publicité était considérée sans question-

jusque dans le parc pour enfants.

nement comme une forme d’art moderne, comme la démonstration qu’art et réussite sociale s’accomplis-

Ce n’étaient pas les auteurs ni l’invention qui

saient de concert au service de la marchandise.

manquaient, pourtant ; on voit mal pourquoi une

C’était si puissant que j’ai encore l’impression d’avoir

époque serait plus inféconde en esprits vifs qu’une

traversé quatre ou cinq ans de vie civile en état

autre. Pour juger du très large spectre des voies

d’hypnose. La peinture célébrait en France son accès

explorées il suffit de s’imaginer alors découvrant les

triomphal à la connerie en singeant les traits les plus

œuvres de Muñoz et Sampayo, de Glen Baxter, de

caricaturaux d’une bande dessinée réduite à ses

Elles sont de sortie, de Poussin, Barbier, Teulé,

enfantillages (Figuration libre), pendant qu’elle

Shlingo, ou encore d’ouvrir la seule collection Pied

gâtifiait son histoire en Allemagne (Nouveaux

Jaloux des Humanos qui avait présenté un éventail

fauves) et qu’elle abolissait la sienne dans le pudding

de livres incroyables et beaux, ceux de Masse,

post-moderne en Italie (Transavant-garde).

Eberoni, Claveloux, Burns etc. Tout ceci était, très

Un peu partout, la ligne claire dégénérait en une série

littéralement, étonnant. Mais tout ceci faisait déjà

de dessins de coiffeurs assez contents d’eux-mêmes,

partie du passé. Après le milieu des années 80,

d’une nervosité toute feinte et poseuse. Le succès de

période à laquelle je reviens somnambuliquement

cette imagerie décorative encourageait la paresse du

d’une année désastreuse à l’école de BD d’Angou-

plus grand nombre de dessinateurs et le passage

lême, il n’y a plus un éditeur prêt à miser un kopeck

machinique à l’illustration, au poster, au calendrier, à

sur toutes ces merveilles.


Certains auteurs se sont arrimés, espaçant leurs

disciplines dans son système, c’est une perspective

publications en attendant des jours meilleurs, d’autres

théorique qui ne me quitte pas, c’est la forme même de

ont abandonné toute écriture de bande dessinée.

ma procrastination. J’accumule les notes sur

J’en parle évidemment aujourd’hui riche d’une

d’invraisemblables récits réticulaires à venir, je bâcle

analyse rétrospective, avec cette volonté de clore qui

pour Kitsch magazine des planches saturées de textes

fait balayer tout obstacle aux généralités tentantes ;

croisés qui sont plus des mémos de travaux à faire que

mais il m’aura fallu en vérité quelques années pour

de véritables récits lisibles ; je passe d’innombrables

comprendre que quelque chose s’était effectivement

nuits de conversations à formuler ce qu’une bande

brisé, que j’allais devoir moi aussi, sans doute, lâcher

dessinée, idéalement, SERAIT. Si quelque chose trahit

la bande dessinée.

une certaine lucidité devant l’état réel de son mode de

En 1987, J’ai encore très fraîchement en tête les murs

diffusion, de lecture, devant son avenir immédiat

de réprobation rencontrés à l’école d’Angoulême deux

également, c’est sans doute cette façon de repousser

ans plus tôt pour n’importe quel aspect de mon travail :

l’écriture de bande dessinée dans un futur possible. La

dessin pas fini, histoire incompréhensible, etc. Sans la

chose dont je ne doute pas alors - je n’aurais trouvé

rencontre providentielle avec Forest, je crois que

aucun allié à l’époque pour défendre cette position -

j’aurais déjà balancé à ce moment-là toutes mes

c’est de la puissance sans comparaison de cette

planches. Sans cette rencontre, en tout cas, qui s’est

discipline devant toutes les autres et la possibilité d’y

clairement déroulée contre cette situation pédagogique

voir apparaître les plus grandes œuvres d’art.

grotesque, ce passage à Angoulême n’aurait été qu’un

D’un point de vue social, ce n’est pas du tout le biotope

échec sans nuance. Je repars sans avoir vraiment foutu

que je me donne alors. J’ignore à peu près tout du

grand-chose de remarquable, mais avec les bases jetées

monde de la bande dessinée et ses rares apparitions

d’un stimulant boulot théorique à venir.

dans mon champ de vision me navre. À vrai dire, tout

Je m’installe à Rennes, je rentre à l’université. Doux

ce qui ressemble à un monde, rapidement, me navre

crétin provincial, j’en attends un bouillonnement

(trait qui s’est un peu adouci chez moi : je n’ai plus

créatif et intellectuel susceptible de réparer le gâchis

d’urgence à trouver ma place). Je travaille alors à des

Angoumoisin. Je n’y resterai pas plus d’une année et

lectures publiques qui m’entrainent assez vite dans la

demi (j’apprends assez vite à ne plus travailler contre

société des poètes - qui me navre -, à des expositions de

moi-même). Un petit bouquin doit sortir bientôt,

peintures et des installations conduisant assez vite à de

chez Futuropolis, un petit livre dans la collection X.

navrantes navreries ; j’aurai tout le loisir ultérieure-

Je ne me doute pas encore que tout ça est en train de

ment de me navrer du monde musical. En attendant, je

mourir, que le livre ne se fera pas, pas encore alerté

dessine déjà de moins en moins et de belles amitiés

par la forte odeur de sapin dans l’air. Je me doute

m’amènent à écrire beaucoup plus. Si tous les milieux

encore moins de la chance extraordinaire que

que je traverse sont touchés par la même paresse et la

représente l’abandon de cette publication (Un

même complaisance à se broder des coussins, aucun

portrait de l’artiste avec son chien vers 1960), non

autant que celui de la bande dessinée n’en tire cette

seulement parce que ce livre est très mauvais, mais

folle satisfaction. Ce que j’observe alors, et que je note

surtout parce que je vais pouvoir apprendre à faire ce

: c’est un milieu de vie ralenti par les paradoxes

qui est aujourd’hui encore le moteur même de mon

culturels auxquels s’arriment ses acteurs ; un de ceux

existence et de mon travail : me perdre.

où l’on rencontre beaucoup d’idiots hautains qui se

À ce moment-là, dans le champ de mes pratiques

sentent renforcés de leur abdication, qui croient avoir

comme dans celui de mes lectures, la bande dessinée

liquidé une pensée quand ils la balancent dans les filets

est très loin d’occuper une place centrale, quotidienne

de la poésie (dont, évidemment, ils ne savent rien que

; c’est plus sourd que ça, c’est une lubie qui ne se

l’éculement des poncifs) ; c’est le côté bourgeois

manifeste que très rarement sous la forme de planches,

balzacien de créatures qui, paradoxalement, ne se

c’est un paradigme emportant toutes sortes d’autres

sentent jamais aussi pleines de leur supériorité

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intellectuelle que devant ce qu’elles ne comprennent

caractère d’évidence pour moi. Il est le premier d’une

pas .Tout ceci, aujourd’hui, est toujours aussi vrai.

série sans fin de hiatus historiques qui constituera

C’est un milieu où l’on rencontre d’étranges adultes

peu à peu mon véritable ordre du monde. C’est sans

capables de disputer sévèrement la modernité du Bar

aucun doute une banalité, mais il n’est pas inutile de

à Joe mais de trouver géniaux Carl Barks ou Macherot

rappeler de temps en temps combien toute

sans discussion (du moins les marottes de l’époque,

reconnaissance publique se fonde sur un faisceau de

dont je me fous tout autant que celles-là et que j’ai

quiproquos, de concrétions hasardeuses, d’omissions

oubliées). C’est un milieu qui développe une profonde

inespérées. L’amitié elle-même est un puissant foyer

indifférence à l’égard de tous les autres, industrie qu’ils

d’invention dont la matière rêvée est plus lourde et

lui disputent âprement mais dans lequel il les écrase

plus dense que la chair humaine. L’amour nait en se

tous (cet aspect-là, même si c’est sur la base et dans la

roulant aux pieds d’approximations et disparait dans

perspective de nombreux malentendus, me semble

des erreurs de jugement. Si vous m’attribuez une

s’être amélioré : on a cessé de cracher sur des peintres

qualité, cherchez qui, avant vous, en a déposé le brevet

morts depuis 40 ans ou de s’étonner des hardiesses

et pourquoi. Si vous me haïssez, ce n’est probable-

littéraires de 1920).

ment qu’une question de train manqué : dix minutes

Il serait tentant devant un tel panorama d’accompagner

de plus ou de moins et nous étions faits l’un pour l’autre.

Deleuze évoquant, peu de temps avant sa mort, la

La mort, surtout, tire de très médiocres portraits : à

décennie à venir : il nous préparait à traverser un

peine la cérémonie achevée, la procession des

désert. Il l’annonçait sans dramaturgie inutile, il n’avait

témoins inaugure la fabrication infinie des faux (6).

rien d’un prophète crépusculaire. Mais tout de même, il

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nous préparait à l’exode intérieur.

C’est pour moi une période étrange de découvertes,

Ce n’était pourtant qu’à moitié vrai. C’était une forme

celles de choses en train de mourir. Ce n’est pas à

de repos. Ou plus exactement : c’est une forme régulière

proprement parler une suite de rendez-vous manqués -

de Shabbat : « Arrête, respire, réfléchis! » (4)

les œuvres sont bien là, visibles, lisibles - mais le

C’est un désert apparent. Il est tiqueté de mirages qui

sentiment étrange de placer, à chaque nouvelle voie,

matérialisent des formes historiques distantes. Les

mes pas dans les pas d’un marcheur crevé très loin

nouvelles formulations d’un monde et leur réalisation

devant moi.

sociale sont profondément asynchrones. Nous croyons

Si c’est bien l’époque où les plus belles revues

le savoir, nous le disons parfois, mais nous rangeons ça

disparaissent (où le nombre des éditeurs chute

assez rapidement dans l’armoire à proverbe où, entre

vertigineusement) c’est également celle où nous

deux peintres méprisés de leurs temps respectifs, nous

avons enfin le temps de les lire arrachées à leur

oublions cette profonde asynchronicité.

contractualité, à leur urgence. C’est celle où il est

Cette année-là, l’année de mes vingt ans, j’en ai un

facile de rendre heureux ceux qui vous entourent et

exemple immédiat : je file à Paris avec un ami, très

qui traversent avec vous le désert : on peut acheter

ému de pouvoir rencontrer Romain Slocombe dont

des piles de 10/18 dont personne ne veut plus et

j’aime intensément L’art médical ; j’ai l’espoir de lui

abreuver ses proches de Fuzzy Sets ou Compact, de

soutirer un texte et quelques photos pour une

Louve Basse, des actes des colloque de Cerisy

publication (5). Le fait que son travail, comme celui

consacrés à Artaud, Bataille et des dizaines d’autres

du groupe Bazooka, prenne une telle place dans ma

merveilles vendues au kilo. C’est peut-être un travail

propre culture et façonne si nettement mes goûts me

nécessaire d’arracher, au fond, les grandes œuvres

laisse dans le plus grand désarroi quand je rencontre

aux causes fébriles et fugaces du monde où elles sont

un homme étonné de l’intérêt que deux jeunes gens

apparues ; dans leur temps, elles sont le plus souvent

peuvent bien lui porter. Il remplit effectivement mon

illisibles, injoignables, prises dans le siècle. Peu

monde, mais n’a aucun effet sur celui des autres. Ce

après, rien ne les prescrit plus, le bruit s’est étouffé

type d’écart ne présente à ce moment-là aucun

autour d’elles. Elles sont alors suspendues à ce

(4) Philip Roth in Opération Shylock (5) Il me les confiera, mais mon incompétence éditoriale fera échouer ce beau projet. Je n’ai jamais osé me rappeler à son souvenir depuis. (6) Mon hétéronyme W.


moment épiphanique tendu entre le lieu commun

ma propre raison déraisonnable c’est à dire : à la

d’un univers dont la profusion n’est qu’un hasard

nettoyer des lieux communs qui font la déraison de

gaspilleur et le le lieu commun plus tardif qui les

l’ordre constitué (une différence accommodante). C’est

verra assagies, amoindries, bégayées par la copie.

une chose d’avoir la déraison pour objet (le « j’ai un

J’ai vingt ans et j’accumule les revues de la décennie

projet : devenir fou » de Dostoïevski), chose commune

précédente : Traverses, Tel Quel, Change, TxT etc. Je

à tous ceux qui ont vingt ans en même temps que moi à

récupère tout ce que les bouquinistes m’abandonnent

ce moment-là (et probablement à tous les jeunes gens

sans regret pour des clopinettes, Willem, Gébé, ce qui

du monde, à toutes les époques) ; mais si elle naît dans

me manque de Bazooka, les ruines de Futuropolis...

la posture, elle peut tout aussi bien disparaitre comme

Je ne voudrais pas laisser imaginer que rien ne vient

on change de chapeau et produire d’abominables

travailler cette décennie-là de l’intérieur : la quasi

créatures raisonnables munies d’un code de la déraison

invisibilité des grandes œuvres en train de se créer

acceptable. Ceux-là font la révolution accompagnée de

donne à chaque rencontre avec elles le caractère

la gendarmerie, c’est-à-dire qu’ils tiennent le secret de

exaltant et clandestin d’une visite au bordel ; ce sont

la pacotille.

les première VHS qui circulent et peuvent trimballer

Il me faut donc distinguer, d’abord, ce qui chez moi

les films invraisemblables de Lynch sur des copies

travaille vraiment à sa propre inconnue. Trouver une

voyageuses de Grandmother, les courts-métrages de

position, chasser toute posture.

Greenaway, les vidéos expérimentales de Zbieg. C’est la création des grandes œuvres acousmatiques dont

Vingt ans (prenons ça — ce vingt ans — pour ce que

chaque son est un choc, une surprise à laquelle rien

c’est, pour une métonymie conventionnelle de la

ne vous préparait et c’est également la période d’une

jeunesse) c’est la puissance enivrante - et qui s’ignore -

et

de tout gâcher ; il faudrait être une drôle de petite

industrielle ; écoutes collectives de De Natura

merde pour s’inquiéter de gâcher à vingt ans (du genre

Sonorum, mais aussi échanges de K7 invraisemblables

de celles qui choisirent le côté gaullien des barricades en

de Stenka Bazin, Merzbow, Psychic TV. Dans

68, par exemple) ; or gâcher est un irremplaçable

intense

production

sonore

expérimentale

l’abaissement terrible du monde au-dessus de nos

moyen d’inventer des situations, c’est-à-dire des

têtes quelque chose d’imprévu est en train de naître

formes. Cette puissance subversive doit plus aux

dans ses souterrains.

modèles de destruction solaire, au potlatch, qu’à

À la surface, de temps en temps, des éclats lumineux—

n’importe quel duel contestataire. Il n’est pas de loi, ni

qui continuent à féconder aujourd’hui encore mon

de doctrine de la subversion. On constate simplement

écriture en bande dessinée — éclairent ces années 80

que surgit une fiction dont le sens ne s’épuise pas dans

finissantes : après Prénom : Carmen, Passion, Godard

l’examen des causes qui l’engendrent ou de la situation

vient de sortir coup sur coup Détective, King Lear,

où il émerge. La subversion ne se place pas là où se situe

Soigne ta droite. Cette série compose à mes yeux ses

le contraire de l’ordre institué, mais là où n’existe plus

plus beaux films, les plus subtils, qui ne reculent pas

aucun ordre ni aucune justification (7).

plus devant la complexité que devant des énoncés très

Une agitation invisible produit dans le plus grand

simples, qui s’y distinguent comme une araignée

désordre des œuvres merveilleuses pour lesquelles tout

colorée dans un champs confus d’herbes emmêlées : un

le dispositif de présentation restera encore à inventer.

doigt pointé vers un écran cathodique, une zone précise

Pour certaines, cette invention sera prise dans la colle ;

de pixels, une voix hors-champs disant « l’histoire est là

une musique qui attendra vingt ans une salle pour être

». Images, énoncés, constructions narratives de Godard

jouée, une bande dessinée qui attendra vingt ans une

ou de Ruiz vont radicaliser mon regard sur le scénario,

impression pour être lue, etc. Évidemment, de

sur la narration en général, et contribuer à ma

nombreux fruits arrivent pourris sur les étals...

désinhibition... Ils font beaucoup à l’époque pour

Ce serait cependant bien hasardeux d’assigner à ces

m’ouvrir à ma propre déraison sourde, à la libération de

terribles détours historiques une valeur positive ou

(7) Jean Duvignaud sur l’anomie

23


négative : combien d’œuvres auraient été gelées sur

Beaucoup d’expressionnisme niais, de sentimenta-

place dans le premier état de leur formulation si elles

lisme, de camelote révolutionnaire, d’impertinence

avec

poseuse qui n’effraie que la maman des éditeurs, de

enthousiasme? Combien sont effectivement mortes-

cette complaisance onirique qui n’intéresse que les

avaient

été

accueillies

immédiatement

nées d’avoir été saluées si tôt que leur auteur les a

psys de leurs auteurs, toutes les formes usées de l’écri-

hoquetées toute sa vie ?

ture littéraire, toutes les vanités de l’autobiographie, de l’humour trash filé et épuisé comme se filent et

24

Ce courage ou ce désintéressement qui a fait tant

s’épuisent en salles les corps de zombies, des jeux

défaut aux éditeurs durant ces années-là, serait-il

pataphysiques de vieux messieurs dans des corps

retrouvé

d’adolescents etc. De l’académie, de l’académie, de

aujourd’hui?

C’est

très

difficile

à

dire....Peut-être... Je vois passer de si belles choses.

l’académie. C’est l’horizon, la butte et la marche.

Parfois, je surprend une agréable compression du

Il manque peut-être à ce milieu éditorial une machine

temps, qui me rend optimiste : il y a à Rennes un

critique interne, analytique et drôle, développant la

festival de bande dessinée de bonne qualité ; je me

puissance de travail de Fluxus dans les années 60 ou de

souviens très bien des réactions de mépris généralisé

Art & Language dans le monde l’art contemporain des

à l’égard de mon enthousiasme, quand je prétendais

années 70. Il faut croire que pour l’instant nous ne

en brandissant les premiers bouquins de Bertoyas (8)

méritons pas mieux que Homais comme modèle

que c’était la plus belle chose qui venait d’arriver

théorique et comme directeur de conscience. À vingt

depuis bien longtemps à Alphagraph (une zone de

ans, ça me ruinait. Sans doute parce que j’aspirais sans

lumière dans cette ville sinistre) et qu’on allait parler

me l’avouer à être reconnu par mes pairs, parce que je

de L’internationale Mutique ou de Ducon comme

craignais l’isolement, que je l’aurais vécu comme une

d’œuvres importantes pour longtemps. Il n’a pas fallu

défaite. Aujourd’hui, je m’en fous. Absolument. La

plus de cinq ans pour que ceux-là mêmes qui

perspective de faire un effort d’intelligibilité pour

considéraient Bertoyas comme une plaisanterie

satisfaire la paresse de qui que ce soit est inenvisa-

révisent leur jugement et organisent une exposition

geable. Celle de mourir avec les trente lecteurs que j’ai

de ses travaux au cours de ce festival.

gagnés en vingt ans et pas un de plus ne m’informe en

Mais à côté du travail opiniâtre et courageux de

rien d’autre que l’immense malentendu qui est au cœur

certains éditeurs, il faut bien se rendre à l’évidence : ce

de toute réussite sociale comme de toute éjection de

qui est perçu comme une audace toute actuelle n’est la

son cadre. Ce qui m’informe sur mon travail, c’est

plupart du temps que la publication retardataire des

l’observation de mon travail. C’est tout.

vieilles modernités dont personne n’a voulu quand

Le monde éditorial peut s’effondrer une fois encore,

elles étaient vivantes. C’est un air éternel qui est sifflé :

deux fois, ça n’a pas d’importance. Il renaîtra, sous

la petite chiure de vernis culturel qui donne les ailes

une forme ou une autre, mais rien ne saurait arrêter,

d’aimer Rothko quarante ans après sa mort laisse

de l’autre côté du miroir, l’effervescente écriture des

toujours crever de faim Martin Bruneau ou

œuvres vives qui font le quotidien de mon

Emmanuelle Le Pogam. On trouvera toujours des

émerveillement, de mes découvertes, et qui réduit à

insoumis très adaptés au marché, vendant l’insolence

néant toute tentative de les geler dans une époque,

congelée des audaces et des risques que d’autres ont su

une tendance, une génération.

prendre avant eux et ont payé de leur solitude ; ceux-là survivront sans peine à la disparition de tous les éditeurs indépendants parmi lesquels, pour l’instant, il tricotent en attendant l’Espace Vital. Et tout repartira pour vingt ans. Si nous pouvons brocarder sans risque les années 80, que publie-t-on de si neuf et de si passionnant ? (8) Merci à Lionel Tran pour m'avoir à l'époque présenté cet homme et son travail

L.L. de Mars


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après un an d’absence et une fin du monde ratée, nous remettons à plat la structure Jadienne, afin de donner une forme nouvelle à l’orientation thématique de la revue. ainsi, dès à présent, nous accueillons un invité, et lui fourguons entre les pattes la thématique du numéro et, ma foi, il devra bien se débrouiller avec. il se trouve que cet invité a -et aura- une certaine intimité avec le sujet du numéro dont il devra s’occuper… on pourra ainsi dire que les choses sont bien faites. Tout le monde va y gagner, c’est « Des collègues, il y en a plein, des très bons, et d’autres qui dans l’air du temps. vous, lecteurs, feraient d’aussi bonnes ventes de chaussettes ou de puisque vous voilà entre les mains yaourts, mais c’est un autre débat. Pour ce numéro de d’un spécialiste et nous, car c’est Jade tourné vers les libraires et vers leurs librairies, mon bien lui qui va faire tout le boulot. idée était d’essayer d’échanger avec des gens que je sais ce Jade 354U accueille donc être assez francs dans leurs propos (et dans leur manière June « Julien » misserey, exd’envisager le métier), tout en essayant de ne pas partir libraire bisontin engagé -puis dans les considérations passablement auto-centrées ; je dégagé-, mais avant tout activiste doute que nous y soyons totalement arrivés, mais j’aime à survitaminé de la bande dessinée, croire que lorsque l’on est attachés au livre, à la lecture, notamment à travers les actions de alors peut-être que l’on peut apprécier d’en savoir un peu l’association chifoumi (entre autres plus sur ces satanés bonhommes qui sont réputés pour initiatrice de la résidence d’auteurs faire la gueule lorsque l’on leur demande un conseil Pierre Feuille Ciseaux, du cycle concernant un bouquin qu’ils n’aiment pas. d’expositions Ce qui nous lie et Les fumiers. » dont on attends avec certitude June « Julien » Misserey maints étonnements.) il a réuni pour l’occasion quelques libraires et débauché dans son cercle d’auteurs, pour compléter la troupe d’auteurs-chercheurs inoxydables qui officient habituellement dans ces pages. notre sujet du moment : le monde de la librairie. foin de bavardages, laissons-lui la parole.

Les LiBraires

c o u v e rt u r e s

icinori U1 ■ TofÉpi U2 ■ Tony papin U3 ■ isaac wens U4 ■

pag e s

alex BalaDi 2 ■ fafÉ 6 ■ anoUk ricarD 8 ■ faBcaro 13 ■ B-gneT & faBrice erre 14 ■ faBien grolleaU 16 ■ oriane lassUs 20 ■ charles papier 22 ■ william henne 26 ■ nicolas pineT 40 ■ TerreUr graphiqUe 46 ■ BerT 50 ■ JUlien nem 54 ■ BenoîT preTeseille 66 ■ gilles rochier 70 ■ maTThias lehmann & nicolas moog 72 ■ nicolas anDrÉ 76 ■ amBre 78 ■

entretien

sTÉphane goDefroiD ■ JUne ■ le liBraire se cache gilles sUchey ■ nicolas versTappen 7, 33 eT 59 ■

1


BaLadi 2


3


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5


fafé 6


Office Engagement Être libraire Éthique Mission Parcours Apprentis Représ Zones de chalandise Gros & petits

Les LiBraires i

Certains créent des livres de bande dessinée, d’autres les éditent, d’autres, enfin, les lisent : Jade

Stéphane Godefroid est libraire à nancy (la parenthèse), où il partage large passion et vaste connaissance de l’ensemble de ce qu’est la bande dessinée après avoir tenu quelques

leur a régulièrement ouvert ses

années les rênes d’une petite structure éditoriale indépen-

pages. Mais quid des libraires ?

dante remarquée (le potager moderne).

Pour aborder le sujet, et le creuser

Le Libraire Se Cache s’est fait connaître par des

quelque peu, voici un dialogue entre plusieurs d’entre eux, où l’on parlera

instantanés lucides et hilarants via un blog anonyme, où il distille publiquement ses états d’âme, principalement autour de son métier.

pêle-mêle de passion, de commerce,

Gilles Suchey est libraire à Toulon (contrebandes), où il

de rapport aux lecteurs, aux

assure avec un esprit frondeur et aventureux une réelle

éditeurs, aux auteurs...

alternative dans une ville surtout identifiée péjorativement par les lecteurs de bande dessinée...

Nicolas Verstappen est libraire à Bruxelles (multi BD) ; entre deux numéros de ses carnets d’entretien avec la crème des auteurs (américains, notamment), on l’entend régulièrement sur radio grandpapier. June a travaillé dans une très grosse librairie indépendante à Besançon (camponovo), s’occupe désormais d’une association qui œuvre à la valorisation d’une bande dessinée moderne et progressiste, et a galéré pour choisir une poignée de confrères avec qui discuter. Leur point commun : ils se prétendent tous passionnés de bande dessinée, en lisent beaucoup trop, en parlent beaucoup trop.

Nicolas Verstappen (N.V.) : le libraire que je suis

pour ma part, je dirais que ma vocation de libraire

est sur les rotules après 7 jours d’affilée de montage /

(au-delà de la première idée de faire découvrir

démontage de stand, inauguration et autres heures

à d’autres ma passion, mes coups de cœur, etc...) s’est

supplémentaires à la foire du livre de Bruxelles... Un

tournée vers un autre objectif délicat ; identifier et

métier de manutentionnaire qui semble ne jamais

proposer des « œuvres-charnières », des livres de

être une évidence pour les clients qui nous envisagent

qualité « accessibles » à un large public et cependant

encore souvent comme faisant « le plus beau métier

« alternatifs » au mainstream, qui pourraient éveiller

du monde où on a trop de la chance de passer nos

la curiosité, attiser l’envie d’aller au-delà des

journées et nos soirées à lire toutes les bd qu’on

« blockbusters » et de faire prendre conscience à une

veut »... c’est pas entièrement faux, mais c’est pas

large majorité de clients que « la vérité est (aussi)

exactement vrai non plus... soit... après cette

ailleurs ». en deux mots, dire que Quartier Lointain

semaine, je suis donc dans le jus, le dos en miettes, et

et Persepolis ne sont pas des exceptions (les

enthousiaste à l’idée de participer à cette conver-

« médias » les présentent comme telles) mais qu’ils

sation.

sont (à peine) le sommet d’un iceberg...

7


Stéphane Godefroid (S.G.) : avant d’être libraire,

Bonneval Pacha #1, qui sort demain...

je m’imaginais derrière mon comptoir, en train de lire

comme j’ai une heure de train le matin et pareil le

des livres, écouter du rock’n’roll et tailler la bavette

soir, je peux lire entre 1 et 3 livres par jour. Ça ne

avec les clients.

permet pas une connaissance approfondie de toute la

au final je crois n’avoir jamais lu un seul bouquin

production, mais c’est déjà pas mal.

dans ma librairie. quand on a fini d’ouvrir les caisses, réceptionner la

June (J.) : Tout à fait vrai. c’est un métier

marchandise, étiqueter les livres, les avoir mis en rayon,

formidable et sans vouloir donner l’impression de me

et je ne parle pas de la comptabilité, des paperasses

plaindre, c’est tout à fait vrai que le temps passé à

en tout genre... tout en s’interrompant à chaque fois

déballer des cartons, pointer des manquants, à

qu’un client a besoin de vous, vu que ça reste notre

déplacer des piles, à refaire des cartons, est au-delà

priorité : être là pour les gens ; et bien la lecture, c’est

de toute espèce d’appréciation de la part des clients...

tintin !! heureusement, on peut quand même écouter

c’est l’un des rares métiers où comme à l’école, tu

du rock’n’roll, ça aide !

rapportes du boulot à la maison, quoi...

conseiller au client le livre qu’il est venu chercher

anouk ricard

8

même s’il ne le sait pas, est le cœur de notre métier.

Gilles Suchey (G.S.) : Je vois mes camarades

pour faire cela comme il faut, on a besoin de lire, de

s’échauffer sur le métier dans son aspect universel,

beaucoup lire. on ne peut pas être un bon libraire si

mais j’aurais du mal à dissocier l’activité de la ville dans

on ne lit pas énormément, et paradoxalement il est

laquelle elle se pratique. contrebandes est installée à

impossible de le faire pendant notre journée de

Toulon. il n’est pas du tout dit que l’aventure aurait

boulot. D’ailleurs, au moment où j’écris ces lignes,

existé ailleurs. prenez ça comme un propos liminaire,

confortablement installé dans le train qui m’amène

peut-être un peu chiant, mais à mes yeux fondamental

tous les matins à nancy, je devrais normalement lire

parce qu’il conditionne beaucoup de choses.


J. : non, non, tu as raison de préciser ça, c’est

makassar me va très bien, mais pas question d’avoir

important. on est évidemment directement dépen-

un office mDs ou hachette, par exemple. De toute

dants de l’endroit où l’on officie, selon le nombre de

façon on voit très peu de représentants, tout

libraires, leurs surfaces, l’histoire du bled, etc, et ça

simplement parce qu’on n’existe pas pour eux et

détermine fatalement pas mal de choses... et

qu’ils n’ont pas de temps à perdre avec des losers.

l’exemple de contrebandes est un très bel exemple

quand on vise un titre dont on pense qu’il va être

pour illustrer l’importance de l’endroit dans lequel on

plébiscité par le public, on commande 15 exem-

« s’escrime à... », nul doute que vous avez capté

plaires, jamais plus. À titre informatif : le dernier titre

quelques uns des curieux et sympathiques habitants

de Bilal, on l’a pris en un seul exemplaire qu’on n’a

de votre ville (car il y en a forcément), mais le faire au

même pas vendu, les gens qui poussent la porte n’en

moment où tout le monde s’arrache les cheveux avec

ont globalement rien à foutre.

des questions de surproduction, au moment où la

en 2011, deux de ces trois librairies n’existaient déjà

fnac gèle les ouvertures planifiées de ses magasins

plus.

depuis dix ans, au moment où l’industrie du livre

Tout ça pour dire que la plus triviale des missions, ici,

hurle que ça va commencer à devenir serré et que la

est de montrer une production éditoriale boudée par

bande dessinée, rare secteur de l’édition qui « se

ailleurs... et de tenir le plus longtemps possible.

porte bien » (en 2006, par exemple), commence à

comme les difficultés relatives à ce contexte culturoéconomique ne sont pas suffisantes, on refuse aussi

stagner en terme de pognon généré...

l’essentiel des blockbusters qui permettraient une G.S. : Toulon est la plus grande ville de france à avoir

certaine respiration financière. c’est le postulat de

élu un maire fn au milieu des années 90. savant

base : si le livre est vendu en grande surface, on essaie

mélange de marine nationale, de rapatriés des ancien-

d’éviter de le proposer.

nes colonies africaines, de personnes âgées désireuses

alors concernant le contact avec le chaland on pourrait

de passer leur retraite au soleil, zone économique

presque considérer que le conseil est superflu : les livres

sinistrée qui survit grâce aux restes d’une industrie

existent, ils sont là, ils sentent le papier, et les gens qui

militaire jadis flamboyante. Bref, ce n’est pas le meilleur

poussent la porte ont déjà la banane…

écrin dont on puisse rêver pour le développement de l’activité culturelle quelle que soit sa forme.

S.G. : considérer que la BD vendue en supermarché

avant 2006 n’existaient plus, dans cette agglomération

ne doit pas être dans tes rayons, c’est reconnaître à la

de 500 000 habitants, que deux enseignes généra-

grande distribution des compétences qu’elle n’a pas,

listes méritant le nom de librairie, plus une fnac,

et c’est aussi me semble-t-il presque méprisant pour

plus la librairie spécialisée historique de mourad

les blockbusters : comme si leur qualité d’ouvrage à

Boudjellal, Bédule, totalement rétive à l’édition

succès suffisait à déterminer qu’ils ne méritent pas

alternative. contrebandes est née en 2006 avec

leur place en librairie.

l’objectif de révéler au public des bandes dessinées et

Je suis issu de la petite édition, (et je te remercie,

des livres illustrés qui n’avaient absolument aucune

gilles, d’avoir été l’un des seuls libraires à organiser

visibilité. 2006, année faste, puisque trois librairies

une rencontre autour d’un des livres que j’avais édité :

ont vu le jour à Toulon. sans nous concerter, nous

Jours de classe, de Big Ben) ; bref, quand il s’est agit

avons tous pris le parti dans nos registres respectifs

de reprendre la parenthèse, j’ai eu la crainte de ne

(BD, poésie, sociologie etc) de refuser les offices

pas arriver à relire de la BD dite commerciale, genre

(1)

pour subir le moins possible l’avalanche éditoriale.

que j’avais délaissé une dizaine d’années auparavant.

précision sur les offices : un office Belles lettres ou

heureusement, ma crainte s’avérait infondée.

(1) office : contrat par lequel le libraire s’engage auprès d’un diffuseur à lui commander un certain volume de livres parmi les nouveautés des éditeurs et qui lui permet de renvoyer les invendus, plus de trois mois et moins de douze mois après la parution (les « retours »). le libraire reçoit donc de sa part et automatiquement une quantité de nouveauté du cheptel d’éditeurs abonnés au diffuseur.

9


J. : c’est marrant, je suis le premier à taper sur les

c’est pénible. c’est l’enjeu des prochaines années.

gros dès que j’en ai l’occasion, mais c’est davantage

D’ailleurs flammarion (en attendant leur rachat) l’a

sur ce qu’ils représentent comme force industrielle

bien compris et propose 2 points de plus de remise

écrasante que sur les bouquins à proprement parler.

sur les commandes du fonds (2) ainsi qu’un crédit des

Bien sûr, ils font des clones insipides, mais chacun

retours à 30 jours. et ça c’est pas rien. les éditeurs se

d’entre eux a édité des chefs d’œuvre, c’est aussi

réveillent un peu et se souviennent que les succès de

simple que ça, je crois.

librairie commencent chez les libraires, justement.

quand je m’oppose aux gros qui déballent l’artillerie lourde pour mettre en place des colonnes

J. : concernant le rapport aux clients, moi je cherche

de huit cent volumes de La petite Spiroute, c’est pas

à trouver les passerelles pour emmener les gens vers

en opposition au plaisir que ces mêmes éditeurs ont

des choses vers lesquelles ils ne seraient pas allés.

pu me donner, mais bien à leurs politiques commer-

après je dois bien reconnaître que dans ce sens, c’est

ciales, à leurs choix de pratiques éditoriales : leurs

plus excitant et exaltant que dans l’autre, et beaucoup

bons bouquins, ils seront toujours en rayon.

plus facile aussi : je crois pas à des camps distincts, ce serait un brin démago, mais je crois tout de même

10

S.G. : le sentiment que je retire de tout ça est qu’il n’y

aux richesses de certains territoires.

a rien de plus bête qu’une frontière. ceux qui ont voulu

avant que gilles et stéphane ne se fâchent, je pose un

voir deux BD antagonistes, alternatifs / mainstream, se

truc entre vos deux manières de voir les choses : les

sont trompés, ou alors ont eu raison dans un contexte

« gros » n’ont pas besoin de nous, ils ont tout un

qui n’est plus d’actualité. De même que je suis capable

système de diffusion, de représentation, de conditions

d’apprécier un grand vin et de boire une bonne bière, je

financières, de visibilité que les « petits » n’ont pas.

peux m’enthousiasmer pour le dernier hornshmeier et

c’est expéditif je le concède, ça ne veut pas dire que tout

prendre mon pied à la lecture du dernier Largo Winch.

est pourri chez eux, loin de là. Je laisse à leurs alliés

il y a des bons et des mauvais livres dans tous les

directs, comme la grosse surface locale (enseigne cultu-

genres, et jamais je ne me priverai du plaisir de vendre

relle ou pas), le soin de faire des piles gigantesques de

un bon livre au profit des supermarchés, qui eux en

trucs que je trouve mauvais, et qui se vendent « tout

plus n’en ont pas, de plaisir.

seul ». par contre, je ne jette pas tout par la fenêtre, les

et je ne parle même pas économie...

choses bien, je les valoriserai et suis tout à fait apte à

Bref, la richesse d’une librairie, c’est à mon sens la

défendre un titre paru chez un « gros », mais je privilé-

diversité de son offre.

gierai toujours mes coups de cœur chez les petits, car eux, on ne les trouve pas dans ladite grosse surface...

Libraire Caché (L.C.) : Je précise que ce n’est pas

c’est pas antinomique je crois : et puis une fois que tout

vraiment des histoires de stratégies de ventes qui

le monde se soit rendu compte des qualités d’un

m’intéressent, mais plutôt le suivi de ce que je mets

bouquin de larcenet, de guibert, ou de mazzucchelli

en place. autrement dit, je préfère avoir un

parus chez de « gros » éditeurs, rien ne m’empêchera de

prévisionnel et anticiper, plutôt que de me dire que je

les ressortir, avec quelques autres titres édités chez les

vais prendre mois par mois et que je verrai bien ce

« petits » à côté, vantant l’œuvre de l’auteur plutôt

que ça donne. c’est important, dans notre métier,

qu’un titre précis (quand c’est faisable évidemment,

d’avoir un plan de trésorerie un minimum sérieux,

j’aurais dû prendre d’autres exemples uh uh uh).

sinon tu risques de mauvaises surprises. mais effectivement, tout ça laisse le livre au centre,

L.C. : Une des premières choses que j’explique à tous

finalement, et non l’argent. c’est juste que c’est lié et

ceux à qui je fais passer des entretiens pour des postes

qu’il ne faut pas l’oublier : la librairie demande

d’apprentis, quand ils m’expliquent qu’ils veulent être

beaucoup de capitaux, il faut du fric en permanence,

libraires parce qu’ils aiment lire et qu’ils veulent

(2) fonds : le fonds représente les ouvrages dits « à rotation lente » ; ouvrages n’étant plus des nouveautés mais constituant un socle de références présent en librairie.


partager leurs goûts avec les clients (ils le disent tous),

G.S. : Une fois dévoilée et admise la partie immergée

c’est que oui, c’est bien gentil ça, et il vaut mieux être

de l’iceberg (gestion, manutention etc.), je serai très

un minimum passionné vu à quel point les salaires

attentif à l’ouverture d’esprit et l’appétit culturel

sont ridicules, mais le boulot de libraire, c’est pas ça.

de l’intéressé(e). Dans la mesure où il y a

J. : Je suis complètement d’accord et c’est bien

connaisseur blindé d’a priori. l’idéal serait bien sûr

« apprentissage », je préfère un novice curieux à un d’inclure ça dans la discussion, même si nous savons

un connaisseur curieux, mais c’est un peu comme les

tous, d’expérience, que les gens continueront de penser

« jeunes débutants avec forte expérience profession-

qu’on exagère que c’est quand même un boulot cool à

nelle » : ça reste forcément un fantasme de patron.

tripoter des bouquins, surtout quand on aime ça. L.C. : oui voilà, pareil. ce n’est pas une embauche N.V. : chacun pourrait-il dégager le profil qu’il attend

définitive, c’est un contrat d’apprentissage. ils sont

d’un apprenti ou d’un employé qu’il engagerait dans sa

donc là pour apprendre. moi ce que je recherche, c’est

librairie ? nous nous sommes souvent posé cette ques-

avant tout un potentiel, de la motivation et surtout

tion au moment de devoir embaucher, chaque membre

une ouverture d’esprit faite de curiosité.

de l’équipe ayant des avis différents sur les compétences

eux, au départ, ils doivent savoir tenir une caisse,

requises... selon moi, il faut évidemment de bonnes

ranger et faire des retours, avant que je ne leur file

connaissances de la Bande Dessinée dans son

une liste de 200 lectures obligatoires en début

ensemble. on peut facilement remédier à des lacunes

d’apprentissage.

(en imposant des listes de lecture) mais ce n’est jamais

mais ça reste un échange permanent, je suis ultra

évident de démarrer avec un cv où le postulant ne

attentif à leur évolution, je leur fais passer de longs

mentionne que Blacksad et des titres postérieurs dans

entretiens annuels, leur fais des tests de temps à

ses séries favorites. mais je crois qu’il faut avant tout des

autres (nommez moi nos 10 meilleurs clients, nos 10

connaissances littéraires et artistiques. parce que parler

meilleures ventes du moment, notre objectif en terme

de bande dessinée (dans la manière dont j’envisage ce

de chiffre d’affaire, des jeux de rôle sur la vente etc.).

métier), c’est aussi parler de styles, de techniques, de

ah et je me rends compte que j’ai mal lu la question.

courants, d’approches esthétiques et narratives. c’est

Ça m’apprendra à répondre de si bon matin.

avoir une véritable culture générale car cela me semble

apprenti ou employé, donc.

indispensable pour parler correctement du travail de

moi c’est un peu particulier dans la mesure où comme

Joe sacco ou d’alan moore, de démarches journalis-

je l’ai dit, j’ai été embauché en n’ayant aucunes connais-

tiques ou politiques. le gros souci, c’est de trouver des

sances particulières dans le domaine sinon ma curiosité,

gens qui ont ces connaissances et qui sont également

ma culture et mon apparente ouverture d’esprit (en vrai

prêts à mettre les mains dans le cambouis. fraîchement

je suis un sale snob élitiste, mais chut). Du coup, j’aurais

sorti de l’université, j’ai fait la grimace au moment de

peut être tendance à ne pas prendre le critère des

devoir trier les retours dans la cave de la librairie, de

connaissances pointues artistiques très au sérieux.

porter des caisses et des piles de livres à longueur de journées, de tenir le coup physiquement lors des fêtes

J. : pour être quelqu’un dont le parcours scolaire est

de fin d’année (véritable marathon en Belgique tant la

inexistant et être plus ou moins autodidacte, je ne

bande dessinée y est un cadeau apprécié) ou des foires

demanderais rien d’autre qu’examiner et éprouver son

du livre... il a fallu s’accrocher. et les salaires sont en

rapport à la bande dessinée, au livre, à la culture, et à la

effet ce qu’ils sont... Trouver des candidats qui

manière dont on peut apporter des choses à un

répondent à ces critères (et à ceux du travail en équipe

business. Je me fiche des diplômes et des formations de

dans un espace commercial), ce n’est pas une mince

libraire. J’ai commencé à vendre des disques derrière

affaire. mais c’est un beau métier et je ne regrette pour

un formidable comptoir de disquaires indépendants,

rien au monde de l’exercer depuis dix ans ! il faut juste

simplement parce que j’étais un bon client et que les

savoir ce qu’on est prêt à y mettre comme énergie !

types m’ont fait confiance, sur mon enthousiasme et

11


mon sens du relationnel. c’est à peu près la même chose

L.C. : moyennement passionné à la base, Mickey,

qui m’est arrivée pour ma « carrière » de libraire. le

Pif, Gaston, puis au collège un peu de Fluide et de

point commun sur ces deux activités professionnelles

Strange ; surtout du roman jusqu’à tard. puis

importantes dans ma vie (car c’est bien autre chose

l’ouverture, dès le lycée, sur tout, en vrac, jusqu’à la

qu’une simple manière de payer mon loyer...), c’est

fin de mes études et mes premières dépenses consé-

qu’on m’a fait confiance, qu’on m’a appris des choses,

quentes, avec leurs lots de belles découvertes,

en me demandant sans cesse d‘apporter « ce que je

ouvrant sur une boulimie/curiosité naissante.

pouvais ». il n’en faut parfois pas beaucoup. S.G. : Je m’aperçois à vous lire que notre parcours de L.C. : J’ai déjà fait le calcul : la part de conseil pur

lecteur a conditionné les libraires que nous sommes.

représente à peine 10 à 15% des ventes. et alors si je

De mon côté, apprentissage de la lecture avec Spirou,

devais vendre que ce que j’aime vraiment personnel-

Tintin et Buck Danny, puis Pif, Captain Swing, les

lement rien que moi, je ferais 1000 € de c.a. par an.

Cahiers de la bande dessinée première formule, puis

notre boulot c’est de trouver le livre qui plaira à la

lug, puis les humanos, puis l’underground 70/80...

personne qu’on a en face de nous. après, on peut partir

aujourd’hui, je suis un libraire qui reste très attaché

dans des considérations de défense des petits éditeurs

au patrimoine, en cela je fais écho à mes premières

ou que sais-je ; je suis le premier à le faire et ne pas

lectures, mais je fais en sorte que mon intérêt pour la

accorder d’importance aux remises ou droits de retour

BD d’hier ne m’empêche pas de réfléchir à la BD de

mais il n’empêche que notre boulot, car c’est avant tout

demain.

un boulot, c’est de vendre. et de gérer. c’est d’ailleurs la partie qui moi m’intéresse le plus.

J. : comment tu fais pour donner envie à des jeunes lecteurs, les moins de vingt-cinq balais qui ont baigné

12

J. : la plupart du temps, le chemin du lecteur suit un

loin de l’école strictement franco-belge (la ligne claire

parcours qui est souvent le même : il part de trucs

mais pas que), et qui ont grandi avec les comics

très grand public, et il affine.

photoshopés, les mangas, Le Combat Ordinaire, les

ou alors, il prend du plaisir à lire XIII toute sa vie, et

blog de Boulet, pénélope Bagieu et le style ankama,

là je me dis que j’aimerais pouvoir tirer la même

pour leur dire que macherot, c’est juste génial ?

satisfaction que lui à lire ça, mais c’est pas le cas. J’ai passé mon adolescence (et un peu plus...) à lire des

S.G. : ce n’est pas si simple. Tout d’abord il y a peu

séries de comics qui finalement ne font preuve que

de moyens actuellement pour communiquer sur

très ponctuellement de nouveauté, de fraîcheur, je

macherot, par exemple. quasi rien de dispo, 30 ans de

crois donc avoir donné dans le mainstream tel qu’on

rééditions pourries de Chlorophylle, et une intégrale de

l’imagine le plus péjorativement possible...

Sibylline restaurée avec les pieds chez casterman :

mon parcours de lecteur personnel commence avec

j’attends beaucoup de la réédition de Chlorophylle qui

Le Journal de Mickey de 4 à 8/9 ans, ensuite, passage

sortira cette année au lombard, on jugera sur pièce, et

très très court par l’école européenne avec Tintin, Pif

peut-être qu’on pourra bosser efficacement. Toujours

Gadget, Fluide (gotlib ou Idées Noires), puis Strange

est-il qu’aujourd’hui il est difficile d’engager son

et l’écurie lug (marvel) et arédit/artima (Dc)

conseil sur ce qui est disponible...

jusqu’à tard, puis les comics en vo, puis les indés en vo, qui me ramènent à la franco-belge indé... N.V. : pour moi cela a débuté par la ligne claire et marcinelle comme patrimoine belge familial, le magazine Spirou, les premiers mangas, les comics mainstream chez lug, puis l’évolution du comics via la ligne vertigo, et là aussi, retour à l’europe via sa scène indé.

le patrimoine, c’est un peu dur avec les plus jeunes, y’a pas de miracle. la plupart des acheteurs de ce type d’ouvrages sont des nostalgiques. mais à partir de 30/35 ans, on trouve des gens désireux de parfaire leur culture BD. (Suite de l’entretien page 33)


faBcaro

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B-gnet & faBrice erre 14


15


faBien groLLeau 16


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oriane Lassus

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charLes papier 22


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wiLLiam henne 26


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Chiffre d’affaire Conseil Pluralité des problématiques Relationnel Stratégie Amazon Intransigeance Décloisonnement des genres Prix unique du livre

Les LiBraires ii

(Suite de la page 12)

copains qui ont choisi ce mode d’achat là aujourd’hui,

L.C. : Je suis devenu libraire totalement par hasard, au

parce que c’est pratique et qu’ils ont déjà quelques

détour d’un détour. J’ai pas fait d’études pour ça, j’ai

prescripteurs en ligne, je me dis qu’il y a urgence sur

jamais été un gros passionné qui s’est dit qu’il ferait ça

le fait de jouer ces cartes-là, celle du concret, de la vie,

de sa vie (j’étais plutôt dans la musique), mais bosser

du palpable. Bon, après, faut dire que la ville où je vis

dans l’édition me bottait bien, et on m’a proposé un

comptait de très belles librairies avec une belle offre

poste de libraire du jour au lendemain, juste parce que

il y a quelques années encore, mais que ça s’est

j’étais sympathique et cultivé (si, si). honnêtement, si le

considérablement dégradé.

métier consistait juste à faire des piles de livres et des facing (3), ça fait longtemps que j’aurais arrêté.

G.S. : Tiens, à ce sujet, j’aimerais bien que les grands

mais participer au tissu local, être un agent culturel,

anciens donnent leur avis quant à l’impact d’internet

organiser des rencontres, travailler avec les biblio-

sur leur activité. redoutez-vous amazon comme le

thèques, échanger avec les clients, faire un travail de

premier ennemi ? avez-vous changé vos habitudes de

commerce de proximité et utiliser de véritables

libraires ? avez-vous envisagé la vente en ligne (je

outils marketing et de gestion, là, ça ouvre des

crois savoir que certains la pratiquent, mais pour le

horizons (c’est incroyable le nombre de gens qui

para-bd) ?

ouvrent une librairie en ayant aucune idée de ce qu’ils font. et qui ferment 2 ans après).

L.C. : J’en ai déjà maintes fois parlé sur mon blog, mais pour moi un des enjeux capitaux des années à venir ce

J. : la première partie de ta phrase, c’est la partie

n’est pas le numérique (ça pour l’instant on s’en fout),

vraiment essentielle pour moi (« les outils de marketing

mais plutôt les canaux de distribution. Donner une

et de gestion », j’avoue que ça me laisse un peu

raison au client de venir dans une librairie plutôt que de

perplexe et que j’avance pas dans ma vision ou ma

tout acheter sur amazon. et ça passe par la diversi-

pratique du métier avec ce genre de sujets en tête,

fication. ceux qui font le calcul de se dire que si levy et

perso), qui peut nous permettre de nous distinguer

musso vendent, et que je veux faire du c.a., alors je dois

dans l’offre, notamment de la vente en ligne, par

en avoir des piles chez moi se plantent complètement et

exemple. faire des choix, les défendre, les accompagner,

royalement (et ils feront partie des 50% de librairies à

et mettre tout en œuvre dans nos petits moyens pour

fermer à horizon 10 ans). il faut réussir à trouver une

favoriser le contact, la rencontre, la friction des gens,

identité en rapport avec sa clientèle. moi par exemple

des idées, des choses. amazon apporte le livre choisi

j’ai pas du tout de clientèle indé, mais par contre je peux

à domicile, et les habitudes des « consommateurs »,

encore développer le coté romans graphiques grand

même si elles ne sont pas immuables, iront toujours

public. Je vends pas du tout de politique ou d’humour,

vers la facilité ; perso, quand je vois le nombre de

en revanche, et même si j’ai un gros rayon jeunesse, si je

(3) facing : ce premier vilain anglicisme définit la manière dont les ouvrages sont présentés en librairie, sur des étagères ou des tables de présentation : les livres sont disposés debout, de face, avec l'intégralité de la couverture face au client. on a donc une accroche visuelle plus efficace que le second vilain anglicisme, qui lui concerne les ouvrages disposés de telle sorte qu’on ne perçoit que la tranche ; du « tranching » au kilomètre sera souvent employé pour ranger les séries, le fond, tandis qu’on accordera aux nouveautés davantage de « facing ».

33


vends 3 ex des simpson et 5 Élève Ducobu, c’est le bout du monde.

avec 300 m2, nous pouvons laisser un titre sur une table de nouveautés une année complète si on le désire. par exemple Las Rosas a dû se vendre chez

J. : complètement d’accord sur la problématique

nous à 80 exemplaires...

qui consiste à isoler la bande dessinée au sein du

34

domaine du livre. autant je peux comprendre qu’il y

J. : Je pense que c’est pas incompatible : on peut tout

ait des librairies « de genre » (tout le polar, ou plein

à fait, à mes yeux, essayer de représenter notre

de s.f., en passant par tous les modes de diffusion de

position par un choix/assortiment proposé précis,

ces genres), autant une boutique qui ne fait « qu’une »

rigoureux et large, tout en n’hésitant pas à la ramener

seule sorte de livres, ça reste une idée de plus en plus

auprès du lecteur/client, en lui montrant comment et

saugrenue dans ma tête.

pourquoi Dargaud se fiche de la gueule du monde

moi j’ai bossé en librairie généraliste, dans deux très

avec ses intégrales des Peanuts, ou pourquoi

grosses librairies généralistes et indépendantes, où

casterman abuse en proposant une Sybilline toute

j’avais été embauché pour la bande dessinée. mais j’ai

dégueu. par exemple, et simplement pour rester dans

toujours été vachement frustré par rapport à ça : la

le domaine de ce fond patrimonial qui te tient à

littérature, les beaux livres, les sciences humaines,

cœur : quand des « non-gros » font du boulot là-

tout ça m’a toujours excité, mais bon, je n’avais pas

dessus, les bouquins sont beaux, respectueux, etc.

forcément les compétences requises, ou du moins la

pour moi « chier sur les gros » c’est vital et ça fait

vision à peu près globale de ce qui s’y passe,

complètement partie du boulot, tout comme de dire

contrairement à la bande dessinée, dans laquelle je

« ah oui mais là non » quand un « non-gros » sort un

suis davantage dans mon élément.

truc très dispensable (ce qui arrive bien évidemment

auparavant, j’avais fait plusieurs métiers, dont celui

plus souvent que le microcosme indé ne voudra bien

de disquaire : quel bonheur de pouvoir passer d’un

l’avouer).

style à l’autre, d’un univers à l’autre, tout ça dans la même minute !

G.S. : contrebandes n’est pas une librairie spécialisée

Ça rejoint ce que disait le libraire caché : je crois

bd mais « d’images ». ce qui signifie que la moitié du

vraiment que l’avenir, qui s’annonce malgré tout sous

fonds est consacrée aux livres illustrés essentiellement à

des cieux délicatement noircis par l’orage qui gronde au

destination des enfants. le projet de la librairie

loin (au loin ?), pourrait passer par une ouverture et une

consistant à montrer des ouvrages peu ou pas visibles

nouvelle distribution des rôles, et de la manière dont on

jusque là, nous privilégions les moyennes, petites et

pourrait œuvrer dans le commerce du livre.

micros éditions dans les deux registres. Ça ne veut pas dire que nous nous interdisons de vendre de la bande

S.G. : Je pense qu’il est assez vain de « chier sur les

dessinée que l’on qualifiera, pour faire court et

gros ». en qualité de libraire indépendant nous

réducteur, de grand public : sur ce point, on avance au

sommes seul maître à bord, et, comme le soulignait

feeling, aux goûts personnels et à la madeleine. c’est ça

justement gilles, c’est par l’assortiment proposé que

le mot clef, le « feeling ».

nous marquons notre position par rapport à

Je vous parlais de Bédule hier, la librairie de Boudjellal

l’industrie de livre. nos actes doivent donc être en

qui ne vendait que du 48cc, du manga et du comics.

adéquation avec notre discours.

elle se situe à 300 mètres de la nôtre. l’idée de

À la parenthèse, nous choisissons de tout vendre.

complémentarité a bien fonctionné jusque là. on ne

certes, on n’est pas super forts en humour grand

vend pas du Largo Winch ni du XIII, ni du Bamboo,

public ou politique, comme le libraire caché, mais

tout comme nous ne vendons pas de Disney ou de Dora

pour tout le reste nous avons de la clientèle, et nous

l’exploratrice, sauf aux médiathèques qui nous en font

mettons un point d’honneur à satisfaire sa demande.

la commande. ces bouquins n’occuperont pas nos

ce qui fait notre identité : notre pluralité dans

rayonnages et encore moins nos facing, parce que ceux

l’assortiment et le conseil, mais aussi la manière dont

là ne sont pas extensibles, et parce que ce serait au

nous mettons en avant certains titres.

détriment d’autres livres qui à nos yeux méritent un


focus, un conseil, une exposition qu’ils ne trouveront

précis, j’hésiterais pas à aller dans des choses qui ne

pas ailleurs s’ils ne la trouvent pas ici.

sont pas ma came.

et puis à mon avis, XIII, Largo Winch et Ducobu sont

c’est parce qu’on est pros, ça, non ?

des produits largement marquetés qui n’ont pas besoin d’être conseillés. c’est pour ça qu’ils n’ont pas

G.S. : et donc, nous concernant, on est très loin de

besoin de libraire ni de librairie, et qu’ils peuvent se

l’œcuménisme. la hiérarchisation est permanente.

vendre sans souci en supermarché entre deux

mais encore une fois c’est un parti pris fondateur, pas

poireaux et trois tongs pour le prix de deux (faites pas

une religion. Je comprends très bien qu’on puisse

attention, j’aime bien la polémique stérile).

fonctionner différemment ! Je ne vois pas d’élitisme

De fait, nous touchons très peu le public bd tradi-

là-dedans non plus.

tionnel, enfin si, mais pas franchement la tradition franco-belge. on a quand même du 48cc.

N.V. : pour ma part, je fonctionne sur la base du

on propose macherot, Tillieux, des séries modernes

principe des « 6 degrés de séparation » (toute

ou patrimoniales qu’on estime tout à fait honorables,

personne est reliée à n’importe quelle autre personne

et elles sont nombreuses !

du globe au travers de cinq autres relations

nous ne touchons pas non plus les ados férus de bd

individuelles) mais appliquée à la bande dessinée. au

vaguement masturbatoire ou bastonneuse, de

début, j’exprimais cela sous forme de boutade puis

mangas à petites étoiles et grands yeux brillants. on

c’est devenu une véritable démarche... J’aime à

passe directement de l’enfant à l’adulte.

imaginer qu’il existe 6 degrés de séparation entre un

il est arrivé que certains stricts adeptes de la bd

titre mainstream et un titre alternatif.

cartonnée couleur aient la curiosité de rentrer, ils ne restent en général jamais très longtemps. on a eu des

J. : cette théorie est tout à fait intéressante !

commentaires du style « bon courage », ou « vous vendez aussi de la bd ? »

N.V. : À l’amateur de XIII, je conseillerai d’abord de

là y a un truc : je fais la distinction entre ce que je ne

découvrir Le Tueur de Jacamon et matz car cette série

lirai jamais parce que le propos ne m’intéresse pas a

offre à la fois l’efficacité du thriller et une réflexion

priori ou parce que le graphisme m’emmerde, mais

morale et politique (comme de nombreuses œuvres

dont je reconnais une qualité certaine (sur le trait qui

dans la collection « vertigo » chez Dc) . si le client suit

n’est pas ma came, ou sur le fond, qui va de paire avec

dans cette voie, je pourrais conseiller les 100 Bullets

l’honnêteté de la démarche), et que je montrerai donc

d’azzarello et risso, les RG de frederik peeters ou Le

sans honte, et puis le travail que j’estime indigne (de

Pouvoir des Innocents de luc Brunschwig, puis tenter

façon parfaitement subjective évidemment) et que

de pousser vers un univers d’auteur comme celui de

j’essaierai de cacher au chaland. Ça arrive, oui.

Brunschwig en proposant un autre de ses albums avec

J. : Ça j’ose espérer que c’est un point commun que

l’accent sur une démarche, plus intimiste et person-

nous partageons tous : laisser nos goûts (sûrs, comme

nelle. De futuropolis, on passera alors vers des œuvres

chacun sait) driver la bécane, mais évidemment ne

plus « pointues » pour arriver à l’édition alternative.

pas tenir ça comme le seul socle sur lequel construire

mais cela ne se fait que si le client y montre un intérêt

une bibliothèque...

ou une sensibilité. loin de moi l’idée de faire un

spontanément, je vais valoriser et essayer de

prosélytisme aveugle, vain et stérile. Je ne pose pas de

« placer » mes coups de cœur, en fonction de la

jugement de valeur sur les fans de XIII ou de Largo

réceptivité des clients évidemment (le type qui vient

Winch. Je comprends qu’on puisse envisager la bande

La Mémoire dans les Poches chez futuropolis. on met

chercher du Bilal n’a que très peu de chances de

dessinée comme un divertissement et un divertis-

repartir avec Manuel, par exemple), mais dès lors que

sement seulement, même si ce n’est pas mon cas.

je trouverais des choses qui me viennent à l’esprit et qui suivent : 1. le parcours de lecteur du client et 2.

J. : absolument, même si j’aurais tendance à essayer

ce qu’il semble rechercher (ou pas) à ce moment

de la ramener en expliquant qu’une bande dessinée

35


de création, plus personnelle, existe à ses côtés, et

avant le sujet du livre et les choix narratifs, concerne le

que les deux peuvent tout à fait se croiser ici et là :

dessin. on en revient toujours là. parce que quand tu

que les lecteurs de l’un ne doivent pas être rebutés

ouvres le livre c’est ce que tu vois immédiatement. Tu

par l’autre, et vice-versa. J’essaie de décloisonner

ne lis pas, tu vois d’abord. et si tu es formaté au dessin

autant que je peux, même si évidemment ça se

académique en couleur, le défi est de te convaincre de

constate plus souvent dans un sens que dans l’autre,

ne pas avoir peur du trait jeté en noir et blanc, par

je veux bien l’admettre...

exemple. ce sont des difficultés auxquelles nous sommes tous confrontés, j’imagine : une personne entre

L.C. : Je pense que chaque libraire apporte forcément

et cherche un ouvrage sur tel thème. Toi libraire, tu

ses couleurs à la librairie. quand je suis arrivé, le

parles un peu avec elle et la convainc que tel livre peut,

lectorat de la mienne était principalement composé

devrait correspondre à son attente. Tu lui soumets en

d’admirateurs de soleil et de guerrières et de dragons.

observant son regard : en deux secondes, au

Bon, moi c’est super pas mon truc, et il faut croire que

haussement de sourcils, tu sais si ça va aller ou pas, et

j’ai lentement dévié tout ça vers d’autres formes de BD

ton discours aura du mal à inverser la tendance...

(mes meilleures ventes conseil restent Long John

36

Silver, Il était une fois en France, Notre Mère la

J. : le succès de Trondheim ou larcenet, qui n’avaient

Guerre en BD grand public de qualité. rien d’original,

pas un dessin classique et sur lesquels de nombreux

mais ça change de Lanfeust), quasi inconsciemment.

lecteurs « passionnés » hurlaient au sacrilège (« c’est

sans tomber dans un cynisme facile, honnêtement je

moche ! c’est mal dessiné ! », etc), démontre que bien

m’en fiche complètement de ce que peuvent lire mes

présentées, un nouveau lecteur peut adhérer facilement

clients, tant qu’ils sont heureux. il y a des BD que je

à moult propositions, avec bien moins d’a priori

me refuse tout simplement à vendre car elles sont

négatifs qu’un lecteur de Bilal, qui ne veut que du dessin

vraiment trop mauvaises (Sang Royal, Pandamonia,

à la Bilal, qu’un lecteur d’heroic-fantasy qui ne veut que

Geminis Panico pour des exemples récents), mais

des guerrières en ocre (voir gerner dans L’Eprouvette

pour le reste, je n’ai pas de jugement de valeur. Je

n° 2, brillant, hilarant et déprimant à la fois).

suis bien plus heureux de vendre du chris ware car

mais un lecteur de BD, même « pas ouvert », aura

ça me parle personnellement, mais en soi, tant que le

compris et assimilé assez facilement que la bande

lecteur en redemande avidement et a passé un vrai

dessinée, ça peut être du gros nez et là, je pioche dans

bon moment de lecture, tant pis s’il s’agit d’une BD

des trucs qui plaisent « à tout le monde » assez

avec des pirates nazis sur fond d’aviation.

facilement, comme franquin ou roba, mais ça peut aussi être des choses comme Bilal ; donc là, j’oriente

N.V. : comme indiqué sur notre vitrine, notre librairie

direct vers des choses plus « dures », pour montrer que

propose « le neuvième art dans toute sa diversité ». le

le spectre de la composition laborieuse ne se limite pas

grand écart peut sembler périlleux entre Bamboo et

aux personnages au teint blafard et à lèvres bleues, des

frémok mais nous l’assumons. en décembre, au

choses comme Tardi, des choses comme pratt, et puis

moment d’élire un « album de l’année » de la librairie,

de là, on ouvre lentement, de plus en plus, en faisant

nous faisons attention à choisir un ouvrage de qualité

glisser de plus en plus de références et d’exemples.

qui, comme La Mémoire dans les Poches, Là où vont

Je sais que c’est pas un exploit, mais mon ancien

nos Pères, Rosalie Blum, Voyage en Satanie ou Spirou:

collègue et moi avions pris le parti, à l’époque, de

Le Journal d’un Ingénu, peut servir de charnière, de

faire de Pilules Bleues notre « ouvre-boîtes » : autant

passage entre le mainstream et l’alternatif (et ce dans

que possible, nous orientions les gens (surtout ceux

les deux sens car les plus « élitistes » se privent souvent

qui voulaient du cartonné couleur, pardi) sur cet

de belles découvertes dans la production « grand

ouvrage, synthèse de pas mal de qualités que nous

public »). en un mot, on tente d’attiser la curiosité.

tentions de valoriser. et je ne sais plus combien de

G.S. : le point de vue que tu développes est très

de l’histoire, tout est relativement « facile ». et non,

intéressant. il me semble toutefois que le premier axe,

certes, le dessin n’est pas hard-core. mais il est en

centaines ont été vendues : oui, le sujet, le traitement


noir et blanc ! et lâché, fluide, pinceau qui court pas

reconnaissants et contribuent alors à un échange de

toujours de manière très orthodoxe. mais voilà, le

points de vues qui alimenteront ma réflexion, ma

deal, l’idée, c’est d’y aller progressivement, de ne pas

manière d’appréhender mes lectures, et mes conseils.

apeurer le quidam dont la part de curiosité ne sera peut-être pas toujours réveillée...

S.G. : le but dans ma relation avec un client qui n’est

J’oserais dire que grâce à un bouquin comme celui-ci,

pas hostile au conseil (c’est à dire qu’il soit

le regard de plein de clients a changé sur la bande

demandeur ou juste à l’écoute), c’est de comprendre

dessinée.

sa « dynamique » : si je sais de quels livres il est sorti

ils font partie de cette poignée de repères super faciles

satisfait, je vais lui proposer ceux dans lesquels il va

(je crois...) qui ont assez de qualités pour ouvrir

pouvoir se plonger et avancer dans son parcours de

les horizons, et faire prendre conscience que la pratique

lecteur. Évidemment, si on peut, dans cette

d’écriture qu’est la bande dessinée n’est pas fixée dans

démarche, placer les ouvrages qu’on a aimés, c’est

les habitudes qu’on croirait prises depuis des siècles...

encore mieux. si notre boulot est de conseiller efficacement des livres dont on pense qu’ils sont

S.G. : Depuis le début de ces débats, on parle

« bons », on ne doit jamais oublier que c’est le lecteur

beaucoup d’amener le client à lire ce qu’on a aimé ou

qui est le centre du dispositif, pas le libraire.

ce qu’on estime digne d’intérêt. ce n’est pas vraiment

Bref, tout ça pour dire qu’il n’est pas forcément

comme ça que ça se passe, et je suis sûr que mes

intéressant de vendre du macherot à un grand ado

confrères seront d’accord avec moi.

lecteur de Freaks’ Squeele si ça ne constitue pas pour

Bien sûr qu’il ne faut pas rater certaines œuvres

l’instant une étape dans son parcours de lecteur.

« passerelles », mais tout le monde n’a pas le besoin ou l’envie de lire de la bande dessinée à prétention littéraire, ou intellectuelle.

N.V. : c’est un fait que le lecteur est le centre du dispositif. et ce fût pour moi le plus long et le plus difficile apprentissage dans mon métier de libraire

J. : quand je parle d’œuvres dignes d’intérêt, je ne

(après peut-être le fait d’apprendre à ne pas donner tout

parle pas forcément de titres portant des ambitions

le temps l’impression d’être de mauvais poil... et là c’est

« littéraires ou intellectuelles » comme tu dis, stéph ;

pas encore gagné). au moment de débuter il y a dix ans,

mon premier but est d’élargir les horizons possibles

je ne pouvais concevoir le conseil qu’au travers de mes

des lecteurs affectionnant un registre ; j’ai vécu de

goûts personnels. J’étais encore animé de toutes mes

manière personnelle cela et j’y vois un certain

grandes prétentions de jeune universitaire. Je garde un

nombre de raisons susceptibles de me faire croire

souvenir assez précis du jour où les choses ont changé.

qu’il s’agit là d’une des priorités du métier de libraire.

J’avais conseillé un client qui cherchait une série « aussi

en 2012, un lecteur qui n’aime que le polar années 50,

réussie que Le Scorpion » de Desberg et marini. sur

les sagas de s.f., ou l’autobiographie existentialiste peut

mes conseils, il est reparti avec quelques titres que

trouver son chemin de lui-même, et se contenter même

j’appréciais mais qui ne répondaient en rien à ses

d’acquérir les nouveaux tomes de chaque série vers

attentes. il est revenu déçu et je me résignai à lui

lesquelles il se sera tourné par le passé. J’opterais pour

conseiller des séries qui ne m’emballaient pas tellement

ma part presque systématiquement pour un décloison-

mais qui pourraient, peut-être, le satisfaire. il revint

nement des genres, afin d’essayer de montrer que

comblé. il aimait tous les récits qui, selon moi, étaient

même si on ne cherche pas originellement une nouvelle

très convenus. Une relation s’est finalement installée

piste à creuser, elles existent. et bien souvent, les

avec ce client. Dès qu’une nouvelle série sortait, et que

retours obtenus sont enthousiastes : il n’y a guère que

son scénario me semblait convenu, je lui en parlais

quelques coincés qui me feront comprendre qu’ils ne

(mais pas en ces termes bien entendu). cette démarche,

sont pas là pour ça, et je respecterai évidemment leurs

qui m’avait été assez désagréable au début, s’est

choix, en les orientant alors vers des énièmes clones de

transformée en défi assez amusant. c’est au travers de

clones de clones de séries qu’ils auront déjà pu imaginer

cet exercice ludique et face à la satisfaction de ce client

mille fois, mais la plupart du temps, les clients sont

que j’ai appris à être plus à l’écoute des attentes et des

37


envies des lecteurs (et un peu moins des miennes). mais

et au risque de passer pour un doux idéaliste un peu

comme tu le dis, « si on peut, dans cette démarche,

largué, je tiens à dire que moi, savoir que « mes

placer les ouvrages qu’on a aimés, c’est encore mieux. »

clients » lisent des trucs que je trouve merdique sans

parce que j’aime conseiller des livres mais j’aime

aucune possibilité de compréhension, ça me pèse

surtout les conseiller avec passion, parce qu’ils m’ont

toujours. c’est pas du snobisme : effectivement, je

transporté.

peux tout à fait très bien m’entendre avec des clients qui viennent chercher leur 765 ème tome de Déesses

G.S. : ce n’est pas le livre, le centre du dispositif ?

ocres des étoiles, d’un point de vue commerçant.

N.V. : ahah... J’ai hésité à faire la même remarque et

trouver la manière de les convaincre « d’essayer ».

à me lancer dans ce débat... plutôt que de définir un

Une fois encore, on peut passer sa vie à prendre un

mais quelque part, je regretterais de n’avoir su/pu

« centre du dispositif » que serait le livre, le client ou

énorme panard à récidiver sur les mêmes choses ; on

le librairie, on devrait sans doute parler en terme de

peut aussi prendre un énorme panard à se laisser

« dynamique ». parce que la librairie c’est plutôt le

surprendre. chacun son truc. patchouli, quelqu’un ?

lieu où se joue une dynamique entre le livre, le lecteur et le libraire.

L.C. : et juste pour rebondir de nouveau sur cette

J. : Je suis assez d’accord avec ça, c’est pour moi une

l’élément clé de la librairie, je n’ai aucun mal à vendre

histoire de vente et de conseil, car c’est vraiment formulation plus complète que de savoir si l’on sert le

une BD dont je sais qu’elle plaira, indépendamment de

lecteur (le client), le livre (et son industrie) ou soi-

mes propres goûts. après, je sais pas du tout conseiller

même (et sa librairie).

et vendre quelque chose auquel je ne crois pas (je suis

G.S. : hé hé, le consensus s’installe sous la

que je suis très loin de la déconseiller et que je trouve

dynamique ? point de vue du sage. Disons que j’aime

que dans l’absolu c’est une bonne BD. mais je sais pas,

l’idée d’amener le lecteur au livre et non l’inverse.

mes clients décèlent quelque chose de louche quand j’en

incapable de vendre Polina, par exemple, alors même

38

Très consensuel ça comme formule aussi, d’ailleurs.

parle). Je ferais un très mauvais commercial, faut pas me demander de vendre des frigos. par contre, pour

J. : amener l’un à l’autre et/ou son contraire, c’est une

vendre des livres, ça va, je m’en sors pas trop mal. il faut

manière différente de décrire la même chose, surtout si

faire preuve d’empathie, c’est primordial, et justement

on fait un pas de côté pour se positionner ailleurs que

montrer qu’on n’est pas là pour écraser l’autre et lui

dans nos baskets. enfin je trouve...

vendre à tout prix ce qu’on a en piles (y’a la fnac pour

rien à voir avec tout ça, mais quand je vous vois tous

ça). alors même que l’on cherche à vendre ce qu’on a en

citer telle ou telle référence vers laquelle vous

piles, mais chuuut.

orientez (ou pas) vos clients, il m’arrive d’avoir le poil qui se hérisse : du coup je me dis que la notion de

N.V. : quel débat passionnant ! surtout qu’il y a

« bon bouquin », qu’on sait être toute relative, arrive

encore tant de choses à dire... le prix unique du livre (4)

même à me surprendre venant de libraires qui me

n’étant pas d’application en Belgique, je serais par

semblaient errer dans des univers complémentaires

exemple curieux de savoir si vous le considérez

mais pas si éloignés du mien.

comme salutaire.

que nenni ! c’est ça, la beauté du truc : il y a tellement de gens, tellement de livres, tellement de clients, que

J. : complètement. et en même temps, il y a beaucoup

pas une seule histoire n’est semblable. Ça sent pas le

d’arguments invalides et expéditifs derrière la planque

patchouli, ce fil de discussion, subitement, non ?

du prix unique : je crois que c’est un rempart indispen-

(4) adoptée en 1981 en france, la « loi sur le prix unique du livre », aussi appelée « loi lang » stipule que l’éditeur fixe un prix de vente public pour chaque livre qu’il édite et en fait mention en 4e de couverture. Dès lors, chaque revendeur se doit de respecter ce prix plancher dans la limite d’une remise publique maximum de 5%. en retour, le revendeur s’engage à fournir à sa clientèle l’ensemble des titres disponibles à la commande dans les catalogues des éditeurs.


sable à la dissolution totale des petites librairies, ça c’est

s’étant spécialisées de manière remarquable dans un

assez évident. après, est-ce que ça signerait leur arrêt de

secteur (manga, comics) tiennent le coup. c’est en

mort ? J’en sais rien. ce que je sais, pour avoir assisté

partie grâce à l’augmentation du passage des

aux premières loges et en direct à l’effondrement de

touristes français (et d’un commerce « frontalier »

l’industrie de la distribution du disque (j’ai hésité à

puisque les bandes dessinées sont moins chères ici)

écrire « de la musique »), c’est qu’un prix unique sur le

que l’on tient face à la « crise ». si le client belge vient

disque « nous » aurait permis de tenir bien plus long-

toujours aussi régulièrement, il a eu tendance à

temps face à la concurrence des chaînes culturelles

réduire le nombre de livres achetés, sans parler de

implantées à deux pas : le disquaire pour qui j’ai bossé

l’effondrement total de la vente de produits dérivés

s‘est vautré pour plein de raisons, comme se vautre-

(posters, figurines...). les grands éditeurs augmentent

raient plein de librairies sans ce filin de sécurité précieux.

les prix de leurs albums presque chaque année et ça

mais je crois que ça serait une erreur que de croire

pose une barrière psychologique certaine (un « tout

que c’est l’ultime filet de sécurité, même si c’en est

public » Dupuis qui dépasse la barre des 10 €, ça fait

un... il y a d’autres solutions pour se distinguer, on en

réfléchir). Du coup, les libraires spécialisés doivent proposer un plus grand nombre de services pour

a parlé plus haut.

rester dans la course. mais les services, ça prend du G.S. : ah ben c’est simple, pour nous, en tous cas : pas

temps et ça demande des investissements, et avec une

de prix unique, pas de librairie. Tu étais présent lors

marge si réduite, c’est assez compliqué. c’est un

du dernier périscopages

cercle vicieux. D’un côté, je vois bien que le prix

(5)

? l’échange entre xavier

guilbert et andré schiffrin était à ce sujet passionnant.

unique est (en partie) salutaire, d’un autre, j’ai le

J’ajoute que n’étant pas des commerçants dans l’âme,

sentiment que de baisser les tarifs permet une

le fait de ne pas avoir à trouver le juste prix pour

« démocratisation des prix » dans un marché où la

chaque ouvrage nous convient parfaitement.

bande dessinée devient un « produit de luxe ». mais

comment ça marche, chez vous ? vous avez un « prix

je sais également que ce n’est pas au libraire de

conseillé par l’éditeur » ?

rendre les livres accessibles financièrement. c’est au sein des maisons d’édition (et peut-être au sein

N.V. : en Belgique, pas de prix unique du livre donc.

du ministère de la culture) qu’il faut se poser des

nous avons un prix de vente conseillé par les éditeurs

questions sur le prix des livres.

(parfois un peu supérieur au prix français quand il y a un intermédiaire et des dépôts en Belgique). les

(Suite de l’entretien page 59)

grandes surfaces utilisent souvent la bande dessinée comme « produit d’appel » avec des réductions dépassant parfois les 30%. Difficile de lutter face à ça mais les titres concernés se limitent généralement au catalogue Dupuis-Dargaud-lombard. les librairies spécialisées ont des systèmes propres (remise sur carte de fidélité, remise directe...) et la nouveauté se vend généralement avec une remise de 20%. vous imaginez donc qu’avec une marge aussi faible, il faut faire du volume pour s’en sortir et que les librairies de taille plus réduite n’y parviennent pas. seules les librairies spécialisées bien situées (en zone touristique, de fort passage ou isolées dans une grande commune) ou (5) les rencontres périscopages de la bande dessinée d’auteur et de l’édition indépendante ont consacré 10 ans à la mise en lumière d’une bande dessinée d’expérimentation à travers notamment des expositions et des conférences. le festival a connu 10 éditions luxuriantes dont les archives sont disponibles à l’adresse : www.periscopages.org/page.php?id=175 l’échange entre xavier guilbert (rédacteur en chef du site du9.org) et andré schiffrin (fondateur des éditions The new press et auteur du célèbre ouvrage L’édition sans éditeur) eu lieu lors de la 10e et dernière édition, en 2011.

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nicoLas pinet

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terreur graphique 46


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Bert 50


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juLien nem 54


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Vitrines Canal BD Editions originales Coups de cœur Conseil Lectures & bande dessinée Indépendance Femmes e 4 de couverture

Les LiBraires iii

(Suite de la page 39)

débat, qu’il faille tomber dans la discrimination

N.V. : c’est sûrement aussi aux éditeurs de savoir

positive, hein).

comment faire entrer les lectrices dans les librairies spécialisées BD qui restent souvent un univers très

N.V. : et puis je profite souvent du passage dans la

« masculin », non ?

librairie des compagnes qui cherchent à faire un cadeau

J. : Je suis sincèrement outré par la manière dont

entendu : « mon compagnon adore la bande dessinée

à leur cher et tendre. combien de fois je n’ai pas l’industrie, le commerce, le lectorat de la bande

mais moi je n’y connais rien. Je crois qu’il a XIII dans sa

dessinée ont complètement pourri les femmes, que ça

bibliothèque. qu’est-ce que vous conseillez ? ». alors là,

soit les auteures, ou les lectrices, par le biais de clichés

je lui montre Y le dernier homme et je lui explique que

colportés sur des décennies par des tonnes d’éditeurs.

c’est l’histoire du dernier survivant masculin dans un

Du coup, ça vient tout seul : quelque soit l’âge, l’appar-

monde de femmes. que ça pose une réflexion sur la

tenance sociale, le type de cliente, si c’est la première

place de la femme dans la société tout en étant un récit

fois que je la vois, je lui fais mon speech « il était temps

à l’efficacité « américaine » qui pourrait satisfaire le

que ça change, et ça tombe bien parce que même si la

lecteur de XIII. grâce à ce pitch (accrocheur dans le

route est encore longue, ça a déjà changé ». après,

cadre d’un cadeau d’une femme à destination de son

j’adapte en fonction, hein, je vais pas directement

compagnon), je vois bien que cette série-là sera lue,

conseiller Julie Doucet à une grand-mère qui vient à la

pour une fois, par monsieur mais également par

base pour chercher du pénélope B. pour sa fille...

madame qui s’est montrée très intriguée.

N.V. : Je suis heureux de constater que de plus en plus

J. : complètement d’accord, et c’est marrant ça, moi

de femmes passent la porte des librairies spécialisées

aussi j’ai orienté sur Y le dernier homme un bon

même si je considère que la librairie spécialisée ne fût

paquet de fois, en crachant allégrement sur XIII « qui

pas forcément le lieu du changement. J’aurais tendance

vous semble pas intéressant ? Je vous rassure, il ne

à penser que c’est dans les librairies « généralistes »,

l’est plus pour moi depuis longtemps, non plus ! », ça

dans des endroits où les romans et les bandes dessinées

mange pas de pain et ça creuse « l’engagement » :

se côtoient, qu’une partie des lectrices a pu se fami-

s’éloignant de l’horrible figure de « femme de client »,

liariser à la « neuvième chose » (comme dirait xavier

la lectrice / cliente comprend alors qu’elle n’est

guilbert). et puis parce que roger leloup a créé Yoko

pas seule dans sa fatigue à l’égard des merdasses à

Tsuno en 1970, qu’il y a eu d’un côté yslaire, gibrat et

nibards que se coltine son mari en expliquant que

lepage et d’un autre marjane satrapi et tant d’autres

« nan mais c’est pas mal foutu quand même, bébé ».

femmes auteurs. le décloisonnement s’est fait

et dans le sens inverse ? vous avez remarqué combien

progressivement (et se poursuit).

il y a dix mille fois plus de nanas venant acheter/offrir un bouquin à leur mec que l’inverse ? ne serait-ce pas

J. : c’est marrant, c’est pas vraiment à leloup ou gibrat

un peu le lourd héritage que l’on doit se cogner

que je pensais en imaginant des auteurs équilibrant un

d’éditeurs nous ayant arrosé pendant très longtemps

peu la balance… (en admettant, et c’est un tout autre

sur un axe particulièrement masculin ? n’est-ce pas à

59


nous, libraires, qu’il revient ici de tenter de faire que la

ouvrages en prise directe sur la réalité y est sans doute

situation change ? est-ce que je passe pour un féministe

pour beaucoup. les univers développés par gibrat, et

à la con en disant ça ?

surtout loisel aussi.

pour faire un autre aparté quant aux clientes dans la

J’ajoute à cela la toute dernière génération de bd issue

libraire : on a entendu dire que le « shojo », notamment,

des blogs féminin, et pour les plus jeunes La Rose

avait ramené les nanas dans les rayons de librairies

écarlate ou Les Nombrils... Bref, les raisons pour les

bandes dessinées. moi j’ai l’impression que ça a surtout

filles de venir chez nous sont nombreuses.

ramené les nanas dans les rayons des mangas, mais

nos vitrines ne présentent pas de barbares ou de

qu’à l’image de beaucoup d’amateurs de manga, leurs

femmes à poil, gilles : cela correspond à un cliché peut-

goûts ont du mal à s’ouvrir sur ce que la bande dessinée

être entretenu à 300 mètres de chez toi mais il est loin

peut leur offrir. Une lectrice de Nana lit-elle aussi aude

d’être la norme.

picault, chez vous ? les lecteurs de manga, c’est encore une autre catégorie que les lecteurs classiques, outre les

G.S. : Tiens, en parlant de norme : je constate parfois

bouquins qu’ils ont chez eux, non ? même les lecteurs

que des librairies spécialisées bande dessinée (cer-

de comics semblent parfois plus « open » à la découverte,

taines, pas toutes) alignent le même livre en vitrine, en

je trouve... (houla attention, hein, pas de véhémence de

plusieurs exemplaires (j’ai remarqué cela à Toulon mais

ma part, soyons clairs ! c’est une vraie question, au

pas seulement, et notamment des couvertures avec des

chausse-pied j’en conviens, mais quand même).

princesses galactiques à gros seins, par exemple) : marketing ? communication ? obligation contractuelle ?

G.S. : hé hé : ici, on voit certainement plus de femmes

60

que d’hommes. contrebandes, c’est presque un club de

L.C. : c’est le cas pour nous, et ce pour une raison très

rencontres pour petits commerçants célibataires dis-

simple : nous sommes affiliés canal BD, et les vitrines

donc (enfin je dis ça mais n’en parlez pas à la libraire).

sont imposées.

Déjà, elles sont certainement majoritaires à s’intéresser à la littérature jeunesse. mais elles fréquentent aussi de

G.S. : ah d’accord ! et tu trouves ça intéressant d’être

façon très assidue l’autre moitié de la librairie. ceux qui

affilié à un tel label ? ma question n’a rien d’ironique,

pensent que les femmes sont plus rétives que les

hein, j’assume mon rôle de petit scarabée qui découvre

hommes à la bande dessinée n’envisagent le médium

le monde.

qu’à travers le prisme de la BD d’aventure destinée au grand public masculin : on tourne en rond. le problème

L.C. : Disons que compte tenu de ma clientèle, ça vaut

c’est quand des linéaires de vitrines sont bardés de

vraiment le coup : beaucoup de points de remise et de

princesses galactiques à grosse poitrine, ou de winners

bonnes échéances sur des livres que je vends bien. il a

en costume cravate avec des belles carrosseries

fallu un petit moment avant de s’entendre avec les

derrière : ça ne donne pas envie d’entrer. avec ces

éditeurs (certains proposent vraiment n’importe quoi

conneries trop longtemps répétées (c’est fou le

sous prétexte qu’ils accordent des conditions), mais là,

nombre de librairies spé qui affichent la même doxa),

ça commence à bien rouler.

la plupart des femmes ont admis le fait que l’endroit

D’autant plus qu’on a vraiment notre indépendance, on

leur était hostile, réservé à des mâles mal dégrossis.

fait ce qu’on veut, libre à nous de suivre les précautions

le « spé images » est plus ouvert. il n’y a pas d’a

ou les opérations spéciales. Tu paies ta cotisation, tu fais

priori de ce type, à toi de faire ton truc. on parlait de

les vitrines, tu passes les spots de pub...

Las Rosas, il me semble l’avoir conseillé et vendu à

après, ça va pas convenir à tout le monde, mais un

plus de femmes que d’hommes. la thématique n’y est

groupement a du poids auprès des éditeurs, et ça peut

pas pour rien, bien sûr.

être très utile (en gros, chaque membre gagne entre 3 et 4 points de remise).

S.G. : À la parenthèse la clientèle est très mixte. le

ils développent aussi un système de vente sur internet,

développement des romans graphiques, ou des

mais ça j’y crois déjà moins, je le trouve mal fichu et mal


indexé. le système BDfugue est plutôt pas mal, mais je sais pas trop si la sauce prend.

J. : Je comprends bien les intérêts du système, ils sont évidents, s’ils sont bien utilisés. mais pourtant, cela me gène, j’y vois comme un truc qui contribue finalement

S.G. : Je suis aussi un membre du groupement canal

au jeu de la pensée unique, de manière soft mais tout de

BD. Je ne dirais pas que les vitrines sont imposées, mais

même...

qu’elles sont réalisées collectivement.

Du coup, là où t’aurais peut-être choisi tel bouquin pour

canal BD est aussi un moyen de ne pas être

mettre sur ce coin de table, tu vas te dire « ah oui mais

complètement isolé. outre les avantages économiques

j’ai vu que machin il vend super bien xxxx, je vais

pointés par le libraire caché, c’est un outil de réflexion

tenter le truc ». Je suis trop romantique pour faire ce

collective : le point de vue des autres est souvent

métier, probablement (bah ça tombe bien du coup...),

enrichissant, cela permet d’avancer.

mais je suis moyennement intéressé par les ventes

aujourd’hui j’ai invité pour la journée deux confrères

des autres.

affiliés de la région. on a échangé sur nos pratiques respectives, c’était très enrichissant. J’apprécie cet

N.V. : par trois fois, j’ai également envoyé un mail à

aspect communautaire, qui laisse à chacun toute son

tous les membres de canal BD pour leur parler d’un

indépendance.

titre que je défendais mais qui ne se vendait nulle part

quant au portail, il n’en est qu’à ses débuts et les

d’après la base de donnée du groupement. pour donner

choses évolueront encore ...

un exemple, il y avait Monsters de ken Dahl édité à

L.C. : c’est aussi un assez bon échantillon de la

cet éditeur fait du très bon boulot mais il est très mal

l’employé du moi, une petite structure éditoriale belge. librairie spé en france : t’en as des très bons, et t’en

représenté en france. J’ai donc fait part de cela (au

as d’autres qui sont complètement à coté de la plaque.

travers de ma chronique de Monsters) aux autres

en ça aussi c’est enrichissant (et t’en as qui râlent en

libraires, espérant attiser leur curiosité...

permanence, aussi, tiens).

et puis c’est en effet important de créer un sentiment de

mais sinon oui, les infos circulent plus rapidement, et

communauté, de ne plus se sentir « isolé » en tant que

on cherche tous à avancer dans le même sens. l’avenir

libraire. on peut vite se sentir seul en tant que libraire

de la librairie passe aussi par là, d’ailleurs, si on veut que

indépendant, surtout face aux crises. Trouver d’autres

seulement 50% d’entre nous ferment.

interlocuteurs que les éditeurs (qui sont rarement de réels « partenaires ») et les clients (qui ne sont pas là

N.V. : nous sommes également affiliés au groupement

pour écouter nos plaintes), c’est capital.

des libraires canal BD. en plus de la liberté de suivre les opérations et d’avoir un poids face aux éditeurs, cela

J. : mais c’est un métier d’individualiste, je crois ! ce

permet aussi d’avoir accès à des statistiques assez

qui fait la qualité d’un libraire, ce qui le différencie

utiles à travers une base de données commune aux

d‘une chaîne à la con, c’est cette dimension de

membres. Du coup, je peux voir que la parenthèse vend

personne, moi j’y reviens toujours : si t’as besoin de

toujours un peu plus de Walking Dead que nous (et je

conseil et que ça colle pas, que t’aimes pas le type, qu’il

me demande quel est ton secret !) mais surtout

te correspond pas, tu vas voir ailleurs, c’est pas comme

comment évolue le marché dans sa globalité (au niveau

un débit de tabac, en librairie t’a besoin (idéalement) du

des librairies spécialisées en tout cas). on peut voir où

vendeur, qu’il t’apporte ce truc en plus... solidariser

l’on se situe sur les ventes de chaque titre par rapport à

un truc, mutualiser des outils, c’est bien, mais sur la

une centaine d’autres confrères. on se rend parfois

dimension évoquée en premier point, là, je suis

compte qu’on est passé à côté d’un titre, qu’on devrait

moyennement d’accord...

jeter un œil à un livre qui semble se vendre très bien ailleurs (et de s’apercevoir parfois qu’il existe des livres

N.V. : Dans notre librairie, le dispositif qui a compté fut

« franco-français » ou « belgo-belges » et que les

de rédiger des chroniques et de les placer sur les livres.

différences culturelles sont simplement là), etc...

on répond ainsi à l’absence (criante) de « quatrième de

61


couverture » au dos des bandes dessinées. le

les bandes dessinées ont impérativement besoin d’une

« quatrième de couverture », pour les lecteurs de

quatrième de couverture mais que ce dispositif, dans le

roman, c’est quelque chose d’assez essentiel. J’explique

cadre précis de faire venir des habitué(e)s du roman à la

ça régulièrement aux éditeurs lors de réunions de

bande dessinée, peut avoir son importance.

travail mais on me répond par un « c’est très intéressant tout ça, on va y réfléchir ». soit. les chroniques

L.C. : Je ne suis pas du tout un adepte de la mise de

disposées sur les livres, je sais que ça compte pour

mots sur les BDs. Je n’aime pas ça du tout. Déjà parce

beaucoup de nos clients.

que personne ne les lit...

J. : sinon, les habitudes des petits mots personnels,

J. : ...Ben ça c’est très relatif, mon petit kiki...

c’est vachement bien, il me semble. on le faisait aussi, autre chose que des « le chef-d’œuvre du mois ! » ou

L.C. : ...et ensuite parce que j’ai suffisamment peu de

« il vous faUT le dernier Untel », des vrais speechs

clients pour pouvoir leur parler à chacun. et que ceux

avec plein de mots, afin que le lecteur un peu timide, un

qui préfèrent qu’on les laisse seuls ne s’intéressent pas

peu solitaire, pas assez habitué à nous, prenne son

non plus aux coups de cœur d’un libraire lambda. enfin

temps aussi pour découvrir là où il foutait les pieds. et

c’est ce que j’ai constaté par chez moi (j’ai fait des essais,

on brassait large : dans chaque secteur, on pouvait

tout de même, car mine de rien j’aime bien écrire). en

trouver des coups de cœur dont on faisait des « petits

revanche, j’écris des dossiers complets que je distribue.

mots », ça permettait aussi à un truc sorti il y a deux ans d’être à nouveau sur une table et de « vivre » tout seul...

J. : ...des dossiers complets que tu distribues ? Tu veux

par contre, je suis fondamentalement opposé à cette

préciser, espèce de fou ?

idée de valoriser l’importance donnée au concept

62

fumeux de 4e de couv, nico.

L.C. : Je fais des dossiers thématiques (3 ou 4 par an)

la 4e de couv, non seulement c’est moche, mais en plus

de 15 à 25 pages, que j’affiche sur ma vitrine, que

c’est comme d’écrire « la confiture bonne maman, c’est

j’envoie à toutes les bibliothèques autour de la librairie,

la meilleure confiture du monde, parce que dedans il y

et que je donne à mes bons clients et à tous ceux qui

a un sucre qui est vraiment bonnard, et des fruits qui

m’en font la demande ou qui pourraient être intéressés.

sentent bonnard aussi, et nos cuisiniers, alors, ils sont

l’année dernière j’ai fait un dossier spécial

bonnards aussi ». on s’en fout, mis à part d’aiguiller les

« indispensables primés à angoulême de ces 30

types qui ne disent pas que l’éditeur leur sert leur soupe

dernières années », ça permet de brasser assez large,

en appliquant ce genre de procédés, je ne vois pas grand

puis un dossier indispensables de l’année, et romans

monde à qui ça pourrait servir. en grande surface, ça

graphiques américains. là en début d’année j’ai

peut être utile ! en librairie, non, en tout cas beaucoup

remis le couvert sur angoulême en choisissant

moins dans mon esprit (étriqué, soit).

mes indispensables à moi parmi les nommés, et là je

la 4e de couv en tant que résumé pour présenter le livre

m’apprête à faire un dossier jeunesse puis un spécial

au libraire ? c’est le job du repré, du diffuseur

, de

(6)

l’éditeur aussi, de donner envie au libraire de « croire » en son bouquin, de savoir le présenter, le « vendre ».

asie. Bref, j’m’éclate tavu. mais c’est du boulot, ça me prend une vingtaine d’heures en moyenne entre l’écriture et la mise en page. le tirage et les enveloppes, ce sont mes

N.V. : Je comprends bien ta remarque. J’aurais dû

apprentis qui s’en chargent.

écrire « On répond ainsi à l’absence (criante) de quatrième de couverture au dos de certaines bandes

J. : mais c’est super intéressant, ça, on peut y jeter un

dessinées ». ce que j’essaie de dire ici, ce n’est pas que

œil, par curiosité ? allez vas-y fais pas ton iench.

(6) Un diffuseur représente un ou plusieurs éditeurs auprès des différents réseaux de vente de livres : librairies, grandes surfaces multimédia, hypermarchés… la diffusion peut aussi être assurée directement par certains éditeurs. armé de « représ » (représentants, commerciaux), il est chargé de présenter à ces réseaux de vente toutes les nouveautés des éditeurs.


L.C. : et sinon, pour le reste, je te rejoins. J’ai aussi le

moi c’est ça ce métier, aussi peu glamour et idéaliste

discours du « je préfère qu’ils passent un super bon

soit-ce. car il en faut, des sous, pour payer nos salaires

moment de lecture et qu’ils aient qu’une envie, de

mirobolants.

revenir et revivre ça, plutôt que juste se divertir, trouver la BD sympa, et passer à autre chose ». et les

J. : mais attends, où est-ce que t’as vu que j’écrivais ça ?

« indispensables » sont là pour ça.

quand on me pose la question de « quels bouquins tu

après, là où je suis pas trop d’accord, c’est que tu

conseilles », je donne la liste, ça veut pas dire que je me

t’aliènes une trop grande partie de la clientèle

cantonne à ça, bien évidemment. pas plus que je ne chie

potentielle. car c’est ça qu’il faut capter. pas juste être

sur le reste, à plus forte raison quand on me le

dans son coin à parler de et soutenir les livres qu’on

demande, hein.

aime avec des gens avec qui on s’entendra bien.

Je sais pas trop où t’as capté (pour le coup) que je

libraire, c’est un métier de conseil, certes, mais aussi

n’essaie d’attirer que les gens qui ont potentiellement

de service. et t’es au service de ta clientèle.

les mêmes goûts que moi : le type fan de fantastique, il m’en apprendra car moi, les trucs de chez Delcourt

J. : non mais je vois pas où est le problème, ou bien

d’après Algernon Woodcock ou des Lumières de

la différence. Tout comme je ne vois pas trop « ce que

l’Amalou, ça m’a rarement touché plus que ça. on

je n’ai pas capté », hum hum... qu’est-ce qui te

échange, on avance, mais j’ai toujours cette espèce

donne, dans mon propos, l’impression d’être

d’honnêteté (débilité ?) qui consiste à ne pas la ramener

davantage au service de ta clientèle que moi avec la

si je connais pas, ou si ça m’intéresse pas plus que ça.

mienne, par exemple ?

J’explique ça avec des pincettes, sans passer pour le

alors moi j’ai des éléments de réponse à te donner,

snob que je peux paraître quand on discute

pour préciser le périmètre d’action de ce que fût mon

ouvertement entre nous, et les gens comprennent, car

taf : 1. Je bossais dans une librairie généraliste. À titre

ils reviennent, même s’ils ont bien compris que je

d’info, quand je l’ai quittée, la librairie en question

n’avais pas la même passion qu’eux, mais que c’était pas

était la 8e ou 9e plus grosse librairie indépendante de

ça qui nous empêchait d’échanger sur la bande dessinée,

france, 30 libraires, un gros machin assez important

finalement. et on finira par se retrouver sur des trucs, je

en terme de rentrée de caillasse.

leur dit que les premiers XIII je trouvais ça chanmé,

mais 2. on était coincés entre 3 autres librairies, dont

mais que c’est devenu du foutage de gueule pour moi,

un acteur assez connu dans le milieu de la « bédé »,

on argumente, et c’est cool. et parfois ils tenteront le

qui avait plus de vingt ans d’expérience et d’ancien-

coup en partant avec Y ou je ne sais quel truc vers lequel

neté sur le bassin bisontin.

ils ne se seraient pas tournés, et ils reviennent, etc.

et voilà le 3. ces autres librairies n’en ont jamais rien eu à foutre de (pour faire court), « la nouvelle BD ». Tout

L.C. : ah ben vi, on est tout à fait d’accord (ça m’étonne

était à faire, et tout a été fait pour aller là-dedans,

pas, d’ailleurs.)

naturellement. De fait, il y avait naturellement une

Je réagissais surtout au « si t’as besoin de conseil et que

réelle complémentarité qui s’est installée, et si chacun

ça colle pas, que t’aimes pas le type, qu’il te correspond

essayait de tirer la couverture à lui en allant fouiner sur

pas, tu vas voir ailleurs » et à ce que tu nommais ton

le terrain de l’autre, eh bien ça ne lui rapportait pas

« romantisme ».

autant que les efforts fournis. Du coup, tout le monde

mais encore une fois, on est d’accord. il faut juste

restait patiemment à défendre ses « repères ».

parfois savoir aussi regarder les choses en face et voir que le c.a. compte, que c’est pas qu’une histoire de

L.C. : et t’es là aussi pour enquiller du chiffre d’affaires,

culture et de culturel et qu’il faut savoir faire de légères

c’est pas en captant uniquement les gens qui ont

concessions sans forcément remettre en cause son

potentiellement les mêmes goûts que toi (ou la même

intégrité. Tiens, moi par exemple, je serais bien inca-

vision de la bd) que tu vas t’en sortir, c’est une trop

pable de vendre des planches originales ou faire du

petite niche. il faut réussir à concilier les deux, et pour

commerce d’éditions originales ou de tirages de tête

63


(même si j’en vends un peu, mais c’est mon collègue qui

un peu le contexte de réalisation, et une œuvre moderne

s’en occupe) car j’en ai incroyablement rien à cirer, j’y

sera mieux comprise si on en connaît les référents

crois pas en ces machins, ça me fait pas bander du tout.

historiques. Je suis plus méfiant sur les tirages de luxe où tout

S.G. : eh bien voilà, j’ai l’impression au final qu’on a

n’est pas intéressant loin de là, et j’évite le marché de

tous (ou tous eu !) une manière assez proche de

l’édition originale moderne qui est très malsain,

travailler : à l’écoute et dans le respect du lecteur,

tenue par des spéculateurs à la petite semaine qui

conscients que pour qu’il continue à nous faire

œuvrent sur internet.

confiance il faut l’avoir correctement conseillé, que ce soit indistinctement à base de tome 1 ou de one-shot.

L.C. : oui, c’était juste un aparté pour souligner le fait

comme le soulignait Junior, la meilleure démarche

que gueuler, c’est bien, c’est nécessaire, et beaucoup se

commerciale est la satisfaction du lecteur !

battent pour les remises, mais qu’il faut aussi savoir être raisonnable et ne pas appliquer la règle bête de : si j’ai

G.S. : c’est pas le slogan de carrefour, ça ? (ok, je sors.)

pas 38 %, je bosse pas avec cet éditeur parce que ça vaut plus le coup et que y’a que la marge qui compte. surtout

L.C. : et inversement, je ne supporte pas ceux (et y’en

que là, il ne s’agissait pas d’une baisse par un diffuseur

a un notamment au sein du groupement) qui ne parlent

mais bien d’un changement de diffuseur et donc de

que chiffres et qui vont te dire qu’ils préfèrent ne pas

conditions générales de ventes.

bosser avec les éditions cornélius car sa remise passe de 39,5 à 38. c’est débile. il faut savoir se battre,

S.G. : J’enchaîne avec une question : lisez-vous

mais savoir aussi pour quoi on se bat.

beaucoup ? si vous êtes plusieurs, vous répartissezvous les nouveautés ?

64

S.G. : pour parler des remises, je ne sais pas si cette

moi j’habite à une heure de train de la librairie, du coup

cuisine interne a sa place ici.

j’essaie, quand je ne discute pas avec vous, de lire un livre

s’inquiéter des remises ce n’est pas forcément être

le matin et un le soir, plus un peu le week end, ce qui ne me permet guère de dépasser la dizaine par semaine.

obnubilé par les chiffres. te piquer 1,5 points

on est 4 libraires donc on se répartit un peu les titres,

sans réagir, comment empêcheras-tu tous les autres

mais dès qu’un titre attire sérieusement l’attention de

si tu laisses un distributeur

(7)

de faire pareil à terme ?

l’un de nous, les autres l’essayent aussi bien sûr. le

voila aussi un exemple d’utilité du groupement.

dernier exemple est Kililana song qu’on a lu et aimé

pour ce qui est des tirages de luxe, des planches ou des

tous les 4. les ventes s’en ressentent bien entendu.

éditions originales : moi j’adore ça ! Depuis ma plus

mais même à 4, on ne lit pas tout ! et vous ?

tendre enfance, bon les tirages de luxe n’existaient pas mais aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours été en

L.C. : J’essaie de lire tout ce qui sort (enfin tous les

quête de vieilles BD : leur papier jauni, leurs couleurs

tomes 1), puis je dis aux apprentis quoi lire de leur coté.

chaudes... en arrivant à la parenthèse la première

Ça doit représenter une quarantaine de BD par

chose que je réalisais fut d’ailleurs un rayon « occasions

semaine, à peu près (vu qu’on fait manga/comics/BD

et collection » pour pouvoir être entouré toute la

franco-Belge).

journée de saintes reliques !

et y’a des moments où j’en ai marre et où je me sèvre.

et puis j’aime bien l’idée que pour savoir où on va, il faut

Typiquement l’été (je refuse de lire une seule BD) et en

savoir d’où on vient. c’est comme en musique, une

Décembre. surtout que bon, moi, à coté je suis aussi un

vieillerie sera toujours mieux appréciée si on en connaît

gros lecteur de romans...

(7) Un distributeur est une structure visant à distribuer les livres des maisons d’édition. le distributeur assume les tâches logistiques liées à la circulation physique du livre (stockage, transport) et à la gestion des flux financiers qui en sont la contrepartie : traitement des commandes et des retours, facturation et recouvrement. la diffusion et la distribution coexistent parfois au sein d’une même structure.


N.V. : l’équipe de notre librairie est composée de cinq

découvertes. là également, on peut parler de

personnes. les centres d’intérêt de chacun en matière

dynamique entre le libraire et le client. À plusieurs

de bande dessinée diffèrent assez nettement de ceux des

reprises, des clients m’ont vanté les qualités de titres

autres membres de l’équipe. À cinq, nous couvrons

que je n’avais pas pris la peine de lire. c’est assez

donc presque l’ensemble de la production, du manga

agréable d’échanger parfois sa place avec ceux que l’on

aux comics, des ouvrages « alternatifs » aux albums

conseille d’habitude et d’écouter le client défendre, avec

« tous publics ». la répartition des lectures se fait donc

ferveur, un titre auprès de vous !

de manière assez naturelle. il est assez rare qu’un album soit lu par les cinq membres de l’équipe. cependant,

J. : J’ai quelques observations à vous faire, qui feront

lorsque l’un d’entre nous se montre particulièrement

office de point final avant la suite de la conversation,

enthousiaste pour un titre, les collègues se montrent

qui fera l’objet d'un ouvrage de neuf volumes de huit

curieux et le lisent à leur tour. pour ma part, je dois lire

cent pages à venir chez 6 pieds sous terre, en 2043 :

entre 10 et 20 albums par semaine en fonction de

nous avons étés ici souvent sentencieux, définitifs,

l’actualité et de ma motivation (on sature parfois). De

expéditifs (nous sommes des gros cons de libraires,

façon assez évidente, les premiers tomes de série

ha ha) ; nous avons à peine soulevé de belles pistes :

passent en priorité puisque c’est sur ces nouveaux titres

l’importance du fonds dans une librairie (en

que les clients nous demanderont généralement notre

opposition aux nouveautés, merde, un bon fonds,

avis. on nous demande rarement nos impressions de

c’est quand même ce qui caractérise une bonne lib,

lecture sur le dixième tome d’une série (sauf lorsque

nan ?) ; j’ai d'autres observations sous le coude mais

que ce volume marque le début d’une reprise par de

je pense que tout le monde dort depuis un moment ?

nouveaux auteurs). Je me consacre principalement à la lecture des titres américains et des ouvrages Propos recueillis par June entre mars et avril 2012

indépendants tout en lisant, comme mes collègues, quelques titres en dehors de ce qui m’aurait « naturellement » attiré en tant que lecteur. si mes collègues m’ont fait découvrir de bien belles choses dans leur « domaine » de prédilection, c’est aussi souvent grâce aux clients que je fais de belles

La version intégrale de l’entretien sera disponible prochainement sur le site des éditions 6 Pieds sous terre

C’est compliqué et évidemment frustrant d’attaquer un échange entre « collègues » : on a conscience de parler avec l’horrible vocable des pros que personne n’aura envie de suivre, espérons que personne ne nous en tiendra rigueur... Il aurait fallu, avec des types aussi bavards, avoir trois fois plus de place pour rentrer dans le détail, pour aborder davantage de points intéressants à nos yeux. Ce sera pour une autre fois : on évoquera l’importance de bien différencier le fond des nouveautés (c’est aussi la différence entre un « magasin de livres » et une librairie...), on pourrait également approcher l’inquiétude palpable des auteurs à l’égard des éditeurs (voir les différents sujets de crispation de ces derniers mois), etc. Autant de sujets pas forcément toujours évocateurs de choses intéressantes pour le lecteur (lambda ou curieux, exigeant ou débutant), mais qui touchent directement à cette grosse machine de l’édition dont nous avons l’impression d’être un petit rouage pas toujours relié aux autres... June

65


Benoît préteseiLLe 66


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giLLes rochier 70


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matthias Lhemann & nicoLas moog 72


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nicoLas andrĂŠ 76


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amBre 78


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80






Au centre des préoccupations de ce Jade nouveau, qui passe nonchalamment la cinquantaine de numéros -au bout de vingt ans, quand même-, nous nous penchons sur une thématique certainement en phase avec cette maturité. Si les premiers pas des auteurs peuvent parfois s’embourber « Dans Tintin au Tibet, dans l’hommage à leurs Haddock fait un rêve maîtres, frontalement ou embrouillé à propos du même en creux, il leur professeur Tournesol et faudra savoir prendre de parapluies. Cette une certaine distance pour s’en courte séquence, absolument parfaite, a eu sur moi un défaire au mieux, tuer le père si impact considérable dont on peut trouver des réminisnécessaire, mais surtout les idencences manifestes dans Des chiens, de l’eau et big tifier pour enfin les digérer. ce questions. » Si elles sont manifestes pour Anders Nilsen, Jade 166U installe Nicolas elles ne le devinrent pour moi qu’après avoir recueilli cette verstappen dans le fauteuil du déclaration tant son univers me semblait éloigné de celui rédacteur en chef. Acteur de la d’Hergé. Cette confidence, bien qu’elle nous offre un nouvel librairie Multi bD, à bruxelles, coéclairage sur l’œuvre de l’auteur américain, nous plonge en animateur de Radio Grandpapier réalité au cœur d’un mystère commun à la plupart des (sur Radio campus bruxelles) et artistes mais aussi propre à chacun d’eux ; celui des créateur d’un fanzine pointu et influences. Réunissant des voix issues des quatre coins du passionnant, XeroXed, dédié à monde, j’espérais secrètement que nous parvenions à saisir la critique et l’analyse de travaux non pas le début d’une réponse mais bien la beauté de la d’auteurs, principalement amériquestion. Je ne fus pas déçu. Le thème de l’influence aura cains ; « Jade is in good hands » bel et bien été celui... de l’inspiration. Et puis il y a le comme on dirait chez eux.

Le Jeu Des inFLuences

talent. Des plus manifestes !

Nicolas Verstappen

c o u v e rt u r e s MATTHIAS LEHMANN U1 ■ ORIANE LASSUS U2 ■ FRANÇOIS DE JONGE U3 ■ ISAAc wENS U4 ■ pag e s

MATTHIAS LEHMANN & NIcOLAS MOOG 2 ■ cHRISTOpH MUELLER 6 ■ JASON 14 ■ AMbRE 16 ■ ISAAc wENS 20 ■ DEbbIE DREcHSLER 22 ■ pAScAL MATTHEy 26 ■ SIMON ROUSSIN 34 ■ wILLIAM HENNE 36 ■ kAN TAkAHAMA 42 ■ TERREUR GRApHIqUE 44 ■ FAbcARO 48 ■ MATTT kONTURE 50 ■ AIDAN kOcH 59 ■ RUppERT & MULOT 62 ■ bORIS MIRROIR 64 ■ bENOîT pRETESEILLE 66 ■ JAMES 70 ■ JULIEN NEM 72 ■

e n t r e t i e n s cHARLES bURNS (illustration de JEFFREy bROwN) 8 ■ MATTHIEU bONHOMME, GwEN DE bONNEvAL et FAbIEN vEHLMANN 51 ■ texte

TINTIN (bAck) IN AMERIcA (illustration de kEvIN HUIzENGA) 27 ■

JADE 166U • Novembre 2013 • Édité par 6 Pieds sous terre • 11 rue de la Gare 34430 St-Jean de Védas - France Rédaction : Nicolas Verstappen, Jean-Philippe Garçon, Juliette Salique • 6pieds@pastis.org - www.pastis.org/6piedssousterre Nous remerçions vivement pour leur participation à ce numéro : Charles Papier (lettrage), Nicolas Drolc et Nicolas Moog (traduction), Jeffrey Brown et Kevin Huizenga (illustrations), Jippi éditions (scans Jason) et tous les auteurs présents dans ce numéro. La participation à Jade est bénévole. Tous droits réservés • ISBN 978-2-35212-104-6 • ISSN 1769-2253 • Dépôt Légal à parution Imprimé en Espagne par Inom, en octobre 2013 Logos et design de la revue conçus par Boris Mirroir Publié avec le concours de la Région Languedoc-Roussillon

1


matthias Lehmann & nicoLas moog 2


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christoph mueLLer 6


7


poLLinisation Un entretien avec croisée Charles Burns Il faut nourrir le monstre si l’on ne veut pas qu’il nous dévore. Et celui de charles burns a l’appétit vorace. Après dix années passées à alimenter les pages de son monumental Black Hole, l’auteur s’en retourne à la photographie pour y puiser de roboratives ressources. Dans son atelier aux allures de chambre noire, charles burns associe ses instantanés entre eux puis aux souvenirs encore vibrants d’une époque révolue. À la pointe de son scalpel et par injections successives d’images non filtrées de son subconscient, une nouvelle créature prend bientôt forme. Ramenée à la vie dans les ruines d’une Île Noire fantasmée, elle se nommera Toxic. 8

Nicolas Verstappen : La quatrième de couver-

que mon univers ressemble au sien, je désire

ture de votre album Blood Club publié par

simplement qu’il attise l’imagination de la

Kitchen Sink Press en 1992 offre un bel

même manière. » En réalisant cette lugubre

hommage à celles des anciennes éditions des

quatrième de couverture pour Blood Club,

albums de Tintin. Vous reprenez le dessin

était-ce aussi pour vous une façon détournée

composé des divers personnages ou objets

de saluer ce monde vivant et coloré ?

tirés de l’univers d’Hergé pour en fournir

Charles Burns : James kochalka fait une bonne

une version sombre où tout est plongé dans

description du travail d’Hergé en utilisant les mots

une nuit noire. Le Capitaine Haddock (et sa

« vivant et coloré » et c’est en effet ce que j’ai essayé

bouteille de Whisky) s’y trouve remplacé par

de faire transparaître dans mon hommage au dos

votre personnage de M. Pinkster (1), les Dupont

de Blood Club. Enfant, j’ai passé des heures

et Dupond deviennent un couple effrayé et

innombrables à admirer le dos des albums de Tintin.

ainsi de suite. Le dos de ces anciens albums de

Je laissais voguer mon imagination au fil des

Tintin témoigne bien de ce que James

nombreux personnages, lieux et objets que je ne

Kochalka me signala dans un entretien :

connaissais pas encore car il n’y avait que six albums

« Lorsque j’essaie de façonner un petit

de Tintin disponibles aux États-Unis à l’époque.

monde pour y faire exister mes personnages,

J’étais prêt à tout pour me procurer un exemplaire de

je pense souvent à la façon dont Hergé

L’Île Noire car ce château éloigné aux contours

assemble son petit univers. Je désire créer un

indistincts m’apparaissait comme profondément

monde vivant et coloré comme son monde

mystérieux. c’était une image d’une grande puissance

peut sembler vivant et coloré. Je ne veux pas

d’évocation. Lorsque je l’ai lu à la fin de mon

(1) M. pinkster est le voisin alcoolique de la famille de big baby.


adolescence, le récit n’est hélas pas parvenu à

de se passer ! » Avez-vous partagé ce sentiment

satisfaire toutes les attentes que j’y avais projetées

durant votre enfance ?

même si l’ouvrage reste un très bon livre. J’essaie

Durant mon enfance, j’étais à la recherche constante

peut-être de créer dans mon propre travail ce monde

de bandes dessinées intéressantes et fortes mais il

obscur et mystérieux que j’ai entraperçu dans cette

était relativement difficile d’en trouver. J’éprouve

petite image. J’essaie du moins d’écrire des histoires

encore une certaine satisfaction à la lecture des

qui ont cette atmosphère riche et prenante. Les

Aventures de Tintin datant de la période centrale de

miennes sont juste un peu plus sombres.

la carrière d’Hergé et ce sans avoir le sentiment d’être

Dans d’autres illustrations (2), vous faites réfé-

impossible de relire aujourd’hui les bandes dessinées

sous le coup de la nostalgie. Il me serait par contre rence à des éléments de L’Étoile mystérieuse.

mainstream américaines de ma jeunesse. Je pourrais

Avec les étranges transformations qui y sont

encore y jeter un coup d’œil amusé mais rien de plus.

dépeintes -un ver devient un papillon, des

pour répondre à votre question, je pense que la

champignons grandissent de façon dispro-

découverte de la bande dessinée alternative -et des

portionnée, une araignée acquiert une taille

albums de Robert crumb en particulier- fut pour moi

effrayante et l’asphalte fond de manière

une expérience marquante. J’ai eu le sentiment que

inexpliquée-, ce récit partage avec votre

ses albums étaient ceux que j’attendais depuis

univers le concept de mutation qui hante

toujours. Les bandes dessinées de crumb possédaient

votre travail. Est-ce également un album des

une richesse qui vous faisait plonger entièrement

Aventures de Tintin qui vous a marqué étant

dans son monde, un monde qui semblait vaguement

enfant ?

familier mais étrangement sinistre et... adulte. cet

Il est vrai que L’Étoile mystérieuse est un album dont

univers adulte n’était pas feint mais bien réel. Il était

les thèmes semblent étroitement liés à ceux de mon

le fruit d’un esprit pleinement mature qui n’éprouvait

œuvre. Je ne l’ai cependant lu qu’assez tardivement,

aucun intérêt à infantiliser ses lecteurs.

dans une version anglaise importée au début des années 70. J’aurais préféré vous répondre que je

Votre rencontre avec l’art photographique

l’avais découvert bien plus tôt et qu’il avait eu un réel

semble aussi avoir eu un impact considérable

impact sur mon imaginaire... Il est vrai cependant

dans votre œuvre. Drawn & Quarterly a publié

que j’ai été fasciné durant toute mon enfance par la

en 2007 un recueil de vos propres photo-

représentation de ce champignon géant tacheté de

graphies sous le titre de One Eye. Deux clichés

rouge à l’arrière des albums de Tintin. cette image

présentés dans la page titre de cet ouvrage

m’a peut-être marquée au point de ressurgir

(un cœur sculpté dans de la viande hachée et un bras ouvert par une lame de rasoir) appa-

aujourd’hui dans mon album Toxic.

raissent dans votre album Toxic de même que Vous avez écrit que Big Baby était un « écho (3)

les photographies Night Flight (une main

Dans

tenant des pilules) et Methodical Drinking

l’histoire courte baptisée Teen Plague, vous

(un calendrier dessiné à la main). Est-ce que

abstrait de [votre] propre enfance. »

nous proposez un récit où Big Baby ne

votre travail photographique est une manière

distingue plus la frontière qui sépare la

de nourrir votre œuvre dessinée (et ce après

réalité et la fiction des bandes dessinées

la longue période passée sur la conception de

d’horreur dans lesquelles il se plonge. Il

Black Hole entre 1995 et 2005) ?

déclare d’ailleurs à un moment : « Ce comics…

vous semblez étudier mon travail de manière

c’est très important ! C’est ce qui est en train

approfondie. Il est assez rare que l’on évoque mes

(2) Les couvertures de Permagel et de Toxic en témoignent. (3) Dans le dossier présenté à la fin de Big Baby publié par Fantagraphics en 2000.

9


10

photographies... Les premiers clichés que vous

Dans l’ouvrage In the Studio, vous signalez

mentionnez (le cœur de chair, etc...) sont des

que votre roman-photo The Cat Woman

polaroïds Sx-70 que j’ai pris à la fin des années 70 et

Returns vous a poussé à « organiser et

au début des années 80, à la période exacte dans

structurer la narration de manière plus

laquelle se développe le récit de Toxic. Ils sont

approfondie que [vous ne l’aviez] fait jusque-

représentatifs du genre d’images que je photo-

là. »

graphiais à l’époque. Toxic reflète d’ailleurs plus

vous avez tiré de cette expérience ?

(4)

Pourriez-vous nous expliquer ce que

particulièrement cette période de ma vie. pour en

Les bandes dessinées que j’ai réalisées avant The Cat

revenir à votre question, je crois qu’il y avait

Woman Returns mettaient l’accent sur le graphisme

probablement un besoin de me nourrir après Black

bien plus que sur l’écriture. Je travaillais à l’époque

Hole au travers de ma démarche photographique. J’ai

sur de nombreuses histoires courtes et autonomes

toujours porté un grand intérêt à la photographie

mais je ne parvenais pas à me lancer dans des récits

mais je n’en avais plus fait depuis plusieurs années.

plus longs. Le récit de mon roman-photo était

Des appareils digitaux de grande précision étant

réellement des plus basiques mais, comme je devais

accessibles, j’ai pris des clichés de

sortir de chez moi pour organiser des

manière régulière alors que je terminais

séances photo, il me fallait malgré tout

Black Hole. Les photos reprises dans

planifier l’histoire à l’avance. Je ne

One Eye sont le fruit d’un journal

pouvais donc pas me permettre de rester

photographique tenu durant plusieurs

assis devant ma table à dessin pour

mois. Je m’étais fixé comme contrainte

laisser la narration venir d’elle-même.

d’associer chaque jour deux clichés.

Avec une idée précise de mon sujet, je

Grâce à cette démarche, j’obtins parfois

prenais un grand nombre de clichés que

des résultats inattendus. D’autre part,

je recadrais et disposais sur une page

ce journal est aussi un reflet de mon

ultérieurement.

quotidien comme les pilules que je tiens

permis de m’éloigner de la notion de

dessiné rapidement à la main pour noter mon emploi du temps. Je tente de

processus

m’a

dessin et de penser en termes de rythme,

dans ma main avant d’embarquer dans un vol pour paris ou le calendrier

ce

MESc, pHILADELpHIA, 2004, ExTRAIT DE « ONE EyE », DRAwN & qUARTERLy, 2007

mettre de moi-même dans chacune de

de découpage et de dialogue. Je n’ai jamais retenté l’expérience du roman-photo car le résultat me semble toujours un peu bancal. À l’époque, je

mes œuvres et cela autant que possible. J’y injecte des

cherchais principalement à imiter cette production

images non filtrées de mon subconscient sans

de piètre qualité, cette imagerie mélodramatique que

pouvoir expliquer de manière rationnelle la raison de

l’on trouvait dans les roman-photos italiens et

ce choix en dehors du fait qu’elles me semblent

mexicains.

authentiques et possèdent un réel impact à mes yeux. (5)

Je me suis aperçu que les calendriers dessinés à la

Dans un autoportrait daté de 1992

main dans Toxic ressemblent à ceux que les

vous représentez dans une chambre noire.

prisonniers créent dans leur cellule. On y note la

Dessin et photographie semblent être liés l’un

durée de sa peine. cette image me semblait refléter

à l’autre. Est-ce que votre travail d’encrage

, vous

exactement l’état d’esprit de mon personnage de

contrasté et celui du développement d’un

Toxic… Je suppose que l’on peut ainsi considérer qu’il

négatif dans un bac révélateur sont pour vous

existe une sorte de « pollinisation croisée » dans

des procédés identiques ? Ou sont-ils

l’ensemble de mon œuvre.

complémentaires ?

(4) In the Studio : Visits with Contemporary Cartoonists, ouvrage dirigé par Todd Hignite, yale University press, 2006. The Cat Woman Returns est un roman-photo conçu en 1979. (5) Ibid., p. 104.


11

cHARLES bURNS RENDANT HOMMAGE À TINTIN vu par JEFFREy bROwN, 2013

cet autoportrait me représente dans mon atelier

cela m’a aidé au cours de diverses expérimentations

plutôt que dans une chambre noire (même si cette

car je pouvais envisager différentes options et me

chambre est noire...). Je crois que le seul lien entre

permettre de nombreuses erreurs sans avoir le

mon travail photographique et les bandes dessinées

sentiment de perdre mon temps.

réside dans les sujets abordés. La photographie m’a aussi permis d’améliorer mes compositions. En

On retrouve dans Toxic de très nombreuses

regardant au travers du viseur d’un appareil reflex

références aux photographies de type polaroïd.

mono-objectif, j’ai pu en effet apprendre à composer

Ce procédé est proche de vos thématiques

des images dans un format rectangulaire standard.

puisqu’il est associé à la mortalité (le cliché


est unique et ne peut être retiré s’il est

uniques. Elles s’atténuent avec le temps et je préfère

détruit), à l’érotisme (de nombreuses photo-

l’aspect plastifié et brillant de ces photographies

graphies érotiques sont prises en polaroïd car

lorsqu’elles viennent d’être prises. En ce qui concerne

le développement ne doit pas être confié à une

les livres, je fais partie d’une génération d’auteurs qui

tierce personne) et à la mutation (l’image et

ressent une émotion particulière au contact du papier

les couleurs apparaissent d’elles-mêmes).

bon marché sur lequel les comics américains étaient

Le polaroïd m’intéresse pour toutes les raisons que

imprimés. ce papier vieillit en effet au point de

vous avez citées. Le tout premier appareil Sx-70 et

devenir presque orange. Il a aussi une odeur

son film étaient véritablement fabuleux. Il y avait une

particulière qui amplifie le plaisir de la lecture... Ah !

qualité unique dans les couleurs profondes et

c’est étrange de penser que je n’éprouve plus aucun

saturées qui en résultait. cette préciosité ne

intérêt à relire la plupart des albums que j’ai

s’obtenait avec aucun autre appareil.

découvert enfant lorsqu’ils sont magnifiquement

Il y avait aussi un sentiment de produire un original

réimprimés sur un papier blanc immaculé. Il y a

lorsque l’on photographiait avec un appareil

toujours quelque chose qui cloche à mes yeux...

polaroïd. vous pouviez aussi presser ou manipuler l’émulsion avant que l’image ne soit entièrement

12

Dans Toxic, un personnage est fasciné par

fixée. On retrouve d’ailleurs ce

l’apparition des couleurs sur

procédé dans le travail de Lucas

un polaroïd. Vos lecteurs le

Samaras qui est mentionné dans

sont tout autant en découvrant

Toxic. Il obtenait de superbes

vos premiers albums en

résultats. Je ne pourrais pas

couleurs. Dans un entretien

prétendre au même succès…

avec James Sturm, il me

Et puis, oui, il y a eu de nombreuses

parlait de son expérience

occasions durant lesquelles je me

dans ce domaine en ces

suis persuadé que les photos

termes : « Je travaille pour le

érotiques que je prenais de mes

moment sur un album entiè-

compagnes étaient artistiques…

rement en couleurs où les

En fait, ce sont mes compagnes

cases sont de petits squelettes

que je persuadais en leur disant

conçus pour porter une

que c’était « de l’Art ! »…

« chair colorée. » (7) Avez-vous

La photographe Maïté Renson

TOxIc, cOUvERTURE, ÉDITIONS cORNÉLIUS, 2010

m’a aussi signalé que les

aussi envisagé la couleur comme la « chair » de votre album ?

polaroïds étaient également appréciés car ils

Son analogie est très intéressante. La raison première

jaunissaient rapidement. Ils sont donc en

de l’utilisation de la couleur était de rendre la tonalité

perpétuelle mutation. Dans In the Studio,

particulière des albums de Tintin que j’ai lus durant

vous signalez d’ailleurs que votre ouvrage

mon enfance. À l’évidence, le résultat est loin de

Weird Women Coloring Book « vieillissait bien :

correspondre à l’univers d’Hergé... Je désirais écrire

(6)

une histoire où les éléments de couleur faisaient partie

Prenez-vous aussi plaisir à voir s’altérer le

intégrante de la narration. En d’autres termes, sans la

papier photographique ?

couleur, les lecteurs perdraient une part importante

J’apprécie le polaroïd pour ses couleurs riches et

de l’histoire que je tente de leur livrer. plutôt que

son papier est devenu presque orange. »

(6) Weird Women Coloring Book est un livre de coloriage publié par charles burns en 1975 et imprimé sur le papier journal « le moins cher et de la plus mauvaise qualité » qu’il put trouver. Ibid., p. 109. (7) In : XeroXed #16 : James Sturm & Rich Tommaso, avril 2009, p. 7.


d’offrir une version colorisée de mon travail en noir et

de talentueux graphistes lorsque je leur vole des idées

blanc, je tente d’utiliser la couleur comme un vecteur

(je le fais encore et encore). J’ai cependant choisi le

d’information qui ne serait pas disponible dans un

format et le dos rouge des albums par moi-même. Je

ouvrage en noir et blanc (« Hmmm… j’ai déjà vu ce

tenais à nouveau à reproduire un aspect des

couvre-lit rose quelque part »).

anciennes éditions des Aventures de Tintin que j’apprécie tant. pour le reste, Fantagraphics a en effet

La plupart de vos albums ont un format plus

copié la maquette imaginée par les éditions cornélius

grand que celui communément associé aux

lorsque que mes albums furent publiés dans une

romans graphiques. Est-ce lié à une influence

version souple.

de la lecture d’albums franco-belges ? Au besoin d’un espace plus conséquent pour la

Vous en revenez une nouvelle fois à

composition et la respiration de vos planches ?

l’influence d’Hergé sur votre œuvre... Avez-

Le format que j’utilise dépend des spécificités de

vous le sentiment que Toxic vous permette

chaque livre. Si Black Hole est un récit assez long, le

d’aborder frontalement cette influence afin,

format des pages est relativement petit, bien plus

peut-être, de parvenir à vous en défaire ?

petit que celui des pages de comics que je lisais

Est-ce que je tente d’exorciser mes démons ? Je

enfant. J’ai opté pour ce format car il me semblait

l’ignore. Je n’ai pas pour intention de canaliser

correspondre au long récit que je voulais raconter ; le

l’influence d’autres artistes ou de les expurger de mon

livre n’est ni trop large ni trop lourd et il ne faut donc

système. Je permets simplement à leur écriture ou à

pas se débattre pour parvenir à s’asseoir et le lire.

leur style de s’infiltrer au fond de ma tête et de

pour Toxic et mes recueils de récits plus anciens, j’ai

participer à une partie du récit. par exemple, je lisais

de fait été influencé par le format franco-belge. ce

beaucoup de textes de william burroughs à l’époque

dernier ne s’est jamais implanté aux États-Unis mais

décrite dans Toxic et cela prenait donc un sens

il m’a toujours plu. Avec Toxic, j’utilise d’ailleurs le

particulier que le personnage principal s’essaie à (8)

principe franco-belge de série car le récit complet se

l’écriture en « cut-up »

déclinera sur plusieurs tomes.

un procédé amusant et naïf que j’aurais aussi

La maquette de vos ouvrages publiés dans la

repensant). Dans La Ruche (ndr : le second tome de

Charles Burns Library chez Fantagraphics

Toxic), ce seront les comics de romance américains

est identique à celle des éditions françaises de

qui joueront un rôle plus proéminent. c’est une autre

Cornélius. Certains éléments -comme le dos

influence qui me semblait bien s’intégrer au récit.

lancée par burroughs. c’est

pratiqué à son âge (ce que j’ai d’ailleurs fait en y

rouge, le format, la qualité du papier utilisé en couverture- me font penser que c’est la version française qui a influencé la version américaine (et non l’inverse)... Je connaissais les ouvrages publiés par cornélius

[Entretien réalisé durant l’été 2010 via courrier électronique par Nicolas Verstappen et publié en septembre 2010 dans le fanzine xeroxed #17 :

bien avant de travailler avec eux. La qualité de leurs

xeroxed burns, tiré à 50 exemplaires pour le

livres et du choix des auteurs présents dans leur

compte de la librairie Multi BD et de la revue Hey !

catalogue sont les raisons qui m’ont rendu si heureux

Cet entretien, révisé pour sa présente édition,

d’intégrer leur petit groupe d’artistes (on pourrait

fut envisagé comme un « prolongement »

croire que j’ai rejoint une association de boy

à celui mené par Xavier Guilbert,

scouts...). J’admets bien volontiers mes emprunts à

en 2008, pour le site du9.]

(8) Le cut-up consiste au réarrangement aléatoire d’un texte à partir de fragments extraits du texte original ou de sources extérieures (romans, articles, poèmes).

13


Jason 14


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ambre 16


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isaac wens

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21


Debbie DrechsLer 22


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pascaL matthey 26


tintin (back) par in america Nicolas Verstappen Depuis les années 70, la bande dessinée de super-héros s’est montrée friande d’univers uchroniques où elle peut décliner à sa guise d’innombrables versions de son panthéon herculéen. Dans le même temps, toujours dans ce vaste monde parallèle qu’est le continent nord-américain, un Tintin « alternatif » semble avoir acquis une existence propre, devenant l’une des influences majeures des grands noms de la bande dessinée underground. Au travers des regards de charles burns (voir entretien en page 8), d’Anders Nilsen, de Jason Lutes, de chris ware ou encore de James kochalka, les traits pourtant emblématiques du jeune reporter s’assemblent pour nous dévoiler un visage moins familier. À moins que, dégagé de sa figure d’autorité ou d’institution, ce visage ne retrouve tout simplement la clarté de ses lignes.

27

« Il nous semblait possible d’aimer lire de

À ce besoin tout juvénile de s’opposer aux

bons vieux albums à papa, tout en s’intéressant à ce

« Anciens » -et à un patrimoine national qui fut si

que le milieu indépendant faisait de meilleur »

imposant qu’il en devint presque étouffant pour

déclare Fabien vehlmann dans l’entretien croisé

plusieurs générations d’auteurs belges- se juxtaposa

présenté en page 51. Durant de nombreuses années, il

naturellement celui de s’orienter vers des lectures qui

m’aura cependant semblé inconcevable de souscrire à

resteraient impénétrables à nos aînés. Le raz-de-

cette idée. À l’aube de mon adolescence, il me fallut

marée nippon et les publications françaises des

« tuer le père » et brûler le contenu de la bibliothèque

comics Marvel par les éditions Lug déferleront à

familiale en commençant par les vieux albums toilés

point nommé pour remplir cet office. Il en était

de Tintin auxquels d’innombrables lectures avaient

comme dans cette déclaration de chris ware

donné l’aspect d’incunables. Alimenté par des

avait découvert enfant les récits de Tintin : « [cette

(1)

qui

jugements moraux incendiaires tenus à l’encontre

bande dessinée] me semblait présentée comme

d’Hergé et dont il m’était alors difficile d’apprécier la

quelque chose qui était ‘bon pour moi’, comme des

validité, cet autodafé tout symbolique conserva

céréales non sucrées au petit-déjeuner, ce qui m’a

longtemps de son incandescence.

conduit à l’éviter et à lui préférer le genre un peu

(1) In : « Echanges avec Chris Ware » sur le site klare Lijn International, internet, 8 mars 2010. klarelijninternational.midiblogs.com/archive/2010/03/06/echanges-avec-chris-ware.html


28

voyou des comics de superhéros. » Au début des

l’éditeur américain de Tintin lui avait envoyé des

années 90, l’auteur de Jimmy Corrigan reviendra

copies de presse des albums. Mon père me donna Le

cependant à Hergé et à son œuvre à laquelle il songe,

Trésor de Rackham le Rouge. Je l’ai dévoré mais je

avec celles d’Ernie bushmiller, de charles burns, de

me suis plaint du fait qu’il s’agissait de la seconde

Ray Gotto, d’Hokusai et de Joost Swarte (2), lorsqu’il

partie d’un récit qui en comportait deux. Il est monté

s’attèle à créer son style délibérément obsolète (tel

et est redescendu avec la première partie ainsi que

qu’il le définit lui-même). Mon propre retour à

Le Sceptre d’Ottokar, Le crabe aux pinces d’or et

l’œuvre d’Hergé sera quant à lui retardé par mon

deux autres albums si ma mémoire est bonne. Ce fut

passage dans le milieu universitaire où j’adoptai un

un jour merveilleux. En une seule journée, j’étais

snobisme intellectuel empreint d’un certain mépris

passé d’une ignorance totale de Tintin à une

–ou plutôt d’un mépris certain- envers toute

immersion complète dans son univers ». Au milieu

production destinée au grand public. Il me faudra

des années 70, à l’heure où le jeune James kochalka

encore attendre de découvrir les ouvrages de chris

découvre les albums de Tintin, la publication aux

ware et de ses acolytes nord-américains, de me

États-Unis des aventures du reporter est encore

lancer dans la publication des fanzines XeroXed (3) où

récente et parcellaire

je recueillerai leurs entretiens et d’y constater la

comics code Authority qui interdisait notamment de

reconnaissance appuyée et presque systématique de

figurer la mixité raciale et la consommation d’alcool

(5)

. Libéré de l’emprise du

l’influence d’Hergé sur leurs œuvres, avant de

(dont celle du capitaine Haddock), le marché

reconsidérer le travail du maître de la ligne claire. Si

américain des livres destinés à la jeunesse connaît

le départ d’un paquebot depuis le port de New york

un véritable renouveau dont bénéficie le jeune héros

dans le Petit Vingtième daté du 20 octobre 1932

qui jouit alors d’une popularité naissante grâce

marquait la fin des aventures de Tintin en Amérique,

à ses apparitions mensuelles dans la revue Children’s

je découvris en menant mes interviews que le héros

Digest. Exemptes de la forme d’autorité dont elles

aux culottes de golf y avait fait un retour, certes bien

sont auréolées en France et en belgique, les

moins triomphal qu’à son habitude, mais tout aussi

Aventures de Tintin s’imposeront parfois auprès des

remarquable.

jeunes lecteurs américains comme une alternative des plus exotiques à la production locale. vers l’âge

Interrogeant James kochalka sur sa

de huit ans, Richard Sala fit l’acquisition d’une

première rencontre avec l’œuvre d’Hergé (4), l’auteur

édition cartonnée du Secret de la Licorne dans une

des strips autobiographiques d’American Elf se

boutique de seconde main. pour cet auteur qui figura

rappelait précisément de cet évènement déterminant.

dans la prestigieuse anthologie Raw et les pages du

« Mon père était rédacteur en chef d’un journal et

New-York Times, cette trouvaille lui permit de

(2) Signalons pour être complets que selon benoît peeters « la filiation d’Hergé à Ware n’est pas directe ; elle s’établit via Joost Swarte -que le dessinateur américain a pu découvrir dans Raw-[...] ». Dans une note de bas de page de Chris Ware, la bande dessinée réinventée. Jacques Samson et benoît peeters, Les Impressions Nouvelles, 2010, page 134. (3) carnets photocopiés proposant des entretiens inédits avec des auteurs anglophones dont les œuvres sont généralement autobiographiques ou se rapportant à la représentation de l’intime. Le contenu d’une quinzaine de ces carnets ont été publiés sur le site goldenchronicles.blogspot.be. (4) citation extraite d’une éphémère rubrique baptisée Tintin (back) in America. Née de l’envie de comprendre l’engouement de nombreux auteurs alternatifs nord-américains pour l’œuvre d’Hergé, cette rubrique se limita à deux entretiens menés avec James kochalka et Richard Sala en 2005. Les deux citations de ce dernier en sont extraites. goldenchronicles.blogspot.be/2005/10/tintin-back-in-america-i-r-salaj.html (5) En 1959, la maison d’édition Golden press publia les quatre premiers albums de Tintin pour le marché américain. Il s’agissait du Sceptre d’Ottokar, du Crabe aux pinces d’or, du Secret de la Licorne et du Trésor de Rackham le Rouge qui seront suivis un peu plus tard par Objectif Lune et On a marché sur la Lune. Le succès ne sera pas au rendez-vous et la publication des autres titres de la série sera annulée. Il faudra attendre 1974 pour que des rééditions et des titres encore inédits sur le marché américain paraissent chez Atlantic-Little, brown. voir l’article « Tintin Crosses The Atlantic : The Golden Press Affair » de chris Owens sur le site Tintinologist.org (2004, révisé en 2007).


découvrir une œuvre « qui était entièrement

par Jason Lutes portent également en elles la marque

différente » de toutes les bandes dessinées qu’il avait

du créateur de Tintin. Reconnaissant en ce dernier

lues jusque-là. « De toute évidence, c’était bien plus

« l’influence visuelle la plus déterminante » sur son

subtil que les habituels comics de super-héros ou

propre style, l’auteur de la trilogie Berlin déclare en

d’humour destinés aux enfants américains. Ça

effet que la façon dont Hergé reconstitue le monde

n’insultait pas l’intelligence du lecteur. Ça m’a même

sur une page a eu un immense impact tout au long de

paru très adulte à l’époque ! » De cette rencontre

son parcours en tant que dessinateur et ce dès sa

avec les personnages d’Hergé dont il pouvait

première lecture des Cigares du pharaon à l’âge de

contempler pendant des heures les portraits encadrés

six ans. Tout comme Scott Mccloud qui évoque dans

dans les pages de garde des albums, Richard Sala a

son Art invisible la manière dont Hergé a conçu

conservé un goût prononcé pour les protagonistes

un univers « totalement objectivé » où règne une

hauts en couleurs. Sa galerie de créatures

« démocratisation de la forme », Jason Lutes admire

monstrueuses mais burlesques porte en elle la

sa capacité à dessiner toute chose avec le même degré

marque des Dupondt dont il appréciait les

de détail, qu’il s’agisse du château de Moulinsart,

apparitions gauches et inopinées en plein milieu d’un

d’une machine à vapeur chinoise ou d’une couverture

album sous le couvert d’improbables déguisements.

péruvienne. « En maîtrisant les caractéristiques

Au-delà de ce goût du décalage, Richard Sala

physiques de chaque élément qui doit apparaître

reconnaît une influence plus large d’Hergé dans son

dans une case donnée, les retranscrivant chacun

travail « même si ce n’est pas quelque chose d’évident

avec minutie et une légère inflexion, Hergé a conçu

au premier abord. Plusieurs lecteurs et critiques ont

une réalité à laquelle on peut adhérer et où ses

remarqué de petites touches qui leur rappelaient

personnages et ses lecteurs peuvent séjourner

Hergé. Je ne le fais pas à dessein. Il se trouve

conjointement. Il y a là une sorte de connaissance

simplement que l’incroyable maîtrise de la narration

acquise par le biais du dessin d’observation -une

d’Hergé est devenue une partie intégrante de mon

compréhension du monde physique, de ses

propre vocabulaire narratif. » Si l’on peut également

composants distincts, de leur interconnectivité- que

noter chez James kochalka un hommage non

le lecteur peut voir croître en Hergé lorsque le corpus

dissimulé aux aventures lunaires des Dupondt dans

de son œuvre est examiné chronologiquement. Dans

son récit pour enfants Pinky & Stinky où deux

ma tentative de recréer l’aspect et l’atmosphère du

cochons astronautes connaîtront de jubilatoires

Berlin des années 20, j’aspire à obtenir un niveau

péripéties sur notre satellite, l’influence d’Hergé

similaire de cohérence et d’authenticité, mais je suis

devra être considérée -comme chez Richard Sala- sur

(hélas) bien plus enclin aux indulgences stylistiques

un plan créatif plus étendu. « Lorsque j’essaie de

que ne le fut Hergé.»

façonner un petit monde pour y faire exister mes

lumière la parenté graphique qui unit Hergé et Jason

personnages, je pense souvent à la façon dont Hergé

Lutes mais elle nous permet surtout de saisir son

(6)

cette déclaration met en

assemble son petit univers. Je désire créer un monde

importance esthétique pour un auteur qui tente de

vivant et coloré comme son monde peut sembler

retranscrire dans sa fresque berlinoise, au travers

vivant et coloré. Je ne veux pas que mon univers

d’un travail de recherche tout aussi méticuleux,

ressemble au sien, je désire simplement qu’il attise

chacun des rouages culturels, sociaux et politiques,

l’imagination de la même manière. »

chacun des engrenages, qui mèneront l’Allemagne dans les affres du nazisme. Les diverses observations

pourtant bien éloignées du « monde

de Jason Lutes forment une intéressante grille de

vivant et coloré » de James kochalka, les sombres

lecture que l’on pourrait aisément appliquer à

rues allemandes de l’entre-deux-guerres dépeintes

l’œuvre de son compatriote kevin Huizenga. cet

(6) Déclaration extraite de la série d’entretiens On cartooning realisée en 2006 à l’occasion de la diffusion du documentaire Tintin and I sur la chaîne télévisée américaine pbS. pbs.org/pov/tintinandi/special_artists.php

29


30

GLENN GANGES RENTRE cHEz LUI ApRèS S'êTRE vERSÉ DU « cARbURANT MAGIqUE » DANS LES yEUx. par kEvIN HUIzENGA, 2005

acteur important de la small press est l’auteur d’une

américains, s’interrogera tour à tour sur le sort des

série de récits où évolue le personnage de Glenn

réfugiés soudanais aux États-Unis, la prolifération

Ganges dont les traits évoquent ceux du jeune

exogène des étourneaux sansonnets ou le phénomène

reporter belge. ce personnage récurrent, ancré dans

astronomique de la lune rousse. Le traitement de ces

le quotidien routinier des quartiers suburbains

sujets se fera au travers d’une alternance d’instants

(7) cette information et les diverses citations de kevin Huizenga sont extraites du neuvième carnet XeroXed (voir troisième note), 2005.


contemplatifs et de diagrammes savants que kevin

partageant souvent de nombreux traits communs

Huizenga parvient à harmoniser grâce à un style

avec la ligne claire, leurs œuvres ont également un

proche de la ligne claire. porté par un découpage en

impact esthétique majeur sur le travail d’auteurs

quatre bandes égales que l’auteur associe à celui des

underground comme Daniel clowes, Seth, Joe Matt

albums de Tintin (7), ce style lui permet d’aborder une

et bien entendu chris ware qui citait précédemment

présentation dense de l’information -que cette

le nom d’Ernie bushmiller et ne dissimule pas sa

dernière soit poétique, folklorique, religieuse ou

fascination pour les compositions de Frank king. Si

scientifique- et de « suggérer la complexité de la

kevin Huizenga utilise le système de bandes aux

réalité » tout en conservant cette cohérence évoquée

hauteurs égales et le procédé des couleurs en aplats

par Jason Lutes. Il lui autorise également un détour

dans son récit Jeepers Jacobs, il serait épineux -sans

par le genre fantastique comme dans le récit 28th

une déclaration explicite de sa part- de vouloir

Street où Glenn Ganges partira à la recherche d’une

attribuer l’inspiration de ces techniques à la seule

plume d’ogre pouvant mettre un terme à la stérilité

influence d’Hergé plutôt qu’à celle des strips domi-

de son couple peu après avoir versé du « carburant

nicaux ou à leur ascendance commune. L’utilisation

magique » dans ses yeux résumés à de simples ovales...

des couleurs en aplats dans les illustrations d’Adrian

L’ouverture particulière de ce regard, typique de

Tomine pour le New Yorker mais aussi dans un récit

nombreux personnages d’Hergé mais également de la

comme Hortisculpture nous mène au même devoir

série Little Orphan Annie d’Harold Gray, servira de

de précaution. Dans le sixième livret XeroXed,

point d’ancrage supplémentaire au lecteur dans ces

l’auteur de Blonde platine mentionne l’importante

récits hétérogènes, augmentant l’adhésion de ce

influence d’Hergé dont il est « fan depuis l’enfance ».

dernier en lui permettant d’investir dans ces formes

Il découvrit les récits de ce dernier à l’âge de 12 ans

presque neutres une plus grande part de son propre

par l’intermédiaire de sa mère qui avait décroché un

affect. kevin Huizenga tente quant à lui de conserver

poste d’enseignante en belgique. cette rencontre fut

une saine distance avec « les albums de Tintin et

pour lui, comme pour Richard Sala, l’instant d’un

d’autres séries européennes qui utilisent la ligne

agréable changement vis-à-vis des comics de super-

claire comme style narratif » tant il craint « d’être

héros avec lesquels il avait grandi. Il signalera

trop influencé par elles. » S’il a étudié avec attention

également

les planches de Tintin au Tibet et copié quelques

couleurs en aplats le captivent encore à ce jour. cet

cases de plusieurs autres aventures du jeune reporter

attrait pour la ligne d’Hergé se comprend aisément

dans ses carnets de croquis comme exercice, il désire

chez cet auteur pour qui le « procédé de retrans-

(8)

que le style d’Hergé et son usage des

avant tout « être influencé par elles mais juste en

cription du chaos confus de la vie en un dessin simple

jetant un coup d’œil et imaginer ensuite ce qu’elles

et clair (9) » sert un besoin quasi thérapeutique dans

renferment. »

son existence. Sa manière d’utiliser la couleur dans des récits récents où chaque élément est dépeint avec

kevin Huizenga applique la même réserve

un degré presque égal de détail ne tient cependant

prudente face aux œuvres des grands maîtres du

qu’en partie à l’influence d’Hergé. Elle trouve également

comic strip américain comme Frank king (Gasoline

son origine dans celles de maîtres du comic strip

Alley), E.c. Segar (The Thimble Theater mettant en

comme charles Schulz et de Daniel clowes, lui-même

scène le personnage de popeye) ou encore le précité

fortement inspiré par ces classiques. L’observation

Harold Gray. L’influence de ces figures historiques

s’applique aussi aux auteurs canadiens anglophones

-qui semble se faire parallèlement ou conjointement

chester brown et Seth. ce dernier déclare regretter

à celle d’Hergé- est en effet loin d’être négligeable.

« ne pas avoir grandi en lisant du Hergé. » Âgé de 20

(8) Dans un mail qu’il m’adressa en juillet 2013. (9) citation extraite d’un entretien sur le site du New Yorker. 11 novembre 2012. newyorker.com/online/blogs/culture/2012/ 11/adrian-tomines-new-york.html#slide_ss_0=1

31


ans lorsqu’il parcourt les albums de Tintin pour la

créé par Harold Gray aux deux malfrats menaçant

première fois, Seth a « tout de suite été attiré par la

Tintin dans sa très belle relecture d’une case extraite

ligne claire d’Hergé ainsi que par sa remarquable

de L’Île Noire. Sommé de se jeter depuis les hauteurs

(10)

. »

des falaises blanches de Douvres, Tintin en

L’auteur de Palookaville, dont le style pourrait aussi

réchappera finalement grâce à l’intervention

compréhension des formes et des volumes

être qualifié de délibérément obsolète, cite comme

énergique de Milou qui, « car il n’aboie pas de la

chris ware l’influence du créateur de Tintin mais

même manière que les chiens américains »,

avec un impact plus secondaire à celui d’une grande

deviendra le personnage préféré de James kochalka

figure du comic strip : « si je devais citer les artistes

dans l’univers hergéen…

qui m’ont le plus inspiré à mes débuts, je dirais :

32

Schulz, puis Kirby, ensuite Hergé et Chaland, Crumb

« Dans chacune de mes lignes, il y a un

et Hernandez... » Son compatriote et ami chester

peu de Hergé. Dans chacun de mes dialogues, il y a

brown fera référence à Hergé par deux fois mais en

un peu de Frank Miller. » cette déclaration d’Anders

l’associant toujours au nom d’Harold Gray. À la page

Nilsen, glanée lors d’une conversation dans un bar

242 de l’édition courante de son roman graphique Ed

bruxellois, interpelle de par son association d’une

the Happy Clown (Drawn & quarterly, 2012),

figure majeure de la « ligne claire » à celle d’un

l’auteur canadien signale qu’il désirait faire du

auteur qui participa au noircissement de la

personnage de Ed le foyer de sa créativité « comme

psychologie des super-héros pour faire entrer ces

Little Orphan Annie le fut pour Harold Gray ou

derniers dans leur « âge sombre » (11). Elle nous révèle

Tintin pour Hergé », souhaitant « qu’il y ait une série

une fois encore l’ampleur du rayonnement esthétique

d’albums consacrés à Ed, semblable à celle qui existe

d’Hergé sur trois générations consécutives d’auteurs

pour les Aventures de Tintin. » Dans la préface de

underground nord-américains. Le cas d’Anders

Louis Riel, chester brown invoque une nouvelle fois

Nilsen a d’ailleurs ceci de remarquable qu’au moment

le maître de la ligne claire : « J’adore Hergé -ses

de citer ses bandes dessinées favorites (et dont

albums de Tintin ont probablement affecté mon

l’impact fut déterminant), il mentionne tout d’abord

dessin jusqu’à un certain degré-, mais ma principale

Ed the happy clown de chester brown puis Tintin au

source d’inspiration visuelle pour ce livre fut le

Tibet d’Hergé et ensuite Jar of Fools et Berlin de

travail d’Harold Gray sur Little Orphan Annie. »

Jason Lutes

Dans sa biographie du chef de la rébellion des Métis,

Hergé, il le sera donc aussi -en filigrane- au travers

(12)

. Influencé de manière directe par

le traitement graphique des personnages est en effet

d’auteurs appartenant aux deux générations

très clairement marqué par celui d’Harold Gray mais

précédentes et que l’œuvre hergéenne inspira

sa ligne, montrant plus d’aisance et de pureté, laisse

également. pour en revenir à l’ascendance première

légèrement transparaître celle d’Hergé. L’utilisation

d’Hergé, Anders Nilsen déclare que les Aventures

des yeux à forme ovale, déjà présente chez kevin

de Tintin l’auront introduit dans l’univers de la

Huizenga, doit également à l’ascendance première

bande Dessinée. « Je devais avoir environ cinq ans

d’Harold Gray et sans doute plus secondaire de

et j’ai probablement été attiré par les couleurs

l’auteur belge. De façon amusante, lorsque chester

lumineuses et le fait qu’il y avait un effet de suspens

brown dessinera un hommage à Hergé en 2011 pour

à la fin de chaque page. [Sans compter que mon

l’exposition Toronto Draws Tintin, il confèrera

beau-père me lisait ces aventures en prenant une

l’imposante carrure du personnage d’Oliver warbucks

voix spécifique pour chacun des personnages.]

(10) Les citations de Seth sont extraites de son entretien avec Mathias kind pour ActuaBD. 27 avril 2010. actuabd.com/Seth-Si-les-Americains-ont-adopte (11) « Âge sombre », « âge moderne » ou « Dark Age » des comics. période historique de la bande dessinée de super-héros s’étendant de 1986 à nos jours. (12) Entretien mené par courtney Algeo pour le site A.V. Club. 2 novembre 2011. avclub.com/articles/anders-nilsen-creator-of-cartoons-both-terrifying,64359


Hergé était un narrateur incroyablement limpide,

généralement subordonné à ces figures emblématiques

inventif et ambitieux […]. Les livres de Tintin sont

qui personnifient ainsi un mode de pensée construit

drôles ; ils sont captivants ; ils nous mènent à

autour de l’hégémonie de la nation américaine sur le

travers le monde ; ils sont porteurs de commentaires

reste du monde

politiques, abordent l’alcoolisme et recèlent de

toute chose une porte menant à ce qui l’entoure, à un

(15)

. pour sa part, Tintin est avant

soucoupes volantes, de sous-marins monoplaces en

univers riche et complexe où règne cette fameuse

forme de requin, de pirates. Il y a là tout ce que vous

« démocratisation de la forme » explicitée par Scott

pouvez espérer trouver dans un récit en tant qu’enfant.

Mccloud. citons une nouvelle fois ce dernier qui, à la

Et même en tant qu’adulte pour tout dire (13). » Dans

page 227 de son Faire de la bande dessinée, écrit :

un autre entretien, Anders Nilsen explicite la filiation

« Hergé a élaboré des environnements si riches et si

graphique qui existe entre la représentation des

détaillés que la plupart des artistes qui ont marché

étourneaux de son Big Questions et celle du

dans ses pas ont donné à la démarche de

personnage central d’Hergé : « J’ai opté pour les

construction de monde un rôle prépondérant dans

oiseaux, faciles à dessiner : un rond pour la tête, un

leurs œuvres et ont aidé à distinguer la Bande

petit bec au bout, une aile et hop, le tour est joué.

Dessinée européenne des écoles japonaises et

Il y a dans la bande dessinée une tradition de

américaines durant de longues années. » Des

personnages simples comme une page blanche.

déclarations de Jason Lutes à celles d’Anders Nilsen -

Tintin en est le meilleur exemple : il est le

mais on aurait pu encore citer Jeff Smith, paul pope,

personnage le moins intéressant de la série d’Hergé,

Rich Tommaso, Alec Longstreth, Sarah Glidden, Josh

mais du coup, il est celui auquel le lecteur peut

Neufeld, kate beaton, Dean Haspiel ou Matt kindt-,

s’identifier le plus facilement. Mes oiseaux

on peut ainsi voir transparaître aux États-Unis ce

fonctionnent de la même manière. » cette dernière

Tintin alternatif qui invite, comme le signale James

citation me mènera à une ébauche d’explication de

kochalka, « à bâtir un univers complexe à partir

l’attention considérable portée à l’œuvre d’Hergé par

d’éléments de construction très simples, à l’image de

les auteurs underground au canada anglophone et

notre univers si simple et si complexe à la fois. »

aux États-Unis. Si l’on considère le paysage éditorial nord-américain écrasé depuis 75 ans par la figure du

Propos de Nicolas Verstappen

super-héros, le personnage de Tintin apparait en

Illustration de Kevin Huizenga

marge de la norme dominante. Page blanche aux traits succincts et ouverts, il tend à s’effacer pour faciliter le processus de substitution du lecteur là où les comics opteront pour des héros emphatiques qui, au travers de leurs costumes et logos sans cesse repensés, imposeront toujours davantage leur puissance iconique. À l’exception du traitement du panorama urbain -réel ou imaginaire- comme personnage à part entière (14), tout élément visuel sera

(13) cette citation est extraite d’un entretien mené par Matthew baker pour le site Nashville Review de la vanderbilt University. 1 avril 2011. vanderbilt.edu/english/nashvillereview/archives/1902. La citation suivante est extraite de l’entretien Rencontre avec Anders Nilsen : Drôle d’oiseau(x) mené par Mikaël Demets pour le site L’Accoudoir, 28 janvier 2013. laccoudoir.com/interview/anders-nilsen-big-question-angouleme-4666/#more-466 (14) La « ville comme personnage » me semble être le point d’ancrage du lecteur américain dans le récit de super-héros. Elle est à la fois le lieu d’une réalité tangible et le « support » -voire la figuration du paysage mental- des surhommes fictionnels qui s’y meuvent. (15) On pourrait m’accuser ici de forcer le trait mais, malgré ma fascination et mon goût immodéré pour les comics de super-héros, je pense que ce constat est des plus critiques. Il me semble d’ailleurs partagé par les anglais Alan Moore et Dave Gibbons dans leur œuvre Watchmen.

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Le trio De L’étrange Un entretien croisé avec Matthieu Bonhomme, Gwen de Bonneval et Fabien Vehlmann. On croise, au fil des récits de notre présent « trio de l’étrange », un fabuleux bestiaire peuplé de pachydermes aux pattes élancées, d’un tyrannosaure homme d’affaires, de blemmyes acéphales au visage inscrit dans le torse, d’une manticore ou encore d’êtres marins purement vibratoires connus sous le nom d’Aleph 345. ces créatures, souvent hybrides, sont à l’image des collaborations de Matthieu bonhomme, Gwen de bonneval et Fabien vehlmann. car ici chacun apporte une part entière de lui-même, de ses références ou de son inconscient, qui s’assemblera à celle de l’autre dans une configuration toujours nouvelle et singulière, mystérieuse et donc captivante.

Nicolas Verstappen (N.V.) : Votre rencontre

Matthieu Bonhomme (M.B.) : Nous étions

s’est déroulée à la fin des années 90 au sein de

tellement jeunes, beaux et pleins de vie !...

l’Atelier des Vosges. J’ai le sentiment qu’il y a eu une véritable rencontre humaine entre vos

Fabien Vehlmann (F.V.) : Je confirme.

trois personnalités. Avez-vous eu l’impression qu’il s’établissait entre vous une communauté

M.B. : Nous cherchions avec gourmandise et appétit

d’esprit autour de certains auteurs, de

des projets qui nous correspondent, des rencontres

courants particuliers comme l’école de

enrichissantes. Moi, je sortais de cinq ans passés à

(1)

bosser chez moi de façon recluse. Mon arrivée dans

Marcinelle ou la Nouvelle bande dessinée lors de vos premières discussions ?

l’Atelier des vosges s’est faite réellement grâce à

(1) Le terme de « Nouvelle bande dessinée », aussi arbitraire et réducteur que ne peut l’être celui de « Moyen Âge », a été popularisé au travers de l’ouvrage éponyme d’Hugues Dayez (éditions Niffle, 2002). Il tend malheureusement à recouvrir des épiphénomènes comme, par exemple, le développement de la collection poisson pilote en négligeant le mouvement bien plus large initié en amont par des éditeurs tels que L’Association ou cornélius.

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Gwen. Il a été, en faisant ça, un guide, un passeur,

d’un repas « Spirou » organisé à paris, où la rédaction

un révélateur... quelque chose comme ça. Notre

avait voulu recevoir la jeune génération publiant dans

amitié s’est construite là-bas, au jour le jour. Nos

le journal. chacun se montrait les travaux en cours.

discussions nous ont convaincus que nous étions faits

J’avais été impressionné par la maîtrise graphique de

du même bois. Énormément de nos influences se

Matthieu, sans doute un poil trop classique à mon

recoupaient. par influences, j’entends bandes dessinées,

goût, mais qui forçait l’admiration. quand j’ai su qu’il

bien sûr, mais aussi romans, voyages, récits de nos

cherchait un atelier, j’étais ravi ! Dupuis + l’Atelier

jeux d’enfance, films, etc... On avait bien entendu

des vosges, le classique et le moderne donc... Et ceci

chacun notre spécificité, nos préférences, mais notre

nous a amenés tous les trois chez... Dargaud !

vision de la bande dessinée était très proche. Moi, ça m’a fait un bien fou. Gwen, de son côté, partageait

M.B. : À l’Atelier des vosges, il y avait aussi plein

aussi ça avec Fabien. Je m’en rendais bien compte en

d’auteurs parfois simplement de passage, que j’ai

lisant les premières pages de Samedi et Dimanche.

découverts physiquement avant de faire la rencontre

La connexion avec Fabien s’est faite très vite, très

avec leur production et son impact. christophe blain,

simplement et sur des bases ancrées en nous.

Joann Sfar, Émile bravo, Emmanuel Guibert, Lewis Trondheim. D’en voir certains bosser, de les entendre

F.V. : J’ai pour ma part rencontré Gwen par le biais

parler de projet ou d’écriture, ça m’a vraiment aidé à

du Journal de Spirou, pour lequel j’avais commencé

m’assumer et à me détendre. Ça m’a façonné.

à bosser vers 1998. J’avais d’ailleurs aussi repéré des

52

pages de Matthieu dans le magazine -pages que j’avais

G. de B. : Oui, je me suis senti un peu décalé et

adorées- mais je ne savais pas trop comment prendre

complexé en arrivant à l’Atelier, moi qui gagnais ma

contact avec lui. parce qu’en réalité, j’étais alors assez

vie en faisant des jeux pour le Journal de Mickey et

déconnecté du monde de la bande dessinée ; je me

des illustrations pour les magazines jeunesse. Mais

suis lancé en autodidacte, en envoyant mes projets

cette ambiance m’a poussé à assumer mon envie

aux éditeurs par courrier et en apprenant le scénario

profonde et première qui était de faire des albums de

au fur et à mesure de mes tentatives. Je ne

bande dessinée. Le talent côtoyé au quotidien aurait

connaissais absolument personne dans le milieu.

pu m’étouffer totalement, il m’a au contraire tiré vers

Gwen m’a invité à venir visiter l’Atelier des vosges,

le haut. L’envie de travailler avec Matthieu est venue

atelier que je n’ai jamais intégré au sens strict du

à ce moment-là, on était sur la même longueur

terme (je n’y avais pas de bureau) mais dans lequel je

d’onde et son arrivée à l’atelier m’a fait le plus grand

passais régulièrement pour discuter, prendre un café,

bien. Je voudrais aussi évoquer Frantz Duchazeau,

etc... c’est comme ça que j’ai pu rencontrer Matthieu

un autre ami proche, qui a commencé à développer sa

« en vrai » et qu’on a sympathisé.

personnalité d’auteur à la même époque, et qui m’a

Gwen de Bonneval (G. de B.) : Notre rencontre à

Matthieu. Je me souviens encore de son plaisir à

tous les trois doit autant à l’Atelier des vosges qu’au

découvrir le premier tome de Samedi et Dimanche,

Journal de Spirou. J’ai en effet rencontré Fabien par

que je venais de recevoir par coursier ; il avait l’air

le biais de scenarios que « distribuait » Thierry Tinlot,

presque aussi heureux que moi ! Mon appétit pour le

tout autant stimulé sur le plan créatif, que Fabien et

le rédacteur en chef du journal à l’époque. On a

scénario est venu par l’envie de travailler avec

commencé à travailler ensemble sur quelques piges

Matthieu et Frantz. Deux dessinateurs qui ont

pour le journal, puis on a eu envie d’approfondir en

travaillé avec Fabien justement !

réalisant un vrai projet ensemble. À l’époque, je n’osais pas écrire mes propres scénarios, mais j’avais

M.B. : Je crois cependant qu’on ne se sentait pas

des envies, des idées, des ambiances, qui ont plu à

complètement bien accueillis du côté de la Nouvelle

Fabien. Ainsi est né Samedi et Dimanche. La

bande dessinée. À vivre au quotidien, il y avait un état

première fois que j’ai rencontré Matthieu, c’était lors

d’esprit qui ne nous a pas convenu. Il donnait


l’impression de s’opposer de façon trop violente à une

créer des émotions fortes chez le lecteur, quitte pour

bande dessinée trop classique. Mais cette dernière ne

ça à employer des moyens un peu grossiers. J’ai

nous convenait pas complètement non plus... On

d’ailleurs allégrement continué à employer ces

avait le cul entre deux chaises.

ficelles, par exemple dans Seuls, mais avec un peu

F.B. : c’est exactement ça. Moi, j’avais été fan d’une

faire au détriment de la vérité des personnages.

plus de subtilité qu’avant et en essayant de ne pas le bande dessinée très classique, très traditionnelle, très « franco-belge », que la Nouvelle bande dessinée me

N.V. : Est-ce que la création de l’Atelier du

paraissait rejeter de manière un peu trop abrupte,

Coin en 2002 tient de l’envie de s’installer

même si la réalité était bien entendu beaucoup plus

plus confortablement sur cette « troisième

contrastée que ça. Nous, il nous semblait possible

chaise » évoquée par Matthieu ?

d’aimer lire de bons vieux albums à papa, tout en s’intéressant à ce que le milieu indépendant faisait de

G. de B. : L’idée était de se trouver un endroit dans

meilleur. Mais il n’est jamais facile de concilier des

lequel on se sentait bien, en confiance, où devait régner

positions qui paraissent contradictoires, et on nous

une certaine bienveillance. Un endroit qui démarrait

demandait souvent plus ou moins tacitement de

« à partir de nous », qui nous ressemblait. Avec

« choisir notre camp ». Je me rappelle très bien un

Matthieu, quand on a cherché des personnes pour

article paru à cette époque sur mes premiers boulots,

créer l’atelier en 2002, on n’a pas non plus négligé le

où le journaliste se demandait clairement « où je

plan artistique : la stimulation au quotidien est

voulais en venir » : il avait l’impression que je tentais

importante... mais je crois que l’aspect humain primait

un grand écart facial entre les anciens et les

vraiment. Et la sauce a pris, il y a finalement eu peu de

modernes, et à ses yeux, cette position n’allait pas

rotation pendant de nombreuses années. En plus de

être tenable bien longtemps. Sauf que précisément,

Matthieu et moi-même, les fondateurs de l’Atelier du

c’est une sorte de voie intermédiaire que nous

coin étaient les suivants : Dorothée de Monfreid,

cherchions, et que -je crois- nous cherchons encore,

Stéphane Oiry, Nicolas Hubesch et Hubert (Marie

d’album en album.

caillou a remplacé Dorothée au bout de quelques

M.B. : c’est donc tout naturellement que s’est

épanoui, tant dans notre travail d’auteurs, que sur le

années). ce sont des années où l’on s’est affirmé, développé un genre de synthèse entre nos influences

projet Capsule Cosmique. Sans l’Atelier du coin, le

et notre environnement. Histoire de mettre une

magazine n’aurait jamais existé. pour ma part, cette

troisième chaise au milieu. Ça a donné une direction

époque a été un tournant majeur, à tous les niveaux.

qui pourrait se définir comme ça : la bande dessinée tout public qui s’assume, avec ce petit plus de

M.B. : Oui, pour moi aussi. La presque totalité de

psychologie qui nous manquait dans la bande

mes projets sont nés ou sont sortis quand j’étais là-

dessinée trop classique. En creusant cette voie, on a

bas. Artistiquement, les personnalités qui étaient

affiné notre singularité.

là, l’émulation autour du journal, nos fêtes, nos rencontres, m’ont donné confiance en moi pour

F.V. : ce « petit plus » de modernité, c’est grâce à

avancer et notamment pour écrire mes premiers vrais

Gwen et Matthieu que j’ai appris à l’ajouter dans mes

scénarios.

scénarios. Ils avaient vraiment une longueur d’avance sur moi, là-dessus, et je leur dois beaucoup. Moi,

N.V.: Il est intéressant de voir comment le

j’étais quand même surtout fan de « mystère

cadre de l’Atelier (ou plutôt « des » Ateliers) a

mystérieux », de « rebondissements inattendus » et

réellement eu un impact sur votre parcours.

autres ficelles de narrations parfois légèrement

J’aimerais cependant revenir à une décla-

éculées... Je n’y peux rien, j’adore ça ! c’est ce que

ration de Fabien en début d’entretien : « ce

j’appelle la « littérature foraine », celle qui vise à

petit plus de modernité, c’est grâce à Gwen et

53


à Matthieu que j’ai appris à l’ajouter dans

mélanger psychologie des personnages et intrigue, le

mes scénarios ». Ça m’évoque une déclaration

récit intime et la grande aventure. Mais l’interaction

plus ancienne de Fabien qui disait que sans

peut bien entendu aussi jouer dans l’autre sens : je

Matthieu le personnage du Marquis d’Anaon

me rappelle très précisément le moment où j’ai

aurait été « un bête héros sans peur et sans

découvert un carnet de croquis de Gwen, où se

reproche ». J’ai le sentiment que cela va aussi

mêlaient des dessins réalistes à des esquisses

dans l’autre sens et que les univers de Messire

beaucoup plus caricaturales (plus proches de

Guillaume/L’Esprit Perdu (écrit par Gwen

l’univers de Samedi et Dimanche), et que j’ai eu

pour Matthieu) ou des Derniers Jours d’un

l’intuition soudaine que les deux styles pourraient

Immortel (écrit par Fabien pour Gwen) sont

cohabiter dans un seul et même récit, qui est devenu

de véritables défis lancés aux dessinateurs.

Les Derniers Jours d’un Immortel. Là encore, je

Matthieu déclarait par exemple que l’élabo-

n’irais pas jusqu’à dire que j’ai « défié » Gwen mais je

ration des monstres de Messire Guillaume lui

crois l’avoir énormément encouragé à tenter cette

avait permis de sortir de son dessin et de ses

double approche graphique, qui ne lui serait peut-

habitudes. J’ai l’impression que vous trouvez

être pas venue à l’esprit sans cette discussion, ou

les uns dans les autres les partenaires idéaux

alors plus tard, et avec un autre collaborateur.

pour « sortir de vos réflexes »... M.B. : pour ma part, je vois ça un peu comme des

54

F.V. : Je ne sais pas si je parlerais de défis, mais

défis. Des expériences faites de contraintes et de

il y a clairement une interaction forte, vivace, dans

nouveautés à intégrer. Je trouve que c’est tout

chaque collaboration, et qui peut permettre de

l’intérêt d’une collaboration. pour avoir été seul très

« grandir », de s’améliorer, de se frotter aux

longtemps devant ma table à dessin, j’ai vraiment

techniques de son partenaire. c’est d’ailleurs dans ce

l’impression que sans l’intervention d’un tiers, on est

sens que je n’ai aucun souci à n’être « que »

vite amené à tourner en rond. Trouver une histoire,

scénariste (et non « auteur complet »), une bonne

développer un univers, être confronté à ses

partie de l’intérêt de ce métier étant précisément lié

influences... il y a un gros risque de se répéter, de

au fait qu’on a besoin d’un autre pour travailler,

plagier, de faire ce qu’on a vu déjà dix fois. Donc de

qu’on expérimente une sorte de « déséquilibre »

faire un truc mou et sans surprise. La contrainte

structurel (un peu comme un surfeur, qui ne « cesse

amenée par l’histoire et l’univers de l’autre oblige à

pas de tomber » mais reste pourtant debout en jouant

aller chercher plus loin, demande de dépasser ses

avec la vague) et qu’on est donc obligé d’apprendre à

propres réflexes. On arrive alors à créer un terrain

travailler avec l’autre, de sortir de nos tics d’écriture,

d’aventure qui est entre l’univers de chacun. qui est

ce qui peut être aussi difficile que passionnant.

fait de deux imaginaires et deux sensibilités qui se

Dans le cas évoqué à propos de Matthieu, ce que

rencontrent. Et la surprise est là, avec le plaisir, de

j’ai voulu dire c’est que sans lui, le Marquis, tel

voir naître un livre auquel on ne s’attendait pas (ou

que je l’avais initialement imaginé, dans mon

pas vraiment). c’est exaltant artistiquement et

manque d’expérience, aurait été un « héros de bande

humainement. Je répète ce que dit Fabien, mais c’est

dessinée » et non un personnage entier. J’ai

amusant de voir qu’au fond, qu’on écrive ou qu’on

découvert au contact de Matthieu, qui n’a eu de cesse

dessine, c’est la même chose. Nous sommes des

de m’interroger sur les réelles motivations du

artistes exigeants. On a envie de faire des belles

Marquis, que l’on pouvait -et devait- constamment

choses qui nous correspondent et qui ne ressemblent

tenter de faire se rejoindre la crédibilité d’un

pas à ce que vont faire les autres. Il n’y a rien de pire

personnage avec l’intrigue qu’on a en tête. Et c’est ce

pour un artiste, je crois, que l’indifférence. Il faut

que j’ai toujours tenté de faire depuis cette époque.

donc sortir coûte que coûte de la « moyenneté ». Il y

Dans le même sens, j’ai aussi beaucoup appris de

a un côté vital, là-dedans. Donc oui, je crois que ce

Gwen, qui tente lui aussi dans ses histoires de

sont des défis, puisqu’il s’agit de se dépasser, de se


mettre dans des situations nouvelles pour se

F.V. : Je pourrais personnellement distinguer trois

découvrir soi-même. c’est initiatique. Après, quand

ou quatre types d’influences qui jouent comme autant

je suis tout seul sur un projet, j’ai beaucoup de

de forces thermodynamiques faisant avancer... ou

pression. Je n’ai pas de contraintes données par

reculer !

quelqu’un d’autre. Le risque est donc plus grand de se

En ce qui me concerne, il y a d’abord eu les « Grands

répéter, de ne pas (se) surprendre. c’est un autre défi.

Maîtres », qui ont malheureusement eu le double

G. de B. : On peut employer le mot « défi », en effet,

complètement dans mon élan créatif personnel.

effet de me remplir de félicité tout en me coupant même si ce n’est pas le seul intérêt d’une

Exemple : Franquin, Moebius ou Mignola, dont le

collaboration à mes yeux. car un défi est toujours

talent graphique m’a paru si énorme, si implacable,

lancé au début d’un projet, à soi-même ou par un

que j’ai été incapable de me mettre au dessin (ayant

autre. Fabien et Matthieu l’ont très bien dit, lors

toujours l’impression de ne faire que du sous-

d’une collaboration, ce qui compte c’est la complé-

Franquin, ou du sous-Mignola). Je pourrais inclure

mentarité et le besoin d’être motivé, afin

tous les auteurs de littérature dans cette catégorie,

d’atteindre un résultat difficile à obtenir seul.

puisqu’ils ont eu le même effet sur moi : ces « statues

Fabien a raison concernant Les Derniers Jours

du commandeur » qu’ont été Mikhaïl boulgakov,

d’un Immortel, il a su m’encourager à assumer les

James Ellroy ou Fritz Leiber, m’ont dégoûté de l’idée

différents styles que l’on pouvait trouver dans

même de devenir écrivain.

mes petits carnets de dessin. À cette période, je

Autre catégorie : les modèles accessibles. bizar-

n’avais pas dessiné d’albums depuis plusieurs

rement (et sans que je puisse expliquer pourquoi),

années (c’est aussi le cas en ce moment), je

Goscinny, christin, Trondheim, van Hamme ou peyo

doutais beaucoup, et son regard, sa confiance,

m’ont paru plus «humains», plus accessibles, et c’est

m’ont été très bénéfiques. Le rôle du scénariste,

donc sans vergogne que j’ai étudié et pillé leurs

c’est aussi ça : déceler le potentiel d’un dessina-

œuvres pour en tirer la substantifique moelle ; ceux-

teur sur tel ou tel type de projet, lui faire passer

là m’ont tiré vers le haut comme un courant d’air

son excitation, son envie d’écrire « pour lui ».

chaud. Et à chaque fois qu’un de ces modèles a

N.V.: Matthieu signalait qu’on court plus

« Grand Maître » (ce qui peut arriver quand on scrute

commencé à prendre trop de place, à devenir un facilement le risque, en travaillant seul et en

leur art de trop près et qu’on y découvre des trésors

étant confronté à ses seules influences, de se

de subtilité cachée), j’ai viré de bord et visé un autre

répéter, de tourner en rond ou de plagier.

cap, de peur de me retrouver à nouveau « castré » par

Si elles sont formatrices au départ, les

le talent d’un autre. Autant éviter de suivre le destin

influences peuvent également devenir -mais

d’Icare, haha !

pas toujours- parasitaires... Ruppert & Mulot

Autres grandes « forces » : celles qui repoussent. Je me

disaient avoir subi l’influence d’auteurs qu’ils

rappelle, quand j’étais bénévole au Festival chambéry

avaient « admirés sans réserve puis haïs par

bD, avoir lu des bandes dessinées tellement mauvaises

nécessité, car c’est en s’opposant qu’on

et avoir été tellement surpris que ces « choses » soient

trouve son propre chemin. » (2) Sans forcément

éditées, que j’ai enfin été capable de me dire que, même

rejoindre la radicalité de leurs propos, y a-t-il

moi, je devais pouvoir faire mieux que ça, haha ! Il

cependant pour vous des auteurs ou des

n’empêche que je ne remercierai jamais assez ces

œuvres qui ont tant compté à vos yeux qu’il

« mauvais auteurs » qui ont réussi, par leur

vous est encore difficile de vous extraire de

persévérance et leur labeur, à se faire publier ; eux

leur influence ?

aussi m’ont réellement appris quelque chose !

(2) In: Ruppert et Mulot : « Les agités de la bulle », interview de Jean-claude Loiseau sur le site de Télérama. 27 janvier 2009. http://www.telerama.fr/livre/ruppert-et-mulot-les-agites-de-la-bulle,38538.php

55


Enfin, dernière force que j’identifierai et qui n’a pas

m’a marqué chez eux, c’est leur polyvalence. Ils

de rapport direct avec les modèles : la force du vide.

pouvaient à la fois dessiner, écrire, être rédacteurs en

Je pense qu’une bonne part de mon envie d’écrire est

chef, éditeurs... Aborder des tas de sujets, travailler

venue d’une frustration régulière ; en lisant telle

avec plein de dessinateurs différents. Si une influence

bande dessinée ou tel livre, enfant, j’étais très souvent

-consciente- peut être relevée chez moi, elle se situe

saisi par la joie de ce que j’avais lu, mais aussi souvent

sans doute ici. ces exemples ne m’ont jamais

par la déception de n’avoir pas lu très exactement ce

vraiment quitté.

que j’attendais... Genre « woaw, quel livre génial !!

La période adolescente, où je découvre Les Huma-

Mais ce qui aurait été encore plus génial, c’est si le

noïdes Associés, Moebius, Margerin, bourgeon, bilal,

héros avait... » Etcetera etcetera... Je ressentais

Tardi, pratt, Forest, Muñoz et tellement d’autres. Je

un manque, un vide, et en réaction, je m’écrivais mon

lis (À suivre), achète les anciens numéros chez les

propre film. Je crois sincèrement que si j’écris

bouquinistes... Je réalise que casterman, ce n’est pas

actuellement, c’est toujours pour tenter de combler ce

seulement Tintin. Et puis Fluide Glacial bien sûr. Je

vide. En espérant que mes albums créeront la même

comprends à ce moment-là que la bande dessinée

sensation chez de jeunes lecteurs : « woaw, le dernier

peut s’adresser à un public adulte. Je commence à

Seuls est super, mais il aurait été bien meilleur si

aborder d’autres sujets, à m’essayer à d’autres

Dodji avait... » Etcetera etacetra…

graphismes... Je prends des cours dans des ateliers, je rencontre des gens qui ont les mêmes centres

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G. de B. : certains auteurs, courants, ou parcours de

d’intérêt que moi. Et Futuropolis est aussi une belle

vie, ont été très importants pour moi, à différentes

claque... ce que je lis et ce que je fais sont en lien

périodes de ma vie.

direct.

La période de lecteur « naïf », d’enfant prenant du

Jeune adulte, apprenti dessinateur, je m’adresse à un

plaisir à lire de la bande dessinée, sans savoir quelle

public « jeunesse » pour gagner ma vie... Et mon

importance elle revêtirait pour moi plus tard. Et là,

dessin penche d’avantage vers mes lectures de

bien sûr, les grands classiques : peyo, Morris, Uderzo,

jeunesse. Je découvre walt kelly, George Herriman,

Hergé... Mais aussi les journaux : Pif, Tintin, Spirou,

et redécouvre Macherot. Je commence à m’intéresser

le Journal de Mickey, Super As. Et puis tous les

à l’édition, en publiant au sein d’une boîte créé avec

illustrés : Tartine, Prosper, et surtout Pépito de bottaro,

des copains de l’époque, des collectifs à thème. Mon

mon premier souvenir de bande dessinée, feuilletée

côté « éditeur » commence à faire surface. Au

dans tous les sens avant même de savoir lire.

préalable, je m’intéresse à une maison d’édition

La période, vers 12 ans, pendant laquelle je réalise

comme Rackham, avec ses choix singuliers, sa façon

qu’on peut devenir auteur de bandes dessinées. Je lis

de faire autrement de la bande dessinée. En parallèle,

les recueils de Pilote de mon père, de nouveaux

apparaîssent L’Association et cornélius. Les autres

mondes s’offrent à moi, des choses bizarres et

éditeurs font dans le classique et ont du mal à

profondément marquantes comme Le petit Cirque de

évoluer. J’aime prado, de crécy... et me sens nulle

Fred. Je commence à regarder le « dessous des

part à ma place.

albums et des revues », à dessiner moi-même des

vient la période de l’Atelier des vosges dont on a déjà

planches, à ranger mes bandes dessinées (et celles de

parlé, avec des personnalités qui arrivent à s’imposer

mon père que je m’accapare) par piles dans ma

à un plus large public, tout en conservant une forte

chambre : par auteurs, par séries, mais aussi... par

personnalité. Fabien et moi sommes accueillis

éditeurs ! Je crois que ça me donnait une vue

dans la collection poisson pilote, dans laquelle j’ai

d’ensemble sur la bande dessinée... Enfin, sur celle

l’impression de pouvoir enfin commencer à exister

qui m’était accessible à ce moment-là. De ces piles,

comme auteur de bande dessinée.

curieusement, des noms ressortent, comme Goscinny ou Greg. Dans un autre genre, un parcours comme

M.B. : pour moi, les influences sont multiples et la

celui de Rosy m’a également beaucoup touché. ce qui

réponse de Fabien m’a bien plu.


plutôt que de parler des dessinateurs remarquables

G. de B. : Il y a pour ma part une volonté de se

et célèbres, qui sont et resteront toujours des génies

connecter avec quelque chose « d’immanent » et

qui me font avancer, je voudrais évoquer ici ce qui

d’universel, un inconscient collectif, voire archaïque,

m’a tiré vers l’écriture... La chose qui m’étonne le plus

cher à carl kustav Jung (Jung pensait d’ailleurs qu’il

c’est que je ne pensais pas étant petit que le fait de

était dangereux de ne pas rester en relation avec

raconter des histoires était si important pour moi.

l’inconscient). cet immanent qui relie les êtres

pourtant, s’il y a à cette époque une personne qui m’a

humains, qui construit leur psyché, ainsi que les

influencé, c’est... ma mère ! Haha ! Elle serait fière de

« archétypes » structurant les cultures et les

lire ça ! Elle était journaliste et rédactrice en chef

mentalités (Jung encore), on les retrouve dans les

d’un journal jeunesse. pour l’animer, elle prenait

croyances populaires, les contes, les mythes, les

parfois conseils sur ses choix auprès de ses fils (dont

épopées... Et dans les bandes dessinées. Et donc, à

moi), elle m’a une ou deux fois montré « de vrais

ma manière, j’essaie de mettre en jeu ces forces

originaux » de professionnels et pour certaines

inconscientes à travers des filtres à la fois culturels et

histoires qu’elle devait écrire elle-même, elle a eu

personnels. Je ne sais pas si le lecteur le perçoit

recours à des jeux créatifs dans lequel, encore une

toujours, mais je crois que c’est quelque chose de

fois, des proches et moi participions au processus de

profondément ancré en moi.

création.

certaines croyances populaires anciennes m’inté-

Après, pendant de longues années, l’écriture de

ressent particulièrement. par exemple, avec Messire

scénarios n’a jamais eu d’autre fonction que d’être

Guillaume ou Varulf, il est fortement question de

un prétexte à dessiner. Jusqu’au jour où j’ai fait ce

chamanisme (voir Mircea Eliade), de croyance en un

constat : il y avait des bandes dessinées que je

monde double, « hanté » (voir Régis boyer et claude

trouvais somptueuses mais que je ne pouvais lire, et

Lecouteux), avec lequel certains humains sont

d’autres au dessin « immonde » qui me passion-

amenés à entrer en contact. Il est donc tout à fait

naient. Alors, j’ai pris la mesure de l’importance du

question de rites de passages initiatiques !

scénario car, à choisir, mon goût allait bien sûr vers les « immondes » bien racontées... puis j’ai avancé en

F.V. : comme Gwen, je suis très féru des théories de

ayant toujours la volonté de m’impliquer dans les

l’inconscient collectif, et les ouvrages de bettelheim

histoires que j’avais à dessiner, ce qui m’éveillait là-

ou surtout de Jung ont bien entendu nourri ma

aussi au scénario. quand je suis arrivé à l’Atelier des

réflexion sur l’écriture. En fait, les contes me

vosges, j’ai été impressionné par cette attitude

fascinent depuis la prime enfance, depuis le premier

qu’avaient les autres vis-à-vis des histoires ;

soir où mes parents ont dû me lire des bouquins de

les histoires étaient l’essentiel. On parlait beaucoup

perrault ou des frères Grimm ! J’ai toujours été

plus d’écriture que de dessins. être un auteur

frappé de voir à quel point ces contes étaient

consistait à écrire.

puissants, violents, sauvages, pas du tout niais et tièdes, et je tente constamment de conserver cette

N.V. : Au travers de certains de vos récits (Jolies

force dans mes récits pour la jeunesse (dans Seuls en

Ténèbres, Varulf, Messire Guillaume...), j’ai

particulier). Je pars du principe qu’une histoire est

l’impression qu’il y a chez vous un

toujours le récit d’une initiation, or ce type de « rite

véritable intérêt pour la forme du conte

de passage » n’a rien d’anodin : c’est -symboliquement

« populaire ». Avez-vous une idée de l’origine

parlant- une mort puis une résurrection. Il me semble

de cet intérêt ? Peut-être dans les lectures

donc impossible de restituer cette « mort » de

de « choses bizarres et profondément mar-

manière molle ! Il faut être à la hauteur de l’exercice,

quantes » qu’évoque Gwen ? Dans un besoin

haha ! quitte pour cela à « bousculer » un peu le

de réinjecter une part très noire de l’initiation

jeune lecteur, à le sortir de sa zone de confort, à

dans une société où les rites de passage

l’effrayer (tout comme j’ai été effrayé à la lecture des

disparaissent à vue d’œil ?

Sept boules de cristal d’Hergé, de Ravage de

57


barjavel, etc... autant d’ouvrages qui se sont avérés

un film (même mauvais) peut le faire. De même, il est

être des jalons importants dans mon parcours de vie).

extrêmement rare (même si pas totalement

Et d’une manière générale, je pense essentiel de

impossible) qu’une bande dessinée puisse faire

réinjecter du mythologique dans notre époque

pleurer. Et pour autant, nous sommes tous d’accord

contemporaine ; nous avons toujours besoin

pour reconnaître une véritable puissance à la bande

-aujourd’hui comme hier- de « mythologies » nous

dessinée... Du coup, j’aime assez ta façon de l’exprimer

permettant de nous situer dans le monde. Et la fiction

ici : une « sourde prégnance », effectivement, comme

sous toutes ses formes doit précisément répondre

quelque chose d’indicible/inaudible qui reste à l’orée

à ce besoin, créer de nouvelles mythologies

du conscient, une influence subtile qui « sourd » de la

symboliques, tenter de donner du sens à notre

surface des choses (par association d’idée à partir de

époque et à ses nouveaux enjeux, accompagner ses

ton expression), comme l’eau d’une fontaine peut

lecteurs... Et pour être à la hauteur de cet enjeu, il

sembler sourdre à même la roche, sans qu’on sache

n’est jamais inutile de se référer aux contes et de nous

trop d’où elle vient réellement. Il y a là un processus

en inspirer !

éminemment chtonien, inconscient, qui me paraît

N.V. : Lors d’une soirée à Bruxelles, je me

medium. Et c’est peut-être d’autant plus vrai quand

souviens avoir discuté avec Fabien de la

on parle de « bande dessinée jeunesse », car les

capacité de la bande dessinée à marquer

albums qu’on a découverts et aimés quand on était

contribuer à donner une place bien spécifique à ce

durablement le lecteur mais sans pourtant

enfant nous accompagnent d’une manière qu’aucune

que la « violence » représentée ne soit trop

autre œuvre ne pourrait remplacer.

frontale ni trop perturbante (elle peut l’être

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plus facilement par exemple dans le cinéma

N.V. : En guise de conclusion, je terminerai

ou la télévision). J’ai ce sentiment que la

sur une citation à laquelle cette discussion

bande dessinée est un « médium de l’incon-

vient de me faire repenser. Dans un autre bar

scient ». Dans mon cas, les émotions

bruxellois mais toujours autour de quelques

éprouvées par le biais de la bande dessinée

bières, Anders Nilsen avait déclaré: « on peut

sont rarement à fleur de peau mais semblent

avoir lu Dostoïevski et tous les romanciers

s’amplifier dans la durée (comme si elles

russes mais ce qui reste au final, ce qui reste

remontaient peu à peu à la surface). Il y a,

vraiment au fond de nous, c’est d’avoir lu

chez moi, une sorte de « sourde prégnance »

enfant la Saga du Phénix Noir (3). »

(que j’ai notée à la suite de lectures de livres comme Des chiens, de l’eau d’Anders Nilsen, L’Homme sans talent de Yoshiharu Tsuge ou

[Entretien réalisé durant l’été 2013

Frances de Joanna Hellgren). Le conte trouve

via courrier électronique par

donc dans la bande dessinée un écrin tout

Nicolas Verstappen.]

particulier. Partagez-vous ce sentiment ? G. de B. : Je suis entièrement d’accord avec cette idée. F.V. : Moi aussi. La bande dessinée est par exemple bien incapable de faire sursauter un lecteur, comme

(3) La Saga du Phénix Noir (ou The Dark Phoenix Saga en version originale) est un arc narratif majeur de la série X-Men écrit par chris claremont et dessiné par John byrne et Dave cockrum en 1976 et 1977.


aiDan koch

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ruppert & muLot 62


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boris mirroir 64


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benoĂŽt preteseiLLe 66


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James 70


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JuLien nem 72


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C’est avec un questionnement sur la légitimité de la bande dessinée que nous achevons la série des Jade U. problématique soulevée -en particulier au regard des institutions culturelles- par xavier guilbert qui dirige et coordonne ce numéro. rédacteur en chef du célèbre site du9.org et observateur reconnu du monde de la bande dessinée, xavier guilbert rédige chaque année depuis 2006 la numérologie (dont l’édition 2014 est parue en novembre dernier aux Éditions h), analyse richement documentée et commentée de la situation et des évolutions du marché de la bande dessinée.

enFin LÉgitiMe ? dans un hors-série de Beaux-Arts Magazine paru en 2008, vincent Bernière était formel : « Vouloir défendre la bande dessinée japonaise, ou la bande dessinée en général, est un combat d’arrière-garde. » il ne faisait qu’exprimer là une affirmation désormais partagée par la plupart des médias, brandissant qui le succès du festival d’angoulême, qui joann sfar en couverture de Télérama, qui encore Bilal s’exposant au musée des arts et métiers. pourtant, la même année, paraissait Contre la bande dessinée, de jochen gerner, qui mettait en évidence un regard porté sur le neuvième art nettement moins bienveillant. mais alors que ces discussions se situent sur le terrain du « capital culturel » cher à

Bourdieu, il nous a paru intéressant pour ce numéro de Jade, d’aller interroger la réalité de cette légitimité supposée de la bande dessinée pour ses acteurs, en particulier hors du microcosme où elle évolue habituellement. À cet effet, nous avons choisi de proposer de nombreux témoignages (dessinés ou non), mais également un certain nombre de documents, se voulant pièces à réflexion plutôt qu’à conviction. Enfin légitime ? Comme le rappelle le point d’interrogation en couverture de ce numéro, la question reste ouverte et demeure pour la bande dessinée l’un de ses enjeux les plus actuels. Xavier Guilbert

c o u v e rt u r e s piErrE fErrEro U1 ■ jUliEn nEm U4 ■ pag e s matthias lEhmann & niColas moog 2 ■ william hEnnE 8 ■

BEnoît prEtEsEillE 23 ■ orianE lassUs & ÉmiliE platEaU 32 ■ faBriCE ErrE 38 ■ oliviEr tExiEr 48 ■ gillEs roChiEr 60 ■ faBCaro 65 ■ amBrE 66 ■

entretiens

jUliEn jUnE missErEy & morvandiaU 11 ■ joChEn gErnEr 40 ■ gillEs roChiEr 51 ■

t e x t e s alain & hEnri 6 ■ jaCk & aUrÉliE (illustrations de jamEs) 28 ■ ChèrE BandE dEssinÉE 30 ■ ContainEr zÉro 36 ■ ÉBUllition 62 ■ histoirE d’U 70 ■ JADE 661U • janvier 2015 • Édité par 6 Pieds sous terre • 11 rue de la Gare 34430 St-Jean de Védas - France Rédaction : Xavier Guilbert, Jean-Philippe Garçon, Juliette Salique • 6pieds@pastis.org - www.pastis.org/6piedssousterre Tous droits réservés • ISBN 978-2-35212-113-8 • ISSN 1769-2253 • Dépôt Légal à parution Imprimé en Bulgarie par Multiprint, en décembre 2014 La participation à Jade est bénévole. Logos et design de la revue conçus par Boris Mirroir Publié avec le concours de la Région Languedoc-Roussillon

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Matthias LehMann & nicoLas Moog 2


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aLain & henri

(dialogue imaginé)

hEnri : art populaire né en france dans la presse enfantine du début du xxe siècle, la bande dessinée a permis pendant des décennies à un jeune lectorat de se divertir sans débourser des fortunes. [1] hEnri : Combien de lecteurs se détournent de la bande alain : Quand j’étais petit, ma mère me faisait la guerre

dessinée après avoir été déçus par la lecture d’albums

si je lisais ce qu’on appelait des illustrés, elle préférait les

médiocres pourtant encensés par la critique ! trop

livres. je préfère la peinture, je préfère les livres. mais

d’auteurs bâclent afin de produire toujours plus, certains

aujourd’hui les parents eux-mêmes sont des lecteurs de

d’entre eux livrant trois ou quatre ouvrages par an. [7]

bande dessinée, donc ils sont très contents que leurs enfants lisent des Bds. Certains d’entre eux sont très contents des jeux vidéo. tant mieux. [2]

alain : le drame de notre temps, c’est la transformation de toutes choses matérielles ou spirituelles en droits de l’homme. nous avons ainsi changé d’époque et

6

hEnri : lentement mais sûrement, la bande dessinée,

d’idéal : l’enfant gâté succède à l’homme cultivé. tout le

jusqu’alors accessible à un prix plus abordable que le livre

monde, c’est vrai, n’est pas gâté – loin de là. tout le

par un lectorat jeune et pas toujours riche, devient un produit de luxe réservé à la classe aisée. [3]

monde n’est pas consommateur de tout, mais tout le monde veut l’être et le proclame. [8]

alain : C’est ainsi qu’on peut se targuer d’aimer la bande

hEnri : la bande dessinée est avant tout un art

dessinée. pourquoi ne pas aimer la bande dessinée ?

populaire destiné à la détente. Ce n’est pas du tout un produit pour l’élite, intellectuelle ou autre. [9]

mais s’en targuer c’est autre chose. C’est dire, en sousmain, il n’y a pas d’art mineur. Et quand on dit il n’y a pas d’art mineur, non seulement on réhabilite les arts mineurs mais on vide les autres. [4]

alain : affirmer qu’il ne faut faire lire que des livres courts, donner accès à la lecture par la bande dessinée relève tout bonnement d’une folie relativiste. la hiérarchie

hEnri : nous pourrions nous consoler en pensant

culturelle rattrape toujours l’individu à un moment de sa

qu’avec toutes ces œuvres intellectuello-intimistes qui

vie alors il ne faut pas lui faire croire, lorsqu’il est à

envahissent nos librairies, l’image de la bande dessinée

l’école, que cette hiérarchie n’existe pas. [10]

gagne des points en valeur de qualité auprès des médias. Que nenni, au cours de ces dernières semaines, j’ai

hEnri : l’erreur est [...] de marginaliser [la bande

entendu au moins trois critiques de cinéma comparer des

dessinée] destinée aux enfants. de faire des dessinateurs

films sympas mais sans plus à... des bandes dessinées. Ce

de ces journaux des sous-dessinateurs, de les observer de

qui d’ailleurs me convient parfaitement. [5]

haut dans les salons, de les oublier dans la distribution des distinctions, de contribuer à la paupérisation du

alain : si je vous en dis du mal, vous me répondrez,

secteur. auteurs et éditeurs en sont pour beaucoup

comme pour le rap ou la techno, « tu n’y connais rien, cette

responsables, rendus aveugles par la médiatisation de la Bd devenue adulte. [11]

scène est d’une richesse et d’une variété extrêmes ». mais il y a tant de livres à lire, de toiles à admirer, que je n’ai pas de temps à perdre pour ce qu’on appelait autrefois les

alain : décontraction du jean contre conventions

illustrés. la beauté des livres, c’est qu’ils sont sans images

vestimentaires, bande dessinée contre littérature, musique

et qu’ils offrent ainsi libre carrière à l’imagination. Quand

rock contre expression verbale, la « culture jeune », cette

on me raconte une histoire, j’ai besoin qu’on me donne à

anti école, affirme sa force et son autonomie depuis les

penser, qu’on me donne l’envie d’interrompre ma lecture et de lever la tête, pas qu’on dessine pour moi les héros. [6]

années soixante, c’est à dire depuis la démocratisation massive de l’enseignement. [12]


hEnri : aujourd’hui, tout le monde imite tout le monde.

alain : l’image est omniprésente, la bande dessinée se

il suffit qu’un confrère fasse un bon coup éditorial dans un

taille la part du lion : il faut instruire en divertissant, il

nouveau créneau pour que des clones apparaissent aussitôt

faut estomper la différence entre le jeu et le travail, il faut

chez les concurrents. on l’a vu avec l’ésotérisme il y a quel-

s’ajuster aux demandes de la société et à celles de

ques années, on le constate aujourd’hui avec les auteurs issus

l’enfant. la pédagogie n’est plus au service des

des blogs, les romans graphiques jusqu’alors réservés aux

savoirs. [18]

petites structures ou encore les intégrales qui reprennent les albums récents encore disponibles chez les libraires. [13]

hEnri : osez encore et toujours vous aventurer dans ces zones inconnues du monde de la bande dessinée que vous

alain : il y a un chassé-croisé entre les deux valeurs : la

n’avez pas encore parcourues. la production actuelle est si

culture de masse se voit revêtue d’un double prestige,

riche, les auteurs si nombreux, qu’il est toujours possible

celui de la culture au sens humaniste du terme, et celui de

de goûter à de nouvelles émotions, et croyez-moi, après

la culture populaire ; alors qu’elle signe leur disparition.

plus de cinquante ans de lecture assidue de bandes

je ne dirais donc plus maintenant que ce qui est en jeu,

dessinées, j’éprouve encore ce plaisir du plongeon dans l’inconnu. [19]

ce sont les lumières contre le romantisme. Car on peut voir, au travers d’un discours ethnologique – et c’est tout à fait étrange –, qu’un certain type de romantisme

alain : franchement j’ai lu tintin et je persiste et je

cautionne la mise sous coupe réglée de la diversité humaine par la raison instrumentale. [14]

signe. je continue à préférer henry james et Édith warton. na. [20]

hEnri : laissons à angoulême et aux membres de son jury bien ingrat de pouvoir une fois par an montrer leur

Alain Finkielkraut, né le 30 juin 1949, est un écrivain,

mépris pour la Bd commerciale, qui à leurs yeux ne peut être que médiocre et destinée à des médiocres. [15]

philosophe, essayiste et académicien français qui ne s‘est jamais caché de l’aversion qu’il porte à la bande dessinée.

alain : je pense à un reportage publié dans un journal

Henri Filippini, né le 22 août 1946, est un journaliste,

sur louis schweitzer, alors qu’il était pdg de renault. il

critique, ancien éditeur et historien de la bande dessinée,

[y] a avoué sa passion pour la bande dessinée, il a dit « j’ai

qui fait partie des bédéphiles de la première heure,

3 000 albums chez moi, et d’ailleurs j’ai de grandes

ayant notamment participé à la revue phénix dès la fin

conversations avec Michel-Edouard Leclerc parce que

des années 60.

nous partageons cette passion, et nous faisons notre

À notre connaissance, Alain Finkielkraut et Henri

coming out ensemble ». [16]

Filippini ne se sont jamais rencontrés. Cette conversation a été imaginée dans le plus grand respect des points de

hEnri : preuve que l’audace paie encore dans le monde

vue affirmés par l’un et par l’autre des participants, en

de l’édition Bd, à condition de répondre par l’indif-

recourant uniquement à des déclarations publiques

férence aux moqueries de l’élite, de ne pas courir après

dont l’interprétation ne pouvait, à notre sens, prêter à

les prix dans les salons et surtout d’être en phase avec ses lecteurs. [17]

confusion.

Sources des citations : 1 – « Chère presse Bd », dBD 79, 12-2013/01-2014 ; 2 – Le 7/9, france inter, 9 juin 2014 ; 3 – « Chère presse Bd », dBD 79, 12-2013/01-2014 ; 4 – Répliques, france Culture, 05-2014 ; 5 – « 2011, en vrac… », dBD 60, 02-2012 ; 6 – Catherine Calvet et Béatrice vallaeys, « mauvaise nouvelle : la démocratie est sortie de son lit », Libération, 01-2008 ; 7 – « Enfin ! », dBD 73, 05-2013 ; 8 – Catherine Calvet et Béatrice vallaeys, « mauvaise nouvelle : la démocratie est sortie de son lit », Libération, 01-2008 ; 9 – « Qu’est-ce que la bande dessinée ? », Comics World TV, 01-2001 ; 10 – La Querelle de l’école, stock, 2007 ; 11 – « l’invité », Suprême Dimension 7, 08-09 2006 ; 12 – La Défaite de la pensée, gallimard, 1987 ; 13 – « l’uniformité tue », dBD 59, 12-2011/01 2012 ; 14 – jeanne favret-saada et gérard lenclud « Un clip vaut shakespeare ». Entretien avec alain finkielkraut », Terrain 17, 10-1991 ; 15 – « la queue du mickey », dBD 81, mars 2014 ; 16 – Répliques, france Culture, 05-2014 ; 17 – « Bamboo s’adapte mais ne rompt pas », dBD 61, 03-2012 ; 18 – La Querelle de l’école, stock, 2007 ; 19 – « osez ! », dBD n°54, juin 2011 ; 20 - Le 7/9, france inter, 9 juin 2014.

7


wiLLiaM henne 8


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10


« Quand vous serez aussi gros que le festival de Saint-Malo, on vous aidera. » (Un conseiller général en charge de la lecture publique) « Ah, c’est toujours le problème avec les alternatifs : vous voulez être alternatifs tout en bénéficiant des subsides de l’État. » (Une conseillère de la DRAC) « Je vous préviens tout de suite, je n’y connais rien en bande dessinée. » « Désolé, nous ne pouvons accepter votre affiche », par morvandiau, in L’Éprouvette n°3, l’association, janvier 2007.

L’organisation de FestivaL est un sport de coMbat pendant dix ans, du côté de rennes, l’association périscopages (présidée par morvandiau) a proposé ses rencontres, s’attachant à mettre en avant la bande dessinée d’auteur et l’édition indépendante. début 2012 et après avoir fêté son dixième anniversaire, l’organisation jetait l’éponge et annonçait sa propre dissolution. depuis 2009, l’association Chifoumi (avec julien june misserey aux commandes) organise de nombreuses manifestations autour de la création en bande dessinée, dont en particulier la série des pierre feuille Ciseaux - laboratoire de bande dessinée, dont la prochaine édition se tiendra en août 2015 du côté de minneapolis. Autour du rapport avec les institutions, échange croisé avec deux activistes du neuvième art.

11


1

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3

1 - 2011. vErsion dE l’affiChE ConfiÉE À aUrÉliE william lEvaUx (Et non CEnsUrÉE par lE sErviCE CommUniCation dE la villE dE rEnnEs malgrÉ lE faCÉtiEUx jEU typographiQUE). 2 - 2011. vErsion dE l’affiChE ConfiÉE À joChEn gErnEr. 3 - 2011. vErsion dE l’affiChE ConfiÉE À willEm.

Xavier Guilbert : En préparant ce Jade autour

12

être Quai des Bulles ?).

de la question « la bande dessinée : enfin

Bref, on s’est ensuite tournés vers la draC – avec un

légitime ? », je me suis penché en particulier

écho pas trop mauvais (toujours au regard de notre

sur les aides accordées par le CNL à la bande

budget gringalet et de l’engagement lui aussi relatif

dessinée. Côté manifestations, il y en a quatre

de la ville de rennes).

qui reçoivent des subventions nationales : BD à Bastia (8000 €), Quai des Bulles (Saint-

Je suis curieux – je sais qu’il y a une

Malo, 18000 €), On a marché sur la bulle

commission « bande dessinée » au CNL, mais

(Amiens, 18000 €) et le FIBD, of course – avec

il me semblait qu’elle jugeait plus les projets

125000 € annuels. Comment ça se passe/

d’auteurs ou d’éditeurs, pas les questions

passait de votre côté ?

des manifestations. Au niveau de la DRAC,

Morvandiau : Concernant le Cnl, de mémoire,

spécialisé, c’est ça ?

j’imagine que ce n’est pas le cas – personne de Périscopages en a bénéficié pendant les trois premières éditions – quelques petits milliers d’euros

Morvandiau : Côté Cnl, il y a une aide spécifique

qui constituaient alors une part décisive de notre

pour les événements (1). je ne sais pas (plus) qui

budget (sous leur enveloppe « vie littéraire » relative

participe et tranche pour cette commission en

aux rencontres, tables rondes et compagnie).

particulier mais j’imagine que la commission bande

puis le Cnl nous a annoncé abruptement que nous

dessinée peut être consultée au moins à titre

ne correspondions plus aux critères de manifestations

indicatif.

littéraires nationales – il en restait trois en Bretagne dont Étonnants Voyageurs, un festival à l’île

June : on n’a jamais rien eu du Cnl, mais on a fait

ouessant (pour ma part inconnu au bataillon mais

une seule demande, avec une réponse négative, et là,

semble-t-il dirigé par quelqu’un bien en cour du côté

je vais généraliser, avec cet exemple précis (le Cnl)...

du gouvernement) et un troisième que j’oublie (peut-

C’est une situation qui s’est répétée à plusieurs

1- www.centrenationaldulivre.fr/fr/organisateur_de_manifestations/subventions_a_la_realisation_de_manifestations_litteraires/


1 - 2011. traCt dE pfC #3, salinE royalE d'arC Et sEnans. Composition graphiQUE par ll dE mars Et ChifoUmi. 2 - 2014. affiChE dE pfC #4, minnEapolis CollEgE of art and dEsign. Composition graphiQUE par andErs nilsEn Et rtrmnk.

reprises : passer des plombes à remplir des dossiers

« service » nous a accompagné sur la rédaction d’une

sans jamais réussir à rencontrer grand-monde, et

demande d’aide au Cnl, qui nous a pris du temps, de

quand on est au stade strictement associatif bénévole

l’énergie, mais qui n’a abouti sur rien car « le dossier

(éh ouais...), c’est un truc qui gonfle assez rapidement,

n’était pas assez fourni », non pas parce qu’on s’est

notamment lorsque l’on n’est pas très friand de la

fait avoir par le type de la draC d’ici, mais

paperasse institutionnelle (doux euphémisme)...

simplement parce qu’il ne s’agissait pas d’enjeux

En fait, et ça aussi c’est un constat que je peux faire de

importants à ses yeux, et qu’il n’a donc rien fait de

toUtEs mes expériences de l’accompagnement, des

particulier pour faire valoir le truc. Et dans le même

aides, etc. : peu importe le dispositif, le service

temps, son homologue aux arts plastiques (par

culturel, le bras armé institutionnel, la seule chose

exemple), elle, s’est tout de suite montrée intéressée,

qui fonctionne, c‘est de trouver quelqu’un qui

et a aidé comme elle pouvait. d’abord avec très peu,

comprend le projet. Quand c’est quelqu’un qui

mais avec des promesses de faire mieux si on

connaît un peu, c’est super, mais c‘est parfois aussi

poursuivait et proposait des choses. Ce qui a été le

bien d’avoir affaire à des petits nouveaux qui ne

cas, et désormais on a un solide soutien de la draC

connaissent rien à cette bande dessinée – précise –

mais pas du tout du côté livre, « seulement » du côté

qui nous plaît tant, mais qui comprennent les enjeux

arts plastiques. C’est réellement une question

que l’on essaie de remuer.

d’individus, je crois, bien plus que de commissions ou

l’expérience associative qui est la mienne, et encore

d’examens de dossiers, finalement. même si,

plus depuis la création de Chifoumi, c’est que nous

évidemment il faut savoir rentrer dans les clous du

n’aurions jamais rien fait sans avoir la chance de

circuit institutionnel, il va sans dire : et c’est normal,

tomber, dans tel bureau, dans telle organisation, dans

c’est du pognon public, après tout.

tel service, sur quelqu’un qui décide que « ça » en

Quand on a eu une réponse négative du Cnl, on s’est

vaut la peine. Et pas forcément là où s’y attendait : du

dit qu’il fallait surtout consolider nos relations avec

côté de la draC locale, les échos au niveau de

ceux qui nous aidaient bien ici, on n’avait pas le

l’économie du livre ont toujours été très modestes.

temps de se disperser... Bon, on a un tout petit, petit

après bien des demandes, le responsable local de ce

soutien modeste mais régulier du Crl d’ici, qui

13


14

2006. Exposition joChEn gErnEr À l’orangEriE dU thaBor (sCÉnographiE : tangUy nÉdÉlEC). photographiE : laUrEnt gUizard

accompagne nos petites actions lorsque la médiation

difficulté en premier lieu de ranger la bande

devient autre chose qu’un mot sur un dossier : un

dessinée dans une catégorie déjà établie.

auteur que l’on emmène rencontrer les gens dans les

J’imagine que ça ne simplifie pas les choses...

librairies locales, à qui l’on propose des interventions publiques... mais ce sont souvent de toutes petites

Morvandiau : pour rappel, côté ministère, la bande

sommes, des parties de remboursement de séjour/

dessinée est très officiellement passée, en 2003, de la

voyage, ce genre de choses. pas d’aide à proprement

délégation des arts plastiques, dont elle dépendait

parler à la production pure, ou encore plus inespéré,

jusqu’alors principalement, à la direction du livre et

au fonctionnement de l’association...

de la lecture.

pendant qu’on parle du Cnl : j’étais à Bastia il y a dix

après, il est évident que, au moins dans les

jours, et lors de la rencontre avec les auteurs

collectivités locales – sans parler de l’université, un

anglais, j’ai rencontré la nouvelle responsable des

flou persiste encore et que… là aussi, ça peut

événements et manifestations littéraires, qui avait

dépendre des individus. Ça peut dépendre de qui est

fait le déplacement. je n’avais jamais rencontré qui

le conseiller le plus curieux mais aussi d’un

que ce soit dans des événements autres qu’à paname

fonctionnement municipal en groupes de travail et

(salon du livre...), j’ai été surpris.

des rapports de pouvoir entre élus. par exemple à rennes, il y avait un groupe de travail « sport et

Vous parlez un coup d’Arts Plastiques, un

culture » présidé par un adjoint au sport pugnace et

coup de la DRAC, un coup du Livre, un coup

ambitieux… qui pesait donc potentiellement plus

du CNL mais dans sa branche « Vie

lourd dans des décisions relevant de la culture.

littéraire »... j’ai l’impression que comme pour certains thésards, il y a une grande

June : oui, une fois encore, cas similaire à noter : le


2013 - pfC #4. Exposition rÉtrospECtivE « jaimE hErnandEz : 30 yEars of loCas », minnEapolis CollEgE or art & dEsign (sCÉnographiE : zak sally).

type au service culture de la région est un pur sportif,

maîtrise de leurs budgets, évidemment.

pas du tout un cultureux, mais les sujets cohabitent

dès le début, on a pris le parti de s’extirper de la

dans le même service dont il est en charge (ça devrait

mélasse « bédé » et de présenter la chose comme

plus m’étonner ni me faire mal à le formuler, mais

« une autre forme de bande dessinée ». Ce n’était pas

si...). Eh bien le type a montré davantage de curiosité

pour combler le cœur des snobs, c’était pour

à notre égard que tous les délégués aux commissions

expliquer qu’on avait rien à voir avec les chasseurs de

arts plastiques et compagnie. de loin, même, et son

dédicace, avec les hystériques d’héroic-fantasy, des

soutien (que nous ne sommes pas allés chercher, le

bédés jungle/Bamboo, de la Bd enfantine, non : on

type est venu naturellement, mu par son envie d’en

ne faisait pas ça, on ne fera pas ça parce que plein de

savoir plus et persuadé que nous proposions des

gens le font déjà, mais surtout parce que ça n’a rien à

choses légitimes) a été précieux !

voir avec ce que nous, on voulait faire. on y est allés et rétrospectivement je me dis qu’on pouvait passer

Globalement, comment décririez-vous vos

pour de gros cons prétentieux, mais ça a fonctionné,

interactions avec les « institutionnels » ?

on a trouvé des gens qui se sont dit soit « ça a l’air

Comment jugeriez-vous la culture en bande

bien, j’y connais rien mais ça ouvre un champ... » ;

dessinée de vos interlocuteurs ? L’image

ou qui se sont juste dit que stratégiquement, c’était

qu’ils peuvent en avoir ?

une manière de pouvoir prétendre aider la jeune création etc.

June : Comme je l’écrivais plus haut : tout est

généralement, j’y allais avec des exemples sous le

question d’individus, pour moi en tout cas. les

bras. je prenais un gros sac, plein de trucs dedans, et

réactions ont été calquées sur les personnalités des

selon les projets, les orientations des discussions à

gens, avec en guise de coefficient multiplicateur leur

venir telles que je les imaginais, je leur sortais des

15


16

exemples, que je prenais le temps de feuilleter avec

servir de vitrine hype et/ou fédératrice.

eux, afin de leur montrer que sacrebleu, c’est

Et puis y’a aussi pas mal de gens qui s’en foutent,

vachement bien tous ces trucs. l’enthousiasme de la

parce qu’ils viennent te voir en te disant qu’ils

scène dans laquelle on évolue, conjuguée à quelques

peuvent t‘aider et t’accompagner mais qu’il faudra

belles références (tu montres les liens oulipo/ouBapo,

songer à faire quelque chose avec tel auteur local qui

tu montres Here de richard mcguire, tu évoques

ne fait que de la merde, par exemple : l’interlocuteur

l’intelligence d’auteurs qui ont tout compris des

qui ne t’a pas écouté, ou qui n’a pas compris, et qui

singularités du langage, tu montres quelques photos

veut te refiler l’auteur soleil du coin. Bon, là c’est

d’ateliers fanzines publics et tu parles d’émulation en

simple, pas de compromis, je me lève et je m’en vais,

invitant les gens à aller s’y intéresser, et voilà quoi.

je suis habitué maintenant.

Ce qu’ils en connaissaient toutes et tous, ce n’était pas

la médiation oui, mais pas n’importe laquelle ; s’ils

ça. au mieux, l’une d’entre eux avait lu Persépolis, ou

ne veulent pas voir la cohérence du truc, je leur

Maus. mais plus généralement c’était « ah j’en ai lu

rappelle comme je peux... par exemple, on est basés à

étant jeune... », ce genre de trucs bien connus par les

Besançon, on a fait plein de trucs ici, on a jamais eu

lecteurs de la numérologie... donc il a fallu attaquer

l’ombre d‘un poil d’intérêt (je parle même pas de

ce qui me semble être (et pas qu’à moi...) le cœur des

considération, hein) de la part de la ville. le seul type

enjeux qui nous sont chers : la médiation qu’on

qui trouvait intéressant ce qu’on faisait était du côté

propose doit commencer par une médiation auprès

du théâtre, et il est mort il y a peu... autant dire que

de nos interlocuteurs-mêmes. on doit les prendre par

nos interlocuteurs, on les compte, on les connaît, on

la main pour les emmener ailleurs, prendre le temps

les tient au jus de ce qu’on fait, de comment on le fait,

de leur montrer, de leur expliquer, et c’est là que je

on les invite... C’est précieux. Et comme ce sont des

reviens sur mon idée de départ qui peut passer pour

gens sympas (« Ah Julien, je pense que je vais

du snobisme : après avoir feuilleté (ou même

garder Chronographie que vous m’avez prêté, c’est

emprunté, ça s’est vu !) du Blexbolex, de l’ouBapo, de

formidable ! »), ce n’est pas dur à faire...

l’ibn al rabin, du frmk, du john porcellino, du Comix 2000 ou du fanzine, ils ne pouvaient pas nier

Morvandiau : Comme june, j’ai refait l’histoire de

que tout cela n’avait rien à voir avec ce qu’ils

la bande dessinée des quinze dernières années lors de

croyaient être « la » bande dessinée.

la plupart de mes rendez-vous – abusant d’abord des

Et à partir de là, soit on a des cons qui s’en foutent,

portes d’entrée type Maus, Persépolis et tutti quanti

qui sont déjà trop occupés avec l’art contemporain ou

avant d’aller vers des propositions plus obscures

les musiques actuelles (exemples au hasard) et qui ne

(en termes de reconnaissance) au cœur de notre

veulent pas prendre le temps de regarder, soit on a

programmation.

des gens qui nous écoutent. il y en a eu quelques-uns

sur la pédagogie à déployer auprès des partenaires/

ici, de la région franche-Comté à la draC, et chaque

soutiens/institutions Et du public, je m'étais déjà

année ils nous soutiennent par-delà les gels de

exprimé dans un entretien en 2012 (2). autre élément

budgets et les baisses observées partout. Comme on

qui a probablement joué en notre défaveur (et qui

ne fait pas dix milliards de trucs qui nécessitent des

justifiait par ailleurs en grande partie le projet de

milliards d’euros, on s’en contente, on fait avec et on

périscopages) : le degré de culture générale très

se plaint pas, en pensant aux copains qui rament –

faible à l’endroit de la bande dessinée. il s’explique

car on l’observe aussi : c’est de plus en plus dur,

par la conjonction de différents paramètres culturels

partout, pour obtenir un euro de l’argent public ; et

et historiques : la réputation – encore largement

pourtant, il y en a quand on voit les projets

partagée même si elle a évolué – d’être avant tout un

pharaoniques qui se multiplient, qui bouffent des

divertissement pour enfants, son absence de la

budgets annuels en un weekend et qui ne font que

plupart des formations existantes à l’université ou

2 - www.unidivers.fr/casse-de-la-culture-ou-qui-tue-le-festival-periscopage-reponse-par-le-dessinateur-morvandiau


dans les écoles d’art, un niveau de théorie critique

un peu libéral mais... peut-être qu’il faudrait

sous-développé dans la recherche et dans les

envisager que périscopages ne soit plus une

médias… Comparé par exemple au cinéma – domaine

manifestation gratuite ». Ce à quoi, pour nuancer,

artistique à peu près du même âge – le contraste est

lors de la même réunion, notre interlocuteur de la

flagrant. nos interlocuteurs au sein des collectivités,

draC avait fortement réagi pour défendre notre

généralement passés par des cursus traditionnels,

positionnement. donc, là encore, malgré une

n’échappaient pas à cette tendance. En dix ans,

tendance générale forte à la marchandisation (j’inclus

hormis quelques exceptions que je peux compter sur

sous ce terme l’obsession du rayonnement et le

les doigts d’une demi-main, j’ai systématiquement

marketing territorial), on peut parfois heureusement

rencontré des élus ou des conseillers culturels

compter sur des choix individuels non moins

– même le plus bienveillant conseiller au livre – qui

affirmés.

commençaient nos rendez-vous en disant : « Votre projet m’intéresse, mais, je vous le dis tout de suite,

June : Complètement d’accord. je l’observe aussi

je n’y connais rien en bande dessinée ». il a donc

régulièrement, c’est clair et net. il suffit d’une

fallu déployer et redéployer sans cesse des trésors de

personne un peu « militante » qui « insistera » lors

pédagogie, justifier le fait que périscopages

des réunions et auprès des commissions pour faciliter

n’organise pas de dédicaces sous des chapiteaux,

la faisabilité de certaines choses plus audacieuses,

expliquer les spécificités du rapport livre-exposition,

mais pas toujours : pour la majorité, c’est l’argent

résumer l’histoire de la bande dessinée en 20

public dont il s’agit, et il est essentiel que cet argent

minutes afin de mettre en perspective nos choix de

soit utilisé pour des choses qui toucheront un public ;

programmation, etc.

de notre côté, on a vite constaté que l’accueil réservé à nos projets changeait du tout au tout selon que

Cela me renvoie aussi à une interrogation sur

l’aspect public était soulevé et selon la manière dont

un phénomène dont j’ai entendu parler

il l’était. Un projet d‘événement tourné vers la

ailleurs, à savoir le paradoxe des aides

création, pour le dire simplement, aura toujours bien

culturelles, qui sont prises entre leur mission

moins d’accueil favorable que le même événement

initiale (soit le soutien d’initiatives auda-

auquel sera ajoutée une dimension publique. À ce jeu,

cieuses mais qui touchent un public restreint)

évidemment, les choses en marge, audacieuses ou

et la validation de la mission de ceux qui les

tendant vers l’expérimental peinent à trouver autant

décernent (elle jugée à l’aune du succès

d’échos favorables qu’une manifestation qu’on

public, justement). D’où une tendance à

qualifiera poliment de « familiale ».

favoriser les manifestations les plus mainstream, car les plus visibles et donc les

Qu’en est-il de la pérennité des relations

moins susceptibles d’être prise comme

établies avec vos interlocuteurs ? En dehors

prétexte d’accusation de dilapider l’argent

des questions de priorités que June évoquait

public. Vous me suivez ?

avec les DRAC, n’y a-t’il pas en plus ce

Morvandiau : au sujet de la connexion entre le

fois à zéro dès qu’il y a un changement

« grand public » et les aides culturelles, la réponse

d’intervenant ?

problème de devoir recommencer à chaque

réside en partie dans l’influence transversale et très concrète de l’idéologie néolibérale et de la logique de

Morvandiau : oui, c’est un fait, il faut réexpliquer

l’audimat au sein des institutions publiques...

en permanence. je crois que, l’expérience aidant, on

À rennes, le précédent adjoint à la culture, sur toute

sait aussi assez vite quand et avec qui les efforts de

la durée de son mandat, n’avait formulé qu’une seule

pédagogie sont nécessaires ou vains. Et l’évolution

proposition vis-à-vis de Périscopages. je cite de

générale des représentations évoquées plus haut

mémoire : « Hum, Luc, tu vas sans doute me trouver

facilite le travail, c’est certain. par ailleurs, en ce qui

17


me concerne, les ébauches actuelles de discussions

chaque nouvelle édition, chaque nouvelle manifes-

autour d’éventuels nouveaux projets de manifestation

tation, chaque nouveau rendez-vous nous fait gagner

sont facilitées par le travail réalisé pendant dix ans

un peu de temps pour inscrire le truc dans une

par Périscopages et le sentiment de certaines

chronologie identifiée par nos interlocuteurs. pour

institutions d’avoir loupé le coche – ce qui, d’un

autant, cela ne signifie pas que cela sera plus simple

certain point de vue, est plutôt rassérénant.

pour nous à trouver un accueil favorable, ou pour eux de nous aider : même si les gens connaissent l’action

June : ha ha ha ha ! Cette dernière phrase rebondit

de mieux en mieux, s’il y a de moins en moins de

directement sur notre actualité ici. je répondrais par

pognon... Et c’est en tout cas le discours général, de

« oui, tout à fait, complètement, absolument », sur le

toutes parts, année après année... donc ça se constate,

ton du type fatigué, justement.

mais pour autant, ça ne nous arrange pas forcément ! sinon, incroyable ce qu’un soutien médiatique

18

Cela me renvoie aussi à un autre aspect, qui

« identifié » peut faire, c’est clair. pas au niveau de

est l’inscription dans la durée : quand on

Chifoumi, car nous n’avons pas eu grand-chose (ah

prépare la dixième édition d’une manifes-

si ! je vais y revenir), mais dans mes investissements

tation (ou même la troisième), le passé

associatifs parallèles, du côté de la musique par

compte-t-il ? Ou vous a-t-il fallu à chaque fois

exemple, j’ai un truc concret : huit manifestations

plus ou moins repartir de zéro ? Je m’inter-

annuelles proposant un weekend de découverte des

roge aussi sur les éléments qui vous auraient

musiques électro-acousmatiques, autant de rendez-

permis de gagner, sinon du temps, du moins

vous foireux, d’enveloppes riquiqui, de difficulté à

de la légitimité aux yeux de vos interlocuteurs.

asseoir le truc sans avoir à faire nos fonds de poche de

June, on a notamment souvent parlé de ce que

miséreux de la kültur. Et puis un article dans Libé

PFC serait peut-être plus « vendable » avec un

(une page), et là : coups de fil de services inconnus

livre qui témoignerait de l’expérience (et

jusqu’alors, de bureaucrates qui n’avaient jamais

apporterait aussi la légitimité de l’imprimé).

daigné passer. incroyable et risible à mourir si ce

Le nombre de visiteurs n’est-il pas suffisant,

n’était aussi triste.

par exemple ?

pour revenir à Chifoumi : on a organisé une

Morvandiau : À propos de la fréquentation

revenant des States [suite à la quatrième édition de

publique, Périscopages avait la particularité de durer

pfC, qui s’était tenue à minneapolis]. tout le monde

trois semaines, d’être gratuit (donc sans billetterie la

regardait ça d’une oreille attentive, mais les gens ont

plupart du temps – il y avait cependant un comptage

applaudi lorsqu’on a diffusé le petit sujet télé qui

dans les permanences d’expositions et aux assises) et

était passé aux infos du soir sur la chaîne régionale

matinée-débrief auprès de nos partenaires en

éclaté dans sept ou huit lieux différents. Bref, la

là-bas... je ne savais pas comment prendre ça.

fréquentation globale restait une estimation générale

subitement, la réunion devenait excitante au plus

(autour de 8 000 personnes sur la dernière édition, si

haut point, parce qu’on était passés à la télé... Et ce

ma mémoire est bonne) mais il était notable qu’au fil

n’était pas uniquement pour la blague, genre « rhôôô

des années un public grandissant, bien au-delà des

c’est marrant quand même ». no comment.

copains et des pros, s’appropriait la manifestation comme un rendez-vous et passait d’un évènement à

Ce que tu écris, June, confirmerait donc une

un autre sur la durée de trois semaines (d’un

forme d’influence des médias : comme si les

vernissage à une rencontre, d’un atelier à un concert,

institutions (et en particulier celles côté

etc.). Cette dimension était importante mais pas

Culture) ne faisaient que suivre au final une

suffisante si j’en crois notre décision d’arrêter.

légitimation avant tout médiatique, ou plus précisément, due aux hiérarchies habituelles

June : alors c’est paradoxal, mais oui, évidemment,

(télévision, quotidien national, etc.). Cela


2013 - pfC #4. sÉanCE dE travail CollECtif soUs ContraintEs (« 30 minUtEs ChifoUmi ») avEC notammEnt jaimE hErnandEz, jEan-ChristophE mEnU, john porCEllino, max dE radigUès, andErs nilsEn, sandrinE martin, ElEanor davis, piErrE fErrEro, jim rUgg, marC BEll... minnEapolis CollEgE of art and dEsign

m’évoque la formule de Jean-Louis Gauthey,

Morvandiau : À propos de Persépolis et de la

s’adressant aux journalistes : « Vous ne faites

bande dessinée d’auteur dans les médias, je ne me

qu’éclairer la lumière. »...

souviens pas précisément d’un basculement (ah ah) mais ça participe bien sûr de cette facilitation

Morvandiau : oui ! C’est la fameuse triade culture/

à exposer notre démarche et, surtout, à la rendre

journalisme/communication soluble dans le bain

plus convaincante (« N’avions-nous pas invité

publicitaire !

Winshluss dès 2001 monsieur ou madame la conseillère aux Arts Plastiques ? »). Concernant la

Dans le troisième numéro de l’Éprouvette, on

légitimation de nos activités et du domaine que l’on

trouve un constat sur Périscopages qui

défend, celle-ci arrive parfois pour des raisons qui

remonte à janvier 2007 – et la dernière

nous dépassent : les institutions (et certaines

édition a eu lieu en 2011. Or, Persépolis sort

personnes qui y travaillent) peuvent être tellement

en salle en 2007, Futuropolis (relancé fin

attentives à ce fameux rayonnement qu’un article

2005) fonctionne à plein régime et commence

dans libé au sujet de Périscopages a pu, par exemple,

à collectionner de relatifs succès, et d’une

grandement nous faciliter la tâche pour mettre en

certaine manière, pourrait-on dire, la bande

place les assises de la bande dessinée indépendante

dessinée d’auteur prend pied dans le système

(sous leur dernière forme aux Champs libres). d’un

médiatique. Pour l’un comme pour l’autre,

seul coup, nous étions beaucoup plus sérieux et

avez-vous senti une quelconque influence de

crédibles (aux yeux du directeur de l’époque – une

cela sur vos relations avec les institutions ?

partie de l’équipe étant déjà convaincue). le

19


contraste entre ce pourquoi nous faisons les choses

bande dessinée commerciale, et ce, malgré

et les raisons qui contribuent parfois à les réaliser

une forme de légitimation qui serait venue

m’est toujours assez étonnant, quelle douce candeur !

par Télérama et consorts – légitimation qui, visiblement, tiendrait plus du vœu pieu que

June : puisque Chifoumi n’existait pas avant, c’est

d’une quelconque réalité.

un peu dur d’évaluer ça pour moi, malheureusement... Morvandiau : Concernant la légitimation par les On revient à la question de la visibilité de la

médias... c’est compliqué. il me semble que c’est un

bande dessinée d’auteur, par rapport à la

ensemble culturel et économique qui est en

20

2006. UnE partiE dE l’ÉQUipE dE pÉrisCopagEs posE dEvant lE BUs À dEUx ÉtagEs QUi aCCUEillE lE salon dE lECtUrE Et l’Exposition itinÉrantE « aUtEUrs Et ÉditEUrs » (QUi prÉsEntE lEs travaUx dE sÉBastiEn lUminEaU (rEnnEs), rUtU modan (tEl aviv) Et niColas roBEl (gEnèvE)). dE droitE À gaUChE, on rEConnait lEs invitÉs sUivants : piErrE van hovE, laUrEnt wEBEr, joChEn gErnEr Et, En 5 , gUillaUmE BoUzard. photographiE : laUrEnt gUizard èmE


mouvement depuis vingt ans et qui voit les

June : oui, je pense qu’il faut relativiser aussi.

représentations évoluer. parallèlement à l’écriture de

télérama et consorts, j’aimerais connaître précisément

cette réponse, il se trouve que je suis plongé dans la

l’évolution moyenne des ventes avant et après leur

lecture passionnante de Manet, une révolution

traitement média, si cela pouvait être réellement

symbolique, cours de Bourdieu au Collège de france,

mesurable.

et les similitudes me semblent extrêmement

durant des années en tant que libraire, j’ai très peu

troublantes dans ce qui explique le changement du

souvent observé cette prescription des médias, qui

regard, si on est convaincu par l’analyse de notre ami

me semblait très opérationnelle jusque dans les

pierrot, sur la peinture de cette période et celui porté

années 90, mais bien moins fréquente par la suite

sur la bande dessinée aujourd’hui : création de lieux

(c’est peut-être que moi, mais je l’observe en parallèle

alternatifs à l’institution par des artistes ou des

également du côté du disque). si télérama et

amateurs éclairés (les salons des impressionnistes),

compagnie aident à légitimer quelque chose, ils ne

création et développement de la critique avec des

tendent pas non plus à valoriser des choses qui font

écrivains qui formalisent des éléments réflexifs au

trop mal à la tête, c’est plus souvent du futuropolis,

sujet de la peinture (mallarmé et zola écrivent sur

du davodeau, du sacco, que du léon maret, du

manet et son travail) – en contraste avec l’accueil

gosselin, ou du mark Beyer. après, je sais bien qu’il

très réac de nombreux journalistes (les filippini de la

n’est pas forcément pertinent d’aller chercher les

peinture !), constitution en nombre croissant d’un

gens sur de telles références (encore que...) s’ils ne

nouveau public diplômé et plus à même de remettre

connaissent pas la bande dessinée contemporaine,

en cause sa propre formation et d’apprécier le

mais la légitimation, elle est progressive aussi parce

pouvoir de subversion incarné par la peinture de

que de tous les côtés, il n’y a pas grand-chose de

manet, évolution du marché en fonction de ces

radical, d’énervé, il n’y a pas de haut-parleurs qui

changements…

rameutent davantage, ou plus vite.

Bref, pour en revenir aux médias généralistes, il

je précise évidemment que j’aime autant les uns que

semble bien que, à l’aune de leur fonctionnement

les autres dans la liste ci-dessus, et qu’il n’est pas

circulaire, ils suivent Et perpétuent cette évolution.

question de hiérarchiser ces exemples d’une

Un peu aguerri, on peut préméditer les articles de

quelconque manière que ce soit, mais j’observe que

télérama sur tel ou tel artiste au moins un an à

c’est plus souvent une forme de tradition de la bande

l’avance… après quelques événements parisiens

dessinée dans ce qu’elle a de potentiellement

autour de son travail, un article sur quelques sites

« jouable » auprès du public (le social, le journalisme,

spécialisés puis dans les inrocks et libé… c’est à

les choses ancrées dans le présent et dans une

peine une caricature ! souvent cet intérêt existe à

« vraie » vie) que des choses réellement super

mon avis pour de mauvaises raisons (ce qui explique

innovatrices, dans le fond, dans la forme, voire dans

d’ailleurs que ces médias ne fassent que « suivre » la

les deux. non ?

plupart du temps et sont incapables de procéder à de réelles découvertes). l’exemple de la récente mise en

Morvandiau : pour rebondir et compléter ma

avant de La technique du périnée de ruppert et

réponse, sur la presse en particulier : le sentiment,

mulot sur le site du monde (et paru chez dupuis),

excessif et démesuré bien sûr, que les lecteurs de

suivi d’un papier d’un niveau lamentable dans libé

journaux sont principalement les journalistes eux-

me paraît emblématique : une forme de snobisme

mêmes est probablement renforcé par la chute

sans fond, lié au sujet accrocheur du sexe, qui se sent

vertigineuse des ventes de la plupart des publications

protégé par la reconnaissance réelle de ces deux

et la fermeture de nombreux kiosques. Ceci rend

auteurs dans le milieu alternatif... tout ce contexte

d’autant plus difficile une évaluation de l’impact de

me conforte en tous cas dans l’idée qu’il est essentiel

ces publications : 1. sur les ventes, et 2. sur les

de se positionner aussi fortement que possible du

perceptions générales de la bande dessinée.

côté de la formation.

21


J’ai l’impression que ce n’est pas très

important)... du temps, quoi.

optimiste, comme vision. Les instances

seul l’enchaînement d’actions diverses et variées

« légitimantes » semblent plus en émerger

pourra au fil du temps creuser une toute petite place

comme une forme de validation à posteriori,

dans l’esprit de ce petit monde (à force d’opiniâtreté...),

que comme un véritable soutien. À votre sens,

mais je crois aussi qu’il y aura toujours un retard, un

qu’est-ce qui pourrait faire bouger les

fossé, un écart conséquent – et très contre-productif)

choses ? Ou sommes-nous condamnés à

entre l’accueil public et institutionnel et « nos »

continuer à construire en marge, sans en

aspirations, ça ressemble un peu à la grande histoire

attendre quoi que ce soit ?

de la vie... il y a deux enjeux à mes yeux : la manière dont les

Morvandiau : nos réponses semblent un peu

élans « novateurs » (j’emploie ce terme faute de

plomber l’ambiance parce que, si on n’était pas des

mieux) se feront récupérer le jour où les collectivités

putains de râleurs, on ne ferait pas grand-chose.

décideront que ces manifestations valent la peine que

Cependant, on peut rappeler :

l’on s’y intéresse ; et la manière dont il faudra se

1- que la bande dessinée et les initiatives éditoriales

faufiler, encore et toujours, pour valoriser ces envies

alternatives, notamment celle des années 90, ont eu

auprès des partenaires potentiels : la formation

lieu dans un contexte qui, lui aussi, présentait de

évoquée par luc et ma pomme, je crois, est un rouage

nombreuses difficultés, une inertie, un niveau

très important dans la manière dont l’évolution

moindre d’exigence, etc. on évoque peu dans nos

pourra se faire « de l’autre côté ».

réponses les aventures qui existent ou naissent

22

actuellement, mais il me semble qu’elles restent très

Propos recueillis en avril-mai 2014

nombreuses – ce qui, une fois de plus, n’enlève rien

par Xavier Guilbert

aux difficultés contemporaines réelles que connaissent les différents maillons de la chaîne du livre. 2- l’importance de la formation (que j’évoquais plus haut) : un soutien affirmé et (plus) éclairé des institutions publiques suivra la légitimation, apportée en particulier par l’Université. Ces dernières années, la recherche en bande dessinée paraît se développer peu à peu à l’intérieur de cette dernière c’est long mais ça bouge. la légitimation universitaire aura à la fois un impact symbolique Et pratique : les futurs décideurs, techniciens et élus, les journalistes, bibliothécaires et prescripteurs de tous poils bénéficieront d’un niveau potentiellement plus élevé de culture et de compréhension de ses spécificités – ainsi que les futurs professionnels et lecteurs issus de ces formations. de quoi faciliter une promotion plus intelligente de la bande dessinée et donner du grain à ceux qui, inévitablement, voudront développer de nouvelles marges ! June : Comme le dit luc : de la formation, de la reconnaissance à tous les étages (et effectivement, l’approche universitaire aura un rôle essentiel en qualité d’accélérateur du truc, c’est évident ; et


benoĂŽt preteseiLLe

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27


jack & aurÉLie 30 ans de progrès ?

28

Déclaration de M. Jack Lang, Ministre de la Culture, sur les mesures en faveur de la bande dessinée, le 26 janvier 1983, à l’occasion du 10e Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême.

Inauguration de la 40e édition du Festival International de la Bande Dessinée et de l’Image d’Angoulême par Mme Aurélie Filippetti, Ministre de la Culture et de la Communication, le 31 janvier 2013.

1983

2013

mais, avant d’en venir aux mesures, je tiens à préciser

je ne peux m’empêcher aussi de penser au chemin

qu’il est regrettable que la bande dessinée ait été trop

parcouru par la bande dessinée. il y a 40 ans elle était

longtemps considérée avec mépris, décrite comme un

encore considérée comme un genre mineur. Elle a

sous produit littéraire, accusée d’être la cause

depuis gagné ses galons littéraires sans rien perdre

d’influences néfastes sur la jeunesse.

de son audace et de sa diversité. aujourd’hui, le

aujourd’hui, la situation s’est modifiée grâce à

président du syndicat des éditeurs, vincent

l’action efficace des professionnels, des créateurs, des

montagne, est un grand éditeur de bandes dessinées :

médias et du public. Ce moyen d’expression se situe

il y a là tout un symbole.

légitimement sur le même plan que les autres formes d’expression littéraire et visuelle. la bande dessinée sort avec force des schémas classiques, elle mène son combat au niveau des langages, conquiert ses publics, s’affirme tout en innovant.

dEssins dE jamEs


1983

2013

la bande dessinée joue un rôle social, culturel et

j’ai en effet la conviction, conviction largement

pédagogique, elle forme et initie à l’expression

partagée je crois, que la rencontre vivante et

artistique contemporaine auprès de publics peu

intelligente avec l’art permet la construction de la

concernés par les structures traditionnelles de la

personnalité, l’ouverture de l’imaginaire et la

diffusion de l’art, et les recherches actuelles de

réconciliation avec le goût et le désir d’apprendre.

médiatisation audiovisuelle de la bande dessinée

Et quel plus beau tremplin pour ces envols que celui

laissent prévoir que ces publics seront plus largement

de la bande dessinée ? C’est, à portée de main, des

diversifiés et augmentés dans les années qui

civilisations, des continents, des galaxies à explorer ;

viennent.

c’est le quotidien métamorphosé, l’aventure au coin de la rue.

1983

2013

reconnue dans le monde pour ses qualités,

C’est aussi un secteur qui se porte bien économique-

l’originalité de ses tendances plastiques et

ment, avec des ventes en légère progression (+0,5%)

thématiques, la vitalité de la création, la bande

pour 2012, contre une régression pour le livre dans

dessinée française doit faire l’objet de mesures

son ensemble (-2%), ce qui n’est pas rien dans le

appropriées qui lui permettront d’accroître son

contexte actuel.

audience.

1983

2013

les actions que je propose couvrent tous les secteurs

le rôle de l’État est de garantir que cette mutation du

de la bande dessinée, elles n’ont pas pour but de

marché ait lieu dans des conditions qui permettent de

niveler ou d’intégrer cet art dans un système de

maintenir une juste rémunération des différents

conventions contraires à sa propre nature, mais à

acteurs de la chaîne, et notamment des ayant-droits,

l’inverse doivent permettre à celui-ci de demeurer

afin d’assurer le déploiement de modèles écono-

bien vivant et d’être légitimement plus largement

miques permettant la production et la diffusion d’une

connu et diffusé.

offre éditoriale diversifiée.

29


chère bande dessinÉe Rien de plus spectaculaire qu'une salle de vente, où les enchères fusent et où les œuvres les plus mythiques battent des records. Et depuis quelques années, la bande dessinée, elle aussi, est invitée à la fête. acheter un Bilal comme on acquiert un soulages,

30

réussie selon la maison de ventes, puisque 80 % des

c’est la preuve que la bande dessinée a gagné ses

œuvres ont été vendues et que plus de 500.000 euros

lettres de noblesse ! « L’illustrateur vaut désormais

récoltés. « Dans un contexte économique difficile,

aussi cher que l’artiste, constate l’expert Éric leroy

Schuiten est devenu l’artiste belge le plus cher dans

qui a cofondé le département Bd d’artcurial en 2005.

son domaine », selon Eric leroy, expert bande

Lors de la vente aux enchères Oxymore de ses quinze

dessinée chez artcurial.

tableaux ayant rapporté 1,45 million d’euros, Bilal a

(pierrick fay , « BD : François Schuiten s’illustre

confirmé son statut d’artiste vivant le plus coté du 9e

aux enchères » – les Echos – 25 octobre 2013)

art. » […] Est-ce que les vrais collectionneurs d’art contem-

longtemps perçue comme un divertissement pour

porain se lanceront dans la Bd avec le même appétit

ados attardés, la bande dessinée est aujourd’hui un

et la même frénésie ? pas sûr. Ce domaine est moins

business florissant. […] preuve supplémentaire de cet

foisonnant. il reste encore marginal même s’il est

engouement, la Bd flirte désormais avec le monde de

dans l’air du temps, avec un retour du goût vers la

l’art. À paris, on compte aujourd’hui une dizaine de

figuration. les amateurs, las de payer de l’art

galeries de vente d’originaux. l’éditeur jacques

contemporain surfait à des prix exorbitants, viennent

glénat vient même d’ouvrir la sienne. si on peut

grossir les rangs des nostalgiques d’une enfance

encore trouver des croquis à 50 euros, les plus belles

peuplée de leurs héros favoris. avec ses histoires et

pièces se négocient en dizaines de milliers d’euros

ses références, la Bd rassure. décorative, elle

voire plus : l’original de la couverture de Tintin en

apparaît comme idéale pour commencer une

Amérique, réalisée à l’encre de Chine et coloriée à la

collection avec une belle marge de progression.

gouache par hergé en 1932, a atteint la somme record

(Béatrice de rochebouet , « La bande dessinée sort de sa bulle » – le figaro – 31 janvier 2013)

de 1,3 million d’euros lors d’une vente aux enchères en 2012. (Cédric pietralunga , « Marchand de bulles »

la bande dessinée continue d’envahir les salles de

m le magazine du monde – 31 janvier 2014)

ventes aux enchères. après astérix, spirou et Bilal, c’est au tour du belge françois schuiten, grand prix

Une planche de Bd peut suffire à raconter une

de la ville d’angoulême il y a dix ans, de proposer

révolution. parmi 350 originaux exposés, La femme

quelques-unes de ses œuvres lors d’une vente qui

piège d’Enki Bilal est estimée aujourd’hui à 250.000

s’est tenue le 24 octobre chez artcurial. Une première

euros alors que le dessinateur a émergé au milieu des


années 1970 en même temps qu’il publiait dans le

les connaisseurs savent qu’il s’agit là d’un coup de la

magazine métal hurlant. C’est cette trajectoire, vers

maison de vente, la même œuvre ayant trouvé

la reconnaissance et jusqu’au marché de l’art, que

preneur il y a quelques années pour moins de

raconte l’exposition du fonds hélène & Édouard

800.000 euros. mais ce coup de marteau a été

leclerc.

l’annonce d’une nouvelle ère. avec l’attention

(« L’âge d’or de la BD » – le jdd – 2 février 2014)

médiatique, plus personne ne prend les « illustrés » pour de la rigolade.

samedi 5 avril, Christie’s organise les premières

(daniel andreyev , « La BD fait monter les

enchères de bande dessinée de son histoire. pour le

enchères » – slate.fr – 26 avril 2014)

marché de l’art, c’est à la fois une révolution et une reconnaissance de la richesse du talent des auteurs de

la journée de samedi, entièrement consacrée au

bande dessinée. parmi les 364 pièces d’exception

dessinateur belge et à son petit reporter, a atteint

mises à l’encan, les plus prestigieuses viennent pour

quelque 5 millions d’euros pour près de 500 lots. du

la plupart de Belgique.

jamais vu pour le neuvième art.

(daniel Couvreur , « la première vente Bd

amateurs et collectionneurs étaient aussi au rendez-

de Christie’s » – le soir – 23 avril 2014)

vous dimanche pour enchérir sur un vaste ensemble

après la vente Christie’s-maghen, le 9e art montre

courants de la bande dessinée du xxe siècle, des

de planches originales représentant les grands une nouvelle fois sa capacité à devenir un marché de

classiques du journal spirou aux œuvres des auteurs

référence. les originaux de bandes dessinées sont de

de pilote en passant par hugo pratt, Enki Bilal ou

plus en plus recherchés, poussés par les locomotives

franquin. Un lot de 25 aquarelles d’hugo pratt, où le

hergé, franquin, Uderzo et Bilal. de 7 à 77 ans, de

créateur de Corto maltese a illustré les cantons

moins de 100 euros à plus d’un million, tous les

suisses, est ainsi parti à 700.000 euros. Un tableau de

investisseurs sont visés par la déferlante.

Bilal, réalisé en 1994 pour l’exposition Bleu sang,

(alban jarry , « La bande dessinée, nouvel eldorado

estimé entre 80.000 et 100.000 euros, a trouvé

de l’art moderne, trace sa route de record en

acquéreur à 158.000 euros. « Ce succès s’explique

record » – les Echos – 25 avril 2014)

par la modernité et le dynamisme de cette discipline. La BD est un art, et un art très actuel, avec un

Une chaude après-midi du mois de juin 2012 au

marché en pleine évolution », résume Éric leroy.

rond-point des Champs-Elysées. Ça chuchote dans

(sophie legras avec afp, « Une enchère BD atteint

la salle des ventes d’artcurial. Un type fait monter les

7,3 millions d’euros : un record mondial »

enchères contre un acheteur au téléphone. soudain,

le figaro – 26 mai 2014)

le silence absolu. le gros lot, la couverture de Tintin en Amérique, vient de franchir la barre symbolique

face à un marché de l’art de la bande dessinée qui

du million. le marteau tombe : elle est adjugée

s’est constitué et poursuit son essor, force est de

1.338.509,20 euros, taxes comprises.

constater qu’il manquait encore à son développement

dans la salle, le fameux acheteur fait mine de

un pôle essentiel pour tout marché existant : une

s’étonner devant l’effervescence des médias. grâce à

foire qui lui soit consacrée.

lui, hergé devient le dessinateur de bédé le plus cher

(foire art neuf – Communiqué de presse

au monde. tandis que les caméras de télé s’agitent

29 août 2014)

pour recueillir des impressions (« Alors, ça fait quoi de dépenser autant d’argent ? »), les collectionneurs du dernier rang, tous des habitués, s’adressent des sourires en coin.

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oriane Lassus & ÉMiLie pLateau 32


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Jean Pierre Raynaud (1939 - ) Container Zéro (Série « Espace Zéro ») 1988 Carrelage, acier, électricité 330 x 330 x 330 cm surface au sol : 10 m2 réalisation in situ achat avec la participation du Centre national des arts plastiques, 1988 numéro d'inventaire : am 1988-2 (1) mots-clés : 10ème anniversaire du Centre pompidou - appareil d'exposition - arts plastiques - Blanc - Carreau - Carré - Commande publique - Container - in situ - jean-pierre raynaud - nouveau réalisme - zéro (groupe) 36

Hergé (1907 - 1983) L'Affaire Tournesol 1954 Encre de Chine et gouache blanche sur papier 50 x 36,5 cm inscriptions : non signé, non daté planche n°12 de l'affaire tournesol don fondation hergé moulinsart, 2006 numéro d'inventaire : am 2006-94 mots-clés : Bande dessinée - Cabinet d'art graphique - Case - hergé - phylactère - planche - projet - tintin (personnage de fiction) (représenté)


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jEan-piErrE raynaUd, ContainEr zÉro (sÉriE "EspaCE zÉro") 1988 - © adagp, paris 2015 photo © CollECtion CEntrE pompidoU, dist.rmn-grand palais/ gEorgEs mEgUErditChian

« Voilà un événement sans précédent dans l'histoire du Centre Pompidou. Pour la première fois depuis sa création, en 1977, une planche de bande dessinée entre dans les collections permanentes du Centre. Attention, pas n’importe quelle planche, tonnerre de Brest !, comme dirait le capitaine Haddock. Il s’agit d’une planche signée Hergé (1907-1983), tirée de l’album l’affaire tournesol, paru chez Casterman il y a plus d’un demi-siècle. » (olivier delcroix, « Tintin entre dans les collections de Beaubourg », le figaro, 21 mai 2008)


Fabrice erre 38


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jochen gerner (contre la bande dessinée)

40

auteur de livres de bande dessinée, illustrateur de presse, artiste exposé en galerie et même membre du Comité éditorial de l'association depuis 2011 — jochen gerner trace sa route en marge, sans se soucier des étiquettes ou des catégories établies. Xavier Guilbert : Lorsque j’avais animé la

tations graphiques. » Comme si faire était

rencontre qui t’était consacrée à Bastia il y a

plus important qu’être, en quelque sorte.

deux ans, je t’avais demandé comment tu te

Par rapport à la nature de ton travail, en

définirais toi-même — et tu m’avais répondu :

particulier dans son rapport à la bande

« Avant tout, je me définis comme dessinateur-

dessinée, est-ce que c’est facile pour toi, ou

auteur. Mais après, c’est difficile de rentrer

même pertinent, de te présenter comme

plus loin dans les détails, puisque on peut

« auteur de bande dessinée » ? Je n’ai pas

dire plasticien, bédéaste, etc. Mais en fait,

l’impression que ce soit quelque chose que tu

dessinateur-auteur, pour moi, c’est ce qui me

revendiques. Y-a-t’il des raisons que tu

correspond le plus. »

identifies pour cela ?

Je note par ailleurs que ta bio sur le site de la

Jochen Gerner : En me désignant comme « auteur-

galerie Anne Barrault rejoint un peu cette

dessinateur », je pense regrouper l’ensemble de mes

idée : « Il réalise des dessins pour l’édition et

activités. je dessine dans différentes situations,

la presse. Il est auteur de bandes dessinées et

contextes, pour différents supports et lieux, mais

conçoit des livres d’images et d’expérimen-

toujours globalement dans un rapport constant à


l’écrit, à la narration. je ne vois pas comment

Enfant, je dessinais beaucoup mais jamais en

qualifier autrement l’ensemble de mon travail. je

racontant des histoires avec des cases et des bulles.

peux donc dire que sur certains projets je suis auteur

je n’ai pas eu de prix à angoulême pour mes livres

de bande dessinée, sur d’autres illustrateur et par

depuis cet alph’art mais je n’ai jamais imaginé depuis

ailleurs artiste. mais est-ce qu’être auteur de bande

pouvoir même être sélectionné. la forme, les sujets

dessinée ou dessinateur pour l’édition n’est pas aussi

de réflexion et les frontières débordées ne peuvent

une forme d’art ? l’étiquette est un problème car elle

entrer jusqu‘à présent dans aucune case de cette

cloisonne, elle enferme et sépare.

remise des prix. je pense déborder vers un terrain

mais je peux revendiquer chacun de ces statuts. il n’y

expérimental insaisissable pour le jury. En ce sens, le

en a aucun que je place de côté, ou en arrière.

prix de l’École de l’image en 2009 est significatif. il

faire et être sont tout aussi importants. les activités

m’a été indiqué à l’annonce de ce prix que le prix de

multiples (le « faire ») définissent la silhouette

l’École de l’image revenait à un auteur dont « le

professionnelle (« l’Être »). Et vice versa, ma sensi-

travail d’ensemble était remarquable mais qui ne

bilité propre définit les orientations de mon travail.

pouvait à priori plutôt pas recevoir de prix pour l’un

mais les supports de travail (mur/presse/édition)

de ses livres » car les livres en question n’entraient

sont essentiels pour moi car ils font partie intégrante

dans aucune catégorie de prix au festival de bande

de ma recherche. j’étudie l’espace de la page, le

dessinée d’angoulême. véridique. Et sur ce mode de

dessin, l’écrit tout autant que la maquette ou la trame

sélection très cloisonné, je ne me pose même pas la

d’impression. donc ces différentes branches sont les

question de savoir si je serai sélectionné pour un prix.

particules définissant et expliquant mon parcours.

C’est comme si je m’attendais à recevoir la médaille

il est pour moi judicieux d’indiquer, comme par

fields, le prix du meilleur pâtissier ou l’Équerre

exemple pour une présentation d’exposition, que je

d‘argent pour un de mes livres. je ne me sens pas

suis également auteur de bande dessinée ou

particulièrement concerné. Et d’ailleurs, je m’intéresse

dessinateur de presse car cela peut permettre de

autant à la botanique, l’architecture, la littérature,

comprendre la logique de certaines réalisations ou

l’archéologie et l’imagerie scientifique qu’à la bande

séries de dessins.

dessinée. j’ai travaillé avec des architectes, j’écris,

J’ai aussi découvert que tu avais reçu en 1990

la réalisation de mes livres.

l’Alph’art scolaire au Festival d’Angoulême.

Et le Centre national du livre me refuse parfois

j’entretiens mon jardin avec le même intérêt que pour

Est-ce que cela a eu de l’importance pour toi ?

l’accès aux bourses car beaucoup de mes projets

Par ailleurs, je note qu’en dehors du dernier

n’entrent dans aucune catégorie recensée.

Prix de l’École de l’Image qui t’es décerné en

il n’est même pas forcément question d’avant-garde

2009, Angoulême te boude depuis. Penses-tu

mais plus de centres d’intérêt, de formes plastiques,

que cela pourrait avoir à voir avec ton

et donc effectivement d’un positionnement « entre-

positionnement « entre-deux » ? Ou plus

deux ». mes livres ne sont d’ailleurs pas rangés dans

simplement le fait que ton travail est peut-

les rayons de bande dessinée. Et pourtant ma réflexion

être trop avant-gardiste, en quelque sorte,

est en permanence dirigée vers la bande dessinée.

pour Angoulême ?

par ailleurs, lorsque le Concours des plus beaux livres

la réception de l’alph’art en 1990 a eu de

français existait encore, j’ai été lauréat en 2008 et

l’importance car cela a amené plus ou moins à ma

2009 pour les ouvrages Contre la bande dessinée et

rencontre avec l’association. lewis trondheim avait

Grande Vitesse. je ne me sens donc pas non plus

remarqué mes planches réalisées dans le cadre d’une

ignoré ou hors des circuits. même si j’apprécie plus le

édition collective faisant suite à ce prix, et il m’avait

hors-piste que l’autoroute tracée.

donc contacté pour proposer des planches pour l’association, et notamment la revue lapin. mais je

Je ne suis pas forcément surpris de ce que tu

n’avais jamais fait de bande dessinée auparavant.

dis sur la difficulté à faire rentrer tes livres

41


dans des catégories bien établies. Étant à

dessins pour la presse.

cheval sur le monde de l’Art Contemporain,

À l’origine c’est la galerie anne Barrault qui m’a

est-ce quelque chose que tu as perçu

permis de montrer mon travail à un public nouveau

également sur l’autre bord ?

et dans des lieux très différents (galerie, centres d’art,

par nature, l’art contemporain englobe plus

musées, foires d’art contemporain) en france et à

largement des pratiques variées. il y a bien sûr

l’étranger. puis sont également très importants les

certaines personnes complètement réfractaires à la

commissaires d’exposition, les directeurs de centres

bande dessinée. mais à priori, il est plus facile de

d’art ou musées, les responsables d’acquisition au

zigzaguer ou de venir avec son propre bagage et ses

Centre national des arts plastiques ou encore

bottes sales dans ce milieu. les catégories sont

quelques collectionneurs qui suivent mon travail.

presque infinies. je pense qu’il y a encore

42

énormément de constructions possibles entre la

Pour Contre la bande dessinée, il y a quelque

bande dessinée et l’art contemporain, non pas dans

chose d’assez paradoxal : un livre qui traite

l’idée de faire entrer la bande dessinée dans les

de bande dessinée, en bande dessinée (ou du

musées, mais plutôt dans la potentialité graphique et

moins, en s’y approchant bien plus que

narrative de la bande dessinée : l’objet éditorial peut

beaucoup de tes autres livres), mais qui

proposer des formes de réflexions graphiques et donc

semble quand même ne pas pouvoir rentrer

de mise en espace et en volume d’un récit dessiné.

« dans les cases ». Et malheureusement, un

réaliser et éditer une bande dessinée, c’est un peu

livre qui, il me semble, est resté assez

comme produire une pièce, un volume, pour un

invisible.

artiste. Et un artiste recherche lui aussi cette

Explorant en permanence les limites extrêmes de la

possibilité de reproduction et diffusion de son travail.

narration, je favorise peut-être l’auto-carbonisation. la déconstruction du récit est vraisemblablement la

Sur ce sujet d’ailleurs, à ton sens, est-il plus

forme limite qui ne peut pas être acceptée par le

facile de s’affirmer (et d’être reconnu) comme

grand public. mais les retours très positifs des

artiste contemporain que comme auteur de

critiques et des lecteurs sur ce livre me suffisent

bande dessinée, avec un travail comme le

presque. j’ai le projet de réaliser une variation de ce

tien ? Quels ont été les « passeurs » qui t’ont

livre, comme un tome 2 mais avec des thématiques

permis de prendre pied dans ce domaine ?

d’approche différentes.

je ne sais pas trop comment répondre car il n’y a pas

j’ai d’autres livres, notamment en édition jeunesse,

de stratégie initiale ou de calcul. mon travail actuel

qui se vendent très bien mais pour lesquels il y a

me permet d’être à la frontière de plusieurs domaines,

effectivement moins de réflexion sur la forme.

et cette position, quoique parfois inconfortable par sa

le succès critique de certains livres peu vendus, les

difficulté à être définie, me convient très bien. si je

ventes importantes et traductions d’autres livres, les

tenais à être plus reconnu dans la sphère bande

acquisitions des séries entières de dessins par des

dessinée, il est évident que je modifierais

centres d’art : tout ceci forme un ensemble étrange

complètement ma façon de concevoir les livres. mais

mais qui me permet de poursuivre mes recherches.

c’est la spécificité de mon approche qui par extension m’a amené vers des territoires autres. globalement,

As-tu l’impression qu’il est plus facile

je pense qu’il est tout aussi difficile d’être auteur de

d’« exister » ailleurs que dans le petit monde

bande dessinée et artiste. je ne souhaiterais pas être

de la bande dessinée ? Ou est-ce simplement

exclusivement « artiste » ni exclusivement « auteur

une situation générale, qui nous semble plus

de bande dessinée » ou « dessinateur de presse ».

importante parce qu’elle nous concerne ou

C’est la pratique de l’ensemble de ces activités qui me

intéresse en premier lieu ?

permet d’avancer sans être dépendant de la vente de

je pense que les difficultés sont partout. j’ai

dessins, des droits d’auteur ou des commandes de

beaucoup d’amis artistes et je vois la difficulté qu’il y


43


44


a à exister exclusivement dans le milieu de l’art.

parfaites, très positives ou des références à des

le danger de n’être présent que dans un domaine,

auteurs dont j’admire le travail. défendre la bande

quel qu’il soit, est celui de la tour d’ivoire. il est facile

dessinée, l’honorer mais également en faire moi-

de se construire un petit royaume et de vivre en

même la critique sur certains de ses aspects

circuit clos. les déplacements et les liens vers

potentiellement ridicules.

l’extérieur nourrissent toute pratique artistique.

les vignettes dessinées se définissent sur un mode ironique, neutre, critique, mais sans jamais que je les

Pour continuer sur Contre la bande dessinée,

légende pour faire entendre une voix off. la voix off

qui est un livre qui, comme tu l’imagines,

est uniquement contenue dans ce que figure le dessin

m’intéresse au plus haut point. Comment

lui-même.

s’est déroulée la genèse de ce projet ? J’ai

mais cette notion de construction intérieure du

l’impression qu’on y retrouve aussi reflétées

lecteur m’intéresse particulièrement. je travaille

les facettes de tes approches que tu évoquais

beaucoup sur les souvenirs de lecture. TNT en

précédemment (auteur de bande dessinée,

Amérique était exactement construit sur ce principe.

illustrateur, artiste, etc.), avec des pages où

lire, regarder un livre avec devant soi le fantôme d’un

l’on a l’impression que tu t’exprimes « de

autre livre venant se placer en superposition comme

l’intérieur », et d’autres où tu sembles plutôt

mémoire persistante.

aborder une position extérieure. [je prends

il y a quelques nuits, j’ai fait un rêve dans lequel un

des pincettes ici, dans le sens où toute lecture

personnage inquiétant tournait autour de moi. je me

est largement entachée du regard (et de la

suis réveillé et en ouvrant les yeux, le personnage

présence) du lecteur lui-même, et la voix de

était toujours là en superposition dans l’espace réel

l’auteur en sort parfois transformée]

de ma chambre. je l’ai chassé avec mon bras et il est

Comme beaucoup de mes projets de livres, j’ai une

revenu se placer plus près de moi encore avec une

idée, un déclic, nés de la lecture d’une phrase ou de la

expression encore différente. j’observais un fantôme

vision d’une image. puis, je laisse reposer cette idée.

nocturne assez effrayant, issu d’un cauchemar.

si elle persiste, je commence à stocker dans un

C’est ce genre de phénomène et d’univers parallèles

classeur les éléments qui pourront composer au fur et

que je cherche à obtenir en auscultant les images et

à mesure ce projet. parfois cela peut prendre des

en travaillant sur les liens invisibles. je travaille donc

années. parfois le classeur existe sans que cela

à la fois sur l’espace créé entre le livre et le lecteur,

débouche sur la réalisation effective d’un livre ou

mais également sur l’infra-espace laissé par l’auteur

d’une série de dessins. j’ai ainsi un dossier énorme en

du livre dans la page imprimée. la page imprimée (sa

attente, à partir duquel je peux entièrement

structure, le dessin dans ses moindres détails)

composer un volume 2 de Contre la bande dessinée.

contient beaucoup plus que le seul récit dessiné

pour l’ouvrage Contre la bande dessinée, l’élément

qu’elle propose. de pages en pages, des mots ou des

déclencheur fut une phrase de milan kundera lue

dessins se répondent, indépendamment de la

dans L’Art du roman, puis des critiques de films lues

linéarité initiale du récit. de petites portions

dans un ouvrage de référence sur le cinéma. la bande

fantomatiques (mots récurrents, motifs répétitifs,

dessinée y était attaquée directement (kundera) ou

images inversées, reflets, partitions, collages) sont

involontairement (Guide des films sous la direction

présentes dans tous types d’ouvrages. mais de façon

de jean tulard). Ce projet me permettait de jouer

tout à fait prolifique dans les bandes dessinées.

aussi sur les rapports texte-image en répondant à des textes par le dessin. je souhaitais également avoir

Lors de notre discussion à Bastia, je t’avais

différentes approches narratives : dessins seuls,

demandé s’il y avait une raison particulière

séquences de cases, planches thématiques. par

pour toi de choisir les références que tu

ailleurs, je tenais à placer, parmi le flot de citations

utilisais (Tintin, Blake et Mortimer, Martine,

péjoratives sur la bande dessinée, des phrases

les petits formats). Tu m’avais répondu : « je

45


travaille sur ce que je vois autour de moi.

dessinée, il y a cette recherche réelle de position-

Globalement, ce qu’on voit autour de nous, ce

nement, à la fois défensif et combattif. je défends une

sont surtout des choses très anciennes,

certaine idée de la bande dessinée mais je peux me

l’utra-contemporain, c’est assez infime en

sentir également à des années-lumière de certaines

proportion. Il y a aussi l’idée de travailler

productions en bande dessinée. En ce sens, je rejoins

sur quelque chose qui a une sorte de

sur beaucoup de points le livre Plates-Bandes de menu.

résistance au temps, et de maturité. De voir

46

comment on peut regarder quelque chose de

Justement, pour toi, quels sont les handicaps

connu par le plus de monde ». Cependant, j’ai

les plus problématiques que tu observes, et

l’impression qu’il y a quand même chez toi un

qui te révoltent ? Dans quelle mesure ceux-ci

attachement pour la chose « bande dessinée »,

touchent ta pratique propre, alors que comme

en tant qu’objet (narratif, symbolique, etc.).

tu l’indiquais au début de cet échange, tu

Avec de plus un regard qui est assez critique à

évolues finalement dans un domaine loin des

l’égard de ces objets — que ce soit Contre la

catégorisations ? Et finalement, te sentirais-

bande dessinée, bien sûr, mais aussi TNT qui

tu peut-être plus « auteur de bande dessinée »

s’attache à la question de la violence (approche

que tu ne semblais le dire ?

que l’on retrouve dans le Panorama du Feu et

je n’ai jamais eu trop l’impression de m’éloigner de la

Abstraction, il me semble), ou l’inventaire

bande dessinée. j’en apprécie les formidables

des couvertures de Soleil.

potentialités : les jeux entre l’écrit et le dessin, la

Bref, il y a comme une double approche : une

construction de l’objet livre, la multiplicité des

critique du discours autour de la bande

thématiques et genres. mais je ne peux pas aimer la

dessinée, mais également une forme de

bande dessinée dans sa globalité. plus on apprécie un

critique de la bande dessinée elle-même,

domaine, plus on est exigeant avec celui-ci, quel que

peut-être dans ce que certains discours

soit le domaine. lorsque je dis que je m’intéresse à

produisent. Est-ce que tu rejoins par exemple

l’architecture, c’est bien sûr au travail de certains

ce qu’écrivait Menu dans Plates-Bandes ?

architectes, à certaines réflexions architecturales et

il y a bien sûr toujours cette double approche critique

esthétiques, que je fais référence et non pas à

et analytique, oscillant entre la fascination pour un

l’ensemble des constructions mondiales. C’est iden-

trait, l’appréciation d’une structure de trame

tique pour la bande dessinée : 98% de la production

imprimée et la possibilité de percevoir des motifs

m’intéresse beaucoup moins que les 2% restants.

répétitifs réellement signifiants dans une bande

j’oppose le préfabriqué, les séries industrielles,

dessinée ou des séries issues d’une même collection.

répétitives et identiques à la recherche, la singularité,

C’est comme si je regardais une pièce de théâtre

l’expérimentation, la qualité d’écriture, la beauté

depuis la salle mais également depuis le fond de

graphique d’une édition. je peux me moquer de certains

scène ou les coulisses. j’apprécie les marges, l’arrière

discours sur la façon de concevoir « idéalement » une

des décors, les hors-champs. Et je ne peux pas aimer

bande dessinée. mais ce qui ne me touche pas ne me

un livre aveuglément dans sa globalité ou à l’inverse

révolte pas, en fait je ne me sens simplement pas

détester complètement un livre. je m’attache donc à

concerné. je me sens souvent plus proche de

rester le plus lucide possible sur ce que proposent les

personnes travaillant dans d’autres domaines

images, les livres. sachant également que j’ai le

que le mien (architecture, cuisine, littérature, musique,

pouvoir de leur faire dire à peu près ce que je veux :

sculpture...) uniquement sur la base d’une méthodo-

avec une technique de cadrage et de citation, il est

logie de la pensée. les bandes dessinées les plus

possible de révéler l’essence juste de n’importe quel

intéressantes parues dernièrement sont celles d’auteurs

objet ou de lui faire dire l’exact contraire de ce qu’il

ayant un regard beaucoup plus large que le domaine

signifiait initialement.

seul de la bande dessinée. Ces livres penchent vers

Comme je l’indiquais à propos de Contre la bande

l’art, la littérature, le cinéma, la politique...


rapprocher obligatoirement des personnes sur la

opposé, les critiques réfractaires, confortés par ces

simple donnée du métier n’a pas de sens. les

clichés en marbre, rejettent en bloc la bande dessinée

catégories sont souvent absurdes et cloisonnantes.

et ce qu’elle représente (ou semble représenter). la

Et donc le flou offert par la désignation « auteur-

solution principale est donc d’exister en dehors de ce

dessinateur » me permet d’englober autant les

champ de tir. le roman graphique a été une échappée

fonctions d’auteur de bande dessinée, d’artiste ou de

importante, même si actuellement ce genre semble

dessinateur de presse. Et tout dépend d’où je suis

moins surprenant. il y a désormais une forme de

observé : certains pourront penser que je ne suis

classicisme du roman graphique et des collections

qu’artiste, dessinateur de presse ou illustrateur car ils

très calibrées sont conçues pour les accueillir. mais

ne connaissent qu’une partie de mon travail.

dans chacune de ces formes, classiques, romans

sur la base des rapports constants entre écrit et

graphiques ou autres, il y a d’excellentes bandes

dessin, je me sens complètement « auteur de bande

dessinées. il faut exercer son œil.

dessinée ». mais pour le grand public cela signifiera

je ne parviens pas à voir l’avenir de mes livres ou

automatiquement que je réalise des albums de bande

projets de livres. Car je suis au contraire toujours

dessinée 48 pages cartonnés en couleur vendus en

attiré vers des terrains que je ne connais pas. je suis

grande surface. donc il faut toujours un peu plus

donc plutôt tourné vers l’expérimentation et la

expliquer.

découverte. sans connaître à l’avance la forme que ces livres prendront, ni l’existence qu’ils pourront

Pour (peut-être) essayer de conclure, j’ai

avoir auprès des lecteurs. C’est à la fois assez

l’impression que ce qui ressort beaucoup de

inquiétant et complètement jubilatoire. ne pas savoir

cet échange, c’est une forme de cloisonnement,

à l’avance quelles seront les formes de mes futures

d’enfermement de la bande dessinée — dans

bandes dessinées, c’est ce qui me donne toujours

un processus à la fois intérieur (dans une

envie d’en concevoir ! mais il se pourrait que les

pratique industrielle et la défense d’une

bandes dessinées soient beaucoup plus hybrides dans

forme de « tradition » qui y serait attachée) et

leur formes : rythmes différents, textes plus imposants,

extérieur (avec une critique qui refuse de voir

dessins légendés, cahiers de papiers variés,

autre chose que cette pratique industrielle

thématiques nouvelles. Une idée de livre futur :

dans ce que pourrait être la bande dessinée).

s’imposer la contrainte d’un format absolument

Et dans ce dialogue qui s’établit entre les deux

classique pour en saisir les spécificités propres. Et

pôles qui se renvoient l’un à l’autre, la seule

passer de l’autre côté du 48 pages cartonné couleur !

solution serait de se positionner en dehors ? Comment considères-tu, par exemple, l’intro-

Propos recueillis en août 2014

duction du « roman graphique » comme une

par Xavier Guilbert

forme se démarquant de la bande dessinée industrielle ? Et quelle forme d’avenir vois-tu

illUstrations

pour des pratiques qui se rapprocheraient

Contre la bande dessinée

(sinon dans la forme, dans l’esprit) de la

© 2008, Gerner & L’Association

tienne propre en matière de bande dessinée ? oui, nous pourrions faire une synthèse du paysage actuel avec cette idée de bipolarité. Et également reconnaître la nécessité d’absolument exister en dehors de ces milieux cloisonnés. Certains auteurs de bande dessinée — et leurs lecteurs — ne peuvent pas penser la bande dessinée autrement que sous la forme du moule en fonte cartonné couleurs cases bulles scénario basique. de même que, sur le pôle

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oLivier texier

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giLLes rochier (révélation)

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C’est avec son fanzine Envrac (tout un programme) que gilles rochier fait ses premiers pas dans la bande dessinée en 1996. Quinze ans et une dizaine de livres plus tard, il décroche le prix révélation du festival d'angoulême 2012, pour TMLP. Ta mère la pute, récit ancré dans les quartiers qui l'ont vu grandir. Xavier Guilbert : Je voulais commencer par

déjà à résonner. le livre, on en parle, on en parle. le

ce constat. Tu reçois le prix « Révélation » à

truc, il est nominé, et déjà, que ça soit nominé, tu te

Angoulême en 2012, à 43 ans, avec TMLP, qui

dis : « ouais, c’est classe. » Ça se serait arrêté là,

est ton neuvième livre publié si on met de côté

j’aurais déjà été très content d’être invité à la fête.

tes fanzines, comme EnVrac. Qu’est-ce que ça

après... c’est mystérieux, comment ça marche. le

te fait ?

truc il marche, parce qu’un jour il y a un papier dans

Gilles Rochier : je crois que je ne comprends pas

les inrocks, et là, tout bascule. sans ce papier, ça

bien - je ne comprends pas ce qui se passe. je suis

bascule pas, ça marchouille... mais après tout bascule

très content de ce que je vis par rapport à mon

et tout le monde est intéressé, et tout le monde pense

entourage et à l’éditeur. C’est la grosse kermesse, tu

que c’est un des meilleurs livres de l’année. moi, je ne

vois. avant, il y a quand même le livre qui commence

maîtrise plus rien. je sais à peine comment je fais


mes livres, alors savoir comment ça fonctionne

c’est un élément important. La banlieue, et la

après…

tour 7 restent très présentes dans tous

après, je pense que je ne fais pas l’unanimité, à ce

tes livres.

moment-là. je pense que pour certains, j’ai encore

C’est un peu mon fonds de commerce, mais je ne

pas mal de preuves à faire. pour moi en premier, j’ai

l’utilise pas... Un jour, je donne un interview à un

mes preuves à faire. après, ce que ça fait, c’est aussi

journaliste, et je le remercie à la fin. Et je le remercie,

le petit mec de banlieue qui avait rien prévu, qui avait

je le remercie — et le mec me dit que j’avais le

pas de plan, en qui on ne croyait pas, qui dessinait des

syndrome du banlieusard. C’est un petit peu de se

fanzines que personne ne lisait... c’est pas le conte de

sentir moins bien que les autres. C’est un truc que

fée, mais ça me fait marrer.

j’aurai tout le temps en moi. mais que la notoriété de TMLP a beaucoup changé. parce que du coup,

Il y avait un côté revanche ?

pendant deux-trois ans, j’ai traversé la france avec le

pour moi, pour mon parcours personnel, pour ma vie

livre, j’ai été à marseille, j’ai été à dunkerque, pour en

personnelle, ouais. pour ce qu’on pense de mon travail

parler. du coup, ça t’amène à te sortir de toi et

dans le milieu de la bande dessinée, absolument pas,

installer une convivialité et un sourire, et puis d’être

non. je ne me suis jamais senti rejeté. au contraire, la

totalement généreux. Quand tu parles de ton livre, tu

bande dessinée m’a donné une sorte d’équipe, dont

parles de toi, donc tu ne peux pas faire l’auteur

j’ignorais jusqu’à l’existence et qui m’a soutenu dans

taciturne. moi, ça m’a ouvert. Comme un mec de

mon travail.

banlieue : j’ai passé le périph’. je me rappelle, j’étais à avignon après avoir gagné le

52

Mais quand tu dis que le monde de la bande

prix paCa, j’avais été accueilli dans un lycée privé.

dessinée t’a accepté... tu t’es retrouvé sans

C’était un peu austère, mais tout le monde était

problème à t’affirmer comme auteur de

content que je sois là. Et puis tout à coup, il y a le

bande dessinée, comment ça se passe ?

directeur qui vient me voir et me dit : « Il y a

déjà, je n’ai pas le sentiment d’être un auteur de

quelqu’un qui aimerait vous rencontrer, mais je ne

bande dessinée accompli. je suis constamment en

sais pas si... c’est le cuisinier, il a le même âge que

travaux. mais que je ne sois pas accepté par le milieu

vous, il a grandi dans les mêmes banlieues que

de la bande dessinée, vraiment, c’est le dernier de

vous. » ils ont fait sortir le type de sa cuisine pour me

mes soucis. Ce ne sont pas eux qui décident, ce sont

le présenter, et c’est vrai que... on était pareil, même

les lecteurs, s’ils sont intéressés par mes livres ou par

génération, on avait vécu les mêmes trucs. on est

mes fanzines. je fais attention à ne pas faire des

restés une heure à se parler, et on s’est reconnus dans

sombres merdes, ou à pas faire des sales copies, du

tout ce qu’on disait. Ça peut paraître pathos, mais —

TMLP 2, ou des choses comme ça. je fais attention à

ils m’ont ouvert le cœur, ils m’ont ouvert le bide, avec

ce que je fais. j’ai peur de me fourvoyer en faisant des

ça. du coup, difficile après de retourner travailler

sales trucs. je suis un artisan, je suis tout seul dans

tout seul dans ton atelier.

mon garage. tous les jours, j’ai l’impression qu’il va fermer, le garage.

C’était moins le cas avant TMLP ?

la légitimité, pour moi, c’est à partir du moment où

oui, j’ai été invité dans quelques trucs un peu cossus,

je réussis à faire des récits qui viennent capter des

où j’avais l’impression de pas avoir ma place. je ne

gens, et pas simplement les afficionados et les

sais pas pourquoi j’étais invité, j’étais hors-sujet, je

pointus de la bande dessinée. pour moi, c’est ça me

n’avais rien à dire. déjà que mon langage, je dois me

sentir légitime. C’est que j’arrive à parler à un

le réapproprier à chaque fois que je parle aux gens.

maximum de gens, tout en restant dans mon tempo,

C’est comme à angoulême, quand j’ai fait un plateau

dans ma vie.

avec joe sacco — je m’en souviendrai toute ma vie.

Tu parlais de revanche du gamin de banlieue,

parole... moi, je balbutiais, je n’arrivais pas à parler.

le type bien huilé, qui a un discours et qui tient la


jean-philippe [garçon], il ne faut pas se leurrer. j’ai réussi à le faire, mais j’estime avoir toujours le même problème de dessin. non, ça a rien changé. pendant deux-trois ans, on te dit que tu es beau : « c’est vraiment génial, c’est bien, on a adoré votre livre ». Et puis tu te remets à dessiner, et tu retrouves ton dessin. j’aime la marge de progression que j’ai, j’adore quand je progresse, mais je ne suis pas fan de mon dessin. donc tu te retrouves avec un dessin que tu n’aimes pas alors qu’on t’a dit que t’étais beau la veille, ça fait une sorte de bordel à l’intérieur, là, et c’est compliqué de se remettre au travail. jean-philippe me disait il y a pas longtemps : « il faudrait à chaque fois que tu remettes les mains sous le capot, pour tes prochains livres. » il a raison. le prix « révélation » a fait vendre des livres, m’a mis sur une liste, dans un catalogue, m’a mis dans de nouvelles bibliothèques, dans de nouvelles librairies. mais je ne suis pas une évidence. Sur le site de 6 Pieds, tu indiques : « Je tente mais tout ça, je l’ai appris. moi qui avais peur du

de monter des projets de réinsertion par la

ridicule, maintenant j’y vais, je n’ai plus peur. j’avais

bande dessinée, la narration graphique

juste mes limites, avant, je ne m’étais pas frotté au

moderne. Grâce à mon éditeur et à cette

terrain.

nouvelle visibilité, je vais me confronter au

Ça ne me pose aucun problème de parler de la

public ‘empêché’ (prison, HP, hôpital), à celui

banlieue, parce qu’elle est en mouvement. je préfère

des écoles etc. » Quel regard avait l’adminis-

en parler en ce moment — je pourrais en parler des

tration pénitentiaire sur ce que tu faisais ?

heures tellement elle m’énerve, tellement elle me

ils n’avaient jamais lu un de mes livres. En fait, je suis

dégoûte. le quartier est mort, l’idée du quartier est

en contact avec des agents culturels qui connaissent

morte. je pense que ça fera partie de mon prochain

un petit peu mon travail, mais l’administration

livre. mais pour l’instant — je ne veux pas en

pénitentiaire vérifie simplement que je n’aie pas fait

entendre parler. je le vis comme dans un pays en

un livre sur la prison, et vérifie que je ne sois pas en

guerre. C’est compliqué, mais je me nourris de ça, ça

train de militer dans une association virulente anti-

me va. si je pouvais partir de banlieue, je pense que je

carcérale. C’est le seul truc qui les intéresse. je pense

partirais aujourd’hui.

qu’il n’y en a aucun qui a lu un de mes bouquins. Ce

Pour terminer sur TMLP, l’aura que le prix a

thèques, les médiathèques et les librairies, et qui

sont les agents culturels qui vont dans les bibliodonné à cette œuvre aurait donc plus facilité

cherchent des actions pour remplir des heures

le fait d’aller à la rencontre de tes lecteurs, et

culturelles à l’intérieur des prisons. alors ça va de la

non pas couronné ou conforté le fait que tu

capoeira aux clowns à la photo, et donc les mecs

sois un auteur de bande dessinée ?

doivent trouver des heures comme ça. alors ça tourne.

il y a deux trucs. la façon dont je raconte les

aller en prison... créer des projets éditoriaux avec les

histoires, et puis mon dessin — anguleux, singulier,

mecs de prison, c’est de l’énergie. je suis à osny, on

tout ça. là, j’ai réussi à faire peut-être la synthèse de

fait un fanzine depuis un an et demi, maintenant, ça

ce que j’arrive à faire de mieux, et tout ça grâce à

s’appelle Pour la peine, ça sort tous les deux mois,

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c’est un truc sur la bande dessinée et la poésie. on ne s’est pas dirigé sur les classiques de la bande dessinée et de la science-fiction, ce genre de choses. les types étaient vraiment plus intéressés par l’écriture que par la bande dessinée, parce qu’ils n’arrivent pas à dessiner. je n’ai pas la prétention de le leur apprendre. je veux bien leur expliquer comment faire de la mise en scène, comment mettre en avant une case, pour qu’elle soit compréhensible. donc avec un à priori sur le dessin, c’est dur, mais on y va, et ils dessinent. modestement, mais ils dessinent. j’aimerais qu’ils dessinent plus en cellule, mais ils ne le font pas. C’est compliqué. je le fais le plus simplement possible. Quel est leur rapport avec la bande dessinée ? ils ont compris les étapes. parce qu’il y a quand même des moments où je les fais chier en disant : aujourd’hui, on va travailler sur le scénario, parce que ça n’avance pas. donc, on bosse synopsis-scénariodécoupage. ils ont compris l’importance du trajet, tu ne peux pas être instinctif tout le temps, tu as besoin de faire des plans pour arriver au bout.

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Et puis là, surtout, on travaille sur un fanzine, ils font aussi la maquette, le chemin de fer, remplir les pages — ils se sentent investis d’un bouclage. mais la température du carcéral et leurs affaires personnelles prennent le pas dans la séance. je ne peux pas toujours leur demander de parler de ce qui se passe en prison. il y a très peu d’histoires, dans la bande dessinée, qui se passent en prison. de plus, ce ne serait jamais publiable, l’administration mettrait un veto là-dessus. pour l’instant, je garde leurs histoires là-dessus. si jamais je décide de faire un bouquin, je leur demanderai si je peux publier, et là... après, je pense que je ne pourrais plus aller en prison, mais ça fera partie du jeu. il y aura une sorte de coupure radicale. mais j’ai l’impression qu’ils savent comment fonctionner quand c’est comme ça. ils ne disent rien. le bouquin sort, et ils ne disent rien. Comme ça, si on ne dit rien, il ne se passera rien. si je vais en prison, c’est parce que j’ai envie de faire un livre là-dessus, c’est ça aussi qui m’intéresse. Et simplement, je ne voulais pas faire un truc du genre : « moi, j’ai croisé les plus grands gangsters de France et tout... et puis moi, je connais bien la prison ». non, je ne connais pas bien la prison. j’y vais deux heures


et demie, et après je sors. là, je vais monter une association où je vais essayer de développer des trucs encore plus importants avec le public « empêché ». Essayer de créer quelque chose sur la réinsertion, quand les mecs sont dehors. avec les mecs à l’intérieur, et quand ils sont dehors. Créer un endroit avec des heures pour continuer à faire de la bande dessinée. Et les acteurs culturels, ceux qui te permettent de rentrer, ça se passe comment avec eux ? le concept, c’est que tu dois passer par une association. l’association doit t’aider à entrer en prison — ben faut tomber sur une bonne association. pour faire simple... il faut que je trouve les bons mots. il y a quand même une brochette de connards. après, l’agent culturel, c’est un employé de l’État, et il n’a pas que moi à s’occuper. moi, je fais le projet à condition que l’agent culturel soit motivé par ma venue. j’ai travaillé avec un agent culturel, un mec qui s’appelle romain dutter, à la prison fresnes — c’est lui qui organise les concerts, c’est un petit punk, un type incroyable, qui a un bureau dans une cave à fresnes. j’ai accepté la résidence parce qu’il était là. Ça m’intéressait de bosser avec lui. Et le choix de la bande dessinée, ça se fait comment ? tout dépend de la gamberge de l’agent culturel. Certains ont compris que c’est un vrai langage, d’autres parce qu’ils lisent joann sfar, d’autres encore parce qu’ils se rendent compte qu’au cinéma il y a beaucoup de scénarios de bandes dessinées qui sont vampirisés, ou même parce qu’un collègue leur a dit « ah mais tu devrais essayer de faire de la bande dessinée »... voilà, c’est multiple. tu n’en as pas qui sont totalement dingues de bande dessinée. mon danger, c’est de faire une apparition dans une prison pendant une semaine, et qu’il ne se passe rien après. je veux une vraie restitution avec l’encadrement et tout ça. j’ai fini d’espérer ce genre de truc, mais dans dEpUis plUsiEUrs annÉEs , gillEs roChiEr rEnContrE lEs pUBliCs « EmpÊChÉs » (prison, hôpital) dans lE CadrE d’atEliErs, lEs initiant À la pratiQUE dE la BandE dEssinÉE.

mes projets à long terme, ça se fait toujours. Pourquoi as-tu fini d’espérer ? parce que c’est compliqué, l’administration pénitentiaire. Quand j’ai fait ma résidence à fresnes, j’ai vu

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80 mecs, 40 le matin, 40 l’après-midi, avec des

politiques municipales qui te récupèrent. je ne sais

mouvements. Ça a duré autour de neuf mois, on se

pas, peut-être parce que je suis sympathique, non ?

voyait tout le temps pour faire de la bande dessinée.

(rire) j’ai un discours bien huilé, maintenant (rire).

À la fin, j’avais 80 planches, et on a exposé à la

j’ai un peu de recul, je sais que c’est un milieu où ton

chapelle de fresnes, un gros truc. on avait invité la

livre, il sort et il se passe rien. le livre, il se vendra,

draC, le festival d’angoulême, toutes les huiles. Et

pas à des tonnes, enfin, tout ça c’est... tu vois, je ne

l’administration pénitentiaire a fait venir des

contrôle pas grand-chose, en fait. je me fatigue, et je

détenus, comme c’était prévu. il y avait à peu près 150

ne contrôle pas grand-chose. le seul truc qui est

détenus pour voir l’exposition, avec un buffet, des

intéressant, c’est que demain matin, je peux faire un

discours, on a fait ça bien. il n’y avait aucun mec qui

fanzine de seize pages. C’est le seul truc qui est vrai.

avait participé aux ateliers – en fait, il n’y en avait qu’un. Un seul. où étaient les autres ? les mecs qui

Ça, tu ne le lâches pas.

avaient bossé, je leur avais dit : « fais-ça propre, ça

Ben non. En plus, maintenant — ce qui m’a fait

va être mis dans un cadre, il va y avoir de la lumière

arrêter le fanzine, c’est que j’en pouvais plus de plier

dessus... » tu te pointes là-bas à la restitution, tu t’es

du papier et d’agrafer. maintenant, j’ai un reprographe,

fait chier à mettre des grilles — et là, t’as aucun mec.

je lui envoie un pdf, clac-clac, il imprime et tout. je

C’est comme ça. En plus, moi je sortais du prix

fais des fanzines à tire-larigot. je vois des gens, ils ont

d’angoulême. j’avais demandé à tous les journalistes

des dessins, ils veulent publier absolument un livre,

de venir, ils avaient fait des pieds et des mains pour

et je leur dis : « non, déploie ton truc en bande

être là. l’administration pénitentiaire avait mis des

dessinée, en fanzine. Et montre aux gens, c’est

gens à côté de chaque journaliste pour que les

comme ça qu’il faut faire. »

questions ne débordent pas trop. mais c’est

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l’administration pénitentiaire. il ne faut pas que je

Par rapport à cela, je trouve assez marquant

fasse le mec qui atterrit, depuis le début je le sais,

que tu dises que « demain tu peux arrêter »,

c’est un fonctionnement où il faut que rien ne

que tu ne te sentes pas légitime en tant

déborde. voilà. je n’ai rien à dire là-dessus.

qu’auteur de bande dessinée. parce que quand j’en fais, je n’ai pas l’impression de

Par rapport à tout cela, tu penses que c’est le

faire de la bande dessinée. j’ai l’impression de parler,

fait que tu sois un petit gars de la banlieue qui

de dessiner avec mon langage. Effectivement, c’est de

a eu un prix qui est plus important que le fait

la bande dessinée, mais je n’ai pas l’impression de me

que tu sois auteur de bande dessinée, ou est-

sentir... peut-être plus auteur, et encore.

ce un mélange des deux choses ?

Ce qui me ferait arrêter, c’est que c’est très dur de

Est-ce que je me trompe quand je dis ça ? j’ai

faire un livre. j’ai toujours eu dans ma vie le prochain

l’impression que c’est aussi que certains acteurs

grand livre. Temps Mort, TMLP, La Cicatrice,

culturels se sont dit : « ah, une bande dessinée un

c’étaient des livres prévus depuis des années, depuis

peu différente, qui parle de la banlieue sans qu’on

douze ans, on va dire. là, c’est la première fois de ma

parle de Twingo qui brûle... voyons voir. » je pense

vie que je n’ai pas de livre. je n’ai pas de projet. donc

que c’est ça, cette façon de faire de la bande dessinée

ça sera que des livres par accident.

un peu différente. Et puis les gens commencent à découvrir la bande dessinée alternative, même s’ils ne

Mais quand même, entre les fanzines (22

savent pas vraiment ce que c’est.

numéros de Envrac, neuf de Tonton) et tes

je ne pense pas que ce soit que la banlieue qui fasse

neuf livres, il y a une masse de pages que tu

la différence. je n’ai pas l’impression de la revendiquer

produis... et puis comme tu le disais, ton

en force. j’ai fait attention de ne pas serrer des mains

fanzine, tu le fais, tu le vends, tu n’as pas

crades en banlieue. C’est le seul truc auquel j’ai fait

besoin de demander l’autorisation aux

attention. parce que tu as toutes les idées des

autres. Et tu continues pourtant de ne pas te


EnvraC (22 nUÉmros dE 1996 À 2006) & tonton ( 9 nUmÉros dE 2011 À aUjoUrd’hUi), dEUx fanzinEs parmi l’aBondantE aUto-prodUCtion (En solo oU avEC dEs invitÉs) dE gillEs roChiEr.

sentir auteur ? Il y a là une sorte de paradoxe,

serai peut-être un peu plus auteur. mais pour

tu t’en rends compte ?

l’instant, j’ai l’impression de me confiner dans mon

C’est un petit peu « j’y touche, j’y touche pas ». Ça a

truc, dans mon petit truc à moi. je te donne un

été ça pendant des années : « Oui oui, je fais de la

exemple tout simple : là, j’ai écrit un scénario pour un

bande dessinée, mais pas vraiment ». Et puis peut-

dessinateur, il a fait des dessins superbes. le scénario

être qu’il faudrait faire une réunion pour me proposer

tient sur une ligne. C’est le néant, c’est le nouveau

un statut. sécurité sociale, un truc, un papier qui

quart-monde, c’est la misère des banlieues. je l’ai

nous dit qu’on est auteur, quoi. pas un truc où on te

présenté à des éditeurs... et c’est : « On ne comprend

demande, quand tu dis que tu es auteur : « Auteur,

pas. Qu’est-ce que tu veux nous dire ? Ça va pas plus

vous écrivez des polars ? »

loin ? » Ben non, je vous raconte le néant, les gars, on

Ce n’est pas une façade où je dirais : « Je me cache

ne va pas faire des feux d’artifice. Et bien ça, je le

derrière, je ne suis pas auteur, laissez-moi tranquille ».

prends sur moi. mais tu prends un éditeur alternatif

absolument pas. le problème, c’est que je n’ai pas de

comme 6 pieds sous terre, il peut te faire confiance. il

langage de bande dessinée. Quand les mecs te parlent

peut comprendre où tu veux aller.

d’ellipse, je ne suis absolument pas à ma place. Est-ce que c’est possible que je pense que mon texte et mon

Tu sembles donner une importance différente

dessin, c’est mon langage — et que vous, vous

au retour que peut te faire Jean-Philippe, et

appeliez ça de la bande dessinée ? Ça fait un peu

celui d’un grand éditeur.

bizarre, de dire ça, mais pour l’instant, je n’ai que ça.

non non. mais je pense que jean-philippe met les

alors qu’est-ce que j’ai fait ? j’ai écrit pour d’autres.

moyens de se concentrer sur le livre. Un éditeur qui

pour voir. pour voir si ça fonctionnait. dans ce cas-là,

va publier 176 livres dans l’année, parce qu’ils ont les

si je réussis à faire un livre avec quelqu’un d’autre, je

moyens de faire ça, vraiment il faut que ça aille vite

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pour te mettre dans des cases. il faut que le livre

j’ai eu le prix des lycéens île de france au salon du

arrive tout prêt. j’ai l’impression qu’il a beaucoup

livre, puis le prix paCa... pour eux, je suis un

moins de temps de travailler avec toi...

intellectuel, en fait. je suis vraiment un intellectuel,

À nouveau, c’est paradoxal. D’une certaine

on se retrouvait dans des repas familiaux, ils

parce que je fais des livres. C’était drôle, parce quand manière, être auteur pour toi ce serait — je

n’osaient plus parler, alors qu’avant ils disaient

caricature — d’être accepté par un grand

tellement de conneries.

éditeur, qui est quelqu’un qui finalement se

C’est mystérieux, pour eux — encore plus pour eux

fout un peu de ses livres et de savoir s’ils sont

que pour moi, je pense. tu imagines, mes parents :

bons ou pas.

« l’autre, il fait des livres... » Et ton livre, il est vendu,

je ne crois pas — en toute sincérité — je ne pense pas

mais il se retrouve aussi dans les bibliothèques. pour

que pour moi, l’absolu, c’est un gros éditeur.

mes enfants, c’est important, le livre. parce qu’eux, ils en achètent. ils savent que ça s’achète, que ça se

Ça a l’air de participer quand même à ta

fabrique... et ils voient très bien quand ils se lèvent la

perception de toi-même en tant qu’auteur.

nuit pour aller pisser, que je suis en train de

peut-être, parce qu’à ce moment-là j’utilise l’éditeur

travailler. le livre, pour moi, c’est important. C’est

comme un prisme, et que je sais que, par sa force, ça

aussi important que de faire du fanzine, en fait.

va pousser le libraire à mettre le livre plus en avant. J’ai l’impression que ça a été plus important C’est étonnant, comment tu es à la fois très

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pour toi vis-à-vis de ta famille, que toi vis-à-

critique de l’éditeur, en tant que regard

vis du monde de la bande dessinée.

éditorial, et en même temps tu en apprécie la

oui, j’étais établi depuis le départ, parce que j’avais

force de frappe au niveau diffusion.

décidé de faire de la bande dessinée sans leur accord.

C’est parce que je vois les deux, et qu’il y a quand même

si tu vas voir le milieu de la bande dessinée, tu

une différence entre les deux. Et puis il y a une vérité : à

montres tes planches, on te dit non. parce que tu

un moment, si je vends des livres, je fais de l’argent, je

viens d’arriver, t’es tout jeune, c’est pas terrible mais

ne suis pas obligé de retourner bosser sur les marchés.

t’inquiètes pas, reviens. moi, j’ai décidé de passer

je suis plein de paradoxes, parce que je ne maîtrise

outre, en faisant du fanzine. tu publies, et puis tu

pas ce métier, que j’ai pas de vérité. Et que je suis

vends. je suis légitime de ce côté-là, je les emmerde.

peut-être très embêté de pas avoir de grand livre à

j’ai fait ce que j’ai voulu, comme plein d’autres.

faire derrière. je ne fais que ça, je creuse, je m’épuise.

pour ma famille, c’est qu’il y a un moment où je me

je ne suis pas concentré, je fais n’importe quoi, je ne

retrouve au chômage. je sais pas quoi faire de ma peau,

travaille pas ce qu’il faudrait travailler. Ça fait partie

je monte des affaires, je me fais chier... le seul truc qui

de ma construction. je retrouve l’enfant que j’étais à

apparaissait, c’était d’aller bosser à la poste. Et à un

l’école : pas du tout fait pour le système scolaire. Et

moment, ma famille me dit : « Mais pourquoi t’essaies

face aux gens, je suis un auteur de bande dessinée

pas de faire des livres ? De la bande dessinée,

reconnu, mais par des prix. C’est une façade aussi,

quoi ? » toi, tu sais que tu fais de l’indépendant, et que

c’est ça qui est compliqué. ils ne savent pas que

tu ne gagneras pas d’argent. mais eux, ils ne le com-

derrière, dans le garage, c’est le bordel.

prennent pas, ça, mais ils te le proposent quand même.

Le « poids du livre », c’est quelque chose

Là, quand tu parles de ta famille...

d’important pour toi ?

C’est ma femme. mes parents, aussi, mais mes

C’est le seul truc — tu te rends compte, tu fais un

parents, je fais des choses, je ne leur demande pas

livre. même pour ma famille proche. mes parents,

leur avis. surtout, je ne voulais pas prendre ma

mes cousines qui sont assez proches de moi, mes

famille en otage. ok, tu fais le beau avec la bande

cousins... Quand j’ai eu le prix à angoulême, ensuite

dessinée, mais tu trouves de l’oseille, quand même.


je n’ai pas la pression du cadre, mais c’est compliqué.

C’est plus par rapport à eux que c’est

Eux, ils croient en moi, mais la dernière fois que je

difficile ?

leur ai montré un truc, c’était un fanzine. Et dès que

dans ce cas précis, c’était très embêtant, parce que

je commence à vouloir faire ce métier, je fais un

mon père est un acteur social important là-bas. il a

dossier pour la bourse, et j’ai la bourse.

fait cent fois plus de trucs que moi, et moi j’arrive

mais tu fais toujours de l’indépendant, et c’est toujours

avec un livre et ils veulent mettre une rue à mon nom.

compliqué. il faut faire attention. C’est un équilibre qui

t’as envie de leur dire : « Mais attendez, vous n’avez

me rend fragile. je me suis longtemps dit que je

rien compris à la vie ? Je n’arrive pas à la cheville de

pourrais retourner à l’usine. il n’y a plus d’usine, donc je

mon père ». Quand je suis revenu du festival

n’y retournerai pas. C’est plus pour eux que ça m’a fait

d’angoulême, j’avais le fauve dans mon sac à linge.

du bien. moi, je suis tout le temps sur le fil, je suis tout

j’avais emprunté la voiture de mon père, je suis allé

le temps tendu. C’est un côté un peu banlieusard encore

la rendre, je suis arrivé, ils étaient contents et tout. Et

un peu là-dessus, je suis tout le temps sur le fil.

mon père m’a dit : « Ben tiens, pendant que t’es là, tu vas venir avec nous, on va aller distribuer des

À propos de banlieue, tu as d’ailleurs une

couvertures, parce qu’il fait froid et qu’il y a des gens

scène dans La cicatrice où Denis revient voir

qui dorment dehors ». voilà, le fauve était oublié, et

ses potes...

il fallait revenir, donner des couvertures à des mecs

mais c’est ça, c’est tout-à-fait ça. tu sais, mes parents

qui dorment dehors. C’est ça aussi mon terrain.

habitent toujours à l’endroit où j’ai grandi, quand j’y

depuis un an et demi, là où j’habite, c’est que du

vais, je fais une angine. je suis allé déposer mes

précaire. dans le bâtiment, il n’y a plus personne qui

mômes samedi, je n’y suis pas resté une heure. C’est

bosse. moi, je suis tout le temps dans mes complexités

difficile. C’est l’endroit de TMLP, tu vois. ils ont lié

de création, et eux passent leur temps à essayer de

mon prix à l’ouverture d’une salle de quartier... bah

trouver des solutions pour trouver cent euros pour ci,

je peux te dire j’ai grincé des dents pour y aller.

pour ça. j’ai les pieds dedans. ouais, peut-être que je suis auteur, après tout, j’ai les pieds dedans constamment. ma seule singularité, c’est d’arriver à faire des livres, des fanzines. Et dans l’ascenseur — je prends l’ascenseur, ça me fait rire, c’est parce qu’on me dit : « Alors ? prochain livre ? » C’est l’auteur de bande dessinée du troisième étage. Ça ne me déplaît pas. C’est comme mes potes qui m’appelaient picasso quand je faisais mes fanzines. Quand j’ai gagné mon prix, ils ont voulu aller faire la fête parce que j’avais gagné le prix « Élévation » — pas « révélation ». C’est ça, ils ne comprennent pas, mais je suis différent. je reste toujours un mec un peu différent. Ça me permet, en fait, de rien foutre. je peux ne rien dire pendant un repas, les gens ne me jugent pas. tu te rends compte, je suis le petit mec de banlieue qui fait de la bande dessinée. alors qu’ils n’ont pas lu un livre. C’est mystérieux pour eux, c’est mystérieux pour moi.

parmi lEs projEts, UnE rÉflExion aUtoUr dE l’ExpÉriEnCE marQUantE d’UnE longUE rÉsidEnCE aU rizE, CEntrE CUltUrEl dE la villE dE villEUrBannE.

Propos recueillis en août 2014 par Xavier Guilbert illUstrations © Gilles Rochier photos © Gilles Rochier & Jean-Philippe Garçon

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giLLes rochier

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ÉbuLLition Une année de coupures de presse bulle, nom féminin | (latin bulla, bulle d’air) ·

petite quantité d’air, de gaz, de vapeur qui prend la forme sphérique dans un liquide ou dans une matière en fusion (verre, métal) ou solidifiée.

·

dans une bande dessinée, élément graphique, défini le plus souvent par une ligne fermée, qui permet d’exprimer les paroles ou les pensées des personnages.

·

Enceinte stérile en plastique transparent dans laquelle on place dès sa naissance un enfant (enfant bulle) atteint d’une forme aiguë de déficience immunitaire héréditaire.

buller, verbe intransitif ·

présenter des cloques, des bulles : Papier peint qui bulle.

·

Familier. rester à ne rien faire, paresser : Buller au soleil.

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2013 – aoÛt – (30) la bulle de la bande dessinée, E.n., Les Echos – sEptEmBrE – (11-15) À Tours de Bulles, festival de Bd de tours (14-15) Abracadabulles 2013 – 14e festival de la bande dessinée, olonne-sur-mer (14-15) O’Tour de la Bulle, montpellier (19) C’est la fête de la bulle, Le Parisien (21) juillard. Bulleur en série, au bord du jaudy, Le Télégramme (22) Pré en Bulles, festival Bd à Bédée (23) les vins font des bulles, Le Parisien (28) les blogs font des bulles, Le Parisien (28-29) Normandiebulle 2013 – 18e festival de la bande dessinée de Darnétal – oCtoBrE – (1) Bulles de papier et numériques, un mariage forcé... mais pas forcément heureux, olivier mimran, 20 minutes (3) muco. le zef’hir souffle sur les bulles, Catherine le guen, Le Télégramme (5-6) Bulles en Champagne, 9e Festival de la Bande Dessinée de Vitry-le-François (10-14) Des mots, des bulles, des pellicules, Carcassonne (13) des auteurs et des bulles, Le Parisien (25-27) Quai des bulles – 33e Festival de la BD, saint-malo (27) planches. s’évader à travers les bulles, Le Télégramme (27) saint-malo. des bulles contre le handicap, Le Télégramme (29) « snowpiercer » et l’effet bulle de neige pour la Bd, Quentin girard, Libération – novEmBrE – (2) Bd. les bulles de la singulière enfance de noé, hubert orione, Le Télégramme (7) Bd. des bulles contre la mucoviscidose à océanopolis, karine joncqueur, Le Télégramme (8-9) Bulles d’air, Evreux (9) 24e Festival de la Bulle d’Or, Brignais (16) Colomiers. le 9 art sort de sa bulle, johanna decorse, La Dépêche du Midi (17) de 10 à 70 ans ils font des bulles, yves gabay, La Dépêche du Midi (23) des bulles et des dessins dans de petites mains, Béatrice Bossard, La Nouvelle République (26) des bulles et du son, une bande-dessinée en musique,


Ouest France (29) l’humour en bulle, véronique heurtematte, Livres Hebdo (30) Bdmania, bien dans sa bulle à l’Éolienne !, Ouest France (30) le bassin d’aurillac dans la grosse bulle de la bande dessinée, La Montagne – dÉCEmBrE – (3) des bulles de sang pour Charles ix, olivier mimran, 20 minutes (5) labastidette. frédéric médrano, artiste de la bulle, Emmanuelle gayerie, La Dépêche du Midi (12) festival de bulles à igny, Le Parisien (12) de belles bulles pour noël, Le Parisien (20) intégrales Bd : oh, les jolies bulles de noël, olivier mimran, 20 minutes – 2014 – janviEr – (1) Camus en bulles, Le Parisien (2) la révolution dans les bulles, passée en revues, frédéric potet, Le Monde (5) ils ont bien bullé, Le Parisien (8) les meilleures ventes font toujours des bulles, Claude Combet, Livres Hebdo (8) À fressines, le chef de service de la ville de niort coince la bulle, sébastien acker, La Nouvelle République (11) il bulle toujours, Le Parisien (17) Bulles transgressives, frédéric potet, M le magazine du Monde (19) des femmes et des bulles, myriam perfeti, Marianne (25) la réalité passe-t-elle mieux avec des bulles ?, 28’, arte (27) angoulême : les grands prix mettent le feu aux bulles, Eric loret, Libération (28) deux semaines pour buller à Chillymazarin, Le Parisien (30) angoulême veut se lancer dans l’import-export de bulles, Benjamin Chapon, 20 minutes (30) angoulême : Bulles de tranchées, olivier mimran, 20 minutes (30) des bulles de sang pour Charly 9, alexandra Chaignon, L’humanité (30) tourbillon de bulles au 41e festival de la Bd à angoulême, AFP (31) des bulles dans la neige, michel puche, Livres Hebdo (31) la bande dessinée sort de sa bulle, Béatrice de rochebouët, Le Figaro (31) la Bd a percé la bulle de la confidentialité, david Briand, SudOuest (31) marchand de bulles, Cédric pietralunga, M le magazine du Monde (31) Bullade à angoulême : willem, « merde à l’armée », Quentin girard, Libération – fÉvriEr – (1) Bullade à angoulême : scarlett, mafalda et les captives sud-coréennes agitent le festival, Quentin girard, Libération (1) deux jours encore pour buller au festival d’angoulême, d.l., La Nouvelle République (2) Bullade à angoulême : tendresse et tristesse de la Bd de demain, Quentin girard, Libération (2) Bulles et rhum, Ouest France (5) municipales : à asnières, la campagne fait des bulles, Le Parisien (6) Ça bulle, au festival de la bande dessinée à serris !, Le Parisien (8-9) Bulles de Neige, 12e Festival de la BD, valberg (15) 13e festival Bulles en Val, st denis en val (21) des bulles dans le cerveau, anne-laure walter, Livres Hebdo (22) « Ça bulle » pour les collégiens, patrick parage, SudOuest (25-27) Bulle d’Encre – Salon de Caricatures et de Bandes Dessinées de Guinée, Conakry (27) auch. des bulles contre les maux à l’hôpital, marc Centène, La Dépêche du Midi – mars – (1-2) Bulles de Sèvre – 10e Festival de Bande Dessinée, saint-laurent-sur-sèvre (5) Bd : quand l’économie fait des bulles, david Barroux, Les Echos (5) des bulles destinées aux petits, Le Parisien (7) les jeunes n’ont pas eu le temps de coincer la bulle !, La Montagne (10) la Bd sort de sa bulle au salon du livre, laurent turpin, BDZoom (13) Le Noct’en Bulles, Le Festival de BD de Louvain-la-Neuve (14) la Bd sort de sa bulle, frédéric potet, M le magazine du Monde (17) les amateurs de Bd sortent de leur bulle, annie groovie, La Presse (22-23) Festival de Bulle en Raisin – Le salon des vins et de la bande dessinée, Beblenheim (23) Une année de Bd 2013 : des chiffres et des bulles, dominique Bry, Mediapart (25) À la bibliothèque on parle bulles autour d’un café, Ouest-France (28-13 avril) 8e édition du Rendez-vous des Bulles, saint-amant-les-Eaux (29-30) Bulles en Hauts de Garonne – 13e

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Festival Bande Dessinée, Bassens (30) a ligugé, ça bulle ce dimanche, frédéric delâge, La Nouvelle République (30) Un festival de bulles, Christina Chiron, SudOuest (31) des bulles à succès, Christina Chiron, SudOuest – avril – (1) fayard et glénat refont l’histoire de france en bulles, olivier mimran, 20 minutes (2) dans les bulles graphiques de last, nora moreau, Le Télégramme (5) très chères bulles..., Le Parisien (5-6) Concile à Bulles, Bruxelles (5-6) Des calanques et des bulles, marseille (12) L’échappée bulle – Festival BD – 3ème édition, rillieux-la-pape (14) Quand le ballon ovale se raconte avec des bulles, OuestFrance (15) des bulles à la bibliothèque, La Nouvelle République (23-24) Caribulles, 1er festival caribéen de la bande dessinée et des mangas en Guadeloupe, le gosier (25-6 juin) Le Chai en Bulles, Capendu – mai – (3-4) Loperhet en Ébullition – 4e édition du Festival BD & Livres Jeunesse, loperhet (10) des buts et des bulles, Christophe levent, Le Parisien (10) Bd. la médiathèque décoince la bulle, Le Télégramme (12) aux Capucins, c’étaient les bulles de la révolution, Ouest-France (13) les bulles vont éclater, marceau Bonnecaze, SudOuest (13) Bd. Une nuit dans la bulle de mac orlan, nora moreau, Le Télégramme (14) dBd n°83 : Bulles et pellicule, patrice gentilhomme, ActuaBD (14-25) Bulles de Cannes, Radio France (15) l’atelier bande dessinée ne bulle pas !, Bernard mayeur, L’Avenir de l’Artois (15) Un week-end de bulles et d’humour, olivier Bureau, Le Parisien (17-18) Texte & Bulle 2014 – 16e édition du salon du Livre et de la Bande Dessinée de Damparis (23) l’histoire en bulles à puteaux, Le Parisien (24-25) Au cœur des bulles – 15e Festival BD, montreuil Bellay (26) dernier café-bulles de la saison, Ouest-France (29) lyon Bd festival 2014 : des bulles plein la ville, kathleen garon, France 3 Rhône-Alpes (29) Viti’Bulles, fontguenand (31-1er juin) Montargis coince la bulle #5, montargis – jUin – (6-8) Strasbulles 2014 – 7e Festival Européen de la Bande Dessinée de Strasbourg, strasbourg (7-8) On a marché sur la bulle – 19es Rendez-vous de la bande dessinée d’Amiens (9) Bulles de match, olivier mimran, 20 minutes (12) le monde des bulles est sur le point d’exploser, antoine guerrier, La Tribune (12) la fouillade. au fil de la bulle pour approcher la Bd, La Dépêche du Midi (14) Festival à 2 Bulles – VIIIe journée de la bande dessinée, niort (14-15) Bulles à Croquer, 6e festival de bande dessinée, saint-Brieuc (16) saint-Brieuc. Une bulle de bonne humeur, Le Télégramme (18) des bulles pour toute la journée, La Nouvelle République (21-22) 8e édition du festival Bulles Zik, paris (25) Cet été, bullez et lisez des Bd !, Le Parisien (30) saint-ouen garde sa bulle, i.r., La Nouvelle République – jUillEt – (1) Bd : choix de bulles pour l’été, david Barroux, Les Echos (12) Coincer la bulle au festival de Bd de la Baule, Ouest-France (12) Bullez cet été avec le concours de Bd de la médiathèque, La Nouvelle République (15) du soleil et des bulles pour votre été, philippe degouy, L’Echo Bande dessinée, arrêt sur bulles, thématique, arrêt sur images | Des Bulles dans l’Océan, éditeur | La Boîte à Bulles, éditeur | L’Avis des Bulles, revue | le courrier des bulles, chronique mensuelle, AFP | Le Stylo Bulle, éditeur | Les Sculpteurs de Bulles, éditeur de para-Bd | Tonnerre de Bulles, revue


Fabcaro

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aMbre 66


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histoire d’u 2006/2015

C’est avec ce jade 661U que s’achève la série des

de james et Boris mirroir, issus du blog Les

Jade U, entamée en 2006. 16 numéros pour la

mauvaises humeurs de James et de la Tête x. la ligne

version « pocket » de la revue phare des éditions

graphique est entièrement repensée par Boris mirroir

6 pieds sous terre (et son format 16x22, hommage

et l’apparition d’une thématique unique liée à la

discret à une ancienne collection éponyme des

bande dessinée, est mise en place à chaque nouvel

éditions dargaud). C’est grâce à l’impulsion de ronan

opus. À partir du jade 354U de février 2013 et de

lancelot, qui insista sur la pertinence de réactiver la

l’arrivée de juliette salique dans le staff éditorial,

revue à une période désertée par la presse dans le

chaque nouveau numéro de jade se voit confié à un

domaine, que jade ressurgit, dévolu entièrement à

« rédacteur en chef » différent, issu du monde de la

l’étude de la bande dessinée et de ses pratiques, vues

bande dessinée, qui définit la thématique et teinte de

par leurs auteurs. l’approche éditoriale évolue avec

son empreinte, par son choix d’intervenants, la

jade 630U, en 2008, et l’investissement conséquent

couleur des numéros.

nous mettons cependant un terme, aujourd’hui, à la série U de jade, dans un paysage où la presse liée à la bande dessinée a retrouvé un important dynamisme. Ce sera pour mieux revenir, bientôt, avec une 5e mutation de la revue, toujours différente, toujours exploratrice des tendances de son temps. nous remerçions chaleureusement les nombreux intervenants -qui se reconnaîtront- qui tout au long de ces 9

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années ont abondamment mouillé le maillot pour perpétuer l’aventure jadienne. jean-philippe garçon

JADE 124U - mai 2006 isBn 978-2-910431-96-7

JADE 5635U - Sept. 2006 isBn 978-2-35212-001-2

JADE 2583U - Février 2007 isBn 978-2-35212-013-1


JADE 390U - Juin 2007 isBn 978-2-35212-025-4

JADE 716U - Février 2008 isBn 978-2-35212-031-5

JADE 630U - Juin 2008 isBn 978-2-35212-037-7 la mythomanie

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JADE 456U - Février 2009 isBn 978-2-35212-044-5 mon premier livre

JADE 200U - Octobre 2009 isBn 978-2-35212-049-0 nos amis les médias

JADE 606U - Janvier 2010 isBn 978-2-35212-054-4 le petit théâtre d’angoulême

JADE 320U - Août 2010 isBn 978-2-35212-061-2 le regard des autres

JADE 108U - Mars 2011 isBn 978-2-35212-071-1 numérique et bande dessinée

JADE 239U - Sept. 2011 isBn 978-2-35212-078-0 le refus


JADE 877U - Février 2012 isBn 978-2-35212-086-5 on a toujours 20 ans

JADE 354U - Février 2013 isBn 978-2-35212-096-4 les libraires (sous la direction de julien june misserey)

JADE 166U - Novembre 2013 isBn 978-2-35212-104-6 le jeu des influences (sous la direction de nicolas verstappen)

Jade 661U - Janvier 2015 isBn 978-2-35212-113-8 Enfin légitime ? (sous la direction de xavier guilbert)

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Et l’on rappelera pour conclure que l’apparent désordre de la numérotation de la série fait simplement référence au nom technique de la couleur utilisée pour chaque numéro lors de l’impression.

L’ensemble des participants et le détail des sommaires est disponible sur le site de 6 Pieds sous terre www.pastis.org/jade/catajade1.htm



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